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Proust et Flaubert

Un secret d’écriture
FAUX TITRE

173

Etudes de langue et littérature françaises


publiées sous la direction de

Keith Busby, M.J. Freeman,


Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Proust et Flaubert
Un secret d’écriture

Mireille Naturel

édition nouvelle et augmentée

AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2007


Illustration couverture : Manuscrit de l’article de Proust « À propos du “style” de
Flaubert » (article publié dans la NRF, 1er janvier 1920). Droits réservés.

Maquette de la couverture: Pier Post.

First edition Amsterdam/Atlanta, GA 1999


ISBN-10: 90-420-0718-4

The paper on which this book is printed meets the requirements of


‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents -
Requirements for permanence’.

Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions
de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents
- Prescriptions pour la permanence’.

Revised and expanded edition


ISBN-13: 978-90-420-2166-2
© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2007
Printed in The Netherlands
« Et Flaubert était ravi
quand il retrouvait dans
les écrivains du passé
une anticipation de
Flaubert […]. »

Proust, « À propos du
“style” de Flaubert »
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PRÉSENTATION MATÉRIELLE

Nous donnons nos références dans l’édition GF Flammarion (pour Albertine


disparue : Champion-Slatkine). Pour les transcriptions, nous avons adopté le
code de l’ ITEM-CNRS (suppressions indiquées par des italiques, ajouts par
le signe <…>, lecture conjecturale : *).

Abréviations utilisées
BIP : Bulletin d’Informations proustiennes
BMP : Bulletin Marcel Proust
BSAMP : Bulletin de la Société des Amis de Marcel Proust
Corr : Correspondance de Marcel Proust, texte établi, présenté et annoté par
Philip Kolb, Plon, 1970-1993
MB : Madame Bovary
ES : L’Éducation sentimentale
CSB : Contre Sainte-Beuve (La Pléiade, Gallimard, 1971)
JS : Jean Santeuil (La Pléiade, Gallimard, 1971)
RTP : À la recherche du temps perdu
DCS : Du côté de chez Swann
JFF : À l’ombre des jeunes filles en fleurs
CG : Le Côté de Guermantes
SG : Sodome et Gomorrhe
LP : La Prisonnière
AD : Albertine disparue
TR : Le Temps retrouvé
GF : GF Flammarion
La Pléiade : édition de À la recherche du temps perdu, collection
Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, 1987-1989. Lorsqu’il s’agit de
l’édition de 1954, nous le précisons.
f° : folio
Ms : Manuscrit
N. a. fr. : Nouvelles acquisitions françaises

Nous exprimons notre gratitude à ceux qui nous ont apporté leur aide,
institutionnelle (BnF, ITEM-CNRS, Paris III-Sorbonne Nouvelle, Société des
Amis de Marcel Proust) ou personnelle, pour la réalisation de cet ouvrage
(éditions 1999 et 2006).
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INTRODUCTION

L’idée d’entreprendre une étude sur Proust et Flaubert est


née d’une constatation faite au cours d’une recherche annexe : en
analysant le statut et le rôle de la citation dans le « Dîner
Guermantes1 », nous avons été confrontée à une énigme : un long
passage concernant les correspondances, et plus précisément celle de
Flaubert, a été biffé sur les épreuves Gallimard corrigées par Proust,
en 1919, alors qu’il constituait un ajout sur le manuscrit et que sa
suppression rend la suite du texte incohérente2. Certaines éditions ont
choisi de le rétablir3. De même, dans le « pastiche Goncourt » du
Temps retrouvé, la référence à Flaubert apparaît à l’intérieur d’une
parenthèse qui ne figurait pas dans les premières ébauches4. Notre
objectif ne sera donc pas de comparer les deux écrivains ni de mesurer
l’influence du premier sur le second mais de voir comment l’un a
permis à l’autre de se construire, de s’affirmer, dans un double
processus d’admiration et de profanation, de défense et de rejet,
d’identification et de mise à distance. Proust écrit de cette
façon : avant d’être lui-même, il a besoin d’être « comme »,
faussement « comme » – et c’est tout l’art du pastiche – ou « contre »
et c’est ce qui aurait donné naissance au Contre Sainte-Beuve. C’est
donc le processus même de la création littéraire chez Proust qui est en
cause.

1. « La citation de salon ou une parodie de critique littéraire », BIP n° 22,


1991, p. 71-82. CG II, p. 247-258.
2. Voir GF, notes 136 et 139.
3. Pléiade, II, p. 778-780.
4. Jean Milly, Proust dans le texte et l’avant-texte, p. 185-211.
10 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Le rôle de Flaubert est unique dans le parcours intellectuel


de Proust. Balzac, Barbey d’Aurevilly, Chateaubriand, Nerval,
Baudelaire puis Ruskin et d’autres encore ont été ces « aimables
poteaux indicateurs » dont il souligne l’importance dans ce qu’il est
convenu d’appeler le Contre Sainte-Beuve5. On s’est longuement
interrogé sur les modèles possibles de Bergotte et on a longtemps
pensé qu’il s’agissait d’Anatole France6. Mais Flaubert n’est ni un
« poteau indicateur », ni le modèle de Bergotte. C’est autre chose,
quelque chose qui ressemble à un double, un double qu’on recopie
parfois – ainsi les fragments des Lettres à Caroline dans le Carnet 1 –,
avec lequel on s’identifie, de qui on parle quand on ne peut ou ne veut
pas parler de soi-même, qu’on défend et sur lequel on projette
indéfiniment d’écrire alors qu’on l’a déjà intégré dans sa propre
écriture.

En effet, Flaubert accompagne Proust tout au long de son


œuvre. Il est à l’origine de l’un de ses premiers textes publiés,
« Mondanité et mélomanie de Bouvard et Pécuchet » ; il est
omniprésent dans les projets et les réalisations de 1908, année décisive
pour Proust qui rédige sa série de pastiches consacrés à L’Affaire
Lemoine7, parmi lesquels figure un pastiche de Flaubert suivi de celui
de Sainte-Beuve critiquant Flaubert. C’est cette même année 1908 que
Proust écrit à Louis d’Albufera, le 5 ou le 6 mai, qu’il a « en
train : une étude sur la noblesse, un roman parisien, un essai sur
Sainte-Beuve et Flaubert, un essai sur les Femmes, un essai sur la
Pédérastie (pas facile à publier), une étude sur les vitraux, une étude
sur le roman » (VIII, 113)8. Proust accorde donc à Flaubert une
importance primordiale et il l’associe, aussi bien dans sa pratique du
pastiche que dans son projet d’essai critique, à Sainte-Beuve. Mais
précisément pourquoi les associe-t-il ? Quel est le sens de ce « et » qui
les coordonne ? Veut-il faire un essai qui porterait sur Sainte-Beuve et

5. La Pléiade, [Notes sur la littérature et la critique], p. 311.


6. Voir, à ce propos, l’article de Jean Levaillant, « Note sur le personnage de
Bergotte », Revue des Sciences Humaines, janv-mars 1952, p. 33-48.
7. Marcel Proust, L’Affaire Lemoine, Pastiches, édition génétique et critique
par Jean Milly, Slatkine, Genève, 1994
8. Voir corpus, annexe II. Nous indiquons entre parenthèses le numéro du
volume Kolb et la page.
Introduction 11

sur Flaubert ou veut-il analyser le type de critique littéraire qu’a pu


faire Sainte-Beuve sur l’œuvre de Flaubert ? Flaubert ne figure pas
parmi les auteurs étudiés dans le Contre Sainte-Beuve ; le fragment
« À ajouter à Flaubert » n’était pas lié initialement à celui qui incarne
la critique biographique. La Correspondance, trop souvent réduite à
un rôle anecdotique, apporte des révélations fondamentales sur les
projets de Proust. On découvre, en la parcourant, que l’intention de
Proust d’écrire une étude sur Flaubert (déjà prête en 1913), ne s’arrête
pas avec la publication de l’article du 1er janvier 1920 « À propos du
“style” de Flaubert ».

Il est vrai que dans les années 1910-1920, on s’intéresse


beaucoup à Flaubert. On imite son style, ou du moins ce qu’on croit
être les caractéristiques de son style, dans les discours officiels ; on
découvre un grand nombre de ses œuvres jusqu’alors inédites, ses
œuvres de jeunesse notamment ; on analyse ses manuscrits – Louis
Bertrand et son Gustave Flaubert, avec des fragments inédits9, fait
figure de précurseur de la critique génétique – et enfin les éditions
Conard publient, en 1910, ses Œuvres Complètes. C’est sans doute
ainsi que Proust a pu lire une nouvelle version de Par les champs et
par les grèves, ce récit de voyage en Bretagne qui a connu de
multiples péripéties éditoriales et que l’auteur de la Recherche avait
emprunté à un cabinet de lecture, en 1896, au moment où il
commençait à rédiger la partie consacrée à Beg-Meil dans Jean
Santeuil. Les Mémoires d’un fou10 avaient été publiés pour la
première fois d’après le manuscrit original dans la Revue Blanche en
décembre 1900, janvier et février 1901, puis en volume, chez Floury,
en 1901. L’Éducation sentimentale, version de 1845, est d’abord
publiée, par fragments, dans la Revue de Paris, de novembre 1910 à
février 1911, puis intégralement dans un des deux volumes des
Œuvres complètes consacrés aux Œuvres de jeunesse inédites. C’est
dans ce même volume qu’est publié pour la première fois Novembre
(avec son sous-titre « Fragments de style quelconque »). Louis
Bertrand fait connaître la première version de La Tentation de saint

9. Mercure de France, 1912.


10. Nous nous référons à l’édition des Œuvres complètes de Flaubert,
coll. L’Intégrale, éd. du Seuil, 1964.
12 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Antoine11 avant même qu’elle ne soit publiée dans les Œuvres


complètes à la suite de la version définitive. Quelles traces la lecture
de ces œuvres mises en avant par l’actualité laissera-t-elle dans
l’œuvre de Proust ? Elle a lieu précisément au moment où celui-ci se
met à concevoir son projet romanesque, construit ses personnages,
invente – ou emprunte – des noms propres, fait naître des motifs qui
deviendront récurrents, s’interroge sur ce qu’est la littérature. La
Correspondance de Flaubert – qui est, elle aussi, l’objet de
nombreuses publications dans ces années-là (la Correspondance entre
George Sand et Flaubert paraît chez Calmann-Lévy en 1904 ; les
Lettres de Gustave Flaubert à sa nièce Caroline chez Fasquelle en
1906) et que Proust lit avec intérêt – aura sans doute une influence
décisive sur l’identification de ce dernier avec son prédécesseur.

Il y a probablement identification à l’origine. Si Sainte-


Beuve avait pu faire une étude sur « Proust et Flaubert », il aurait sans
doute dit que, tout en étant apparemment très différents, ils se
ressemblaient par bien des aspects. On relève plusieurs analogies
involontaires dans la destinée des deux écrivains, à commencer par la
rencontre de la littérature et de la médecine, et l’on sait combien leurs
œuvres s’en font l’écho. Albert Thibaudet, dans une lettre à Proust
datée du 28 juin 1920, souligne ce lien biographique qui unissait les
deux écrivains : « Avez-vous remarqué que le couple d’ailleurs fort
élégant d’un littérateur et d’un médecin est fréquent dans nos familles
françaises ? J’en connais – avec ceux de Flaubert, de Maurras –
quantité d’exemples (XIX, 329). » L’un et l’autre avaient donc un
père médecin (Achille-Cléophas Flaubert et Achille-Adrien Proust) et
un frère également médecin. Le premier fut autant affecté de la
disparition de sa sœur que le second le fut de sa mère. Ils avaient en
commun un “pays”, la Normandie et avaient découvert l’un et l’autre
la Bretagne au cours d’un voyage qu’ils avaient accompli avec un ami.
Ils obtinrent un poste de fonctionnaire à la Mazarine12 : pour le
premier, l’attribution ne se fit pas sans mal, pour le second c’est la
conservation de ce poste qui fut remise en cause. Il me semble que

11. Gustave Flaubert, La Première Tentation de saint Antoine (1849-1856),


œuvre inédite publiée par Louis Bertrand, Bibliothèque Charpentier, Eugène
Fasquelle, 1908.
12. Sainte-Beuve fut aussi Conservateur à la Mazarine…
Introduction 13

Flaubert a laissé latente dans son œuvre une androgynie (combien de


femmes, dans les œuvres de Flaubert, présentent des caractéristiques
viriles), voire une homosexualité (Henry et Jules, Frédéric et
Deslauriers) que Proust transformera en thématique fondamentale.
L’un et l’autre ont souffert d’une névrose et d’un « nervosisme » qui
se sont transformés en une prodigieuse force créatrice à laquelle ils ont
tout sacrifié. La mort les a surpris avant qu’ils n’aient eu le temps de
terminer leur œuvre.

Mais le seul point commun qui nous intéresse véritablement


est l’abondance des manuscrits qu’ils ont laissés. C’est à travers ceux
de Proust que nous tenterons de retrouver les “traces” de Flaubert. Le
constat d’un paradoxe est à l’origine de cette étude : Proust ne cesse
de s’intéresser à Flaubert mais ne le cite qu’à trois reprises dans À la
recherche du temps perdu. Et pourtant il est là, sous-jacent, diffus ou,
au contraire, très facilement identifiable, présent là où on ne l’attendait
pas, venant se mêler à un hypotexte balzacien beaucoup plus net,
engendrant des échos d’une œuvre à l’autre, faisant naître un rythme,
une image, suscitant des interrogations, des polémiques chez les
critiques : est-il bien cet « écrivain préféré » qui aurait donné
naissance aux fleurs en grappes violettes et dont le narrateur feint
d’avoir oublié l’identité ? Annick Bouillaguet l’a fort bien dit,
l’intertextualité est un jeu chez Proust. Mais ce jeu est aussi une mise
en scène de la création littéraire. À travers lui, Proust crée ses
personnages, ses motifs, personnalise sa thématique, structure son
œuvre et se situe aussi dans un courant littéraire, dans une théorie de
la littérature. L’intertextualité fait partie d’un processus d’écriture
mais elle permet aussi d’intégrer une réflexion sur une esthétique. Les
écrits de Proust lui-même, les recherches menées par les critiques ont
essentiellement porté sur le style de Flaubert ; or, si telles semblent
bien être les préoccupations de Proust à ses débuts, l’examen des
passages de la Recherche d’inspiration flaubertienne montrent qu’ils
relèvent d’une autre problématique.

La méthode suivie s’inspire de la génétique textuelle ou plus


exactement de la critique génétique si, comme le précise Jean
Levaillant dans Critique génétique13, la première expression reste

13. S. Bourjea, J. Jallat, J. Levaillant, « Entretiens sur la critique génétique »,


14 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

« attachée par son adjectif à la textualité ». Nous tenons, en effet, à


mettre en jeu le texte, l’avant-texte et le contexte. L’avant-texte
démontre, dans notre perspective, tout son intérêt puisque c’est grâce à
lui, grâce à l’instabilité des références à Flaubert qu’il contient, que se
trouve mis en évidence le rapport mouvant et paradoxal qu’entretient
Proust avec Flaubert, tout au long de son œuvre. La relation de Proust
à Flaubert – et nous choisissons volontairement cette formule à la
limite de la correction car elle définit bien la relation mi-affective, mi-
intellectuelle, mais toujours passionnée que le premier entretenait avec
le second – met en jeu, dans un équilibre instable, le dit, le caché et
l’inachevé14.

En effet, Proust publie des textes sur Flaubert, prend position


officiellement dans les querelles de l’époque, le cite dans ses premiers
brouillons, puis le fait disparaître, et en même temps projette
constamment d’écrire sur lui. Parfois, notre étude témoignera de ce
« positivisme à la loupe » que dénonce Michel Crouzet cité par Louis
Hay15 mais ce sera par fidélité à l’écriture de Proust16. Au concept
d’ « histoire » que l’on emploie généralement en l’opposant à celui de
« structure », nous préférons celui de « contexte17 ». Ce qui doit avoir
eu une influence déterminante sur l’intérêt de Proust pour Flaubert,
c’est l’actualité éditoriale, en tant que productrice d’éditions

Critique génétique, L’Harmattan, 1991, Cahier n° 1, p. 53, cité par Louis


Hay dans son article « Critiques de la critique génétique », Genesis, Jean-
Michel Place, Paris, 6/94, p. 17.
14. L’ouvrage Marcel Proust, Écrire sans fin, CNRS Editions, 1996,
regroupe un certain nombre de communications sur la problématique de
l’inachèvement.
15. Michel Crouzet, « Mesures pour mesure », mesure, Paris, 1989, n° 1,
p. 12, cité par Louis Hay « Critiques de la critique génétique », Genesis,
Jean-Michel Place, Paris, 6/94, p. 11.
16. Nous avons utilisé les « Esquisses » de l’édition de La Pléiade pour un
premier travail de repérage et de décryptage mais avons toujours consulté les
manuscrits (lorsque les transcriptions avaient été données dans les Cahiers
Marcel Proust, Gallimard, nous les avons évidemment prises comme
références). Le Bulletin d’Informations proustiennes nous a été aussi d’un
précieux secours par ses articles et ses inventaires.
17. Nous entendons par « contexte » toutes les données extérieures à l’œuvre
qui constituent l’actualité littéraire et qui peuvent en expliquer l’apparition.
Introduction 15

posthumes. Les œuvres de Flaubert dont Proust s’inspire le plus quand


il se met à composer son roman sont des œuvres qui étaient inédites du
vivant de Flaubert et la première œuvre à lui avoir inspiré un pastiche
était une œuvre restée inachevée. C’est sans doute là que commence
l’identification la plus profonde de l’écrivain (et non plus de l’homme)
à son modèle mais cette identification se fait par anticipation et
inconsciemment. Deux destins d’écriture similaires, qui ne cessent de
faire s’interroger les chercheurs, commencent alors à se dessiner.
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Première Partie

PROUST LECTEUR ET CRITIQUE

DE

FLAUBERT
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L’ACTUALITÉ DE FLAUBERT
DANS LES ANNÉES 1910

1. Les études de René Descharmes

Enfin il ne se passe guère de semaine sans qu’à l’occasion d’un


livre ou d’une statue, le feuilleton d’un grand journal parisien lui
soit consacré. C’est dire combien est féconde la production
littéraire ou artistique dont il est aujourd’hui le point de départ.

C’est ainsi que René Descharmes traduit, dans l’Introduction


de sa thèse, Flaubert, sa vie, son caractère et ses idées avant 1857,
publiée en 1909, la mode qui s’est emparée de Flaubert à partir des
années 1900. Certes, le choix méthodologique opéré par l’auteur
n’offre pas d’intérêt pour nous ; en revanche, ce dernier résume
parfaitement la situation éditoriale dans laquelle se trouve, à cette
époque, toute une partie de l’œuvre de Flaubert.

En effet, divers opuscules composés pendant sa jeunesse, et,


depuis sa mort, conservés par ses héritiers, n’ont jamais été
imprimés ; d’autres œuvres très intéressantes, comme Le Chant de
la mort, Smarh, Novembre, Par les champs et par les grèves, n’ont
fait l’objet que d’une publication fragmentaire. Des trois versions
successives de la Tentation de saint Antoine, la première demeure
inconnue du public ; ses lettres sont enfin très incomplètement
réunies.

Parallèlement, René Dumesnil avait choisi Flaubert comme


sujet de la thèse de médecine qu’il a soutenue en 1905 et qui
s’intitule : « Flaubert, son hérédité, son milieu, sa méthode ». Les
20 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

deux vont s’unir pour publier un Autour de Flaubert, Études


historiques et documentaires au Mercure de France en 19121 qui a le
double avantage de proposer en appendice une présentation analytique
des variantes de Par les champs et par les grèves et une volumineuse
bibliographie sur Flaubert. Celle-ci comprend une première partie
consacrée à la biographie qui se subdivise en trois sous-parties,
« Biographie en général », « La maladie de Flaubert et les
circonstances de sa mort », « Monuments élevés ou consacrés à
Flaubert ». La seconde partie, intitulée « Critique », se compose de
« Critique générale de l’œuvre de Flaubert, son caractère, ses idées, sa
méthode et son style, son influence » et « Gustave Flaubert d’après sa
correspondance, Correspondance générale, Lettres à sa nièce Caro-
line, Correspondance entre George Sand et Gustave Flaubert ».

La critique s’intéressant à Flaubert privilégie ce qui touche à


l’édition, que celle-ci concerne les œuvres inédites, les différentes
versions de Par les champs et par les grèves ou les lettres non
publiées. Déjà Paul Bourget qui avait consacré un chapitre à Flaubert
dans ses Essais de psychologie contemporaine (Plon, 1899) avait
ajouté deux appendices : « Théories d’art. À propos de Par les champs
et par les grèves » et « Théories d’art. Les Lettres de Flaubert à
G. Sand ». Il avait, d’ailleurs, merveilleusement bien résumé d’une
phrase la réception de Flaubert en cette fin du XIXe siècle : « Certes,
en dépit des admirations extrêmes, Flaubert ne vaut ni le tout-puissant
Balzac, ni l’aigu et poignant Stendhal, mais son œuvre est de celles
qui viennent sans doute en première ligne après les romans de ces
deux maîtres, et voilà qui justifie bien des fanatismes. »

René Descharmes avait envisagé la question éditoriale d’un


autre point de vue, et celui-ci pouvait intéresser Proust : la relation de
Flaubert avec ses éditeurs, dans un article intitulé précisément
« Flaubert et ses éditeurs, Michel Lévy et Georges Charpentier,
Lettres inédites à Georges Charpentier » publié dans la Revue
d’Histoire littéraire de la France, (avril-juin et juillet-septembre
19112). Cet article devient le chapitre VIII du livre publié avec René

1. L’ouvrage a été réédité chez Slatkine, en 2002.


2. RHLF, p. 364-393 et p. 627-665. Nous indiquons la pagination dans
l’article de Descharmes, à la suite de chaque citation.
Proust lecteur et critique de Flaubert 21

Dumesnil. Si l’on en juge d’après sa Correspondance, Flaubert avait


beaucoup de méfiance à l’égard des éditeurs et il aurait même voulu
ne pas publier ses œuvres : « ils sont toujours un peu filous […] et
souvent aussi ils ont des prétentions inadmissibles : celle notamment
de juger l’œuvre dont ils s’emparent, de la critiquer, d’avoir des idées
littéraires… » (368) Alors que Michel Lévy avait été son premier
éditeur, Flaubert se brouille avec lui, après la publication de
L’Éducation sentimentale, pour des raisons financières, et se tourne
alors vers Charpentier. René Descharmes raconte comment
M. et Mme Charpentier accueillaient les « cinq », à savoir Daudet,
Goncourt, Zola, Flaubert, Maupassant et ouvraient ces « rendez-vous
de lettrés » aux plus grands noms du milieu parisien aussi bien
artistique que politique. Il rapporte le récit de l’une de ces réceptions
fait par les Goncourt dans leur Journal « où l’on ne mangea que de
l’authentique cuisine japonaise, servie par des Japonais en costume,
moitié marmitons, moitié peintres de fleurs et d’animaux… » (382).
Cette soirée n’aurait-elle pas inspiré Proust pour la description de la
réception chez les Verdurin, dans le pastiche Goncourt du Temps
retrouvé où le nom de Flaubert a précisément été ajouté ?

En lisant certaines lettres de Flaubert à ses éditeurs3, on


découvre un sens de la minutie et de l’exigence surprenant ; il
demande par exemple qu’on ajoute une ligne à la page, « Mon style en
sera moins haché. On pourra mieux suivre les phrases… » (642),
donne des instructions pour la présentation du titre, « Ne pas oublier
que, sur la couverture, il faut un carré long (comme l’a dessiné Burty)
pour enfermer les titres des Trois Contes » (642), autant de
préoccupations que nous retrouverons dans la Correspondance de
Proust où elles se définiront, très fréquemment, par référence à
Flaubert (nombre de lignes par page choisi en fonction de L’Éducation
sentimentale, par exemple). Flaubert a également engagé avec les
Charpentier toute une correspondance concernant l’illustration de son
œuvre et cet échange a trouvé écho dans un « amusant dialogue » du
Journal des Goncourt. Après y avoir été farouchement opposé,
Flaubert accepte l’idée d’une édition illustrée de saint Julien. Il

3. Les 74 lettres inédites sont citées dans le volume de juillet-sept. 1911 de la


RHLF.
22 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

précise dans une lettre adressée à Charpentier (dimanche 16


[février 1879]) :

Je désirais mettre à la suite de saint Julien le vitrail de la


cathédrale de Rouen. Il s’agissait de colorier la planche qui se
trouve dans le livre de Langlois, – rien de plus, – et cette
illustration me plaisait précisément parce que ce n’était pas une
illustration, mais un document historique. En comparant l’image
au texte, on se serait dit : « Je n’y comprends rien. Comment a-t-il
tiré ceci de cela ? » (649)

Cette révélation concernant le vitrail de saint Julien, Proust a


dû s’en souvenir lorsqu’il a choisi de faire du vitrail un des thèmes de
son œuvre future et lorsqu’il s’est mis à décrire le vitrail de l’église de
Combray. Avec Proust, le texte ne sera plus la traduction d’une image
mais il deviendra un palimpseste.

2. Louis Bertrand : un précurseur de la critique génétique

Deux autres noms de critiques sont à retenir dans la mesure


où ils se révèlent être des précurseurs de la critique génétique, l’un en
Allemagne, l’autre en France : Wilhelm-Eduard Fischer qui a publié
des Études sur Flaubert inédit (Julius Zeitler, éd. Leipzig, 1908) et
Louis Bertrand. Ce dernier a commencé par faire connaître, en 1908,
La Première Tentation de saint Antoine qui était alors inédite
(Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur). Dans sa
Préface, il fait un certain nombre de mises au point et précise
notamment :

[…] l’œuvre que nous avons pris la responsabilité de publier […]


n’est point un brouillon informe, un essai de jeunesse
définitivement condamné à l’oubli par l’auteur. La version que
nous donnons aujourd’hui est celle qu’il aurait publiée lui-même
après Madame Bovary, s’il n’en eût pas été empêché par des
raisons qui n’ont rien de littéraire […].

Il n’est pas exact, comme on l’a déjà dit, que nous ayons
découvert le manuscrit de la première Tentation. […] Notre seul
mérite, – si c’en est un – a été de le lire attentivement et d’y
reconnaître une œuvre originale, très différente de l’autre.
Proust lecteur et critique de Flaubert 23

Un article de la Revue de Paris, « La première Tentation de


saint Antoine », du 1er février 1908, s’est fait l’écho de cette nouveauté
éditoriale. En 1910, le numéro IV de la Revue des Deux Mondes rend
compte des recherches entreprises par Louis Bertrand sur les « Carnets
de Gustave Flaubert ». Enfin, celui-ci publie, en 1912, au Mercure de
France un ouvrage intitulé Gustave Flaubert, avec des fragments
inédits. Il expose, dans son Avant-propos, le bouleversement
provoqué par la publication des œuvres inédites dans la représentation
qu’on se faisait de Flaubert, aussi bien en ce qui concerne sa
production (« De son vivant, il n’avait guère donné plus de cinq
volumes. Et voici que la dernière en date de ses éditions complètes en
annonce dix-huit ») que son esthétique : « Et il ne sera plus davantage
permis de croire qu’il était foncièrement un réaliste, que Salammbô et
La Tentation de saint Antoine ne sont que les erreurs d’un romantique
impénitent. » Il décrit, dans une première partie, les manuscrits de
Flaubert, matériellement d’abord (petite ébauche de la présentation
que fait Almuth Grésillon du « manuscrit, objet matériel, culturel,
scientifique » dans son ouvrage, Éléments de critique génétique) :
qualité du papier, pagination, numérotation des chapitres, lisibilité de
l’écriture, corrections apportées, etc. Salammbô sert à la
démonstration qui est remarquable par sa précision et sa pertinence.
De même que Proust transformera considérablement son texte sur les
épreuves (il exigera cinq jeux pour Du côté de chez Swann), Flaubert
corrige la copie qu’il a fait établir à partir de son manuscrit et reporte
les corrections apportées sur le dit manuscrit. Louis Bertrand a vu
juste lorsqu’il annonce, en terminant cette partie, « Enfin, il y a la
masse énorme des brouillons. N’en doutons point : ces brouillons
seront triés, classés et publiés un jour. […] On voudra descendre avec
lui dans l’atelier secret, où il a forgé, limé et poli ses belles phrases. »
Lorsque dans sa seconde partie consacrée à l’esthétique de Flaubert, il
écrit : « La méthode qu’il a toujours préconisée en art est éminemment
intellectuelle, en ce sens que, sans nier le sentiment, bien au contraire,
il le subordonne à l’intelligence ; », même si ce jugement est
discutable, on ne peut s’empêcher de penser à la méfiance que
manifeste Proust à l’égard de l’intelligence dans le Carnet 1, lorsqu’il
parle de Sainte-Beuve et de Flaubert (f° 17 v° : « Débuter par
méfiance de l’Intelligence ») et qu’il exprime à nouveau au début du
Contre Sainte-Beuve (« Chaque jour j’attache moins de prix à
l’intelligence »).
24 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Nous ne savons pas si Proust a lu ces articles et ces ouvrages


mais il était très réceptif à l’actualité, qu’elle soit littéraire ou
journalistique, lisait les revues littéraires qui, d’ailleurs, accueilleront
un certain nombre de ses textes. Son projet d’écrire un essai sur
Flaubert – même s’il obéit à des motivations personnelles profondes –
s’inscrit donc dans cette effervescence intellectuelle dont Flaubert est
le centre et qui est entretenue par la publication d’inédits que Proust a
sans doute lus avec la même curiosité que ses contemporains, à un
moment où lui-même s’attelait à l’écriture d’une grande œuvre
romanesque.
LA CORRESPONDANCE
DE PROUST

1. Généralités

Étudier la place qu’occupe Flaubert dans la Correspon-


dance1 de Proust permet de faire une synthèse de ce que ce dernier dit
de son prédécesseur – synthèse qui réserve bien des surprises – et
d’établir un parallèle avec À la recherche du temps perdu où Flaubert
n’est pratiquement pas cité mais est très souvent sous-jacent. On sait,
par ailleurs, que Proust a lu avec beaucoup d’intérêt la
Correspondance de Flaubert et qu’il l’a même intégrée dans son
œuvre : elle devient sujet de conversation au cours du « Dîner
Guermantes ».
Il existe différentes façons de présenter la correspondance
d’un auteur : en fonction du destinataire – c’est le choix fait par
Robert Proust lorsqu’il a décidé de publier la Correspondance
générale de son frère (tomes I à VI, 1930-1936)2, en suivant la
chronologie, comme l’a fait Kolb, ou encore selon une approche
traversière pour reprendre l’expression utilisée par Martine Reid, dans
son ouvrage Flaubert correspondant. Par cette expression qu’elle
avait elle-même empruntée à Louis Marin, celle-ci a voulu signifier

1. Voir corpus dans Annexe II. Nous indiquons entre parenthèses le numéro
du volume Kolb, suivi de la page.
2. Les deux premiers volumes ont été consacrés respectivement à Robert de
Montesquiou et à la comtesse de Noailles ; les suivants rassemblaient des
correspondants divers ; le dernier publié par Suzy Mante-Proust, après la
mort de son père, était essentiellement consacré à Madame et Monsieur
Émile Straus.
26 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

son souci d’opposer « à la monumentalité d’un corpus épistolaire


désormais canonique la singularité, la momentanéité et la fragilité de
l’échange, […]3 ». Kolb a, dans une certaine mesure, intégré cette
dimension puisqu’il a fait figurer des lettres qui sont des réponses
adressées à Proust et nous en avons tenu compte dans notre corpus.
Flaubert suscite un échange particulièrement intense et riche ; nous en
analyserons les modalités. Notre propre approche se fera non pas par
rapport au destinataire ni à l’axe chronologique mais par rapport au
sujet-objet de l’échange. Pourquoi Proust parle-t-il tant de Flaubert
dans ses lettres ? À qui en parle-t-il ? Comment en parle-t-il ?
L’objet de correspondance « Flaubert » change de nature au fil du
temps et reste en suspens, à la mort de Proust.
Le premier constat qui s’impose lorsqu’on examine le
corpus, c’est l’importance numérique des occurrences de « Flaubert »
et surtout leur accroissement dans les derniers volumes. Même
constatation au sujet de Baudelaire alors que Balzac, bien que
sensiblement aussi présent dans l’ensemble, n’occupe pas une place
prédominante dans les derniers tomes. Les « pics » réalisés par
Flaubert et Baudelaire s’expliquent très facilement par la publication
de deux articles les concernant. Dans le corpus, nous avons fait figurer
le destinataire, car celui-ci prend différentes figures qui sont déjà le
témoin de ce que représentait Flaubert pour l’auteur, et la date
d’écriture de la lettre, même si elle a été très souvent rétablie par
Philip Kolb. Les deux rôles principaux joués successivement par
Flaubert se manifestent à travers la préposition ou la conjonction qui
précède son nom : il y a d’abord une abondance de « comme », et plus
précisément de « comme dit », puis nous passons au « sur ».
Autrement dit, Flaubert a d’abord été un modèle, ce qui aura pour
aboutissement l’élaboration de pastiches, avant d’être un sujet de
critique littéraire.

2. Une identification affective (1894-1908)

1894 est l’année où l’on trouve la première trace de l’intérêt


pour Flaubert et ce sera l’année du premier pastiche, « Mondanité et
mélomanie de Bouvard et Pécuchet ». Cet intérêt se traduit d’abord

3. Martine Reid, Flaubert correspondant, SEDES, 1995, p. 191.


Proust lecteur et critique de Flaubert 27

par une identification affective et l’on constate que, jusqu’en 1906,


Proust est imprégné (au sens premier, pourrait-on dire) de ses lectures
de Flaubert et qu’il les cite très spontanément dans ses lettres à ses
amis. Les destinataires d’alors sont Robert de Montesquiou (c’est dans
les lettres qui lui sont adressées que l’on retrouve le plus souvent cité
le nom de Flaubert ; mais il fut aussi un correspondant privilégié de
Proust, comme en témoigne le premier volume de la Correspondance
publiée par Robert Proust), Gabriel de Yturri, secrétaire et ami du
précédent, Reynaldo Hahn, Antoine Bibesco et la mère de l’auteur,
autrement dit des proches, des intimes avec qui Proust a eu des liens
affectifs très forts. Et Flaubert est lui aussi perçu comme un familier,
un ami de qui on rapporte les propos (« “l’admiration creuse” comme
l’a dit Flaubert » ; « serrer comme dit Flaubert tous ces lieux de la
terre sur mon cœur »), de qui on peut imaginer les réactions dans telle
ou telle circonstance (« une réponse que Flaubert aurait mise à la place
d’honneur dans le Dictionnaire de la Bêtise humaine »), le “père” de
tel ou tel personnage avec qui l’on s’identifie (Frédéric, Homais,
Madame Bovary et même le catoblépas). À propos de l’identification
de l’auteur à Frédéric dans une lettre à sa mère, une note de Kolb4
rappelle que Proust avait écrit, dans son portrait de Robert de Flers, en
songeant à lui-même, pour signifier son « absence totale des qualités
qui dans la vie font réussir » : « Je suis peut-être un Gustave Flaubert,
mais je ne suis peut-être que le Frédéric Moreau de L’Éducation
sentimentale. » Si Proust connaît déjà parfaitement Madame Bovary,
L’Éducation sentimentale, La Tentation de saint Antoine, puisqu’il est
capable de se référer à des passages précis, de citer des « pages », ainsi
celle de l’extrême-onction dans Madame Bovary, il demeure qu’à
cette époque l’œuvre de Flaubert qui le passionne le plus est Bouvard
et Pécuchet et que le thème de la bêtise, ce qu’il appelle « le Bouvard
et Pécuchettisme », revient très souvent dans ses lettres, appliqué à ses
contemporains. La lettre que Kolb date du 27 août ou du 3 septembre
1894 (I, 321) adressée à Reynaldo Hahn contient de précieux
renseignements sur les circonstances dans lesquelles a été écrit le
pastiche de Bouvard et Pécuchet. Celle que Proust envoie à sa mère
(datée par Kolb du 16 septembre 1896) signale qu’il a demandé au
Cab lec « un volume de Flaubert sur la Bretagne » (II, 123). Cette
façon de désigner l’œuvre de Flaubert semble signifier que Proust

4. Corr. V, note 2 p. 320.


28 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

n’en connaît pas le titre exact et qu’il l’a surtout choisie pour son
sujet.
Deux observations viennent compléter l’analyse de cette
première “tranche” de correspondance : le surprenant transfert d’une
réaction féminine, celle de Madame Bovary s’écriant : « J’ai un
amant, j’ai un amant ! », à un homme, Lucien Daudet (ce qui semble
témoigner d’une réaction de jalousie de la part de l’auteur)
(III, 199) ; la présence, à deux reprises, du nom de Flaubert au sein
d’une énumération ternaire : « comme Baudelaire, comme Flaubert,
comme Mme de Valmore » (I, 318), « les thèses de Rousseau, de
Flaubert, de Balzac » (V, 182). Proust applique donc au nom
« Flaubert » un effet de rythme caractéristique de la phrase
flaubertienne qu’il reprendra dans sa propre phrase d’écrivain. Et
curieusement, le dernier exemple s’inscrit dans une réflexion sur « ce
qui fait le grand écrivain » où Proust affirme « Mille phrases décèlent
le grand écrivain […]. Je me moque de la thèse, qui est belle et
probablement fausse […]. Les thèses de Rousseau, de Flaubert, de
Balzac, de tant d’autres sont sans doute fausses. » Cette référence à
Flaubert qui date de 1905 n’est plus de nature affective : elle alimente
un commentaire métatextuel sur les publications du destinataire,
Maurice Duplay, et la propre expérience de la réception qu’a eue
Proust lors de la publication de La Bible d’Amiens.

3. Un sujet de critique littéraire et une cause à défendre (1908-1914)

L’annonce de ce que sera Flaubert pour Proust à partir de


1908, à savoir un sujet de critique littéraire et une cause à défendre, se
dessine dans une lettre à Montesquiou (VI, 353) où Proust, pour
prendre la défense de Ruskin critiqué par Montesquiou à cause des
propos qu’il a tenus à l’égard de Whistler, cite les exemples « des
erreurs de d’Aurevilly sur Flaubert, de Sainte-Beuve sur
Balzac, etc. ». 1908 est, en effet, une année capitale pour l’œuvre
proustienne : année des Pastiches, de l’annonce (dans la lettre à
Albufera) des multiples projets en cours, notamment un essai sur
Sainte-Beuve et Flaubert. Dans la lettre qu’il adresse à Francis
Chevassu (VIII, 58 à 60) à propos de la publication de sa deuxième
série de pastiches, Proust se montre très pointilleux sur la façon de les
présenter, souhaitant – en tenant compte de la réception des premiers –
Proust lecteur et critique de Flaubert 29

qu’ils soient publiés ensemble, indiquant qu’il a interverti l’ordre


primitif : « il y a d’abord Flaubert, ensuite la critique de Sainte-Beuve
sur Flaubert, enfin le Renan » de façon à ce que les deux premiers
forment un duo et insistant sur la nécessité de les présenter en
première page du journal : « J’avoue que le genre assez secondaire a
assez besoin d’être relevé par une place un peu éminente. » C’est dans
cette même lettre qu’est mis en valeur le rôle de « critique littéraire en
action » que joue le pastiche. De l’aveu de Proust, ces trois pastiches
sont, par comparaison avec les premiers, « un peu plus graves peut-
être et se référant à des auteurs un peu choisis ».
Dans ces années charnières, Flaubert, tout en prenant de
nouvelles dimensions, continue à susciter une identification affective.
Il est notamment cité dans sa relation avec Bouilhet et cela dans deux
lettres adressées à Reynaldo Hahn (VIII, 163 ; IX, 157), l’une
reprenant un extrait du Chancelier des fleurs de Montesquiou dédié à
Gabriel de Yturri, l’autre témoignant de la relation affective très forte
qui existait entre l’auteur de la lettre et son destinataire, comparée à
celle qui unissait Flaubert et Bouilhet. Proust va même jusqu’à se faire
attribuer par Antoine Bibesco un diagnostic qui avait été formulé à
propos de Flaubert et qui surprend par la brutalité de son
expression : « C’est une vieille femme hystérique. C’est comme tel
qu’il faut le soigner. » (X, 330). Flaubert est aussi celui qui a dénoncé
l’état d’esprit d’une génération (celle qui attribuait la croix d’honneur
à des gens sans honneur), et tout particulièrement « l’imbécillité
humaine. » (IX, 19 ; X, 146). S’il est encore fait référence à des
œuvres diverses, Madame Bovary, La Légende de saint Julien
l’hospitalier, La Tentation de saint Antoine, il est évident que
L’Éducation sentimentale devient l’œuvre-phare pour Proust. C’est
elle qui lui permet, par opposition aux « vies balzaciennes », de définir
sa propre vie comme étant flaubertiste, c’est-à-dire reposant sur
l’attente, sur la non-réalisation (X, 295). Elle deviendra même, avec
Salammbô, une référence typographique pour l’édition de sa propre
œuvre : « Ainsi la Double Maîtresse (Mercure) est très facile à lire,
Salammbô (Fasquelle) impossible. » (XI, 118), « L’ouvrage aura à peu
près 1250 pages très pleines (à peu près le nombre de lignes d’une
page de L’Éducation sentimentale de Fasquelle) » (XI, 236), « P. S. Je
vois que L’Éducation sentimentale a 37 lignes par page au lieu des 35
qu’a Travail. Cela nous ferait gagner deux lignes par
page. » (XII, 100). Proust semble donc avoir constamment sous les
30 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

yeux un exemplaire de L’Éducation sentimentale. Reynaldo Hahn


partage cet enthousiasme pour cette œuvre : lorsque Du côté de chez
Swann paraît, il écrit que « c’est, sans aucun doute […], le plus beau
livre qui ait paru depuis L’Éducation sentimentale » (XII, 333). Il
signale en même temps ce qui a été considéré par la critique de
l’époque comme une faiblesse, l’absence de plan net. Or, Proust
revenant sur ce point dans une lettre à André Chaumeix (XIII, 72 : le
contenu en a été résumé) souligne que si L’Éducation sentimentale de
Flaubert venait à paraître aujourd’hui, il n’est pas du tout certain
qu’on y saisirait aisément un plan, comme dans son propre livre.
On comprend, par ces différentes similitudes, que Proust ait
pris très tôt la défense de Flaubert. Déjà, dans une lettre datée du
6 novembre 1908, adressée à Madame Straus, (VIII, 277), il le cite
comme exemple de révolutionnaire qui a défendu la langue française
en « l’attaquant ». En 1913, il loue André Beaunier (XII, 280)
d’apprécier Flaubert alors que « tout le monde est injuste pour lui ».
On sent la même sympathie se manifester à l’égard de Madame
Alphonse Daudet (dans une lettre de novembre 1909, XII, 410) pour
« toutes les belles choses [qu’elle dit] sur L’Éducation sentimentale ».
Lorsque, dans deux lettres adressées à Reynaldo Hahn, l’une en
février 1911, l’autre en décembre 1911 (X, 250, 389), il fait allusion
au jugement critique de Goncourt sur Flaubert, c’est encore
L’Éducation sentimentale qui est en jeu, à travers son émouvante
scène des adieux de Madame Arnoux et de Frédéric, « scène d’une
délicatesse surprenante, surprenante pour ceux qui ont connu
l’auteur » selon Goncourt.
1913 est une année capitale pour Proust puisqu’elle voit la
publication de Du côté de chez Swann. Or, cette même année, nous
apprenons par une lettre à Antoine Bibesco (XII, 34, peu après le
15 janvier 1913), qu’il a « une étude sur Flaubert prête qui ne paraîtra
que plus tard » et ceci pour que Bibesco ne communique pas à des
« littérateurs » une phrase de Montesquieu citée dans cette
étude : « Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus ; il
était terrible dans la colère ; elle le rendait cruel. » Était-ce parce que
Proust attendait la publication de sa propre œuvre pour ensuite faire
paraître cette étude sur Flaubert qui lui aurait servi d’autojustification
déguisée ou était-ce parce qu’il pensait l’intégrer à un ensemble pas
encore constitué ? Un mois plus tard, il demande à Madame de
Noailles si elle a gardé certains de ses articles parus dans des journaux
Proust lecteur et critique de Flaubert 31

ou revues car il voudrait les réunir en volume. Il ajoute : « J’aurais


aussi besoin d’un pastiche de Flaubert et d’un pastiche de Saint-
Simon. », en précisant quelques lignes plus loin « Quant au Flaubert je
n’ai aucune idée où je pourrais le trouver. Le plus simple serait de le
refaire en mieux. » On déduit de cette lettre, d’une part que Proust
était peu soucieux de ses articles au moment où il les publiait puisqu’il
ne les gardait pas, et d’autre part qu’il accordait un intérêt particulier
au pastiche de Flaubert, tout en n’en étant pas satisfait. On ne sait ce
qu’il veut en faire exactement ; il n’est pas certain qu’il pense à
l’inclure dans le volume d’articles critiques qu’il veut composer
puisqu’il en parle toujours séparément. Peut-être envisage-t-il déjà une
publication de ses pastiches : il parlera de ce projet à Bernard Grasset,
en mai 1914. Ces pastiches – et celui de Flaubert plus particulièrement
– vont avoir un destin parallèle à celui de l’œuvre romanesque.
En effet, à partir de mai 1914 jusqu’en 1918, on ne trouve
pratiquement aucune référence à Flaubert dans la Correspondance.
Dans une lettre de juin 1917, Flaubert est cité, à l’intérieur d’une
parenthèse, pour la méprise qui a été commise sur son nom, « (ce qui
est en somme moins grave que de prendre Flaubert pour Paul Bert) »,
incident comique qui sera transposé, sous forme romanesque, dans le
« Dîner Guermantes5 ». En avril 1918, c’est à son épilepsie qu’il est
fait allusion en tant que source de créativité, mise en parallèle avec
l’ivrognerie d’un Musset ou d’un Verlaine, les « perversions d’un
Baudelaire, ou d’un Rimbaud, voire d’un Wagner ». Cette approche
que reprendra Sartre beaucoup plus tard dans L’idiot de la famille est
exceptionnelle chez Proust ; elle montre qu’il était conscient de « la
valeur créatrice de la souffrance » chez Flaubert. Et c’est sans doute
en pensant à lui-même qu’il conclut ce paragraphe en affirmant : « ne
fût-ce que par la valeur créatrice de la souffrance, la maladie physique

5. Marcel Proust aurait vécu cette anecdote lors d’un dîner mondain. Julian
Barnes rapporte également dans Le Perroquet de Flaubert (Le Livre de
Poche, Stock, 1986, p. 235) que : « Dans La Revue de Paris, une coquille
transforma le nom de Flaubert en Faubert. Il y avait, rue de Richelieu, un
épicier qui s’appelait Faubet. Quand La Presse rendit compte du procès de
Madame Bovary, on appela l’auteur Foubert. […] Camille Rogier, le peintre
qui vivait à Beyrouth, l’appelait Folbert [ours fou, en anglais, précise une
note de l’auteur.] » Ajoutons que Fulbert fut le nom d’un évêque de Chartres.
32 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

est (dans nos jours dégénérés) presque une condition de la force


intellectuelle un peu géniale ».
Comme l’a fort bien montré Jean Milly, les pastiches
représentent une préoccupation constante pour Proust : la
Correspondance le confirme. Dans une lettre à Lucien Daudet
d’août 1918, Proust s’interroge sur le titre à donner à ses Pastiches.
Rosny Aîné le remerciera, en octobre 1919, « de ces incomparables
pastiches » en soulignant : « Et quel passage de Flaubert, où, hors un
seul paragraphe comique, vous marquez si fortement l’émouvant désir
des hommes et la mélancolique impossibilité de le satisfaire… »,
problématique essentielle pour L’Éducation sentimentale mais aussi
pour l’œuvre proustienne. Proust soulignera la pertinence de ce
jugement porté sur Flaubert par Rosny Aîné dans sa réponse
(XVIII, 467).

4. La publication de l’article de 1920 : enjeux

1919 est une année-charnière pour Proust et une année


décisive : publication de À l’ombre des jeunes filles en fleurs, des
Pastiches et mélanges, réédition de Du côté de chez Swann, prix
Goncourt. Or, le statut de Flaubert à travers la Correspondance subit
lui aussi un changement radical : Flaubert n’est plus ce pôle affectif
dont on parle aux amis ; il est devenu l’objet d’échanges épistolaires
avec les plus grands critiques littéraires et chroniqueurs de l’époque. Il
est vrai qu’ils sont nombreux à écrire « sur Flaubert » : Louis de
Robert qui a publié, dans La Rose rouge, le 14 août 1919, un article
intitulé : « Flaubert écrivait mal », Jacques Rivière qui doit écrire
« sur » Flaubert avant de pouvoir écrire « sur » Proust6, Paul Souday

6. Le numéro 13 des Cahiers Marcel Proust (1985) intitulé « Quelques


progrès dans l’étude du cœur humain » rassemble les écrits de Jacques
Rivière sur Proust. Dans « Marcel Proust et la tradition classique » qui
correspond à l’article que Rivière a extrait de son étude sur Proust – qui n’a
jamais vu le jour – pour saluer l’attribution du Prix Goncourt et qui est paru
le 1er février 1920, il affirme que le XIXe siècle est « une période de grave
langueur pour toute la littérature psychologique » et précise que « Flaubert
représente le moment où le mal devient sensible et alarmant. […] De là, je
crois, l’impression de piétinement que nous donnent ces livres [Madame
Bovary et L’Éducation sentimentale], pourtant si fortement “en marche”, et
Proust lecteur et critique de Flaubert 33

qui a contesté le jugement de Proust sur Sainte-Beuve. Proust explique


à ce dernier que Sainte-Beuve avait des critères d’appréciation,
notamment à l’égard de Flaubert et de Baudelaire, qu’il n’aurait pas
dû se permettre en tant que critique. C’est avec Jacques Rivière que la
correspondance devient la plus abondante et cela à cause du célèbre
article sur le style de Flaubert.
Là encore, c’est en réaction à un article de Thibaudet que
Proust va publier son étude. Celle-ci ayant été l’objet de nombreux
commentaires – Gérard Genette, dans Palimpsestes7, l’analyse dans
son rapport au pastiche – nous ne nous attarderons pas sur son contenu
mais nous mettrons en valeur l’enjeu qu’a représenté sa publication.
Albert Thibaudet avait publié, dans la Nouvelle Revue française, du
1er décembre 1919, un article intitulé « Une querelle littéraire sur le
style de Flaubert8 » : cette querelle opposait Louis de Robert et Paul
Souday sur la question : « Flaubert savait-il écrire ? ». Louis de Robert
avait répondu par la négative, en citant « à l’appui un chapelet de
phrases incorrectes », « M. Souday a défendu la plupart de ces
phrases ». Quant à Thibaudet, il a eu cette phrase malheureuse qui a
suscité la colère de Proust : « […] Flaubert n’est pas un grand écrivain
de race et […] la pleine maîtrise verbale ne lui était pas donnée dans
sa nature même. » La phrase précédente a pu aussi retenir l’attention
de Proust :

Les formidables brouillons, les Himalayas de papier raturé que


sont ses manuscrits ne permettent pas de mettre en doute cet
immense effort, ni d’admettre, comme l’insinuait Jules Lemaître,
que Flaubert appelait travail tout le temps qu’il passait à bricoler, à
bâiller ou à pester dans son cabinet.

dont le style, comme le remarquait si justement ici même Marcel Proust, fait
penser à un “trottoir roulant” ».
7. p. 112-131.
8. Le texte intégral de cet article et celui de la réponse de Thibaudet à Marcel
Proust sont donnés dans l’ouvrage présenté par Antoine Compagnon : Marcel
Proust, Sur Baudelaire, Flaubert et Morand, « Le regard littéraire »,
éd. Complexe, 1987. Antoine Compagnon cite, dans la partie intitulée
« Autour de Proust » de sa bibliographie, les articles parus, dans les
années 20, sur le style de Flaubert (p. 229-230).
34 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Thibaudet termine son article par une sentence tout aussi


méprisante : « […] elle mérite que Flaubert demeure pour les écrivains
d’aujourd’hui autre chose qu’un maître, – le bon ouvrier, le Patron ».
À cet article, Proust veut répondre par une lettre. La forme
que doit prendre ce qu’il a à dire sur Flaubert le préoccupe : il parle
d’abord de lettre, puis de « très court article », de « note ». Quelques
lignes plus loin : « ou bien si on renonçait à la forme : lettre, ce serait
une Note, ou un article (mais TRÈS court) ». Par le choix primitif de
la lettre, Proust voulait sans doute donner à sa réponse un caractère
spontané, non composé, mais ce moyen d’expression témoignait aussi
d’une implication personnelle, comme si Proust lui-même s’était senti
concerné. Peut-être veut-il se limiter aussi en temps car il doit avancer
la correction du Côté de Guermantes. Dans la lettre à Jacques Rivière
écrite peu après le 13 novembre 1919, il manifeste son souhait de voir
publier son texte dans le numéro du 1er janvier (le prix Goncourt n’a
pas encore été attribué). Cette publication sera l’objet d’une
correspondance très abondante entre le responsable de la NRF et
Proust : le premier préfère que ce texte soit publié sous forme d’article
plutôt que de lettre mais accepte « la forme où il viendra le mieux »
(lettre du 18 novembre 1919) ; il presse surtout son interlocuteur de lui
envoyer le plus rapidement possible, après toute une série de
malentendus, réels ou inventés, sur la date limite de remise du
manuscrit. Finalement, Proust annonce à Jacques Rivière, le
vendredi 5 décembre : « […] je me suis mis à un long Flaubert pour
que vous n’ayez pas à compléter le numéro vous-même. Je vous
enverrai ce Flaubert d’ici deux jours. Lisez le jusqu’au bout. Vous
verrez que cela va un peu au-delà du style de Flaubert. » Lorsqu’on
sait que Jacques Rivière avait le projet de réaliser une étude sur Proust
précédée d’une réflexion sur Flaubert et qu’il ne partageait pas le
point de vue de Proust quant à ce dernier, on peut se demander si ce
long Flaubert n’avait pas pour but d’écarter Rivière. Ou alors ce faux
argument du « pour que vous n’ayez pas à compléter le numéro vous-
même » n’était qu’une façon habile pour Proust de pouvoir publier
son texte dans son intégralité. En tout cas, il y a ruse car Proust feint
de se mettre à « un long Flaubert » alors qu’il avait déjà fait part à
Antoine Bibesco d’une étude sur Flaubert, dans sa lettre de
janvier 1913. Et il attire l’attention de Rivière sur le fait que son étude
« va au-delà du style de Flaubert » ce qui rejoint sans doute le double
objectif qu’il s’était fixé dans sa première lettre : « publier une lettre
Proust lecteur et critique de Flaubert 35

de moi sur le Style de Flaubert (en réponse à M. Thibaudet) et sur la


manière défectueuse qu’on a de juger les grands écrivains » ce qui
s’applique très certainement à lui-même. Trois jours après, il est en
mesure de fournir l’article qui représente 61 ou 62 pages (Proust a dû
introduire un bis parce qu’il avait donné le même numéro à deux
pages successives). Le mot envoyé à Jacques Rivière (le 8 ou le
9 décembre 1919) signale la composition hétérogène de ce manuscrit,
composition qui renvoie sans doute à différentes périodes
d’écriture : « il y a des feuillets de tout genre, très grands pour
commencer, puis des doubles feuilles plus ou moins grandes. Il y a
deux « notes » à mettre au bas des pages (j’ai mis du crayon bleu) ».
Les circonstances ont fait ajouter à Proust une introduction et une
conclusion. Proust laissa ce manuscrit à Jacques Rivière qui, dans sa
lettre du 14 janvier 1920, lui avait écrit : « J’ai rapporté de Bruges le
manuscrit de cet article et je le tiens à votre disposition. Mais je ne
veux pas vous cacher que vous me feriez un grand plaisir en me le
laissant. » Il tenait beaucoup à l’insertion de deux notes – parfaite
illustration de l’importance des notes auctoriales décrites par Genette
dans Seuils9 – et il y revient dans sa lettre du 10 décembre 1919. Cette
lettre, qui est donc écrite le lendemain du jour où l’article a été
envoyé, commence directement par une allusion à une note, celle qui
concerne les ouvrages de Léon Daudet, et se termine par une allusion
à une autre note, celle qui sera un commentaire sur L’Éducation
sentimentale. La note est bien la raison d’être de cette lettre. Le
premier souhait porte sur la modification de la note par ajout, le
second sur l’insertion d’une nouvelle note, ces transformations devant
être effectuées sur les épreuves que Rivière doit corriger. Seule la
première note de l’article restera inchangée ; elle se rattache à Kant
cité, à titre comparatif, pour avoir renouvelé la vision du monde, et
consiste en un développement assez long sur Descartes et sa « manière
simple de dire les choses profondes » ; elle débouche sur une
comparaison avec une pratique de l’auteur qui serait contestée par
certains philosophes. La seconde, si nous suivons le déroulement du
texte, intrigue, dans la mesure où Proust a laissé à Rivière la liberté de
la placer là où il le voulait :

9. Voir aussi A. Herschberg-Pierrot, « Les notes de Proust », Genesis, 6/94,


éd. Jean-Michel Place, Paris, p. 61-78.
36 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Enfin une dernière chose, assez délicate (et peut’être cela vous
sera-t-il impossible) si vous le pouviez, à un endroit quelconque
où j’aurai mis le nom Éducation sentimentale, vous pourriez
mettre, en note (je dis en note pour ne pas à avoir à refaire ma
phrase) ces mots : « Éducation sentimentale » à laquelle de par la
volonté de Flaubert certainement, on pourrait souvent appliquer
cette phrase de la quatrième page du livre lui-même : « Et l’ennui,
vaguement répandu semblait rendre l’aspect des personnages plus
insignifiant encore. »

Pourquoi tenait-il tant à ajouter cette réflexion sur


L’Éducation sentimentale dans cette note curieuse où il fait d’une
phrase de l’œuvre un commentaire de l’œuvre elle-même,
commentaire qui pourrait être jugé négatif s’il n’était pas dit qu’il
correspondait à un choix de l’auteur ? Quant à l’ajout qui doit être
inséré dans la note concernant Daudet qui elle-même était une
addition par rapport à la version originale de ce texte, il est l’occasion
pour le narrateur d’exprimer ses éloges à l’égard des œuvres de Léon
Daudet d’où découle une nouvelle critique littéraire. Il est primordial
de prendre en compte la date d’écriture de cette lettre : le mercredi soir
10 décembre 1919 ; c’est le jour où le prix Goncourt a été attribué à
Proust. Ce dernier a voulu ainsi remercier Léon Daudet qui avait
soutenu sa candidature. Ces trois notes ont donc une fonction
d’actualisation d’un texte écrit bien longtemps auparavant,
actualisation par rapport à la critique littéraire dont Proust tient, à cette
époque, le plus grand compte ; autojustification par l’entremise de
Flaubert, peut-être même compromission dans le jugement porté sur
L’Éducation sentimentale et témoignage de reconnaissance. Cette
publication va bien « au-delà du style de Flaubert » comme Proust
l’avait lui-même écrit à Jacques Rivière. Publication qui lui cause bien
du souci puisqu’il doit demander, le 21 décembre, à Gaston Gallimard,
l’adresse de Jacques Rivière à Bruges car il a relevé des « fautes
énormes et bien naturelles, étant donné l’écriture, dans sa
dactylographie » (XVIII, 549). C’est en effet l’épouse de Jacques
Rivière qui a dactylographié le texte. Cet article rend Proust très
fébrile : il sollicite des comptes rendus de ses publications aux Débats,
remercie chaleureusement Rosny Aîné pour son plaidoyer qu’il
compare à la plaidoirie pour Madame Bovary, avant de souligner qu’il
a dû produire le même effet émotionnel que certaines phrases dans la
préface de Flaubert aux Dernières Chansons de Louis Bouilhet. Il
Proust lecteur et critique de Flaubert 37

déclenche une explosion de correspondances qui deviennent de la


« critique littéraire croisée ou au second degré » avec Paul Souday,
René Dumesnil qui souligne que « défendre Flaubert en ce moment est
déjà courageux » (XIX, 45), Jacques Boulenger avec lequel Proust
discute des articles de Souday en précisant qu’il ne partage pas le
point de vue de ce dernier sur la Correspondance de Flaubert. Jacques
Rivière lui fait part de tous les compliments qu’il a reçus pour son
article : « Tout le monde le trouve merveilleusement “intelligent” et
“vivant” : ce sont les mots qui reviennent sans cesse. » (XIX, 66)

5. Un combat épistolaire (1920-1922)

La lettre adressée à Léon Daudet, peu après le 7 mars 1920,


est particulièrement intéressante car elle est un nouveau fragment de
critique littéraire « à propos de Flaubert ». Les très nombreuses
corrections qui sont signalées par Philip Kolb prouvent que ce texte a
été travaillé et ne constitue donc pas une simple lettre. Il s’agit d’une
réponse de Proust à une lettre de Léon Daudet qui avait pour sujet son
article de la NRF. Il prend à nouveau la défense de Flaubert, en
commençant par rappeler que Flaubert sacrifiait la correction à la
beauté, puis en donnant sa propre interprétation du titre que Daudet
avait compris comme signifiant « L’Éducation du sentiment », en
justifiant un certain nombre de « fautes » que son interlocuteur a
reprochées à Flaubert, en mettant en valeur le fait que pour Flaubert,
l’essentiel est de produire « un effet de continuité ». Et nous
découvrons la raison de son admiration pour la phrase de Montesquieu
toujours citée : « je me figure qu’il l’aimait surtout à cause de la façon
merveilleuse dont la continuité y est assurée. » De plus, cette lettre
abonde en références à d’autres critiques, Faguet, Lemaître, Henry
Céard, et met finalement en cause tous ceux pour qui « depuis cent ans
toute innovation littéraire a été dans un sens un peu vulgaire ». En une
phrase, Proust résume l’originalité stylistique de Flaubert : « Et il faut
savoir gré à Flaubert, en instaurant une espèce de prose à la Courbet,
d’avoir maintenu malgré cela la tradition de Bossuet. » Cette lettre est
un double miniature et personnalisé de l’article de 1920, finissant avec
la même fausse modestie10 : « Hélas des coquilles, et moins

10. L’article se termine ainsi : « Nous voilà bien loin du style de Madame
38 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

précieuses ! – combien y en aura-t-il dans une lettre écrite en un quart


d’heure de vague et de flux et que la maladie m’empêche d’achever »
mais curieusement, Proust est ici entièrement « du côté de Flaubert ».
Il ne formule plus de réserves et souhaite subir le même sort que
lui : « Vous pourrez me condamner avec Flaubert. Je ne sais pas de
plus “noble compagnie” ». Il écrit à un ami, n’a plus à redouter la
critique ; il peut donc se permettre lyrisme et confidence sincère et
c’est sans doute dans cette lettre-ci que nous avons le véritable
jugement de Proust sur Flaubert.
Il est vrai qu’entre-temps – le 1er mars 1920 – est parue, dans
le numéro de la NRF, la « Lettre à Marcel Proust sur le style de
Flaubert » d’Albert Thibaudet qui alimente à nouveau la dispute, pour
reprendre le terme employé par le critique, réfutant point par point les
arguments avancés par Proust. Les prétendues innovations de Flaubert
n’en sont pas ; elles existaient déjà chez certains écrivains et même
l’emploi du « et », qui avait paru si original à Proust, est signalé par
les grammaires. Sa Correspondance est ce qu’il a réussi de mieux
même si elle est inférieure à celle de Chateaubriand. La fin de la lettre
où Thibaudet annonce qu’il va, dans une seconde lettre, discuter de
l’opinion de Proust sur le rôle du critique sera l’objet d’une
contestation de ce dernier dans une lettre adressée à Gaston Gallimard,
peu après le 18 mars 1920 (XIX, 163).
L’article « À propos du “style” de Flaubert » suscite une
activité épistolaire très intense de la part de Proust qui remercie les
uns de l’avoir soutenu, reproche aux autres de l’avoir mal compris. Il
aura d’autres prolongements encore, du plus ludique : « l’obligation
naturelle » pour Proust de faire partie du comité pour faire élever
« une petite statue » à Flaubert, au plus sérieux : il doit être, au dire
même de son auteur, le premier d’une série d’études critiques. Proust
l’a annoncé à Jacques Rivière dans une lettre du 22 décembre 1919,
donc avant même la publication de l’article. Il en parle également à
Paul Souday dans sa lettre du 1er janvier 1920 et Jacques Rivière, se
faisant l’écho de Paulhan, lui demande des nouvelles de son projet
dans une lettre du 27 juillet 1920. Proust a même dû, à un moment
donné de cet épisode, penser écrire quelque chose sur Sainte-Beuve
puisqu’il annonce à Jacques Rivière (peu après le 20 mai 1920) qu’il a

Bovary et de L’Éducation sentimentale. En raison de la hâte avec laquelle


j’écris ces dernières pages, le lecteur excusera les fautes du mien. »
Proust lecteur et critique de Flaubert 39

rendu les Sainte-Beuve à Tronche. Jacques Rivière revient à l’assaut


en septembre 1921, à l’occasion du centenaire de Dostoïevski, en lui
suggérant d’élargir son projet en composant un Flaubert, Baudelaire,
Dostoïevski.
Avant de passer à la transformation de ce projet d’ouvrage
en nouveau projet d’article sur Flaubert, il faut revenir sur un autre
texte écrit par Proust qui fit, lui aussi, couler beaucoup d’encre. Il
s’agit de la préface à Tendres Stocks de Paul Morand publié en
mars 192111 qui déclencha, entre autres, « l’incident Boulenger ».
Curieusement, alors que la référence à Flaubert est minime dans ce
texte et ne constitue qu’un exemple parmi d’autres, c’est elle qui
suscite des réactions multiples. Rosny Aîné, dans un article intitulé
« L’intelligence des Hommes de Lettres » se déclare surpris – et on
peut l’être avec lui – de voir Proust n’accorder à Flaubert qu’une
intelligence moyenne ; Proust se doit aussi d’apporter des explications
à Paul Souday, surpris du jugement porté sur Flaubert : « Non, je ne
déboulonne pas mes dieux et je suis fidèle à mes admiratives
gratitudes et sympathies. » Mais c’est avec Jacques Boulenger que
l’échange est le plus violent : celui-ci ayant dénoncé les contradictions
de Proust, en particulier à travers ses deux pages sur Flaubert, l’auteur
de la préface réagit vivement, manifestant son étonnement : « vous
vous trompez seulement quand vous croyez que Flaubert eût
protesté […] » (lettre du 18 avril 1921). Puis, quand Boulenger publie,
le 19 août 1921, une première partie d’une étude consacrée à
« Flaubert et le style » dans la Revue de la semaine, Proust prépare
une réponse qu’il veut faire publier à la NRF mais il est trop tard pour
qu’elle paraisse dans le numéro de septembre. Vexé sans doute, il
demande à Rivière de lui renvoyer le manuscrit. Il écrit alors une
longue lettre à Boulenger, le 26 août 1921 ; un fait nouveau est
intervenu : la seconde partie de l’article de Boulenger a été publiée le
jour même et Proust est particulièrement furieux de se voir
« administrer sur tous les points une volée ». C’est d’ailleurs dans
cette même lettre qu’il évoque la suggestion faite par Boulenger de
publier « Albertine » dans ce qu’il appelle les Écrits libres. Cette joute
va même jusqu’à provoquer une certaine tension entre Jacques Rivière
et Proust qui souligne dans sa lettre du 12 ou du 13 septembre : « […]

11. Ce texte était déjà paru, dans la Revue de Paris, le 15 novembre 1920,
sous le titre : « Pour un ami, Remarques sur le style. »
40 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

je déplore qu’ayant clos l’incident par une lettre extrêmement vive,


[…] vous trouviez “inglorieux” […] que je lui écrive. Cela eût permis
un livre de critique en me permettant de continuer Flaubert. […] », ce
à quoi Rivière répond : « Je souhaite seulement que vous preniez, si
cela ne vous est pas trop difficile, une autre forme que la lettre pour
exprimer les idées que son étude vous suggère. Nous éviterons ainsi
de vouloir “renouer la conversation” […] ».
Nouveau désir de réponse : le 2 ou le 3 juillet 1922, Proust
fait part à Gaston Gallimard de son intention d’écrire « une Réponse à
Thibaudet : “Mon cher Thibaudet” sur Flaubert ». Albert Thibaudet
venait, en effet, de faire paraître un ouvrage intitulé Gustave Flaubert
– sa vie – ses romans – son style et il en avait envoyé un exemplaire à
Proust. Les responsables de la NRF prennent cette proposition au
sérieux puisque Jacques Rivière en reparle à Proust dans une lettre du
4 juillet, le pressant de fixer la date de remise du manuscrit, le relance
le 22 juillet, lui promettant de lui réserver la première place en
septembre. Proust essaie de s’esquiver : il prétend avoir attendu les
directives de Paulhan. Nouvelle inquiétude de la part de Jacques
Rivière, le 7 août 1922, qui demande à Proust : « Je voudrais bien que
vous me disiez si votre projet de répondre à Thibaudet sur Flaubert
subsiste et vers quel moment vous pensez rédiger l’article. » Et le
20 septembre encore, Rivière essaie de revenir, indirectement, au sujet
en signalant, dans un post-scriptum, qu’il a rencontré Thibaudet et que
celui-ci se demande « sur quel point de son Flaubert vous vouliez
combattre son opinion ».
En 1921, on voit réapparaître, dans le corpus, un
interlocuteur qui n’avait pas été cité depuis longtemps : Montesquiou.
Dans une de ses lettres (18 juin 1921), ce dernier se compare à
Flaubert en disant : « c’est que j’ai les deux sexes, peut-être… »,
déclaration que Flaubert aurait faite dans une lettre à George Sand et
qui ramène au constat d’ambiguïté sexuelle, formulé au début de notre
parcours.

Ce dernier exemple est une exception. Tout au long de la


Correspondance, « Flaubert » change de statut : dans les premières
années, c’est à l’écrivain, à ses œuvres, à sa thématique que Proust fait
référence puis il focalise son attention sur le style et plus précisément
sur la phrase, sans doute par intérêt personnel mais aussi par réaction à
ce qui s’écrit dans la presse et dans les ouvrages de critique littéraire
Proust lecteur et critique de Flaubert 41

d’alors. À Léon Daudet, il écrit, en mars 1920 : « Quand on pense à


Flaubert, il faut toujours se rappeler que la phrase qu’il admirait le
plus dans la langue française est cette phrase de Montesquieu […] ».
Thibaudet, dans sa lettre du 31 mars 1920, reconnaît la pertinence de
ses observations : « particulièrement [sa] comparaison entre les
phrases musicales et les tournures de style ». Dans une lettre que
Proust adresse à Edmond Jaloux en juillet 1922, il n’est plus question
de la phrase de Flaubert mais de la « phrase Flaubert » comme si elle
était devenue une unité d’évaluation, un modèle de phrase, une entité.
Pour Proust, pastiche et critique littéraire sont étroitement
liés et il le démontre, d’une façon particulièrement pertinente, avec
« Flaubert ». Gérard Genette, dans Palimpsestes, commence son étude
du pastiche de Flaubert en rappelant une déclaration de Proust dans
une lettre à Ramon Fernandez : « J’avais d’abord voulu faire paraître
ces pastiches avec des études critiques parallèles sur les mêmes
écrivains, les études énonçant d’une façon analytique ce que les
pastiches figuraient instinctivement, et vice versa…» (p. 113). Or,
dans une lettre à Paul Souday de mai 1922, Proust se livre au plaisir
de faire un pseudo-pastiche d’un feuilleton de son destinataire qu’il
aurait lui-même écrit pour répondre à la chronique de Souday dans le
Temps du 12 mai 1922. Il contient inévitablement un passage sur
Flaubert :

Enfin, sans aller aussi loin que Flaubert, qui disait : « Les modes,
les temps des verbes, tout cela ce sont des blagues, on peut écrire
ce qu’on veut, du moment que c’est bien », ne peut-on rappeler à
M. Souday que c’est précisément M. Proust qui a montré que
Flaubert, en violant les lois de concordance, a produit ses plus
beaux effets, non de littérale correction, mais de vivante beauté
grammaticale ? […]

Suit un exemple extrait de L’Éducation sentimentale qui


figurait déjà dans l’article de la NRF. Proust revient donc à cette idée
essentielle qu’il a toujours voulu mettre en valeur, à savoir la
révolution esthétique qu’a accomplie Flaubert en faisant triompher la
« vivante beauté grammaticale » sur la « littérale correction ». Et la
lettre, par l’insertion de ce pastiche, devient elle-même de la critique
littéraire en action. C’est une dimension de la Correspondance de
42 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Proust, trop souvent sous-estimée, que nous avons découverte au


cours de cette étude et que nous tenons à souligner.
À travers cette Correspondance – qui constitue, comme
celles du XIXe siècle, « une forme particulièrement complexe et
subtile d’histoire littéraire », selon l’expression de Raymonde Debray
Genette et Jacques Neefs, dans l’Avant-propos à L’Œuvre de
l’œuvre12, et plus précisément d’histoire littéraire de la critique – nous
avons pu mesurer combien Flaubert était, dans les années 20, au centre
de la tourmente littéraire. Tous les plus grands critiques en parlent et
Proust doit combattre sur tous les fronts. En même temps, par
l’intermédiaire de Flaubert, ont été mis en évidence les liens forts qui
unissaient Proust à la NRF. Il le dit lui-même, dans une lettre du 12 ou
13 mars à Jacques Rivière : « La NRF devient pour moi une sorte
d’église, et je sens que vous devenez mon directeur de conscience. »
Dès qu’il ressent le besoin de protester, de réagir à ce qui a été écrit
sur Flaubert, il l’annonce aux responsables de la NRF et,
réciproquement, il subit une pression très forte de leur part pour qu’il
leur remette ses manuscrits sur ce sujet, pression qui restera d’ailleurs
vaine. Nous avons été frappée par le temps et l’énergie que Proust a
consacrés, dans les dernières années de sa vie, à s’engager dans ce
combat littéraire par lettres qui tournait à l’obsession. Mais l’essentiel,
pour nous, aura été de constater que ce projet de réaliser une étude
critique sur Flaubert dont on voit, en général, la concrétisation dans
l’article de la NRF, l’aura accompagné jusqu’à sa mort. On sait que
l’œuvre proustienne aurait pu être autre si la mort n’avait pas surpris
prématurément son auteur ; le destin de l’essai critique sur Flaubert
annoncé dès 1908 et présent dans l’esprit de Proust jusqu’à sa mort
l’aurait sans doute été également.

12. Jacques Neefs, Raymonde Debray-Genette, L’Œuvre de l’œuvre, Presses


Universitaires de Vincennes, 1993.
PROUST LECTEUR DE
PAR LES CHAMPS ET PAR LES GRÈVES

« […] il en est un peu de l’influence des lieux


sur les livres et de celle des livres sur les lieux
comme du problème de l’œuf et de la
poule : […] Sont-ce les livres de Balzac qui
m’ont fait songer dans les rues de Blois à ce qui
s’y passe ou bien est-ce ce qui s’y passe qui a
causé des livres ? »
FLAUBERT, Par les champs et par les grèves1

C’est Proust lui-même qui indique, dans une lettre à sa mère,


qu’il s’est intéressé à cette œuvre de Flaubert : « J’ai demandé au Cab
lec comme tu disais jadis La Correspondance de Shiller [sic] et de
Goethe et un volume de Flaubert sur la Bretagne c’est du moins entre
tant de trésors qu’ils n’ont pas ce qu’ils m’ont envoyé2. »

1. La lecture de cette œuvre : problèmes de datation3

Philip Kolb date cette lettre du 16 septembre 1896 alors que


Jean-Yves Tadié, dans sa Chronologie de l’édition de La Pléiade,
précise que Proust lit « Carlyle, Balzac, Par les champs et par les
grèves de Flaubert » lors de ses vacances en Bretagne, en 1895, date à

1. Éd. Complexe, p. 42-43.


2. Corr. II, p. 125.
3. Ce chapitre est paru sous forme d’article dans le BIP 27, 1996, p. 17-28.
44 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

laquelle il commence Jean Santeuil. On sait « que cette “matière de


Bretagne” en avait été le point de départ4 ». Cette lettre ne pourrait-
elle pas être de 1895 et non pas de 1896 ? La lettre elle-même fournit
un certain nombre d’indices : Proust précise qu’il a écrit toute la
matinée à Madame Lemaire, évoque indirectement ses occu-
pations : « (et s’occuper de Calmann Lévy ou de la Mazarine c’est
pareil) », et plus précisément son futur roman :

(car si je ne peux pas dire que j’aie encore travaillé à mon roman
dans le sens d’être absorbé par lui, de le concevoir d’ensemble,
depuis le jour (quelques jours avant ton départ) le Cahier que j’ai
acheté et qui ne représente pas tout ce que j’ai fait, puisque avant
je travaillais sur des feuilles volantes – ce Cahier est fini et il a
110 pages grandes)5

Le post-scriptum fait allusion à un voyage futur à


Dieppe : « Mêmes dispositions maritimes. Mais pour que je reste
octobre à Dieppe, il faut que tu y soies [sic] je ne peux rester seul avec
Madame Lemaire. » Madame Lemaire est très présente dans l’esprit et
dans la vie de Proust en 1895 puisqu’elle a illustré Les Plaisirs et les
Jours et une certaine confusion naît quant à ce voyage à Dieppe.
Proust est allé en août 1895 chez Madeleine Lemaire à Dieppe ; sa
mère est à Dieppe précisément au moment où il écrit cette lettre mais
nous n’avons retrouvé aucune autre trace de ce projet de séjour à
Dieppe en octobre.

« S’occuper de Calmann Lévy » peut faire référence aux


difficultés qu’a rencontrées Proust pour faire publier Les Plaisirs et les
Jours (le recueil est finalement paru le 12 juin 1896) mais aussi aux
démarches qu’il a entreprises auprès du même éditeur pour la
publication de son roman en cours. Quant à l’indication concernant la
Mazarine, elle renvoie au poste de bibliothécaire que s’était vu
attribuer Proust, partageant en cela le destin de Flaubert. Après avoir

4. Philip Kolb, « Le premier roman de Proust », Saggi e ricerche di


Letteratura Francese, vol. IV, Universita di Pisa, Studi di Filologia Moderna,
Bottega d’Erasmo, Torino, 1963, p. 223.
5. Corr., II, p. 123 : ce texte ainsi reproduit par Kolb présente une syntaxe
défaillante. Nous ne savons pas si tel est le cas sur l’original ou s’il s’agit
d’une erreur de déchiffrement.
Proust lecteur et critique de Flaubert 45

obtenu sa licence ès lettres, Marcel Proust s’était présenté, sur les


conseils de ses parents, au concours de bibliothécaire, fin juin. Si l’on
en croit Painter, « pendant les quatre mois qui suivirent, de temps en
temps, […] il apparaissait pour un brin de causette avec ses collègues
occupés mais aimables, et pour feuilleter les livres du Cardinal6 ». À
sa décharge, il faut reconnaître, avec Painter, que la poussière des
livres ne pouvait être que néfaste pour son asthme et lorsqu’il quittait
la Mazarine, « il sortait de sa poche un pulvérisateur afin de combattre
les ravages de la journée en aspirant un nuage de vapeur
d’eucalyptus ». Cette nomination ne l’empêcha pas de partir en
vacances et il multiplia les voyages. Il fit, entre autres, un séjour à
Dieppe, à la villa de Madeleine Lemaire en août, avec Reynaldo Hahn,
rentra à Paris pour repartir en Bretagne, à Belle-Île-en-Mer où
séjournait Sarah Bernhardt. Puis il s’installa avec Reynaldo Hahn,
début septembre, à Beg-Meil. De retour à Paris, il faillit perdre son
poste à la Mazarine mais une intervention du ministre des Affaires
étrangères, M. Hanotaux, lui permit de le garder tout en obtenant un
congé pour repartir à Réveillon, chez Madeleine Lemaire. À son
retour de Beg-Meil, toujours selon les informations données par
Painter, il demanda un congé d’une année qu’il obtint à partir du
24 décembre 1895. Si la lettre citée date bien de septembre 1896,
« s’occuper de la Mazarine » ne peut être qu’un souvenir évoqué à
titre de comparaison. Cet épisode que l’on considère généralement
comme purement anecdotique a finalement causé bien du souci à
Proust.

Le manuscrit de Jean Santeuil (N. a. fr. 16616), tel qu’il a


été reconstitué, comporte des extraits de brouillons de lettres que
Proust a adressées à Monsieur l’Administrateur (il s’agit d’Alfred
Franklin) ou à « Monsieur ».

f° 73, sur un fragment de papier collé sur la page :

Monsieur l’ Administrateur
Au moment où j’allais essayer une combinaison qui me permît de
concilier le séjour au grand air dont j’ai malheureusement encore
besoin et mon service à la Bibliothèque Mazarine

6. George D. Painter, Marcel Proust, p. 229.


46 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

f° 85 v° (Ce verso de la page 101 est le seul qui soit demeuré non
numéroté et l’on note une solution de continuité entre le recto de cette
page et la page 102) :

Monsieur
Le bibliothécaire de la Mazarine qui m’écrit pour me dire, que sur
ma demande et pour raison de santé, Monsieur Franklin vient de
transmettre une demande

f° 87 v° (p. 105, écrit à l’envers sur cette dernière page du


cahier restée inachevée)

Monsieur
En m’écrivant que le congé d’un mois (15 octobre au 15
novembre) que je viens de demander

La présence de ces fragments de lettres qui sont


nécessairement antérieurs au 15 octobre 1895 prouve que ce « cahier »
(il s’agit d’un ensemble de feuilles de papier quadrillé sans marge que
Proust a dû acheter sur place) était déjà écrit à cette date.

La parenthèse qui figure à l’intérieur de la lettre de l’année


suivante où Proust écrit « […] depuis le jour (quelques jours avant ton
départ) le Cahier que j’ai acheté et qui ne représente pas tout ce que
j’ai fait, puisque avant je travaillais sur des feuilles volantes – ce
Cahier est fini et il a 110 pages grandes) […] » manque de cohérence.
Il apparaît néanmoins que le cahier mentionné vient s’ajouter aux
105 pages déjà écrites à Beg-Meil (folios 20 à 87). Proust les avait, en
effet, numérotées : le folio 20 correspond à la « Page 1 » (cet
ensemble ne contenait pas ce qui est devenu la préface), le folio 87 à
la page 105 et c’est la seule pagination suivie de la main de Proust
dans cet immense ensemble de 703 folios qu’est Jean Santeuil. Cette
pagination, Proust l’a faite a posteriori puisqu’il annonce, dans une
lettre à Reynaldo Hahn que Kolb date du 3 ou du 4 septembre
1896 : « Hier j’ai fait la pagination des 90 premières pages de mon
roman. » Il numérote le recto et le verso car, contrairement à ce qu’il
fera dans les cahiers de la Recherche, il écrit sur le recto et le verso de
chaque page, de façon continue. Le folio 70 qui correspond à la page
Proust lecteur et critique de Flaubert 47

numérotée par Proust 69 ter est formé d’un fragment de papier collé
sur une facture de Beg-Meil.
Les références ponctuelles aux lettres précédentes (présence
de la mère à Dieppe après le séjour avec son fils au Mont-
Dore ; allusion aux croque-monsieur ; indication d’un début de
pagination dans une lettre antérieure à Reynaldo Hahn) nous obligent
à admettre que cette lettre date bien de 1896. Cela signifie que Proust
a lu Par les champs et par les grèves non pas pour « accompagner »
son séjour en Bretagne mais pour confronter le récit de Flaubert avec
ses propres souvenirs au moment où, de retour à Paris, il compose la
partie de son « roman » consacrée à Beg-Meil. Michel Erman, dans sa
biographie de Proust, aborde également cette question : « [alors que sa
mère fait une cure à Dieppe et qu’il se retrouve seul à Paris,] il semble
qu’il termine alors le récit champêtre d’Éteuilles pour lequel il trouve
des échos dans la lecture de Par les champs et par les grèves7 ».

On ne peut savoir, en effet, à quel moment précis se situe la


lecture du récit de Flaubert par rapport à la rédaction du cahier aux
110 pages qui, au dire même de Proust, fut rapide. L’a-t-il lu avant,
pendant ou après la rédaction d’Éteuilles ? Les folios 354 à 357 rectos
et versos du manuscrit sont des pages du même papier quadrillé
(même écriture, même encre « grasse ») que le premier « Cahier »,
celui écrit à Beg-Meil. Ces pages qui constituaient sans doute les
quatre dernières pages du premier « Cahier » ont très certainement été
arrachées ou déplacées ; l’une d’entre elles n’est qu’une moitié de
page. L’autre moitié est peut-être ce fragment qui a été collé sur le
folio 73 et qui a servi à griffonner un début de lettre destinée à
l’administrateur de la Mazarine. Ces folios 354 à 357, placés dans la
partie intitulée « Jean à Begmeil », sont consacrés à la presqu’île de
Beg-Meil8 et ce sujet a été repris et retravaillé d’une autre écriture, sur
une page de papier quadrillé (mais qui n’appartient sans doute pas au
« Cahier » précédemment cité) (f° 360), pour donner naissance à [Soir
et Nuit à Beg-Meil]9. Or, dans ces dernières pages qui sont couvertes

7. Michel Erman, Marcel Proust, p. 75.


8. JS, [La presqu’île de Beg-Meil] ; [L’automne à Beg-Meil. – L’Église]
p. 361-364.
9. JS, [Soir et Nuit à Beg-Meil] p. 364-365.
48 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

de ratures (alors que l’ensemble de Jean Santeuil en comporte peu) se


fait sentir l’influence de Flaubert.
La lecture de Par les champs et par les grèves est donc sous-
jacente à la peinture de Beg-Meil et peut-être même à celle
d’Éteuilles. Insensiblement Proust s’en est imprégné, mêlant les
éléments marins et les éléments terrestres, pour les redistribuer dans
son œuvre selon son propre binarisme. Et lorsqu’on sait qu’Éteuilles
et Beg-Meil deviendront Combray et Balbec, on saisit l’importance
première et décisive de Flaubert dans la création de l’univers
proustien.

2. Les différentes versions de l’œuvre

Deuxième énigme : quelle version de Par les champs et par


les grèves Proust a-t-il lue ? En effet, plusieurs critiques étudiant tel
ou tel aspect du roman proustien, notamment l’onomastique, ont fait
un rapprochement avec Par les champs et par les grèves. Yvan
Leclerc, dans son article10 « Proust, Flaubert : lectures » fait
remarquer que « Le Quimperlé de la Recherche ressemble à celui de
Par les champs et par les grèves » en précisant que d’autres critiques
avaient déjà fait ce rapprochement, Gérard Genette, Claudine Quémar
et Raymonde Debray Genette11. Lorsque Proust dépeint Quimperlé
comme étant « lui, mieux attaché [que Benodet] et depuis le Moyen
Âge, entre les ruisseaux dont il gazouille et s’emperle en une grisaille
pareille à celle que dessinent, […] les rayons de soleil changés en
pointes émoussées d’argent bruni12 », il est effectivement très proche
du passage de Flaubert commençant par : « Deux rivières, au pied des
montagnes, entourent la ville, comme un bracelet d’argent » (p. 185).
Yvan Leclerc fait remarquer, à la suite de Claudine Quémar, que ce
passage était inédit du temps de Proust et en conclut : « Ici, pas de
trace visible, simplement une sensibilité commune à l’eau, au nom

10. BMP n° 39, 1989, p. 127-143.


11. Gérard Genette, Mimologiques, Seuil, 1976, p. 320 ; Claudine Quémar
« Rêverie(s) onomastique(s) proustienne(s) à la lumière des avant-textes »,
Essais de critique génétique, Flammarion, 1979, p. 93 ; Raymonde Debray
Genette, Métamorphoses du récit, Seuil, 1988, p. 244.
12. DCS, p. 529-530.
Proust lecteur et critique de Flaubert 49

d’une ville […] ». Mais il y a plus qu’une sensibilité, il y a notamment


des images communes.
Par les champs et par les grèves représente un problème
éditioral complexe et, apparemment, toujours pas complètement
résolu. Cette œuvre est le récit d’un voyage effectué par Flaubert en
1847, en compagnie de Maxime Du Camp, pour l’aider à surmonter la
douleur provoquée par la mort de son père et celle de sa sœur
Caroline. Outre le lieu visité, la Bretagne, les deux expériences ont en
commun la relation très forte qui unissait les deux amis, Flaubert et
Maxime du Camp, dans un cas, Proust et Reynaldo Hahn, dans l’autre.
Bardèche, tout en récusant l’hypothèse d’une relation homosexuelle,
affirme, à propos des années 1842-1845, c’est-à-dire l’époque de La
Première Éducation sentimentale : « La grande aventure sentimentale
de ces années, la seule pensée constante qu’attestent tous les
documents qui nous sont parvenus, c’est l’amitié passionnée de
Flaubert pour Maxime Du Camp. C’est le véritable roman d’amour de
ces trois années qui, peut-être, ne fut pas sans péripéties13. » Et de
nombreuses lettres témoignent de cette relation passionnée entre les
deux hommes. Rappelons que les initiales des deux héros de Jean
Santeuil, Jean et Henri14, sont les mêmes que celles des héros de la
Première Éducation sentimentale, Jules et Henry et il y a, dans cette
œuvre, un personnage nommé Morel.

Cette parfaite entente entre Du Camp et Flaubert s’est


traduite, en ce qui concerne l’œuvre, par le choix d’une « écriture à
deux » : Du Camp fut chargé des chapitres pairs, Flaubert, des
chapitres impairs. Mais cette rédaction, réalisée à leur retour de
voyage, ne visait pas la publication. Ce n’est qu’en 1886 que seront
publiés, à l’initiative de Caroline Franklin-Grout, les chapitres écrits
par Flaubert sous le titre Par les champs et par les grèves15 avec
comme sous-titre : « Voyage en Bretagne ». Ce texte est accompagné
de « Mélanges et de fragments inédits » dont la « Préface aux

13. Maurice Bardèche, Flaubert, La Table ronde, 1988, p. 72.


14. Philip Kolb avait déjà constaté une analogie de cet ordre entre Henri de
Réveillon et Reynaldo Hahn : « Peut-être y a-t-il quelque chose de Hahn dans
l’ami de Jean, Henri de Réveillon, qui porte d’ailleurs les initiales
transposées de Reynaldo. » in « Le premier roman de Proust », p. 236.
15. Gustave Flaubert, Par les champs et par les grèves, Charpentier, 1886.
50 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Dernières Chansons de Louis Bouilhet » et des extraits de Novembre,


entre autres. C’est donc cette édition que Proust a pu lire en 1895
ou 1896. Mais elle est incomplète. Il faut attendre 191016 pour que les
éditions Conard donnent, dans le cadre de la publication des Œuvres
complètes, une version intégrale des chapitres écrits par Flaubert,
accompagnée des sommaires, composés par Flaubert, des douze
chapitres. Et c’est très certainement ce texte qui a influencé Proust,
consciemment ou inconsciemment, lorsqu’il décrit Quimperlé puisque
ce passage ne figurait pas dans l’édition Charpentier. Claudine
Quémar en a trouvé la première trace dans le Cahier 29 (f° 25 r°)
qu’elle date de 1910. La référence cachée à l’œuvre de Flaubert
confirme cette datation et permet de la préciser : ce volume de
Flaubert est paru le 28 octobre 191017 ; le Cahier 29 est donc
postérieur à cette date. C’est dans ce même Cahier 29 que se trouve le
fragment « À ajouter à Flaubert » et un autre, resté inédit18, (f° 52) qui
porte le même titre.

L’autre solution pour éclaircir ce mystère serait que Proust


aurait eu accès, lorsqu’il était en poste à la Mazarine (autrement dit, en
juillet 1895 puisque c’est la seule période où il s’y est rendu
quelquefois) à la copie (celle de Maxime Du Camp19) déposée en
1883, à la Bibliothèque de l’Institut. Cette copie avait été établie
d’après le manuscrit original. La deuxième copie qu’avait fait établir
Flaubert en même temps que la première, de 1847 à 1849, était en la
possession de Mme Caroline Franklin-Grout. Non seulement la
version intégrale a attendu très longtemps avant d’être publiée mais de
plus il existe des variantes entre les diverses versions. La Préface de
l’édition Conard en fournit l’explication qui doit être la bonne même
si elle a été longtemps contestée : l’édition Charpentier avait été

16. L’édition Pierre Lafitte de 1909 reprend le texte de l’édition Charpentier.


17. Indication fournie par la Bibliographie de la France, 99e année, 2e série,
n° 46, 18 novembre 1910.
18. Voir chapitre IV de cette Première Partie : « “À ajouter à Flaubert” : une
énigme ».
19. Selon l’édition critique de Par les champs et par les grèves de Adrianne
J. Tooke (Textes littéraires français, Droz, 1987) qui nous a été très utile pour
retracer l’historique de cette publication, cette copie, conformément à la
volonté de Du Camp, est restée inaccessible pendant fort
longtemps : « L’interdit ne fut levé définitivement qu’en 1973. »
Proust lecteur et critique de Flaubert 51

établie d’après le manuscrit original daté de 1848 mais Flaubert aurait


retravaillé son texte après avoir fait composer les copies.
Cette hypothèse d’une lecture de la copie déposée à la
Bibliothèque de l’Institut est néanmoins peu probable puisque Jean
Santeuil ne renvoie pas à des fragments inédits en 1896. Par ailleurs,
René Descharmes avait fait publier, en 1909, sa thèse sur Flaubert20
qui comprenait huit fragments inédits de Par les champs et par les
grèves ; il est là encore peu probable que Proust l’ait consultée ; mais
l’intérêt qu’on porte alors aux inédits de Flaubert a pu raviver le
souvenir de cette œuvre dans l’esprit de Proust.

3. La Bretagne et Jean Santeuil

On est donc amené à considérer que Proust a lu deux fois


l’œuvre de Flaubert, une première fois en 1896, au moment où il écrit
Jean Santeuil, une seconde fois en 1910, lorsqu’il compose la
Recherche. De la première version il a retenu essentiellement des
impressions de voyage, celles que Flaubert résume ainsi :

Ainsi se passe une journée en voyage, il n’en faut pas plus pour la
remplir : une rivière, des buissons, une belle tête d’enfant, des
tombeaux ; on savoure la couleur des herbes, on écoute le bruit des
eaux, on contemple les visages, on se promène parmi les pierres,
on s’accoude sur les tombes, et le lendemain on rencontre d’autres
hommes, d’autres pays, d’autres débris ; on établit des antithèses,
on fait des rapprochements. C’est là le plaisir, il en vaut bien un
autre. (p. 194-195)

De ce récit de voyage se dégage effectivement une


impression de limpidité, de simplicité et de beauté. Mais il est très
difficile de savoir dans quelle mesure Proust s’en est inspiré pour Jean
Santeuil. Les rapprochements que nous avons pu établir proviennent
essentiellement du chapitre VII qui concerne Quimperlé, Quimper,
Concarneau, Bénodet, Pont-L’Abbé (la citation précédente est elle-
même extraite de ce chapitre). Certes, il est question d’aubépines,
d’ajoncs, de genêts, de haies dans les deux œuvres mais ce sont des

20. René Descharmes, Flaubert, sa Vie, son Caractère et ses Idées avant
1857, Librairie des Amateurs, successeur Ferroud, 1909.
52 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

éléments qui appartiennent à la réalité du paysage et qui s’imposent


donc. Et même les barques, en particulier les barques à sec sur la rive,
qui sont très souvent citées dans le texte flaubertien et qui se
retrouvent dans « Beg-Meil » comme objet de contemplation et
comme souvenir : « Mais Jean se rappelait la Bretagne, […] il se
disait : « C’est le moment où quand je n’étais pas en mer j’allais voir
les barques rentrer. […] » ne pouvaient que retenir l’attention du
voyageur. Ces deux exemples sont révélateurs de la façon dont Proust
a composé son œuvre : ses souvenirs autobiographiques ou livresques
de la Bretagne ont tout autant alimenté Éteuilles / Combray que Beg-
Meil / Balbec. Bernard Brun l’a déjà observé : « Signalons d’abord un
trait frappant : l’omniprésence du narrateur, et l’effort consécutif de
l’écrivain pour dresser un parallèle entre Combray et Balbec, plus
qu’un parallèle : un diptyque. […] Proust travaillait ensemble ces
deux volets, à partir de brouillons indifférenciés21. » Il envisage
même que Balbec ait été écrit avant Combray.

Quelques rares fragments de Jean Santeuil laissent penser


qu’ils portent l’empreinte de Flaubert. La Préface (intitulée ainsi par
les éditeurs) qui a été ajoutée à l’ensemble des 105 pages initiales
(folios 20 à 87) et qui aurait donc pu être écrite après la lecture de Par
les champs et par les grèves retient l’attention par le nom de deux de
ses personnages secondaires, Théodore et Félicité22 qui appartiennent
à l’entourage de Proust mais aussi à l’univers romanesque de Flaubert.
Certes, ces deux personnages ne sont pas cités dans Par les champs et
par les grèves mais, dans cette Préface, leur rôle n’est pas de renvoyer
à tel ou tel roman de Flaubert mais de poser le problème de la
création : le prénom de Théodore est donné à un nouveau-né en
hommage au médecin qui a accouché la mère et signifie « Présent des
Dieux », Félicité est la servante qui sert de modèle à l’écrivain B. Cet

21. Bernard Brun, « Hypothèses sur le classement des premiers cahiers


Swann », article rédigé d’après les notes de Claudine Quémar, BIP n° 13,
1982, p. 17-24.
22. Ils apparaissent dans un passage du manuscrit non biffé et non repris dans
la mise au net de la « Préface », reproduit par les éditeurs de La Pléiade.
Pour le destin de ces deux personnages, voir Troisième Partie,
chapitre III : « Le vitrail de Combray : une allégorie de la création
intertextuelle ».
Proust lecteur et critique de Flaubert 53

écrivain qui est en fait la transposition du peintre rencontré par Proust


et Reynaldo Hahn à Beg-Meil et qui se révèle être, dans le récit,
« l’écrivain vivant que quelques-uns de mes amis et moi placions
alors avant tous les autres » pourrait renvoyer, entre autres, à Flaubert,
même si celui-ci n’est plus en vie au moment où Proust écrit Jean
Santeuil. Et l’on peut voir dans cet écrivain admiré par le narrateur
une préfiguration de ce qui deviendra l’« un de mes écrivains
préférés » dans le célèbre passage sur les grappes de fleurs et le
paysage fluviatile dans « Combray », d’autant plus que ce paysage
aquatique est déjà présent dans Par les champs et par les grèves.

Il est, d’autre part, important de souligner le lien


fondamental qui existe, pour Proust, entre littérature et peinture, lien
qu’il incarne ici de façon exemplaire : le peintre réel devient l’écrivain
fictif. De même, dans L’Éducation sentimentale, le peintre qui
apparaît subrepticement dans la description de Fontainebleau est une
représentation du peintre impressionniste. Pierre-Marc de Biasi23
précise que ce détail a été ajouté, comme « une mise en abyme de
l’auteur peignant sur le motif la nature et ses personnages ». Cet
écrivain fictif de Jean Santeuil est déjà un double du futur narrateur
de la Recherche : « des gouttes de pluie qui commençaient à tomber,
un rayon de soleil qui reparaissait, suffisaient à lui rappeler des
automnes pluvieux, des étés ensoleillés, des époques entières de sa
vie, des heures obscures de son âme qui s’éclaircissaient alors, à
l’enivrer de souvenir et de poésie24 » et c’est grâce à lui que les deux
héros de Jean Santeuil s’interrogent sur « les métamorphoses
nécessaires qui existent entre la vie d’un écrivain et son œuvre, entre
la réalité et l’art, ou plutôt, comme nous pensions alors, entre les
apparences de la vie et la réalité même qui en faisait le fond durable et
que l’art a dégagée25. » Enfin, ils publient, après sa mort, la copie de
son roman.

23. Flaubert, L’Éducation sentimentale, éd. critique de Pierre-Marc de Biasi,


L’École des lettres / Seuil, p. 491.
24. JS, p. 186
25. Ibid. p. 190
54 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Pour ce qui est de l’ensemble des fragments consacrés à


Éteuilles / Illiers, dans [Petite ville dévote]26 (fragment qui
correspond à une feuille volante, f° 91) l’humour avec lequel est
décrite la vie religieuse à Éteuilles et même le rythme des phrases
semblent hérités de Flaubert :

[…] rue du Saint-Esprit […] et qu’en effet dominait l’église,


traversaient les processions, pavoisaient les reposoirs, habitaient
ici le curé, là le sacristain, là les sœurs, remplissait le bruit des
cloches, animaient, le jour de grand-messe, la file des personnes
allant à la messe et l’odeur des gâteaux préparés […]

La description de la procession à Quimper repose sur le


même procédé énumératif et le même schéma syntaxique avec
inversion du sujet : « Au milieu circulait un prêtre en surplis […] Les
enfants avaient des pantalons bouffants […] Après eux venaient les
petites filles toutes en robes blanches […] Enfin venaient les chantres
et les chanoines ouvrant tous la bouche […] », procédé cher à
Flaubert, que l’on retrouve notamment dans la description de la pièce
montée lors du mariage de Charles et d’Emma.

Le cas de [Soir et Nuit à Beg-Meil] (f° 360) est plus


marquant dans la mesure où ce texte est une réécriture d’un passage
extrait sans doute du premier cahier de Jean Santeuil (fos 354-357). Le
style proustien commence à s’affirmer tout en puisant, semble-t-il, ses
éléments descriptifs chez Flaubert : « un sentier tracé dans la fougère,
le genêt, la bruyère et l’ajonc, qui suit la baie à pic, comme un talus
fleuri qui longe un chemin creux », « la mer s’allonge à ses pieds
comme un chemin charmant qui mène au port voisin les barques qui
rentrent à la file » et surtout « l’azur tremblant et rose du sable
mouillé, les vives couleurs du ciel, la nacre riche et changeante de la
baie, un éclair d’or ou un paysage lumineux dans la fenêtre d’une
chaumière ». Nous retrouvons à travers ces expressions toute une
poétique héritée du symbolisme, mais les éléments s’organisent aussi
selon le binarisme terre / mer qui va structurer l’univers proustien
(binarisme déjà présent dans le titre Par les champs et par les grèves)
et ils sont mis en relation par un processus analogique. Cette féerie de

26. JS, p. 281.


Proust lecteur et critique de Flaubert 55

couleurs et de reflets qui fait penser aux Nocturnes de Whistler était


déjà présente dans le texte de Flaubert : « Le soleil, frappant dessus,
en faisant briller l’écume sous ses feux, les vagues miroitaient en
étoiles d’argent et tout le reste était une immense surface unie dont on
ne se rassasiait pas de contempler l’azur. » (p. 250) ; « La mer verte
foncée par l’effet d’une côte verte qui se reflétait dessus ; plus près de
nous bleue ; nuages de nacre et de poussière d’or pâle » (p. 239) mais
cette dernière notation appartient au sommaire du chapitre VIII et
n’était donc pas publiée avant 1910. Ce passage [Soir et Nuit à Beg-
Meil] est aussi riche en couleurs qu’un tableau pictural dans lequel
dominerait « la pourpre mystérieuse » du soleil.

4. Intertextualité avec la Recherche : des motifs récurrents

L’intertextualité est beaucoup plus nette avec la Recherche


et elle se manifeste surtout à travers des motifs récurrents et non pas
par l’exploitation d’un passage particulier, comme cela se produit avec
L’Éducation sentimentale ou les Trois Contes. Les longues fleurs
bleues à clochette sur tige, les digitales pourprées annoncent, par leur
couleur, les fleurs en grappes de la duchesse de Guermantes mais
d’autres fleurs débouchent sur une autre problématique, celles qui
ornent l’autel, qui embaument et qui suscitent ce que Flaubert appelle
le « désir mystique ».

[Dans l’église de Pont-l’Abbé] :


Bouquets de jonquilles, juliennes, pensées, roses, chèvrefeuilles et
jasmins mis dans des vases de porcelaine blanche ou dans des
verres bleus, étalaient leurs couleurs sur l’autel et montaient entre
les grands flambeaux vers le visage de la Vierge, […] l’église […]
toute propice aux exhalaisons du désir mystique […]
Comprimée par le climat, amortie par la misère, l’homme
reporte ici toute la sensualité de son cœur, il la dépose aux pieds
de Marie, sous le regard de la femme céleste et il y satisfait, en
l’excitant, cette inextinguible soif de jouir et d’aimer.

Ce mélange de sacré et de sensualité – un des thèmes-clés de


Flaubert –, qui se traduit ici par l’intermédiaire des fleurs, sera
transposé par Proust dans l’épisode des aubépines. Dans un autre
passage, de différentes fleurs réunies émane « un mélange de parfums
56 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

sucrés » qui a quelque chose « de tendre, d’énervant, de navrant,


d’écœurant », vision baudelairienne que développe également Proust
dans différents textes. Le célèbre paysage fluviatile que Proust, après
l’avoir vu décrit chez « l’un de ses écrivains préférés », associe à la
duchesse de Guermantes pourrait avoir ses sources dans ce récit de
voyage ; la végétation aquatique est omniprésente dans le texte, à titre
référentiel mais aussi à titre métaphorique : « C’était un torrent de
verdure ruisselant à travers les maisons du haut de la côte en bas de la
ville. » (p. 190) Image symbole puisqu’elle fait fusionner « eau » et
« terre ».
D’autres éléments ont pu être réutilisés par Proust mais ils ne
sont pas suffisamment originaux pour que nous puissions l’affirmer
avec certitude : les vitraux, les porches, les coquilles et coquillages,
les sons des petites cloches aux « battements secs et cuivrés », les
coiffes bretonnes, notamment celles des servantes, désignées par les
« grands bonnets à barbes relevées » (p. 217) et portées également par
Félicité, la servante de l’auberge dans la « Préface » de Jean Santeuil.
Un “objet” pittoresque a retenu particulièrement notre attention : le
chapeau de feutre. Il y a en fait deux chapeaux de feutre dans le récit
de Flaubert : le chapeau de feutre gris, qui est en première position
dans la liste des objets emportés par les deux voyageurs, et le chapeau
rond de feutre noir que porte le jeune garçon aperçu dans une ruelle et
retrouvé dans l’église Sainte-Croix, à Quimperlé. La description qui
est faite de celui-ci, par l’importance qu’elle accorde aux différentes
parties du corps, notamment à la chevelure et à la taille (« taille courte,
mais pleine de souplesse »), témoigne d’un intérêt ambigu. Le même
regard rempli d’admiration – et peut-être désirant – se porte, quelques
pages plus loin, sur un autre jeune homme à la chevelure blonde,
chevelure qui est très longuement décrite, comparée à une chevelure
de femme et qui suscite cette réflexion du narrateur : « Là seulement,
et pour la première fois, j’ai compris la beauté de la chevelure de
l’homme et le charme qu’elle peut avoir pour des bras nus qui s’y
plongent. »
Du chapeau de feutre, nous sommes passés à la sensualité et
à la volupté d’une chevelure d’homme. Et toujours dans ce
chapitre VII, l’une des premières personnes citées est M. de Penhoet,
dont nous ne savons d’ailleurs rien, si ce n’est qu’il attribuait à la
Vénus de Quinipily des origines égyptiennes. Un nom donc et ce nom
précède immédiatement la peinture de Quimperlé. Or, le nom et le
Proust lecteur et critique de Flaubert 57

chapeau se retrouvent dans les avant-textes de la Recherche. Pour


l’étude de ce nom, nous nous reportons à l’article d’Enid
Marantz : « L’infini, l’inachevé et la clôture dans l’écriture
proustienne : le cas de Mlle de Stermaria27 » et aux travaux de
Georgette Tupinier qui a publié et commenté cinq ébauches de
Mlle de Stermaria28. Mlle de Stermaria est cette jeune fille de
l’aristocratie bretonne qui, accompagnée de son père, loge au Grand-
Hôtel de Balbec et à laquelle le narrateur propose, plus tard, un
rendez-vous à l’île du Bois, rendez-vous pour lequel la jeune fille se
décommandera (Le Côté de Guermantes, II, II). Cette jeune fille,
comme Pierre-Louis Rey l’indique29, « jouera dans le roman […] un
rôle sans doute plus épisodique que celui que Proust lui destinait dans
ses brouillons ». C’est donc un personnage plus intéressant par ses
origines que par son évolution ultérieure. Il retient d’abord l’attention
par les différents noms qu’il a eus successivement, à commencer par
celui de Penhoët. En effet, selon les indications fournies par Enid
Marantz, le personnage apparaît pour la première fois dans un
fragment du Cahier 36 (N.a.fr. 16676, fos 32r°-38r°, 33v°, à l’en-
droit) : le narrateur se trouve chez Mme de Guermantes et demande à
« trois jeunes filles des renseignements sur une certaine Mlle de
Penhoët qui portait toujours un chapeau de feutre gris quand il la
voyait cinq ou six ans plus tôt à Saint Valéry ». Georgette Tupinier
s’était déjà interrogée sur ce mystérieux nom et voyait en lui « le
double de celui d’une certaine demoiselle Fontaine-Le-Poët que le
Narrateur entrevoit à une soirée chez la princesse de Guermantes dans
le Cahier 49 » ; Enid Marantz le rapproche d’un nom de lieu réel,
Penn ar Hoat, voyant en cette origine une illustration de la théorie
exposée dans « Noms de pays : le nom » et « Noms de personne : le
nom ».
Le même principe permettrait de justifier le deuxième nom
attribué au personnage, celui de « Caudéran » dans la mesure où le

27. Enid Marantz, « L’infini, l’inachevé et la clôture dans l’écriture


proustienne : le cas de Mlle de Stermaria », Études françaises, Les Presses de
l’Université de Montréal, 30-1, p. 41-58.
28. Georgette Tupinier, « Autour de cinq ébauches de Mlle de Stermaria »,
Études proustiennes I, Cahiers Marcel Proust, 6, 1973, p. 240-241.
29. Note de l’Esquisse XXXV [La jeune fille au feutre gris – Rêve d’un
Guermantes breton ], Pléiade II, p. 906.
58 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

« Saint-Valéry » mentionné par le narrateur renverrait à Saint-Valéry-


en-Caux. Dans le Cahier 12, au nom de « Caudéran » vient se
substituer celui de « Quimperlé ». Quand on sait qu’un mystérieux
M. de Penhoët apparaît dans Par les champs et par les grèves
précisément juste avant la description de Quimperlé et que l’attribut
caractéristique de la jeune fille proustienne est un chapeau de feutre
gris, on ne peut s’empêcher de faire un rapprochement avec le récit de
voyage de Flaubert. Certes, le chapeau de feutre gris est affecté d’une
plume dans le texte proustien et n’est pas strictement identique au
chapeau breton mais dans les deux cas, un regard admiratif, voire
même désirant, est porté sur la personne au chapeau. La jeune femme
chez Proust serait alors un travestissement du jeune homme de
Flaubert ; or, ultérieurement, Mlle de Quimperlé léguera une partie de
ses attributs à la duchesse de Guermantes30 et à Albertine qui est
soupçonnée d’inversion. Par un processus de métamorphose similaire,
l’île du Bois où le narrateur doit rencontrer Mme de Stermaria devient,
grâce au brouillard, « l’île de Bretagne dont l’atmosphère maritime et
brumeuse avait toujours entouré pour moi comme un vêtement la pâle
silhouette de Mme de Stermaria31 » ; le paysage terrestre se
transforme en paysage marin, par l’intermédiaire des images ; on

30. Dans le Cahier 36, fos 66 et 65 v°, Mlle de Caudéran est décrite avec un
nez busqué, une taille souple (qui rappelle celle des jeunes hommes de
Flaubert) et « quelque chose de dédaigneux et de froid dans les yeux ». Le
nez busqué sera aussi celui des Guermantes ; la couleur de ses joues est
comparée à celle des nymphéas de Combray ; les fleurs de Guermantes. Une
autre version de ce portrait (f° 64) qualifie sa taille de « serpentine » (lecture
conjecturale), mot qui renvoie à Salammbô et à la duchesse de Guermantes
(cf. « La duchesse de Guermantes et les fleurs en grappes ».) Swann se
substituera à M. de Penhoët : dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, II
(p. 31), c’est lui qui reprend les propos qu’énonçait M. de Penhoët dans un
fragment du Cahier 26 : « Vous devriez partir pour ces délicieuses îles de
l’Océanie, vous verrez que vous n’en reviendrez plus » remplace : « Partez
pour ces îles délicieuses de l’Océanie, vous verrez que vous n’en reviendrez
plus. » Si nous suivons la logique de la filiation, Gilberte serait aussi une
héritière de Mlle de Penhoët. Jean Milly signale dans son étude sur
« L’ouverture de la Recherche » (Proust dans le texte et l’avant-texte, p. 19-
89) que ce fragment du Cahier 26 avait d’abord été déplacé – et ce jusqu’à la
deuxième dactylographie – dans la rêverie des chambres.
31. CG II, p. 135
Proust lecteur et critique de Flaubert 59

retrouve, entre autres, celle du coquillage, très souvent citée par Proust
qui pourrait l’avoir empruntée à Flaubert : « J’écrasais par terre des
feuilles mortes qui s’enfonçaient dans le sol comme des coquillages et
je poussais de ma canne des châtaignes, piquantes comme des
oursins32. »
Mais si nous acceptons cette intertextualité, nous nous
trouvons à nouveau confrontés à la question de la datation de la
lecture de Par les champs et par les grèves. Le Cahier 36 dans lequel
figure le nom de Penhoët est un « Cahier Sainte-Beuve », écrit
en 1909, et le passage concerné du récit de Flaubert était alors inédit.
Dans L’Éducation sentimentale un passage ressemble étrangement au
chapitre VII de Par les champs et par les grèves consacré à
Quimperlé. Dans ce passage qui se situe à la fin du chapitre V de la
deuxième partie, Frédéric retrouve Louise à Nogent, sur les bords de
la Seine. De même qu’à Quimperlé, « deux rivières, au pied des
montagnes, entourent la ville comme un bracelet d’argent » « la Seine,
au-dessus de Nogent, est coupée en deux bras » et de là naît toute une
description du paysage aquatique qui mentionne les célèbres « grappes
jaunes », les « quenouilles de fleurs amarantes » et les nymphéas. On
y retrouve la clématite, très souvent citée dans Par les champs et par
les grèves, la rencontre des trois éléments eau-soleil-argent qui a été à
l’origine du rapprochement entre Proust et Flaubert : « Le soleil
frappait la cascade ; les blocs verdâtres du petit mur où l’eau coulait
apparaissaient comme sous une gaze d’argent se déroulant toujours »
et on apprend, par un compliment de Louise, que Frédéric porte… un
chapeau de feutre gris. Mais il n’est évidemment pas question de
M. de Penhoët.
Le lien – voulu ou inconscient – entre les deux œuvres de
Flaubert est indéniable ; de laquelle Proust s’est-il souvenu ? Il est
impossible de répondre avec certitude, dans l’état actuel de nos
connaissances, mais l’intertextualité onomastique dont nous avons
démontré à d’autres reprises la pertinence laisse penser qu’il s’agit de
Par les champs et par les grèves.
L’utilisation des noms propres par Proust est décidément
bien mystérieuse. Nous avions relevé, dans l’ouverture du chapitre V
du récit de Flaubert qui décrit l’arrivée des deux compagnons à Carnac
et leur séjour à Belle-Isle (où s’est rendu également Proust), la

32. Ibid., p. 138.


60 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

présence de « deux carafes » qui ornent la cheminée d’une auberge.


Elles nous font penser aux célèbres carafes de la Vivonne, si bien
analysées par Philippe Lejeune33, dans la mesure où elles sont des
contenants détournés de leur fonction habituelle : elles ne servent pas
à contenir du liquide mais des objets : l’une « Napoléon, grand d’un
demi-pouce et tout raide étendu sur son tombeau », l’autre « le Saint
Sacrifice de la messe ». Parallèlement, dans la première partie du
manuscrit de Jean Santeuil (N. a. fr. 16615), la seule page très raturée,
le verso du folio 98, a pour sujet l’appareil à café utilisé à
Illiers : « Cet appareil était en verre, de sorte qu’on voyait l’eau
former les bouillons, la vapeur mêlée à l’essence du café mettre sur les
parois une vapeur noirâtre, et l’eau s’élevant traverser un filtre et
retomber dans l’autre tube d’où elle était recueillie34. » Le manuscrit
montre que la description de l’appareil était bien le noyau initial ; tous
les éléments narratifs ont été ajoutés. Les carafes bretonnes, l’appareil
à café et les carafes de la Vivonne ont en commun une matière, le
verre, et surtout un rapport contenant-contenu, qui se découvre grâce à
la transparence du verre. Les uns et les autres ne sont plus des objets
purement utilitaires ; ils exhibent un contenu qui attire le regard par
son statut singulier. Celui qui règne en maître de cérémonie pour la
préparation du café s’appelle M. Abert ; or « M. de Penhoët » avant
d’être remplacé par « Swann » s’était transformé en « Mme Au-
bert35 ». Simples coïncidences ou alchimie des souvenirs livresques ?

Fleurs, églises, barques, couleurs36, désir des paysannes sont


des leitmotive dans l’œuvre de Flaubert auxquels Proust a sans doute
été sensible. Aux noms de Belle-Isle, Quimper, Beg-Meil qui
s’emplissent de mille images et de mille souvenirs dans l’esprit de

33. Philippe Lejeune, « Les carafes de la Vivonne », Recherche de Proust,


p. 163-196.
34. JS, p. 290.
35. Précision apportée par Jean Milly dans « L’Ouverture de la Recherche »,
Proust dans le texte et l’avant-texte, p. 75.
36. Ainsi, la couleur pourpre du ciel (« Quand le soir était arrivé, nous
retournions au gîte en regardant dans le ciel les grands traînées de pourpre
qui s’étendaient sur son azur », Flaubert, p. 139) se transforme en « ciel de
braise » dans Jean Santeuil (p. 308) avant de devenir le « bandeau de pourpre
au fond des bois du Calvaire » dans « Combray » (p. 241).
Proust lecteur et critique de Flaubert 61

Proust, il faut ajouter celui de Combourg37 auquel Flaubert consacre


ses dernières pages, pleines d’un émouvant lyrisme lorsqu’il s’agit
d’évoquer René :

Les vagues avec les siècles murmureront longtemps autour de ce


grand souvenir ; dans les tempêtes elles bondiront jusqu’à ses
pieds, ou les matins d’été, quand les voiles blanches se déploient et
que l’hirondelle arrive d’au delà des mers, longues et douces, elles
lui apporteront la volupté mélancolique et la caresse des larges
brises.

Comme l’a noté Gérard Genette dans le chapitre de


Palimpsestes consacré à « la production mimétique de Proust38 »,
Flaubert rend ici un hommage à Chateaubriand « en forme de
pastiche ». Intégrer Flaubert dans sa propre narration c’est encore pour
Proust une façon d’imiter Flaubert pastichant ses auteurs préférés.
La lecture de Par les champs et par les grèves, même s’il est
certain qu’elle a séduit Proust, garde une part de mystère. Mystère que
Proust a lui-même entretenu. Curieusement, c’est Legrandin qui donne
la première description de Balbec, lorsque le père du narrateur essaie
d’obtenir de lui l’adresse de sa sœur. Or, cette description rappelle
celle que Proust a faite de Beg-Meil dans Jean Santeuil et dans
laquelle nous avons noté des ressemblances à la fois avec le texte de
Flaubert et les tableaux de Whistler. Dans le Cahier 29, Proust fait lui-
même un rapprochement avec ce peintre : « je savais que Whistler
avait appelé cette baie le golfe d’opale et qu’il avait fait des harmonies
bleu et rose […] » (fos 13-14), idée qu’il développe dans un ajout
marginal :

f° 14
dans les nocturnes du peintre la baie < le golfe > a l’air d’avoir
conscience qu’il est un golfe particulier, il y a dans la grâce des
vagues, des rivages, dans un doux reflet, même dans la molle
nonchalance d’un ou deux navires, une sorte de complicité
intelligente avec la rêverie du poète. J’essayais de retrouver cela.

37. Le folio 52 du Cahier 29, resté inédit, s’ouvre sur une longue
comparaison entre Flaubert et Chateaubriand quant à leur pratique de la
description.
38. Gérard Genette, Palimpsestes, p. 107.
62 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Il le retrouve ou plus exactement il le fait retrouver à


Legrandin39 qui se met lui aussi à « poétiser » sur cette baie dite
d’opale, aux plages d’or, éclairée, le soir, par « des bouquets célestes,
bleus et roses ». Et cette évocation, il semble la tenir d’Anatole France
dont il recommande la lecture au jeune héros. Deux pages plus loin où
il est à nouveau question du « soir encore rose où monte la lune d’or et
dont les barques qui rentrent en striant l’eau diaprée hissent à leurs
mâts la flamme et portent les couleurs », Balbec est à nouveau perçue
à travers l’image qui en est donnée dans les livres et Legrandin
déconseille cette fois-ci la lecture de tels livres au héros : « Ce pays
sans vérité ajoute-t-il avec une délicatesse machiavélique, ce pays de
pure fiction est d’une mauvaise lecture pour un enfant ». Quoiqu’il en
soit, l’image de Balbec se construit à partir des livres et, l’on peut
même ajouter, des tableaux : livres de Flaubert (qui n’est évidemment
pas cité), d’Anatole France40, tableaux de Whistler. Proust ne serait-il
pas lui-même « cet escroc érudit qui employait à fabriquer de faux
palimpsestes un labeur et une science dont la centième partie eût suffi
à lui assurer une situation plus lucrative […] » auquel il compare
Legrandin qui préfère édifier « toute une éthique de paysage et une
géographie céleste de la basse Normandie » plutôt que de livrer les
coordonnées de sa sœur ? Il a, en tout cas, une fois encore, mis en
abyme sa propre pratique « intertextuelle » et montré que, pour lui, la
réalité est d’abord et surtout l’image qu’en donnent les livres.

39. DCS, p. 237-241.


40. Anne Herschberg-Pierrot, dans la note 142 de DCS, GF, ajoute La Mer
de Michelet, citée par Anne Henry dans Le Paysage normand.
LES PASTICHES

1. « Mondanité et mélomanie de Bouvard et Pécuchet » : l’un des


premiers textes de Proust1

« Mondanité et mélomanie de Bouvard et Pécuchet » fait


partie du recueil Les Plaisirs et les Jours2, première œuvre de Proust
publiée en 1896 : l’édition originale, chez Calmann-Lévy, comprenait
les illustrations de Madeleine Lemaire, une préface d’Anatole France
et quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn3. La première partie du
texte-pastiche avait déjà paru dans le numéro de La Revue Blanche de
juillet-août 1893, sous le titre « Mondanité de Bouvard et Pécuchet ».
Quant au fragment « Mélomanie », il a été daté de fin 1894. C’est en
cette année 1894 que Proust fait la connaissance de Reynaldo Hahn
avec qui il entretiendra une relation passionnelle pendant deux ans ; ce
dernier est d’ailleurs cité dans le texte comme étant « l’objet de leurs
plus vifs débats ». La dédicace « À [son] ami Willie Heath » confirme
l’importance du musicien puisqu’elle rend un hommage indirect à
« l’ami véritable » ainsi qu’au « Maître illustre et bien-aimé », à savoir
Anatole France.

1. Communication faite à l’ITEM le 17 mai 1993, dans le cadre du séminaire


de Bernard Brun : « Manuscrits et Intertextualités » et publiée dans le BIP
n° 24, 1993, p. 31-38.
2. JS, précédé de Les Plaisirs et les Jours, p. 57-65.
3. Il s’agit de la mise en musique des quatre « Portraits de peintres » de
Proust et ces partitions, placées précisément entre les « Portraits de peintres »
et les « Portraits de musiciens », sont datées par Reynaldo Hahn du printemps
de 1894.
64 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

« Mondanité de Bouvard et Pécuchet » est donc l’un des tout


premiers textes de Proust. Il a été précédé par des articles
principalement publiés dans la revue que Proust a fondée avec ses
amis, Le Banquet, et par « Violante ou la Mondanité », nouvelle parue
dans le numéro de février 1893 de cette même revue. Il a été ensuite
repris dans Les Plaisirs et les Jours, comme un grand nombre
d’autres textes, nouvelles, fragments, poèmes (« Portraits de peintres
et de musiciens ») : ceux-ci sont disposés, non pas en fonction de la
chronologie de leur précédente parution, mais par rapport à la
signification que l’auteur veut donner à la structure d’ensemble du
recueil. En effet, cette oeuvre annonce la Recherche, autant par la
présence de certains thèmes, tels que les souffrances de l’amour, la
musique, la jalousie, la mondanité, le snobisme, etc. que par l’idée
d’une composition significative. Jean-Yves Tadié4, se référant à
Bernard Gicquel5, souligne que « Les diverses nouvelles “marquent
les étapes d’un itinéraire humain” ; on a vu dans la première moitié du
recueil une tendance pessimiste à la désagrégation de la personnalité,
dans la seconde (après les « Portraits de peintres ») une tendance
optimiste, lorsque interviennent l’art et l’au-delà. » Une symétrie se
dessine donc entre les différents textes qui se trouvent de part et
d’autre des « Portraits », donnant une structure circulaire à l’œuvre.
« Mondanité et mélomanie de Bouvard et Pécuchet » aurait
ainsi comme pendant « Un dîner en ville », dîner mondain auquel est
convié le personnage principal, Honoré. Celui-ci décrit les invités,
parmi lesquels une jeune duchesse aux beaux yeux, deux passionnés
de littérature, un humaniste, etc., et en souligne le caractère commun,
à savoir le snobisme. Si l’on voit en Honoré une préfiguration du
narrateur de la Recherche, il apparaît que, partant du pastiche de
Flaubert, on s’achemine progressivement vers le « Dîner Guer-
mantes » où se mêlent mondanité et littérature, sous forme de parodie.
Le thème de la mondanité se retrouve à des degrés variables, dans les
différents textes qui précèdent « Mondanité et mélomanie » : « La
Mort de Baldassare Silvande, vicomte de Sylvanie », « Violante ou la
Mondanité », « Fragments de comédie italienne », dont le dernier
fragment est consacré aux « Personnages de la comédie mondaine ».

4. Jean-Yves Tadié, Proust, Belfond, 1983, p. 119.


5. Bernard Gicquel, « La composition des Plaisirs et les Jours », Bulletin de
la Société des Amis de Marcel Proust, n° 10, 1960, p. 249-261.
Proust lecteur et critique de Flaubert 65

L’avant-texte de « Mondanité et mélomanie » est constitué


de trois documents : le manuscrit (N. a. fr. 16612), la dactylographie
(N. a. fr. 16613) et un jeu incomplet d’épreuves (N. a. fr. 16614). Le
manuscrit comprend deux versions du fragment « Mondanité » : la
première, autographe, paginée par Proust de 1 à 10 mais numérotée
fos 46-51 ; la seconde, d’une autre main, dont nous n’avons que trois
pages, qui avaient été numérotées 41, 42, 43, mais qui ont été
reclassées fos 43, 44, 45, précédant ainsi la première version. « Mélo-
manie », placé à la suite de « Mondanité », numéroté fos 52 à 59, est en
fait une nouvelle unité textuelle – qui a été écrite plus d’un an après le
premier texte – comme l’atteste le chiffre 1 qui figure sur la première
page. Ce texte est intercalé entre deux fragments de lettre adressés à
Reynaldo Hahn6 qui ont été barrés :

Mon cher ami, il est 9 heures et je ne veux pas me coucher encore.


Pour vous remercier de toutes vos amabilités de tantôt, je continue
mes modestes exercices sur Bouvard et Pécuchet, pour vous et sur
la musique. Depuis le peu de temps que je vous connais, j’ai déjà
été tant de fois l’un et l’autre de ces deux imbéciles avec vous, que
je n’aurai pas besoin d’aller chercher bien loin mes modèles. […]

Après le texte de « Mélomanie », la lettre reprend en ces termes :

dix heures moins 1/4


Cher ami, je n’ai pas d’idées et cela ne peut décidément pas me
mener jusqu’à l’heure de me coucher. Gardez-le tout de même et
nous verrons ensemble si on ne pourrait pas faire q. q. chose là-
dessus. Une autre fois je vous ferai un autre cadeau, fait pour vous,
plus précieusement travaillé, et « dans le genre sérieux ». J’espère
que ce sera moins détestable. Ce ne sera jamais bien, mais je ne
peux vous donner que ce que j’ai. Je tâcherai seulement de
travailler avec plus de soin, avec « amour » comme disent les
ciseleurs. […]

Dans un post-scriptum qu’il intercale entre la fin de son


texte et la suite de sa lettre, Proust évoque à nouveau « ces
mélancoliques facéties, laborieuses et haletantes ». Nous apprenons
ainsi que « Mélomanie » est un texte qui a été rédigé en quarante-cinq

6. Corr., I, 182. Kolb suppose que cette lettre date du 27 août ou 3 septembre
1894.
66 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

minutes, qu’il a été composé en hommage à Reynaldo Hahn et qu’il


lui était destiné. Sa publication est néanmoins envisagée puisque
Proust promet « de ne jamais publier un Bouvard sur la musique sans
y insérer cette citation expiatoire et vengeresse » (citation qui ne
figure pas dans le texte publié). Une phrase qui figure au tout début de
sa lettre peut surprendre : « je continue mes modestes exercices sur
Bouvard et Pécuchet. » Pourquoi « continuer » ? Fait-il référence à
« Mondanité », écrit plus d’un an auparavant, ou existe-t-il un état
antérieur à notre texte dont nous ne disposons pas ? D’autre part, si
l’on en croit Proust, inutile de chercher des modèles aux deux
compères, autres que ceux de Flaubert, c’est lui-même qui se cache
derrière « ces deux imbéciles ». En réalité, ce texte se fait l’écho des
discussions sur la musique que pouvaient avoir entre eux Marcel
Proust et Reynaldo Hahn, et aussi des débats de l’époque, Pécuchet
défendant l’ordre, la tradition et la patrie alors que Bouvard se
montrait « résolument wagnérien ». Mais le trait de génie de Proust
est d’en faire une énorme farce qui met en scène Reynaldo Hahn lui-
même, « l’objet de leurs plus vifs débats », – et qui se termine sur
l’idée que l’alouette, « éminemment française », mérite d’être « mise
en musique » contrairement à la ténébreuse chauve-souris ! Ce texte a
été recopié au propre sur des pages numérotées 1 à 5 et renumérotées
fos 55 à 59, mais il ne présente aucune transformation.
Sur la dactylographie, chaque fragment a gardé son titre
originel. En revanche, dans la Table des matières d’un jeu d’épreuves,
les deux titres ont fusionné mais dans un ordre inverse de celui de la
version définitive « Mélomanie et mondanité de Bouvard et
Pécuchet ». D’autre part, les textes « Portraits de peintres » et
« Portraits de musiciens » sont présentés comme étant des sous-parties
de « Mélomanie et mondanité ». Enfin, « Mélancolique Villégiature
de Madame de Breyves » vient s’intercaler entre « Fragments de
comédie italienne » et « Mélomanie ». Et comme le fait remarquer
Yves Sandre7, « depuis la Dédicace jusqu’à Un dîner en ville inclus,
[la table des matières] correspond exactement à l’ordre de l’édition
définitive (une seule exception : Mélomanie et mondanité de Bouvard
et Pécuchet vient après Mélancolique Villégiature de Mme de
Breyves) ». Le plan des Plaisirs et les Jours a donc été pensé par
l’auteur ; ce dernier a accordé une attention particulière au texte

7. JS, Les Plaisirs et les Jours, Note sur le texte, p. 909-910.


Proust lecteur et critique de Flaubert 67

inspiré de Flaubert, et dans un choix ultime, il a décidé d’accorder la


première place à la mondanité. Certes, il respectait ainsi l’ordre de
parution, mais il mettait aussi en valeur, en l’intégrant en même temps
à une série d’autres textes, ce qui allait devenir un des thèmes-clés de
son œuvre future.

Les différentes versions manuscrites de « Mondanité de


Bouvard et Pécuchet8 » dont nous disposons ne comportent pas de
modifications importantes en ce qui concerne le contenu mais le
travail de mise en forme du texte est intéressant. La première version
(fos 46-51) présente une écriture continue, dense, serrée. Elle néglige
les guillemets et omet un certain nombre de points d’interrogation. La
première page qui relate la décision de Bouvard et Pécuchet de
« mener la vie du monde » et pour ce faire d’étudier la littérature est
celle qui présente le plus de ratures. Il s’agit soit de mots ajoutés dans
les interlignes, soit de fragments de phrases biffés et immédiatement
corrigés9. Ces corrections tout en étant minimes sont significatives.
Ainsi, à la troisième ligne, l’auteur supprime « d’abord étudier la
littérature » pour insister sur les règles de ce milieu mondain, son
conformisme, y compris dans les sujets de conversation, pour montrer
que la littérature fait partie de ces « sujets qu’on y traite » et qu’elle
permet de « briller ». Les deux corrections suivantes sont encore plus
révélatrices puisqu’elles portent toutes les deux sur le style : dans le
premier cas, le mot est ajouté dans l’interligne, « l’aisance et la
légèreté du style » ; dans le second, il devient l’élément déterminant
du sujet abordé, à savoir la critique, « Bouvard objecta que la/e
critique écrite style de la critique, écrite même en badinant, ne
convient pas dans le monde ». Proust manifeste donc déjà l’intérêt
qu’il porte au style, intérêt qui a pu se développer en lui au contact
des textes de Flaubert. La troisième modification concerne
Zola : « Zola leur semblait ordurier Bourget ». Bourget sera cité dans
la suite du texte alors que le jugement porté sur Zola disparaîtra
définitivement pour ne réapparaître que dans le « Dîner Guermantes ».
Enfin, le dernier ajout apparaît dans la marge, en bas de
page : « Pourquoi Loti fait a-t-il toujours la même note rend-il
toujours le même son. Ses romans sont tous écrits sur la même note. »

8. Notre étude portera essentiellement sur ce fragment.


9. Les ratures sont en italiques.
68 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

La modification apportée sert à mieux souligner l’importance de


l’expression dans un roman, autrement dit à mettre en valeur encore
une fois le style. Sur les folios suivants, on retiendra l’hésitation et la
rature sur « la recherche de l’originalité » (f° 3), la présence d’un
astérisque après « On peut ne pas y parler littérature », qui reste
inexpliquée mais qui signale peut-être le changement de sujets, et
surtout deux mots soulignés de deux traits dont on mesure toute
l’importance quand on pense à l’œuvre future de Proust : « jaloux » et
« bouchers10 » (l’un et l’autre f° 50 verso).

Le passage de la première version à la seconde se marque


par des modifications paratextuelles et intratextuelles. Le fragment est
maintenant affecté d’un numéro (VIII) qui est celui qu’il portera dans
le numéro de La Revue Blanche, s’inscrivant dans la série des neuf
Études présentées par Proust. Le texte, dans La Revue, est précédé
d’une dédicace « À mes trois chers petits Robert, Robert Proust,
Robert de Flers et Robert de Billy » qui ne figure pas dans les
manuscrits. En revanche, une note – qui n’est pas celle de la version
définitive – a été ajoutée au titre et est explicitée en bas de
page : « Bien entendu malgré l’emploi du présent les opinions ici
exprimées sont celles de Bouvard et Pécuchet, non du signataire de
ces lignes ». La version définitive – qui apparaît sur les épreuves – est
la suivante : « Bien entendu les opinions prêtées ici aux deux célèbres
personnages de Flaubert ne sont nullement celles de l’auteur ». Par cet
artifice d’auteur, qui s’inscrit dans la tradition du XVIIIe siècle, Proust
se démarque – il le fait avec encore plus d’insistance dans la version
définitive par l’ajout de l’adverbe « nullement » – de ses personnages
qui émettent des opinions sur ses contemporains qui ne sont pas les
siennes, du moins au moment où il écrit ce pastiche. « Bouvard et
Pécuchet » sont remplacés par « les deux célèbres personnages de
Flaubert » ; « le signataire de ces lignes » par « l’auteur », ce qui
traduit une volonté de privilégier précisément l’écrivain qu’est devenu
Proust et celui qu’a été Flaubert, d’inscrire l’un dans le sillage de
l’autre.
La transformation du texte la plus manifeste est l’apparition
de paragraphes. Proust se met donc à imiter le style de son

10. Dans la scène de l’hôtel de Jupien, le baron de Charlus sera fasciné par
un « tueur de bœufs » et un « homme des abattoirs » (TR, p. 199).
Proust lecteur et critique de Flaubert 69

prédécesseur, allant jusqu’à détacher au début de son texte ce court


paragraphe qui nous semble aussi caractéristique du style de Flaubert
que l’est la phrase longue pour Proust. Paragraphe composé de deux
lignes, comme l’est le premier paragraphe de Bouvard et Pécuchet,
comme le sont ceux de L’Éducation sentimentale, d’Un cœur simple,
de La Légende de saint Julien l’Hospitalier. Celui de Madame Bovary
ne dépasse pas les quatre lignes. Le style est au cœur des
préoccupations de Proust, comme le confirme, encore une fois, une
rature : « l’aisance et la légèreté du sujet style » (f° 44) qui modifie
l’idée exprimée. Les hésitations qu’on avait relevées dans la phrase
concernant Loti se manifestent à nouveau. Ajoutons la suppression de
« un nom » – qui faisait peut-être plus proustien que flaubertien – dans
la première phrase « Maintenant que nous avons un nom une situation
dit Bouvard pourquoi ne mènerions nous pas la vie du monde », le
remplacement du verbe « s’exercer » par « s’efforcer » dans « Ils […]
s’efforçaient à écrire des critiques. »

Sur la dactylographie – qui correspond au texte des Plaisirs


et les Jours et non à celui de La Revue Blanche – l’essentiel des
corrections porte sur les tirets, ce qui traduit un intérêt accordé à la
mise en relief du dialogue, et donc un souci de fidélité au style de
Flaubert. Parallèlement à ce souci d’imiter Bouvard et Pécuchet dans
sa forme dialoguée se manifeste une volonté de transformer certaines
phrases dans le sens d’un allongement, par le remplacement de points
par des points-virgules, l’apparition d’une parenthèse qui sert à
introduire une généralité, traits qui annoncent des caractéristiques de
la phrase proustienne. Nous en donnons un exemple, en sachant qu’il
est difficile parfois de différencier ce qui est volonté de Proust et souci
de normalisation des typographes.

Manuscrit 1ère version (f° 47)

[…] “Pendant ce temps là les barrières seront brisées, criait


Pécuchet et remplissant de ses dénégations la chambre solitaire il
s’échauffait : Du reste dites tant que vous voudrez que ces lignes
inégales sont des vers. Je me refuse à y voir autre chose que de la
prose, et sans signification encore !” […]
70 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Dactylographie (f° 28)

– Pendant ce temps les barrières seront brisées, criait Pécuchet, et


remplissant de ses dénégations la chambre solitaire, il
s’échauffait :
– [“] Du reste, dites tant que vous voudrez que ces lignes sont des
vers, je me refuse à y voir autre chose que de la prose, et sans
signification, encore ! [”]

(Les deux tirets sont des ajouts manuscrits)

Épreuves (p. 85)11

– Pendant ce temps, les barrières seront brisées, criait Pécuchet ; –


et, remplissant de ses dénégations la chambre solitaire, il
s’échauffait : – Du reste, dites tant que vous voudrez que ces
lignes inégales sont des vers, je me refuse à y voir autre chose que
de la prose, et sans signification, encore !

À travers ces subtiles modifications se dessine le passage du


style de Proust à celui de Flaubert, pastiché. Claudine Gothot-Mersch,
dans un article intitulé « La parole des personnages12 », a analysé
l’importance du dialogue chez Flaubert et l’usage particulier qu’il en
fait. Elle en souligne la complexité, notamment dans Bouvard et
Pécuchet, en relevant des exemples de « combinaison, dans la même
phrase, de l’indirect libre et du direct, ou d’utilisation “à contresens”
des guillemets : style direct sans guillemets, style indirect libre entre
guillemets […] ». Proust avait déjà – semble-t-il – perçu les
particularités du style de Flaubert. Il faudrait y ajouter l’usage
privilégié du style indirect libre, tel qu’il peut apparaître au début du
texte : « C’était assez l’avis de Pécuchet, mais il fallait pouvoir y
briller et pour cela étudier les sujets qu’on y traite », et l’usage
particulier qui est fait des temps verbaux. Ainsi un présent apparaît au
milieu de temps du passé, « La littérature contemporaine est de

11. C’est cette dernière version qui figure dans l’édition originale et dans
l’édition Gallimard 1924. L’édition établie par Yves Sandre pour La Pléiade
fait apparaître des guillemets pour encadrer les propos.
12. Travail de Flaubert, éd. du Seuil, 1983.
Proust lecteur et critique de Flaubert 71

première importance », et on ne sait s’il traduit une vérité générale ou


s’il correspond implicitement aux propos d’un personnage.
Quand nous passons de Flaubert à Proust, nous partons de
deux situations différentes : les personnages de Flaubert décident de se
retirer à la campagne, ceux de Proust « de mener la vie du
monde » ; le thème de la mondanité est un thème spécifiquement
proustien13. Proust va utiliser Bouvard et Pécuchet pour faire une
parodie du comportement mondain. D’autre part, la littérature est
certes l’une des préoccupations des deux bonshommes – elle est même
l’objet de tout un chapitre – mais elle n’est pas pour eux « de première
importance14 ». C’est l’Histoire qui les amène à découvrir la
littérature. « Ils lurent d’abord Walter Scott » : telle est la première
phrase – qui constitue aussi le premier paragraphe – du chapitre sur la
littérature. Après Walter Scott, ils s’intéressent à Alexandre Dumas
qui « les divertit à la manière d’une lanterne magique », puis à George
Sand, Balzac. Déçus par le roman qui n’est pas assez fidèle à la réalité,
ils se mettent à lire des pièces de théâtre et toute lecture se fait à haute
voix ; ils déclament ainsi des passages de Phèdre, d’Hernani, de
Tartuffe. Ils s’intéressent à tout í roman, tragédie, comédie, drame,
critique, style, grammaire, esthétique í et dénigrent tout. Et se sentant
faits pour être auteurs mais ne trouvant pas l’inspiration, « une
illumination [leur] vint : s’ils avaient tant de mal, c’est qu’ils ne
savaient pas les règles ».

Qu’en est-il du texte de Proust ? Il se compose de deux


mouvements de styles tout à fait différents : le premier consacré à la
littérature se présente comme un véritable pastiche de Flaubert alors
que le suivant, abordant les « autres choses » importantes dans le
milieu mondain comme les salutations, les titres, devient une galerie
de portraits, à la manière de La Bruyère. Ainsi défilent tous les
éléments constitutifs de la société parisienne, à savoir la noblesse, la
finance, la société protestante, le monde des arts, le monde des
théâtres, les juifs. Ces différentes évocations, néanmoins, relèvent
encore de l’esprit de Bouvard et Pécuchet dans la mesure où elles
constituent un tissu de clichés, de poncifs, d’affirmations
malveillantes et souvent contradictoires. Ainsi, la noblesse « est

13. Il en est de même pour la musique dans « Mélomanie ».


14. Bouvard et Pécuchet, chap. V, Folio, p. 201-225.
72 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

cléricale, arriérée, ne lit pas, ne fait rien, s’amuse autant que la


bourgeoisie ; ils trouvaient absurde de la respecter, […] la
fréquentation seule était possible, parce qu’elle n’excluait pas le
mépris ». Notons aussi que « Tout noble a des maîtresses, une sœur
religieuse, conspire avec le clergé ». Mais, en même temps, « par un
certain air chevaleresque, il mérite notre inébranlable
sympathie […] ».
Si nous revenons à la littérature, les personnages ont hérité
de certaines caractéristiques de leurs ancêtres, mais ils ne sont pas
pour autant dénués de traits proustiens. Ils rappellent les personnages
de Flaubert mais ils annoncent en même temps certains personnages
de la Recherche, ou certaines situations, certaines idées. Comme leurs
prédécesseurs, ils lisent à haute voix, dénigrent tout, Leconte de Lisle,
Verlaine, Loti, Mallarmé, Maeterlinck, Lemaître, France, Bourget, etc.
L’auteur l’a signalé dans une note, les idées avancées par les deux
personnages ne sont pas les siennes. Contrairement à Flaubert qui ne
citait que le roman et le théâtre, Proust accorde une place importante –
même si c’est pour les faire dénigrer – aux poètes. Leur façon de
s’intéresser à la littérature est tout aussi ridicule que l’était celle des
« premiers » Bouvard et Pécuchet : ils commencent par s’abonner aux
revues qui la répandent et non pas par lire les œuvres ou les analyser
par eux-mêmes. Leurs jugements sont péremptoires, erronés et très
souvent ridicules.

Proustiens, ils le sont par l’intérêt qu’ils portent à la critique.


Certes, leurs prédécesseurs s’en étaient aussi préoccupés, dénonçant
autant « la vieille » que « la nouvelle » ; Flaubert avait projeté d’écrire
un ouvrage de critique littéraire qu’il aurait intitulé Mes Trois
Préfaces. Mais, dans le pastiche, la critique pose immédiatement le
problème du style, et les pseudo-jugements émis par les deux
bonshommes sur les écrivains portent essentiellement sur leur façon
d’écrire : « Pourquoi Loti rend-il toujours le même son ? Ses romans
sont tous écrits sur la même note. […] » ; au sujet d’André Laurie,
« Son style seul vaut quelque chose » ; Lemaître […] « Son style
surtout était lâché, […] Quant à France, il écrit bien, mais il pense
mal, au contraire de Bourget, qui est profond, mais possède une forme
affligeante ».
D’autre part, la critique est envisagée, tout comme la
littérature qui était le point de départ de la réflexion, comme matière
Proust lecteur et critique de Flaubert 73

qui doit permettre de « briller » dans le monde. Et tout au long du


texte, revient cette confrontation entre la critique et le milieu mondain.
Étant persuadés que « le style de la critique, écrite même en badinant
ne convient pas dans le monde, […] ils instituèrent des conversations
sur ce qu’ils avaient lu à la manière des gens du monde. » Ils estiment
aussi que la critique doit être « débitée dans un salon à la mode »
avant que d’être publiée dans une revue, telle que La Revue des Deux
Mondes. La dernière réflexion qu’ils font concernant la littérature,
« Notre originalité nous nuira déja assez. Même tâchons de la
dissimuler » fait sourire quand on l’applique aux deux personnages,
mais elle peut être perçue comme prémonition en pensant à l’auteur du
pastiche.

Ce texte révèle l’influence décisive de Flaubert sur Proust.


Le premier fait découvrir au second l’importance du style, lui donne
plus que tout autre l’envie de composer des pastiches : « Mondanité et
mélomanie de Bouvard et Pécuchet » sera suivi de « L’Affaire
Lemoine » et Flaubert sera l’objet d’un ajout dans le pastiche
Goncourt du Temps retrouvé. De Bouvard et Pécuchet Proust retient le
thème de la bêtise. Un folio (f° 25) précédant « Mondanité et
mélomanie » (N.a.fr. 16612) est entièrement consacré à cette question.

Les trois quarts des gens du monde trouvent une personne


[bête] intelligente parce qu’elle passe pour [bête] intelligente. Le
dernier quart la trouve bête parce qu’elle passe pour intelligente.
Ce qu’elle est en réalité échappe aux uns et aux autres. Un milieu
élégant est celui où l’opinion de chacun est faite de l’opinion des
autres. Est-elle faite du contre-pied de l’opinion des autres, c’est
un milieu littéraire. […].

Bouvard et Pécuchet pose aussi le délicat problème de la


citation puisque le second volume projeté par Flaubert aurait été
composé de citations des ouvrages lus par les deux personnages dans
le premier volume. Proust se souviendra bien longtemps après de tout
cet enseignement et l’on peut lire le « Dîner Guermantes » comme une
réécriture de « Mondanité et Mélomanie de Bouvard et Pécuchet ».
Les personnages mènent cette vie mondaine dont rêvaient Bouvard et
Pécuchet et se livrent, comme ces derniers l’avaient pressenti, à « des
conversations sur ce qu’ils [ont] lu. » Ils déclament des vers, comme le
74 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

faisaient déjà les deux bonshommes, portent des jugements tout aussi
péremptoires que ceux de leurs prédécesseurs sur les écrivains les plus
divers, Balzac, Hugo, Mérimée, Meilhac, Halévy, etc. sans oublier
l’illustrissime M. de Bornier, déploient même une pseudo-activité de
critique littéraire. Ils s’inspirent de ce qu’ils ont lu – de ce que Proust
a lu – dans les ouvrages de critique littéraire de l’époque, ceux de
Lanson, Léon Blum, Barbey d’Aurevilly pour dénoncer « la poétique
du Laid » et plus particulièrement le réalisme de Zola, surnommé
« l’Homère de la vidange ! ». Et ainsi, le « Zola leur semblait
ordurier » qui avait été biffé sur la première page du manuscrit de
« Mondanité de Bouvard et Pécuchet » trouve ici un écho à travers les
propos de Barbey d’Aurevilly qui est à l’origine de cette image de
Zola vidangeur. Cette longue métaphore filée aura également pour
effet de mettre en relief la sottise de Mme d’Arpajon qui écrit le « mot
de Cambronne […] avec un grand C. » Nous revenons explicitement
au thème flaubertien de la bêtise que Proust a fait sien en l’appliquant
au milieu mondain, en l’amplifiant par le passage du dialogue à la
conversation et en le doublant des réflexions du narrateur qui comme
Honoré, dans « Un dîner en ville », a été invité à participer à cette
réunion mondaine.

2. « L’Affaire Lemoine par Gustave Flaubert » et « Critique du roman


de M. Gustave Flaubert sur “L’Affaire Lemoine” par Sainte-Beuve,
dans son feuilleton du Constitutionnel » : pastiche et critique
littéraire.

Il est malaisé de parler des pastiches de Proust quand on


connaît le remarquable ouvrage de Jean Milly qui porte sur ce sujet15.
Gérard Genette a consacré un chapitre de son ouvrage Palimpsestes16
à l’analyse de ce qu’il appelle Flaubert par Proust, c’est-à-dire
« L’Affaire Lemoine par Gustave Flaubert » et « Critique du roman de
M. Gustave Flaubert sur “L’Affaire Lemoine” par Sainte-Beuve, dans
son feuilleton du Constitutionnel ». Annick Bouillaguet a également
abordé cette question dans Proust lecteur de Balzac et de Flaubert,

15. L’Affaire Lemoine, Pastiches, édition critique et génétique par Jean


Milly, Slatkine, Genève : nous nous référons à la 1ère édition A. Colin, 1970.
16. Gérard Genette, Palimpsestes, p. 107-131.
Proust lecteur et critique de Flaubert 75

L’imitation cryptée17. Jean Milly fait figure de précurseur pour cette


édition génétique et critique des pastiches et surtout pour avoir
pressenti l’importance d’un détail dans le pastiche de Flaubert, ce
qu’il appelle « le destin des fleurs violettes », qui deviendra l’objet
d’interprétations diverses et le sujet d’une polémique entre Michael
Riffaterre et Gérard Genette18. En effet, ce motif des fleurs violettes
qui apparaît à la fin du pastiche comme point de fixation des rêveries
des personnages sera transposé et disséminé dans À la recherche du
temps perdu devenant l’objet d’une interrogation – d’une fausse
interrogation – du narrateur qui ne peut retrouver l’origine de cet
emprunt.
Comme Genette le précise, le pastiche « présuppose un
travail, fût-il inconscient, de constitution de ce modèle de compétence
qu’est l’idiolecte stylistique à “imiter” – c’est-à-dire tout simplement,
une fois acquis, à pratiquer ». En ce qui concerne Flaubert, l’article
paru dans la NRF du 1er janvier 192019 joue ce rôle. Cet article a été
publié en réaction à celui d’Albert Thibaudet paru dans la NRF du
1er décembre 1919 « Une querelle littéraire sur le style de Flaubert »
dans lequel le critique avait notamment déclaré que « Flaubert n’est
pas un grand écrivain de race et que la pleine maîtrise verbale ne lui
était pas donnée dans sa nature même. » La réponse de Proust, qui
constitue une analyse critique très fouillée du style de Flaubert, est
évidemment postérieure aux pastiches mais elle est le développement
d’un texte embryonnaire « À ajouter à Flaubert » appartenant au
Cahier 29 qu’on date de 190920 (le texte sur Flaubert a été annoté en
fonction du discours de réception de Doumic à l’Académie du 9 avril
1910). La série des pastiches consacrés à l’Affaire Lemoine a été

17. Annick Bouillaguet, Proust lecteur de Balzac et de Flaubert, L’imitation


cryptée, Préface de Brian G. Rogers, Champion, 2000.
18. Gérard Genette, « Un de mes écrivains préférés », Poétique XXI, 1990,
p. 509-519.
19. Première Partie, chapitre V.
20. Francine Goujon a constaté que « l’analyse proustienne du style de
Flaubert se révèle opératoire dans l’ensemble des folios 1 à 16 » du Cahier 3
(« Les premières pages du Cahier 3 : une écriture tâtonnante », BIP n° 19).
Elle montre que s’établit déjà un parallélisme entre l’originalité syntaxique
chez Flaubert et la conception du monde selon Proust, notamment par rapport
à la conception du sujet qui perçoit le monde. Il est possible que ces pages
aient été reprises au moment de la rédaction du Cahier 29.
76 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

écrite en 1908. Il y a donc concomitance entre la réalisation des


pastiches et le commencement d’une activité de critique littéraire.
Gérard Genette rappelle une déclaration que Proust aurait faite dans
une lettre à Ramon Fernandez21 : « J’avais d’abord voulu faire
paraître ces pastiches avec des études critiques parallèles sur les
mêmes écrivains, les études énonçant d’une façon analytique ce que
les pastiches figuraient instinctivement, et vice-versa… ». D’autre
part, Proust a lui-même affirmé la nécessité vitale du pastiche par
rapport au processus de la création personnelle : « Aussi, pour ce qui
concerne l’intoxication flaubertienne, je ne saurais trop recommander
aux écrivains la vertu purgative, exorcisante, du pastiche. »
1908 est une année capitale pour Proust : c’est l’année des
pastiches, l’année du Carnet 1 qui contient les premières bribes du
Contre Sainte-Beuve, mêlant narration et critique littéraire, et enfin
l’année où Proust annonce ses projets dans une lettre à Louis
d’Albufera (que Kolb date du 5 ou du 6 mai 1908) parmi lesquels
figure « un essai sur Sainte-Beuve et Flaubert ».
Les pastiches ont été l’objet de trois publications dans le
supplément littéraire du Figaro : les pastiches de Balzac, Faguet,
Michelet et Goncourt paraissent le 22 février 1908, ceux de Flaubert et
de Sainte-Beuve le 14 mars, celui de Renan le 21 mars. Le Figaro
avait également suivi l’Affaire Lemoine, affaire d’escroquerie qui a
commencé en 1904 avec la prétendue fabrication de diamants par
l’ingénieur Lemoine, s’est terminée par l’arrestation de ce dernier en
décembre 1907 suivie de l’instruction en janvier 1908. Dans une lettre
du 11 mars 1908 adressée à Francis Chevassu22, Proust se montre très
soucieux de la façon dont sa deuxième série de pastiches, qui
comprenait les trois derniers cités, va être publiée. Il précise qu’il a
interverti l’ordre primitif : « il y a d’abord Flaubert, ensuite la critique
de Sainte-Beuve sur Flaubert, enfin le Renan » de façon à ce que les
deux premiers soient publiés ensemble s’il était décidé de n’en publier
que deux. Mais la condition essentielle pour lui reste de voir figurer
ces pastiches en première page. « J’avoue que le genre assez
secondaire a assez besoin d’être relevé par une place un peu
éminente » de façon à garder « sa grave portée de critique littéraire en
action ». Dernière exigence de Proust – qui en même temps est prêt à

21. Gérard Genette, Palimpsestes, p. 113.


22. Voir Première Partie, chapitre II.
Proust lecteur et critique de Flaubert 77

renoncer à tout : « Je voudrais que dans le sommaire du Supplément


qui paraît Vendredi en tête du quotidien mon titre figurât aussi
complet que possible ! » On découvre donc, à travers cette lettre, un
auteur pointilleux, très soucieux de ce qu’on appelle aujourd’hui la
réception et tout à fait conscient de la valeur, de la fonction de ses
pastiches.
La première originalité du pastiche « L’Affaire Lemoine par
Gustave Flaubert » est qu’il forme un duo, comme Proust a tenu à le
souligner, avec le pastiche suivant, « Critique du roman de
M. Gustave Flaubert sur “L’Affaire Lemoine” par Sainte-Beuve, dans
son feuilleton du Constitutionnel ». Ces deux pastiches réunis sont
donc le pendant à l’« essai sur Sainte-Beuve et Flaubert » que Proust
projetait de réaliser. Lorsque les différents pastiches concernant
L’Affaire Lemoine seront regroupés dans Pastiches et mélanges,
en 1919, le pastiche Flaubert occupera la deuxième place, succédant
ainsi à celui de Balzac. Ce classement des pastiches, réalisé
rétrospectivement, est représentatif du rôle qu’ont joué les écrivains
dans la formation intellectuelle de l’auteur. En premier lieu vient
Balzac, puis s’est imposé Flaubert – Proust a lu entre-temps les
Œuvres complètes publiées aux éditions Conard – pour lui-même,
pour son style, mais aussi pour sa réception par la critique littéraire
représentée par Sainte-Beuve.
Le pastiche de Balzac commence par une très longue
introduction qui a pour cadre un salon aristocratique parisien où
conversent marquises et romanciers, et où l’annonce de la découverte
de la fabrication du diamant vient mettre fin au récit des affaires de
cœur et aux causeries mondaines. Les sujets privilégiés de Balzac sont
donc là ; la conception du romancier aussi, « un physicien du monde
moral » écrit Proust. Quand nous passons à Flaubert, nous nous
retrouvons dans un tribunal. Ce lieu n’est pas caractéristique des
romans de Flaubert. Jean Milly pense que Proust a pu l’emprunter au
Journal des Goncourt qui « à la date du 26 juin 1860, relate une
audience du tribunal correctionnel » qui ressemble par bien des
aspects à celle du pastiche. Nous y voyons un rappel indirect du
procès de Madame Bovary en même temps qu’une transposition de la
scène des Comices agricoles de ce même roman. Curieux
hasard : dans une première version de cet épisode, Catherine Leroux
n’osait s’avancer pour recevoir sa médaille car elle avait l’impression
78 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

d’être au tribunal et le discours de M. le Conseiller, M. Lieuvain, est


un véritable plaidoyer pour l’agriculture.
Pour ce qui est de l’avant-texte du pastiche (N. a. fr. 16632),
nous disposons de trois brouillons : une première ébauche couvre les
rectos des folios 14, 15, 16 et 17 qui ont la dimension de feuilles de
papier à lettres ; elle est reprise, remaniée, sur les fos 28, 29, 29 bis et
ter qui sont des feuilles doubles. Sur le folio 19 v° apparaissent
différentes bribes de réécriture de la fin du pastiche qui font apparaître
notamment le motif des fleurs violettes23. Tout cela a été recopié sur
les folios 30 à 34 qui constituent le manuscrit définitif sur lequel
apparaissent quelques variantes par rapport au texte imprimé. L’incipit
a subi d’intéressantes modifications.

f° 14 r°

L’avocat général parlait depuis deux heures / semblait ne plus


devoir / parlait depuis le début de l’audience, l’atmosphère
devenait irrespirable, trois heures sonnèrent, un pigeon qui
inclinait faisait palpiter sur le rebord de la fenêtre s’envola ; et par
moments un juge, levant sa manche noire, essuya du essuyait ses
yeux comme pour mieux écouter comprendre.

f° 28 r°

La chaleur devenait étouffante, une cloche tinta, deux pigeons des


tourterelles s’envolèrent et les fenêtres ayant été fermées sur
l’ordre du Président une odeur de poussière se répandit.

Version imprimée

La chaleur devenait étouffante, une cloche tinta, des


tourterelles s’envolèrent, et, les fenêtres ayant été fermées sur
l’ordre du président, une odeur de poussière se répandit.

Avec la disparition de « L’avocat général » comme premier


sujet, se dessine une mise en valeur de sujets non-humains. Ni avocat,
ni juge dans cette première phrase mais une succession de sujets

23. Les transcriptions de ces différents fragments sont données dans l’édition
de Jean Milly. Elles nous ont été précieuses.
Proust lecteur et critique de Flaubert 79

désignant des choses : « la chaleur », « une cloche », « des


tourterelles », « les fenêtres », « une odeur de poussière ». Cette
volonté de faire disparaître toute transcendance humaine est
particulièrement sensible dans la forme passive « les fenêtres ayant été
fermées ». Une autre version de ce même passage se trouve, isolée, sur
le folio 18 r° ; on y lit : « Sur un signe du président on ferma les
fenêtres. » ; au « on », pronom indéfini, l’auteur préférera finalement
la forme passive de façon à retirer tout agent humain. Ce souci de
revenir à l’origine matérielle des choses fait aussi remplacer « trois
heures sonnèrent » par « une cloche tinta ». Toute possibilité
d’interprétation humaine est ainsi écartée. Cela correspond à l’une des
caractéristiques principales de la vision flaubertienne que Proust a
soulignée dans son article de 1920 : « Les choses ont autant de vie que
les hommes, car c’est le raisonnement qui après [coup] assigne à tout
phénomène visuel des causes extérieures, mais dans l’impression
première que nous recevons cette cause n’est pas impliquée. », idée
qu’il avait déjà mise en relief dans le fragment « À ajouter à
Flaubert » : « Dans [ses] grandes phrases les choses existent non pas
comme l’accessoire d’une histoire, mais dans la réalité de leur
apparition ; elles sont généralement le sujet de la phrase, car le
personnage n’intervient pas et subit la vision ». Par ailleurs, cette
première phrase en commençant par « la chaleur », en se terminant par
« une odeur de poussière », et en faisant intervenir l’ouïe dans « la
cloche tinta » traduit l’importance que Flaubert accorde aux sensations
et aux sens. Les ratures que l’on observe sur les différents brouillons
laissent transparaître le soin qu’a mis Proust à choisir le temps des
verbes, ce qui se justifie pleinement lorsqu’on sait qu’il affirmera dans
son ébauche de 1909 : « C’est un génie grammatical. Et son génie est
un dieu à ajouter aux dieux singuliers de La Tentation de saint
Antoine, il a la forme d’un passé défini, d’un pronom et d’un participe
présent. » et qu’il commencera son article de 1920 par la même
assertion : « […] un homme qui par l’usage entièrement nouveau et
personnel qu’il fait du passé défini, du passé indéfini, du participe
présent, de certains pronoms et de certaines prépositions, a renouvelé
presque autant notre vision des choses que Kant […] ». Il respecte si
scrupuleusement ce qu’il a observé chez Flaubert qu’il reproduit dans
cette première phrase un des schémas-types qu’il décrit dans l’article
de 1920, lorsqu’il souligne l’usage particulier que Flaubert fait de
l’imparfait : « souvent le passage de l’imparfait au parfait est indiqué
80 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

par un participe présent, qui indique la manière dont l’action se


produit, ou bien le moment où elle se produit. ». Dans le
pastiche : « La chaleur devenait étouffante […] et, les fenêtres ayant
été fermées sur l’ordre du président, une odeur de poussière se
répandit. » Le recto du folio 18 offre une version de ce début qui a été
abandonnée ; elle est intéressante dans la mesure où elle permet de
voir quels sont les éléments que Proust tenait à maintenir et quels sont
ceux sur lesquels il pouvait introduire des variantes.

f° 18 r°

Une fraîcheur s’éleva, des feuilles tombèrent, et le ciel s’étant


obscurci le tintement de la pluie commença. Sur un signe du
président, on ferma les fenêtres. Aussitôt une odeur de poussière
se répandit.

Les éléments descriptifs sont les mêmes mais l’impression


produite est différente : il manque l’effet de pesanteur et la sensation
d’enfermement. Et surtout le rythme n’est pas trouvé : les phrases
brèves se succèdent sans cet agencement des temps verbaux propre à
Flaubert grâce au lequel la forme de la phrase coïncide avec l’idée
exprimée, phrase sans aération comme la pièce décrite. Proust a très
bien senti que chez Flaubert l’essentiel réside dans l’expression des
sensations et dans une certaine vision du monde traduite, notamment,
par l’usage particulier des temps verbaux.
Dans la version définitive, l’imitation dans cette première
phrase est parfaite. Aux différents éléments mis en relief s’ajoute la
construction de la phrase : elle comprend une première partie qui
présente un rythme ternaire digne de Flaubert, « la chaleur devenait
étouffante, une cloche tinta, des tourterelles s’envolèrent » et une
seconde partie qui « rebondit » grâce à ce fameux « et » dont Flaubert
fait un emploi si particulier. « En un mot, chez Flaubert, “et”
commence toujours une phrase secondaire et ne termine presque
jamais une énumération » (« À propos du “style” de Flaubert »). Une
dernière remarque : les hésitations sur l’oiseau. Sur le premier
brouillon, il s’agit d’« un pigeon » ; sur le second, des ratures font
apparaître « deux pigeons des tourterelles » et le texte imprimé donne
« des tourterelles ». Le pigeon fait penser au conte La Légende de
saint Julien l’Hospitalier que Proust considérait comme la plus
Proust lecteur et critique de Flaubert 81

parfaite des œuvres de Flaubert et dans lequel le jeune héros prend un


plaisir sadique à tuer les animaux, plaisir qu’il découvre en massacrant
une petite souris blanche puis en étranglant un pigeon : « les
convulsions de l’oiseau faisaient battre son cœur, l’emplissaient d’une
volupté sauvage et tumultueuse ». Les ratures successives montrent
que Proust s’éloigne progressivement de son emprunt, tout en
maintenant le motif de l’oiseau. Le verbe « palpiter » qui figure sur le
premier brouillon est peut-être un souvenir des « convulsions ». Dans
un premier temps, pour déguiser son emprunt, l’auteur transforme
l’adjectif numéral « un » en « deux », puis lui substitue un article
indéfini « des » et parallèlement les pigeons deviennent des
tourterelles. L’activité du pasticheur consiste à imiter mais de façon
déguisée.
La description du personnage, qui fait suite à l’évocation de
l’atmosphère réalisée en quelques touches, a une tonalité balzacienne
– ce président semble être le proche parent de Madame Vauquer – ce
qui n’est que fidélité aux romans de Flaubert souvent nourris d’une
intertextualité balzacienne. Le propre texte romanesque proustien
intégrera cette fusion intertextuelle entre les deux grands romanciers
du XIXe siècle. La constatation faite au sujet de l’oiseau se
confirme : « des prétentions à l’esprit » a pour antécédent, sur le
premier brouillon, « des prétentions au latin » ce qui était une
attribution de M. Bourais. Cet ancien avoué qui gère les propriétés de
Madame Aubain dans Un cœur simple est un modèle possible du
président : l’un a pour caractéristique « sa façon de priser en
arrondissant le bras », l’autre « ses favoris égaux qu’un reste de tabac
salissait ». Les deux phrases présentent le même mouvement
d’ensemble : accumulation d’éléments descriptifs, effet général qu’ils
produisent. Sur le premier brouillon, la description du personnage y
est beaucoup plus développée ; Proust a peu à peu atteint la maîtrise
de la concision flaubertienne.
Dans sa première version, ce texte était essentiellement
narratif, faisant s’affronter l’avocat général et l’accusé et se terminant
sur les rêveries que suscite dans le public l’évocation des diamants.
Dès le second brouillon, l’attention se porte davantage sur le
comportement du public, rejoignant en cela l’intérêt de Flaubert pour
ce qu’il est convenu d’appeler l’étude des mœurs. Cette description se
voit enrichie de deux apports flaubertiens : l’utilisation particulière du
82 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

discours rapporté24 et des emprunts anecdotiques aux Trois Contes.


Ce n’est que sur le manuscrit succédant aux brouillons que sont
introduites les formes de discours rapporté qui abondent dans un
passage du texte final. Proust en fait un usage caricatural, plaçant entre
guillemets des propos qui ne correspondent pas à du style direct,
mêlant deux niveaux de discours : « […] un ecclésiastique, qui affirma
“n’en avoir jamais mangé d’aussi bonne ; c’est un excellent fruit
rafraîchissant” ». Même usage parodique des procédés chers à
Flaubert dans le cas du gérondif « en s’excusant » qui vient
s’intercaler entre deux compléments : « […] un nègre […] en offrit les
quartiers à ses voisins, en s’excusant, sur un journal ». Il arrive que
Flaubert introduise une certaine confusion dans ses constructions
syntaxiques de la même façon qu’il fait un usage surprenant du
pronom personnel. Mais ici Proust grossit les faits. Et ainsi, dans ce
passage, tout est humour, humour qui n’est d’ailleurs pas absent des
propres textes de Flaubert. À travers le personnage du nègre et
l’allusion au perroquet, nous retrouvons Un cœur simple puisque, dans
ce conte, il est dit que les femmes qui entouraient le nouveau sous-
préfet « possédaient un nègre et un perroquet » ; et c’est d’ailleurs le
nègre qui apporte à Mme Aubain le perroquet offert par sa maîtresse.
Une première indication concernant le perroquet provenait
directement du conte de Flaubert, « Une dame enleva son chapeau.
Un perroquet le surmontait, sans qu’on sut (sic) si c’était en souvenir
d’une bête autrefois aimée » ; elle est supprimée dans la version
définitive. En revanche, Proust use, à ce propos, d’une technique
propre à Flaubert, l’absence de lien de coordination ou de
subordination entre les éléments, groupes de mots ou
phrases : « […] plusieurs tirèrent leur montre, une dame enleva son
chapeau. Un perroquet le surmontait. » L’auteur intervient le moins
possible, laisse les choses apparaître. Parfois, Proust sent qu’il est allé
trop loin dans son imitation de Flaubert ; ainsi, il corrige, sur le
folio 28, la forme passive « des oranges furent épluchées » en « on
sortit des oranges de leur sac » qui deviendra « en tirant de sa poche
une orange ».
Le plus grand reproche que Proust adresse à Flaubert, dans
son article, concerne ses métaphores :

24. Voir l’article de Claudine Gothot-Mersch, « La parole des personnages »,


dans Travail de Flaubert, Points, Seuil, 1983, p. 199-221.
Proust lecteur et critique de Flaubert 83

[…] je crois que la métaphore seule peut donner une sorte


d’éternité au style, et il n’y a peut-être pas dans tout Flaubert une
seule belle métaphore. Bien plus, ses images sont généralement si
faibles qu’elles ne s’élèvent guère au-dessus de celles que
pourraient trouver ses personnages les plus insignifiants.

Et il est encore plus féroce dans sa démonstration : il fait se


succéder d’innombrables comparaisons (et aucune métaphore) qui
sont des clichés : « comme les eaux d’une cascade, comme un ruban
qu’on déroule, […] comme une cloche dont la vibration persiste,
comme un écho qui s’affaiblit ». Les deux premières ne figuraient pas
sur le deuxième brouillon. La subtilité de Proust a consisté à attribuer
cette kyrielle de comparaisons précisément au « discours » (il s’agit du
discours de l’avocat de Werner) tout comme Flaubert avait rendu
caricatural le croisement du discours amoureux de Rodophe et du
discours officiel dans l’épisode des Comices agricoles. Il y a donc une
véritable mise en abyme du discours, dans cette scène d’audience, et
c’est autant le discours juridique que le discours de l’auteur qui se
trouvent mis en jeu. Le discours fait effet sur les personnages et fait
réapparaître, d’un coup de baguette magique, le pigeon (concret au
début de la scène, il est devenu image) et deux comparaisons :

Nathalie ressentait ce trouble où conduit l’éloquence ; une douceur


l’envahit et son cœur s’étant soulevé, la batiste de son corsage
palpitait, comme une herbe au fond d’une fontaine prête à sourdre,
comme le plumage d’un pigeon qui va s’envoler.

Cette image du « pigeon qui va s’envoler » peut également


être le souvenir d’une comparaison employée par Flaubert dans la
scène des Comices pour décrire l’émotion ressentie par Emma quand
Rodolphe lui prend la main : « il la sentait toute chaude et frémissante,
comme une tourterelle captive qui veut reprendre sa volée ».
À travers « une douceur l’envahit » qui est une fidèle
reproduction de « une mollesse la saisit », phrase extraite de cette
même scène des Comices, c’est toute la sensibilité flaubertienne aux
frémissements, aux émois féminins que l’on retrouve ici. Et cette
fragilité féminine à être la proie de sensations incontrôlées, qui
rappelle Madame Bovary mais aussi Félicité qui meurt enveloppée
d’une sensualité mystique, est parfaitement bien rendue, et toujours
avec une note d’humour.
84 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

La description de la salle garde encore des accents


balzaciens, semblant être une réplique du portrait du président, de
même que, dans Le Père Goriot, Madame Vauquer et sa pension se
ressemblent. La phrase « Enfin le président fit un signe, un murmure
s’éleva, deux parapluies tombèrent : on allait entendre l’accusé. »
réunit, de façon caricaturale, une utilisation de la parataxe et le
principe de l’autonomie des objets.
Toute la suite du texte est une illustration du bovarysme : les
personnages se mettent à penser aux projets gigantesques qu’ils
auraient pu réaliser si Lemoine avait dit vrai. Alors que chez Flaubert,
ces rêves – ceux de Madame Bovary comme ceux de Frédéric – sont
essentiellement des rêves d’évasion romantique, Proust consacre toute
une partie de son développement à des aspirations matérialistes,
développement qui rappelle, par la naïveté des personnages et par le
style (abondance d’interrogations au style direct, de points virgules, de
tirets qui introduisent une incise) Bouvard et Pécuchet. Au passage,
l’auteur fait un clin d’œil à son lecteur – ou serait-ce une utilisation
parodique de ce qu’on appelle « intrusion d’auteur » ? – en citant
parmi les rêves de ses personnages « un capitonnage de liège qui
amortit le bruit des voisins », ce qui correspond à sa propre aspiration
lorsqu’il s’installe boulevard Haussmann. Puis, en un seul paragraphe,
d’une écriture qui juxtapose les compléments d’objet ou
circonstanciels, comme le fait Flaubert, Proust développe les rêveries
de ceux qui ne pensent qu’amour et nature. Jean Milly a trouvé une
source possible de ce passage dans « les rêves de fuite et d’amour » de
Madame Bovary et cite un passage (2e partie, XII) très proche du texte
produit par Proust : « Ils habiteraient une maison basse à toit plat, […]
au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se
balanceraient en hamac… ». Les manuscrits montrent que les
corrections portent essentiellement sur le temps des verbes et
manifestent, à plusieurs reprises, une volonté de se détacher d’un
emprunt trop évident. Ainsi, dans le premier brouillon (f° 29 r°), le
« yacht qui les aurait emmenés aux colonies à Java » qui était sans
doute un souvenir d’Un cœur simple, a été transformé en « yacht qui
les aurait menés l’été dans des pays froids » dans le texte définitif. De
la même façon, « les travaux des calfats » qui étaient mentionnés sur
le folio 19 v° du troisième brouillon et qu’on trouve dans plusieurs
œuvres de Flaubert, notamment dans Un cœur simple et Madame
Bovary, ont été supprimés. Le motif des fleurs violettes le long d’un
Proust lecteur et critique de Flaubert 85

mur rougeâtre n’a été ajouté que sur le troisième brouillon (f° 19 v°).
Jean Milly en a présenté les différentes origines et en a souligné le
caractère obsessionnel chez Proust. Sur les épreuves (N. a. fr. 16633),
le pastiche de Flaubert n’a été l’objet d’aucune correction,
contrairement à certains autres, ceux de Balzac et des Goncourt
notamment.
Il ne faut pas croire Proust lorsqu’il dit, de son pastiche de
Flaubert, qu’il est détestable25. Il est, au contraire, l’un des plus
réussis, et c’est celui que Le Figaro choisit de publier en hommage à
son auteur, lorsque ce dernier meurt. Il ne faut pas non plus le croire
lorsqu’il affirme que « le pastiche volontaire c’est de façon toute
spontanée qu’on le fait ». Les brouillons sont là pour attester de
l’importance des corrections apportées ; c’est peu à peu que Proust
s’est rapproché le plus finement possible de la technique romanesque
de Flaubert et qu’il a subtilement intégré ses emprunts tout en les
déguisant. Il s’agit bien, pour reprendre ses propres termes, de cette
« recréation vivante » dont il fera « une claire analyse » dans son
article de 1920. Le parallélisme entre les deux activités que Proust
conçoit comme étant complémentaires, le pastiche et la critique
littéraire, va encore plus loin : le pastiche de Flaubert se double d’un
pastiche de Sainte-Beuve critiquant le pseudo-roman de Flaubert qui
n’est autre que le pastiche que vient de réaliser Proust.

Ce second pastiche est plus développé que le précédent,


« L’Affaire Lemoine par Gustave Flaubert » : à la concision
flaubertienne s’oppose le bavardage beuvien. Proust s’inspire de trois
articles de Sainte-Beuve parus dans le Constitutionnel (8, 15 et
22 décembre 1862) qui portaient sur Salammbô et qui ont été repris
dans les Nouveaux lundis26. Ces trois articles avaient suscité une
réaction de Flaubert, réaction qui s’était exprimée sous forme de lettre
que Sainte-Beuve fournit en appendice à son volume27 en la faisant
suivre de son propre « billet » où il annonce sa décision
d’accompagner désormais ses articles de la réponse de Flaubert. Cette
lettre a une ampleur similaire à celle des articles de Sainte-Beuve et

25. « À propos du “style” de Flaubert », p. 594.


26. Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, Calmann-Lévy, 1897, t. IV, p. 31-95.
27. Ibid., p. 435-447. Le texte de cette lettre est également fourni en
appendice dans l’édition de La Pléiade des Œuvres de Flaubert.
86 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

c’est sur un grand nombre de points précis qui ont été l’objet de
reproches de la part du critique littéraire que Flaubert se justifie.
Proust, lorsqu’il répondra à Thibaudet, dans son article de la NRF du
1er janvier 1920, sur le « style » de son prédécesseur, reproduira un
mécanisme identique.
Flaubert s’élève notamment contre la « pointe d’imagination
sadique » que le critique a relevée dans certaines de ses descriptions.
Cette protestation ne représente qu’un court paragraphe mais nous le
signalons car nous reviendrons sur cette problématique du sadisme à
travers l’étude du personnage de Françoise qui ressemble par certains
points au Julien de la légende relatée par Flaubert. Nous partageons,
en effet, l’opinion de Sainte-Beuve : dans Salammbô (notamment,
dans les chapitres intitulés « Moloch » et « Matho »), certaines
descriptions de batailles, de supplices, de carnages témoignent d’une
cruauté sans limites qui s’accompagne de volupté. La phrase « On
aurait dit que les murs chargés de monde s’écroulaient sous les
hurlements d’épouvante et de volupté mystique28 » en est un exemple.
Le pastiche de Proust se compose de deux fragments séparés
par un blanc, le premier consacré à « M. Gustave Flaubert », le second
à son œuvre, ce qui est déjà une imitation du modèle puisque le
premier article de Sainte-Beuve sur Salammbô comporte trois volets,
« I. L’auteur », « II. Le sujet », « III. Analyse du livre ». Cette
approche biographique qui explique l’œuvre par l’homme est
précisément ce qui oppose Proust à Sainte-Beuve, comme en
témoignent ses notes regroupées sous le titre « [La méthode de Sainte-
Beuve]29 ». Sainte-Beuve a réalisé « l’histoire naturelle des esprits »
selon le vœu de Taine en important « dans l’histoire morale les
procédés de l’histoire naturelle ». Et cela fait dire à Proust que cette
méthode qui consiste à expliquer l’œuvre par l’homme, à rassembler
tous les éléments extérieurs susceptibles de l’éclairer, n’est pas
profonde. Absence de profondeur également dans la façon qu’a cette
critique de se placer sur « le même plan que la conversation »,
caractéristique que Proust illustre, dans son pastiche, par une
abondance de points d’exclamation, d’interrogation, de suspension qui
donnent un style oral à son texte. La première phrase qui réunit points
de suspension et point d’exclamation en est déjà une illustration. Dans

28. « Moloch », p. 949.


29. p. 219-232.
Proust lecteur et critique de Flaubert 87

l’avant-texte de ce pastiche30, cette première phrase a subi des


modifications importantes pour arriver à la forme définitive.

f° 20 r°

Pendant qu’on discutait à Paris le roman Carthaginois de


M. Gustave Flaubert, voici qu’il en fait paraître un autre d’un
caractère tout différent, sur l’Affaire Lemoine, ce fameux escroc
qui a occupé naguère […]

f° 22 r°

Hier c’était Salammbô, aujourd


L’Affaire Lemoine par M. Gustave Flaubert. Le rapprochement
des no Rapproché du nom de l’auteur et si tôt après Salammbô, ce
titre a généralement surpris.

f° 33 r°

L’Affaire Lemoine par M. Gustave Flaubert. Sitôt surtout après


Salammbô, le titre a généralement surpris.

Texte imprimé

L’Affaire Lemoine… par M. Gustave Flaubert ! Sitôt surtout après


Salammbô, le titre a généralement surpris.

L’auteur est donc passé d’une phrase complexe et longue,


commençant par une subordonnée temporelle, reflet de sa propre
façon d’écrire, à une phrase nominale ne comprenant que le titre de
l’œuvre et le nom de l’écrivain. L’ajout final des signes de
ponctuation lui donne le caractère oral et familier que nous avons
signalé.
De même que Sainte-Beuve commençait par situer
Salammbô par rapport à Madame Bovary, au succès et aux remous

30. Pour commenter cet avant-texte, nous nous aidons de la transcription de


Jean Milly dans son édition des Pastiches. Nous disposons de trois brouillons
(fos 20-21 ; 22-23 ; 24, 25, 26, 27) et d’un manuscrit (fos 35-39) regroupés
sous la cote N. a. fr. 16632. Les articles parus dans Le Figaro et les placards
corrigés de Pastiches et mélanges portent la cote 16633.
88 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

causés par ce roman, Proust situe le prétendu récit de Flaubert dans le


sillage de Salammbô. L’auteur est essentiellement présenté à travers la
représentation que se fait de lui l’opinion publique et par son
ascendance : un aventurier qui lance des défis, des gageures tout en
étant le fils d’un vénérable professeur de médecine. Autrement dit,
une approche biographique, superficielle et finalement impersonnelle
puisqu’elle se cache sous un « on » anonyme. La référence au père de
Flaubert n’apparaît que sur le deuxième brouillon et est alors très
succincte : « un père regrettable » ; ce n’est que sur le manuscrit
(f° 35) que seront données toutes les informations le concernant. On
peut même dire que ce père prend de plus en plus d’importance au
détriment de son fils puisque, sur le premier brouillon, différentes
localisations spatiales étaient données pour suivre l’écrivain dans ses
déplacements : « de Paris à Rouen Pont-l’Evêque à Rome, de Rome à
Carthage, de Carthage à Paris » et qu’elles ont disparu des versions
suivantes. En fait, tout ce qui concerne l’entourage de Flaubert a été
amplifié : à la respectabilité du père se sont ajoutés les témoignages de
ses amis.
Dès les premières lignes de son pastiche, Proust introduit la
métaphore de l’écrivain-peintre qui va se déployer dans l’ensemble du
texte : « l’auteur avait dressé son chevalet en plein Paris », « ce genre
tout immédiat et impromptu du croquis, de l’étude prise sur la
réalité », « peindre le public, ou plutôt de purs “modèles” bénévoles
qu’il a groupés à loisir dans son atelier », « esquisse […] votre
pinceau », « quels grands coups de pinceau ». L’écrivain devient ainsi
l’équivalent du peintre impressionniste qui installe son chevalet sur les
lieux mêmes de son inspiration. Cette représentation de l’écrivain peut
provenir de l’imagination de Proust puisqu’il l’illustrera à plusieurs
reprises dans son œuvre personnelle, précisément lorsqu’il s’inspire de
Flaubert. Mais elle existe chez Sainte-Beuve (elle apparaît dès les
premières phrases de son premier article) et c’est sans doute par souci
de fidélité que Proust l’a ajoutée entre les lignes de son premier
brouillon (f° 20 r°). Sur le manuscrit, en ce qui concerne la première
partie du pastiche, seule la fin qui oppose la simplicité de Flaubert,
dans son comportement, à la complexité de son écriture, est
abondamment raturée. Certes, l’idée d’une écriture laborieuse est
présente dans l’article de Sainte-Beuve. Jean Milly cite le passage
précis du Constitutionnel (8-12-1862) qui l’évoque : « […] ce livre
d’un art laborieux […] tout son talent et tout son effort, également
Proust lecteur et critique de Flaubert 89

visibles […] ». Mais ne serait-ce pas par rapport à ses propres


préoccupations que Proust réagirait ici d’une façon aussi ironique, en
insérant l’incise : « – lui, le contraire même de la simplicité dès qu’il
prend une plume ! – » ?
La critique du roman de Flaubert est menée essentiellement
par rapport à la question du réalisme. La scène décrite est perçue
comme « croquis », « étude prise sur la réalité ». Et ainsi le rôle du
critique se borne à vérifier la véracité des détails fournis par l’auteur.
La subtilité de Proust est particulièrement manifeste dans le choix des
exemples retenus : ce sont des détails que lui-même a travaillés avec
soin dans son pastiche de Flaubert. Nous en retiendrons deux : « les
fenêtres […] » et les « prétentions à l’esprit ».

Les fenêtres viennent d’être fermées sur l’ordre du président. Et ici


un éminent avocat m’assure que le président n’a rien à voir,
comme il semble en effet plus naturel et convenable, […]

Là où Proust a tenu à imiter cette particularité de Flaubert


qui consiste à assurer le passage de l’imparfait au parfait par un
participe qui indique la manière dont l’action se produit, autrement dit
à rendre pleinement signifiants les temps verbaux et leur articulation,
Sainte-Beuve pastiché s’interroge sur la vraisemblance de l’action
décrite. Proust le ridiculise encore plus lorsqu’il le fait consulter un
éminent avocat pour savoir si, au tribunal, un président peut faire
fermer les fenêtres.
La description du président est abondamment commentée
par le pseudo-critique qui, une fois encore, se réfère à la fois à la
théorie littéraire que représente, selon lui, Flaubert (« une école qui ne
voit jamais rien dans l’humanité de noble ou d’estimable ») et à ses
origines biographiques, pour s’insurger contre les traits mis en valeur
par le romancier. La dénonciation de la poétique du « laid » est
présente dans les articles de Sainte-Beuve ; Proust la reprendra dans le
« Dîner Guermantes » où les convives se faisant les porte-paroles des
critiques qui ont succédé à Sainte-Beuve s’attaqueront violemment, et
de manière ridicule, à Zola et au réalisme en général, voyant en Victor
Hugo un précurseur de cette école : « Au fond c’est lui qui nous a
habitués au laid en littérature. Il y a déjà bien assez de laideurs dans la
vie. » s’exclame Mme de Brissac (p. 255). L’intérêt que Proust porte à
90 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

cette réflexion de Sainte-Beuve se manifeste dans les transformations


successives qu’il a fait subir à sa phrase :

Constitutionnel (8-12-1862)

[…] un pinceau que la réalité, quelle qu’elle soit, attire, mais qui,
tout en cherchant, en poursuivant partout le vrai, paraît l’aimer
surtout et le choyer s’il le rencontre affreux et dur. »

3e brouillon (f° 24 r°)

Un visage de pitre passe encore, nous savons que l’école dont se


réclame, assez impudemment parfois, M. Gustave Flaubert ne voit
des choses que le laid.

Manuscrit (f° 36)

Passe encore pour le visage de pitre ! L’auteur est de l’une d’une


école qui ne voit jamais rien dans l’humanité qu’on puisse admirer
ou admirer < de noble et d’ > estim< able >.

Texte imprimé

Passe encore pour le visage de pitre ! L’auteur est d’une école qui
ne voit jamais rien dans l’humanité de noble ou d’estimable.

La description du visage du président est l’occasion pour


Proust d’introduire la visée morale et exemplaire que doit avoir la
littérature, selon Sainte-Beuve. Ce dernier ne peut accepter la
désacralisation de la magistrature qu’opère Flaubert en attribuant au
président un visage de pitre. Preuve à l’appui : les très nombreux
exemples de magistrats honorables qu’a eus Flaubert dans son
entourage normand.
Le reproche du pseudo Sainte-Beuve concernant les
« prétentions à l’esprit » du président qui lui semblent injustifiées du
fait que ce dernier « n’a pas encore ouvert la bouche » est
particulièrement comique quand on sait que l’expression est une
création de Proust par transformation d’une formule de
Flaubert : « M. Bourais […] respectait infiniment la magistrature,
avait des prétentions au latin ». Proust se rit de lui-même par le
Proust lecteur et critique de Flaubert 91

truchement du faux pastiche. Même jeu lorsqu’il fait citer par Sainte-
Beuve le nègre, l’orange et le perroquet comme trahissant la
« prétendue impersonnalité » de Flaubert, comme étant des
« accessoires rapportés », « plaqués » sur son esquisse. C’est
évidemment Proust qui, en intégrant ces éléments empruntés au conte
de Flaubert, s’est amusé à créer cette situation farfelue dans
« L’Affaire Lemoine par Flaubert » et a, en même temps, donné des
« indices de reconnaissance » : le lecteur peut identifier ses emprunts.
Le perroquet cité par Sainte-Beuve, en tant qu’animal vivant, est celui
du conte où il représente un élément exotique inséré par Flaubert dans
la réalité normande et non plus celui du pastiche où il n’était
qu’ornementation de chapeau. Dans le manuscrit, de longues
considérations s’ensuivaient sur la légitimité de l’exotisme dans ce
récit et l’auteur était amené à citer et à résumer Un cœur simple. Dans
la version finale, au débat sur l’exotisme se substitue celui sur le
réalisme : le souci de « vérité », d’« objectivité », d’« imperson-
nalité » affiché par Flaubert n’est-il pas qu’un leurre ? Débat que
Sainte-Beuve avait soulevé dans ses articles : « Depuis que Madame
Bovary avait paru, la question du réalisme revenait perpétuellement
sur le tapis ». La position de Sainte-Beuve et de ses disciples à l’égard
de Flaubert est paradoxale : on lui reproche à la fois un excès de
réalisme, notamment dans sa propension à décrire l’« affreux » et « le
dur », et un manque de réalisme qu’on retrouve transposé dans le
pastiche de Proust, au sujet du « réactionnaire » : « Un réactionnaire, à
quoi reconnaissez-vous cela à distance ? Qui vous l’a dit ? Qu’en
savez-vous ? » Une fois encore, la remarque du pseudo-
critique : « L’auteur, évidemment, s’amuse, et tous ces traits sont
inventés à plaisir » s’applique autant à Proust qu’à Flaubert.
Le faux Sainte-Beuve continue à porter des jugements
moraux sur l’œuvre de Flaubert, citant l’exemple des Anciens et de
plus proches prédécesseurs tels que Saint-Simon et Balzac qui ont su
être « réalistes » tout en intégrant des personnages vertueux dans leurs
œuvres. Le terme de « réalistes » n’est d’ailleurs pas celui qu’emploie
Proust. Après avoir remplacé sur le manuscrit (f° 37) « réels » par
« réalistes », il retient finalement le terme de « naturalistes » bien
qu’on l’applique généralement plus à Zola qu’à Flaubert. Le passage
qui suit et qui fournit d’autres exemples de « réalisme » en littérature
est abondamment raturé : Proust tient à multiplier les exemples,
ajoutant ceux d’Homère, de Saint-Simon, etc. de façon à généraliser
92 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

sa réflexion et à aborder des sujets de critique littéraire à travers cette


présentation de l’œuvre de Flaubert. Même Balzac dont on peut
douter du réalisme des « scènes […] de la vie parisienne et de la vie
de province » a introduit des personnages vertueux dans son œuvre,
nous dit-on. Un paragraphe entier (« Certes, on eût bien étonné […]
vous ne sentez donc pas ? ») qui figurait sur une feuille séparée a été
inséré dans ce développement. Il est consacré essentiellement au
« spirituel Beyle » qui « est encore plus vrai » que Flaubert.
Après ces considérations théoriques, le pseudo-critique
revient à l’œuvre de Flaubert et résume le passage auquel il se réfère –
imitant là encore la démarche de Sainte-Beuve. Seules quelques
parenthèses apportent un jugement, toujours négatif. L’envolée finale,
lyrique et faussement romantique, du « roman de Flaubert » est mal
comprise dans la mesure où le bovarysme dont elle est l’expression
est perçu au premier degré. Pour avoir cité le pétrel dont le cri est
longuement commenté par « Sainte-Beuve », à cause de sa banalité
alors qu’il est censé enchanter les héros flaubertiens, l’auteur est
accusé de mystification. « Sainte-Beuve » n’a donc pas plus de recul
face au romantisme que face au réalisme. Le texte se termine par
l’éloge de Chateaubriand dont Flaubert est, par certains aspects,
l’héritier mais qui lui savait enchanter.
Proust retravaille encore son texte sur les placards de
l’édition de 1919 alors que le pastiche avait déjà été publié dans Le
Figaro en 1908. Ses ajouts sont essentiellement des incises qui se
marquent par des parenthèses : « (ce qui suffit à désintéresser le
lecteur) », « (en réalité toutes fabuleuses) », « (tout cela est bien
dépourvu de circonstances et de détermination) » ou par des
tirets : « – et bien qu’y manque un peu ce ressentiment d’impressions
douces et véritables, […] un Frédéric Soulié – ». Ils servent à apporter
un commentaire de l’auteur, une réserve, une nuance dans son
jugement, ou à fournir de nouveaux contre-exemples. « Sainte-
Beuve » est encore plus critique à l’égard du pseudo-Flaubert.

Ce pastiche fait preuve d’une grande fidélité de Proust aux


articles de Sainte-Beuve : on y retrouve la conception d’ensemble, les
arguments et même certaines expressions. Le pseudo Sainte-Beuve est
tout aussi fidèle au pseudo-roman de Flaubert : il y est même trop
fidèle puisqu’il n’en comprend ni l’humour ni le recul pris par rapport
aux faits décrits. En fait, la critique de Sainte-Beuve à l’égard de
Proust lecteur et critique de Flaubert 93

« l’œuvre de Flaubert » se résume en une expression : « laborieuse-


ment inexacte ». Elle repose sur une contradiction : Flaubert pèche par
excès de réalisme et, en même temps, ne se conforme pas strictement à
la réalité. Selon Sainte-Beuve, Flaubert serait plus « naturaliste »
(c’est d’ailleurs l’expression que retient Proust) que réaliste dans la
mesure où il met l’accent sur le morbide, sur le mal physique et moral
et offre une vision pessimiste de l’humanité. Dans sa critique de
Salammbô, Sainte-Beuve voit dans l’exotisme une des causes de
l’inexactitude du roman. C’est sans doute pour cette raison que Proust
accorde autant d’importance au perroquet : dans son pastiche de
Flaubert, il en fait la décoration d’un chapeau et la source d’un
étonnement. Sainte-Beuve lui fait incarner l’exotisme et le
biographique : Flaubert l’aurait rapporté d’Afrique (indication biffée
sur le manuscrit) ; il ne pourrait donc pas prendre place dans cette
scène d’audience tout à fait française. C’est, selon Sainte-Beuve, le
double éloignement spatial et temporel qui fait de Salammbô un
roman forcément inexact. On est tenté de dire que Sainte-Beuve n’a
rien compris au génie de Flaubert et la phrase par laquelle il termine
son étude de Salammbô : « Lui, il préfère un livre qui est surtout un
livre : moi, j’aime mieux un livre qui est surtout la vie. » résume très
bien ce qui l’oppose à Flaubert… et encore plus à Proust. Flaubert n’a
pas cherché à être réaliste au sens où l’entend Sainte-Beuve, tout au
plus a-t-il cherché à produire un « effet de réel » (p. 93) ; il a surtout
voulu atteindre la beauté par l’écriture, quel que soit le sujet décrit.
Ce pastiche démontre ce que devait théoriser le Contre
Sainte-Beuve en élargissant la critique d’une œuvre à un ensemble de
considérations (ou plus exactement d’illustrations) sur la place du
réalisme dans la littérature. Avec celui dont il s’inspire, « L’Affaire
Lemoine par Gustave Flaubert », il est, par sa façon de faire de « la
critique littéraire en action », une première réponse au désir de Proust
de réaliser un essai sur Sainte-Beuve et Flaubert.
« À ajouter à Flaubert »
Cahier 29, N. a. fr. 16669, f° 43 r°
Cliché Bibliothèque nationale de France
« À PROPOS DU “STYLE” DE FLAUBERT »
ET SON AVANT-TEXTE

1. « À ajouter à Flaubert » : une énigme1

La référence à Flaubert fait décidément problème pour


l’édition du texte proustien. De même que les passages concernant la
correspondance de Flaubert dans le « Dîner Guermantes2 », ajoutés
sur le manuscrit puis biffés sur les épreuves, sont intégrés au texte ou
ne le sont pas selon les éditions, le fragment « À ajouter à Flaubert »
figure dans l’édition du Contre Sainte-Beuve établie par Pierre Clarac
pour La Pléiade (1971) alors qu’il n’apparaît pas dans celle de
Bernard de Fallois (1954). En effet il appartient non pas à ce qu’il est
convenu de considérer comme les Cahiers Contre Sainte-Beuve mais
au Cahier 29. Et pourtant il commence par une référence à Sainte-
Beuve, en dénonçant le jugement de ce dernier sur Flaubert : « Sainte-
Beuve (et tous depuis d’ailleurs) l’a critiqué ou loué [...] ». L’examen
du manuscrit apporte quelques éclaircissements à ce propos. En effet,
il apparaît clairement que cette première phrase a été ajoutée au texte
initial. Il est donc important de mettre en relief les différentes strates
qui composent ce texte et d’en proposer une reconstitution.

La deuxième énigme posée par ce texte est contenue dans


son titre même. À quoi doit-on « ajouter » ce fragment ? La question,
à notre connaissance, reste encore sans réponse.

1. Ce texte a fait l’objet d’une publication dans le BIP n° 23, 1992, p. 7-12.
2. Voir « La citation de salon ou une parodie de critique littéraire », op. cit.
p. 9.
96 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Dans une lettre du 5 ou 6 mai 19083, Proust annonce qu’il a


« en train » :

une étude sur la noblesse


un roman parisien
un essai sur Sainte-Beuve et Flaubert
un essai sur les Femmes
la Pédérastie
(pas facile à publier)
une étude sur les vitraux
une étude sur les pierres tombales
une étude sur le roman.

Nous découvrons ainsi toute l’importance que Proust accordait à


Flaubert associé ici au critique Sainte-Beuve, alors qu’il ne figurera
pas parmi les écrivains qui seront l’objet d’une étude critique dans le
Contre Sainte-Beuve. Flaubert n’y est cité que de façon très allusive.
Dans l’article sur Baudelaire, il sert d’exemple pour dénoncer Sainte-
Beuve qui croit faire de la critique littéraire lorsqu’il traite le poète de
« bon garçon » et lui adresse « quelques éloges d’ami ». Mise à part la
citation, à deux reprises4, de l’expression que Flaubert avait utilisée
dans la préface aux Dernières chansons de Louis Bouilhet selon
laquelle l’écrivain ne doit considérer la réalité que « pour l’emploi
d’une illusion à décrire », Proust n’évoque Flaubert que pour le mettre
en parallèle avec Balzac et en montrer la supériorité, aussi bien en ce
qui concerne le style que la conception de l’œuvre d’art. Même si sa
mère le trouve « vulgaire par certains côtés dans ses correspon-
dances5 » – notons l’intérêt porté à la correspondance de Flaubert que
nous avons déjà signalée dans le « Dîner Guermantes » – le narrateur
manifeste son admiration pour celui qui considère que l’œuvre d’art
surpasse toute réussite privée ou sociale et qu’elle doit être le seul but
de l’écrivain. Admiration qu’on comprend aisément quand on sait que
Proust reprendra pour son propre compte cette conception de la
création artistique. La même remarque s’impose en ce qui concerne le
style. Les qualités qu’il admire dans l’écriture flaubertienne, cette
lente métamorphose du réel qu’elle opère, seront celles que lui-même

3. Corr. VIII, 53, p. 112-113.


4. CSB, [Gérard de Nerval] p. 234 ; [Sainte-Beuve et Balzac] p. 265.
5. Ibid., [Sainte-Beuve et Balzac], p. 265.
Proust lecteur et critique de Flaubert 97

déploiera dans son œuvre. Et c’est précisément cette question du style


que Proust reprend et développe dans le fragment « À ajouter à
Flaubert ».

Le Cahier 29 auquel appartient ce fragment fait partie de cet


ensemble de cahiers de numérotations très diverses, écrits entre 1909
et 1911, qui s’intercalent entre le Contre Sainte-Beuve et « Un amour
de Swann » ; ensemble qui correspond donc à ce moment-charnière où
Proust semble avoir renoncé à son projet d’essai sur Sainte-Beuve
pour se consacrer à la rédaction d’un roman. L’intérêt du fragment
sera précisément de montrer que, si Proust a renoncé à écrire un essai
sur Sainte-Beuve, il n’a pas pour autant renoncé, au moins jusqu’en
avril-mai 1910, à un ouvrage de critique littéraire, puisqu’il s’inspire
de l’actualité – le discours de réception de Doumic à l’Académie qui
date du 9 avril 1910 – pour annoter et développer le texte sur Flaubert
qu’il a écrit antérieurement.
Le Cahier 29, dont l’inventaire fait par Daniela de Agostini6
nous servira de référence, présente un contenu particulièrement riche,
comprenant un grand nombre de thèmes-clés de l’œuvre proustienne,
tels que le désir de voyage, notamment de Venise, soit « pour
retrouver les sensations de bonheur », soit pour satisfaire une
imagination qui s’est développée à partir du nom et qui sera déçue par
la réalité ; une éventuelle jonction entre les « deux côtés »,
Guermantes et Méséglise ; l’« idée de la musique » que Proust
développe dans un chapitre intitulé « Les Maîtres Sonneurs » ; « Les
Souvenirs » ou la résurrection du passé par les sensations ; les
aubépines, les intermittences du cœur ; la mort de la grand-mère et un
ensemble de textes dispersés qui sont des réflexions sur la création
littéraire, sur Bergotte en particulier, mais aussi sur Flaubert et
Romain Rolland7.

Le fait que Flaubert apparaisse au milieu des principaux


thèmes de la Recherche suggère déjà l’intérêt que Proust lui accorde.

6. Inventaire Cahier 29 : fos 1 r°-85 r°, BIP n° 12, 1981, p. 59-65.


7. Voir l’étude d’Enid G. Marantz dans le BIP n° 20, 1989, p. 7-46. « Proust
et Romain Rolland » qui évoque, entre autres, « la polémique anti-
rollandienne du Cahier 29 » et qui montre que l’éloge de Flaubert sert à
mieux dénigrer Romain Rolland, par un effet d’antithèse.
98 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Il semble être, comme tout ce Cahier 29, au fondement même de


l’œuvre proustienne. Le fragment intitulé « Les Maîtres
Sonneurs » (f° 18) est également riche d’enseignements. En effet,
Proust y évoque cette « idée de la musique » (expression qu’il met lui-
même entre guillemets) qui le fascine, et nous apprend qu’il a
« retrouvé le mot “idée” dans les lettres de George Sand à Flaubert
dans la Préface du Champi ». Suit une évocation de « la petite phrase
personnelle qui plaisait tant à Swann » et dont un musicien retrouve
différentes filiations. Or, dans Du côté de chez Swann, Swann réussit à
retenir, à saisir la sensation délicieuse que lui procure la petite phrase
musicale en s’en représentant « l’étendue, les groupements
symétriques, la graphie, la valeur expressive8 ». Mais précisément, les
groupements symétriques ne sont-ils pas une des caractéristiques de
l’écriture flaubertienne, celle qui est retenue par les pâles imitateurs de
Flaubert que Proust dénonce dans « À ajouter à Flaubert » ? Cette
petite phrase musicale, un des leitmotive de l’œuvre, se trouvait donc
à l’origine associée – même si c’est indirectement – au nom de
Flaubert autant qu’à celui de George Sand.

D’autre part, le Cahier 29 contient un folio resté inédit, le


folio 52, intitulé lui aussi « À ajouter à Flaubert ». Ainsi, si l’on fait
exception du folio 46 consacré à la mort de la grand-mère, se dessine,
à l’intérieur de ce cahier, un parallélisme répété entre Bergotte et
Flaubert dans l’alternance suivante : « Ajouter à Bergotte » (fos 41
et 42) ; « À ajouter à Flaubert » (fos 43 à 45) ; « À ajouter à Bergotte »
(fos 47 à 51) ; « À ajouter à Flaubert » (f° 52). Ceci laisse penser qu’à
cette époque, l’essai sur Flaubert tient encore autant de place dans
l’esprit de Proust que le projet romanesque. Flaubert représente sans
doute pour Proust, consciemment ou inconsciemment, le romancier
modèle à partir duquel il peut réfléchir au processus de la création
romanesque et étoffer le personnage de Bergotte sans pour autant faire
de l’un une réplique de l’autre.
Le folio 52, resté inachevé et inédit, nous aide à mieux saisir
l’objectif du fragment initial « À ajouter à Flaubert » et à en
reconstituer la genèse. Nous en donnons la transcription suivante9 :

8. DCS, p. 327.
9. Nous remercions Jean Milly qui nous a facilité le déchiffrement des titres
de Régnier (Les Pastiches de Proust, édition critique et commentée, 1970,
Proust lecteur et critique de Flaubert 99

À ajouter à Flaubert

Sans doute dans Chateaubriand les choses sont décrites et en un


sens [est]10 un plus grand descripteur que Flaubert. Mais même
quand elles sont décrites uniquement à cause de l’effet qu’elles
produisent sur le poète, comme la nature autour de [Combray]11
dans les Mémoires d’outre-tombe, il y a d’une part des choses, de
l’autre le poète. S’il s’y promène il les décrira et dira qu’il s’y
avance. Chez Flaubert les choses ne sont que notre vision. Rien
n’est dit d’elles que ce qui nous en apparaît et comme cette vision
se modifie à chacun des mouvements de notre corps, parallèlement
à nos actions les choses se transforment, il y a devant nous un
univers qui passe d’une forme à l’autre sans solution de continuité.
M. Henri de Régnier si original doit à Flaubert comme nous tous
quand nous allumons du feu nous devons au premier homme qui
alluma du feu.
Quand il dit constamment des choses comme ceci (ainsi de
M. d’Amercœur dans l’île de Cordic ou bien les Six femmes de
Barbe-bleue). Et aussi pour une certaine concomitance de la nature
avec les choses de l’âme (Me Bovary allant au cimetière12).
Régnier prendre un exemple dans Mr d’Amercœur ou dans le
Trèfle blanc ou n’importe où.

L’édition de La Pléiade présente le fragment « A ajouter à


Flaubert » comme un tout (même si ce tout n’est qu’une suite de
paragraphes sans lien logique et séparés par des blancs) aussi bien

p. 134) et les participants du séminaire de Bernard Brun, à l’ITEM qui nous


ont apporté quelques éclaircissements.
10. Le groupe de mots « sera [déchiffrement incertain] un plus grand »
apparaît dans l’interligne, remplaçant « mieux que » qui a été rayé.
11. Lapsus calami pour « Combourg ».
12. Cette allusion reste énigmatique. Mme Bovary se rend à l’église avec
l’idée d’être écoutée par le curé mais pas au cimetière. Proust ne ferait-il pas
une confusion avec un passage du Journal des Goncourt (Tome XII) qui
relate l’enterrement de Flaubert (11 mai 1880) où il est fait précisément
allusion à Mme Bovary et où la description du cimetière a des connotations
proustiennes : « On arrive au cimetière, un cimetière tout plein de senteurs
d’aubépine et dominant la ville ensevelie dans une ombre violette, qui la fait
ressembler à une ville d’ardoise. » Notons que, dans le cortège, on parle de
« barbues à la normande », ce plat qu’on retrouve dans les œuvres de
Flaubert et dans le pastiche Goncourt du Temps retrouvé.
100 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

dans sa composition que dans sa datation : « [ces notes] semblent


remonter à 1910 : c’est le 7 avril 1910, en effet, que René Doumic a
été reçu à l’Académie française où il succédait à Gaston
Boissier ; [...]13. » Et ainsi, ce texte – par sa première phrase,
notamment – prouverait qu’en 1910, Proust pense encore poursuivre
son essai sur Sainte-Beuve.

Or, l’examen des manuscrits permet de nuancer, voire de


rectifier, ces affirmations. D’abord, comme nous l’avons dit, cette
première phrase qui avait permis de rattacher ce texte au Contre
Sainte-Beuve est un ajout. Le texte initial – qui correspond au premier
paragraphe de l’édition de La Pléiade – s’étend sur le recto du folio 43
et sur la partie supérieure du recto du folio 44, qui comporte plusieurs
phrases biffées et qui est restée inachevée. Il est entièrement consacré
à l’analyse du style de Flaubert pour montrer que c’est en lui que
résident toute son originalité et toute sa force14. Pour bien mettre en
valeur cette supériorité, Proust ajoute, dans un interligne, cette phrase,
qui par sa brièveté et sa structure syntaxique, prend presque valeur
d’aphorisme : « C’est un génie grammatical ». Mais, si ce renouvel-
lement syntaxique est si important, c’est qu’à travers lui se manifeste
toute une vision du monde : « Et la révolution de vision, de
représentation du monde qui découle – ou est exprimée – par sa
syntaxe, est peut-être aussi grande que celle de Kant déplaçant le
centre de la connaissance du monde dans l’âme15. » Et cette
révolution opérée dans le monde des lettres est comparable à celle
réalisée dans le monde de la peinture par des artistes tels que Cimabue
et Giotto. Or, nous retrouvons la même affirmation qui s’appuie sur la
même comparaison dans Le Temps retrouvé16 : » le style pour
l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre est une question
non de technique mais de vision ». Ce qui avait été constaté à propos
de Flaubert est devenu une conception théorique générale que l’auteur
lui-même a illustrée.

13. CSB, « À ajouter à Flaubert » note 1, p. 860.


14. Voir l’analyse de Gérard Genette « Flaubert par Proust » dans L’Arc,
1980, et dans Palimpsestes, 1982, p. 112-131.
15. CSB, p. 299.
16. TR, p 289.
Proust lecteur et critique de Flaubert 101

D’autre part, Proust analyse ce que la postérité a appelé « la


modernité de Flaubert », à savoir l’importance accordée aux objets au
détriment du personnage qui perd ainsi sa transcendance : « Dans [ses]
grandes phrases les choses existent non pas comme l’accessoire d’une
histoire mais dans la réalité de leur apparition ; elles sont
généralement le sujet de la phrase, car le personnage n’intervient pas
et subit la vision [...] ». Et dans le fragment du folio 52, Proust revient
sur cette question essentielle de la « vision » en montrant combien elle
est subjective et fragmentaire : « Chez Flaubert les choses ne sont que
notre vision. Rien n’est dit d’elles que ce qui nous en apparaît et
comme cette vision se modifie à chacun des mouvements de notre
corps parallèlement à nos actions les choses se transforment [...] ».
Proust avait donc très bien perçu que la grande nouveauté de Flaubert
était la pratique de ce que la critique moderne a appelé « le point de
vue17 » qui remettait en cause la conception traditionnelle de l’auteur
omniscient et, par là-même, toute la pratique romanesque.

Donc, dans un premier temps, – que Daniela de Agostini,


reprenant les propositions faites par Claudine Quémar18, situe au
printemps 1909 – Proust fait sa propre analyse du style et de la
création romanesque chez Flaubert, qu’il a d’abord écrite sur les
folios 43 et 44 puis reprise et développée, par une comparaison avec
Chateaubriand, sur le folio 52. Notons que le folio 45 n’a servi qu’aux
additions, postérieures au 7 avril 1910. Proust l’avait laissé vierge,
avant de passer à un autre sujet, « Après la mort de ma grand-mère ».
Au bas du folio 44 resté inachevé, apparaît une note, rattachée au texte
initial pour en nuancer les affirmations et montrer que, dans Madame
Bovary, il reste encore des passages où Flaubert n’a pas affirmé toute
son originalité stylistique, notamment dans ses images. Et, en même
temps, se glisse, à l’intérieur de cette note, une dénonciation des
discours officiels de l’époque qui cherchent à imiter le style de

17. Voir, en particulier, Jean Rousset, dans Forme et Signification, Essais sur
les structures littéraires de Corneille à Claudel, « Madame Bovary » p. 109-
133, Corti, 1964 : « Mais Flaubert ne croit pas à la connaissance
impersonnelle ; il n’y a pas de réalité objective, toute vision, toute perception
est l’illusion propre à chacun, autant de “verres colorés” que de regards »
(p. 112).
18. BIP n° 3, 1976, p. 28 et BIP n° 12, 1981, p. 68.
102 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Flaubert, en utilisant « des formules symétriques ironiques et


brutales ». La référence au discours de réception de Doumic à
l’Académie permet de dater cette addition : elle est nécessairement
postérieure au 7 avril 1910. Cette note prend des proportions
démesurées au fur et à mesure que Proust l’écrit ; elle commence au
bas du folio 44 r°, se poursuit au bas du folio 45 r° (cela correspond au
2e paragraphe de l’édition Pléiade) puis sur le verso du folio 44
(3e paragraphe Pléiade). Heureusement, Proust a fléché son parcours
par tout un système de petites fleurs et de têtes d’oiseaux ! Il apparaît
ainsi que le 5e paragraphe Pléiade « (Parenthèse intercalée dans la
phrase précédente) [...] (sur Balzac) » doit être intégré au
2e paragraphe ; l’annonce est placée dans l’interligne, juste après
« formules symétriques ironiques et brutales ». Proust n’a d’ailleurs
pas écrit « phrase précédente » mais « page précédente ». Dans cette
parenthèse, il dénonce, avec encore plus de virulence, tous ceux qui
font un mauvais usage des caractéristiques du style flaubertien, les
« collaborateurs “fantaisistes” du Journal des Débats », M. Faguet en
particulier. Notons que lorsque Proust écrit « dans le passage d’en
face » (3e paragraphe), il fait référence à la fin de la note 1 (2e para-
graphe) qui se termine au bas du folio 45 r°. Les indications qu’il nous
donne « citer aussi [...] », « Et ici placer la chose sur son disciple
(Boule de Suif, maximes) et tâcher d’en citer avant une ou deux de
Flaubert, d’Un cœur simple par exemple », prouvent qu’il avait
l’intention de développer ces notes. Nous avons ici l’ébauche de ce
qui était alors un projet beaucoup plus vaste.

Quant au long paragraphe (le 4e), il apparaît sur le verso du


folio 43 et se poursuit dans la marge du folio 44 r°, alors qu’il est la
suite thématique de l’unité textuelle initiale (ler paragraphe). Une croix
indique qu’il devrait se placer juste après « s’approcha de la
cheminée... (voir p. 86) ». Il reprend, en effet, des idées que l’auteur
avait exprimées et partiellement rayées dans la dernière phrase restée
inachevée que La Pléiade n’a pas fait figurer : « Comme d’autre part il
rapporte sans réflexion, sans lien, les réflexions saugrenues des gens
(voir dans la même page les chiens perdus)19 ». Si ce texte a dû être
écrit sur le verso du folio 43 et dans la marge du folio 44 r°, c’est qu’il
est postérieur à la note 1 qui occupe le bas de la page 44 et donc

19. Nous donnons la transcription de ce qui n’a pas été rayé par l’auteur.
Proust lecteur et critique de Flaubert 103

postérieur à avril 1910. Après cette date, Proust reprend et développe


son analyse initiale de l’écriture flaubertienne. L’utilisation de
l’imparfait, dans ce paragraphe, le confirme ; l’auteur a oublié qu’il
avait rédigé les autres passages au présent.

Les deux derniers paragraphes, qui sont très courts, doivent


encore dater d’une autre période, si l’on en juge d’après l’écriture.
Disposés en diagonale, sur le folio 45 au-dessus du prolongement de
la note 1, ils semblent avoir été rédigés de façon hâtive. Une nouvelle
fois, l’ordre proposé par La Pléiade ne nous paraît pas exact : il
faudrait l’inverser. Le dernier paragraphe qui, par l’idée de
« symétrie » renvoie au discours de Doumic, est particulièrement
intéressant. Par sa phrase incise « – et ce sera la transition – », il nous
donne le plan de l’étude sur Flaubert que Proust avait l’intention de
réaliser. Nous pouvons facilement imaginer, d’après le texte initial
d’« À ajouter à Flaubert », que la première partie aurait été consacrée
à l’analyse du style de cet écrivain alors qu’une seconde partie,
comme il est dit explicitement, aurait présenté l’utilisation négative
qui en a été faite dans la littérature du début du XXe siècle.

L’avant-dernier paragraphe qui commence par « Il


commande aussi Régnier [...] » ne peut être que la suite de « par où il
commande ce qu’il y a de moins bon dans la littérature moderne ».
Proust reprend ici l’idée qu’il avait évoquée à la fin du folio 52, à
savoir l’influence décisive de Flaubert sur Régnier. L’expression
« concomitance des paysages » résume la dernière phrase du folio 52,
resté inachevé : « Et aussi pour une certaine concomitance de la nature
avec les choses de l’âme [...] ».

L’examen du manuscrit a permis de reconstruire le puzzle


que constitue « À ajouter à Flaubert » et de percevoir, à travers les
différentes strates, le triple intérêt que Proust porte à son
prédécesseur : admiration pour son style, dénonciation de l’utilisation
qui en a été faite dans les discours officiels et les articles de journaux,
et mise en relief de l’influence qu’il a eue sur la postérité. Ce fragment
représente, dans sa construction même, l’évolution de Proust face à la
critique littéraire : en effet, si celui-ci a commencé par dénoncer
Sainte-Beuve, il s’est bien vite tourné vers ses contemporains pour
leur manifester, ouvertement, ou indirectement – ainsi dans le « Dîner
104 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Guermantes » –, son mépris. L’article de janvier 1920 « À propos du


“style” de Flaubert20 » le confirme. L’ébauche, qui s’ouvre sur une
référence à Sainte-Beuve, a été remaniée à la suite du discours de
Doumic ; l’article de la NRF est rédigé en réponse à celui de
Thibaudet, paru en novembre 1919. L’un et l’autre témoignent de
l’extrême sensibilité de Proust à l’actualité littéraire de son époque.
Mais cet article de 1920 ajoute à l’analyse fine et approfondie du style
de Flaubert une justification de la propre œuvre de Proust.

2. « À propos du “style” de Flaubert » : un article de critique


littéraire et son précieux manuscrit

Les circonstances de la publication et les enjeux de cet


article ont été présentés à travers l’étude de la Correspondance21.
Comme le titre le suggère, si « Flaubert » est à l’origine de cet article,
il est vite dépassé par une réflexion plus générale. En réalité, ce texte,
par les deux volets qui le composent, l’un qui concerne directement
Flaubert, l’autre qui porte sur la critique littéraire, constitue la réplique
analytique aux deux pastiches, « L’Affaire Lemoine par Gustave
Flaubert » et « Critique du roman de M. Gustave Flaubert sur
l’“Affaire Lemoine” par Sainte-Beuve, dans son feuilleton du
Constitutionnel ». C’est aussi, nous l’avons dit, le noyau de ce
qu’aurait pu être l’essai sur Sainte-Beuve et Flaubert que Proust
projetait de réaliser.
Dans la première partie22, Proust se livre à une analyse très
fine du style de Flaubert, se référant principalement à L’Éducation

20. CSB, p. 586-600.


21. Première Partie, chapitre II. Nous ajoutons que le manuscrit de cet article
a été vendu par un particulier à un autre particulier, le 24 novembre 1999, à
Drouot. En raison de son prix de vente (950 000 FF hors frais), la BnF n’a pu
exercer son droit de préemption mais, après avoir été l’objet d’un refus de
libre circulation, le manuscrit a été classé « Monument historique » le 1er
avril 2003 (à ce titre, il ne peut quitter le territoire français). Voir l’article de
Nathalie Mauriac Dyer « Défense de Flaubert 1919-1922 », BIP n° 30, 1999,
p. 29-48.
22. Elle a été longuement commentée par Gérard Genette dans Palimpsestes
(chap. XIX : « Flaubert par Proust », p. 112-131). Nous n’en dégagerons
Proust lecteur et critique de Flaubert 105

sentimentale, Salammbô, les Trois Contes (considérant saint Julien


l’Hospitalier comme « la plus parfaite de ses œuvres »), citant des
passages précis, multipliant les exemples. Il s’inspire directement du
fragment « À ajouter à Flaubert », mettant en valeur l’originalité
grammaticale de son prédécesseur qui tient à l’emploi particulier du
temps des verbes (de l’imparfait notamment), des pronoms, de
certaines prépositions, de la conjonction « et », reprenant la
comparaison avec Kant pour montrer que le romancier a accompli une
révolution dans la vision du monde comparable à celle opérée par le
philosophe. Une seule ombre à ce tableau : la métaphore. Elle est
devenue fondamentale pour Proust – « je crois que la métaphore seule
peut donner une sorte d’éternité au style », affirme-t-il – alors qu’elle
n’était l’objet d’aucune attention particulière de la part de Flaubert.

En effet, on sent dans cet article tout le chemin parcouru par


Proust depuis l’époque où il écrivait « À ajouter à Flaubert » : son
œuvre personnelle a vu le jour et il réagit maintenant par rapport à ce
qu’il a mis en valeur dans ses livres, par rapport à sa propre pratique
de la littérature. Ainsi l’on voit apparaître la notion du « beau » qui
est primordiale et qui doit dépasser toute considération normative. Un
terme revient sans cesse, celui de « vision » : le style a précisément
pour but unique de rendre une certaine vision des choses, propre à
chaque écrivain. Tantôt sur le mode de la continuité, tantôt sur celui
de la discontinuité, Flaubert décrit l’univers tel qu’il « apparaît » sans
restructuration transcendante de la part du sujet. L’auteur n’est là que
pour traduire la façon dont ses personnages perçoivent l’univers, pour
donner forme à leurs « impressions ». Ainsi se trouve théorisé ce qu’a
mis en pratique Proust dans le récit de la rencontre entre le narrateur et
Gilberte23. Deux rapprochements sont établis : l’un avec Leconte de
Lisle, l’autre avec les peintres. Le premier, qui se retrouve dans les
manuscrits de la Recherche, comme nous le verrons dans l’étude du
« soleil-ostensoir24 » concerne le style. Le second était déjà présent
dans « À ajouter à Flaubert » mais les peintres cités étaient Cimabue et
Giotto. Les exemples sont ici plus nombreux : Jacques-Émile Blanche,
Manet, Renoir, Vélasquez, Goya, etc. Ce lien entre Flaubert et la

donc que les traits principaux.


23. Deuxième Partie, chapitre II.
24. Troisième Partie, chapitre II.
106 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

peinture, qu’il concerne son écriture, sa vision du monde, le rôle de


précurseur qu’il a joué, est une constante chez Proust. Ce dernier se
fera lui-même peintre lorsqu’il s’inspirera de Flaubert (le portrait de
Mme Swann en sera un exemple25).

Ce qui fait l’intérêt de ce texte, c’est que partant de Flaubert,


Proust nous livre des réflexions sur sa propre création. Ainsi, il
dénonce, en s’opposant en cela à Thibaudet, la médiocrité de la
correspondance de Flaubert, reprenant des propos qu’il a mis dans la
bouche des personnages qui participent au « Dîner Guermantes ». Il
démontre l’intérêt du pastiche, « sa vertu purgative, exorcisante » qui
permet notamment de combattre « l’intoxication flaubertienne ». Le
pastiche permet de se débarrasser de cette tendance à reproduire,
involontairement, le rythme du livre qu’on vient de lire. Pastiche et
analyse doivent être complémentaires : le texte présent en est
l’illustration puisqu’il analyse le style de Flaubert que les pastiches de
1908 avaient imité.

La composition de cet article nous a paru avoir un intérêt en


soi, notamment par la transition entre les deux volets qui le
composent. C’est en effet par une réflexion sur le Temps que l’on
passe du style de Flaubert à la critique littéraire de Sainte-Beuve.
Proust reconnaît que c’est finalement le traitement du temps qu’il
admire le plus chez son prédécesseur et ce qui le lie le plus
profondément à lui. « À mon avis la chose la plus belle de
L’Éducation sentimentale, ce n’est pas une phrase, mais un blanc. »
proclame-t-il en citant ce blanc, en le matérialisant sur la page. Cette
ellipse temporelle qui représente les seize ans qui séparent la mort de
Dussardier tué par Sénécal du retour à Paris de Frédéric intervient à la
fin de L’Éducation sentimentale, manifestant la désillusion politique
de Frédéric et précédant ses retrouvailles avec Mme Arnoux qui
déboucheront en fait sur leur séparation définitive. Elle est le symbole
du néant, du « désœuvrement », de « l’inertie ». Les repères temporels
disparaissent donc. L’ellipse traduit une durée vaine, celle d’une vie
qui cherche à se donner un sens dans la fuite. Elle se substitue à
l’imparfait flaubertien et la multiplicité des verbes au passé simple
traduit les errances sans but du héros. Proust a alors une très belle

25. Deuxième Partie, chapitre IV.


Proust lecteur et critique de Flaubert 107

expression pour désigner la façon dont Flaubert traite ces changements


de temps : « il les met en musique ». Le temps n’est plus matérialisé
mais rendu sensible26.
Or, l’article de Proust est né aussi d’un blanc « à propos de
Flaubert », un blanc d’une dizaine d’années que Proust a occupé non
pas à voyager comme Frédéric mais à écrire son œuvre. Et à l’intérieur
même de l’œuvre proustienne, nous retrouvons ce phénomène de
l’ellipse temporelle, dans la narration et en tant que problématique.
Réciproquement, L’Éducation sentimentale n’est-elle pas une
« recherche du temps perdu » ?

De Flaubert, Proust passe insensiblement à l’article de


Daniel Halévy pour reprocher à ce dernier d’avoir fait de Sainte-
Beuve un guide pour la littérature du XIXe siècle. En fait, le lien
objectif entre les deux sujets est ténu puisque Flaubert n’est qu’un
exemple parmi d’autres dans l’anthologie des auteurs présentés par
Sainte-Beuve. C’est donc dans l’esprit de Proust que Flaubert et
Sainte-Beuve sont indissolublement liés. Proust reproche à Sainte-
Beuve l’emprise de la biographie dans le jugement qu’il porte sur les
auteurs et la mauvaise appréciation qui en découle. Là encore, les
auteurs cités en exemple sont ceux que Proust avait soit analysés dans
le Contre Sainte-Beuve soit intégrés dans son œuvre person-
nelle : Flaubert, les Goncourt, Nerval, Stendhal, Chateaubriand. La
grande préoccupation de Proust est la lecture que l’on fait d’une
œuvre : « Si j’écris tout cela pour la défense (au sens où Joachim du
Bellay l’entend) de Flaubert, que je n’aime pas beaucoup, […] c’est
que j’ai l’impression que nous ne savons plus lire ». Sainte-Beuve ne
sait pas lire dans la mesure où il ne juge pas les écrivains à leur juste
valeur ; Daniel Halévy ne sait pas plus lire la poésie puisqu’il retient
des vers de Sainte-Beuve sans intérêt ou sans beauté ; Thibaudet
choisit ce qu’il y a de moins bon chez Chateaubriand ; enfin certains
lecteurs n’ont pas su lire Du côté de chez Swann.
Cet article se termine par une autojustification de Proust
dont le seul point commun avec Flaubert est le fait d’avoir été mal lu.
En effet, le « phénomène de mémoire » qui permet de comprendre son
œuvre, qui lui donne sens, a déjà été le fondement d’œuvres
antérieures comme les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand ou

26. Voir Julia Kristeva, Le Temps sensible, NRF essais, Gallimard, 1994.
108 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Sylvie de Nerval. On sent une très grande affinité de Proust pour ce


dernier « ce grand génie dont presque toutes les œuvres pourraient
avoir pour titre celui [qu’il] avai[t] donné d’abord à une des
[siennes] : Les Intermittences du cœur. » La phrase finale fait ressurgir
Flaubert et la problématique de la temporalité : alors que le texte qui
se termine n’a cessé de mettre en cause un regard porté sur le passé,
son écriture s’est faite dans l’instantané.

Et pourtant ce texte, dans son mode d’écriture, présente des


caractéristiques proustiennes. Sa composition par enchâssement qui
commence avec un « sur Flaubert », se poursuit avec « Sainte-Beuve
et Thibaudet écrivant sur Flaubert » et se termine avec « Halévy
parlant de Sainte-Beuve présentant les écrivains du XIXe siècle » en
est une. Cet article repose également sur le principe de
l’analogie : analogie entre deux temps, 1910 et 1919, analogie entre
deux faits d’actualité littéraire : les discours et les articles de critique,
superposition entre deux discours critiques, celui de Sainte-Beuve et
celui de Daniel Halévy, et surtout superposition Flaubert / Proust. Ce
texte est, en effet, autant un « Proust par Flaubert » (dans le sens de
« en passant par », selon l’expression de Genette dans Palimpsestes)
qu’un « Flaubert par Proust ».
Deuxième Partie

« LES FEMMES » DU NARRATEUR


Page laissée blanche intentionnellement
LES MÉTAMORPHOSES
DE MARIE-MARIA-ALBERTINE

« Mettre pour l’une des femmes que j’aime »


Note de régie du Cahier 30 (N. a. fr. 16670, f° 43)

1. Mémoires d’un fou : une œuvre de jeunesse de Flaubert1

Mémoires d’un fou de Flaubert a été publié, pour la première


fois, d’après le manuscrit original dans La Revue Blanche (décembre
1900, janvier et février 1901), puis en volume, chez Floury, en 1901.
Le texte proposé par l’Intégrale aux éditions du Seuil est celui des
éditions Conard et Fasquelle qui comporte quelques ajouts par rapport
à l’édition originale mais ceux-ci n’ont aucune incidence sur notre
démonstration.
Première œuvre autobiographique importante de Flaubert,
qui a dû l’écrire alors qu’il n’avait que 17 ans, elle est dédiée à Alfred
Le Poittevin et, dans sa dédicace, l’auteur se justifie et définit ainsi
son œuvre :

[ces pages] renferment une âme toute entière. Est-ce la mienne,


est-ce celle d’un autre ? J’avais d’abord voulu faire un roman
intime, où le scepticisme serait poussé jusqu’aux dernières bornes
du désespoir ; mais peu à peu, en écrivant, l’impression
personnelle perça à travers la fable, l’âme remua la plume et
l’écrasa.

Dédicace qui souligne l’abandon de la forme romanesque au


profit de l’autobiographie et qui peut être mise en parallèle avec

1. Première publication dans BMP n° 45, 1995, p. 104-116.


112 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

l’épigraphe de Jean Santeuil : « Puis-je appeler ce livre un roman ?


C’est moins peut-être et bien plus, l’essence même de ma vie,
recueillie sans y rien mêler, dans ces heures de déchirure où elle
découle. [...] » mais qui ne peut l’avoir inspirée que si cette dernière a
été ajoutée après 1901.
Œuvre profondément lyrique et excessivement romantique
qui raconte la rencontre de Flaubert – rencontre décisive pour sa
création littéraire – avec Élisa Schlésinger, sur une plage de Trouville.
L’auteur lui-même résume parfaitement cette esthétique romantique
en annonçant son projet :

je vais mettre sur le papier tout ce qui me viendra à la tête, mes


idées avec mes souvenirs, mes impressions, mes rêves, mes
caprices, tout ce qui passe dans la pensée et dans l’âme ; du rire et
des pleurs, du blanc et du noir, des sanglots partis d’abord du cœur
et étalés comme de la pâte dans des périodes sonores, et des larmes
délayées dans des métaphores romantiques. (p. 230)

Certes, ce texte fait plus penser à Victor Hugo ou à Musset


qu’au Flaubert le plus connu ; néanmoins, nous retiendrons l’intérêt
qui se manifeste déjà pour l’expression, définie ici par rapport à deux
notions stylistiques, la période et la métaphore, qui, même si elles
relèvent de préoccupations qui ont été celles des romantiques, Hugo
notamment, annoncent aussi celles que retiendra Proust pour faire la
critique du style de Flaubert. Et d’ailleurs le style de Proust se définira
lui même par rapport à ces deux notions, mais en se démarquant
précisément à la fois de ce qui en fut l’usage romantique et de ce qui
fut l’usage personnel de Flaubert dans ses œuvres de maturité.

2. Souvenirs d’enfance

Dans Mémoires d’un fou, Flaubert écrit « l’histoire de [sa]


vie », en commençant par son enfance. Une enfance faite de
méditations et de rêveries qui s’épanchent tout naturellement dans des
lieux différents selon les saisons et c’est ainsi qu’à l’intérieur d’une
même phrase se succèdent, avec un parallélisme accentué par une
structure anaphorique, « les journées d’hiver » et les « soirées d’été »
qui font penser, par leur structuration binaire et temporelle, aux
« Les femmes » du narrateur 113

chambres d’hiver et aux chambres d’été évoquées dans la magnifique


phrase longue du début de « Combray2 ».

Combien de journées d’hiver, la tête baissée devant mes tisons


blanchis aux pâles reflets du soleil couchant, combien de soirées
d’été, par les champs, au crépuscule, à regarder les nuages s’enfuir
et se déployer, les blés se plier sous la brise, entendre les bois
frémir et écouter la nature qui soupire dans les nuits ! (p. 230)

Certes, il n’est pas question ici de chambres, ni de corps


endormi, ni de l’habitude, mais nous pouvons relever dans cette
phrase, outre la structuration déjà soulignée, un certain nombre
d’éléments qu’on retrouve dans « Combray », les promenades
champêtres à la tombée de la nuit, les reflets du couchant qui sont
pâles chez Flaubert car hivernaux (notons que les « tisons » sont
présents à l’intérieur de la longue phrase sur les chambres : « on dort
dans un grand manteau d’air chaud et fumeux, traversé des lueurs de
tisons qui se rallument ») et rouges chez Proust, les champs, les blés
qui se plient sous la brise (ils déferlent dans le passage consacré au
coquelicot3). Éléments qui se retrouvent à la fin d’Albertine disparue
(fin qui pose des problèmes de délimitation puisque le manuscrit se
présente sans solution de continuité) lorsque le narrateur retourne à
Tansonville et fait des promenades crépusculaires avec Gil-
berte : « Sur une moitié des champs le coucher s’éteignait ; au-dessus
de l’autre était déjà allumée la lune qui bientôt les baignait tout
entiers4 ». Cela lui rappelle, entre autres souvenirs, le plaisir de jadis
« qui était de voir en rentrant le ciel de pourpre encadrer le Calvaire
ou se baigner dans la Vivonne » et apparaît alors le pourpre, couleur
préférée de Flaubert. Ces pages qui avaient été placées par Clarac et
Ferré dans la première édition de La Pléiade au début du Temps
retrouvé et dont on ne possède que très peu de brouillons, semblent
être en effet fortement empreintes de réminiscences flaubertiennes.
Outre les éléments naturels que nous venons de citer, nous notons la
réapparition du thème du château : « Gilberte peignait dans la chapelle
du château », celui de la barque, pris ici comme comparant et qui est

2. Voir Jean Milly, « La rêverie des chambres dans l’“ouverture” de la


Recherche », Proust dans le texte et l’avant-texte, p. 19-89.
3. DCS, p. 247.
4. AD, p. 353.
114 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

fréquent dans les romans et les Contes de Flaubert. S’y ajoute la


reprise d’un procédé descriptif propre à Flaubert que Proust a mis en
valeur dans « À propos du “style” de Flaubert » (et son avant-texte), le
fait de rendre les choses « actives », de leur donner une fonction de
sujet : « puis des pentes s’abaissaient ». L’exemple de Flaubert que
Proust cite dans son article pour illustrer à la fois l’emploi particulier
des temps, le passage de l’imparfait au passé simple « quand intervient
un changement, une action, une action dont les protagonistes sont
généralement des choses » est précisément « la colline s’abaissa ».
L’évocation de la scène du raidillon au cours de laquelle Gilberte
apparaît avec certains traits de Louise, la petite fille de L’Éducation
sentimentale, celle des ruines du donjon de Roussainville, celle de
l’enfant de chœur de l’église de Combray, Théodore, devenu
pharmacien à Méséglise, cette phrase récapitulative enfin : « Et tout
d’un coup, je me dis que la vraie Gilberte, la vraie Albertine, c’étaient
peut-être celles qui s’étaient au premier instant livrées dans leur
regard, l’une devant la haie d’épines roses, l’autre sur la plage. », tous
ces éléments laissent à penser que ces pages5 ont été recomposées à
partir d’un Cahier ancien, des années 1909-1911, époque où Flaubert
était particulièrement présent dans l’esprit de Proust.

Ce retour sur le passé est aussi l’occasion pour Gilberte de


révéler au narrateur le sens du geste qu’elle avait eu à son égard, lors
de leur première rencontre, dans le parc de Tansonville, près de la haie
d’épines roses. Or, cette première rencontre a de profondes similitudes
avec différents passages de L’Éducation sentimentale, concernant la
relation entre Frédéric et Louise. Cette révélation fait naître, dans
l’esprit du narrateur, un parallélisme entre Gilberte et Albertine : « Et
tout d’un coup, je me dis que la vraie Gilberte, la vraie Albertine,
c’étaient peut-être celles qui s’étaient au premier instant livrées dans
leur regard, l’une devant la haie d’épines roses, l’autre sur la plage. »

Un autre personnage féminin particulièrement cher au


narrateur et à l’auteur de la Recherche, celui de la mère, est
également cité dans le texte autobiographique de Flaubert, présenté
comme le seul objet d’amour dans l’enfance : « J’étais gai et riant,
aimant la vie et ma mère. Pauvre mère ! » Le récit d’un cauchemar au

5. Ibid., p. 353-356.
« Les femmes » du narrateur 115

cours duquel le jeune homme assiste impuissant à la noyade de sa


mère alors qu’il se promenait seul avec elle, confirme le lien étroit qui
a uni ces deux êtres et qui n’a pu laisser indifférent Proust, s’il a lu
cette œuvre.

Si nous revenons aux souvenirs d’enfance évoqués par le


jeune Flaubert, une similitude se dessine avec le héros proustien dans
la sensibilité face aux éléments naturels :

[…] je contemplais de dedans mon berceau la lune sur un fond


d’azur qui éclairait ma chambre et dessinait des formes étranges
sur les murailles ; j’avais des extases devant un beau soleil ou une
matinée de printemps, avec son brouillard blanc, ses arbres fleuris,
ses marguerites en fleurs.
J’aimais aussi, – et c’est un de mes plus tendres et délicieux
souvenirs, – à regarder la mer, les vagues mousser l’une sur
l’autre, la lame se briser en écume, s’étendre sur la plage et crier
en se retirant sur les cailloux et les coquilles. (p. 231)

Comme dans Par les champs et par les grèves, terre et mer
se partagent l’intérêt du narrateur (quelques pages plus loin, il sera fait
allusion au « vent qui courbe les blés comme une mer » qui fait penser
à « l’immense étendue où déferlent les blés » du passage consacré au
coquelicot dans l’épisode des aubépines). Or, ces deux éléments
structurent aussi l’univers proustien, en s’inscrivant soit dans un
processus de différenciation – Combray et Balbec, Gilberte et
Albertine – soit dans un processus de fusion dû, le plus souvent, à la
métaphorisation. Ces évocations n’ont en elles-mêmes rien d’original
mais certains détails semblent trouver écho dans l’œuvre
proustienne : le clair de lune qui pénètre dans la chambre et qui
dessine des formes étranges sur les murailles ; dans les chambres d’été
du héros proustien, « le clair de lune appuyé aux volets entrouverts,
jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée », et les formes
étranges sur la muraille suggèrent un rapprochement avec les
projections de la lanterne magique qui perturbent l’enfant plus
qu’elles ne le distraient.

Quant à l’extase – tel est le mot utilisé par Flaubert, et ce


terme reviendra sous sa plume pour traduire les moments de volupté
mystique éprouvés par Emma Bovary – provoquée par un beau soleil
116 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

ou une matinée de printemps, et en particulier par les marguerites en


fleurs, elle annonce, d’une certaine façon, la communion du héros
proustien avec les aubépines ; on retrouvera, en effet, cet
émerveillement, cette exaltation, cette ivresse, cette félicité qui
transportent le sujet hors de soi et qui définissent précisément l’extase.
Retenons enfin, même si cela ne semble être qu’un détail
réaliste, le motif de la coquille qu’on retrouvera dans d’autres textes
flaubertiens et dont Proust fera un usage métaphorique, notamment
dans l’épisode-clé de la madeleine.

Après l’exaltation de l’adolescence remplie des rêves les


plus fous qui annoncent les illusions romanesques d’Emma Bovary
(notamment ses rêves d’évasion en Orient) et qui permettent de
comprendre le célèbre « Madame Bovary, c’est moi ! », vient le temps
des souvenirs. Certes, c’est là encore une caractéristique du
tempérament romantique mais un passage tel que

Et j’ai des petites joies à moi seul, des réminiscences enfantines


qui viennent encore me réchauffer dans mon isolement, comme
des reflets de soleil couchant par les barreaux d’une prison : un
rien, la moindre circonstance, un jour pluvieux, un grand soleil,
une fleur, un vieux meuble, me rappellent une série de souvenirs
qui passent tous confus, effacés comme des ombres. (p. 235)

aurait pu inspirer Proust pour qui le souvenir qui fait renaître l’enfance
est lui aussi source de joie et l’on sait que cette résurrection du passé
est précisément provoquée par « un rien », une circonstance tout à fait
banale, et qu’elle demeure une expérience solitaire. Mais Proust ira
beaucoup plus loin dans cette attention portée au passé : il fera de la
description de ces expériences privilégiées le fondement de son
œuvre.

Parmi les « choses insignifiantes », comme Flaubert les


qualifie lui-même, qui l’ont « frappé fortement » et qu’il « garde
comme l’empreinte d’un fer rouge, quoiqu’elles soient fatales et
niaises », figure « une espèce de château », vieux et sombre, entouré
de fossés plantés de pommiers. Ce château, longuement décrit,
comportait un parc, « planté de grands arbres, avec des allées
sombres ». Château, pommiers, parc sont des motifs qu’on retrouve
« Les femmes » du narrateur 117

dans l’œuvre proustienne. Les deux premiers sont présents dans le


premier avant-texte de la longue phrase sur les chambres, cité par Jean
Milly6 (Cahier 3, N. a. fr. 16643), tous les deux étant associés au
souvenir d’une chambre « puis notre main croit s’approcher dans
l’obscurité du grand bahut d’une chambre de château » (f° 3 r°) qui
devient au folio suivant « mais non c’est le bahut de la belle chambre
du Château de Réveillon qui est près de moi, » et « voilà ma chambre
qui […] donne sur des pommiers en Bretagne, je suis souffrant et
maman dort dans la même chambre au fond ». Il ne s’agit plus de la
Normandie mais d’un souvenir de Beg-Meil ; cela importe peu,
d’autant plus que Trouville est évoqué peu après (f° 5 r°). Jean Milly
constate fort justement que, dans ces premières ébauches du Cahier 3
qui date de l’automne-hiver 1908, « nous restons dans le domaine des
emprunts à la biographie et à Jean Santeuil ».

Proust reste aussi très proche de ses lectures et notamment


de sa lecture de Flaubert, ce qui ne fait que confirmer le jugement de
Jean Milly puisque Proust et Flaubert se rejoignent à la fois par la
biographie et par Jean Santeuil. Par ailleurs, nous savons, par les notes
du Carnet 1, que ces années sont celles où Proust lit les Trois Contes.
« La chambre du château » et « les pommiers » pourraient bien
s’inscrire dans cette rencontre entre le souvenir de Flaubert, la
biographie et Jean Santeuil. Ils disparaîtront dans les versions
suivantes. L’allusion à « la chambre où ses parents dorment côte à
côte » est encore plus révélatrice : elle paraît être un souvenir – peut-
être inconscient – de La Légende de saint Julien l’Hospitalier, du
moment le plus tragique, celui où Julien, rentrant de la chasse,
s’avance vers son lit où il croit retrouver son épouse, se penche « sur
l’oreiller où les deux têtes reposaient l’une près de l’autre ». Pensant
être en présence de son épouse et de l’amant de celle-ci, il tue à coups
de poignard les deux dormeurs ; or, il s’agit de ses propres parents.
Cette allusion qu’on trouve à deux reprises dans les premiers folios du
Cahier 3, se transforme au folio 15 r°, substituant les grands-parents
morts aux parents : « la chambre où leurs grands-parents morts depuis
des années dorment côte à côte ». La présence de « la vieille nourrice
servante » dans la phrase qui précède la première allusion aux parents
qui dorment côte à côte peut être un souvenir de Félicité, la servante

6. Proust dans le texte et l’avant-texte, p. 22-23.


118 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

d’Un cœur simple. Dans le cahier suivant, le Cahier 1 qui date de


l’hiver 1909, une seule trace subsiste : « chambre du château de XXX
qui a appartenu autrefois à mes grands-parents » où se trouvent réunis
l’élément « chambre de château » et le souvenir des grands-parents,
mais l’allusion n’est plus la même et elle disparaîtra complètement
dans les versions ultérieures, du moins celles que nous possédons, des
Cahiers 8 (écrit vers juin 1909 ; « c’est le premier état suivi de
“l’Ouverture” »), 26 (entre juin et fin 1909), 9 (fin de 1909) citées par
Jean Milly.

Proust s’est donc progressivement éloigné du conte de


Flaubert : par cette substitution, dans l’évocation de ses souvenirs, des
grands-parents morts depuis des années aux parents, on a l’impression
que le narrateur a voulu se détacher – sans doute inconsciemment –
d’une référence œdipienne trop culpabilisante. Mais, parallèlement, il
introduit le personnage de la mère : « maman dort dans la même
chambre [que moi] au fond » (4 r°), situation qui annonce la scène du
baiser du soir (on note le passage de la troisième personne à la
première) et qui comporte elle aussi une connotation œdipienne, mais
plus voilée et plus éloignée du conte de Flaubert.

Lorsque Proust se sépare des données biographiques pour


créer un univers fictionnel qui s’exprime à travers une phrase longue,
il abandonne aussi ses références livresques. Mais elles seront
transposées dans un autre épisode dont elles deviendront le
fondement.

3. La rencontre du narrateur avec Maria

De l’évocation des souvenirs d’enfance et d’adolescence


dans Mémoires d’un fou surgit l’histoire la plus troublante pour le
jeune homme qu’était alors Flaubert, sa rencontre avec celle qui
deviendra Mme Arnoux dans L’Éducation sentimentale. C’est en se
promenant sur la grève (celle de la plage de Trouville) – la bande des
jeunes filles sera aperçue sur la digue à Balbec, nommé d’abord
Querqueville – que le jeune homme est amené à déplacer un manteau
de femme qui avait été laissé sur la plage et qui risquait d’être
« Les femmes » du narrateur 119

recouvert par les flots. Le soir, sa propriétaire le remercie. Voici


comment cette femme est décrite :

Quel regard, en effet ! comme elle était belle, cette femme ! je vois
encore cette prunelle ardente sous un sourcil noir se fixer sur moi
comme un soleil.
Elle était grande, brune, avec de magnifiques cheveux noirs qui
lui tombaient en tresses sur les épaules ; son nez était grec, ses
yeux brûlants, ses sourcils hauts et admirablement arqués, sa peau
était ardente et comme veloutée avec de l’or ; elle était mince et
fine, on voyait des veines d’azur serpenter sur cette gorge brune et
pourprée. Joignez à cela un duvet fin qui brunissait une lèvre
supérieure et donnait à sa figure une expression mâle et énergique
à faire pâlir les beautés blondes. (p. 237)

Une page plus loin, indirectement, on apprend que cette


femme se prénomme Maria. Or, nous savons que pendant très
longtemps, Albertine s’est appelée Maria. Proust semble avoir été
sensible à la beauté andalouse si chère à Flaubert, beauté qui se
réincarnera dans les personnages d’Emma Bovary et de Mme Arnoux
(prénommée Marie) qui empruntent certains de leurs traits à Maria.

Madame Bovary7

Ce qu’elle avait de beau, c’étaient les yeux : quoiqu’ils fussent


bruns, ils semblaient noirs à cause des cils, et son regard arrivait
franchement à vous avec une hardiesse candide. […] Ses cheveux
dont les deux bandeaux noirs semblaient chacun d’un seul
morceau, tant ils étaient lisses, étaient séparés sur le milieu de la
tête par une raie fine, qui s’enfonçait légèrement selon la courbe
du crâne ; […] Ses pommettes étaient roses. Elle portait comme un
homme, passé entre deux boutons de son corsage, un lorgnon
d’écaille.

Madame Arnoux8

Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui
palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant

7. MB, p. 49-50.
8. ES, p. 51.
120 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et


semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de
mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandaient à plis
nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez
droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de
l’air bleu. […]
Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la
séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière
traversait.

Ces trois femmes ont en commun une magnifique chevelure


brune qui se présente d’abord sous forme de tresses avant de se figer
en ces fameux bandeaux noirs qu’on retrouve dans les deux œuvres
maîtresses de Flaubert. Ces premiers signes d’une beauté andalouse
sont accompagnés par des yeux tout aussi bruns, encadrés de sourcils
noirs et très bien dessinés. La beauté de ce regard avec ses « prunelles
ardentes » et ses « yeux brûlants » est particulièrement soulignée dans
le cas de Maria. Celle-ci partage avec Mme Arnoux le même type de
nez, « nez grec » dans un cas ; « nez droit » dans l’autre tandis que le
fin duvet, qui recouvre sa lèvre supérieure, la rapproche de
Mme Bovary qui, elle, exprime une certaine forme de virilité par le
lorgnon d’écailles qu’elle porte et dont l’usage devait être réservé aux
hommes.

Quels traits de ces différentes femmes, qui semblent être les


avatars d’une seule, a retenus Proust ?
Si nous remontons à Jean Santeuil, nous constatons que le
rôle du cycliste est alors tenu par un jeune homme qui apparaît dans
un fragment intitulé [Le bicycliste, la cocotte et la grotesque
camériste] (p. 376-380). Si l’ambiguïté sexuelle du personnage qui
deviendra Albertine est ici manifeste, ce qui importe pour nous c’est
de constater que le jeune homme attire l’attention par son regard, à la
fois par sa qualité et par sa couleur : « Quoiqu’il ne dût pas avoir plus
de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, le regard grave de ses yeux
verdâtres9 donnait à son profil une noblesse singulière. » L’examen

9. Ces « yeux verdâtres » sont peut-être le souvenir d’un vers de Baudelaire


que Proust cite dans son article « À propos de Baudelaire »
(p. 625) : « J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre. » qui appartient au
poème « Chant d’automne ».
« Les femmes » du narrateur 121

du manuscrit (N. a. fr. 16616 f° 37) confirme cette mise en valeur


progressive du regard par l’auteur. La phrase a subi des ratures et se
présente ainsi :

37 r°

Le profil avait une noblesse Quoiqu’il ne dût pas avoir plus de


vingt-quatre ou vingt-cinq ans, le profil regard pensif < grave > de
ses yeux verdâtres donnait à son profil une noblesse singulière.

L’idée initiale de Proust était d’évoquer le profil et, à deux


reprises, il en retarde l’apparition au profit du regard ; le qualificatif
attribué à celui-ci est l’objet d’une modification qui fait substituer
« grave » à « pensif ». Les corrections apportées dans une phrase
suivante, bien que ne concernant pas le jeune homme, sont tout à fait
révélatrices de l’importance accordée par Proust au regard :

67 v°

Du premier coup, dans la dame < jeune femme > d’une assez
grande < véritable > beauté assise en face de lui mais peinte
< mais > < si fardée >, mais portant sur les yeux, dans la bouche,
dans les joues mais portant < disant son nom et ses qualités > dans
l’éclat des yeux qui, tantôt se levaient, tantôt se portaient sur Jean
[…]

Les ratures successives ont pour effet de faire disparaître les


différents éléments constitutifs du visage initialement cités pour ne
retenir que les yeux qui sont mis en valeur en devenant le complément
déterminatif du groupe nominal « l’éclat » et qui deviennent le
révélateur de la personnalité sociale et psychologique de
l’individu : « disant son nom et ses qualités ».

Dans la suite du texte, il sera à nouveau fait allusion à l’« œil


grave » du jeune homme, à « ses yeux pensifs » qui sont cités dans la
phrase finale : « et plus loin le jeune bicycliste au fin profil, aux yeux
pensifs, si calme dans le vent, debout sur la plate-forme ». Autrement
dit, ce regard qui fascine déjà – et c’est un élément communément
admis dans toute scène de rencontre amoureuse – séduit par son
intensité mais ne témoigne pas de cette hardiesse particulière qui sera
122 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

le propre des personnages féminins. Il semble donc que le choix d’un


narrateur non-homosexuel, dans la Recherche, soit compensé par le
fait d’attribuer des caractéristiques « perverses » à la femme aimée.

Comme le précise Pierre-Louis Rey10, c’est dans le


Cahier 12, écrit sans doute en 1909, qu’apparaît « la brune
Espagnole » que le narrateur rencontre chez un peintre et qui prend le
nom de Maria. La Maria de Flaubert appartient à un milieu
artiste : « Son mari tenait le milieu entre l’artiste et le commis
voyageur » et le narrateur les retrouve en compagnie de peintres (le
mari du modèle, Maurice Schlesinger, était éditeur de
musique ; Jacques Arnoux sera propriétaire de L’Art industriel,
« établissement hybride, comportant un journal de peinture et un
magasin de tableaux »).

Lors de cette première rencontre avec la jeune fille, chez le


peintre, le narrateur retrouve en elle les traits qui l’avaient séduit
(Cahier 1211) :

[…] une à une les expressions de son visage sur lesquelles j’avais
tant rêvé, ce regard dur que j’avais trouvé impitoyable, ce regard
brillant que j’avais trouvé sensuel sans scrupules, ce
déhanchement que j’avais trouvé vicieux, […]

mais ils sont vite banalisés par les propos de la jeune personne. Ces
traits initialement remarqués présentent des analogies avec ceux de
Maria dans Mémoires d’un fou. L’une et l’autre attirent l’attention par
leur regard et par le même type de regard, « prunelle ardente », « yeux
brûlants » dans un cas, « regard dur, […] brillants, […] sensuel sans
scrupules » dans le second. Madame Bovary fascinera aussi par son

10. Notice de l’édition de La Pléiade vol. II, À l’ombre des jeunes filles en
fleurs, p. 1313-1335. Selon Antoine Compagnon, « Albertine succède ainsi,
dans les Cahiers 54 et 71 de 1914, à cette Maria esquissée dans le Cahier 64
en 1910. » in « La danse contre seins », Marcel Proust, Écrire sans fin, 1996,
p. 85. On peut penser que Proust lisant les œuvres de jeunesse de Flaubert,
inédites jusqu’alors et publiées par les éditions Conard, en 1910, prénomme
« Maria » celle qui jusqu’alors n’avait été qu’une « brune Espagnole », type
flaubertien bien connu.
11. Pléiade II, Esquisse LXVII [Maria et Andrée], p. 995.
« Les femmes » du narrateur 123

regard, regard qui témoigne d’une « hardiesse candide » qui annonce


peut-être l’absence de scrupules de celui de la future Albertine.
Regard qui, enfin, présente la même connotation que le geste de
Gilberte à l’égard du narrateur dans le parc de Tansonville. Quant au
déhanchement que le jeune homme avait trouvé vicieux et qui lui avait
plu, n’est-il pas « une perversion » de la taille séduisante de
Mme Arnoux que l’on imagine fine et distinguée ? Aussi bien pour ce
qui est du regard que du déhanchement, le narrateur est déçu de ne pas
retrouver précisément la « perversité » qu’il avait imaginée.

On sait qu’à ce stade d’élaboration du texte, les jeunes filles


évoquées se confondent, nom, caractéristiques passant très facilement
de l’une à l’autre ; ainsi la scène du baiser refusé est tantôt attribuée à
Mlle Floriot12 tantôt à Maria (Cahier 25). Or, dans Mémoires d’un
fou, au récit de la grande passion pour Maria succède celui d’un
premier amour pour une jeune Anglaise qui faisait un séjour en
France, avec sa sœur, et que le jeune garçon rencontre à la campagne.
Contrairement à Maria / Mlle Floriot, la très jeune fille se laisse très
facilement embrasser et surprend même le héros-narrateur par son
audace :

[…] elle montait dans ma chambre, j’étais assez embarrassé.


Pouvais-je supposer tant d’audace dans une femme, ou tant de
naïveté ? Un jour, elle se coucha sur mon canapé dans une position
très équivoque ; j’étais assis près d’elle, sans rien dire.
Certes, le moment était critique, je n’en profitai pas, je la
laissai partir.
D’autres fois, elle m’embrassait en pleurant. […] (p. 241-242)

Proust semblerait donc, s’il s’est inspiré de cette scène, (il


est également question d’une Anglaise qui doit être une gouvernante
dans le texte proustien) avoir inversé les rapports entre les deux
protagonistes. Dernier détail qui paraît confirmer une inspiration
possible : le cou, lieu de réalisation du baiser donné ou
fantasmé : « Elle avait couru, je l’embrassai sur le cou, mes lèvres
restèrent collées sur cette peau satinée et mouillée d’une sueur
embaumante. », (Flaubert p. 240) / « Rentré dans ma chambre, je
voyais toujours l’ovale rose brûlant d’une lumière intérieure au-dessus

12. Pléiade II, Esquisse LXXI, [Mlle Floriot : la scène du lit], p. 1006-1009.
124 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

du large cou sur la chemise de nuit blanche, sous les cheveux


brillants. » (Proust p. 1009) La couleur rose unit enfin ces deux jeunes
filles puisque la jeune Anglaise a été décrite comme ayant une peau
« si fraîche, si rosée », des « dents courtes courtes si blanches sous ses
lèvres rosées ».

Une dernière analogie peut être envisagée mais sans


certitude. Elle nous a été inspirée par l’article de Marie Miguet-
Ollagnier « Les inflexibles barreaux d’or : d’Alberte à
Albertine13 » : celle-ci analyse la page de La Prisonnière dans
laquelle le héros rentre en fiacre d’une soirée chez les Verdurin et,
après avoir quitté Brichot, regarde la fenêtre de la chambre
d’Albertine qui est éclairée, cette fenêtre « que la lumière électrique de
l’intérieur, segmentée par les pleins des volets, striait de haut en bas
de barres d’or parallèles ». Or, dans l’esprit du narrateur ces barres
deviennent des barreaux et symbolisent, paradoxalement, la prison
qu’il s’est construite en vivant avec Albertine et en renonçant ainsi à
sa liberté. Marie Miguet-Ollagnier repère tout ce que cette page
semble devoir à Barbey d’Aurevilly. La scène décrite par Flaubert
paraît bien banale par rapport à celle-ci. Le jeune amoureux qu’était
Flaubert, après avoir raccompagné Maria, reste à contempler le mur de
sa maison éclairé par les rayons de la lune, voit la lumière briller à
travers les vitres et devient fou de jalousie lorsque, soudain, il se
rappelle que la femme qu’il aime est en compagnie de son mari. Si le
canevas de base est identique dans les trois cas, nous mesurons toute
l’originalité apportée par Proust dans cette scène de La Prisonnière et,
comme il l’indique dans le Carnet 1, il est beaucoup plus proche, dans
ce cas, de Barbey d’Aurevilly que de Flaubert. En revanche, le
souvenir de Flaubert – si souvenir il y a – pourrait être à l’origine de la
scène d’« Un amour de Swann » où Swann, dévoré par les soupçons
de la jalousie, revient, après avoir quitté Odette souffrante, observer sa
fenêtre, découvre qu’elle est éclairée et pense que la femme dont il est
amoureux est en compagnie d’un autre homme.

Si comme l’affirme Geneviève Bollème, dans La Leçon de


Flaubert14, « le jeune Flaubert est parfois proustien avant la lettre –

13. BMP n° 44, p 18-28.


14. Geneviève Bollème, La Leçon de Flaubert, Julliard, Les Lettres
« Les femmes » du narrateur 125

les textes cités de Novembre et de Mémoires d’un fou tendraient à le


prouver », la réciproque nous semble tout aussi vraie, du moins en ce
qui concerne Mémoires d’un fou. En dehors de toutes les analogies
soulignées, c’est la conception même du personnage proustien qui se
présente sous un nouvel éclairage. L’exemple d’Albertine qui apparaît
comme une anamorphose de Maria, exemple que confirme celui de
Gilberte, héritière de Louise, laisse penser que le personnage féminin
proustien, celui qui est aimé par le héros-narrateur, est flaubertien
dans ses origines.
***
Post-scriptum : Cette étude avait été publiée quand est paru l’article
d’Antoine Compagnon : « La “danse contre seins”15 ». Ce dernier
nous a paru confirmer nos hypothèses. Cette scène de « la danse
contre seins » pourrait être une transposition d’un passage de l’épisode
de la jeune Anglaise dont le narrateur tombe amoureux : il la regarde à
travers la vitre de sa chambre – position de voyeur que reprendra le
narrateur de la Recherche – courir dans le jardin avec d’autres
camarades ; puis il les voit « s’arrêter haletantes, se prendre
réciproquement par la taille, et se promener gravement en causant, de
fêtes, de danses, de plaisirs et d’amours […] ». Certes, il s’agit, dans le
texte de Flaubert, d’enfantillages ; mais cette imitation par
transgression relèverait de ce rapport complexe d’admiration-
profanation par lequel Proust se rattache à Flaubert.
Par ailleurs, est-ce un hasard si, dans le projet romanesque
initial de Proust, celui des soixante-quinze feuillets perdus mais
décrits par Bernard de Fallois, les jeunes filles rencontrées au bord de
la mer n’étaient que « deux fillettes » ? Ces deux fillettes avaient-elles
été aperçues par Proust, lors de son voyage en Normandie, en 1907 ou
étaient-elles un souvenir des deux jeunes Anglaises du récit de
Flaubert qui a pour cadre Trouville ?

nouvelles, 1964, p. 43.


15. Marcel Proust, Écrire sans fin, p. 78-97.
Page laissée blanche intentionnellement
GILBERTE ET LOUISE
DE L’OBSERVATION À L’IMPRESSION

1. La rencontre de Frédéric et de Louise dans L’Éducation


sentimentale

La première rencontre entre le héros et Gilberte, le long du


parc de Tansonville, près de la haie d’aubépines, constitue un évident
hypertexte, pour reprendre la terminologie genettienne, de la
rencontre entre Frédéric et Louise dans L’Éducation sentimentale.

[…] Tout à coup, je m’arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il


arrive quand une vision ne s’adresse pas seulement à nos regards,
mais requiert des perceptions plus profondes et dispose de notre
être tout entier. Une fillette d’un blond roux qui avait l’air de
rentrer de promenade et tenait à la main une bêche de jardinage,
nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses yeux
noirs brillaient et comme je ne savais pas alors, ni ne l’ai appris
depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte,
comme je n’avais pas, ainsi qu’on dit, assez « d’esprit
d’observation » pour dégager la notion de leur couleur, pendant
longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur
éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d’un vif azur,
puisqu’elle était blonde : de sorte que, peut-être si elle n’avait pas
eu des yeux aussi noirs – ce qui frappait tant la première fois
qu’on la voyait – je n’aurais pas été comme je le fus, plus
particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus.
(Du côté de chez Swann, p. 249-250)
128 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Frédéric n’entendait plus. Il regardait machinalement, par-


dessus la haie, dans l’autre jardin, en face.
Une petite fille d’environ douze ans, et qui avait les cheveux
rouges, se trouvait là, toute seule. Elle s’était fait des boucles
d’oreilles avec des baies de sorbier ; son corset de toile grise
laissait à découvert ses épaules, un peu dorées par le soleil ; des
taches de confitures maculaient son jupon blanc ; – et il y avait
comme une grâce de jeune bête sauvage dans toute sa personne, à
la fois nerveuse et fluette. La présence d’un inconnu l’étonnait,
sans doute, car elle s’était brusquement arrêtée, avec son arrosoir à
la main, en dardant sur lui ses prunelles, d’un vert-bleu limpide.
– « C’est la fille de M. Roque », dit Mme Moreau. « Il vient
d’épouser sa servante et de légitimer son enfant. »
(L’Éducation sentimentale, Première partie, chapitre V, p. 143)

Et de la même façon qu’il y aura une deuxième rencontre


entre Gilberte et le héros, celle des Champs-Élysées qui, après le
préambule sur les noms, ouvre la troisième partie de Du côté de chez
Swann, « Noms de pays : le pays », il y a, dans L’Éducation
sentimentale, une deuxième rencontre entre Frédéric et Louise.
Frédéric, déçu par la vie parisienne, pense oublier ses déboires
sentimentaux dans un mariage avec Mlle Roque et retourne à Nogent
en vue de réaliser ce projet (Deuxième partie, chapitre 5). Il est
évident que Proust s’est très largement inspiré de ce chapitre pour
concevoir sa scène de rencontre entre Gilberte et le narrateur : outre le
décor du jardin, on y retrouve certains éléments descriptifs mentionnés
dans le premier passage : les cheveux rouges, l’arrosoir – cité à titre
de souvenir –, la façon de regarder « en dardant […] ses prunelles
vertes » et l’on y découvre les taches de rousseur qui n’étaient pas
mentionnées dans le premier portrait : « un sourire qui éclairait tout
son visage, un peu semé de taches de son » et dont héritera Gilberte.
La couleur rose qui, comme le montrera l’étude des avant-textes,
constitue la couleur initiale de Gilberte et qui est, dans la version
définitive, attribuée aux taches sur le visage, transparaît dans ce
passage de L’Éducation sentimentale, à travers le détail des pantoufles
« en paille garnies de satin rose ». Le portrait de Gilberte est donc né
de la fusion de ces deux textes après avoir connu maintes
transformations.
De ce passage proviennent également différents motifs
floraux qu’on retrouve dispersés dans l’œuvre proustienne, notamment
« Les femmes » du narrateur 129

celui « des quenouilles de fleurs amarantes » que nous associerons –


comme l’auteur lui-même – à la duchesse de Guermantes, mais ces
fleurs amarantes ne sont pas les seules, semble-t-il, à avoir retenu
l’attention de Proust puisqu’il est question de boutons d’or – cités, à
titre de comparant, dans un des avant-textes du portrait de
Gilberte : « à la peau d’un blond presque jaune clair comme un bouton
d’or1 » – et surtout de nymphéas : « Dans une anse du rivage, des
nymphéas s’étalaient ». Boutons d’or et nymphéas2 – séparés par
l’épisode des carafes sur lequel nous reviendrons – bordent le cours de
la Vivonne (qui s’est substituée au Loir d’Illiers encore présent dans
l’avant-texte et à la Seine de Nogent sans doute encore présente dans
l’esprit de Proust) et ont, dans le texte, un statut qui dépasse de loin
une simple fonction référentielle ou ornementale. Les premiers ont à la
fois le mérite de recouvrir les traces de ce que fut autrefois Combray,
d’être ainsi mis en relation avec le thème fondamental du passé et de
susciter, chez le héros, une réaction similaire à celles que produisent
les aubépines. Mis en valeur par leur statut de clausule d’une très
longue phrase, ils sont, comme les nymphéas, hautement poétisés, par
la présence d’images notamment. Les seconds, longuement décrits,
transforment le texte en tableau pictural – l’évocation des boutons d’or
se terminait déjà par une référence à la peinture –, en font l’équivalent
d’une toile de Monet composée sur le même motif. Mais ces
nymphéas qu’on associe toujours à ce peintre sont également présents
dans la Notice3 de François le Champi, (notice écrite par George Sand
elle-même) et nous savons quelle importance ce livre a dans
« Combray » et Le Temps retrouvé. Ils sont décrits en ces termes :

[…] Pour ceux des lecteurs qui, artistes de profession ou


d’instinct, s’intéressent aux procédés de fabrication des œuvres
d’art, j’ajouterai à ma préface, que quelques jours avant la causerie
dont cette préface est le résumé, je passais par le chemin aux
Napes. Le mot nape, qui dans le langage figuré du pays désigne la
belle plante appelée nénufar, nymphéa, décrit fort bien ces larges
feuilles qui s’étendent sur l’eau comme des nappes sur une
table ; mais j’aime mieux croire qu’il faut l’écrire avec un seul p,

1. Cahier 14, N. a. fr. 16654, f° 65.


2. DCS, p. 280 et 282.
3. Cette notice fut écrite pour l’édition des Œuvres illustrées de George Sand
publiée par Jules Hetzel (1851-1856).
130 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

et le faire dériver de napée, ce qui n’altère en rien son origine


mythologique.
Le chemin aux Napes […] où, dans l’eau vaseuse, croissent les
plus beaux nymphéas du monde, plus blancs que les camélias, plus
parfumés que les lys, plus purs que des robes de vierge, […]4.

Les nymphéas sont un sujet esthétique privilégié dans cette


seconde moitié du XIXe siècle et Proust continuera cette tradition en
l’étendant à différentes catégories de fleurs, en instaurant une relation
forte et originale entre le motif de la fleur et la thématique de l’amour.
Gilberte sera associée à l’aubépine mais suivons d’abord la genèse du
personnage à travers les différents éléments constitutifs de l’avant-
texte, de façon à repérer et à analyser les emprunts à Flaubert.

2. La rencontre du héros-narrateur et de Gilberte

Dans le Cahier 45 où elle fait son apparition, Gilberte n’est


décrite qu’à travers la couleur rose de sa capote, capote qui se
transforme en voile à la fin du passage. Certes, la communication
entre la petite fille et le héros passe par le regard et le jeune garçon
se plaît à interpréter l’expression du visage de la fillette mais
aucune indication n’est donnée concernant son physique : nous ne
connaissons ni la couleur de ses cheveux, ni celle de ses yeux et elle
n’a pas encore cette bêche qui, dans les versions ultérieures, vient se
substituer à l’arrosoir de Louise. Les deux seuls points communs
qu’on puisse trouver à ces deux êtres c’est, d’une part, leur apparition
à proximité d’une haie qui est une haie d’aubépines chez Proust
(Gilberte est déjà associée indirectement aux aubépines) et d’autre
part, leur naissance scandaleuse à cause d’une mère peu
recommandable aux yeux de la bonne société : Louise est la fille de
M. Roque et de sa servante, « une belle blonde » ramenée de Paris, qui
se révèle être dépourvue de sens maternel et est peu appréciée de son
entourage. Il est rappelé dans les lignes qui précèdent l’évocation de la

4. George Sand, La Mare au diable, François le Champi, éditions Garnier


Frères, 1962, p. 201-202.
5. Voir Claudine Quémar : « Sur deux versions anciennes des “côtés” de
Combray », p. 159-283, Cahiers Marcel Proust 7, Études proustiennes II et
Esquisse LIII, Pléiade I, p. 808.
« Les femmes » du narrateur 131

fillette à la capote rose qu’elle est la fille de Swann et d’une


« personne qui n’était pas précisément une cocotte mais enfin une
personne que Maman, paraît-il, ne pouvait pas voir. » À cela, on
pourrait ajouter le fait que dans les deux cas, le héros se trouve en
présence d’un des membres de sa famille, sa mère en ce qui concerne
Frédéric, son père et son grand-père pour ce qui est du héros
proustien, et que la perception de la fillette correspond à une situation
de rupture avec cet entourage : Frédéric « n’entend » plus les propos
de sa mère ; le héros proustien est le seul à apercevoir la fillette, son
père et son grand-père continuent à marcher. Expérience solitaire
donc.
Une couleur domine cette première rencontre, une des
couleurs privilégiées de Proust, le rose, et un processus métaphorique,
la transformation de la capote en voile au fur et à mesure que la fillette
s’éloigne du héros. Le manuscrit révèle que cette « capote » est venue
se substituer à une « robe » et qu’elle même devient une « voile » à la
fin du passage, à la suite d’une correction. Ses modifications sont
d’autant plus intéressantes qu’elles sont pratiquement les seules du
passage :

Cahier 4 (N. a. fr. 16644)


f° 31
Je comprends qu’il l’aimait cette petite elle était si jolie. Un
jour que nous étions partis « du côté de Villebon » elle était
appuyée justement à la porte du parc dans une petite robe
< capote > rose, elle me je ne pouvais pas m’empêcher de la
regarder, elle me regardait aussi […] Nous prîmes le chemin de
Villebon qui longe encore un moment la clôture du parc. Et elle de
l’autre côté de la haie d’aubépines prit le même chemin < me >
regardait toujours sans sourire, puis le chemin diverge elle
s’arrêta, continua à regarder, puis se décida à s’en aller, et je
aperçus voyais au loin la petite capote rose qui diminuant < voile
entre les arbres, comme dans ces < paysages > de Hollande sur un
canal invisible, la petite voile rose qui diminuait à l’horizon.

Ces corrections successives témoignent d’un processus de


poétisation progressive : nous passons, en effet, de la robe, attribut
ordinaire chez une petite fille, à la « capote » qui apporte déjà une
touche de romanesque. Ce terme de « capote » désignant à la fois un
grand manteau à capuchon et un chapeau de femme en étoffe plissée
132 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

peut être un souvenir déformé du « large chapeau de paille, avec des


rubans roses » que porte Madame Arnoux, lors de sa première
rencontre avec Frédéric. Par le procédé de la synecdoque, la
« fillette » n’est plus ensuite que « capote », qu’une correction
transforme en « voile », grâce cette fois-ci à un processus
métaphorique. Cette métaphore se double d’une comparaison avec les
paysages de Hollande, comparaison assez insolite en elle-même mais à
travers laquelle nous retrouvons l’intérêt particulier de Proust pour ce
pays et surtout une correspondance possible avec Maria la Hollandaise
à laquelle se substituera le personnage d’Albertine6. Un passage du
Cahier 237 évoque cette vision de Maria la Hollandaise :

Comme ces femmes que les primitifs entouraient d’une scène


de nature, je ne voyais Maria que se détachant sur le fond d’un
paysage de Hollande, bien mieux que faisant partie de lui, qu’en
étant issue. Elle était pour moi, tandis que je la voyais, sans que je
me le formulasse, une chose de Hollande, j’associais à ses cheveux
l’idée de feuillages de là-bas, je pensais à des canaux en voyant
ses yeux, […] de même l’amour de Maria me semblait une chose
déterminée, comportant des promenades en barque sur des canaux
de la Zeelande […]

Dans la genèse des personnages, il est clair que les traits des
uns et des autres se mêlent, s’ajoutant à ceux qui sont empruntés à des
modèles littéraires. D’autre part, cette allusion à la Hollande, dans
l’avant-texte du Cahier 4, fait autant penser à un tableau qu’à
l’évocation d’un paysage réel (le fragment du Cahier 23 confirme
cette analogie). Le dernier élément qui intervient dans la poétisation
du passage est le rythme : rythme ralenti et amplifié par rapport au
premier jet par l’ajout de cette comparaison avec les paysages de
Hollande, par la reprise du mot « voile » complété par l’adjectif
« rose » et par la relative. Ainsi, le rythme de la phrase s’accorde avec
l’idée exprimée d’une disparition lente et progressive. Cette fillette,
qui semblait presque être liée intrinsèquement – par ses origines
textuelles (fidélité au modèle Louise) et par le rapport métonymique
qui s’établit entre elles et les fleurs dans l’esprit du narrateur – à la

6. Voir, à ce propos, la thèse de Takaharu Ishiki, Maria la Hollandaise et la


naissance d’Albertine dans les manuscrits d’ À la recherche du temps perdu .
7. Pléiade II, Esquisse LXX, p. 1004-1006.
« Les femmes » du narrateur 133

haie d’aubépines et faire partie intégrante de la réalité de Combray,


s’est transformée en élément marin.
Or, dans les pages du Cahier 64 (N. a. fr. 18314) consacrées
à Querqueville, la même fusion des éléments marin et terrestre s’opère
autour des jeunes filles mais dans un rapport inversé : c’est, cette fois-
ci, le décor marin qui devient terrestre grâce aux métaphores, en
particulier celle de la « haie de jeunes filles ». Ce motif de la haie
prouve donc, comme l’a très bien dit Marie Miguet-Ollagnier, que
« […] Proust est moins à la recherche d’un sujet et de personnages que
de ce qui donne une unité poétique à une œuvre8. »
Le passage cité fait suite – après une interruption marquée
par le propre commentaire de l’auteur « Je reviens aux jeunes filles et
vais copier exactement et avec suite » et un dessin – à la réflexion
suivante : « Et c’est pour cela que les artistes préfèrent aux choses
pleines de pensée ces humbles riens qui se substituent à la
nomenclature objective des choses qui pour nous sont la pensée, la vie
véritable, notre impression subjective, c’est-à-dire la matière de la
littérature », réflexion qui annonce celle qui est contenue dans la
description de Gilberte dans « Combray ».

f° 134 v°

À la distance où elles étaient de moi elles formaient sur la mer


haute une légère sorte de haie rose < haie rangée claire < rose >
et légère, et j’apercevais entre elles les bateaux dans le lointain
sur la mer si verte et la falaise ensoleillée comme un promeneur
étendu qui entre les branches sur une terrasse qui < est arrêté >
sur une < haute > terrasse aperçoit entre les < roses > d’un
buisson de rosiers de Pensylvanie < entre lesquelles passent des
voiles > < comme ces buissons de roses de Pensylvanie entre les
fleurs desquelles est située / desquelles et entre les fleurs
< branches > desquels le promeneur aperçoit tout le long trajet de
l’océan si loin que tandis qu’il reste à contempler les flots devenus
murets à cette hauteur, un steamer qui sait forcer vapeur met un
temps infini à aller d’une fleur à l’autre < assoupi > parcourus à
< toute > force de vapeur par un grand steamer qui met plus
longtemps / si longtemps < tant de temps > pour aller d’une rose
de l’autre qu’un papillon engourdi < paresseux > voltige à peine
peut attendre qu’il n’y ait déjà presque plus de bleu entre la coque

8. BMP n° 44, p. 20-21.


134 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

noire et le pétale rose < aller d’une fleur à l’autre > à peine sur la
ligne bleue les deux fleurs voisines qu’un papillon paresseux et
qui muse, s’envolant quittant avec lenteur < s’envolant > de la
rose dépassée depuis longtemps par le navire, peut encore muser
plusieurs fois, et décrire dans l’air mille vols avant d’aller se poser
sur la rose prochaine dont la coque noire frôle déjà l’extrême
pétale […]

La lecture de ce passage est problématique et la cohérence


difficile à rétablir mais, en même temps, celui-ci donne un
merveilleux exemple du mode d’écriture proustien qui procède par
associations d’idées, ou plus exactement de couleurs, de formes et
d’images, réalisant ainsi une véritable alchimie poétique. La couleur
rose, celle qui est attribuée à Gilberte, permet de relier tous les
éléments évoqués, de passer des jeunes filles aux fleurs, aux roses en
particulier. Ces éléments se disposent selon un mouvement de
constant va et vient entre le référent terrestre et le référent marin, ce
qui permet de retrouver, entre autres, les motifs de la haie et de la
voile.
Le personnage de Gilberte, présent déjà dans le Cahier 4 du
Contre Sainte-Beuve, réapparaît dans un des premiers cahiers du
roman, le Cahier 129.

Cahier 12 (N. a. fr. 16652)


21 r°

Je me rappelle qu’un jour comme nous passions devant la


barrière blanche nous vîmes la petite Swann aperçûmes dans une
< roseraie en terrasse > qui avait été ménagée à mi-hauteur du parc
pour se reposer, la petite Swann en capote rose qui venait de
couper quelques fleurs de pervenche, de lobélia et de myosotis.
Elle avait elle-même les yeux singulièrement bleus, pas
précisément beaux, pas grands, d’un bleu pas transparent comme
deux petites fleurs de ne-m’oubliez-pas d’un bleu doux et
nullement transparent. Je la considérais avec quelque émotion
parce que le fait que nous ne < mes parents ne voulaient >
fréquenter Mme et Mlle Swann, loin de les humilier dans mon
estime, leur donnait à mes yeux une sorte de prestige

9. Voir Claudine Quémar, op. cit. p. 187 et Esquisse LIV, Pléiade I,


p. 818-819.
« Les femmes » du narrateur 135

extraordinaire et ce parc où je ne pouvais entrer et dont on me


disait des merveilles, me faisait l’effet d’un paradis trop beau
heureux

22 r°

pour moi. Par la haie j’apercevais de loin la // grotte et les


colonnes du < d’un des > portails gothiques dont Swann avait
parlé à Maman. Mlle Swann nou vit mon oncle, mon grand-père
mais quand moi elle ne se contenta pas de me voir, elle me
regarda. Ses cils se plissèrent légèrement comme sous l’effort
d’une attention profonde et dissimulée, les deux petites fleurs de
myosotis semblèrent sortir légèrement des paupières, me toucher
et rentrer vite pour qu’on ne remarquât pas leur mouvement.

Gilberte est encore « en capote rose » et entourée de fleurs


mais les aubépines ont disparu pour laisser place à la « roseraie en
terrasse », ces deux derniers éléments étant repris dans le passage du
Cahier 64 mentionné. Mais le nouvel élément qui est mis en valeur et
qui va devenir l’élément essentiel, c’est le regard, plus précisément la
couleur des yeux de Gilberte. Cette couleur bleue, déjà annoncée par
les fleurs coupées par Gilberte, est soigneusement décrite et valorisée
d’abord par une comparaison puis par une métaphore à fondement
métonymique avec les fleurs de myosotis. Le rôle que vont jouer les
aubépines dans la version définitive est alors tenu par des
pommiers : « La vue des pommiers me remplissait d’une telle joie si
exaltée, me faisait pousser de tels cris que le docteur Piperand […] ».
La couleur bleue des yeux est maintenue dans la deuxième
version du portrait de Gilberte dans ce même Cahier 12 mais la
description, dans son ensemble, est conçue d’une tout autre façon :

Cahier 1210
fos 104-105

Et pourtant Mlle Swann, si c’était elle, était merveilleusement


jolie. J’avais souvent rêvé d’un petit visage carré, je ne croyais pas
qu’autrement que dans des imaginations arbitraires la nature m’en
présenterait un aussi carré ; j’avais pensé à une taille souple, pleine
de vie et de gaieté, qui me forcerait à aimer la vie, qui se

10. Voir Esquisse LVIII, Pléiade I, p. 845.


136 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

pencherait au-dessus de mon lit à Reims […]. J’avais rêvé d’yeux


bleus sous des cheveux noirs, d’un bleu particulier, je n’aurais
jamais pensé qu’ils pussent arriver à cette couleur violette étrange
comme certaines pierres, couleur de l’encre délavée, et qui mettait
comme une sorte d’incrustation précieuse dans son visage de
pierre comme montrant le seuil d’un temple éblouissant. Elle
montait dans la même direction que nous et je vis mes parents qui
la regardaient, à ce moment elle nous vit, ses yeux eurent devant
leur regard distrait mon grand-oncle, ma mère, mais au moment où
ils me virent, il y eut une légère propulsion de ses prunelles qui
semblaient jetées en avant comme pour me pénétrer, puis elle les
ramena aussitôt, comme n’ayant voulu être comprise que de moi,
dans un retrait plein de ruse, de duplicité qui m’enchanta comme
une complicité.

Cette version (N. a. fr 16652, fos 104 et 105) comporte très


peu de corrections. Une seule peut retenir notre attention : « j’avais
pensé à des yeux pleins de vie à une taille souple, pleine de vie et de
gaieté ». Cette substitution curieuse de la « taille » aux « yeux »
entraîne un long développement, tout aussi surprenant, – qui
disparaîtra des versions ultérieures – sur une scène imaginaire entre le
héros et Gilberte à Reims. Les personnages qui accompagnent le héros
ne sont pas les mêmes que dans la première version : au père et au
grand-père se sont associés différents membres de la famille dont la
mère. Mlle Swann va avoir dans son champ de vision le grand-oncle
et la mère. Le regard reste, en effet, au centre des préoccupations du
narrateur, en tant qu’échange privilégié entre lui-même et
Mlle Swann, et cette marque d’une complicité naissante qui sera le
point commun et le seul entre les différentes versions a peut-être son
origine dans le passage de la rencontre entre Frédéric et Mme Arnoux.
Certes, le regard comme point de départ d’une relation amoureuse est
un lieu commun ; mais, dans le texte de L’Éducation sentimentale, il
revêt une importance particulière dans la mesure où il structure la
rencontre : Frédéric est d’abord subjugué par « l’éblouissement que
lui envoyèrent ses yeux » puis « quand il se fut mis plus loin, du
même côté, il la regarda » et ce n’est qu’à la fin de cette scène,
lorsque Frédéric se précipite pour ramasser le châle violet, que « leurs
yeux se rencontrèrent », juste avant l’apparition du sieur Arnoux.
L’allusion à la taille imaginée de Mlle Swann pourrait être aussi un
souvenir de la taille de Mme Arnoux qui séduit Frédéric alors que
« Les femmes » du narrateur 137

l’ovale de la figure de cette dernière se serait transformé chez Proust


en « petit visage carré ». C’est aussi dans ce passage, après un blanc
illustré d’un dessin, que le narrateur apprend le prénom de Mlle
Swann lorsque celle-ci est appelée par sa mère : « Voyons, rentre te
déshabiller, Gilberte ». Jean Rousset, dans son article « Les premières
rencontres11 », établit un parallélisme entre la façon dont Frédéric
découvre l’identité de la femme qu’il admire : « “Ma femme, es-tu
prête ?” cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de l’escalier »
et la façon dont le héros proustien apprend le prénom de Gilberte : par
« voie latérale » dans les deux cas. C’est d’ailleurs de la même façon
que le héros percevra à nouveau le nom de Gilberte aux Champs-
Élysées : « “Adieu, Gilberte, je rentre, n’oublie pas que nous venons
ce soir chez toi après dîner.” Ce nom de Gilberte passa près de
moi […]12 ». Dans le texte de Flaubert comme dans celui de Proust,
cette découverte du nom – on retrouve là encore un intérêt commun
aux deux écrivains – se fait à la fin de la rencontre. Mais alors que
chez Flaubert il reste sans commentaire, il est l’objet d’un long
développement dans le Cahier 12 qui sera repris, mais sous une forme
plus synthétique, dans le texte final. En ce qui concerne ce nom, on
note, entre le Cahier 12 et la version définitive, deux
modifications : une mise en valeur de la découverte du nom par la
place en tête de paragraphe de la phrase prononcée par la dame en
blanc et, du même coup, un effacement de celle-ci qui n’a plus qu’une
fonction énonciative, et la transformation d’un détail, celui du tuyau
d’arrosage peint en vert qui deviendra un arrosoir. Très curieusement,
cet instrument sert, par un effet de comparaison, à qualifier le nom qui
est perçu selon le mode des synesthésies :

Cahier 12, f° 106

[…] l’appel où le nom aigu, frais et mouillé de Gilberte était plus


piquant encore dans la sonorité qui le projetait, sortait de cette
voix aiguë et discordante comme d’un tuyau d’arrosage peint en
vert […]

11. Jean Rousset, « Les premières rencontres », Recherche de Proust, p. 47.


12. DCS, « Noms de pays : le pays », p. 535.
138 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Ces lignes – et elles seules sur cette page – sont l’objet de nombreuses
transformations qui aboutissent à l’ajout de cette comparaison
surprenante ; dans le texte initial, il n’était question que « des
sonorités un peu aigres de la voix qui venait de le prononcer ».

Version définitive (p. 251)

Ainsi passa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des giroflées,


aigre et frais comme les gouttes de l’arrosoir vert ;

Certes, l’image première était peu flatteuse pour la dame en


blanc et la dernière version, plus impersonnelle, est tellement plus
poétique. Mais le maintien, à titre de comparant, de l’instrument
d’arrosage, même s’il se justifie par un procédé métonymique,
pourrait être aussi une référence à l’arrosoir de Louise, en sachant que
Gilberte sera dotée d’une bêche, après plusieurs hésitations dont nous
reparlerons.
Un autre détail dans la suite du texte pourrait aussi provenir
du souvenir de la rencontre de Frédéric et de Mme Arnoux : « Mais ce
prénom je l’entendis pour ainsi dire en deux fois, il lança mon cœur en
avant dans un mouvement de joie, d’une apparition il faisait une
personne » où nous retrouvons le célèbre terme d’« apparition13 ». Il
deviendra dans la version définitive :

Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme un


talisman qui me permettrait peut-être de retrouver un jour celle
dont il venait de faire une personne et qui, l’instant d’avant, n’était
qu’une image incertaine.

L’originalité du passage cité réside dans une structure


anaphorique particulièrement significative : « J’avais souvent rêvé
d’un petit visage carré […] je ne croyais pas » ; « j’avais pensé à une
taille souple […] je n’aurais pas cru » ; « J’avais rêvé d’yeux bleus
[…] je n’aurais jamais pensé ». C’est le fondement même de la pensée
proustienne, en tant que confrontation entre l’imaginaire et la réalité,
qui transparaît. Mais ici, contrairement à ce qui se passera, par
exemple, pour la duchesse de Guermantes, la réalité dépasse les

13. Voir, à ce propos, Mireille Naturel, Pour la littérature, CLE


International, 1995, p. 147.
« Les femmes » du narrateur 139

espérances. Et c’est ainsi que les yeux bleus dont le héros avait rêvé
sont d’une « couleur violette étrange », ce qui engendre une cascade
de comparaisons non plus avec des fleurs mais avec des pierres,
comparaisons qui peuvent avoir été inspirées par Ruskin mais aussi
par Flaubert14. Rien n’est dit en revanche sur les cheveux. Il faudra
attendre le Cahier 2715 pour avoir un long développement sur la
chevelure rousse de Gilberte, nouveau point commun avec Louise
dont le portrait commence par : « Une petite fille d’environ douze ans,
et qui avait les cheveux rouges […] » et se termine par « ses prunelles
d’un vert bleu limpide ».
C’est donc dans le Cahier 12 que Gilberte reçoit ses traits
spécifiques de personnage et qu’elle se distingue de Maria qui
deviendra Albertine. Ce qui frappe dans le second portrait du
Cahier 12, c’est la force de la sensualité, du désir du narrateur ; et
c’est dans ce même Cahier que viennent s’inscrire, précisément en
regard de la rencontre de Gilberte, les deux premières versions des
aubépines. L’une ne serait-elle pas la mise en abyme de la conception
du personnage romanesque – qui va d’ailleurs évoluer dans les
versions ultérieures – tandis que l’autre constituerait une mise en
abyme d’une certaine conception de la description ? L’une et l’autre,
en tout cas, se rejoignent, comme l’a fort bien démontré Bernard
Brun, par la thématique du désir : « [les aubépines] sont sœurs de cette
Gilberte dont elles encadrent l’apparition et qui les résume (taches de
rousseur). Qui les éclipse, et qui sera à son tour éclipsée par une autre
fille-fleur : Albertine16. » Et c’est précisément par le motif des
aubépines qui s’entrecroisent avec son propre portrait que Gilberte se
différencie du personnage flaubertien.
Le Cahier 14 (N. a. fr. 16654), renferme deux nouvelles
versions de cette rencontre, l’une sur le folio 59 et l’autre sur le
folio 6517. Le héros est à nouveau en compagnie de son grand-père et
de son oncle, comme dans le Cahier 4. Si la mère, présente dans le
Cahier 12, est définitivement écartée de ces promenades, n’est-ce pas

14. Voir Cinquième Partie, chapitre III.


15. Les fragments concernés sont regroupés dans l’Esquisse XVIII, Pléiade I,
p. 1022-1026.
16. Bernard Brun, « Brouillons des aubépines », Cahiers Marcel Proust, 12,
Études proustiennes, V, p. 269.
17. Esquisse LIX, p. 849 et Esquisse LX p. 851.
140 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

parce qu’elles suscitent chez le jeune garçon l’éveil des sens, le désir
pour les fleurs et pour la petite fille ? Promenade entre hommes,
promenade initiatique. Dans ces deux passages du Cahier 14, la fillette
est assise sur un banc sous une charmille (qui fait penser à la tonnelle
sous laquelle Emma retrouvait ses amants, dans un décor romantique
à souhait, avec étoiles, jasmins, rivière, roseaux secs, tonnelle sous
laquelle Charles Bovary vient rêver après la mort de son épouse et où
il va s’éteindre) et elle lit, devant une bordure de verveine et de
myosotis : autrement dit, elle incarne la petite fille modèle, blonde aux
yeux bleus (bleu clair, précise-t-on) et le tableau est idyllique. D’un
fragment à l’autre, les détails descriptifs varient : les détails naturels
(noisetiers, verveine, myosotis) disparaissent pour laisser place à une
description beaucoup plus précise de la fillette : la couleur de sa peau
est précisée et le référent floral devient alors comparant : « la peau
d’un blond presque jaune clair comme un bouton d’or ». Les yeux
sont évoqués à travers leurs prunelles bleues qui « eurent en avant la
légère propulsion d’une attention plus grande » lorsqu’elle vit le jeune
garçon. Si le souvenir de Louise se cache derrière ce portrait, c’est par
le nouveau sème du doré (les épaules de Louise sont « un peu dorées
par le soleil ») et par le mouvement des yeux : « elle s’était
brusquement arrêtée, avec son arrosoir à la main, en dardant sur lui
ses prunelles, d’un vert-bleu limpide ».
Dans le Cahier 68 (N. a. fr. 18318) qui rassemble un
ensemble de fragments destinés à « Combray », le récit de la rencontre
avec Gilberte (f° 14) est très proche de la version définitive : il
suscite, dès la première phrase, une réflexion générale sur la
perception qui, de visuelle, devient intellectuelle :

Tout à coup, je m’arrêtai comme il arrive quand le verre vous


présente une image qui n’intéresse pas vos yeux seuls, mais
requiert en même temps toute notre pensée […]

Une hésitation subsiste sur l’objet que tient le personnage


« tenait une bê boîte verte pour herboriser et une bêche ». Seule la
bêche sera retenue. Dans l’ensemble, le personnage a perdu toute la
candeur qui le caractérisait dans le Cahier 14 : l’évocation de ses traits
psychologiques l’emportent sur les détails physiques (seuls les yeux
bleus sont encore mentionnés) et ils convergent tous vers l’image
d’une jeune fille effrontée. La découverte de son nom est toujours
« Les femmes » du narrateur 141

aussi importante pour le narrateur ; elle engendre un long


commentaire et de nombreuses images, notamment celle avec
l’arrosoir vert.
Sur la dactylographie (N. a. fr. 16733, dite « deuxième
dactylographie »), tout se transforme.

f° 208

[…] Tout à coup, je m’arrêtai pour ne < je ne pus > plus bouger,
comme il arrive quand une vision ne s’adresse pas seulement à nos
regards, mais requiert des perceptions et dispose de notre être tout
entier. Une fillette blonde < qui avait l’air de rentrer de
promenade, nous > regardait, la tête levée, le pied posé sur la
< levant son visage semé de taches de rousseur qui étaient roses
tenant une > bêche qu’elle tenait < de jardinage > à la main. Ses
yeux noirs brillaient et comme je n’étais pas assez bon
observateur pour < je ne savais pas et que je n’ai pas d’ailleurs
appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression
forte, comme je n’avais pas ainsi qu’on dit et n’ai jamais acquis,
l’esprit assez d’esprit d’observation, pour dégager la notion de
leur couleur, pendant longtemps chaque fois que je repensai à elle,
le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui
d’un vif azur, puisqu’elle était blonde < : > en < de > sorte que
peut-être < si > elle n’avait pas des yeux noirs, ce qui frappait tant
la première fois qu’on la voyait, je n’aurais pas été comme je le
fus, plus particulièrement amoureux < en elle > de ses yeux bleus.

Les corrections et les ajouts de la main de l’auteur sont


nombreux. La description de Gilberte est nuancée dans ses moindres
détails, les taches de rousseur sont rajoutées. Des modifications
importantes étaient déjà intervenues dans le texte dactylographié par
rapport aux brouillons, notamment à travers la couleur des yeux qui
sont devenus noirs. Mais c’est évidemment l’intervention du
narrateur-auteur, amorcée dans le texte et développée par les ajouts
manuscrits dans la marge, qui est la plus importante puisqu’elle
double ce portrait d’une réflexion sur la création romanesque.
142 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

3. Portrait et réflexion esthétique

Pour dresser le portrait de son héroïne, Proust part non pas


de l’observation mais de l’impression et c’est ainsi que pour les
besoins de sa démonstration, les yeux de Gilberte qui avaient toujours
été bleus deviennent noirs. Le héros ne retient d’eux que leur éclat et,
par conformité avec la blondeur de la chevelure, les imagine bleus.
Une seule modification interviendra dans le texte définitif, et elle n’en
est que plus intéressante, elle concerne la rousseur. Ses taches de
rousseur ne sont plus que roses – sans doute par harmonie avec
l’épine – et, en revanche, ses cheveux, de blonds, sont devenus blond
roux.

Suivre l’évolution de ce portrait à travers les différents


documents rédactionnels n’est pas simple car les variations paraissent
parfois minimes et surtout instables. La technique de l’emprunt est elle
aussi, dans ce cas, difficile à cerner car l’auteur mêle ses
sources : Louise, Mme Arnoux et même Mme Bovary. Néanmoins,
par sa rousseur, son mélange de candeur et d’audace, Gilberte est
principalement l’héritière de Louise (le geste indécent de Gilberte à
l’égard du héros n’est-il pas la transposition des propositions
audacieuses faites par Louise à Frédéric ?). Les caractéristiques
physiques du regard, le rôle de l’objet associé au personnage,
l’importance des couleurs objectives ou subjectives, le mode de
découverte du nom constituent les principaux points de rapprochement
entre les deux auteurs.

Ce faisant, le narrateur parti d’une perception d’ensemble


impressionniste, celle de la petite voile rose, est arrivé à une
démonstration de la théorie littéraire de l’auteur, à savoir la primauté
de l’impression sur l’observation. Le regard du héros amoureux
regardant et regardé s’est alors confondu avec le point de vue de
l’auteur réfléchissant à sa perception des choses. Et c’est par
l’analogie fondamentale qu’il établit entre Gilberte et l’aubépine que
Proust imprime sa marque personnelle dans la conception du
personnage romanesque. La fleur n’est plus un élément du décor qui
entretient un rapport métonymique avec le personnage ; elle devient
un substitut de la jeune fille, problématique que nous retrouvons à
travers le personnage de la duchesse de Guermantes.
LA DUCHESSE DE GUERMANTES
ET LES FLEURS EN GRAPPES

L’origine du motif des fleurs en quenouilles et du paysage


qui s’y rattache, cité à trois reprises dans Du côté de chez Swann1,
puis dans Le Côté de Guermantes I2 et Le Temps retrouvé3, a été
abondamment commentée et a même donné naissance à une
polémique entre Michael Riffaterre et Gérard Genette dont un article
de Poétique4 s’est fait l’écho, le premier identifiant « l’écrivain
préféré » à Virgile, le second à Flaubert et à Ruskin. Avant eux, Jean

1. DCS, p. 188 : « […] non loin montaient le long de murs bas, des grappes
de fleurs violettes et rougeâtres. […] et quelle que fût la femme que
j’évoquais, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres s’élevaient aussitôt
de chaque côté d’elle comme des couleurs complémentaires. » ; p. 192-193 :
« Mais l’interruption et le commentaire qui furent apportés une fois par une
visite de Swann à la lecture que j’étais en train de faire du livre d’un auteur
tout nouveau pour moi, Bergotte, eut cette conséquence que, pour longtemps,
ce ne fut plus sur un mur décoré de fleurs violettes en quenouille, mais sur un
fond tout autre, devant le portail d’une cathédrale gothique, que se détacha
désormais l’image d’une des femmes dont je rêvais. » ; p. 285 : « […] elle
me montrait, le long des murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles
violettes et rouges et m’apprenait leurs noms. »
2. CG I, p. 72 : « […] à cette terre torrentueuse où la Duchesse m’apprenait à
pêcher la truite et à connaître le nom des fleurs aux grappes violettes et
rougeâtres qui décoraient les murs bas des enclos environnants. »
3. TR, p. 397 : « Si bien que l’ombre de Gilberte […] celle de Mme de
Guermantes dans un chemin humide où montaient en quenouilles des grappes
violettes et rougeâtres, ou sur l’or matinal d’un trottoir parisien. »
4. Gérard Genette, « Un de mes écrivains préférés », Poétique XXI, 1990,
p. 509-519.
144 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Milly avait retracé « le destin des fleurs violettes » dans son étude des
Pastiches5 et avait mis en valeur leur origine flaubertienne6 ; Bernard
Brun et Anne Herschberg-Pierrot ont souligné, dans une note de leur
édition critique7, à propos du premier passage cité, qu’il est « un
pastiche de Flaubert […] mais aussi un pastiche au second degré, dont
le texte médiateur est constitué par le pastiche de “l’Affaire Lemoine
par Gustave Flaubert” ». Si ce passage a tant intéressé les critiques,
c’est que Proust a attisé leur curiosité en se référant à l’ « un de ses
écrivains préférés » sans le citer. Il a même tenu à le rendre le plus
anonyme possible – et ainsi à être encore plus énigmatique – en
renonçant à l’identifier à Bergotte.
Dans une note de son article, Gérard Genette ajoutait : « Le
fonds de la BN contient sans doute d’autres “versions”, et nous
réserve peut-être d’autres surprises. » Nous sommes allée à la
recherche de ces autres versions et avons consulté le texte de Ruskin,
cité par Jo Yoshida8, aussi bien dans la présentation qu’en a donnée
Robert de La Sizeranne que dans la version originale.

1. « Le Printemps dans le Jura » de Ruskin

« Le Printemps dans le Jura », extrait des Sept lampes de


l’architecture, ouvre le recueil des Pages choisies, anthologie
composée et introduite par Robert de la Sizeranne. Il est fort possible
que Proust ait lu ce livre paru en 1909 car, comme l’indique Pierre-
Edmond Robert dans son ouvrage, Marcel Proust, lecteur des Anglo-

5. Marcel Proust, L’Affaire Lemoine, p. 89-91.


6. Le passage auquel se réfère Proust est extrait de L’Éducation
sentimentale : « Des touffes de roseaux et des joncs bordent [la Seine]
inégalement ; toutes sortes de plantes venues là s’épanouissaient en boutons
d’or, laissaient pendre des grappes jaunes, dressaient des quenouilles de
fleurs amarantes, faisaient au hasard des fusées vertes. » (Deuxième Partie,
chap. V)
7. DCS, p. 591.
8. Pléiade I, p. 1451, note 1 de l’Esquisse XXXI : « Proust pense peut-être
aux Sept lampes de l’architecture de Ruskin, dont un passage extrait par
Robert de La Sizeranne, dans ses Pages choisies, porte le titre : “Printemps
dans le Jura”. […] La description du paysage évoqué par le livre de Bergotte
offre une ressemblance frappante avec le texte de Ruskin. […] »
« Les femmes » du narrateur 145

saxons, l’« ouvrage de Robert de la Sizeranne, Ruskin et la religion de


la beauté, (1897) […] lui [avait] véritablement révélé [Ruskin]9. »
Mais s’il est vrai que dans ce paysage jurassien10 nous retrouvons la
thématique de l’eau et celle des fleurs en grappes, la ressemblance
nous semble assez banale et superficielle. Le Jura implique un paysage
de montagne alors que dans le roman proustien, le paysage est
simplement « montueux » ; la végétation est représentée essentiel-
lement par des sapins et « la réunion de fleurs joyeuses », qui est
effectivement longuement décrite, offre bien peu de similitudes avec
les fleurs en quenouilles de Proust.

C’était le printemps aussi, et toutes les fleurs se répandaient en


grappes serrées comme par amour ; il y avait de la place assez
pour toutes, mais elles écrasaient leurs feuilles selon toutes formes
étranges, uniquement afin d’être plus près les unes des autres. Il y
avait, là, l’anémone des bois, étoile par étoile, s’achevant à tout
moment en nébuleuses, et il y avait les oxalis, troupes par troupes,
comme les processions virginales du mois de Marie. Les sombres
fentes verticales du calcaire étaient bouchées par ces fleurs comme
par une neige épaisse et bordée de lierre, sur ses arêtes, – d’un
lierre léger et adorable comme de la vigne ; et de temps en temps
un jaillissement bleu de violettes et aux endroits ensoleillés, les
clochettes des coucous, et sur un terrain plus découvert, la vesce,
la consoude et le bois gentil et les petits bourgeons de saphir du
polygala alpina, et la fraise sauvage, juste une fleur ou deux, tout
cela noyé dans le velouté doré d’une mousse épaisse, chaude et
couleur d’ambre. (p. 7-8)

Le terme « grappe », traduction de l’anglais « cluster », est


un simple synonyme de « petit groupe » et ne suggère pas l’image de
la quenouille chère à Proust. Et d’ailleurs, les fleurs citées étant des
anémones, des oxalis, des violettes, des coucous, etc., la description
s’organise sur le mode de l’horizontalité alors que dans le texte
proustien – et les manuscrits le confirmeront – la verticalité est
essentielle pour sa symbolique. À la verticalité, Proust ajoute le sème
de la couleur : ces quenouilles, chaque fois qu’elles sont citées, sont
violettes et rougeâtres alors que, chez Ruskin, la seule couleur
mentionnée est le bleu, celui des violettes et celui du polygala alpina,

9. P.-E. Robert, Marcel Proust, lecteur des Anglo-saxons, p. 26.


10. John Ruskin, Pages choisies, « Le Printemps dans le Jura », p. 6-10.
146 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

exprimé alors de façon métaphorique par référence au saphir, l’une


des pierres précieuses de prédilection de l’auteur. On perçoit, à travers
toute la description ruskinienne, une vision lyrique de la nature,
glorifiée, humanisée, poétisée ; seule l’évocation de la mousse,
« chaude et couleur d’ambre », peut suggérer, par ses couleurs
baudelairiennes, une interprétation sensuelle. On rejoint là l’une des
caractéristiques de Ruskin dans sa première période, que rappelle
Pierre-Edmond Robert, à savoir sa vision morale de la
nature : « Ruskin aborde l’art par le biais de la nature, […] où on
trouve rassemblées les valeurs morales et les réussites artistiques11 ».
Néanmoins, il existe, dans ce passage, un élément de
réflexion qui a pu retenir l’attention de Proust : le narrateur cherche à
comprendre « les sources même de son impression », autrement dit à
découvrir une vérité derrière des apparences, et pour ce faire, il
transpose ce même tableau dans un pays du Nouveau Monde. Il
découvre alors avec stupéfaction que toute la beauté de la nature a
disparu et en conclut que la beauté ne réside pas dans la nature mais
qu’elle avait été teintée « des profondes couleurs de l’endurance, du
courage et de la vertu des hommes […] ».
Dans l’édition originale12, le passage auquel nous nous
référons, appartient au chapitre VI intitulé « The lamp of memory »,
titre qui aurait pu déjà en lui-même intéresser Proust. La description
du paysage jurassien occupe le premier paragraphe de ce chapitre,
après quoi l’auteur revient à l’architecture : « We may live without
her, and worship without her, but we cannot remember without her. »
Cette édition a la particularité de proposer un fac-similé du manuscrit
de cette première page du chapitre VI et de fournir, en note, une
version antérieure de ce récit. Nous citons successivement un extrait
de la version définitive et un extrait de la version antérieure afin de les
comparer.

[…] It was spring time, too ; and all were coming forth in clusters
crowded for very love ; […] and, ever and anon, a blue gush of
violets, and cowslip bells in sunny places […] a heaviness in the
boughs of the darkened forest showed how much of their former
power had been dependent upon a life which was not theirs, how

11. Op. cit. p. 27


12. John Ruskin, Complete works, The seven lamps of architecture, Vol.
VIII, London, George Allen, 1903, p. 221-222.
« Les femmes » du narrateur 147

much of the glory of their imperishable, or continually renewed,


creation is reflected from things more precious in their memories
than it, in its renewing. (p. 222)

La note 1 de la page 221 précise :

The first note of the impressions recorded in this section occurs in


Ruskin’ s diary of 1846 :
« Champagnole, April 19 –… I have been walking in the
woods beside the river on the ascent towards St Laurent, and I
have never seen anything like the luxuriance of the wood anemone
and oxalis ; […] and the ground all blue with violets besides, […]
and a lovely four-petaled lilac flower in clusters on a long stalk,
and the delicate blue flower that I found on the granite rocks of the
Glacier des Bois, though this seemed not a place of its liking. […]
I felt it more than usual, but it struck me suddenly how utterly
different the impression of such a scene would be, if it were in a
strange land, and in one without history, how dear to the feeling is
the pine of Switzerland compared to that of Canada. […] »

Ces deux versions présentent une grande similitude


d’ensemble ; néanmoins, deux détails suggèrent que Proust, s’il s’est
inspiré de Ruskin, aurait été influencé par le texte du journal. En effet,
dans cette version, est citée « a lovely four-petaled lilac flower in
clusters on a long stalk » qui ne réapparaît pas dans la version
définitive. Or, à ce stade, c’est à elle seule que sont attribuées les
grappes (« clusters ») ; il s’agit d’une fleur de couleur lilas (on connaît
l’importance des lilas dans l’œuvre proustienne) et, de ce fait, elle peut
annoncer la couleur violette des fleurs en grappes dans le texte
proustien. Enfin, c’est une fleur qui a une longue tige, ce qui
rejoindrait le sème de la verticalité développé par Proust. D’autre part,
dans le cadre de cette valorisation de la nature par l’histoire, les
référents qui servent à établir la comparaison sont plus précis que dans
la version définitive puisqu’il est question du pin de Suisse et de celui
du Canada. Cette allusion à la Suisse pourrait avoir comme écho « la
petite Suisse » citée dans le texte proustien comme appellation imagée
de l’Avallonnais, l’une des deux régions où le narrateur souhaite partir
en vacances pour retrouver « le paysage lu ». Mais tout cela ne
constitue que des rapprochements bien ténus que la consultation des
manuscrits du texte proustien peut infirmer ou confirmer. Une
148 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

première version de ce passage apparaît dans le Carnet 1, sous la


forme suivante13 :

Carnet 1, f° 3 r°

Années caractérisées par un / rêve sur une couleur, une grappe, un


coin du bois, d’autre part / par un désir. Personnes sur / le nom et
le pays de qui on / se forge des rêves, comme un / livre non lu.
Identité des / Aramon ; –. Avaray

Une note de Philip Kolb14 concernant ce nom d’ « Avaray »


précise que « Proust avoue, dans une lettre inédite au marquis
d’Albufera écrite le 27 mai 1908, qu’il serait curieux « de voir et
d’identifier » un jeune homme de la famille d’ Avaray. » Et c’est à ce
même Albufera qu’il avait envoyé, le 7 mai 1908, cette lettre où il
énumérait les différents projets qu’il avait en tête dont « un essai sur
Ste Beuve et Flaubert ». Mais, en même temps, cette réflexion du
folio 3 s’inscrit dans un contexte de références balzaciennes. Sur le
folio 34, où il est à nouveau question de Balzac, figurent les notations
« des fleurs (Lys dans la Vallée) » et, quelques lignes plus loin, « Les
graminées dans la montagne ». Le Carnet 1 ne nous livre donc pas
l’origine de cette réflexion. Si nous l’analysons en elle-même, il
ressort qu’elle est rattachée à un référent temporel, qu’elle repose sur
deux notions, le rêve et le désir, et que ce rêve s’élabore à partir de
trois éléments, une couleur, une grappe et un coin du bois. Seuls les
deux premiers se maintiendront dans les versions ultérieures. Dans
cette première version, ils restent indéfinis et les fleurs ne sont pas
mentionnées. Le caractère général de cette réflexion se maintient dans
son deuxième volet puisqu’il est question de « personnes sur le nom et
le pays de qui on se forge des rêves » ; idée qui sera illustrée par le
personnage de la duchesse de Guermantes. Déjà la référence à la
lecture est présente à travers la comparaison avec « un livre non lu ».
Dans ce premier carnet, sont donc présents sous forme de réflexion
générale, tous les éléments qui se retrouveront, sous forme narrative, à
travers l’évocation des fleurs en grappes dans « Combray ». Rêve et
désir sont déjà fortement associés. Des modifications interviendront

13. « Le Carnet de 1908 », Cahiers Marcel Proust 8, p. 49.


14. Note 19 p. 135.
« Les femmes » du narrateur 149

néanmoins, notamment par l’introduction du motif des fleurs, qui


devient un catalyseur, et par le rôle primordial qui sera attribué à la
lecture. À ce stade, couleur et grappe semblent n’être que des éléments
parmi d’autres – et non pas des souvenirs littéraires – participant à la
construction d’une réalité imaginaire, de la même façon que, dans le
paragraphe suivant, la mise en valeur des sensations qui prennent la
forme de synesthésies se fait par l’exemple de l’odeur de la cerise, de
l’ombre et du parfum. « La relecture du “Carnet de 1908”15 » faite par
Bernard Brun précise que l’identification du mot « ombre » est
incertaine et, surtout, fait apparaître une rature intéressante pour notre
propos : « après un “rêve sur” Proust avait d’abord écrit “un n[om]”
rayé ensuite et remplacé par “une couleur” ». La couleur que nous
pensions être celle des futures fleurs aurait-elle pu être, en réalité,
celle que le narrateur attribuera aux syllabes du nom de Guermantes ?
Nous ne le pensons pas car les deux autres termes de l’énumération
appartiennent au monde de la nature. Mais c’est la preuve que Proust a
tenu à intégrer cette notion dans sa réflexion et qu’il lui a donné la
primauté sur le « nom ».

2. Breughel dans le Carnet 1 et La Tentation de saint Antoine

Sur le folio 22, apparaît, à l’intérieur d’une énumération de


noms, une mystérieuse référence à Breughel. Elle se retrouve dans un
passage du Cahier 3 qui est un brouillon de l’ouverture de La
Prisonnière, et elle sera intégrée, dans le texte imprimé, au Côté de
Guermantes16, sous une autre forme.

Carnet 1
f° 22
neige, traîneaux / lard qu’on chauffe / coq rouge dans / le matin
craquelé – comme / dans le Breughel.

15. Bernard Brun « La relecture du “Carnet de 1908” », BIP n° 6,


automne 1977, p. 17-28.
16. Pléiade II, p. 397 : le narrateur compare « la face peinturlurée [des
soldats] par le froid » à « la face rubiconde que Breughel donne à ses paysans
joyeux, ripailleurs et gelés ».
150 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Or, c’est sur le folio précédent qu’ont été longuement citées


les Lettres à Caroline ; et, trois lignes après l’énumération que nous
venons de rappeler, figure l’indication « À propos du style ».

Cahier 3 (N. a. fr. 16643)


f° 25

[…] je sais qu’il pleut et je voudrais être à Br //

f° 26

et je voudrais être à Bruges où le près du four rouge comme un


soleil d’hiver les gélines, les poules d’eau, le cochon cuiraient
pour mon déjeuner comme dans un tableau de Breughel ;

Dans Le Côté de Guermantes, cette référence à Breughel est


longuement développée, s’appliquant à l’activité qui règne dans la
cour de l’hôtel où le narrateur rejoint Saint-Loup et à l’abondance des
victuailles dans les cuisines et dans la salle à manger. Elle est
explicitée à l’intérieur d’une parenthèse : tout cela est « (digne de
quelque “Dénombrement devant Bethléem” comme en peignaient les
vieux maîtres flamands) ». Certes, est dépeinte, dans ce tableau,
l’affluence que le héros-narrateur découvre dans la cour de l’hôtel.
Mais, l’opulence gastronomique qui se dégage « des rougeoyantes
cuisines où tournaient des poulets embrochés, où grillaient des porcs,
où des homards encore vivants étaient encore jetés dans ce que
l’hôtelier appelait le “feu éternel” » n’est évidemment pas représentée
dans le tableau de Breughel. Quant aux notations du Carnet 1 et du
Cahier 3, il est exact que figurent dans Le Dénombrement devant
Bethléem – qui appartient à cette série de tableaux de Breughel ayant
pour toile de fond un paysage hivernal – un soleil rouge, un cochon
qu’on tire et un autre qu’on égorge (thème traditionnellement associé
à décembre), un coq et des poules qui picorent, un traîneau au loin,
mais il n’y a aucune représentation d’un feu servant à la cuisson ni de
ripailles (Le pays de Cocagne fait, en revanche, allusion au vice de la
paresse et de la gourmandise). Et surtout nous ne voyons pas comment
– comme l’affirme P. Kolb – ce tableau pourrait être à l’origine des
reflets de « marbrure rose » du toit de tuile dans la mare de
« Les femmes » du narrateur 151

Montjouvain si ce n’est par l’étrange luminosité hivernale qui se


dégage de cette toile.

Cette allusion à Breughel (et à Bruges, dans le Cahier 3)


pourrait être un souvenir de voyage : Proust, en 1902, a commencé
son voyage en Hollande, avec Bertrand de Fénelon, par la visite de
l’exposition des primitifs flamands à Bruges (le tableau cité par
Proust, Le Dénombrement de Bethléem, entra au musée de Bruxelles
en 1902, provenant d’une collection privée d’Anvers)17. Ces
souvenirs semblent, d’ailleurs, avoir pour origine différents tableaux
puisque la face rubiconde des paysans rayonne dans La Moisson, Le
Repas de noces, la Danse des paysans mais n’est pas visible dans le
Dénombrement devant Bethléem.
Ce souvenir des tableaux de Breughel peut aussi avoir été
réactivé, dans l’esprit de Proust, par la parution, en 1908, de La
Première Tentation de saint Antoine de Flaubert18. Cette œuvre de
Flaubert, dans sa version définitive, celle de 1874, comme dans ses
premières versions, doit sa naissance à un tableau de Breughel qui
porte le même nom et que Flaubert a découvert au musée Balbi, à
Gênes. Tableau qui, pour nous, reste énigmatique puisque nous n’en
avons trouvé aucune reproduction, et que deux autres tableaux – l’un,
un dessin à la plume et au pinceau en marron sur papier brun, à la
National Gallery de Washington ; l’autre, une huile sur bois, à
l’Ashmolean Museum d’Oxford –, attribués (pour l’un des deux, cette
paternité est contestée) à Breughel portent le même titre. Le seul point
commun entre ces œuvres est la présence très discrète du saint entouré
de démons. En revanche, Flaubert décrit ce tableau dans ses Notes de
voyage19 que Proust n’avait pas encore pu lire en 1908 puisqu’elles
sont publiées par Conard en 1910. La Gourmandise qui se trouvait,
selon les notes, « en face du spectateur, tout à fait au bas du tableau »
présentant au saint « un plat chargé de mets coloriés », se trouve
transposée, dans le texte, sous forme d’une énumération de victuailles,
comme on en trouve fréquemment dans les romans de Flaubert :

17. Pour ce voyage, Proust a emporté Les Maîtres d’autrefois d’Eugène


Fromentin mais Breughel n’y est pas présenté.
18. Voir Première Partie, p. 22.
19. Flaubert, Œuvres complètes, Notes de voyage, « Voyage en famille »,
Conard, p. 28 et p. 36-37.
152 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

[…] d’énormes quartiers de viandes rouges, de grands poissons,


des oiseaux avec leurs plumes, des quadrupèdes avec leurs poils,
des fruits d’une coloration presque humaine […] un sanglier
fumant par tous ses pores, les pattes sous le ventre, les yeux à demi
clos ; et l’idée de manger cette bête formidable le [saint Antoine]
réjouit extrêmement. Puis ce sont des choses qu’il n’a jamais vues,
des hachis noirs, des gelées couleur d’or, des ragoûts où flottent
des champignons comme des nénufars sur des étangs, des mousses
si légères qu’elles ressemblent à des nuages20.

Ce thème de la rougeur du soleil couchant associé à la rougeur


du feu et au thème de la gourmandise se retrouve dans « Combray »,
s’inscrivant dans l’évocation du retour des promenades ; et, là, est
effectivement mis en valeur l’effet de reflet qui semble fasciner le
narrateur : reflet sur les vitres d’abord, puis sur l’eau. Le plaisir de la
gourmandise est alors mis en parallèle avec le plaisir poétique donné
par la promenade.

[…] il y avait encore un reflet du couchant sur les vitres de la


maison et un bandeau de pourpre au fond des bois du Calvaire qui
se reflétait plus loin dans l’étang, rougeur qui, accompagnée
souvent d’un froid assez vif, s’associait dans mon esprit, à la
rougeur du feu au-dessus duquel rôtissait le poulet qui ferait
succéder pour moi au plaisir poétique donné par la promenade, le
plaisir de la gourmandise, de la chaleur et du repos21.

Le rougeoiement qui rayonne dans ce tableau rappelle autant


la couleur pourpre chère à Flaubert que l’atmosphère des tableaux de
Breughel.

Le thème de la gourmandise ne constitue pas le seul point


commun entre l’œuvre de Proust et La Tentation de saint Antoine dont
Flaubert disait : « C’est l’œuvre de toute ma vie, puisque la première
idée m’en est venue en 1845, à Gênes, devant le tableau de Breughel,
et depuis ce temps là, je n’ai cessé d’y songer et de faire des lectures
afférentes22. »

20. Flaubert, Ibid., p. 37.


21. DCS, p. 241.
22. Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie du 5 juin 1870, citée par René
Dumesnil dans son introduction aux Œuvres de Flaubert, Pléiade I, p. 17.
« Les femmes » du narrateur 153

Il semble que Proust ait lu cette œuvre avant 1908. Dans une
lettre adressée à Robert de Montesquiou que Philip Kolb date du
24 avril 1905, Marcel Proust se compare à un catoblé-
pas : « Monsieur, excusez ma lettre si bête que je me sens devenir
catoblépas en l’écrivant23. » Philip Kolb précise que l’animal en
question est « une espèce de taureau d’Afrique dont parlent
Pomponius Mela et Pline l’Ancien [et que] Proust fait allusion,
semble-t-il, à La Tentation de saint Antoine, de Flaubert, où l’animal
en question est censé dire : “une fois je me suis dévoré les pattes sans
m’en apercevoir.” » En tout cas, nous avons la preuve que Proust avait
lu La Tentation en 1909 puisqu’il s’y réfère au début de son texte « À
ajouter à Flaubert » : « C’est un génie grammatical. Et son génie est
un dieu à ajouter aux dieux singuliers de La Tentation de saint
Antoine, […] ». Les très nombreuses références aux pierres précieuses
qu’on peut relever dans l’œuvre proustienne ont sans doute été puisées
dans les textes de Ruskin mais elles abondent également dans la pièce
de Flaubert24. Encore plus qu’au catoblépas, c’est à saint Antoine que
Proust aurait pu désirer s’identifier puisque celui-ci incarne la
résistance aux tentations de la vie matérielle au profit de la vie
intérieure qui est, dans son cas, essentiellement spirituelle.

3. Évolution du motif dans les Cahiers 4, 29, 68 et les dactylographies

Pour en revenir à l’origine des grappes de fleurs, au cours de


l’une de ses hallucinations, Antoine « distingue dans les enfourchures
[des troncs d’arbres] des grappes de fleurs jaunes, des fleurs violettes
et des fougères, pareilles à des plumes d’oiseaux25 ». Il est important
de retenir la couleur de ces fleurs : jaunes et violettes.
La première trace que nous ayons retrouvée de ces fleurs
dans les avant-textes proustiens se situe dans le Cahier 4 ; mais, dans
le Cahier 3, celui d’où nous venons d’extraire la référence à Breughel
(f° 26), apparaît, à l’intérieur d’un souvenir, l’évocation d’un paysage
(f° 28) qui comporte un certain nombre de traits descriptifs qui
réapparaîtront, soit dans les avant-textes des « grappes de fleurs » –

23. T. V, p. 113.
24. Voir Cinquième Partie, chapitre III.
25. Flaubert, Œuvres I, Pléiade p. 84.
154 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

alors que les grappes en elles-mêmes en sont absentes –, soit dans la


version définitive. Nous retiendrons la localisation de ce récit et le
thème de l’humidité.

Cahier 3 (N. a. fr. 16643)


f° 28 r°

Je me souviens d’une / de ces / gare des Vosges < Jura > où


j’arrivai un matin dans une gorge solitaire où il y a une petite
maison par un tel matin au loin les bois et le ciel était rose, près
de moi la clarté de la nuit s’effaçait < comme une nacre bleuâtre
commençait à être nettoyée sur le jour et > lentement comme une
nacre bleuâtre dans la petite rue du village, du jardin mouillé du
chef de gare ou la maison qui ne connaît que le torrent qui coule à
ses pieds et s’effaçait bientôt aussi dans la petite rue du village,
puis Par moments la nuit tourne tout à fait et les rues du village, ou
le jardin mouillé du chef de gare ou la maison du garde dans une
gorge sauvage où elle ne verra jamais que le torrent n’étaient pas
encore nettoyées par le jour de cette nacre bleuâtre qu’est la clarté
de la nuit.

Tout le passage à partir de « la clarté de la nuit » est rayé de traits


obliques.

f° 28 v°

dans une de ces gorges du Jura où la maison solitaire du garde ne


voit jamais que le torrent qui coule

Le passage s’intègre dans la longue réflexion sur le sommeil


et prend place au milieu de motifs essentiels pour l’œuvre future, tels
que l’article dans Le Figaro et surtout le pouvoir des sensations.
Celui-ci est explicité dans des additions sur le verso du folio 24 :

Il faudra sans doute mettre ici que cette raie du jour, cette
odeur, ou cette chaleur plus ou moins grande, ce son, me donnent
accès à la fois réminiscence, désir, possibilité […]
Et aussi dire ceci. En même temps qu’ils éveillaient en moi la
sensation du genre de jour auxquels ils appartenaient, ils
éveillaient les images que ces jours contiennent. Si j’entendais
« Les femmes » du narrateur 155

résonner et bondir le bruit du tramway dans un air vidé par le froid


et glacé par le soleil […].

Et on comprend ainsi que le passage cité voisine avec celui


sur le désir d’aller à Bruges.
La localisation géographique a d’abord retenu notre
attention. Le nom propre « Jura » qui vient se substituer à « Vosges »
ne peut qu’évoquer le souvenir de Ruskin. Mais aucun autre élément
ne permet de confirmer un rapprochement possible entre les deux
textes. Deux éléments sont mis en valeur : la maison solitaire du garde
et curieusement le jardin mouillé du chef de gare. La pêche à la truite
à laquelle la duchesse de Guermantes invite le narrateur à participer,
dans un passage proche d’une des occurrences des « grappes de
fleurs » dans « Combray », pourrait avoir un lien avec ce torrent qui
coule aux pieds de la maison solitaire du garde.
La transition avec le Cahier 4 dans lequel apparaîtra, pour la
première fois, le motif des fleurs en grappes se fait par une réflexion
sur « l’odeur d’une automobile ».

f° 29 v°

Quelquefois j’allais jusqu’à


Parfois montait jusqu’à moi l’odeur d’une automobile
Quelquefois j’allais < je me levais > jusqu’à la fenêtre écarter un
instant le rideau de la fenêtre voir ce soleil d’or […] j’allais
jusqu’à la fenêtre, j’écartais le rideau. Je voyais dans une flaque
d’or passer de ces aristocratiques < grandes > jeunes filles qui
avec leur gouvernante allaient au catéchisme ou au cours.

Cette notation est encore à l’état embryonnaire et l’auteur


hésite entre plusieurs possibilités dont le seul point commun est
l’indication temporelle qui ouvre la phrase et situe la réalité décrite
dans le non-habituel.

Dans le Cahier 4, cette réflexion sur l’odeur des automobiles


est reprise et développée (f° 18). Elle y est valorisée au point d’être
perçue comme étant plus bénéfique et plus enrichissante que celle des
aubépines. Les champs décrits sont alors ceux de la Beauce.
156 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

f° 18

L’odeur même de l’aubépine ne m’avait apporté l’évocation que


d’un bonheur en quelque sorte immobile et limité, celui qui est
attaché à une haie, cette délicieuse odeur de pétrole qui était
couleur de ciel et de soleil, c’était toute l’immensité de la
campagne // [f°19] la joie de partir, d’aller loin, entre les bleuets,
les coquelicots et les trèfles violets, et de savoir que l’on arrivera
au lieu désiré où notre amie nous attend.

Cette croyance qui peut paraître curieuse est justifiée : « le


fait est si immédiatement transformé par l’impression » [alors que
certains pensent que] « l’originalité est dans le fait et non dans
l’impression ». Elle sera transposée dans La Prisonnière26 mais sans
qu’y soient rattachées les fleurs rouges et bleues qui apparaissent sur
le folio 20 :

Ainsi au fond d’un paysage tremblait palpitait le charme d’un être.


Ainsi on trouve dans un être tout un paysage mettait sa poésie.
Ainsi chacun de mes étés eut le visage d’une personne la forme
d’un être et la forme d’un pays plutôt la forme d’un même rêve qui
était le désir d’un être et d’un pays que je mêlais vite ; quand des
quenouilles de fleurs rouges et bleues dépassant d’un mur
ensoleillé avec des feuilles luisantes d’humidité étaient la signature
à quoi étaient // reconnaissables tous mes désirs de nature une
année ; la suivante ce fut un triste lac sous la brume […]

Nous retrouvons, à travers ce fragment, le lien fondamental


pour Proust entre un temps, un lieu, un personnage, qui était déjà
apparu sous une forme schématique dans le Carnet 1. Plus exactement,
dans ses représentations imaginaires, personne et paysage sont
étroitement soudés. Cette première version est déjà très proche de
celle de Combray : l’été est la saison de référence ; les fleurs rouges et
bleues sont en quenouilles, dépassent d’un mur et sont associées à
cette humidité qui caractérisait le jardin du chef de gare dans le
Cahier 327. En revanche, ce rêve ne s’élabore pas à partir d’un livre

26. LP, p. 523.


27. Cette présence de l’humidité deviendra primordiale, avec la disposition
en quenouilles et la couleur, puisqu’elle sera maintenue jusque dans Le
Temps retrouvé, où une dernière fois, il est rappelé que Mme de Guermantes
« Les femmes » du narrateur 157

lu ; au désir de nature n’est pas associée une femme. Un autre paysage


rêvé est d’ailleurs cité, « un triste lac sous la brume ». Ce fragment
sera repris dans le Contre Sainte-Beuve où il terminera le chapitre
« Journées » dans l’édition de Bernard de Fallois28.
Sur le folio 23, se construit la scène du baiser du soir. Ces
fleurs rouges et bleues sont donc apparues à un stade très précoce de
l’élaboration de l’œuvre et étaient prédestinées à devenir un leitmotiv.
Dans ce même Cahier 4, est dépeint (f° 14) le regard violet
de la duchesse de Guermantes, de même que, dans le Contre Sainte-
Beuve présenté par Bernard de Fallois, le chapitre « Journées », à la
fin duquel nous avons retrouvé « les quenouilles de fleurs rouges et
bleues », est suivi d’un chapitre intitulé « La Comtesse29 ». Le héros-
narrateur est follement amoureux de cette dernière, séduit par « une
petite ligne serpentine au-dessus de deux yeux violets
fascinateurs » ; il est profondément troublé dès qu’il aperçoit, sur un
visage, « le petit serpent endormi » et les yeux violets, avant même
d’identifier la Comtesse. Or, le narrateur nous livre lui-même
l’analogie qui s’établit dans son esprit et, ainsi, l’une de ses sources
pour la création du personnage : « Il y a dans Salammbô un serpent
qui incarne le génie d’une famille ». Il lui « semblait ainsi que cette
petite ligne serpentine se retrouvait chez sa sœur, ses neveux » et
qu’ils « semblaient toutes les esquisses différentes faites d’après un
même visage commun à toute la race. » Quand, dans Le Côté de
Guermantes, sera décrit le « génie de la famille » Guermantes,
réapparaîtra, plus précisément à propos d’un trait de visage de la
Duchesse, cette comparaison avec le Serpent, génie carthaginois, sans
que soit mentionnée explicitement l’œuvre de Flaubert30.
La comtesse portait aussi une robe bleue (comme Madame
Bovary) et, lorsque, après le dîner, elle regagnait sa voiture, elle y
introduisait un « frémissement opalin de soie, de regard et de perles »

rêvée ne peut être dissociée d’un « chemin humide où montaient en


quenouilles des grappes violettes et rougeâtres ».
28. Gallimard, Idées, p. 94.
29. Ibid., p. 86-93.
30. CG II, p. 194-195 : « À ces moments-là le génie de la famille se faisait
intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air de visage, le même chez la
Duchesse que chez son grand-père le maréchal, une sorte d’insaisissable
convulsion (pareille à celle du Serpent, génie carthaginois de la famille
Barca) […] ».
158 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

dont les éléments précieux mis en valeur par un rythme ternaire et une
métaphorisation subtile auraient pu scintiller dans une description de
Salammbô ou convenir à la Reine de Saba dans La Tentation de saint
Antoine. Cette future duchesse de Guermantes a peut-être d’ailleurs
hérité son nom des « Garamantes » du roman carthaginois. Hautement
poétisée à ses origines et proche de Salammbô, la duchesse de
Guermantes deviendra progressivement l’incarnation de la découverte
du réalisme : à la ligne serpentine se substituera « le petit bouton au
coin du nez ».

Lorsque nous quittons les cahiers du Contre Sainte-Beuve pour


examiner ceux consacrés à son développement et donc au futur roman,
nous retrouvons le motif des fleurs en quenouilles dans le Cahier 26,
consacré aux deux côtés de Combray31. Un changement fondamental
est intervenu : la référence à la lecture. Certes, la couleur des fleurs
n’est pas précisée mais elles sont néanmoins reconnais-
sables : « D’autre part certains romans que je lisais alors peut-être Le
Lys dans la vallée, mais je n’en suis pas sûr, me donnaient un grand
amour pour certaines fleurs en quenouille, dépassant verticalement de
leur grappe aux sombres couleurs un chemin fleuri. » Le narrateur
suggère, avec réserve, l’origine livresque de ces fleurs mais le
contexte de cette réflexion comporte une référence à Flaubert qui
pourrait bien être la véritable clé : « Les vers les plus exquis de
Baudelaire, les phrases de Flaubert m’auraient paru affreux. ». Elle
sous-entend une grande admiration pour les phrases de Flaubert. Or, la
réflexion sur les fleurs en grappes se poursuit ainsi :

Que de fois je les cherchai du côté de Guermantes, m’arrêtant


devant quelque digitale, laissant mes parents me dépasser,
disparaître à un coude de la Vivette pour que rien ne trouble ma
pensée, me redisant la phrase aimée, me demandant si c’était bien
cela qu’avait dépeint le romancier […] ».

Cette « phrase aimée » ne serait-elle pas celle de Flaubert ?


En tout cas, la perspective a radicalement changé par rapport au
Cahier 4 : il ne s’agit plus d’évoquer le rêve de nature d’un été mais
de rechercher, dans la nature, la chose lue. Cette recherche s’apparente

31. Voir Esquisse LV, Pléiade I, p. 832.


« Les femmes » du narrateur 159

d’ailleurs aux expériences fondamentales, que ce soit celle de la haie


d’aubépines ou celles de la résurrection du passé : elle réclame la
solitude et une intense concentration. À ce stade, il n’est pas question
de paysage fluviatile ; soleil et humidité du Cahier 4 ont disparu.

C’est dans le Cahier 29 qu’est soudain longuement décrit ce


paysage fluviatile32 (le passage sur la lecture et le paysage fluviatile
forme une unité qui va du folio 79 au folio 82). Sur le manuscrit
(N. a. fr. 16669), « les épis rougeâtres » constituent un ajout qui a été,
à chaque fois, antéposé aux fleurs violettes et jaunes (f° 81 et f° 82).
C’est en effet dans ce Cahier 29 où figure également le fragment « À
ajouter à Flaubert » (fos 43-45, 52) que les fleurs, de rouges et bleues
qu’elles étaient dans la première version, se teintent de couleurs
« rougeâtres », « violettes et jaunes » qui sont des couleurs qu’on
pourrait qualifier de flaubertiennes. Les grappes de fleurs perçues par
saint Antoine, au cours de l’une de ses hallucinations, sont jaunes et
violettes ; celles décrites dans Madame Bovary et L’Éducation
sentimentale sont jaunes et amarantes33. Certes, à travers les « épis
rougeâtres », c’est une couleur qui est ajoutée mais c’est aussi une
forme, un mouvement, ce mouvement de la verticalité absent du texte
de Ruskin et que Proust va progressivement renforcer. Dans les
Cahiers 4 et 26, les fleurs en quenouilles « dépassent » d’un mur
ensoleillé ou d’un chemin ; dans le Cahier 29, les fleurs « retombent »
le long d’un mur ou « se collent » à ce mur. Dans le Cahier 1434, ces
« épis rougeâtres » et ces « grappes de fleurs violettes et jaunes »
« poussaient » au pied de quelque enclos.
Le Cahier 68 (N. a. fr. 18318), important pour la scène de
rencontre entre Gilberte et le narrateur, présente de multiples phases
de réécriture de ce passage qui s’inscrit dans un fragment ayant pour
sujet la lecture dans le jardin de Combray.

32. Voir Esquisse XXI [La lecture et le paysage], Pléiade I, p. 753.


33. Les deux passages sont cités dans L’Affaire Lemoine p. 85-86.
34. Voir Esquisse XXXVI [L’Après-midi du dimanche], Pléiade I, p. 762
160 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

f° 42

Moins intime < intérieur à mon corps > que cette vie des
personnages projetée devant moi < était le paysage qui se déroulait
sous les yeux >

Le passage est rayé ligne par ligne, puis en diagonale ; la page se


terminait ainsi :

Dans le jardin brûlant j’eus pendant 2 étés la nostalgie et


l’hallucination constante d’un pays de monta montueux où l’eau
courante et cressonnière entraînait* des scieries et où le long des
murs des petits jardins bas montaient de grandes grappes ou fleurs
rougeâtres et violettes. Dans mes promenades Que n’eussé-je pas
donné pour les voir, les émanations nécessaires de la nature
véritable. Les fleurs du jardin me semblaient des créations sans
intérêt

Le passage en question est repris dans la marge ; la transcription


diplomatique en est la suivante :

et qui exerçait sur moi une bien autre influence que le paysage que
j’avais sous les yeux quand je les levais du livre et qui enveloppait
à son tour de ses arbres réels un site imaginaire Pendant deux étés
dans la chaleur du jardin de Combray, j’ai eu la nostalgie d’un
pays montueux, d’eaux courantes et claires au fond desquelles des
morceaux de bois pourrissaient sous le cresson, qui alimentaient
des scieries et où non loin desquelles le long des murs montaient le
long des murs bas des
le paysage imaginaire
grappes
de fleurs les arbres de
violettes notre jardin
et rougeâtres.
Mais l’image de ce site imaginaire n’était pas seulement plus vive
[…]

La couleur jaune des fleurs a disparu ; les « arbres » qui sont


venus compléter le paysage ne seront pas repris ; il y aura ainsi une
focalisation sur les fleurs. Dans ce cahier, on note un retour à la
version primitive, à travers l’évocation des deux étés et une situation
« Les femmes » du narrateur 161

identique à celle qui est décrite dans la préface de Sésame et les lys,
intitulée « Sur la lecture ». L’auteur reprend d’ailleurs des réflexions
qu’il avait formulées précédemment dans cette préface : « [et nous
voudrions [que l’auteur] nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il
peut faire est de nous donner des désirs] » ; « Dans chaque tableau que
[les poètes] nous montrent, ils ne semblent nous donner qu’un léger
aperçu d’un site merveilleux35 ». Parmi les exemples cités figurent les
noms de Maeterlinck, de Mme de Noailles, mais aussi celui de Claude
Monet et, à travers lui, on retrouve cette brume du matin qui, associée
au lac, correspondait à l’un des désirs de nature exprimé dans le
Cahier 4, en alternance avec les fleurs en grappes.

En face, sur le recto du folio 41, vient s’ajouter un nouvel


élément, le rêve d’une femme qui, là encore, est une reprise du
Cahier 4 ; mais le rêve d’un “être” s’est spécifié en rêve d’une
“femme”. L’auteur semble avoir oublié les transformations de la
version précédente puisque la couleur jaune des fleurs est réapparue et
que celles-ci ne sont plus qu’un simple décor. Elles entourent la
femme rêvée.

f° 41

« Et comme l’image < le rêve > d’une femme qui m’aurait aimé
restait restait < était > toujours présent dans ma pensée, je la
voyais < vis > toujours dans une région montagneuse et < cet été
elle fut toujours imprégnée de la fraîcheur d’un pays > fluviatile
devant un mur bas
décoré de fleurs jaunes et violettes et rougeâtres. < et quand je
pensais à elle des grappes de fleurs jaunes et violettes se
projetaient à côté d’elle »

Ces deux fragments réunis s’intégreront dans le passage sur


la lecture, dans la version définitive (p. 188) ; mais les fleurs jaunes
auront été définitivement abandonnées. Le fragment du folio 59, qui
reprend le même motif mais en le renouvelant, donnera naissance au
fragment sur Mme de Guermantes (p. 285).
En effet, la femme rêvée au milieu de ce paysage fluviatile
s’individualise et est identifiée à duchesse de Guermantes (f° 59). Sur

35. CSB, Mélanges, p. 177-178


162 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

le folio précédent, l’image de Gilberte a été associée par le héros


narrateur aux cathédrales et à Bergotte. Mais à ce stade, le processus
de différenciation entre les deux femmes n’est pas encore clairement
mis en place. Et au début de ce fragment, c’est la même femme qui
fait découvrir au narrateur tantôt un paysage fluviatile, tantôt les
cathédrales.

f° 59

quand j’imaginais une femme ravissante tantôt elle m’emmenait


emmenait dans un pays bien où je mouillé, où pourrissaient l’eau
entraînait* des scieries, où pourrissaient < montaient le long des
murs > des grappes de violettes, tantôt me faisant connaître
m’emmenait dans des cathédrales et me faisait connaître Bergotte.
Et c’était pour une raison plus [illis]. C’est qu’on peut s’imaginer
que l’amour est l’accession à une vie inconnue. On désire aimer
Quand j’avais appris que à partir de juin où j’avais entendu l’abbé
dire que Guermantes était un petit Dauphiné, avec des torrents
impétueux, je m’imaginais ne pensais plus à Me de Guermantes
comme à une femme ayant la couleur orangée à son nom et
ceinture bleu ciel montée sur la tour de Geneviève de Brabant,
mais elle me faisait se promenait avec moi à la fin de juin le long
des cours d’eau de Guermantes. Nous avions pouvions pêcher la
truite, et me montrait les petits jardins de ses vassaux, elle
m’apprenait les noms des fleurs en grappes violettes qui
poussaient le long des murs. Mais il est plus grande raison pour
laquelle la femme qu’on désire est inséparable des rêves qu’on
forme à cette époque. C’est qu’on a besoin de s’imaginer que
l’amour est l’accession à une vie inconnue. On désire déjà aimer,
on est bien prêt d’aimer l’être qu’on se figure participant à une vie
inconnue. Les femmes aiment les militaires ; tout espèce
d’uniforme. […]

Le travail de transformation est encore très intense sur les


dactylographies. Nous n’avons retenu que ce qui correspond à la
deuxième occurrence du motif.
« Les femmes » du narrateur 163

« Deuxième Dactylographie » (N. a. fr. 16733)


f° 24
Le fragment que nous citons succède à un paragraphe très incomplet
qui est entièrement reconstitué par une écriture manuscrite.

Puis < il arriva que > sur le côté classique de Guermantes je


vis parfois devant de petits enclos humides monter des fleurs en
grappes sobres (sic) si je m’arrêtais il me semblait que j’avais
devant < sous > les yeux

Le texte dactylographié s’arrête ici et ne reprend que sur le


folio suivant ; il a été repris et complété d’une écriture manuscrite
ainsi :

< Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je vis passai


parfois devant de petits enclos humides < où > mont< er >aient des
grappes de fleurs sombres. Je m’arrêtais il me semblait que j’avais
sous les yeux un fragment de croyant acquérir une notion
précieuse, car il me semblait avoir sous les yeux un fragment de ce
pays cette région fluviatile que je désirais tant connaître depuis
que je < l’ > avais lu la description dans mes < vu décrite par > un
de mes écrivains préférés. Et ce fut avec cette pays que changeant
< elle >, avec sa terre, traversée de cours d’eau bouillonnants, que
Guermantes, changeat,

f° 248

< changeant d’aspect dans mon imagination, s’identifia, quand


j’eus entendu > Et comme notre curé nous parla < er > des belles
fleurs et des belles eaux < vives > qu’il y avait dans le parc de la
Duchesse, < du château > Guermantes changea un peu d’aspect
pour moi. Il devint ce pays aux cours d’eau bouillants que je
désirais tant connaître depuis que j’en avais lu la description.
Madame < me > de Guermantes < m’y faisait faisant venir >
éprise < pour moi > de moi d’un soudain caprice.
et tous les jours y < pêcherait la
truite > avec moi. Et le soir me tenant par la main, en passant
devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montr < erait > le
long des leurs murs bas, les fleurs qui y < appuient leurs
quenouilles > violettes < et rouges > et elle m’appren < drait >
leurs noms. Elle me faisait lui dire le sujet […]
164 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

« Première Dactylographie » (N. a. fr. 16730)


f° 252

Puis sur le côté classique de Guermantes je vis parfois devant


de petits enclos humides monter des fleurs en grappes sobres (sic),
si je m’arrêtais il me semblait que j’avais devant les yeux

Le texte dactylographié s’arrête ici et ne reprend que sur le


folio suivant ; il a été repris et complété d’une écriture manuscrite
ainsi :

< Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai parfois


devant de petits enclos humides où montaient des grappes de
fleurs sombres. Je m’arrêtais croyant acquérir une notion
précieuse, car il me semblait avoir sous les yeux un fragment de
cette région fluviatile que je désirais tant connaître depuis que je
l’avais vu discuter36 par un de mes écrivains préférés. Et ce fut
avec elle, avec sa terre, traversée de cours d’eau bouillonnants,
que Guermantes, changeât,

f° 253

d’aspect dans mon imagination, s’identifia, quand j’eus entendu >


Et comme notre curé nous parla < er > des belles fleurs et des
belles eaux < vives > qu’il y avait dans le parc de la Duchesse,
< du château > Guermantes changea un peu d’aspect pour moi. Il
devint ce pays aux cours d’eau bouillants que je désirais tant
connaître depuis que j’en avais lu la description. Madame de
Guermantes < m’y faisait venir > éprise < pour moi > de moi d’un
soudain caprice.
et tous les jours y < pêcherait
la truite > avec moi. Et le soir me tenant par la main, en passant
devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montr< erait > le
long des leurs murs bas, les fleurs qui y < appuient leurs
quenouilles > violettes < et rouges > et elle m’appren< drait >
leurs noms. Elle me faisait lui dire le sujet […]

Les transformations apportées sur ces dactylographies ne


sont pas capitales. Soulignons néanmoins l’addition d’une

36. Sans doute une erreur de lecture.


« Les femmes » du narrateur 165

introduction qui place la réflexion dans le cadre, non plus d’une


journée de lecture ou d’un moment de rêverie, mais dans celui d’une
expérience vécue par le narrateur. D’autre part, la transformation, en
soi minime, de « lu la description » en « vu décrite » est en fait très
significative : une bonne description ne se lit pas, elle se voit, ou plus
exactement elle se donne à voir. Et c’est bien, en effet, toute la
problématique de la description et du rapport au réel qui est mise en
cause, remise en cause à travers ce passage.

L’avant-texte montre donc, à travers les abondantes et


successives transformations qu’a subies ce passage, qu’il est né d’une
superposition d’éléments qui s’est faite en trois temps : premièrement,
le cadre montagneux et humide (qui a pour seul point commun avec
Ruskin une localisation initiale dans le Jura) ; deuxièmement, les
fleurs en grappes ; troisièmement, la duchesse de Guermantes. Le lien
entre ces trois « couches textuelles » se révèle être l’importance des
sensations et du désir. Ces différentes ébauches ont été reprises et
dispersées à travers l’œuvre proustienne, sauf celle qui mentionnait Le
Lys dans la vallée, peut-être à cause du caractère incertain de cette
référence, peut-être aussi pour donner un caractère général à la
démonstration.
Le plus intéressant pour nous est de nous interroger sur la
place et la fonction de ces fleurs en grappes, dans ces différentes
versions. Il est évident qu’elles forment un leitmotiv et que leur
importance, dans le texte définitif, a été soulignée par l’auteur par la
fonction de clausule qu’il leur a donnée dans chacune des phrases où
elles apparaissent. Elles sont, selon nous, incontestablement d’origine
flaubertienne : leur forme, leurs couleurs, le rapport à l’humidité (la
promenade, chez Flaubert, a lieu sur les bords de la Seine) le prouvent.
Il est clair également qu’à travers elles se pose le problème
fondamental de la lecture. Mais une évolution très nette se dessine
entre les deux occurrences présentes dans « Combray » : dans le
premier cas, tout un monde imaginaire naît de la lecture et engendre le
désir et le rêve. Dans une étape intermédiaire qui a été gommée du
texte final (celle du Cahier 26), le narrateur cherche, dans la nature,
une illustration de ce qu’il a lu : il voudrait « identifier au paysage lu
le paysage contemplé pour lui donner la dignité que déjà la littérature
donnait à la réalité ». Dans le second cas, la réflexion naît de la
découverte involontaire (la forme « il arriva que » est un ajout sur la
166 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

dactylographie) d’éléments réels du paysage « de petits enclos


humides où montaient des grappes de fleurs sombres ». À partir de là,
surgit le souvenir littéraire et se produit l’identification tant souhaitée
entre le vu et le lu. Autrement dit, nous sommes passés d’une
conception somme toute assez banale de la lecture, comme source de
rêverie, comme projection dans un imaginaire, à une perception
spécifiquement proustienne, à savoir l’analogie qui s’établit de façon
involontaire entre une expérience personnelle, l’observation d’un fait,
et un souvenir de lecture. Dans le Cahier 26, ce désir de retrouver,
dans la nature, les fleurs décrites dans les livres est présenté, comme
une quête similaire aux futures expériences de résurrection du passé –
le héros a besoin d’être seul pour se concentrer sur sa recherche – et
comme un moment d’intense émotion comparable à celui au cours
duquel le héros cherche à percer le secret des aubépines. Ces grappes
de fleurs sont précisément le « déclencheur » de ce miracle
analogique.
D’autre part, dès le Cahier 2937, se manifeste, à travers une
note de régie (f° 79 v°), l’idée d’une association à réaliser entre les
fleurs évoquées et une figure féminine. Déjà chez Flaubert, ces fleurs
en grappes agrémentaient une promenade sentimentale mais elles
demeuraient un élément du paysage. Dans le texte proustien, elles sont
associées au désir et deviennent même peut-être l’expression du désir
sexuel masculin : après avoir changé plusieurs fois de couleurs, à
travers les différents brouillons, elles sont devenues définitivement
« violettes et rougeâtres » et destinées à « s’élever ». La présence
constante de l’humidité ne se justifierait-elle pas aussi par une telle
interprétation ? Il faut ajouter le rôle initiatique que va jouer Mme de
Guermantes à propos de ces fleurs ; c’est elle qui apprend leur nom au
héros, nom que le lecteur ne connaîtra jamais. C’est elle aussi qui
interroge le jeune garçon sur ses projets d’écriture. Interrogation
douloureuse puisqu’elle débouche sur le constat d’une absence de
vocation. De la lecture à l’écriture, ou plus exactement à l’absence
d’écriture, tel est le parcours qui a été offert par ces fleurs en
quenouilles.
Enfin, ce motif floral s’inscrit dans un processus de
différenciation des deux figures féminines qui renvoient à la
structuration binaire de l’univers de Combray : à Gilberte seront

37. Voir Esquisse XXI, p. 753.


« Les femmes » du narrateur 167

attribuées les aubépines, à Mme de Guermantes, les fleurs en grappes.


Conception symétrique des deux personnages et même complexité
dans leur fondement intertextuel. Si Gilberte Swann est « du côté de
Ruskin » par le fait que le narrateur l’associe aux cathédrales, elle est
aussi, nous l’avons vu, très « flaubertienne » lors de sa rencontre avec
le héros. De même, Mme de Guermantes est « du côté de Flaubert »
par sa ligne serpentine et les fleurs en quenouilles mais le souvenir de
Ruskin était également présent lors de sa conception : dans le Cahier 5
(N. a. fr. 16645, f° 59), la déception ressentie par le héros en
découvrant « les joues en chair » de Mme de Guermantes là où il avait
imaginé une statuette de Saxe est comparée à celle qu’il a éprouvée en
voyant la façade de St Marc que Ruskin avait dite de perles et de
saphir. La duchesse de Guermantes était vouée à démontrer que la
réalité déçoit par rapport à la représentation imaginaire qu’on s’en était
faite, les fleurs en quenouilles à dévoiler qu’on ne doit pas rechercher
le réel dans la réalité littéraire mais la réalité littéraire dans le réel.
Page laissée blanche intentionnellement
L’APPARITION DE MME SWANN
ET CELLE DE MME ARNOUX

1. Un impératif éditorial

Ce chapitre pourrait s’intituler : la transformation d’un


personnage sous pression éditoriale… En effet, deux portraits de
Madame Swann se font écho, l’un à la fin de Du côté de chez Swann, à
l’intérieur de l’épisode du « Bois » qui clôt « Noms de pays : le Nom »
et l’autre à la fin de « Autour de Mme Swann » dans À l’ombre des
jeunes filles en fleurs. Il s’agissait, à l’origine, du même texte qui a été
dédoublé quand l’éditeur Grasset qui devait publier le premier volume
de Proust l’a trouvé beaucoup trop long. L’auteur a alors retiré ce qui a
donné naissance à « Autour de Mme Swann1 ». Il explique, dans une
lettre à Jacques Rivière [6 février 1914], comment il a été amené à
reconsidérer la fin de son premier volume : « dans cette parenthèse du
Bois de Boulogne que j’ai dressée là comme un simple paravent pour
finir et clôturer un livre qui ne pouvait pas pour des raisons matérielles
excéder cinq cents pages ». Danièle Gasiglia-Laster le précise dans son
édition de À l’ombre des jeunes filles en fleurs2 : « L’évocation de la
promenade au Bois avec Françoise, suivie d’une avancée dans le
temps où le narrateur se remémore l’époque de Mme Swann, a été
donc rétrogradée à la fin du premier tome. Proust a recomposé alors la
fin de « Autour de Mme Swann ».

1. DCS, note 319.


2. JFF, I, note 173.
170 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

2. Odette de Crécy et les catleyas

Il est intéressant de voir comment le portrait de Mme Swann


a évolué entre 1913 et 1917, en sachant que le second portrait d’Odette
a pour avant-texte un fragment contenu dans ce que l’on appelle
« Proust 213 » et qu’il a été extrêmement retravaillé sur les
dactylographies4. Mme Swann est alors décrite à travers le regard du
narrateur alors que dans « Un amour de Swann », celle qui est encore
Odette de Crécy est vue par les yeux de Swann :

Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa


fanchon de dentelle, qu’elle avait dans les cheveux des fleurs de
cette même orchidée attachées à une aigrette en plumes de cygne.
Elle était habillée sous sa mantille, d’un flot de velours noir qui,
par un rattrapé oblique, découvrait en un large triangle le bas
d’une jupe de faille blanche et laissait voir un empiècement,
également de faille blanche, à l’ouverture du corsage décolleté, où
étaient enfoncées d’autres fleurs de catleyas5.

Si cette scène d’amour qui se déroule dans une voiture peut


rappeler celle d’Emma Bovary et de Léon dans le fiacre à Rouen,
Odette ressemble beaucoup à la Rosanette de L’Éducation
sentimentale par sa personnalité de cocotte ou de demi-mondaine que
reflète son habillement fait de dentelle, d’aigrette en plumes de cygne,
de mantille, d’un flot de velours noir. Ce portrait est entièrement
dominé par les fleurs, ces fleurs de catleyas qui vont devenir le
symbole de l’amour de Swann et d’Odette. Si nous avons tenu à
rappeler ce passage, c’est pour mieux faire sentir la transformation de

3. N. a. fr. 16703, fos 207-209. Il s’agit d’un ensemble de fragments épars du


Temps perdu, qui datent donc des années 1909-1911.
4. N. a. fr. 16735 et 16732. Après avoir écrit ce chapitre, nous avons consulté
l’exemplaire de la Bibliothèque nationale de l’édition de luxe de À l’ombre
des jeunes filles en fleurs (Rés g Y2 50). Sur l’un des feuillets joints, se
trouvent les fragments d’épreuves et les ajouts manuscrits correspondant à ce
portrait. Ces ajouts vont dans le sens d’une idéalisation accrue du
personnage, par référence au monde religieux et à l’art. Nous l’interprétons
comme l’expression d’une fidélité encore plus grande à Flaubert et comme
l’annonce de la Deuxième partie de ce volume, vouée à l’art.
5. DCS, p. 352-353.
« Les femmes » du narrateur 171

celle qui est devenue Mme Swann, transformation qui se fait


progressivement en fonction du sujet observant.
Un fragment du Cahier 236 (N. a. fr. 16663, f° 17), dernier
cahier de brouillon de « Noms de pays », « Autour de Mme Swann »,
dont les premières pages (fos 1-3) sont intitulées « Femmes. Pour
Maria quand je dis qu’elle est hollandaise » est particulièrement
intéressant dans la mesure où il met en évidence combien l’auteur a
travaillé les lignes centrales qui révèlent la symbolique du vêtement :

Sous les innombrables porte-bonheur en saphir, trèfles en émail,


médaillons en or, philippines en rubis qui l’entouraient comme des
symboles de superstition, des gages de tendresse, des souvenirs, de
petits volants à dents de scie, des crevés peut-être Henri II, des
soutaches < imperceptiblement > 1830 faisait passer dans la
toilette comme une ré faisait passer dans la toilette une
réminiscence sans < autant parce qu’ils n’avaient aucune > raison
d’être actuelles faisant passer dans la toilette d’indiscernables
réminiscences des costumes en suggérant < qu’en donnant à la
toilette un air imperceptible de costume > en faisant passer sous la
vie présente comme une réminiscence indiscernable de roman,
prenaient eux aussi quelque chose de romanesque.

Dans ce passage qui sera développé dans la version


définitive7, le vêtement s’inscrit dans la problématique proustienne de
la temporalité ; la toilette, en devenant costume, participe à la
résurrection du passé dans le présent. Et très subtilement, ce passé est
défini comme un passé « romanesque » au double sens du terme.
N’est-ce pas une clé que nous livre ici Proust pour nous révéler
comment il a conçu ses personnages ?

Cet extrait fait précisément penser à deux passages de


L’Éducation sentimentale. Le premier8 est celui où Frédéric,
passionnément amoureux, voit l’univers entier à travers l’image de

6. Pléiade I, Esquisse XXV, [Le charme romanesque de Mme Swann],


p. 1035-1036.
7. JFF I, p. 305 : « et en insinuant sous la vie présente comme une
réminiscence indiscernable du passé, mêlaient à la personne de Mme Swann
le charme de certaines héroïnes historiques ou romanesques ».
8. ES, p. 120-121.
172 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Mme Arnoux et se met même à « bovaryser » (« Quand il allait au


Jardin des Plantes, la vue d’un palmier l’entraînait vers des pays
lointains » ; « Quelquefois, il s’arrêtait au Louvre devant de vieux
tableaux ; et son amour l’embrassant jusque dans les siècles disparus,
il la substituait aux personnages de peinture »).

Les prostituées qu’il rencontrait aux feux du gaz, les


cantatrices poussant leurs roulades, les écuyères sur leurs chevaux
au galop, les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre, toutes
lui rappelaient celle-là, par des similitudes ou par des contrastes
violents. Il regardait, le long des boutiques, les cachemires, les
dentelles et les pendeloques de pierreries, en les imaginant drapés
autour de ses reins, cousues à son corsage, faisant des feux dans sa
chevelure noire. […] dans la montre des cordonniers, les petites
pantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre son
pied. […]

Le deuxième passage, antithétique par rapport au premier,


est l’épisode de la vente aux enchères9 des biens des Arnoux qui
réunit « les trois femmes » de Frédéric : Mme Arnoux à travers ses
vêtements mis en vente qui deviennent des « reliques »,
Mme Dambreuse qui a poussé Frédéric à entrer dans cet hôtel des
commissaires-priseurs et qui prend un malin plaisir à acheter le petit
coffret de Mme Arnoux, et Rosanette qui, « en gilet de satin blanc à
boutons de perles, avec une robe à falbalas, étroitement gantée, l’air
vainqueur » vient pour « voir » sa rivale.

Quand Frédéric entra, les jupons, les fichus, les mouchoirs et


jusqu’aux chemises étaient passés de main en main,
retournés ; quelquefois, on les jetait de loin, et des blancheurs
traversaient l’air tout à coup. Ensuite on vendit ses robes, puis un
de ses chapeaux dont la plume cassée retombait, puis ses
fourrures, puis trois paires de bottines ; – et le partage de ces
reliques, où il retrouvait confusément les formes de ses membres,
lui semblait une atrocité, comme s’il avait vu des corbeaux
déchiquetant son cadavre.

On ne peut mieux exprimer la symbolique du vêtement. La


fin de la première partie de À l’ombre des jeunes filles en fleurs fait

9. ES, p. 493-494.
« Les femmes » du narrateur 173

s’entrecroiser deux sujets, les méandres de la rupture du héros avec


Gilberte et l’évolution des toilettes de Mme Swann qui a notamment
abandonné l’orientalisme pour le style du XVIIIe siècle : « Maintenant
c’était plus rarement dans des robes de chambre japonaises qu’Odette
recevait ses intimes, mais plutôt dans les soies claires et mousseuses
de peignoirs Watteau ». Comme l’explique Pierre-Louis Rey10,
Mme Swann suit l’évolution de la mode des années 1890-1910 mais
elle incarne aussi l’« évolution des arts nobles ».

Si Mme Swann, avec toutes les pierreries qu’elle porte sur


certaines de ses toilettes, semble être une héritière des poètes
parnassiens et des peintres symbolistes, elle devient, dans les dernières
pages de « Autour de Mme Swann », à la fois une réplique de
Mme Arnoux et un sujet de tableau impressionniste. Elle est, cette
fois-ci, entièrement perçue par le regard du narrateur qui, séparé de
Gilberte, peut admirer amoureusement une figure maternelle comme le
fait Frédéric, d’autant plus qu’il s’agit de la mère de la jeune fille qu’il
a aimée et qu’il aime encore. Le portrait de Mme Swann est alors
dressé « en extérieur », avec pour toile de fond l’avenue du Bois, alors
que la rencontre amoureuse avec Swann s’était déroulée en milieu
clos, à l’intérieur d’une voiture. Dans les dernières pages de « Noms
de pays : le nom11 », a été intégré, nous l’avons dit, le portrait qui
devait clore « Autour de Mme Swann ». Ce portrait rétrospectif met en
valeur deux éléments : le chapeau de Mme Swann, et plus
particulièrement sa « capote mauve » qui rappelle la capote rose de
Gilberte dans un avant-texte de « Combray », et le bouquet de
violettes « qui s’écrasait à son corsage », en traduisant « l’atmo-
sphère » de cette femme. Quelques pages auparavant (p. 563), Mme
Swann avait été décrite avec « à la main une ombrelle mauve ». Sur la
dactylographie (N. a. fr. 16735, f° 166), il est précisé : « ombrelle
mauve qu’elle ouvrait ronde et gonflée comme une voile ». Or, cette
image de la voile, nous l’avons déjà signalée comme étant attribuée à

10. Pléiade I, p. 1323 : « […] ainsi le japonisme a-t-il influencé une


génération de peintres avant de céder la place à d’autres influences ; les
fleurs qui décorent les salons inspirent aussi des artistes décadents, et le
mauve, favorisé par Odette, compte parmi les nuances préférées des
impressionnistes. »
11. DCS, p. 571-572.
174 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Gilberte dans l’avant-texte de sa rencontre avec le héros-narrateur.


Dans cette même dactylographie (f° 167), « Madame Swann [a] moins
un chapeau qu’une couronne de violettes sur ses cheveux blonds d’où
se détachait une mêche (sic) grise, et sur laquelle descendaient de
longs voiles » ; cette couronne de violettes décrit aussi, méta-
phoriquement, les cheveux crespelés d’Albertine. Les traits des
personnages proustiens sont décidément bien interchangeables.

3. Mme Swann, avenue du Bois : un portrait flaubertien

Le portrait de Mme Swann est repris et retravaillé pour


figurer à la fin d’« Autour de Mme Swann » :

Tout d’un coup, sur le sable de l’allée, tardive, alentie et luxuriante


comme la plus belle fleur et qui ne s’ouvrirait qu’à midi,
Mme Swann apparaissait, épanouissant autour d’elle une toilette
toujours différente mais que je me rappelle […] une toilette
champêtre. (p. 323-325)

Dès la première phrase, nous nous sentons immergés dans


une atmosphère flaubertienne, par le rythme d’abord qui produit le
même effet d’attente et de solennité que le célèbre premier paragraphe
de Salammbô, « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les
jardins d’Hamilcar. » La construction ternaire de la première phrase
du roman de Flaubert se trouve transposée dans l’accumulation des
trois adjectifs dont l’un, « alentie » – particulièrement suggestif –,
semble être une création proustienne.

Mais c’est évidemment à « l’apparition » de Mme Arnoux,


au début de L’Éducation sentimentale, que fait penser ce passage. Le
caractère brutal et magique de l’irruption du personnage féminin dans
le champ de vision du héros est souligné, dans le texte de Flaubert, par
la courte phrase : « Ce fut comme une apparition : » qui introduit une
rupture dans le déroulement de la narration ; dans le texte proustien,
par le « tout d’un coup » que Proust réserve aux grands moments,
notamment aux expériences de résurrection du passé. L’idée même
d’« apparition » est illustrée à trois reprises au cours de cette
description : « Mme Swann apparaissait », « l’apparition d’un être »
« Les femmes » du narrateur 175

(le terme est un ajout à l’intérieur d’une addition interlinéaire sur la


dactylographie, N. a. fr. 16735, f° 161), « à cause de l’heure tardive
de son apparition » ; la fascination exercée par le regard de
Mme Arnoux (« dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux »)
est égalée par l’intensité du regard de Mme Swann (« cette femme qui
seule avait de l’intensité dans les yeux »). Dans les deux cas, le héros
est séduit par la toilette de la femme admirée : « Sa robe de
mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis
nombreux » ; « Mme Swann apparaissait, épanouissant autour d’elle
une toilette surtout mauve ». À propos de la couleur « mauve », ce qui
provoque le premier échange de paroles entre Mme Arnoux et
Frédéric, c’est précisément le châle « à bandes violettes » qui glisse et
que Frédéric rattrape avant qu’il ne tombe à l’eau.

Sur le manuscrit (N. a. fr. 16703, fos 207-208-209) dont la


seconde page a disparu et qui correspond aux dernières pages de
« Proust 21 », ce rythme si particulier sur lequel s’ouvre le portrait de
Mme Swann est un ajout fait en deux temps (« sur le sable de l’allée »
puis « tardive, alentie, luxuriante ») qui permet de retarder
« l’apparition » du personnage, l’enveloppant ainsi de noblesse et de
mystère. La couleur de la robe est l’objet de nombreuses ratures : le
narrateur se la rappelle « surtout blanche », puis « mauve » et enfin
« surtout mauve ». Sur la dactylographie (N. a. fr. 16735, f° 162), les
nœuds du corsage, prennent aussi, grâce à une addition, cette couleur
mauve qu’ils perdront dans le texte définitif.

N. a. fr. 16703, f° 207 (page 18)

Tout à coup comme une belle de jour < sur le sable de l’allée,
comme tardive, alentie et luxuriante comme > la plus belle fleur
qui ne s’ouvre qu’à midi, de différentes couleurs selon les jours
mais que je me rappelle surtout blanche Madame Swann
apparaissait de différentes couleurs selon les jours dans une toil
épanouissait autour d’elle une toilette de différentes couleurs selon
les jours mais que je me rappelle surtout blanche ou < surtout >
mauve et hissait au-dessus d’un long pédoncule < et hissait > < et
déployait > sur un long pédoncule quand et une fois qu’elle était
complète dans le < au > moment de sa plus complète irradiation
hissait sur un long pédoncule le pavillon de soie d’une < large >
176 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

ombrelle d’une même nuance que l’effeuillaison des pétales de sa


robe. Toute une suite l’environnait, Gilberte, Swann, […]

Les deux femmes ont une ombrelle, décrite très sobrement par
Flaubert mais qui devient, chez Proust, le sujet d’une longue
métaphore filée s’intégrant dans la métaphore de la femme-fleur sur
laquelle se construit tout le portrait. Elle a été l’objet de nombreuses
hésitations sur le manuscrit.

[…] puis elle hissait et déployait sur un long pédoncule, au


moment de sa plus complète irradiation, le pavillon de soie d’une
large ombrelle de la même nuance que l’effeuillaison des pétales
de sa robe.

Dernier attribut directement emprunté à Flaubert : le chapeau


de paille : « Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans
roses qui palpitaient au vent, derrière elle. » (Flaubert) ; « les fleurs de
son flexible chapeau de paille, les petits rubans de sa robe » (Proust),
les rubans étant passés du chapeau à la robe. Or, dans les portraits
précédents, Mme Swann portait différents types de « chapeaux », de la
mantille au « petit toquet agrémenté d’une aile de lophophore », en
passant par le bandeau de fleurs mais jamais de chapeau de paille.

N. a. fr. 16703, f° 208 (page 20)

flexible chapeau de paille, les petits rubans de sa robe me


semblaient naître plus naturellement du mois de mai que les fleurs
des jardins < et > des bois. Et puis ces rites eux-mêmes s’ils
étaient souverains < et même Madame Swann et même Madame
Swann > mettaient leur gloire à obéir, et même Madame Swann au
sol avec une condescendance charmante
[ajout marginal]
qui honore celui qui sait qu’il doit s’incliner et avait revêtu à cause
de lui une étoffe plus légère < plus simple >, moins brillante, plus
claire, plus légère, portait un col et ses manches étaient plus
ouvertes sur son cou et ses poignets moites […] une toilette
champêtre.
Je la saluais, elle m’arrêtait en souriant. Elle ouvrait son ombrelle
sous laquelle nous causions comme sous une grappe dans sous un
berceau de glycines qui eussent versé sur son visage et sa toilette
« Les femmes » du narrateur 177

< l’onde > de cette lumière à travers laquelle < elle était reconnue
par > des cavaliers qui passaient au galop […]

Si nous ajoutons les expressions « tendres couleurs », « flotter


légèrement » utilisés pour qualifier le mouvement de la jupe, la
couleur mauve de l’ombrelle, l’« étoffe plus claire, plus légère », nous
baignons dans une atmosphère impressionniste, particulièrement celle
des tableaux de Monet, « Femme à l’ombrelle ». La page manuscrite
que nous venons de citer fait apparaître le développement sur l’étoffe
de la robe comme un ajout marginal, à l’intérieur duquel le choix des
adjectifs « claire », « légère » ne s’est fait que progressivement. La
comparaison entre l’ombrelle et le berceau de glycines – qui n’était
d’abord qu’une « grappe » (serait-ce le souvenir des fleurs en grappes
violettes ? ) – prenait place à l’intérieur de ce passage alors qu’elle
sera déplacée à la fin de l’épisode, devenant la clausule de cette
Première Partie de À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Dans un état
intermédiaire, celui de la dactylographie (N. a. fr. 16735, f° 162), la
description de l’ombrelle avait déjà été valorisée par l’ajout marginal
d’une comparaison avec le ciel :

< et pour connaître le trouble nouveau de la saison, je ne levais pas


les yeux plus haut que son ombrelle, ouverte et tendue comme un
autre ciel plus proche, rond, clément, mobile et bleu >

De même que chez Flaubert ce portrait idéalisé de


Mme Arnoux fait ressortir le caractère prosaïque de M. Arnoux, chez
Proust la « noire ou grise agglomération obéissante, [des hommes]
exécutant les mouvements presque mécaniques d’un cadre inerte
autour d’Odette » forme contraste avec cet être aux tendres couleurs et
« d’une espèce différente ». Dans la suite du texte, Frédéric, toujours
aussi fasciné par celle qu’il vient de découvrir, entend le léger bruit
que fait le « médaillon de lapis-lazuli attaché par une chaînette d’or à
son poignet » qui « de temps à autre sonnait contre son assiette ».
Mme Arnoux a, alors, un point commun avec Mme Swann lorsqu’elle
est couverte de pierreries… et le bruit de la chaînette contre l’assiette
annonce le bruit de la cuiller contre l’assiette, du Temps retrouvé.

Nous découvrons, dans la suite du texte, que le narrateur


voue un véritable culte à la toilette féminine qu’il rapproche, au
moyen de comparaisons, des arts les plus élevés, ravi d’en pénétrer
178 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

l’intimité en découvrant « dans la chemisette mille détails d’exécution


qui avaient eu grande chance de rester inaperçus comme ces parties
d’orchestre auxquelles le compositeur a donné tous ses soins, bien
qu’elles ne doivent jamais arriver aux oreilles du public » puis « une
bande d’une teinte délicieuse, une satinette mauve habituellement
cachée aux yeux de tous, mais aussi délicatement travaillées que les
parties extérieures, comme ces sculptures gothiques d’une
cathédrale […] ». Une réflexion qui se trouve sur le folio 159 de la
dactylographie (N. a. fr. 16732) nous éclaire sur le lien fondamental
que le narrateur établit entre les femmes et l’esthétique, ce qu’il
appelle le « Beau ». Spontanément, les trois éléments à travers
lesquels se définit, pour le narrateur, cette féminité sont précisément la
robe, le chapeau et l’ombrelle, autrement dit les éléments qui sont
dépeints avec le plus de précision dans le portrait de Mme Swann et
dans celui de Mme Arnoux. Le premier est associé au terme
« apparition » et le troisième à la caractéristique de la « couleur ».

Pensant que le b Beau était quelque chose qu’elles possédaient


seules, et dont elles avaient la connaissance, le pouvoir et le choix,
j’attendais comme une révélation l’apparition de leur robe
< toilette >, la forme de leur chapeau, < attelage > la couleur de
leur ombrelle.

Nous avons pu, à travers cette étude, mesurer l’évolution du


personnage d’Odette, non pas dans son statut social mais dans sa
représentation physique : à la fois, transformation du personnage, qui
de cocotte est devenue femme idéalisée, et permanence dans son
rapprochement avec l’art pictural. Swann, lorsqu’il fit sa
connaissance, fut frappé par sa ressemblance avec la Zéphora de la
fresque de la chapelle Sixtine. Le narrateur signalait alors que
« Swann avait toujours eu ce goût particulier d’aimer à retrouver dans
la peinture des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la
réalité qui nous entoure, mais […] les traits individuels des visages
que nous connaissons ». L’auteur, lui, donne à ses personnages, les
traits des personnages de certaines œuvres littéraires, selon un
processus d’admiration et de profanation (faisant paradoxalement de
Mme Arnoux le modèle de Mme Swann), ou picturales. La plupart des
corrections sur le manuscrit et sur la dactylographie sont des ajouts
« Les femmes » du narrateur 179

qui amplifient le rapprochement avec Flaubert et qui accentuent la


poétisation.
Aux tableaux de Monet « Femme à l’ombrelle », il faudrait
ajouter « Symphonie en blanc » de Whistler puisque, dans la page
précédant le texte cité, le narrateur suppose que les boules de neige
qu’il voit chez Mme Swann « à côté des névés du manchon que tenait
[celle-ci] » ont pour but de faire « symphonie en blanc majeur » avec
l’ameublement et avec la toilette de la maîtresse de maison. Très
subtilement, l’auteur – c’est la marque de sa fantaisie et de sa façon de
jouer avec son lecteur – fait tout pour que nous sachions qu’il fait
allusion au tableau de Whistler et, en même temps, il précise, dans sa
longue parenthèse explicative, que Mme Swann a procédé ainsi sur les
conseils de Bergotte. Bergotte est donc devenu conseiller en matière
d’esthétique ; l’auteur suit son exemple, dans la page suivante : il fait
du portrait de Mme Swann un tableau impressionniste, « en passant »
par Flaubert. Littérature et peinture sont décidément bien proches dans
l’esprit de Proust, surtout lorsqu’il compose À l’ombre des jeunes
filles en fleurs ; il est vrai qu’il a mis longtemps à différencier, dans
son œuvre, le personnage du peintre et celui de l’écrivain.
Page laissée blanche intentionnellement
Troisième Partie

MOTIFS POÉTIQUES
Page laissée blanche intentionnellement
LE COQUELICOT DE COMBRAY

1. Ses antécédents flaubertiens et proustiens

Flaubert a parsemé son œuvre de coquelicots1. Ainsi, dans


L’Éducation sentimentale, Louise, lors de ses promenades avec
Frédéric, « cueillait des coquelicots au bord des blés » (p. 149). Dans
Par les champs et par les grèves (p. 296), nous retiendrons l’exemple
du chapitre IX car il réunit « mer » et « terre » comme le fera Proust :

De la plate-forme de l’une des tours (les autres ont des toits


pointus) on découvre la mer au bout d’un champ, entre deux
collines basses couvertes par des bois. […]
[…] Les coquelicots éclataient dans les blés ; […] des orties, des
églantiers, […] des digitales pourprées […] montraient leurs
feuillages divers […].

Chez Proust, le coquelicot constitue aussi un leitmotiv ; mais


« le coquelicot de Combray » se singularise par un double processus
de métaphorisation et de différenciation par rapport à d’autres fleurs,
les aubépines notamment. Par « le coquelicot de Combray », nous
désignons celui que le narrateur poursuit lors de sa rencontre avec les
aubépines, dans le petit chemin, du « côté de chez Swann » (p. 247) :

[…] Je me détournais d’elles un moment, pour les aborder ensuite


avec des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque sur le talus
qui, derrière la haie, montait en pente raide vers les champs,
quelque coquelicot perdu, quelques bluets restés paresseusement

1. Geneviève Bollème en a relevé les occurrences dans La Leçon de


Flaubert, p. 117.
184 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

en arrière, qui le décoraient ça et là de leurs fleurs comme la


bordure d’une tapisserie où apparaît clairsemé le motif agreste qui
triomphera sur le panneau ; rares encore, espacés comme les
maisons isolées qui annoncent déjà l’approche d’un village, ils
m’annonçaient l’immense étendue où déferlent les blés, où
moutonnent les nuages, et la vue d’un seul coquelicot hissant au
bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-
dessus de sa bouée graisseuse et noire, me faisait battre le cœur,
comme au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première
barque échouée que répare un calfat, et s’écrie, avant de l’avoir
encore vue : « La Mer ! »
Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces
chefs-d’œuvre […]

L’importance des aubépines dans l’œuvre proustienne a fait


que ce coquelicot est passé inaperçu. Et, pourtant, il a son importance
à la fois dans l’épisode présent, puisqu’il représente une diversion
nécessaire à la conquête des aubépines, et dans l’œuvre entière de
Proust où il apparaît sous différentes formes. Dans « Les Regrets,
rêveries couleur du temps2 », il est le sujet, en tant que pavot, de
l’épigraphe du fragment XIX « Vent de mer à la campagne » :

Je t’apporterai un jeune pavot, aux pétales de pourpre.


Théocrite, Le Cyclope.

et clôt le premier paragraphe :

[…] Les plumes tremblent à mon chapeau, le pavot s’effeuille à


ma boutonnière, rentrons promptement.
La maison crie sous le vent comme un bateau, on entend
d’invisibles voiles s’enfler, d’invisibles drapeaux claquer dehors.

Marie Miguet-Ollagnier qui, dans son article « Sur quelques


vers de Théocrite3 », analyse la traduction proposée par le jeune
Marcel Proust en la comparant à celle de Leconte de Lisle et en suit
l’évolution, remarque que, dans « Vent de mer à la campagne »,
Proust « tronque la citation : l’épigraphe supprime le don du lys blanc
et croit plus élégant de remplacer l’épithète “rouge” par son

2. JS, Les Plaisirs et les Jours, p. 131-132.


3. BMP n° 43, 1993, p. 92-102.
Motifs poétiques 185

synonyme néo-classique “pourpre” ». Marie Miguet-Ollagnier


explique cette transformation par le contenu du texte qui suit : « un
vers qui annonce un don de fleurs, gage d’amour, introduit un texte où
s’exprime le regret d’un amour impossible ». Pour notre part, nous
retiendrons de ce texte l’analogie qu’il établit entre terre et mer : « Ce
pêle-mêle de vent et de lumière fait ressembler ce coin de la
Champagne à un paysage de mer. » Du haut du talus qu’il gravit, le
héros aperçoit la mer « blanche de soleil et d’écume ». Comme plus
tard dans « Le port de Carquethuit » d’Elstir, les éléments terrestres se
transforment en éléments marins : la maison devient bateau et les
invisibles drapeaux d’invisibles voiles. Il est évident que Proust se
souvient de ce texte lorsqu’il écrit le passage de « Combray » que
nous commentons. Or, ce texte présente plusieurs points communs
avec ceux de Flaubert : la présence du référent terrestre et du référent
marin comme dans Par les champs et par les grèves, la couleur
pourpre (que Proust substitue au « rouge » de Leconte de Lisle) et une
première phrase dont la juxtaposition des trois premiers éléments qui
sont trois compléments circonstanciels de lieu, « Au jardin, dans le
petit bois, à travers la campagne » rappelle l’ouverture de
Salammbô : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les
jardins d’Hamilcar4. » Ce rythme ternaire par asyndète se retrouve
d’ailleurs dans la phrase qui clôt ce premier paragraphe et qui inclut
précisément la référence au pavot : « Les plumes tremblent à mon
chapeau, le pavot s’effeuille à ma boutonnière, rentrons
promptement. »
Dans Jean Santeuil (« À Illiers », [Promenade d’après-midi,
5
en juin] ), il n’est plus question du pavot emprunté à Théocrite et qui,
fleur coupée, avait une valeur symbolique, celle d’une déclaration
d’amour ou d’un amour impossible, mais du coquelicot (qui faut-il le
rappeler, est un petit pavot sauvage) qui pousse dans les champs.

[…] Mais çà et là, au revers des talus, dans les champs, tout à coup
un coquelicot né de la chaleur de l’été, hôte de ses herbes touffues

4. Nous pourrions ajouter un autre élément très souvent cité par Flaubert,
comme nous le verrons ultérieurement, le paon qui apparaît aussi au sein
d’une énumération ternaire : « Les arbres, les linges qui sèchent, la queue du
paon qui roue découpent dans l’air transparent des ombres bleues […] ».
5. La Pléiade, p. 300-301.
186 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

et de son ombre lumineuse, dressait sur le cordon tendu de sa


mince tige verte sa fleur éclatante et simple comme un seul vaste
pétale rouge. Tel il s’élevait, tout seul sur la pente du talus au
milieu des herbes, et par moment le vent courbait, faisait trembler
à l’ombre sa flamme rouge […] il ne cessait de briller merveil-
leusement dans la pourpre magnifique, […] donnant au rare
passant qui aperçoit son pavillon rouge et élancé le plaisir d’une
découverte […].

Du pavot de « Vent de mer à la campagne » il n’a gardé que


la couleur « pourpre ». Il annonce beaucoup plus le coquelicot de
Combray : par le fait qu’il est seul, par sa description très précise et
valorisante qui laisse percevoir une tendresse admirative de la part de
celui qui le décrit, par l’importance accordée au « cordon de sa mince
tige » et à son pétale qui devient « flamme » et « pavillon », deux
termes qui rappellent à la fois les drapeaux de « Vent de mer à la
campagne » et le champ sémantique de la mer à travers la référence
aux bateaux. Et surtout apparaît l’idée essentielle du plaisir d’une
découverte.

Nous avons retrouvé, dans le touffu manuscrit de Jean


Santeuil (N. a. fr. 16615), deux passages où l’on voit se construire
cette description du coquelicot, celui que nous venons de citer et celui
de l’épisode « Les Réveillon6 », où le coquelicot apparaît au milieu
d’un ensemble de fleurs et d’arbres (trèfles, pommiers, aubépines
entre autres), solitaire et « tremblant au vent en haut de sa tige verte
comme une flamme rouge en haut d’un mât » :

f° 109

Mais ça et là au revers des talus dans les champs tout à coup des
< un > coquelicots nés de la chaleur lumineuse < de l’été >, de
l’ombre et hôtes de ses herbes touffues et de son ombre délicieuse
lumineuse, dressaient les uns auprès des autres leurs pétales
éclatants et simples sur le cordon tendu de sa < mince > tige verte,
ses fleurs et pétales sa fleur éclatante et simple comme un seul
< vaste > pétale rouge. Tel il s’élevait tout seul sur la pente du
talus au milieu des herbes, et par moments le vent faisait bou

6. JS, p. 461.
Motifs poétiques 187

< courbait > faisait < à l’ombre > trembler sans l’arracher sa
flamme rouge assez légère pour qu’il pût jouer avec elle […]

f° 260

toutes les créatures du coq l’aile rouge des le coquelicots (sic)


< tremblant au vent en haut de sa tige verte comme > volant
attachée < une voile flamme rouge en haut d’un mât sans quitter
terre > au milieu des avoines déjà blanches, […]

Dans le premier texte, se manifeste déjà le passage du pluriel


au singulier qui va être la marque spécifique du coquelicot par rapport
aux autres fleurs. La description se précise par l’antéposition
d’adjectifs < mince >, < vaste >, par une hésitation sur le verbe qui va
traduire le mouvement du coquelicot, par l’importance accordée à la
lumière. Dans la deuxième version, le coquelicot, seul mot à être
l’objet d’ajouts interlinéaires sur la page, apparaît à l’intérieur d’une
insertion qui interrompt le phénomène de généralisation amorcé et
suscite une expansion de l’énumération des différentes catégories de
fleurs. Une recherche est menée sur la métaphore à utiliser pour
désigner le pétale : « aile » puis « voile » et enfin « flamme » qui
devient, avec le « mât », l’objet d’une métaphore filée.

L’association de la fleur et du pavillon accroché au mât est


une image récurrente dans l’œuvre proustienne : dans le fragment [La
lanterne magique7], elle est appliquée au rosier bengale qui décore
l’autel du mois de Marie.

Et rien n’était plus beau […] qu’un grand rosier bengale, portant
non des roses à mi-hauteur de sa tige comme des flammes hissées
le long d’un mât, mais une seule rose épanouie et pourprée, coupe
de sang éclatant et sombre, d’où ne cessaient de s’échapper, légers
et violets, invisibles et onctueux, tous les parfums d’Asie.

La fin de cette phrase qui établit des correspondances entre


les différentes indications sensorielles, la vue, l’odorat, le toucher, en
mettant en valeur l’exotisme des parfums, s’inspire évidemment de la
poétique baudelairienne. Raymonde Debray-Genette, dans son étude

7. JS, p. 321.
188 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

sur les aubépines8, commentant « Vent de mer à la campagne », fait


remarquer que l’épigraphe de la troisième partie de la « Confession
d’une jeune fille » est constituée de deux vers de Baudelaire qui
mettent aussi en valeur le vent, « le vent de la concupiscence » et le
drapeau qui est ici associé à la chair : « Et le vent furibond de la
concupiscence / Fait claquer votre chair ainsi qu’un vieux drapeau. »
(Les Fleurs du mal, « Delphine et Hippolyte »). Elle souligne
également la connotation sexuelle du coquelicot. Nous montrerons
comment les manuscrits confirment cette interprétation.

2. Ses métamorphoses dans l’avant-texte de la Recherche

Cahier 12 (N. a. fr. 16652)


f° 37 r°

Tel était le côté de Guermantes. Du Le côté de Méséglise, tout en


champs élevés au dessus de la ville et étendus à l’infini a fait pour
fait < à jamais > pour moi de la fleur du pommier, de l’aubépine,
des bleuets, des coquelicots, de la fleur de pommier, de l’aubépine,
quelque chose de bien différent des fleurs qu’on admire < une
femme du monde ou un dilettante > prétend aimer, < et > on
< ils > caractériseront d’un mot heureux la couleur singulière ou le
parfum ; mais une réalité qui s’impose à moi avec un < tant de >
charme si que la vue de la petite < flamme > de toile rouge d’un
coquelicot < hissée au bout de son cordage vert et claquant >
battant au vent sur un talus élevé < contre sa petite bouée noire de
graissage > me fait battre le cœur

f° 100 v°

Je suivais en arrière cueillant sur le talus quelques, quelques


bleuets < quelque coquelicot solitaire > < isolé > bleuets,
coquelicot

bleuet < quelque coquelic isolé >


les fleurs qui font battre le cœur et annoncent l’immense étendue
de la plaine prochaine où déferlent les blés, comme les premiers

8. Recherche de Proust, « Thème, figure, épisode : genèse des aubépines »,


p. 110.
Motifs poétiques 189

souffles d’un vent marin, les premières visions de mer, les


premiers bateaux à sec, cette première échappée par l’ouverture
d’une colline sur l’océan qui disait ce premier étincellement de
flots aperçu un monde dans l’étroite déchirure d’une colline, qui
disait : l’Océan est tout près.

Cahier 11 (N. a. fr. 16651)


f° 27

Parfois l’exaltation < que me donnait la solitude > la beauté des


champs, du ciel < et > des haies une autre s’ajoutait causée par le
désir besoin d’une femme que j’aurais voulu voir apparaître voir
venir à moi et se coucher avec moi dans l’herbe […] Comme je
voulais respirer < j’aurais voulu respirer > les fleurs des pommiers
et des aubépines […]

[…] tandis que dans < l’ivresse de la nature > je pensais au


bonheur que j’aurais à voir les aubépines tant de fleurs que je ne
connaissais pas, à visiter tant d’églises, à lire tant de livres, mon
désir n’était que comme une brise indistincte puissante et propice
qui enflait une voile et qui me poussait plus fort vers eux.

f° 26 v°

femme < paysanne >


Je faisais un mérite de plus au rayon de soleil, aux champs, < au
toit de tuile, aux herbes folles, dans l’eau > au coquelicot claquant
au vent, au livre que je lirai < pourrai lire > en rentrant, au joli
village de Troussinville où j’aurais voulu aller, aux < à toutes les >
cathédrales de France, ce désir plaisir

et qui soufflait en moi indistinct ne faisait qu’enfler une voile et


me porter avec plus de joie vers le rayon de soleil, le coquelicot, le
livre, le village, < les cathédrales > comme une brise inconnue,
puissante et propice

Cahier 68 (N. a. fr. 18318)


f° 18 v°
Ce texte fait suite à la description des aubépines. Le paragraphe ajouté
sur ce verso se termine par :
190 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Alors je les quittais un moment, je poursuivais quelque coquelicot


perdu,

f° 19

Par moments je poursuivais jusque sur le talus qui derrière la haie


montait en pente raide vers les champs, < je poursuivais > quelque
coquelicot perdu, quelques bleuets restés paresseusement en
arrière, motif champêtre décorant la jusque sur le talus qui derrière
la haie montait en pente raide vers les champs et où qu’ils
décoraient çà et là comme la bordure d’une tapisserie de motif
champêtre < agreste > qui triomphera à foison sur la lice espacés
rares encore, espacés, comme les maisons distinctes qui annoncent
l’approche du village ils me faisaient battre le cœur, ils étaient
< ils > m’annonçait toute prochaine l’immense étendue où
déferlent les blés, où moutonnent les nuages ; et comme celui qui
approche de l’océan qu’il n’a pas encore vu, la vue d’un bateau
qu’on répare la vue d’un bateau échoué sur le sol qu’on répare le
sol et la vue d’un seul coquelicot battant faisant < au dessus de sa
bouée noire et grasse > cingler au vent sa flamme rouge me faisait
battre le cœur comme à celui < un voyageur > qui en voyant
apercevant sur une terre plate une première barque échouée que
répare un calfat s’écrie avant de l’avoir encore vue : « la mer » !

3. Sa symbolique

Le nombre de versions de cette description dans les


manuscrits de « Combray » est impressionnant. Dans le Cahier 12, le
coquelicot apparaît déjà dans le cadre d’une différenciation des deux
côtés bien que soient encore cités les pommiers qui rappellent la
Normandie. Le changement principal par rapport aux textes
précédents réside dans la présence du « je » qui réagit face au
coquelicot. Il est encore passif, en proie à l’émotion : « une réalité qui
s’impose à moi », « me fait battre le cœur » mais quelque chose s’est
produit entre lui et la fleur. Parallèlement, se développe le champ
sémantique de la séduction : « admire », « charme » à l’intérieur
duquel se glisse une curieuse allusion à « une femme du monde ». Le
terme même de « toile », qui est utilisé à l’intérieur de l’image de la
flamme qui désigne le pétale, évoque aussi l’idée du vêtement, le
vêtement féminin en particulier, à cause de la couleur rouge. On est
Motifs poétiques 191

même tenté de faire un rapprochement avec un passage de Par les


champs et par les grèves (p. 124), bien que la lecture de ce passage
par Proust ne soit pas certaine à l’époque où celui-ci rédige le
Cahier 12.

Nous allions dans l’herbe, tête baissée et devisant sur je ne sais


quoi, quand un frôlement nous a fait lever les yeux et nous avons
vu une femme s’avancer par le sentier qui descendait, nu-pieds,
nu-jambes, sans fichu, son grand bonnet remuant, sa jupe claquant
au vent, une main sur la hanche et de l’autre retenant une énorme
gerbe de foin qu’elle portait sur la tête ; elle marchait avec des
torsions de taille, hardie et belle, dans son corsage rouge. Elle a
passé près de nous. Son souffle était large et fort et la sueur coulait
en filets sur la peau brune de ses bras ronds.

Outre le corsage rouge qui peut être rapproché de « la petite


flamme de toile rouge » du coquelicot, la jupe de la femme claque au
vent comme la fleur et ce vent est, autant que celui de Baudelaire, le
vent de la concupiscence. La paysanne bretonne qui apparaît au milieu
des herbes, si séduisante, si érotique dans sa démarche et qui ne peut
susciter que le désir se serait-elle métamorphosée en coquelicot ?

Notons enfin que, sur ce folio 37 du Cahier 12, le champ


sémantique de la mer appliqué, par comparaison, au coquelicot
s’accroît par l’introduction du « cordage » qui vient se substituer à la
tige et de la « petite bouée noire de graissage ». Cette dernière
notation renvoie à un détail qui constitue un leitmotiv dans l’œuvre de
Flaubert. Dans l’avant-dernier chapitre de Par les champs et par les
grèves (p. 333), après la visite à Combourg, les deux voyageurs se
retrouvent sur la grève où « les barques vides, échouées dans toutes les
postures du monde, avaient leurs filets suspendus qui séchaient au
haut des mâts » et où « sur le bois des canots le goudron suintait en
gouttelettes noires ». Dans Madame Bovary, Emma et Léon, alors
qu’ils se retrouvent à Rouen, vont dîner dans une île et la vue qui
s’offre à eux est décrite de la façon suivante (Troisième partie, début
du chapitre III) :

C’était l’heure où l’on entend, au bord des chantiers, retentir le


maillet des calfats contre la coque des vaisseaux. La fumée du
goudron s’échappait d’entre les arbres, et l’on voyait sur la rivière
192 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

de larges gouttes grasses, ondulant inégalement sous la couleur


pourpre du soleil, comme des plaques de bronze florentin, qui
flottaient.

Nous avons cité, au début de cette étude, un passage de


L’Éducation sentimentale, où Louise, lors de ses promenades avec
Frédéric, cueille des coquelicots. Il s’agissait alors de leur première
relation d’amitié. Lorsque Frédéric, après ses déboires amoureux à
Paris, revient à Nogent avec l’idée d’épouser Louise, ils se promènent
à nouveau sur les bords de la Seine, où abondent les fleurs que nous
retrouvons transposées dans « Combray » :

Des touffes de roseaux et des joncs la bordent inégalement ; toutes


sortes de plantes venues là s’épanouissaient en boutons d’or,
laissaient pendre des grappes jaunes, dressaient des quenouilles de
fleurs amarantes, faisaient au hasard des fusées vertes. Dans une
anse du rivage, des nymphéas s’étalaient ; […]

Deux pages plus loin, la description se complète par


l’évocation des effets du vent :

[…] – et le vent chaud qui arrivait des plaines leur apportait par
bouffées des senteurs de lavande, avec le parfum du goudron
s’échappant d’une barque, derrière l’écluse.

C’est dans la phrase suivante que se manifeste la


comparaison entre l’eau et la gaze d’argent que nous avons déjà
commentée dans « Proust lecteur de Par les champs et par les
grèves9 ».

Enfin, dans Un cœur simple, à propos de la plage de


Trouville (p. 27-28), il est également fait allusion au goudron et à ces
calfats qui interviennent dans le texte proustien à partir du Cahier 68 :

Au loin, les marteaux des calfats tamponnaient des carènes, et une


brise lourde apportait la senteur du goudron. Le principal
divertissement était le retour des barques. […]

9. Première Partie, chapitre III.


Motifs poétiques 193

Proust semble donc rassembler et combiner différents


éléments, notamment différentes sensations, empruntées aux deux
univers, le terrestre et le marin, qu’il fait d’abord fusionner à travers sa
description du coquelicot.
Ce n’est en effet que sur le verso du folio 100 de ce même
Cahier 12, donc sous forme d’ajouts, que le descriptif devient
narratif : le héros qui jusqu’alors n’était qu’un « contemplateur » ému
devient actif en « cueillant bleuets et coquelicot ». Parallèlement, la
nature se dynamise, – elle est même dotée de la parole – et revêt un
caractère général : les fleurs, les blés, un vent marin, les bateaux
permettent d’expliciter l’expérience unique vécue par le héros.

Pour ce qui est du Cahier 11, nous ferons deux


constatations : d’une part, l’association confirmée entre nature et
érotisme, la beauté de la nature faisant naître le désir ; d’autre part, le
fait que le coquelicot dans son unicité est pour le narrateur
l’équivalent d’un « livre », d’un « village », des « cathédrales »,
autrement dit des motifs fondamentaux pour le futur écrivain. Le
coquelicot devient progressivement l’élu puisque, dans un premier
temps, il s’intégrait dans une énumération qui comprenait le rayon de
soleil, les champs, le toit de tuile, les herbes folles dont ne sont
retenus ensuite que le rayon de soleil et le coquelicot et finalement
que ce dernier. Notons que l’exemple des cathédrales est un
ajout : aurait-il été inspiré par Ruskin ou par Monet ?

Le Cahier 68 qui rassemble différents fragments destinés à


« Combray » présente une version très proche de la version définitive.
S’affirme alors l’idée d’une quête exprimée à travers le verbe « je
poursuivais » qui ouvre cette unité narrative. Un effet de suspense est
créé par l’accumulation d’éléments qui retardent le moment de
l’émotion due à la découverte ; ces éléments sont essentiellement des
subordonnées comparatives. Le développement du passage est
notamment dû à l’introduction d’une référence artistique, celle du
motif sur une tapisserie. C’est également à ce stade, nous l’avons déjà
annoncé, qu’est introduite la référence aux calfats qui nous semble
provenir de Flaubert. L’image du voyageur est venue se surimposer à
celle des éléments naturels et c’est maintenant au voyageur voyant la
mer, pour la première fois, que s’identifie le héros. L’exclamation
s’est également transformée dans le sens d’une généralisation et d’une
194 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

économie de termes qui traduit mieux la surprise : « l’Océan est tout


près » du Cahier 12 est devenu « la mer ! ». La version finale naîtra
d’une réorganisation de ces différents éléments autour des deux points
de ponctuation qui aura pour effet un accroissement de la seconde
partie de l’évocation, fidèle en cela à l’un des modes de composition
de l’écriture proustienne.

Le coquelicot doit garder un caractère unique, se


différenciant ainsi des bleuets. Sur la dactylographie (N. a. fr. 16 733,
f° 205), la marque du pluriel ajoutée sans doute par inattention est
supprimée. L’adjectif qui qualifie la fleur a évolué : « solitaire »
remplacé par « isolé », dans le Cahier 12, se transforme en « perdu »
dans le Cahier 68. Le coquelicot ne deviendrait-il pas alors l’emblème
de l’œuvre entière : cette poursuite du coquelicot perdu n’incarne-t-
elle pas – en une seule phrase longue – la « recherche du temps
perdu » ? Le mode de construction du « morceau » peut alors être
perçu comme symbolique de la création proustienne, notamment dans
sa relation à Flaubert. Le coquelicot était dans l’œuvre flaubertienne
un élément du décor, il est devenu objet de quête, celle dans laquelle
s’engage le héros, et source de métaphorisation, participant ainsi à la
fusion terre / mer qui anime l’œuvre entière. Il annonce par l’émotion
qu’il suscite chez le héros la rencontre de ce dernier avec Gilberte,
relatée deux pages plus loin, et nous avons vu combien celle-ci
rappelait précisément celle de Louise et de Frédéric. À la description
énumérative des fleurs chez Flaubert, Proust substitue une
structuration significative entre les fleurs : le coquelicot est une
parenthèse à l’intérieur de l’épisode des aubépines (dans le
Cahier 410, les bleuets, les coquelicots et les fleurs de pommiers se
trouvent du côté de Méséglise alors que l’aubépine se trouve du côté
de Garmantes), un détour nécessaire ; il s’oppose, tout en y étant
toujours associé, aux bleuets qui restent multiples et quelconques,
c’est-à-dire sans rayonnement métaphorique, sans dimension
intertextuelle et sans valeur symbolique. Le coquelicot ressurgira dans
À l’ombre des jeunes filles en fleurs II, dans un contexte qui surprend,
servant à illustrer une réflexion sur la bonté :

10. Voir Esquisse LIII, p. 812.


Motifs poétiques 195

Dans les coins les plus lointains, les plus perdus, on s’émerveille
de la voir fleurir d’elle-même, comme dans un vallon écarté un
coquelicot pareil à ceux du reste du monde, lui qui ne les a jamais
vus, et n’a jamais connu que le vent qui fait frissonner parfois son
rouge chaperon solitaire. (p. 118)

Le coquelicot était donc voué dans l’esprit de Proust à être


solitaire, à être mis en relation avec le vent, et à se métaphoriser,
devenant ici « le chaperon rouge ».

Il est tentant de voir dans le coquelicot le pendant pictural


des aubépines associées, elles, à la musique. Les multiples tableaux de
Monet ayant précisément pour sujet les coquelicots nous y
invitent : Les coquelicots (1873), Champs de coquelicot (1885),
Champs de coquelicots (1890), Champs de coquelicots (1891). Mais
Proust a précisément opposé à la multiplicité des coquelicots de
Monet la singularité de son coquelicot qui, par son caractère de
solitaire, émerveille et procure le plaisir de la découverte.
Page laissée blanche intentionnellement
LE SOLEIL-OSTENSOIR

Sa naissance dans le Cahier 64


et son rayonnement “interartistique1”

Le Cahier 64 (N. a. fr. 18314), appelé « Cahier rouge » par


Proust, fait partie des treize « Cahiers Jacques Guérin » acquis par la
Bibliothèque nationale en 1984. Il a été classé dans l’ensemble des
cahiers qui développent le Contre Sainte-Beuve et qui correspondent à
la préparation du roman dans les années 1909-1911. La référence à
Flaubert y est explicite dans un cas, voilée dans les autres (à travers
les motifs du soleil couchant, des cloches de Querqueville, de la haie
des jeunes filles). La première nous livre une réflexion de Proust sur la
pratique de l’image chez Flaubert. La description du soleil couchant
permet de découvrir comment une unité textuelle se construit et se
développe autour d’une image, celle du soleil-ostensoir, qui a selon
nous une origine flaubertienne, et comment cette image, transposée
dans le texte définitif, devient la conclusion d’un passage écrit
tardivement, celui du porche de Saint-André-des-Champs.

1. Baudelaire, Flaubert et Leconte de Lisle

La première allusion à Flaubert apparaît à l’intérieur d’un


passage de critique littéraire (fos 167-158) qui porte sur des poètes du
XIXe siècle, Baudelaire, Leconte de Lisle, Heredia ; ces éléments de

1. Communication faite à l’ITEM le 6 février 1995, dans le cadre du


séminaire de Bernard Brun : « Manuscrits de Marcel Proust, lectures,
citations, intertextualité » et publication dans le BIP n° 22, 1995, p. 89-101.
198 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

réflexion seront repris par Proust dans son article « À propos de


Baudelaire » en 1921. Flaubert y est cité à titre de comparaison. Dans
ce passage, dont la lecture est difficile à cause des ratures et d’une
écriture qui manque de netteté, sont cités des vers d’origines diverses
(le plus facilement identifiable provient des Conquérants « Comme un
vol de gerfauts hors du charnier natal ») mais l’analyse concerne
essentiellement Leconte de Lisle. Le parallélisme qui est établi entre
ce poète et Flaubert (à travers Le Lévrier de Magnus et La Légende de
saint Julien l’Hospitalier) porte sur la thématique de l’angoisse et sur
une pratique de l’image que Proust dénonce :

f° 160 r°

Quelquefois comme dans Flaubert à qui il ressemble beaucoup ici


l’image n’étant plus mise que par nécessité prend quelque chose
de trop purement logique, de sec, ne reposant pas sur une
impression poétique, servant au fur et à mesure pour colorer le
récit.

Quelques lignes plus loin, après avoir cité deux vers


commençant par « comme » dont celui de Heredia, il s’attaque à
nouveau à ces « images trop courtes, simples comparaisons qui à force
< sous prétexte > de ne pas interrompre la vision ne s’assimilent pas à
elle. »
Cette réflexion sur Flaubert et l’image peut être rapprochée
de deux autres textes : « À ajouter à Flaubert2 » qui date de la même
époque (1909-1910) et « À propos de Baudelaire3 » écrit en 1921.
Dans le premier, parlant de Madame Bovary, Proust
affirme :

Enfin les images gardant encore un peu de lyrisme ou d’esprit, ne


sont pas encore écrasées, défaites, absorbées dans la prose, ne sont
pas une simple apparition des choses. […] Ce n’est pas encore ce
style uni de porphyre sans un interstice, sans un ajoutage.

Dans le second, il reprend le parallélisme entre Leconte de


Lisle et Flaubert, cite les mêmes œuvres, mais n’aboutit pas tout à fait

2. CSB, p. 299-302.
3. Ibid. p. 618-639.
Motifs poétiques 199

aux mêmes conclusions car il envisage l’évolution qui s’est dessinée


dans l’écriture de Leconte de Lisle :

Plus tard, il est vrai, [Leconte de Lisle] a renoncé aux métaphores


et, comme Flaubert avec lequel il a tant de rapports, n’a pas voulu
que rien s’interposât entre les mots et l’objet. Dans le Lévrier de
Magnus, il parle du lévrier avec la parfaite ressemblance qu’aurait
eue Flaubert dans la Légende de saint Julien l’Hospitalier :

L’arc vertébral tendu, nœuds par nœuds étagé,


Il a posé sa tête aiguë entre ses pattes.

Leconte de Lisle a été loué dans les lignes précédentes pour


avoir « épuré la langue, [l’avoir] purgée de toutes les sottes
métaphores pour lesquelles il était impitoyable » ayant usé, lui, de
belles métaphores. C’est par sa précision stylistique, son culte de la
forme, qu’il peut être rapproché de Flaubert et aussi par sa rigueur
scientifique qui se manifeste dans sa façon de décrire l’animal
objectivement, en lui-même et pour lui-même, sans passer par le
regard de l’homme. Dans « À propos du “style” de Flaubert », Proust
établit à nouveau, à deux reprises, un parallélisme entre Flaubert et
Leconte de Lisle pour souligner des similitudes dans leur manière
d’écrire.

Dans « Combray », un passage4 fait intervenir, en l’intégrant


dans la narration, Leconte de Lisle : c’est celui où Bloch, au cours
d’une visite chez les grands-parents, parle littérature avec le héros-
narrateur, lui cite un vers de Musset et un vers de Racine qu’il admire
et qui ont été commentés par son « très cher maître, le Père Leconte »,
lui fait découvrir Bergotte qui est aussi recommandé par Leconte de
Lisle. On mesure ainsi l’importance capitale du poète parnassien qui
est présenté, dans le langage imagé de Bloch, comme « le gigantesque
assembleur de rythmes qui a écrit Baghavat et le Lévrier de Magnus ».
Or, c’est précisément de rythme qu’il est question dans la deuxième
référence à Flaubert du Cahier 64. Nous reviendrons ultérieurement
sur le rapport Bergotte / Flaubert mais signalons déjà que dans le
passage qui suit cette référence à Leconte de Lisle, lorsque le narrateur
analyse les raisons de sa fascination pour Bergotte, il souligne le rôle

4. DCS, p. 193.
200 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

des « merveilleuses images » qui expriment « toute une philosophie


nouvelle » et « dont on aurait dit que c’était elles qui avaient éveillé ce
chant de harpes qui s’élevait alors et à l’accompagnement duquel elles
donnaient quelque chose de sublime. »

2. La fenêtre-tabernacle et le soleil-ostensoir

Un des fragments de l’ensemble intitulé « Fenêtres » qui


sont, comme Françoise Leriche l’indique, « des fragments très raturés,
destinés aux fenêtres à Querqueville5 » (de 38 v° à 36 v°) est consacré
au coucher du soleil. Il forme une première unité (f° 37 v°) qui se
termine par un point et qui est séparé de ce qui l’entoure par deux
blancs. Cette unité semblait donc achevée. Or, elle est reprise sur le
folio 38 r° précédée de l’indication « Morceau d’en face » et s’est
considérablement amplifiée.

37 v°

Le soleil se couchait
< Une lumière rose entrait dans ma fenêtre, la [illis.] en cercle >
J’entrouv Je quittai mon lit je tirai les rid eaux < m’approchai > /
< tirai > rouges de la fenêtre comme comme les courtines ceux qui
protègent le Saint des Saints. Une / Une fois écartés ils laissèrent
voir comme un tabernacle le ciel et dont l’écartement découvrait
la mer < et le ciel illuminé > comme un tabernacle entrouvert à qui
la ligne < à angles aigus > < sur la charnière > d’ horizon servait
de charnière et contenait un soleil comme un ostensoir un soleil
aux larges rayons d’or.

38 r°

Morceau d’en face


Cette lueur / Des Du bord des rideaux qui étaient un peu moins
longs que la fenêtre une < des > lueurs roses entraient dans la
chambre et mettaient par terre ou sur < tentaient d’aller* > sur le
parquet de la chambre < ou sur le mur de > posait comme dans si
j’avais été dans une chapelle, je m’approchai du rideau rouge qui

5. Françoise Leriche, Inventaire du Cahier « Querqueville », BIP n° 18,


1987, p. 54.
Motifs poétiques 201

cachait jalou / furieusement* jalousement le Saint des Saints, je le


tirai < comme aurait fait > un prêtre, et le tabernacle de du ciel et
de la mer bleue qui exhalaient de leur surface bleue entrouvert à
angle aigu sur la charnière de l’horizon, < apparut > le tabernacle
du ciel et de la mer apparut, laissant émaner de sa surface bleue,
une lumière rose, illuminée et bleue et qui laissaient qui laissait
incessamment monter émaner et monter traversant sa surface bleue
mauve qui la filtrait < mystiquement éclairée > une lumière rose
qu’elle tournait qui la filtrait une lumière rose, tandis que le soleil
était posé dans le fond < comme un ostensoir > avec de longs
rayons d’or pointus effilés, attachés autour de son disque et que la
chambre échauffée et transfigurée pour ce tableau d’autel avait
derrière chaque meuble un buisson de clarté rose.

En comparant ces deux versions, nous constatons que la


notation réaliste du départ « Le soleil se couchait » a été
définitivement abandonnée au profit d’une touche impressionniste,
celle de la lumière rose (le rose de la haie des jeunes filles sur la mer,
le rose de la capote de Gilberte puis des taches de ses joues, le rose
des bandeaux du chapeau de Mme Arnoux) qui devient le sujet
principal et qui envahit entièrement la fin du second « morceau ».
Deux champs sémantiques dominent en effet ce tableau, celui de la
couleur et celui de la religion. Nous observons, dans la première
version, un travail particulier de la comparaison : deux groupes
nominaux introduits par « comme » sont rayés pour être
développés ; l’image finale du soleil-ostensoir est mise en valeur par
antéposition du comparant, ce qui a entraîné la disparition du comparé
en première position. Les deux phrases initiales fusionnent grâce à la
coordination et à la subordination, ce qui s’accorde avec l’impression
exprimée d’osmose entre les éléments. La frontière entre l’extérieur et
l’intérieur, entre le réel et l’imaginaire disparaît.

Dans la seconde version, l’amplification se fait par une


expansion de la métaphore filée : aux termes « tabernacle » et
« ostensoir » viennent s’ajouter ceux de « chapelle », « prêtre »,
« mystiquement éclairée », « tableau d’autel » parallèlement à un
accroissement des couleurs : le rose est complété par le bleu et le
mauve. Les éléments sont liés de façon à former une longue phrase et
l’image finale est développée par une plus grande précision apportée
dans la description des rayons qui sont « pointus » puis « effilés » et
202 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

qui sont « attachés autour [du] disque ». Les formes géométriques


contrastent par leur aspect tranché, angulaire ou circulaire, avec
l’impression de douceur donnée par la couleur dominante.

En conclusion à ces remarques stylistiques, nous pouvons


dire que le phénomène d’amplification, qui se manifeste d’abord à
l’intérieur de la première unité et qui nécessite ensuite une réécriture,
a sa justification dans une image – celle de la chambre-autel à
l’intérieur de laquelle se déploie celle du soleil-ostensoir – qui devient
le fondement même du passage alors qu’elle ne semble avoir été au
départ qu’un ornement. Cet intérêt pour le soleil peut être une
influence de Leconte de Lisle car, dans l’article « À propos de
Baudelaire », Proust souligne l’importance non pas du soleil mais des
soleils dans l’œuvre du poète parnassien.

Je ne parle plus de la cendre du soleil qui revient tant de fois, mais


des joyeux soleils des naïves années des stériles soleils qui n’êtes
plus que cendres, de tant de soleils qui ne reviendront plus, etc.
Sans doute tous ces soleils traînent avec eux bien des souvenirs
des théogonies antiques. L’horizon est “divin”. […] Cet idéalisme
subjectif nous ennuie un peu. Mais on peut le détacher. Il reste la
lumière et, ce qui la compense délicieusement, la fraîcheur6.

Si soleil, lumière et même théogonie peuvent faire de


Leconte de Lisle la source première de cette description, la présence
du comparant « ostensoir » et le rôle que jouera, par la suite, dans
l’œuvre proustienne cette image qui met en rapport le monde naturel
et le monde religieux laissent penser que Baudelaire et Flaubert sont
venus se surimposer à cette source première. Le poème « Harmonie du
soir » (Les Fleurs du mal, « Spleen et Idéal », XLVII) qui repose sur
une analogie entre « nature » et « rituel religieux » faisant
correspondre « fleur » et « encensoir » (« Chaque fleur s’évapore ainsi
qu’un encensoir »), « ciel » et « reposoir » (« Le ciel est triste et beau
comme un grand reposoir ») se termine sur une comparaison avec un
ostensoir.

6. CSB, p. 636-637.
Motifs poétiques 203

Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…


Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

Certes, c’est le souvenir d’une femme aimée qui luit dans le


cœur du poète « comme un ostensoir » mais c’est « le soleil » qui était
le sujet du vers précédent et l’on peut facilement passer de l’un à
l’autre par l’intermédiaire de la couleur rouge, celle du soleil
couchant, celle du « sang qui se fige » et aussi celle de la passion.
Cette comparaison figure d’ailleurs dans l’article « Sainte-Beuve et
Baudelaire7 », mise au pluriel et servant à caractériser certains vers de
Baudelaire :

les grands vers flamboyants « comme des ostensoirs » qui sont la


gloire de ses poèmes :

Elle-même prépare au fond de la Géhenne


Les bûchers consacrés aux crimes maternels.

Proust ajoute, en évoquant encore le poème « Bénédiction »


dont sont extraits ces vers, que « dans cette pièce ce sont déjà les
belles images de la théologie catholique qui l’emportent. »
Mais, curieusement, cette même image du soleil-ostensoir
apparaît aussi dans les Contes de Flaubert et plus précisément à la fin
de chacun d’entre eux, leur conférant une sorte d’apothéose. Ils
avaient été précédés en cela par La Tentation de saint Antoine qui se
termine par ces lignes qui font apparaître les éléments repris par
Proust : le jour (apparaissant ou disparaissant), le ciel, l’image du
tabernacle, le disque du soleil, « la face de Jésus-Christ » :

Le jour enfin paraît ; et comme les rideaux d’un tabernacle qu’on


relève, des nuages d’or en s’enroulant à larges volutes découvrent
le ciel.
Tout au milieu et dans le disque même du soleil, rayonne la face
de Jésus-Christ.
Antoine fait le signe de la croix et se remet en prières.

Un cœur simple se termine avec la mort de l’héroïne,


Félicité, qui survient alors qu’on célèbre la Fête-Dieu. Lors de cette

7. CSB, p. 254.
204 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

cérémonie, « le prêtre gravit lentement les marches, et posa sur la


dentelle son grand soleil d’or qui rayonnait8 » (p. 72). Seule
l’expression imagée apparaît, ce que l’on peut interpréter comme une
fidélité au parler populaire de la servante. Dans les deux autres contes,
il n’est pas véritablement question d’ostensoir mais d’un rayonnement
d’origine mystique : dans La Légende, lors de la montée aux cieux de
Julien, « ses cheveux s’allongèrent comme les rais du soleil ». Comme
le fait remarquer fort justement Pierre-Marc de Biasi9, « ce Christ
rayonnant, qui évoque la peinture primitive et les enluminures, fait
aussi penser aux toiles contemporaines de Gustave Moreau ». Même
source d’inspiration pour l’une des dernières évocations de la tête de
Iokanann dans Hérodias : « les paupières closes étaient blêmes comme
des coquilles ; et des candélabres à l’entour envoyaient des rayons ».
Le même critique10 précise que, sur les brouillons, on constate que
Flaubert avait initialement pensé s’inspirer d’un tableau de Gustave
Moreau exposé en 1876, L’Apparition : « La tête se confond avec le
soleil dont elle masque le disque […] des rayons ont l’air d’en partir ».

Etrange coïncidence une fois encore puisque Gustave


Moreau était très apprécié de Proust11 qui visite en 1898, à la mort du
peintre, son appartement-musée, lit la préface au catalogue de
l’exposition Gustave Moreau rédigée par Montesquiou, rédige des
[Notes sur le monde mystérieux de Gustave Moreau]12, le cite dans
l’article « Sainte-Beuve et Baudelaire », place une Salomé dans une
chambre du héros de Jean Santeuil, fait d’Elstir un héritier du peintre
symboliste par ses sujets mythologiques avant d’être un représentant
de l’impressionnisme. Cette influence réciproque de l’écrivain et du
peintre – selon toute vraisemblance, Gustave Moreau s’est inspiré de
la Salammbô de Flaubert pour représenter sa Salomé dans
L’Apparition – ne fait qu’illustrer le constant parallélisme entre la
littérature et la peinture qu’établit Proust lorsqu’il parle de Flaubert.
Huysmans s’inscrira dans cette lignée puisque le héros d’À rebours

8. Flaubert, Trois Contes, L’École des lettres, Seuil, 1993, p. 72.


9. Ibid. p. 133, note 1.
10. Ibid. p. 205.
11. Voir J. Theodore Johnson, « Marcel Proust et Gustave Moreau » BSAMP
n° 28, 1978, p. 614-639.
12. Essais et articles, CSB, p. 667-674.
Motifs poétiques 205

possédera, dans son cabinet de travail, Salomé dansant devant Hérode


et L’Apparition.
Or, dans la seconde de ces « Notes » où Proust se montre
particulièrement sensible aux couleurs – la couleur rouge des draperies
notamment – aux pierres précieuses et au poète « qui a une figure de
femme » représenté dans le Chanteur indien, il revient à plusieurs
reprises sur le motif du soleil couchant – « un soleil couchant
habituel » souligne-t-il – très fréquent dans les tableaux de Gustave
Moreau et présent notamment dans le tableau tant admiré du
Chanteur. Pierre Clarac précise dans une note13 que sur la page 48 v°
du Cahier V, on lit cette phrase qui est restée inédite : « Le peintre a
comme arrêté les rayons du soleil prêt à s’abîmer dans les flots,
comme il aurait arrêté l’aiguille de l’horloge du temps […] ». Soleil
couchant et soleil-ostensoir aux multiples sources, Leconte de Lisle,
Baudelaire, Flaubert, Gustave Moreau se sont superposés dans cette
page du Cahier 64 mais seront à nouveau séparés dans la version
définitive de l’œuvre, les deux étant associés aux promenades, le
premier marquant leur fin, le second une pause forcée.

Le motif des promenades et de la pluie est un motif très


ancien dans la genèse du texte proustien. Nous l’avons repéré dans le
Cahier 7 (N. a. fr 16647) qui est un Cahier du Contre Sainte-Beuve.

f° 27

Souvent Dans les promenades du côté de Méséglise nous laissions


de côté < à gauche > un petit bourg appelé Pin chemin qui < en
partie > bordé des deux côtés de quelques arbres qui
s’épaississaient au fur et à mesure qu’il s’éloignait formait à
l’horizon, dans un creux, un vrai petit bois dominé par le clocher
du bourg de Pinsonville. Dix fois on avait voulu que nous allions à
Pinsonville mais je préférais / Parfois Mon père voulait toujours
« pour changer un peu » aller jusqu’à Pinsonville mais je préférais
les champs de bleuets, de sainfoin, de coquelicots et nous
continuions en ligne droite de sorte que je n’allais jamais jusqu’à
Pinsonville. Mais c’était un des noms familiers que l’on disait
souvent à la maison. On achetait au marché des volailles qui
venaient apportées par des paysans de Pinsonville. Quand la pluie

13. Ibid. p. 970.


206 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

nous prenait sur la route de Méséglise, nous nous arrêtions sous


les arbres qui descendaient à Pinsonville et quand elle était fine
on voyait souvent un arc-en-ciel au-dessus du clocher de
Pinsonville. […]

Cet abri naturel, sous les arbres, est repris dans les premières
versions de « Combray ». En revanche, l’abri « culturel », le porche de
Saint-André-des-Champs, ne sera intégré que très tardivement, sur une
dactylographie.

Nous n’avons retrouvé ce passage décrivant les promenades


sous la pluie que dans le Cahier 68 (qui appartient également à la
collection Guérin et qui est le dernier des Cahiers de 1909-1911) qui
rassemble des fragments destinés à Combray, des plus importants en
ce qui nous concerne, puisque s’y trouvent évoqués le style de
Bergotte, la rencontre avec Gilberte, les grandes grappes de fleurs
rougeâtres. Le texte qui décrit ces promenades de Méséglise par temps
pluvieux avec une allusion au capucin de l’opticien est très morcelé
(f° 33), avec plusieurs reprises du même paragraphe, séparés par des
blancs. Le premier paragraphe qui est le plus élaboré s’arrête sur la
phrase suivante : « Parfois, le soleil ne faisait que se cacher un
moment » suivie d’une note de régie, peu claire, qui évoque « un
morceau plus haut ». Après un blanc, le texte reprend avec « Puis il
recommençait / parfois la pluie commençait à tomber […] » Or, au
folio précédent, il avait été question du soleil couchant :

f° 32

Peu après M. Vington mourut


C’est du côté de Méséglise que j’ai vu d’abord les fils. Parfois le
soleil couchant
C’est du côté de Méséglise que j’ai remarqué pour la première fois
les fils d’or que le couchant tisse sur les feuilles des arbres les
soies d’or impalpables

Face à ce folio, donc sur le verso du folio 31, figure une


seule indication, au milieu de la page : « Quand la pluie a lavé les
dorures du soleil qui reluisait à neuf < dans le ciel > sur < dans > les
arbres < sur > les maisons encore mouillées, l’azur du soleil ».
Motifs poétiques 207

C’est donc dans ce cahier que s’amorce la fusion du thème


de la pluie et du soleil doré, l’image du soleil-ostensoir se trouvant
ainsi transposée à Combray.

3. Le porche de Saint-André-des-Champs et le soleil-ostensoir

L’image du soleil-ostensoir a quitté son origine marine mais


est néanmoins liée à l’élément « eau » puisqu’elle est utilisée, dans le
contexte des promenades, pour décrire l’apparition d’un rayon de
soleil après l’averse et s’inscrit à l’intérieur d’une longue phrase où
Roussainville est comparé à un village biblique14. Cette phrase
apparaît sur les deux dactylographies de « Combray15 » : elle a été
corrigée par Proust sur la « deuxième dactylographie » et les
corrections ont été recopiées sur la « première ». Notons, par
anticipation, que dans la marge du paragraphe suivant (et uniquement
sur la « deuxième dactylographie ») figure une addition de la main de
Proust, qui a pour seule fonction de donner une nouvelle occurrence
de l’analogie terre / mer qui structure l’univers proustien, en illustrant
le fondement métonymique de l’image proustienne puisque le
contexte de la pluie fait naître un comparant marin. Cette phrase ne
comporte que deux ratures dont l’une confirme la présence spontanée,
dans l’esprit de Proust, du motif de la « barque » (qui a sa source,
selon nous, dans les textes de Flaubert) ; « jusqu’au matin » sera
remplacé dans la version définitive par « pour toute la nuit ».

< Çà et là au loin dans la campagne que l’obscurité et l’humidité


faisaient ressembler à la mer, des maisons isolées, accrochées au
flanc d’une colline plongée dans la nuit et dans l’eau, brillaient
comme des barques petits bateaux qui ont replié leurs voiles et
sont immobiles au large jusqu’au matin >.

Revenons au soleil-ostensoir :

Devant nous, dans le lointain, terre promise ou maudite,


Roussainville, dans les murs duquel je n’ai jamais pénétré,

14. DCS, p. 261-262.


15. « Première dactylographie » N. a. fr. 167330, f° 227 et « Deuxième
dactylographie » N. a. fr. 16733, f° 222.
208 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Roussainville, tantôt, quand la pluie avait déjà cessé pour nous,


continuait à être châtié comme un village de la Bible par toutes les
lances de l’orage qui flagellaient obliquement les demeures de ses
habitants, ou bien était déjà pardonné par Dieu le Père qui faisait
descendre vers lui, inégalement longues, comme les rayons d’un
ostensoir d’autel, les tiges d’or effrangées de son soleil reparu.

Dans le texte définitif, cette phrase complète la description


du porche de Saint-André-des-Champs qui forme une pause
descriptive contenue dans un seul paragraphe, une parenthèse
historique au sein de cette évocation de la nature. Or, ce texte n’a été
composé que sur la « Première dactylographie ». En effet, sur la
« Deuxième dactylographie » n’existe qu’une solution de continuité
entre la phrase : « Mais nous ressortions de notre abri, […] et nous
tombait sur le nez. » (f° 221) et la phrase consacrée à Roussainville-
village biblique qui constitue la première ligne de la page suivante
sans être présentée comme le début d’un alinéa. Cette phrase présente
quelques corrections qui seront recopiées sur la « Première
dactylographie » : « terre promise ou maudite » apparaissait sous la
forme « terre promise, ou village maudit ». La suppression de
« village » traduit une volonté de faire disparaître le réel au profit
d’une mise en valeur de l’image finale qui structure le texte selon une
disposition en chiasme puisque la « terre promise » a pour écho le
« soleil reparu » alors que la malédiction se traduit par « toutes les
lances de l’orage ».
Cette suppression s’accompagne de l’ajout de « Troussin-
ville » dans la marge pour qu’il soit inséré immédiatement après
« terre promise ou maudite ». Le nom de Troussinville qui deviendra
Roussainville dans la version définitive ne figurait qu’une seule
fois : cette répétition crée évidemment un effet d’insistance mais elle
sert surtout à amplifier le rythme de la phrase, à lui donner une valeur
incantatoire. Cette mise en valeur du village est confirmée par l’ajout
du complément prépositionnel « vers lui » (après deux ratures
successives ve / sur < vers > lui) qui le désigne dans « qui faisait
descendre vers lui ». Les « lignes d’or » du soleil sont remplacées par
les « tiges d’or », ce qui accroît la valeur métaphorique de l’expression
et participe à l’expansion de l’image. Le fait de remplacer l’adverbe
« parfois » par « tantôt » renforce l’alternative avec « ou bien » et
s’inscrit donc dans le mouvement d’ensemble de cette période tel qu’il
Motifs poétiques 209

a été annoncé par le premier groupe nominal « terre promise ou


maudite », participant à ce balancement parfait que l’auteur a su
maintenir entre la pluie et le soleil, entre le châtiment et le pardon,
entre le Mal et le Bien. Les autres modifications sont secondaires : une
majuscule au mot « Bible » et ajout de l’adverbe « déjà » qui ne fait
que confirmer l’importance de la précision temporelle pour Proust.
Biblique, cette phrase l’est par sa référence, mais elle l’est encore plus
par son mode de composition, par son souffle. Cette composition
particulièrement travaillée qui multiplie les éléments de retardement
pour créer un effet d’attente et de mise en valeur du sujet,
Roussainville, en fait le point de départ d’une métaphore filée qui, par
sa précision, sa justesse, l’harmonie de ses éléments, rejoint les plus
belles images proustiennes, souligne toute l’importance du thème
symbolisé par ce village, à savoir celui de la perversion : une
perversion sous-entendue, celle des enfants qui jouaient dans les
ruines du château, et à laquelle le narrateur rappelle qu’il n’a pas
participé – à son plus grand regret, pourrait-on ajouter –, une
perversion annoncée à travers l’image biblique, celle de Sodome et
Gomorrhe, villes maudites, détruites par une pluie de soufre et de feu.
Par sa composition significative qui repose sur une analogie entre le
terrestre et le religieux qui se dédouble en deux images, celle de
Roussainville-village biblique et celle du soleil-ostensoir englobée
dans la précédente, par sa thématique, l’une des plus importantes de
l’œuvre proustienne, par son rôle structurel – elle annonce des
volumes à venir –, cette phrase présente toutes les caractéristiques de
la phrase longue proustienne. À ces critères d’identification, nous
ajoutons celui d’un fondement intertextuel de l’image – par la
présence du soleil-ostensoir – et un facteur d’ordre génétique touchant
à la composition d’ensemble de l’œuvre : le sort de l’unité textuelle à
laquelle cette phrase est rattachée n’a été que tardivement arrêté.
En effet, sur la « Première dactylographie », la solution de
continuité qui existe entre le folio 226 r° (qui se termine par « sur le
nez ») et le 227 r° (qui commence par « Devant nous, dans le
lointain […] ») a été utilisée pour faire figurer différentes indications
de régie alors qu’elle était marquée d’un trait oblique sur la
« Deuxième dactylographie ». À la suite de « sur le nez » apparaissent
deux croix et, d’une écriture grossière, au crayon, la phrase : « Parfois
nous allions nous abriter sous le porche de Saint-Mar André des
Champs » suivie de l’indication : « Continuer cette phrase à la page
210 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

suivante ». Le verso de ce même folio, difficile à lire car apparaît par


transparence le contenu dactylographié du recto, présente deux
écritures : l’une grossière et très lâche poursuit ce qui a été commencé
au verso, l’autre fine et serrée donne des indications de régie et
complète le texte initial.

226 v°

< Mettre cette 1ère phrase < bien > avant quand on est loin >
de l’immense plaine de blé on voyait les deux clochers effilés,
jaunissants grumeleux effilés, jaunissants et grumeleux comme de
grands épis, les deux clochers merveilleux et rustiques de Saint
André des champs

Nous allions souvent étions allés quelquefois nous abriter sous le


porche de la vieille église
Ici mettre seulement
Ici mettre < à la page > seulement < avant >
Parfois nous allions nous abriter sous le porche de
Saint Martin des champs dans la compagnie des Saints et des
Patriarches. < Comme cette église était française. […] >

Sont écrits à l’encre et d’une écriture fine la première phrase


qui est une note de régie (qui sera mise à exécution dans les versions
ultérieures puisque cette phrase figure cinq pages avant la description
du porche, remplissant cette fonction d’annonce que nous avons déjà
signalée à propos de la phrase sur Roussainville-village biblique) et le
passage qui commence avec « Comme cette église était française » et
qui se poursuit aux versos des folios 227 et 228.

Cette description du porche se situe dans un contexte très


flaubertien, entre la rencontre avec Gilberte et la scène de sadisme de
Montjouvain et à proximité du passage des « Zut, zut, zut, zut, » au
bord de la mare de Montjouvain. Comme l’a indiqué Jean Milly, dans
son édition des Pastiches, dans un avant-texte (Cahier 26, f° 10 v°) de
ce dernier passage figurait une référence à Flaubert16 : « Dans cet
ordre d’idées, les pastiches qu’on a lus de moi, ne sont que la
continuation de l’effort qui commence sur le pont-vieux, du côté de

16. Les Pastiches de Proust, p. 47


Motifs poétiques 211

Méséglise, et au lieu de dire devant Renan ou Flaubert zut que c’est


beau de tâcher à revivre exactement ce que nous exprimons d’une
façon si inadéquate et confuse. » La description du porche tout entière
peut avoir été inspirée par un passage de Par les champs et par les
grèves (p. 186-190) qui décrit l’église Saint-Michel de Quimperlé et
plus exactement la façade de l’une des deux maisons qui s’appuient
sur les contreforts de l’abside :

La façade de l’une d’elles, […] porte sur les poutres extérieures de


sa charpente des personnages sculptés fort amusants ; ils ont des
bonnets ronds, des mines sérieuses et des robes longues que leur
plisse autour de la taille une ceinture à large boucle. Ils sont
occupés à différentes besognes qui paraissent très importantes.
(p. 187).

Certes, cette ressemblance entre les personnages sculptés et


les habitants de la région mise en valeur par Proust n’apparaît pas dans
le texte de Flaubert17. Néanmoins s’y trouvaient déjà l’idée d’une vie
logée à l’intérieur de ces petits personnages et le même ton
humoristique avec lequel est faite la description. La suite du texte
confirme ces traits puisque cette fois-ci c’est sur un tableau religieux
que le corps d’un évêque se dessine « avec une gentillesse charmante
qui rappelle le galbe d’une andouille vue à travers un torchon
mouillé » (p. 188). Serait-ce cette notation irrévérencieuse qui aurait

17. Grâce à une remarque d’Emily Eells lors de notre communication, nous
précisons que cette description du porche doit beaucoup à celle faite par
Ruskin dans La Bible d’Amiens. Nous avons effectivement découvert en
lisant le passage (p. 260-264, 285) que Ruskin, traduit par Proust, décrit « la
jolie petite madone française qui en occupe le milieu avec sa tête un peu de
côté, et son nimbe mis un peu de côté aussi comme un chapeau seyant » et le
symbolisme floral des sculptures. Cela ne nous semble pas pour autant être
incompatible avec notre propre interprétation car, comme nous le signalons
dans notre réflexion sur « Proust et Ruskin » (Quatrième Partie, chapitre I),
Proust, sur les traces de Ruskin, à Amiens, fait l’aumône à un mendiant en
pensant à Frédéric dans L’Éducation sentimentale. Ce conseil de Ruskin est
donné dans La Bible d’Amiens (p. 264) ; Proust a pu penser à Flaubert en
voyant le porche décrit par Ruskin. Jean Levaillant avait affirmé bien avant
nous : « au souvenir de Ruskin et des cathédrales se mêle celui de France »,
précisant ensuite que Proust a fait de France « une sorte de parnassien
préraphaélite » (« Notes sur le personnage de Bergotte » p. 45 et 46).
212 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

donné l’idée à Proust de percevoir une sainte comme une paysanne de


la contrée et de la décrire avec « les joues pleines, le sein ferme et qui
gonflait la draperie comme une grappe mûre dans un sac de
crin […] » ? Sur ce même tableau, longuement décrit par le narrateur
sur le mode burlesque, sont présents d’autres personnages que nous
retrouvons dans le texte proustien : l’enfant de chœur (« Tout près du
moribond, à genoux, vu de dos, au premier plan, se tient un enfant de
chœur portant un cierge […]) qui, dans « Combray », s’appelle
Théodore, la servante qui, par son dévouement à son maître, fait
penser à Françoise (« sa servante, non loin, pleure en s’essuyant les
yeux à l’ourlet de son tablier »), la Vierge Marie qui devenue
« défaillante » désigne tante Léonie. Les anges qui, chez Flaubert, sont
« de jolis anges qui traversent l’air, ayant à la main des lis lumineux et
qui, marchant dignement sur des nuages de mastic, arrondissent leurs
mollets rebondis où se rattachent les cordons roses de leurs cothurnes
indigo. » (p. 189) s’incarnent en la personne de Théodore qui prend,
pour soulever la tête de tante Léonie, « la mine naïve et zélée des
petits anges des bas-reliefs », leurs lis ayant été attribués aux rois-
chevaliers dépeints, au début du passage, « une fleur de lys à la
main ». Enfin, Flaubert clôt sa description par une réflexion sur
l’esthétique : « Mais qu’y a-t-il donc dans le cœur de l’homme pour
que toujours et sans cesse il le jette sur toutes choses et se cramponne
avec une ardeur pareille au laid comme au beau, au mesquin comme
au sublime ? » et Proust sur la vérité de l’œuvre d’art.

Deux personnages sont présents dans ce passage : Françoise


et Théodore, tous les deux d’origine flaubertienne. La première
semble être née de la fusion d’un personnage de fiction, Félicité, la
servante-héroïne d’Un cœur simple, et de personnes ayant fait partie
de l’entourage de l’auteur, en particulier Félicie Fitau, sa cuisinière
qui, par son prénom, était prédestinée à rejoindre la domestique de
Madame Aubain. Nous avons vu aussi18 que Françoise, par sa cruauté
à égorger les poulets rappelle le sadisme de Julien quand il tue le
pigeon avec « une volupté sauvage et tumultueuse19 » ce qui lui vaut

18. Mireille Naturel, « Le rôle de Flaubert dans la genèse du texte


proustien », BMP n° 43, 1993, p. 77.
19. La Légende de saint Julien l’Hospitalier, p. 87.
Motifs poétiques 213

peut-être – en plus de son affection particulière pour Saint-Louis –


d’être qualifiée de « paysanne médiévale (survivant au XIXe siècle) ».

Quant à Théodore, il est, dans Un cœur simple, le soupirant


peu scrupuleux de Félicité, abandonnant celle-ci, après lui avoir fait
des promesses de mariage, pour épouser une vieille femme très riche,
« pour se garantir de la conscription ». Le narrateur, dans le texte
proustien, rappelle que « son » Théodore est aussi un « mauvais
sujet ». Or, le « Théodore » de la version définitive a subi des
modifications par rapport aux manuscrits. Cette description du porche
était originellement essentiellement une description des sculptures et
les personnages de Françoise et de Théodore n’y étaient cités qu’à
titre de comparants. Si le personnage de Françoise est développé par
l’ajout de références à des situations précises, notamment dans ses
rapports avec la famille du narrateur, le personnage de Théodore est
encore beaucoup plus mis en valeur. Un certain nombre d’éléments
qui étaient dispersés dans le texte sont réunis autour de lui et il devient
ainsi le personnage principal du passage, d’un point de vue
dramatique et par l’intérêt stylistique qui lui est accordé. L’examen du
manuscrit montre qu’il a suscité un travail stylistique qui se manifeste
par des phrases rayées, des ajouts, des hésitations :

226 v°

Comme cette église était française. Elle savait l’histoire à peu près
de la même. Elle savait l’histoire. Elle semblait du même temps
que l’âme < ou plutôt comme si les siècles n’avaient été que des
saisons pour un rajeunissement éternel une sorte d’hiver de cette
âme populaire où les formes éternelles dans ce qui doit
refleurir […]. Les petits anges > qui de Françoise et les petits
anges courant dans les sculptures placées au dessus de la porte
autour de la Sainte Vierge avaient pour lui soutenir la tête, la
soulever, apporter des cierges, avaient exactement cet air révérend
et zélé devant la maladie de gens qui ont leur fierté mais changent
devant la maladie [illis] que j’avais remarqué dans la figure du
jeune Théodore qui semblait avoir servi de modèle à ces jeunes
gens qui lui ressemblaient à s’y méprendre et duquel c’était bien le
nez futé, les yeux ronds, les grosses joues / qui / la tail / tournure
délurée qui avaient été incrustés dans la pierre de < grisonne >
de Méséglise, qu’on s’imaginait voir sur les grosses joues < des
214 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

anges sa > la rougeur enluminée d’une pomme mûre. Sans doute


ils étaient grisâtres, froids […] et c’était si bien le nez futé, les
yeux ronds, les la taille délurée de Théodore qui avait imagé* la
pierre sombre de Méséglise en laquelle l’église était faite qu’on
croyait voir les gr sur les grosses joues de pierre la rougeur
enluminée d’une pomme mûre. […]

Un terme semble avoir, plus que tout autre, troublé l’auteur,


c’est celui de « taille », auquel il avait substitué celui de « tournure »
et qu’il a finalement restitué après hésitation. L’allusion à la taille
aurait-il eu une connotation trop féminine ? Théodore est un
« mauvais sujet » (le rappel de cette caractéristique ne figurait pas
dans la version initiale) qui participe aux jeux interdits dans les ruines
du château de Roussainville – mais n’est-ce pas précisément les
mauvais sujets qui séduisent l’auteur ? – et ce jeune homme a, de plus,
la particularité d’être le frère de la femme de chambre de la baronne
Putbus. Une autre explication possible serait que Proust se serait
inspiré des personnages de Flaubert qui, dans le passage cité, décrivait
leurs « bonnets ronds » (qui auraient comme équivalents les « yeux
ronds » de Théodore), leur « mine sérieuse » et leur taille.

Dans la phrase longue qu’il a fait naître (« Or, ce garçon,


qui passait et avec raison pour si mauvais sujet, […] la rougeur d’une
pomme mûre. ») se trouvent réunies la référence à la Vierge qui ne
concernait que les sculptures et qui désigne maintenant tante Léonie
(amplifiée par toute une mise en scène, incluant les propos de
Françoise sous forme de discours rapporté) et la réflexion générale sur
la sculpture qui connaît « un rajeunissement éternel » par sa
réincarnation dans des visages populaires. Cette réflexion était le fruit
d’une addition qui se situait au tout début du texte et qui était venue
s’intercaler dans une phrase qui faisait un parallélisme entre l’église et
Françoise. Cette phrase, et plus particulièrement ce passage, sera
encore corrigée sur les secondes épreuves20 (sur les premières, le
passage manque) et elle est la seule à mériter des corrections : un
espace resté blanc après « la vierge défaillante » accueille « comme
si », « le visage de pierre » est mis au pluriel, l’adjectif « froid » qui
qualifiait ce visage est remplacé par « nus », « mais comme les bois à

20. N. a. fr. 16755


Motifs poétiques 215

l’hiver » est transformé en « ainsi que sont les bois en hiver »


(soulignons l’intérêt particulier accordé aux outils de comparaison),
« revivants » devient « révérents » (sic).
Dans cette longue phrase, un seul élément est resté
inchangé : la clausule que représente l’image de la pomme mûre.
Une parenthèse, dans la suite du texte, montre combien
Proust accorde de l’importance à ses clausules et à la construction de
ses phrases, en général. Sur le folio 28 verso, une première phrase
décrit une petite touffe de plante pariétaire qui vient pousser à côté de
celle qui entoure la Sainte ; une seconde une jeune paysanne qui vient
s’abriter sous le porche. Or, une parenthèse de l’auteur complète ce
développement en signalant : « (mettre la touffe après pour finir la
phrase) ». Et effectivement dans la version définitive, la plante
pariétaire devient une comparaison qui illustre le rapport de
ressemblance entre la jeune paysanne et la statue et qui précède la
réflexion finale sur la vérité de l’œuvre d’art. Dans la version initiale,
c’était elle qui suscitait directement cette réflexion, représentant « la
chose vraie à côté de la chose peinte pour qu’on juge de la vérité ». Il
apparaît très nettement tout au long du passage que Proust qui, au
départ, voulait décrire l’église en montrant que certains de ses
éléments constitutifs avaient des points communs avec le réel
environnant, notamment Françoise et Théodore, a peu à peu donné
plus d’importance à ces personnages qui se sont mis à ressembler aux
visages sculptés. Ainsi, selon cette démonstration, non seulement l’art
reproduit le réel mais le réel, lui aussi, imite l’art.

La présence de deux personnages d’Un cœur simple, la


réflexion sur la vérité de l’œuvre d’art qui naît d’une confrontation
avec la nature, la proximité textuelle des images du soleil-ostensoir et
de la maison-barque (même si ce dernier comparant a été gommé au
profit du « bateau ») font penser que ce passage ajouté sur la
dactylographie, que nous avions pris pour une pause descriptive qui
coïncidait avec la pause narrative, est en fait une imitation (et sans
doute une dénonciation) de la critique esthétique pratiquée par
Flaubert dans le passage de Par les champs et par les grèves cité ; ce
dernier décrivant avec beaucoup de bonhomie et d’humour, et dans
une langue peu soutenue, ces personnages sculptés et peints comme
des êtres appartenant à la réalité quotidienne. Par sa réflexion
esthétique, cette description du porche de Saint-André-des-Champs
216 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

constitue également une sorte de mise en abyme de la théorie du


réalisme dont Flaubert passait pour être l’un des représentants. Cette
conception de l’art comme pure reproduction du réel (que celui-ci soit
humain ou naturel), même si elle est appliquée à des personnages
secondaires, ne peut pas être celle de Proust. En revanche, le rapport
métonymique que le sujet instaure entre le lieu et la personne est une
conception proustienne, comme l’auteur le dit dans un passage du
Temps retrouvé situé dans l’épisode du « Bal de têtes » :

Pour les femmes que j’avais connues ce paysage était au moins


double. Chacune s’élevait à un point différent de ma vie, dressée
comme une divinité protectrice et locale d’abord au milieu d’un de
ces paysages rêvés dont la juxtaposition quadrillait ma vie et où je
m’étais attaché à l’imaginer, ensuite vue du côté du souvenir,
entourée des sites où je l’avais connue et qu’elle me
rappelait […]21.

Cette réflexion est illustrée par deux exemples, celui de


Gilberte rêvée devant une église de l’Ile-de-France et vue « sur l’allée
d’un parc du côté de Méséglise » et celui de Mme de Guermantes
« dans un chemin humide où montaient en quenouilles des grappes
violettes et rougeâtres, ou sur l’or matinal d’un trottoir parisien ». Si la
rencontre du héros-narrateur avec Gilberte rappelle celle de Frédéric
Moreau et de Louise, le paysage associé à Mme de Guermantes est
tout aussi flaubertien. Ces fleurs violettes et la couleur rougeâtre –
associées, par le rêve, à Mme de Guermantes dans « Combray » – ont
déjà été citées par Proust dans son pastiche « L’Affaire Lemoine par
Gustave Flaubert ». Jean Milly22, après avoir mis en évidence leur
origine dans l’œuvre de Flaubert en citant notamment un passage de
L’Éducation sentimentale qui décrit une promenade faite par Frédéric
et Louise : « Des touffes de roseaux et des joncs bordent [la Seine]
inégalement ; toutes sortes de plantes venues là s’épanouissaient en
boutons d’or, laissaient pendre des grappes jaunes, dressaient des
quenouilles de fleurs amarantes, faisaient au hasard des fusées
vertes. », a étudié « le destin des fleurs violettes » dans l’œuvre
proustienne où elles sont, là aussi, abondamment présentes.

21. TR, p. 396.


22. Les Pastiches de Proust, p. 89.
Motifs poétiques 217

Ces deux passages, celui du porche de Saint-André-des-


Champs dans « Combray » et celui des femmes associées à des
paysages du Temps retrouvé, ont en commun une intertextualité avec
Flaubert. Et pourtant, si nous refusons de distinguer une esthétique
pour les personnages secondaires et une esthétique pour les
personnages principaux, nous mesurons toute la distance parcourue
entre le premier volume de l’œuvre et le dernier : nous sommes passés
d’une conception de l’œuvre d’art comme reproduction du réel à celle
d’une création par une projection analogique qui unit les êtres aux
paysages par le rêve et le souvenir. Pour Françoise, Théodore est « un
pays et un contemporain » ; pour le narrateur, Gilberte et
Mme de Guermantes sont associées à de multiples représentations
spatiales et temporelles nées de sa propre subjectivité.

Conclusion

Le Cahier 64 et ses « retombées » dans l’œuvre romanesque


et dans les articles critiques confirme l’importance de Flaubert pour
Proust : il est son point de repère, sa référence, ce qui explique sa
présence dans des textes de critique littéraire qui ne lui sont pas
directement consacrés. En même temps, Proust porte un jugement
critique sur son prédécesseur, surtout lorsqu’il s’agit de la pratique de
l’image, cette figure de style si fondamentale pour l’auteur de la
Recherche qui en fait une « figure de vision » et qui affirme que seule
la métaphore peut donner une éternité au style.

Nous avons vu comment une image qui appartenait à


Querqueville a été transférée à Combray, en étant détachée de son
contexte originel, à savoir la métaphore filée de la chambre-autel, pour
devenir une des composantes d’un binarisme proustien pluie / soleil,
Malédiction / Bénédiction, mis en valeur au sein d’une phrase longue.
Elle a pu ainsi devenir la conclusion de la description du porche de
Saint-André-des-Champs qui constitue une réflexion esthétique à
l’intérieur de cette longue évocation des promenades et introduit cette
thématique du « mal » représentée par le village maudit et le mauvais
sujet Théodore.
Image qui par ses multiples sources pourrait être qualifiée
d’“intertextuelle” ou, mieux encore, d’“interartistique” puisqu’elle
218 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

réunit littérature et peinture. Elle est profondément imprégnée du


symbolisme de Gustave Moreau dont les tableaux, notamment ceux
consacrés à Salomé, relèvent de la technique du palimpseste
pictural : plusieurs couches se superposent, n’accordant de luminosité
qu’aux personnages principaux. Image qui, par son appartenance au
mythe de Salomé, est le témoin d’une époque pour laquelle ce
personnage est devenu sujet d’inspiration dans le domaine littéraire
(Mallarmé, Flaubert, Oscar Wilde), pictural (Gustave Moreau),
musical (Massenet, Strauss), réalisant ainsi ces correspondances entre
les arts que recherchaient les symbolistes. Mais, si Gustave Moreau
était aussi fasciné par le personnage de Salomé, c’est que celle-ci
représentait à ses yeux l’image même de la perversité. Ainsi, nous
rejoignons, à travers l’image du soleil-ostensoir, le mauvais sujet
Théodore, le village de Roussainville, les villes maudites de La Bible,
elles aussi citées dans Hérodias de Flaubert et représentées, en
flammes, dans un autre tableau de Gustave Moreau, Les Anges de
Sodome.
LE VITRAIL DE L’ÉGLISE DE COMBRAY
UNE ALLÉGORIE DE LA CRÉATION
INTERTEXTUELLE

Deux personnages gravitent autour du topos de


« l’église » : Françoise, la servante de tante Léonie, et Théodore, le
garçon épicier, chargé de l’entretien de l’église. Ils représentent le
monde de la domesticité et leur origine est complexe. Dans son
analyse du personnage proustien1, Jean-Yves Tadié rappelle les
déclarations contradictoires de Proust à propos de son utilisation de
modèles pour la conception de ses personnages. « Tantôt il signale lui-
même à ses correspondants des clés », tantôt il les nie, déclarant dans
Le Temps retrouvé : « Ce livre où il n’y a pas un seul fait qui ne soit
fictif, où il n’y a pas un seul personnage à clefs ». La seule certitude
qu’on puisse avoir à ce sujet, c’est qu’il n’y a jamais une seule « clé ».
Ainsi, en ce qui concerne Françoise, il a été très facile de voir à travers
elle une transposition des différentes domestiques qui ont été au
service de la famille de Proust et de l’auteur lui-même : Ernestine
Gallou, la gouvernante de tante Élisabeth, Félicie Fitau, Céline Cottin,
Céleste Albaret. De la première, il a retenu la cruauté. La seconde,
Félicie Fitau, se trouve transposée dans Jean Santeuil par son bonnet
blanc et par son prénom devenu « Félicité », dans la Recherche par
son célèbre bœuf mode. Il ne s’agit pas pour autant de tomber dans le
travers de la critique biographique que Proust lui-même dénonce : les
références intertextuelles – en l’occurrence, le souvenir de Flaubert –
transforment le biographique en littéraire, ainsi Ernestine et Félicie
rejoignent Félicité pour donner naissance à Françoise. Un fragment du

1. Jean-Yves Tadié, Proust et le roman, p. 62.


220 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Cahier 52 fournit la preuve que la confusion subsiste dans l’esprit de


l’auteur puisqu’à quelques lignes d’intervalle se côtoient les noms de
« Françoise » et de « Félicie ». Le personnage de Théodore, familier
de Françoise, relève du même processus de création.

1. Une intertextualité onomastique

« […] ce courant mystérieux que le Nom,


cette chose antérieure à la connaissance,
fait courir […]3 »

On connaît l’importance du nom propre pour Proust aussi


bien à travers ses propres réflexions qu’à travers celles de critiques, tel
Barthes dans son article « Proust et les noms4 ». Ce dernier, rappelant
que, dès le Contre Sainte-Beuve, apparaît un chapitre sur les « Noms
de personnes5 » qui sera suivi, dans Du côté de chez Swann, d’une
partie intitulée : « Noms de Pays : le Nom », n’hésite pas à affirmer
que « l’événement (poétique) qui a “lancé” la Recherche, c’est la
découverte des Noms ». Il situe cette mise en place du système des
noms entre 1907 et 1909, ce qui correspondrait approximativement
aux années où Proust porte une grande attention à Flaubert. Ces dates
sont trop restrictives car les manuscrits montrent que l’attribution des
noms est très fluctuante et ce jusqu’aux épreuves. Il paraît
incontestable que Proust a emprunté un certain nombre de noms
propres à Flaubert, de traits appartenant à certains de ses personnages
et mieux encore s’est inspiré de sa pratique onomastique. Comme le
rappelle Claudine Gothot-Mersch dans une note de L’Éducation
sentimentale6, Flaubert affirme dans une lettre non datée : « Un nom
propre est une chose extrêmement importante dans un roman, une
chose capitale… ». Il change néanmoins facilement les noms de ses
personnages, dans les premiers temps de la réalisation d’une œuvre, et

2. Pléiade I, Esquisse XXI, p. 725-726.


3. CSB, p. 327.
4. Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais
critiques, p. 121-134.
5. CSB, p. 316-336.
6. ES, p. 511.
Motifs poétiques 221

c’est ainsi que « Moreau » a d’abord été le nom de la femme aimée


avant d’avoir été celui de la mère, ce qui ne peut que réjouir les
adeptes de la critique psychanalytique. Les noms des personnages
eux-mêmes se prêtent à de multiples interprétations plus ou moins
contestables : le pauvre Charles Bovary en prononçant « Charbovari »
se rapproche du char à bœufs ou mieux encore du veau puisqu’il est
« nouveau » et Emma était, par son nom même, prédestinée à aimer.
La scène des Comices agricoles est encore plus riche en facéties de cet
ordre avec la participation de Tuvache et le discours vide de
M. Lieuvain. Certes, ces interprétations sont loin de la subtilité de
Proust pour qui les Guermantes baignent « comme dans un coucher de
soleil dans la lumière orangée qui émane de cette syllabe : “antes”7» et
pour qui le nom de Parme est « compact, lisse, mauve et doux » parce
qu’il est rempli de la « douceur stendhalienne et du reflet des
violettes ». L’un se situe du côté du sémantisme et de l’humour,
l’autre du symbolisme et de la poétisation. Ces deux écrivains ont en
commun, non seulement le pouvoir qu’ils reconnaissent au nom
propre mais surtout l’utilisation toute particulière qu’ils en font dans
l’ensemble de leur œuvre, créant des échos, des variations, autrement
dit tout un réseau intratextuel et même autotextuel en ce qui concerne
Proust puisque des transformations significatives apparaissent dès les
avant-textes.

Ainsi, Paul et Virginie avant d’être les enfants de Madame


Aubain dans Un cœur simple étaient les héros favoris d’Emma dans
ses lectures de jeunesse. Intertextualité et intratextualité se rejoignent
donc ici. Emma ne retenait que l’idéalisme du début du roman de
Bernardin de Saint-Pierre alors que le conte est fidèle au dénouement
tragique de l’histoire à travers la mort de Virginie. L’emprunt de ces
noms propres n’est pas un simple jeu : il renvoie à la problématique de
l’œuvre ; et cette reprise de certains noms de personnes d’une œuvre à
l’autre n’est pas un simple phénomène de récurrence : il se tisse des
rapports de ressemblance ou d’opposition entre leurs différentes
utilisations.

Nous verrons comment, à son tour, Proust reprend certains


schémas et les personnalise, à partir des exemples de Félicité et de

7. DCS, « Nom de pays : le nom », p. 528-529.


222 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Théodore qui sont des personnages récurrents dans l’œuvre de


Flaubert et qui réapparaissent – transformés, et c’est précisément cette
transformation qui nous intéresse – dans l’œuvre de Proust.

Félicité, avant d’être l’héroïne d’Un cœur simple, avait été la


servante de Madame Bovary, celle qui l’accompagne dans ses
moments les plus déchirants et notamment lorsqu’elle agonise, celle
qui sert la religion, conformément aux deux acceptions du terme. Mais
si ce nom de Félicité prend une valeur ironique dans le conte quand on
connaît le sort tragique de la servante, il désigne dans le roman la
quête désespérée de l’héroïne, rêvant de « l’immense pays des félicités
et des passions ». Fin tragique pour la maîtresse mais dénouement
heureux pour la servante qui « à la Pentecôte, […] décampa
d’Yonville, enlevée par Théodore, et en volant tout ce qui restait de la
garde-robe ». Ironie du sort : elle réalise ce dont avait rêvé sa
maîtresse.

Quant à Théodore, il apparaît à la fois dans L’Éducation


sentimentale, où il est garçon d’estaminet aux Trois Frères
Provençaux, dans Madame Bovary où il est le domestique de
Monsieur Guillaumin et celui qui enlève Félicité après la mort
d’Emma, dans Un cœur simple où il est l’amoureux sans scrupule de
Félicité.

Une autre forme d’intratextualité réside non dans la reprise


d’un nom mais dans celle d’un type de personnage et d’une
situation : ainsi l’histoire de la servante de Madame Aubain – qui
retrouve une sœur, Nastasie Barette, femme Leroux – rappelle celle de
Catherine Leroux dans Madame Bovary.
Échos, variations à l’intérieur de l’œuvre de chaque écrivain
mais aussi entre les deux œuvres : À la recherche du temps perdu se
révèle être, une fois encore, un univers de signes derrière lesquels se
dissimule la présence de Flaubert. Univers de signes dont le lecteur
doit découvrir le fonctionnement par lui-même puisque Proust qui a
été si prolixe sur le style de Flaubert n’a rien dit au sujet des
techniques romanesques de son prédécesseur.

Proust emprunte, en effet, à Flaubert plusieurs noms de


personnages : « Félicité », la servante dans Jean Santeuil, qui
Motifs poétiques 223

deviendra Françoise dans la Recherche et « Théodore » sont les plus


manifestes ; mais on peut ajouter celui d’« Eulalie », prénom de la
confidente de tante Léonie dans « Combray » et prénom de la
prostituée de Marseille qui initia Flaubert au plaisir sexuel et qui fut
une rencontre déterminante pour lui. Albertine, comme nous l’avons
vu, s’est d’abord appelée « Maria », comme l’héroïne de Mémoires
d’un fou ; dans « Gilberte » et « Albertine », on retrouve phoné-
tiquement « Berthe », prénom de la fille de Charles et d’Emma
Bovary ; Gisèle, l’une des jeunes filles de la bande, célèbre pour sa
composition française, portait initialement le prénom de « Berthe »,
maintenu parfois jusqu’aux épreuves Gallimard8.

Par ailleurs, les manuscrits révèlent que ces emprunts étaient


encore plus manifestes dans les premiers cahiers : ainsi dans le
Cahier 7 et dans certains passages du Cahier 8, Tante Léonie est
appelée « Madame Charles » ; dans ce même Cahier 8, le gendre de
Françoise a d’abord eu « Hippolyte » pour prénom, avant d’avoir celui
de « Julien », le premier renvoyant à Madame Bovary, le second à
La Légende de saint Julien l’Hospitalier. On découvre même dans le
pastiche de Ruskin « La Bénédiction du sanglier. Étude des Fresques
de Giotto représentant l’Affaire Lemoine […] » un certain
Lepoittevin, avocat, homonyme du grand ami de Flaubert à qui est
dédiée Mémoires d’un fou.

Le prénom peut également changer d’attribution : ainsi,


comme le fait remarquer Painter9, Françoise n’a pas toujours désigné
la servante ; dans différentes lettres imaginaires écrites en 1899 et
publiées dans un journal, elle apparaît à l’intérieur d’un dialogue
« Vacances » où elle est l’interlocutrice du narrateur, jouant le rôle qui
sera celui d’Albertine ; « Vacances » étant une première esquisse de
l’épisode du bois de Boulogne au cours duquel le narrateur se rend au
Bois en compagnie d’Albertine mais avec l’intention de rencontrer, le
lendemain, Mme de Stermaria. Dans Jean Santeuil, Françoise est la
femme qu’aime Jean et c’est elle qui interprète la sonate de Saint-
Saëns au piano. C’est dire combien le personnage de Françoise

8. Voir note 3, vol. II de La Pléiade, p. 1318.


9. George D. Painter, Marcel Proust, 1871-1922, Mercure de France, éd.
1992, p. 441.
224 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

dépasse le simple rôle de servante et est fondamental pour le


narrateur ; importance et ambiguïté que confirme l’examen des avant-
textes.

2. Les origines de Françoise dans le Cahier 5 (N. a. fr. 16645)

Dans le Cahier 5 du Contre Sainte-Beuve (qui n’a été


précédé que du Carnet 1 et des Cahiers 3 et 2), une longue description
de Françoise qui s’étend sur une vingtaine de pages (fos 20-39, 104-
106) vient s’intercaler entre des passages de critique littéraire et
artistique, pratiquée directement (ainsi les pages consacrées à Nerval
et à Gustave Moreau) ou indirectement sous forme de pastiches :
« Pastiches de Buncht (suite). L’Affaire Lemoine VIII, par Henri de
Régnier ». Les seuls autres personnages présents dans ce cahier sont
les Guermantes mais ils le sont beaucoup moins (fos 39 v° 45, 56-57).
Le cahier se clôt sur des pages qui portent sur le thème fondamental
des sommeils. La longue unité textuelle qui décrit Françoise s’arrête
brutalement et elle est suivie d’un dessin comme si l’auteur se laissait
le temps de réfléchir pour continuer son portrait. Celui-ci reprend pour
décrire Françoise « en train de coiffer Maman », sur le folio 104, pris
à l’envers, alors que les folios 68 à 103 sont restés vierges.

Françoise est présentée d’un point de vue général, par la


perception contradictoire qu’avaient d’elle la famille du narrateur et
les visiteurs : « Françoise était de ces serviteurs qui dans une maison
sont à la fois celui auquel pour des raisons inconnues tiennent le plus
les maîtres et qui pour des raisons assez déplaisent le plus aux
étrangers. » (f° 20) Mais le recto du folio 20 est couvert d’un ajout qui
précise l’attitude très particulière de Françoise par rapport au malheur,
à la souffrance.

f° 20 r°

Ce n’est pas qu’elle n’eût de la < une immense > pitié pour tous
les malheurs mais il fallait qu’ils frappassent des inconnus qui lui
devenaient aussitôt sympathiques. Si en faisant le déjeuner elle
entendait dire qu’il y avait beaucoup de misère à Java, elle se
représentait aussitôt ces malheureux et fondait en larmes.
Motifs poétiques 225

Un deuxième exemple, celui des coliques néphrétiques, vient


confirmer l’attitude paradoxale de Françoise : elle n’a aucune pitié
pour la fille de cuisine qui en souffre, mais, en revanche, fond en
larmes en lisant la description des effets d’une telle crise dans un livre
de médecine. Ce qui retient notre attention dans cette page, c’est
l’exemple mystérieux de « Java » qui sera repris dans les versions
ultérieures des avant-textes mais qui n’apparaît pas dans le texte
définitif. Pourquoi ce nom ? « Java » pouvait, à l’époque, être un nom
mythique, synonyme, dans l’imagination populaire, de la misère
absolue dans un pays lointain, mais une signification de nature
intertextuelle paraît plus probable : il ferait allusion à l’épisode du
neveu de Félicité dans Un cœur simple. Celui-ci, au grand désespoir
de Félicité car il représentait « ce qu’elle chérissait le plus », s’était
engagé dans la Marine pour un voyage au long cours et il trouva la
mort à La Havane, à la suite d’une maladresse médicale. Certes, Java
ce n’est pas La Havane mais ce sont deux noms exotiques qui
présentent les mêmes sonorités. Autre similitude : Françoise perdra,
elle aussi, son neveu, tué au front alors qu’elle avait tout fait pour le
faire réformer. Similitude encore renforcée par le fait que le neveu de
Félicité se prénomme Victor et que le garçon de course de l’épicier
d’Illiers, qui était en même temps enfant de chœur et qu’on cite
comme étant l’un des modèles possibles de Théodore, s’appelait
Victor Ménard10. Une fois encore, le réel a rencontré le livresque pour
donner naissance à un jeu intertextuel, pour reprendre une expression
d’Annick Bouillaguet11. Le récit de la mort du neveu de Françoise,
dans Le Temps retrouvé12, suscite, très curieusement, une intervention
de l’auteur qui en souligne, lui-même, le caractère insolite.

Dans ce livre où il n’y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où il n’y
a pas un seul personnage « à clefs », où tout a été inventé par moi
selon les besoins de ma démonstration, je dois dire à la louange de
mon pays que seuls les parents millionnaires de Françoise ayant

10. Indication fournie par le Quid qui précède l’édition Robert Laffont de À
la recherche du temps perdu, collection Bouquins.
11. Annick Bouillaguet, Marcel Proust, le jeu intertextuel, éd. du Titre, 1990.
12. TR, p. 231.
226 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

quitté leur retraite pour aider leur nièce sans appui, que seuls ceux-
là sont des gens réels, qui existent13.

Proust a sans doute voulu rendre hommage à des gens dont


la conduite avait été remarquable et qu’il appréciait. Mais on peut y
voir aussi un clin d’œil à Flaubert qui donne à la mort du neveu de
Félicité une suite opposée à celle qu’imaginera Proust : la famille reste
indifférente à cette disparition. Alors que Flaubert reste fidèle à son
principe d’impersonnalité, Proust, dans cette fin de roman, se permet
de faire une infidélité à ses principes d’écriture.

Félicie Fitau, contrairement à Ernestine Gallou, est souvent


citée dans la correspondance de Proust ; et, ainsi, nous découvrons
qu’elle avait, elle aussi, un neveu, Robert Ulrich, dont s’est beaucoup
occupé Proust. Il n’est pas décédé à la guerre ni à La Havane mais il a
été réformé alors qu’il était brigadier de gardes républicaines en 1906,
et Proust s’est alors adressé à Robert de Billy14 pour lui trouver un
emploi dans un bureau militaire avant d’en faire son « pseudo
secrétaire », selon la propre expression de Proust. Dans deux lettres
que Kolb pense pouvoir dater de 1913, il est à nouveau question « du
pauvre Ulrich qui meurt de faim15 » et pour lequel Proust cherche un
emploi de chauffeur. Cette analogie entre Félicie et Félicité a pu
également être entretenue dans l’esprit de Proust par la référence à
Trouville. Félicité accompagne Madame Aubain et ses enfants à
Trouville et ils vont se promener au-delà des Roches-Noires ; dans une
lettre que Kolb date du 3 septembre 1893, Madame Proust précise
qu’à l’Hôtel des Roches-Noires, sa femme de chambre est la nièce de
Félicie et, par une lettre du 21 juillet 1906, on apprend que Proust
envisage alors d’aller à Trouville, accompagné de sa cuisinière. Après
cette digression qui nous a permis de voir que, par le fruit du hasard,
– mais c’est ainsi que se font les plus grandes révélations – des
éléments du vécu de l’auteur ont, pu ressusciter en lui des souvenirs
de lecture, revenons au Cahier 5 pour vérifier si nos hypothèses se
confirment.

13. Il s’agit des Larivière qui étaient parents avec Céleste Albaret.
14. Corr., Tome VI, p. 268.
15. Ibid. Tome XII, p. 129 et 236.
Motifs poétiques 227

Un deuxième ajout sur le recto du folio 21 fait intervenir les


neveux et nièces de Françoise pour donner un nouvel exemple du
mélange de tendresse et de cruauté que représente le personnage. Cet
intérêt particulier que manifeste l’auteur pour les neveux, et qui se
retrouvera tout au long de l’œuvre, l’amène à rayer une première ligne
qu’il avait écrite, sans les mentionner, et à les mettre en valeur par une
antéposition. Si l’existence des neveux rapproche Françoise de
Félicité (au folio 29, une parenthèse précise même qu’ « elle avait un
neveu marin ») le thème de la cruauté en fait une héritière de saint
Julien l’Hospitalier. Mais, à ce stade de la conception de l’œuvre, la
cruauté ne s’exerce qu’à l’égard des êtres humains.

f° 21 r°

Créature une < des > plus tendres peut-être que j’aie jamais
connues

Cette créature qui avait pour les ses neveux et nièces une tendresse
allant jusqu’au / et complet oubli de soi qui serait allé facilement
jusqu’au sacrifice de sa propre vie, avait à l’endroit des autres
domestiques des cruautés inflexibles et réaffirmées comme celles
que l’ [blanc laissé par l’auteur] qui est une mère admirable pour
ses petites abeilles a à l’égard de < toute espèce > de bourdons. Il
y a un été où nous n’avons elle ne nous a fait manger tous les jours
< soirs > des asperges que parce que leur odeur donnait
d’effroyables crises d’asthme à une fille de cuisine qui fut de cette
façon obligée de s’en aller. Au fond nous même nous tremblions
un peu devant elle. […]

Si l’on en croit Painter, Proust transpose, là encore, une


réalité qu’il avait lui-même vécue. En évoquant Ernestine Gallou, la
gouvernante de tante Elisabeth, « Marcel observait sa cruauté à l’égard
de la fille de cuisine avec une indignation et une pitié que tempéraient
non seulement une appréciation de sa cuisine, mais aussi une
complicité secrète : c’était chez l’enfant le premier signe de sadisme
(implantée en lui par son ressentiment contre sa mère)16 ». Il y aurait
donc identification entre le narrateur et la servante. Un court fragment
du folio 27 le prouve :

16. Op. cit. p. 45.


228 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Alors elle poussait un nouveau soupir et disait : « Ah ! Gelos,


Gelos. C’était le nom de son pays. Quand est-ce que je te reverrai,
que je verrai fleurir l’aubépine en fleurs dans le jardin de mon père
et que je passerai toute la sainte journée sans entendre la satanée
sonnette de Monsieur / Monsieur Marcel. »

À l’origine, c’était donc elle la grande amoureuse des


aubépines en fleurs qui se trouvaient non pas à Combray mais à
Gelos. On peut aussi dégager de ce passage des éléments qui sont
simplement cités mais qui deviendront de toute première importance
dans la Recherche : l’importance du nom et plus précisément du nom
de pays, la nostalgie du passé qui apparaît comme un paradis perdu,
l’allusion à la sonnette qui peut être perçue comme une préfiguration
de la clochette annonçant l’arrivée de Swann, l’intégration du nom du
narrateur dans le discours.
Françoise nous est donc présentée dans ce premier
cahier comme fortement attachée à ses racines régionales ; elle est la
paysanne pyrénéenne comme Félicité est la paysanne normande. Elle
le restera sur les dactylographies ; en revanche, toutes les références à
des lieux réels tels que Gelos, La Havane, disparaîtront dans la
version définitive, l’auteur se détachant du réel au profit de
l’imaginaire. Dans Albertine disparue, la cruauté de Françoise sera
rappelée et mise en relation avec ses origines paysannes : « servie par
son instinct d’ancienne petite paysanne qui autrefois lui faisait
capturer et faire souffrir les animaux, n’éprouver que de la gaîté à
étrangler les poulets et à faire cuire vivants les homards17. »

Dans ce Cahier 5, Françoise est encore très proche de


Félicité par sa ferveur religieuse naïve, par sa façon de se représenter
l’univers en fonction de son vécu quotidien :

f° 29

Elle aimait la religion, la royauté, et certains progrès dont


l’idée lui paraissait grande, tellement qu’ayant perdu presque tout
ce qu’elle avait dans le Panama, ses yeux se mouillaient
d’attendrissement en disant qu’elle ne pouvait pas en vouloir à
M. de Lesseps qui avait fait quelque chose de si beau que le Canal

17. AD, p. 139.


Motifs poétiques 229

de Suez qui évitait tant de chemin « à nos pauvres vaisseaux »


(elle avait un neveu marin).

Félicité fait preuve de la même candeur lorsque, découvrant


la religion par l’intermédiaire de Virginie, elle se met à aimer « plus
tendrement les agneaux par amour de l’Agneau, les colombes à cause
du Saint-Esprit » ou qu’elle demande à voir, sur une carte de l’atlas de
Bourais, la maison de Victor à La Havane.

3. Le vitrail, Françoise et les poulets

Ce motif du vitrail présente de très nombreuses versions,


aussi nombreuses que celles du passage consacré à l’église dont il est
un élément constitutif18. Il apparaît, pour la première fois, dans le
Cahier 7 (N. a. fr. 16647), un Cahier Contre Sainte-Beuve : ce vitrail
reproduit par le peintre qui s’est installé dans l’église de Combray, à la
grande surprise de tante Léonie, retient l’attention par sa couleur.
L’épisode correspond aux cinq premières pages du cahier. Tante
Léonie, appelée alors « ma tante Charles », a demandé confirmation de
cette nouvelle auprès du curé qui lui rend visite. Nous donnons
d’abord le passage du texte définitif :

Monsieur le Curé, qu’est-ce que l’on me disait, qu’il y a un artiste


qui a installé son chevalet dans votre église pour copier un vitrail.
[…] Mais qu’on ne vienne pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du
bon sens de laisser des fenêtres qui ne donnent pas de jour et
trompent même la vue par ces reflets d’une couleur que je ne
saurais définir, dans une église où il n’y a pas deux dalles qui
soient au même niveau et qu’on se refuse à me remplacer sous
prétexte que ce sont les tombes des abbés de Combray et des
seigneurs de Guermantes, les anciens Comtes de Brabant19.

18. Voir à ce propos l’article de Claudine Quémar « L’église de Combray,


son curé et le Narrateur » dans Cahiers Marcel Proust 6, Études proustiennes
I, 1973, p. 277-342.
19. DCS, p. 207-208.
230 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Cahier 7, folio 5

« Et pe encore, que peint-il d’après quoi exécute-t-il son


travail ? D’après le grand vitrail noir que j’ai derrière mon autel. »
« Ce qu’il y a de plus vilain dans l’église. » « Mon Dieu madame
Charles, je ne dirai pas ce qu’il y a de plus vilain, car elle n’est pas
bien belle ma pauvre église, la seule qu’on ne plus vieille de tout le
diocèse, et la seule qu’on ne rebâtisse pas ! Mais enfin, comme je
lui disais à cet artiste qu’est-ce que vous lui trouvez donc
d’extraordinaire à ce vitrail ? Qu’il est un peu plus sombre que les
autres. Franchement madame Charles, croyez-vous que c’est bien
beau tous cette couleur rouge, et rouge noir encore, comme le sang
de ces excellents poulets que Françoise nous accommode si bien,
ajoutait-il avec un regard entendu à Françoise, quand elle l’a laissé
pendant une heure dans un bol. N’est-ce pas Françoise. Cela fait
dans sur les marches < Cela fait dans tout le fond > de l’autel un
faux jour qui est très préjudiciable à mes pauvres yeux, et quand je
descends les marches de l’autel elles sont toutes tachées des reflets
de ce fameux vitrail. Je ne sais jamais où je pose le pied et il me
semble qu’on a ensanglanté mon église comme au temps de la
grande Révolution.

Ce thème est déjà mentionné sur la première page du


Cahier 7, il fait partie des fragments isolés présentés par Claudine
Quémar. Les lignes consacrées à ce vitrail sont l’objet de nombreuses
ratures, traduisant des hésitations et un grand souci de précision dans
la description. Ce vitrail, dans cette première version, est « affreux » et
« tout noir » ; il représente Gilbert le Mauvais recevant l’absolution de
Saint Hilaire pour avoir fait raser la première abbaye de Guermantes et
fait mettre à mort cent vingt moines. Le mal est donc déjà inscrit dans
ce vitrail. Notons que, dans ce passage, Combray se situe dans la
proximité de Dreux et des Andelys.

Sur le folio 5 de ce même Cahier 7, le passage est réécrit : le


vitrail n’est plus « affreux » mais « grand ». Sa couleur reste
inchangée : ce « grand vitrail noir » rappelle le « grand cerf noir » de
La Légende de saint Julien l’Hospitalier qui fait figure de justicier et
qui prédit à Julien qu’il assassinera son père et sa mère. Les précisions
le concernant sont plus abondantes : « il est un peu plus sombre que
les autres » ; sa couleur passe du noir au rouge, « cette couleur rouge,
et rouge noir encore », et, surtout, apparaît la comparaison avec le
Motifs poétiques 231

sang des poulets de Françoise, ce qui justifie ce changement de


couleur. Mais aucune indication de cruauté n’est donnée – ces
excellents poulets, elle les « accommode bien » – et le sang mentionné
est un sang qui a reposé déjà une heure dans un bol. Certes, l’image
n’est pas poétique mais il n’y a pas dramatisation de la scène, ni même
mise en scène. Ce vitrail est responsable d’un faux jour comme il l’est
dans le conte de Flaubert et les marches sont « toutes tachées des
reflets de ce fameux vitrail » où « fameux » prend le sens de
« funeste ».

En quoi cet épisode a-t-il pu avoir été inspiré par La Légende


de saint Julien l’Hospitalier ? En effet, même si dans Madame
Bovary, la description de l’auberge de madame veuve Lefrançois qui
« suait à grosses gouttes en remuant ses casseroles » – annonçant peut-
être Françoise « commandant aux forces de la nature devenues ses
aides » – inclut le détail suivant : « On entendait, dans la basse-cour,
crier les volailles que la servante poursuivait pour leur couper le
cou », c’est au conte médiéval que le motif du vitrail doit le plus. Le
premier accès de cruauté de Julien se produit dans une chapelle : il
assiste à la messe avec ses parents quand il aperçoit une petite souris
blanche qui trottine sur les marches de l’autel. L’idée de la revoir
l’obsède et il décide de la tuer puis essuie, avec sa manche, la goutte
de sang qui tache la dalle. Ce premier épisode présente déjà des points
communs avec celui du vitrail de l’église de Combray : le lieu
religieux et les taches de sang sur les dalles. D’autre part, le vitrail
joue un rôle important dans ce conte, un rôle narratif et symbolique.
Élément clé dans la scène du meurtre des parents de Julien, il
transforme, par sa seule présence, la chambre en chapelle. Il laisse
passer une lumière diffuse, source de confusion : c’est elle qui fait
prendre à Julien les ombres de ses parents pour « des apparences
d’animaux » qui l’incitent à repartir à la chasse ; c’est elle qui
obscurcit la chambre dans laquelle Julien pénètre à son retour de la
chasse et où il pense surprendre son épouse et son amant alors qu’il
s’agit de ses propres parents. La description qui suit le meurtre ne peut
que susciter l’horreur :

Des éclaboussures et des flaques de sang s’étalaient au milieu de


leur peau blanche, sur les draps du lit, par terre, le long d’un christ
d’ivoire suspendu dans l’alcôve. Le reflet écarlate du vitrail, alors
232 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

frappé par le soleil, éclairait ces taches rouges, et en jetait de plus


nombreuses dans tout l’appartement20.

Le vitrail se trouve placé au centre de cette évocation


foisonnante en détails sanguinolents et il l’intensifie puisque non
seulement il met en lumière ces taches mais il leur ajoute les taches
rouges du soleil. Il s’établit un rapport métonymique entre les
meurtres accomplis par Julien et le ciel ; déjà lorsque Julien s’est livré
au carnage des cerfs, le ciel était « rouge comme une nappe de sang ».
Un deuxième vitrail joue un rôle fondamental dans le conte
de Flaubert ; il le clôt et en donne la justification. Nous verrons sous
quelle forme il se trouve transposé dans l’œuvre proustienne.

C’est dans le Cahier 8 qui date de juin 1909 et qui marque le


passage du récit du Contre Sainte-Beuve au roman que le thème de la
cruauté à l’égard des animaux apparaît.

fos 61 et 62

« Et encore d’après quoi < quelle partie de St Hilaire > croyez-


vous que cet artiste exécute va reproduire avec ses pinceaux sur la
toile ? Le grand vitrail si sale que j’ai derrière mon autel ! – « Ce
qu’il y a de plus vilain dans l’église » « Mon Dieu Madame
Charles je n’irai pas jusqu’à dire ce qu’il y a de plus vilain car rien
n’y est bien beau dans ma pauvre église la plus vieille de tout le
diocèse, la seule peut-être qu’on n’ait pas rebâtie ou restaurée, et
je crois que nous aurions droit à mieux qu’une restauration depuis
// le XIe siècle qu’elle est en cet état. Mais enfin comme je lui
disais à cet artiste, qu’est-ce que vous lui trouvez donc
d’extraordinaire à ce vitrail ? Qu’il est un peu plus sombre que les
autres ? Moi je vous avoue que je ne l’aime guère avec ces tons
rouges comme ceux de ces excellents poulets que dont Françoise
sait mettre à profit les derniers instants. N’est-ce pas Françoise ? Il
fait / dans / tout le long de l’autel / < l’abside > un faux jour qui
tue mes pauvres yeux < me fatigue la vue > et quand je descends
dans les marches de l’autel < dans la nef au moment de
l’élévation > je ne sais où poser le pied, avec toutes les taches
rouges devant moi < sur les marches > devant mes pauvres yeux
comme si les grands jours de la grande révolution revenai étaient

20. Flaubert, Trois Contes, p. 120.


Motifs poétiques 233

revenus et si on ensanglantait nos saints autels. Quand je pense


qu’à Méséglise qui est une paroisse de pauvres fermiers, on a bati
une ils ont un < superbe > vitrail de Ste Claire par M. Goupil le
neveu de notre excellent notaire qui a travaillé pour plusieurs
châtelains de la région, celui-là même qui avait l’auteur de cette
imposante entrée de Louis Philippe à Combray qui a été brisée il y
a quinze ans quand on a cambriolé St Hilaire.

Le vitrail a perdu sa couleur noire originelle et réaliste pour


devenir complètement rouge et donc symbolique. L’action menée par
Françoise se précise et sa cruauté est suggérée : « ces excellents
poulets dont Françoise sait mettre à profit les derniers instants ».
D’autre part, le contexte religieux est renforcé par de multiples
additions « l’abside », « la nef au moment de l’élévation » ; l’effet
provoqué par les reflets à travers le vitrail est intensifié : « un faux
jour qui tue mes pauvres yeux < me fatigue la vue > ».

Autre fait intéressant : le verso du folio 61 est couvert d’un


ajout qui a pour sujet les poulets. Ce sont bien eux, en effet, que
l’auteur veut mettre en valeur puisque, après avoir commencé en haut
de la page une phrase dont le héros-narrateur était le sujet « Je
descendais souvent à la cuisine pour m’informer du menu, avec la
curiosité qu’on a à lire la gazette et < un oisif éprouve à lire > la
gazette et l’émotion », il passe à un nouveau paragraphe qui est
immédiatement centré sur les poulets cités en tête de phrase :

f° 61 v°

Hélas ces poulets ces poulets que < moi aussi > j’avais aussi
trouvé (sic) excellents quand Françoise nous les servait, < j’en
avais eu un jour une vision bien différente > un jour que j’étais
descendu à la cuisine < demander le menu > j’avais été épouvanté
de voir Françoise se battre avec l’un deux vivant encore et qu’elle
ne pouvait pas arriver à tuer. Et Françoise l’appelait sale bête
parce qu’il ne se laissait pas tuer assez volontiers et quand il fut
tué mort, s’essuyant le front, le regarda qui n’avait pas encore par
ce mot apaisé sa rancune et redit : « sale bête ». Dès lors j’avais eu
horreur de Françoise et j’aurais voulu qu’elle quittât la maison le
soir même à l’instant même. Mais elle faisait si bien mes brioches,
mon chocolat, mon café, ces poulets même et tout donnerait tant
de plaisirs si que je m’efforçais de ne plus penser à sa cruauté. Et
234 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

ma tante Léonie, Maman tout le monde faisait de même sans que


je le sache. Car Françoise si tendre pour les siens, si qui avait tant
de larmes pour les malheurs des siens dont le sort et la fortune et la
vie lui étaient bien plus précieux que la sienne (elle qui < se levait
à la même heure > qui travaillait sans un murmure avec une fièvre
de cheval, faisait vingt lieues < si cela était [illis] > pour savoir si
sa fille ne s’était pas enrhumée) était d’une terrible cruauté pour
les maux des autres, de tous ceux qui n’étaient pas les siens, à
moins que ceux-ci fussent des inconnus et qu’elle connût leurs
malheurs par son imagination. Elle pleur On la trouvait en larmes
devant un affre journal annonçant un naufrage à Java mais elle
était d’ pour la fille de cuisine < sa fille de cuisine > qui était
enceinte et souffrait, elle lui faisait faire les travaux les plus durs
disant qu’elle s’écoutait, qu’elle faisait la maîtresse, qu’elle n’avait
qu’à ne pas faire ce qu’il fallait pour être enceinte.

Il est clair que Proust reprend ici le passage du Cahier 5


signalé précédemment : on retrouve Françoise et les siens, son
identification avec les malheureux qu’elle ne connaît pas, le naufrage
à Java (rayé), sa méchanceté à l’égard de la fille de cuisine ; mais tout
cela est précédé de la scène du « massacre » dans laquelle, cette fois-
ci, le narrateur est impliqué en tant que témoin. Scène qui a déjà été
racontée dans Jean Santeuil dans un fragment que les éditeurs ont
appelé [Ernestine] :

Jean ignorait encore que pour avoir une belle oie rôtie qui,
magnifiquement membrée et brillante de jus, excitait dans son
palais des désirs innocents, il avait fallu épouvanter une bête, lutter
avec elle, lui tordre le cou et faire couler des mares de sang sur
l’évier de la cuisine (et quand il entendait des cris et des
débattements effrayés dans la cour, il croyait qu’on punissait sans
lui faire mal un coq méchant avec les poules) […] (p. 282)

Ce récit s’inscrivait dans un développement sur la cruauté


d’Ernestine à l’égard des autres domestiques, identique à celui que
l’on trouve dans le Cahier 8 mais sans l’allusion à Java. Autrement dit,
dans Jean Santeuil, nous sommes encore dans le biographique pur.
D’autre part, dans les cahiers de La Recherche, cet épisode du
massacre est associé à l’église et plus particulièrement au vitrail, ce
qui le rapproche de La Légende de saint Julien.
Motifs poétiques 235

Le verso du folio 61 met en scène ce qui n’était dans Jean


Santeuil que récit : la scène est, cette fois-ci, vue par le narrateur et, en
ce sens, elle préfigure la scène de Montjouvain. Les cris de Françoise
qui n’avaient été que signalés dans Jean Santeuil sont ici rapportés au
style direct, ce qui rend la scène encore plus vivante, plus théâtrale.
D’autre part, cet épisode sera déplacé, dans la version définitive, une
vingtaine de pages plus loin (p. 229), s’inscrivant dans un contexte
domestique sans rapport avec l’église. Il trouvera, néanmoins, écho
dans un vitrail, non plus le vitrail du château de Julien qui avait pour
équivalent celui de l’église de Combray mais celui de l’église de
Rouen qui symbolise l’histoire racontée, comme nous l’expose la
phrase finale du conte :

Je m’aperçus peu à peu que la douceur, la componction, les vertus


de Françoise cachaient des tragédies d’arrière cuisine, comme
l’histoire découvre que le règne des Rois et des Reines, qui sont
représentés les mains jointes dans les vitraux des églises, fut
marqué d’incidents sanglants.

Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près


qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays.

Pierre-Marc de Biasi fait remarquer que « ce final, rejeté en


marge du récit, où Flaubert parle exceptionnellement à la première
personne, avait été écrit dès le plan de 1856 sous une forme quasi
définitive21 ». C’est dire combien Flaubert tenait à donner la clé de
son œuvre, démarche qu’imitera Proust mais de façon plus cryptée
puisqu’il gommera progressivement les emprunts à son prédécesseur à
propos du vitrail, devenu le creuset de l’intertextualité.

Dans les pages du Reliquat (N. a. fr. 16752), l’épisode du


vitrail subit des modifications importantes ; le texte a été établi à partir
du Cahier 10 (transcrit par Claudine Quémar) qui est lui-même une
copie du Cahier 8 avec de nombreuses corrections et additions
autographes.

21. Flaubert, Trois Contes, p. 134.


236 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

fos 174 et 175

Et quelle partie de Saint-Hilaire croyez-vous que cet artiste va


reproduire sur sa toile ? Le grand vitrail si noir que j’ai < de
Gilbert le Mauvais qui me donne ce faux jour « derrière mon
autel ! » – « Ce qu’il y a de plus vilain dans l’église ! » – « Mon
Dieu, Madame Octave je n’irai pas jusqu’à dire que c’est ce qu’il
y a de plus vilain, car elle n’a rien de bien beau ma pauvre
basilique, la plus vieille, la plus sale de tout le diocèse, la seule
< s’il y a à St Hilaire des parties qui méritent d’être visitées, il y en
a d’autres qui sont bien vieilles ; dans ma pauvre basilique, la
seule de tout le diocèse > qu’on n’ait < même > pas rebâtie ou
restaurée. et je crois pourtant que nous y aurions droit depuis le
onzième siècle qu’elle est à peu à près dans cet état. Mais enfin,
comme je le lui disais à cet artiste, qui a < est > au reste l’air d’un
homme très comme il faut, qu’est-ce que vous < poli > / lui
trouvez donc d’extraordinaire à ce vitrail ? Qu’il est un plus
sombre que les autres ? Et il me fatigue pourtant bien la vue avec
le faux jour que me donnent ses reflets rouges quand je descends
de l’autel au moment de l’élévation je ne sais où poser le pied
avec toutes ces taches que je ne saurais définir et qui dansent
devant mes pauvres yeux comme si le jour de la grande révolution
étaient (sic) revenus et qu’on ensanglantât nos saints tabernacles.
On dirait tout à fait la couleur du sang de ces excellents canards
que Françoise sait si bien assister à leurs derniers moments, n’est-
ce pas Françoise ? Quand je pense qu’à Méséglise, qui n’est
qu’une paroisse de fermiers ils ont un superbe vitrail moderne de
Sainte Claire dû à un artiste de la région qui travaille pour
plusieurs de nos châtelains et qui a même reçu commande d’un
grand magasin de Paris. < des vitraux superbes, presque tous
modernes, notamment cette imposante « Entrée de Louis Philippe
à Combray » qui vaut dit-on les fameuses verrières de Chartres.
Beaucoup de personnes même la préfèrent. > C’est lui qui avait
fait cette imposante entrée de Louis-Philippe à Combray qui a été
brisée il y a dix ans quand on a cambriolé Saint-Hilaire.

Tout le folio 175 est rayé d’une croix.

On observe curieusement un retour à la première version


(Cahier 7, folio 1) : le vitrail redevient noir et il est à nouveau fait
allusion à Gilbert le Mauvais. Les reflets rouges qui gênent le curé
passent en première position. Parallèlement, la couleur des taches est
Motifs poétiques 237

maintenant difficile à définir : « avec toutes ces taches que je ne


saurais définir ». Les « poulets » deviennent des « canards » et
l’expression du curé se fait franchement ironique puisque Françoise
« assiste » ses victimes comme lui assiste les agonisants. Tout ce
passage est appelé à disparaître.
Nous n’avons pas trouvé trace de l’épisode dans les
premières épreuves. Dans les secondes (N. a. fr. 16755), le passage est
encore l’objet de quelques légères modifications de la main de Proust
qui montrent tout l’intérêt que celui-ci porte à la désignation de
l’église, hésitant entre l’article défini et l’adjectif possessif, changeant
le groupe nominal de place « – M. le Curé, qu’est-ce que l’on me
disait, qu’il y a dans votre église un artiste qui a installé son chevalet
< dans votre / l’ / < votre > église > pour copier un vitrail » et à celle
des vitraux qui deviennent des « fenêtres ».

Dans le texte définitif, l’épisode a été considérablement


condensé. La comparaison avec l’épisode du massacre des poulets par
Françoise a complètement disparu. La couleur rouge n’est plus
mentionnée ; il n’est plus question que de « reflets d’une couleur que
je ne saurais définir ». Et enfin, on est passé de l’évocation d’un vitrail
bien précis à une réflexion plus générale sur les vitraux, « Mais qu’on
ne vienne pas me parler des vitraux », vitraux qui ne sont plus que de
simples fenêtres.
Sans les brouillons, nous n’aurions pas pu imaginer que ce
vitrail qui n’est devenu qu’un élément parmi d’autres dans l’évocation
de l’église avait une histoire si chargée et qu’il était en relation avec
l’épisode des poulets. L’auteur a voulu faire de cet épisode des
poulets non une simple comparaison permettant de mettre en valeur
une couleur mais un épisode à part entière qui lui permet d’introduire
un des thèmes clefs de l’œuvre, la cruauté. Et c’est alors le vitrail qui
devient le comparant : « […] comme l’histoire découvre que le règne
des Rois et des Reines, qui sont représentés les mains jointes dans les
vitraux des églises fut marqué d’incidents sanglants22 ».

Cet épisode du vitrail s’amplifie considérablement à travers


les différentes versions, notamment par l’addition, sur les secondes
épreuves (N. a. fr. 16755), du long passage sur la leçon d’étymologie

22. DCS, p. 229.


238 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

que donne le curé et qui porte sur les noms de lieux et les noms de
saints. C’est d’ailleurs l’ajout le plus important sur ces épreuves. On
apprend ainsi que sancta Eulalia est devenu en Bourgogne saint Eloi
et que la pauvre Eulalie risque de devenir un homme après sa mort.
Cet exemple fait suite à celui de saint Hilaire. Or le texte imprimé le
présentait comme « une espèce de dame en robe jaune » ; « espèce
de » est rayé, ce qui a pour effet d’accentuer l’ambiguïté du
personnage. « Théodebert » remplace « Childebert », faisant écho à
Théodore qui est aussi cité dans ce passage. Or, comme le font
remarquer Bernard Brun et Anne Herschberg-Pierrot23, « Théodore
est le nom d’une sainte, qui se déguisa en homme et joua de
l’ambiguïté de son prénom. Son histoire est racontée dans La Légende
dorée24 ». Avant de revenir sur le mystérieux Théodore, observons
que « Gilbert » est venu se substituer à « Fulbert ». Or, lors du « Dîner
Guermantes, « la dame forte en littérature », voulant connaître le nom
de l’auteur de Salammbô, comprend « Paul Bert ou Fulbert ». Il y a, là
encore, une étrange coïncidence onomastique.

4. Françoise, Théodore et la création

Comme Félicité, Françoise représente le peuple. En écrivant


Un cœur simple, Flaubert voulait faire plaisir à sa grande amie George
Sand, si l’on croit sa lettre du 29 mai 1876 : « Vous verrez par mon
Histoire d’un cœur simple où vous reconnaîtrez votre influence
immédiate que je ne suis pas si entêté que vous le croyez. Je crois que
la tendance morale, ou plutôt le dessous humain de cette petite œuvre
vous sera agréable25. » Lettre dont Proust a sans doute eu
connaissance puisque, comme sa mère, il a lu avec intérêt la
Correspondance Flaubert-Sand. Un post-scriptum du Cahier 57 qui
fait suite au passage sur François le champi dans Le Temps retrouvé26
est particulièrement intéressant à ce propos :

23. DCS, note 112.


24. Voir, à ce propos, Marie Miguet, « Repentir et choix onomasti-
que : M. Lignon, Théodore », BMP n° 39, 1989, p. 86-88.
25. Gustave Flaubert-George Sand, Correspondance, lettre 422, p. 533.
26. Matinée chez la Princesse de Guermantes, Cahiers du Temps retrouvé,
Gallimard, 1982, p. 147.
Motifs poétiques 239

(P. S. Sur François le Champi dire accessoirement ce pauvre livre,


bien médiocre, et qui pourtant m’avait souvent [fait] trouver du
plaisir à remarquer tant de façons de parler paysannes dans le
langage de Françoise qui le remettait soigneusement en place
quand ma mère l’avait lu et qui me la faisait paraître en cela du
moins comme un personnage au dialecte, amicalement noté, de
George Sand, tenant dans sa main l’œuvre dont elle est sortie,
comme on voit dans la niche de certains porches une petite sainte,
tenir dans ses mains un objet minuscule et ouvragé qui n’est autre
que toute la cathédrale qui l’abrite.)

Cette note constitue une véritable mise en abyme miniature


du long développement sur le porche de Saint-André-des-Champs. On
y découvre que Françoise, par son parler populaire, pourrait être sortie
d’un roman de George Sand.

Avec Proust, la servante conquiert une dimension


temporelle : de paysanne pyrénéenne ou normande elle devient
paysanne médiévale ; ainsi peut s’opérer une transposition du vitrail
au porche. Le vitrail devient alors l’emblème des légendes
aristocratiques alors que la dureté sculpturale de la pierre fixe pour
toujours les visages populaires.

De Proust à Flaubert, les données s’inversent, puisque, de


souffre-douleur, la servante est devenue bourreau, du moins dans les
premiers temps, car dans Le Temps retrouvé elle devient à son tour la
victime du maître d’hôtel qui prend plaisir à la taquiner. Le
dénouement qui suit la mort du neveu de Félicité / Françoise se trouve
aussi inversé : dans Un cœur simple, la famille manifeste la plus
grande indifférence alors que le comportement des Larivière fait
preuve d’un dévouement exemplaire. Procédé d’inversion que
Flaubert avait déjà pratiqué à l’intérieur de ses récits ; ainsi, les deux
scènes de chasse dans saint Julien l’Hospitalier, au début et à la fin de
l’œuvre, sont symétriques et inversées. Même effet de parallélisme et
d’inversion entre les œuvres : Un cœur simple repose sur l’adoration
qu’éprouve Félicité pour son perroquet (l’idée première était d’ailleurs
de faire du perroquet « le personnage » principal du conte) alors que
La Légende de saint Julien l’Hospitalier décrit le massacre des
animaux auquel se livre le héros. Françoise, c’est donc Ernestine,
Félicie, Félicité mais aussi Julien et même une paysanne de George
240 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Sand. Même complexité dans les origines de Théodore : il les doit à


Victor Ménard, garçon épicier et enfant de chœur à Illiers, à
l’amoureux de Félicité mais aussi à un personnage de La Légende
dorée. De ce dernier, il retient l’ambiguïté sexuelle ; du premier, la
double fonction sociale et, du second, l’immoralité qu’il va
transformer en inversion : Théodore devient un « protégé » de
Legrandin. Mais Proust ne s’arrête pas là dans sa pratique des
emprunts multiples : comme le révèle Gilberte au narrateur lorsqu’ils
se retrouvent à Tansonville, l’enfant de chœur a acquis le statut de
pharmacien. Or, dans le Cahier 8 (f° 68), Théodore était « – un peu
apprenti pharmacien aussi – », indication qui disparaît dans la version
définitive de Du côté de chez Swann alors que, dans la dactylographie
dite « deuxième » (N. a. fr. 16733) et le Reliquat (N. a. fr. 16752), il
était encore (f° 162) « (un peu élève amateur en pharmacie
également) ». N’aurait-il pas eu alors un autre prédécesseur, Justin,
l’apprenti pharmacien dans Madame Bovary, dont l’angélisme et la
pureté auraient été transposés en ce dévouement que Théodore
manifeste à l’égard de tante Léonie et qui lui vaut d’être comparé à un
saint du porche de Saint-André-des-Champs ? Le personnage de
Théodore apparaît donc fragmenté « en plusieurs Moi successifs »,
pour reprendre une expression de René Girard27, et cette fragmen-
tation provient, ou du moins se double, d’une intertextualité multiple.
Néanmoins, son dernier aspect, à savoir son inversion, n’est pas sans
rapport avec sa perversité enfantine, lorsqu’il jouait dans les ruines de
Roussainville.

Françoise et Théodore ont, en commun, le fait d’appartenir


au monde de Combray, de représenter le peuple, d’illustrer l’esprit
« Saint-André-des-Champs ». Mais, paradoxalement, tout en étant des
personnages secondaires, ils incarnent des thèmes essentiels pour
Proust, la cruauté, la perversion et l’inversion. Surtout, ils
« accompagnent » le narrateur dans la recherche de sa
vocation : Françoise le seconde, et l’on sait combien sa création
culinaire s’apparente à la création artistique28 ; Théodore lui écrit une

27. René Girard, « Problèmes de technique chez Proust et chez


Dostoievski », Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961,
p. 266.
28. Voir, à ce propos, l’article d’Anne Borrel, « Les cuisines de la création »,
Motifs poétiques 241

lettre de félicitations pour la publication de son article dans Le Figaro.


Ce rapport fondamental qui s’instaure entre la servante et la création
se manifeste dès la conception de l’œuvre puisque le premier portrait
de celle-ci s’intercale entre des passages de critique littéraire. Déjà,
dans Jean Santeuil, la servante Félicité est présente dès les premières
pages consacrées essentiellement à l’écrivain désigné par la lettre C.,
puis par B., que Jean et son ami rencontrent sur leur lieu de vacances,
en Bretagne. Elle est, avec le pêcheur, son interlocuteur privilégié. Or,
dès qu’elle apparaît dans le texte, c’est pour soulever le problème de la
création littéraire, en interrogeant l’écrivain sur la place du modèle
dans la réalisation de son œuvre. Celui-ci ne peut que la décevoir car :

[…] en réalité il n’aurait pu dire à personne, à rien, depuis la


Princesse jusqu’à Félicité, depuis ses insomnies jusqu’à la plage
de C. : Vous êtes dans mon livre. Car il sentait trop bien qu’eux
mêmes n’étaient pour rien dans l’illumination qu’il avait eue
souvent en leur présence. (p. 193)

Déclaration paradoxale de l’écrivain : ses familiers ne se


retrouvent pas dans son œuvre et, pourtant, c’est en leur présence – et
on est tenté d’ajouter « grâce à leur présence » – que l’illumination qui
fait naître l’œuvre se produit. Dans un exemple qui fait suite à ce
passage, le prénom que veut donner une jeune femme à son bébé en
hommage au médecin qui l’a accouchée est celui de « Théodore », qui
a pour signification « Présent des Dieux ». Félicité et Théodore, sans
avoir de liens entre eux, se trouvent donc déjà unis face au problème
de la création.

Au service de la création, ils incarnent un mode de création


puisque l’un et l’autre naissent d’une intertextualité avec les contes de
Flaubert. Tous les deux sont mis en relation avec l’église, celle du
porche de Saint-André-des-Champs mais aussi celle de Combray. Si
l’église de Combray devient, comme l’affirme avec juste raison
Claudine Quémar, une allégorie de l’œuvre, le vitrail devient une
allégorie de la pratique intertextuelle de Proust. C’est en lui que
s’inscrivent les multiples références aux personnages flaubertiens mais
c’est aussi à travers lui qu’elles s’effacent progressivement pour

BMP n° 39, 1989, p. 76-85.


242 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

diffuser une lumière trouble qui trompe le lecteur ou plutôt qui l’incite
à se demander ce qu’elle dissimule comme secret, non plus secret de
tragédies anciennes mais secret d’écriture.

On ne peut parler de création, avec Proust, sans parler de


félicité. Serait-ce alors facétie onomastique ou vérité profonde, que
d’affirmer que cette félicité qui envahit le narrateur à chaque
expérience de résurrection du passé est un dernier emprunt à Flaubert,
plus exactement à son héroïne, Madame Bovary, dont toute la vie fut
une quête de cette félicité qui n’eut pour exutoire que le mysticisme et
que lui ravit finalement sa servante Félicité ? De Félicité à la félicité
créatrice, ce serait la création proustienne qui serait résumée par ce
passage de l’emprunt à la créativité personnelle.
Page laissée blanche intentionnellement
Une paperole : Robert de Saint-Loup, oiseau lumineux
Cahier XV, N. a. fr. 16722, f° 85
Cliché Bibliothèque nationale de France
ROBERT DE SAINT-LOUP, OISEAU LUMINEUX

1. Quand stylistique et génétique se rencontrent…

Le portrait de Robert de Saint-Loup qui nous intéresse se


situe dans la première partie du Temps retrouvé, inséré dans un
paragraphe qui commence avec la phrase : « J’eus du reste l’occasion
(pour anticiper un peu puisque je suis encore à Tansonville) […] » et
se termine par « […] les manières de M. de Charlus1. » Ce portrait
avait d’abord retenu notre attention2 par le fait qu’il renferme une
phrase longue de dix-huit lignes et que celle-ci est entièrement animée
par la métaphorisation du signifié. Dans l’édition de La Pléiade (celle
de Clarac et Ferré, 1954) qui était alors notre édition de référence, de
nombreuses notes signalaient déjà le caractère inachevé du passage
alors que le texte était présenté dans sa plénitude. La parution de
nouvelles éditions a confirmé cette “instabilité” du texte, en
manifestant des divergences en ce qui concerne, d’une part, la
délimitation de l’unité textuelle et son intégration dans le contexte,
d’autre part, la segmentation en phrases et la lisiblité de celles-ci. Or,
la totalité de ce passage correspond, dans les manuscrits, à une
paperole, composée elle-même d’un assemblage de plusieurs petits
morceaux de papier. Par ailleurs, l’étude, dans un autre contexte3, du
portrait de Monsieur Poiret dans Le Père Goriot nous a donné

1. TR, p. 66-67.
2. Mireille Naturel, « Les figures proustiennes », La Phrase longue dans Le
Temps retrouvé de Marcel Proust, thèse de 3e cycle, Paris III-Sorbonne
nouvelle, 1982, p. 123-130.
3. Mireille Naturel, « Le texte romanesque », Pour la littérature, CLE
International, 1995, p. 57-68.
246 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

l’intuition que ce portrait balzacien était un hypotexte4 du portrait


proustien. Hypothèse confirmée par la référence à Balzac que
renferme le texte proustien original. Mais si Robert de Saint-Loup
incarne une race, celle des Guermantes, un type, celui de l’inverti, et,
en ce sens, s’inscrit dans une lignée balzacienne, il se singularise par
un rayonnement, un éclat que traduit une poétisation lyrique du
portrait qui rappelle les premières œuvres de Flaubert.

2. Une hésitation éditoriale

Nous reprenons ici un terme de Jean Peytard5 lorsque celui-


ci parle de « l’hésitation » de l’écriture, cette hésitation qui est l’objet
de toute analyse génétique : « De fait, ce qui suscite ma recherche, ce
sont les lieux où dans/par l’écriture, une hésitation fait sa trace. Si
l’on préfère, ces points du texte qui manifestent une instabilité. » Ces
variations s’observent, dans un premier temps, dans l’édition du texte6
(c’est un tel constat à propos de Flaubert qui a été à l’origine de cette
étude). Or, nous savons combien l’édition du texte proustien fut une
aventure complexe et passionnante, et l’enjeu qu’elle représente. La
publication fut une constante préoccupation et une obsession de la
part de l’auteur, comme il l’a exprimé dans son œuvre à travers le
leitmotiv de « l’article dans Le Figaro7 ». Dans le Contre Sainte-
Beuve, tout un chapitre est déjà consacré à ce sujet et nous partageons
les émois du héros-narrateur qui découvre, un matin, que son article
est paru, épisode qui sera transposé dans Albertine disparue. La

4. Gérard Genette définit dans Palimpsestes (Seuil, 1982) l’hypertextualité de


la façon suivante : « J’entends par là toute relation unissant un texte B (que
j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr,
hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du
commentaire. »
5. Jean Peytard, « Variations de l’écriture, ou la littérature comme enseigne-
ment de la langue », Les cahiers de l’ASDIFLE, n° 3, Les enseignements de
la littérature, Actes des 7e rencontres, Janvier 1991, p. 47-56.
6. Nous entendons, par là, la « publication » ; le terme « éditeur », comme le
signale Gérard Genette dans son ouvrage Seuils, est en effet ambigu puisqu’il
signifie à la fois « editor » et « publisher ».
7. Voir Mireille Naturel, « À propos de l’article dans Le Figaro », BIP n° 34,
2004, p. 89-94.
Du social et de l’esthétique 247

découverte, en 1986, par la famille Mauriac, d’une nouvelle


dactylographie d’Albertine disparue qui serait la dernière revue par
l’auteur, quelques jours avant sa mort, et la publication, en 1987, de
cette nouvelle version, par Grasset, ont ébranlé le milieu éditorial et
soulevé d’importantes polémiques chez les proustiens8. Jean Milly le
souligne, dans l’introduction à son édition d’Albertine disparue9 :
« Ce problème d’édition est crucial pour l’ensemble de la
Recherche. » Certes, le passage retenu ne présente pas le même
enjeu ; néanmoins, il fait apparaître, d’une édition à l’autre, des
variantes. Le Temps retrouvé étant un ouvrage posthume, ce sont
Robert Proust, le frère de l’auteur, et Jacques Rivière qui ont établi le
texte publié en 1927, après avoir fait établir une dactylographie
d’après le manuscrit. Ce manuscrit, par son état d’inachèvement,
n’était pas facile à déchiffrer. Nous comparerons les versions données
par l’édition originale (1927), la première édition de La Pléiade,
réalisée par MM. Clarac et Ferré (1954), la seconde, sous la direction
de Jean-Yves Tadié (1989), GF Flammarion, sous la direction de Jean
Milly (1986), Laffont, collection « Bouquins », (1987) et Le Livre de
Poche (1993).

Le passage, qui constitue une paperole placée entre le


folio 84 et le folio 85 du Cahier XV (N. a. fr. 16722), fait partie d’un
ensemble d’ajouts qui représentent environ deux pages dans l’édition
originale. Il a été lui-même complété par une addition marginale sur le
folio 85, addition prolongée, à son tour, par une paperole. Pour plus de
clarté, la phrase précédente a été réécrite par Proust, en haut de la
paperole. Un trait relie cette phrase au développement qui suit.
L’auteur avait donc manifesté le souhait d’établir une continuité entre
ce qu’il avait écrit précédemment et le sujet de sa paperole. Certaines
éditions ont respecté cette volonté ; d’autres se sont conformées à la

8. Jean Milly explique dans la préface à Du côté de chez Swann, qu’ : « En


raison des lois complexes sur les droits d’auteur et par suite de l’étalement
sur quatorze ans de la publication, les premiers volumes de la Recherche ne
tombent dans le domaine public qu’à l’automne 1987, tandis que les volumes
posthumes l’ont fait plus tôt. C’est pourquoi cette édition a commencé par
La Prisonnière, parue en 1984, La Fugitive et Le Temps retrouvé, parus
en 1986. »
9. éd. Slatkine, 1992, rééd. GF, 2003.
248 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

logique narrative et ont fait de ce passage un nouveau paragraphe.


Même hésitation en ce qui concerne la fin du passage : la paperole se
termine sur « Je vais faire un doigt de cour à ma mère. » mais la
narration se poursuit par un ajout marginal sur le folio suivant. Là
encore, diverses solutions ont été adoptées : seules l’édition originale
et l’édition Laffont ont choisi celle de la continuité ; les autres ont soit
fait coïncider la fin du paragraphe avec la fin de la paperole – et ainsi
le paragraphe suivant revient au sujet qui a été abandonné pour
introduire cette parenthèse descriptive – soit introduit une rupture dans
le texte de l’auteur, avant la dernière phrase de la paperole, rupture
qu’elles justifieraient sans doute par le passage du descriptif au
discours rapporté. Ce dernier choix ne respecte pas la cohérence
narrative.

Même instabilité pour ce qui est de la délimitation des


phrases. C’est ainsi que la phrase longue de dix-huit lignes que nous
avions analysée atteint dans certaines éditions vingt-six lignes. Ces
contours incertains enferment un texte qui présente la même fragilité
interne. Les notes de l’apparat critique sont là, en général, pour la
signaler ; ces notes qu’on dédaigne, la plupart du temps, sont ici de
toute première importance. Gérard Genette distingue, dans Seuils, les
notes auctoriales et les notes allographes. Ces dernières ont, selon lui,
une « fonction d’éclaircissement (encyclopédique et linguistique) et
d’information ». À l’heure actuelle, comme le fait remarquer Genette,
on constate « un enrichissement spectaculaire de l’aspect
génétique : le plus possible d’avant-textes, répondant à la curiosité
grandissante du public cultivé pour la “fabrique” du texte et pour
l’exhumation de versions abandonnées par l’auteur. L’édition critique
contribue ainsi paradoxalement […] à brouiller la notion de texte. »
Ce phénomène est particulièrement vrai pour l’œuvre proustienne.
Dans la première édition de La Pléiade, trois notes
soulignent le caractère inachevé de la fin de ce passage et donnent la
transcription des phrases qui n’ont pu être déchiffrées car elles sont
effacées par l’usure du pli. Ainsi, on découvre qu’une phrase renferme
le nom de « Balzac » mais le complément du verbe « appeler » n’a pas
été déchiffré.
L’édition GF Flammarion (volume présenté par Bernard
Brun) procède de la même façon mais la note s’est enrichie d’un bref
commentaire métatextuel, en soulignant un parallélisme avec Le Côté
Du social et de l’esthétique 249

de Guermantes, et du déchiffrement d’un mot capital pour la référence


intertextuelle : « tante ».
Dans la deuxième édition de La Pléiade, le texte est
entièrement reconstitué et on ne peut qu’être admiratif devant la
perspicacité de ceux qui ont réussi à déchiffrer ce manuscrit, d’autant
plus que la dactylographie qui a été élaborée à partir du manuscrit,
après la mort de Proust, n’a pu leur être d’aucun secours puisqu’elle
ne mentionne pas ces lignes. Les notes n’ont alors pour fonction que
de signaler la lecture conjecturale de certains mots.
L’édition « Bouquins » de chez Laffont, une fois encore
fidèle à l’édition originale10, offre un texte fini : les phrases dont la
lecture pose problème n’ont été signalées d’aucune façon. Le passage
est pourtant doté de deux notes, l’une portant sur la première phrase,
l’autre sur la dernière ; elles se singularisent par rapport aux autres
éditions. En effet, lorsqu’on sait qu’une note porte sur la fin de ce
passage, on s’attend à un commentaire génétique. Or, il n’en est
rien ; elle est ici purement thématique, replaçant Saint-Loup dans la
lignée des Guermantes, par son profil d’oiseau. En revanche, la
première souligne que la prolepse que constitue la phrase commentée
est rare dans l’œuvre proustienne et l’explique par la hâte avec
laquelle a été réalisé ce volume. Elle construit son commentaire sur un
parallélisme avec Balzac alors que le nom de ce dernier ne figure pas
dans la version du passage qui est donnée par cette édition.
Quant au Livre de Poche, les deux notes qu’il propose pour
la fin de ce passage complètent celles des éditions précédentes : d’une
part, par la précision apportée à la référence à Balzac qui est
maintenant localisée (Splendeurs et Misères des courtisanes, Scènes
de la vie parisienne I), d’autre part, par une relecture du manuscrit qui
permet d’introduire une variante et de la justifier par rapport à
l’ensemble de l’œuvre : « les manières du duc de Guermantes » se
substituant à « les manières de Guermantes ».
Le passage étudié montre combien il est nécessaire de
considérer – surtout lorsqu’on travaille sur des œuvres posthumes – le

10. Une seule petite différence entre ces deux textes : l’édition de 1927
indique « les manières des Guermantes » alors que Laffont propose « les
manières de Guermantes ». Cette hésitation entre « de » et « des » paraît une
broutille et pourtant elle renvoie à un choix entre un groupe social et un lieu,
même si les deux sont liés.
250 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

fait littéraire dans toute sa complexité : la « vérité » de l’œuvre ne


dépend pas que de l’auteur qui l’écrit, ni du lecteur qui lui donne vie
en la lisant ; elle est tributaire de l’instance éditoriale qui « établit » le
texte. Certains choix éditoriaux sont déterminants pour la
représentation que le lecteur se fait du texte. Si Bernard Raffali, qui a
dirigé l’édition « Bouquins », a raison d’affirmer que : « ce qui
importait à l’auteur de la Recherche, c’était bien “le fini, cet
incomparable velouté des maîtres”11 », il est néanmoins regrettable
que certaines éditions ne signalent pas le caractère incomplet du texte,
dû à son manque de lisibilité et qu’une seule, celle de Bernard Brun,
avance le terme de « paperole ». L’absence de transcription de
certaines bribes textuelles lisibles sur le manuscrit nous prive d’une
clé intertextuelle intéressante et elle enlève au lecteur la possibilité
d’avoir une représentation exacte de la façon d’écrire de Proust qui se
propose de construire son livre comme on confectionne une robe,
c’est-à-dire en coupant, en rassemblant différents morceaux, en les
épinglant, avec l’aide de sa gouvernante, Céleste Albaret.

3. La paperole (Cahier XV, N. a. fr. 16722, f° 85) : unité narrative et


génétique

Jean Bellemin-Noël l’a proclamé, dans un incipit


volontairement provocant : « La littérature commence avec la
rature12. » Ce qui intéresse le généticien, ce sont les hésitations, les
biffures, les déplacements, autrement dit tous les indices qui
témoignent de l’intérêt particulier que l’écrivain a porté à tel mot, à tel
fragment du texte, de son souci de les mettre en valeur ou au contraire
de les faire disparaître, de les justifier, de se justifier.

L’addition marginale < demandait chaque jour plus d’argent.


Et c’était en me confiant Gilberte qu’il repartait pour Paris. > est une
reprise du texte qui se trouve sur le folio 85 qui a été coupé pour que
puisse s’insérer la paperole dont nous donnons la transcription.

11. Bernard Raffali, « Le Proust de “Bouquins” », BSAMP n° 38, 1988,


p. 133.
12. Jean Bellemin-Noël, Le Texte et l’avant-texte, Larousse, 1972, p. 5.
Du social et de l’esthétique 251

J’eus du reste l’occasion <, pour anticiper un peu puisque je suis


encore à Tansonville, > de l’y apercevoir une fois ou deux dans le
monde, et de loin où sa parole malgré tout vivante et charmante
me permettait de retrouver le passé, je fus frappé combien il
changeait. Il ressemblait de plus en plus à sa mère, en prenait la
manière hautaine, exagérant exagérait la manière < de sveltesse
hautaine > qu’il avait héritée d’elle et qu’elle avait avait parfaite
chez lui grâce à la plus soignée l’éducation la plus accomplie, il
l’exagérait elle s’exagérait, se figeait ; je le vis aller du buffet
venir de très loin dans une soirée venir de très loin vers moi qu’il
ne voyait son regard dont la pénétration du regard propre aux
Guermantes lui donnait l’air d’inspecter tous les gens < lieux > au
milieu desquels il passait, mais d’une façon quasi inconsciente, par
une sorte d’habitude et de particularité animale ; et quand il entrait
dans une soirée il avait
Même immobile dans une soirée, la couleur qu’ qui il avait était la
sienne plus que de tous les Guermantes, d’être seulement de la
lumière d’or rose devenue < l’ensoleillement > d’une journée ro
d’or devenue solide, faisait de lui donnait comme un plumage si
étrange, faisait de lui une espèce si rare < étrange, si précieuse >
qu’on aurait voulu le posséder pour une collection
ornithologique ; mais quand de plus cette lumière changée en
oiseau entrait en action se mettait en mouvement, entrait en
action, quand par exemple < je voyais > Robert de St Loup entrait
entrer dans une soirée où j’étais, il avait des redressements de tête
si soyeusement et fièrement huppée
des redressements de tête si huppés sous l’aigrette d’or de ses
cheveux un peu déplumés, des mouvements de cou tellement plus
souples, plus fiers et plus coquets que n’en ont les humains, que
devant la curiosité < et l’ > admirative / on < moitié mondaine,
moitié zoologique > qu’ il vous inspirait on se demandait si c’était
dans le faubourg St Germain ou au Jardin des Plantes et si on
regardait un grand seigneur traverser un salon ou un oiseau
merveilleux oiseau […] qui s’avançait se promener dans sa cage
un grand seigneur ou un oiseau. Tout ce retour d’ailleurs13 à
l’élégance volatile des Guermantes au bec pointu, aux yeux […]
que son vice nouveau que le […] se servait. Plus il se […] plus il
paraissait ce que Balzac appelle tante. Le ramage ne se laissait pas
moins ne se prêtait […] qu’on y mît un peu d’imagination, le
ramage ne se prêtait pas moins à cette interprétation que le

13. Pour ce passage, nous nous aidons de la transcription donnée par Bernard
Brun dans l’édition GF, note 5 p. 467.
252 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

plumage. Il commençait à dire comme Mme de Marsantes, comme


le duc de Guermantes des phrases qu’il croyait gd (sic) siècle et
par là il imitait les manières [du duc] de Guermantes. Mais un rien
indéfinissable faisait qu’elles devenaient les manières de M. de
Charlus. Je te quitte un instant me dit-il dans cette soirée où
Mme de Marsantes était un peu plus loin. Je vais faire un doigt de
cour à ma mère.

Dans l’ensemble, les modifications apportées relèvent plus


de la suppression que de l’ajout. Une seule fait exception ; elle
concerne la première phrase. Or cette différence formelle correspond à
une différence de fonction : cette addition « pour anticiper un peu
puisque je suis encore à Tansonville », présentée dans certaines
éditions à l’intérieur d’une parenthèse, a, en effet, une valeur non pas
descriptive, mais narrative : le narrateur lui-même justifie, dans un
souci de vraisemblance narrative, cette prolepse temporelle (et
spatiale, si on peut dire) que constitue le portrait de Robert de Saint-
Loup, illuminant les salons parisiens. Cette invraisemblance initiale
peut s’expliquer soit par la hâte avec laquelle a été écrit Le Temps
retrouvé (même si cette partie a été conçue en même temps que le
premier volume d’À la recherche du temps perdu, en 1911), soit par le
fait que le texte en question constitue une paperole, autrement dit un
ensemble de fragments qui ont été prélevés dans d’autres cahiers de
brouillon.

Les suppressions peuvent se classer en deux caté-


gories : celles qui vont dans le sens d’une généralisation et d’une
fixation et celles qui vont dans le sens d’une “dépersonnification”. La
suppression de « une fois ou deux » et de « dedans une soirée »
permet déjà de faire de cette apparition du personnage un moment
unique et un moment qui se fixe pour l’éternité. De même, à la fin du
passage, les deux comparaisons successives « comme Mme de
Marsantes, comme le duc de Guermantes » sont rayées pour être
remplacées par une expression généralisante « il imitait les manières
du duc de Guermantes ». Par ailleurs, un grand nombre de biffures
visent à faire du personnage quelqu’un qui subit la métamorphose
décrite, celle-ci revêtant un caractère inéluctable. Nombreuses sont les
formes conjuguées qui ont été transformées de façon à faire de Robert
de Saint-Loup l’héritier d’une lignée : « en prenait la manière
Du social et de l’esthétique 253

hautaine, exagérant exagérait » devient « la manière de sveltesse


hautaine qu’il avait héritée d’elle » ; « il l’exagérait » devient « elle
s’exagérait, se figeait ». La phrase suivante révèle diverses hésitations
successives qui aboutissent à la suppression de toute caractérisation
dynamique du personnage qui devient, une fois encore, l’héritier des
Guermantes : « la pénétration du regard propre aux Guermantes lui
donnait l’air […] ». Un autre verbe d’action « il entrait » est sup-
primé ; le « qu’il avait » devient « qui était » ; les imparfaits « qui
entrait », « qui s’avançait » sont remplacés par des formes infinitives.
Toutes ces transformations font disparaître le « je » et, à travers lui,
toute individualité et même toute personnalité : Robert de Saint-Loup
n’est plus que le représentant d’une race, celle des Guermantes, et
d’un type, celui de l’inverti. Le simple fait que le mot « lieux » vienne
se substituer à « gens » traduit ce désir de se conformer à la vision
balzacienne.
En ce qui concerne les additions, elles concourent à
« embellir » le personnage : choix de mots qui le valorisent (« la
manière hautaine » qui aurait pu être jugée négativement se trans-
forme en « sveltesse hautaine ») ; mise en valeur du rythme binaire
(<si rare, si précieuse>, <en mouvement, en action>, <moitié zoolo-
gique, moitié mondaine>) ; poétisation, notamment autour du mot
< ensoleillement > et du sème du doré.
Ce portrait de Robert de Saint-Loup peut être mis en
parallèle avec deux autres portraits : l’un dans À l’ombre des jeunes
filles en fleurs II14 décrit la première apparition du person-
nage ; l’autre est un avant-texte qui appartient au Cahier 59.

4. Intratextualité et autotextualité : caractérisation et évolution du


personnage

C’est dans la deuxième partie de À l’ombre des jeunes filles


en fleurs, intitulée « Noms de pays : le pays », que le jeune aristocrate
Robert de Saint-Loup fait son apparition : il longe la plage puis entre
dans la salle-à-manger de l’hôtel où se trouve le jeune héros qui fait
son premier séjour à Balbec, en compagnie de sa grand-mère.
L’introduction de ce nouveau personnage, qui produit une très forte

14. JFF II, p. 104-106.


254 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

impression sur le jeune homme, est traitée sous forme de portrait ; le


passage se termine d’ailleurs par une réflexion sur la pratique du
portrait en pied de certains peintres modernes, technique comparée à
celle des peintres primitifs.
C’est en effet sur un fond bleu, du bleu de la mer, que se
détache la silhouette de Robert de Saint-Loup : « grand, mince, le cou
dégagé, la tête haute et fièrement portée, […] un jeune homme aux
yeux pénétrants et dont la peau était aussi blonde et les cheveux aussi
dorés que s’ils avaient absorbé tous les rayons du soleil ». Il a donc
déjà ses traits caractéristiques, comme on dirait d’un personnage
balzacien, traits qui réapparaissent dans le portrait du Temps
retrouvé : notamment le « cou dégagé » qui annonce les « mouve-
ments de cou », la tête « fièrement portée » qui deviendra « des
redressements de sa tête si soyeusement et fièrement huppée » et ses
cheveux dorés qui seront embellis par une « aigrette d’or ». Être
singulier, éblouissant, mais qui n’est l’objet que d’une seule image,
une comparaison qui, par sa référence aux pierres précieuses, rappelle
Ruskin et certaines œuvres “orientales” de Flaubert : au milieu d’une
foule, il était « comme un filon précieux d’opale azurée et lumineuse,
engainé dans une matière grossière ».
Autrement dit, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le
personnage n’a rien de l’animalité qui lui est attribuée dans le portrait
du Temps retrouvé et n’a pas été, simultanément, hautement poétisé.
Et pourtant des indices sont là : certains traits physiques qui attendent
d’être exagérés, le doré qui est prêt à rayonner sur tout le portrait et
même « un air efféminé » que certains croient déceler chez Robert de
Saint-Loup mais qui est immédiatement démenti par sa virilité.
Une autre version du portrait de Robert de Saint-Loup, qui
n’a pas été publiée, se trouve dans le Cahier 59 (N. a. fr. 16699, fos 75-
76-77), cahier qui regroupe un ensemble de fragments destinés à être
ajoutés aux derniers volumes. Ce fragment est précédé de la mention
« Pour Sodome IV ». Les portraits de À l’ombre des jeunes filles en
fleurs et du Cahier 59 ont un point commun, dans leur rapport à
l’animalité : l’image du papillon. Dans le premier cas, le monocle
voltige comme un papillon, dans le second, les yeux eux-mêmes sont
devenus « de vivantes, liquides, lumineuses et scrutatrices ailes de
papillon couleur turquoise ». Dans le Cahier 59, Saint Loup est
comparé à un jeune cheval qui a les mêmes signes distinctifs que
l’oiseau, notamment « la tête fièrement rejetée en arrière ». Même
Du social et de l’esthétique 255

situation – « promenade hippique à travers les salons » –, même


rayonnement du personnage-cheval « merveilleusement stylisé »,
même métaphorisation généralisée du passage.
Et comme l’a montré Marie Miguet-Ollagnier dans son
article « Le Cheval : du réel à l’imaginaire15 », Proust associe, dans
son œuvre, le cheval au thème de l’homosexualité, notamment à
travers le personnage de Robert de Saint-Loup. Alors pourquoi avoir
choisi l’oiseau, dans les versions publiées ? Deux justifications
peuvent être avancées : l’oiseau16 permet de mettre en valeur la
filiation « Guermantes », et donc l’idée de « race », mais il renvoie
aussi à deux sources intertextuelles, Balzac et Flaubert. Dans ce même
Cahier 59, se dessinent, sur le folio 36, de multiples variations, à
propos de Robert de Saint-Loup, sur le mot « or » dans une
combinaison fantaisiste avec les mots « rose », « loup » et le chiffre
« trois ». L’or, pour son éclat, semble décidément associé au
personnage et peut-être au thème de l’homosexualité puisque Gilberte
lira à Tansonville La Fille aux yeux d’or de Balzac, roman sur
l’homosexualité féminine.

5. Une intertextualité double

Proust se réclame lui-même de Balzac pour l’emploi du


terme « tante », terme qui figure dans le Carnet 317 (N. a. fr. 16639,
f° 29) : « Quand j’apprends que Saint-Loup est une tante ». Ce terme
apparaît dans Splendeurs et misères des courtisanes18 à l’intérieur
d’une conversation au sujet d’un prisonnier qu’on va guillotiner et qui
est homosexuel (il s’appelle Théodore19, comme le protégé de
Legrandin). On explique, alors, à un Lord venu visiter la prison et

15. BIP n° 25, 1994, p. 115-128.


16. Françoise Leriche a consacré un article à « L’ornithologie mythique de
Proust », BMP n° 38, 1988, p. 37-50.
17. L’édition de La Pléiade précise pour ce Carnet : « Notes rédigées pour la
plupart en 1914, mais certaines sont de 1918. »
18. La Pléiade, 1977, Tome VI, p. 840.
19. Est-ce un hasard si dans les deux pages précédant le portrait de Robert de
Saint-Loup il est question à la fois de Théodore (le protégé de Legrandin) et
de « Théodora » à laquelle ressemble Gilberte quand elle cherche à copier
Rachel pour plaire à son mari ?
256 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

ignorant le sens de ce mot d’argot : « C’est le troisième sexe, milord ».


Or, une expression de ce passage, « l’exécuteur des hautes œuvres »,
se retrouve dans le portrait de Monsieur Poiret. Ce personnage illustre
parfaitement les principes que Balzac a exposés dans son Avant-
Propos à La Comédie Humaine, notamment la similitude entre
l’Animalité et l’Humanité ; Robert de Saint-Loup les illustrera à son
tour puisqu’il est homme et oiseau et qu’il inspire une « admiration
moitié mondaine, moitié zoologique ». Les deux personnages,
semblables encore en cela aux espèces zoologiques, sont dans un
rapport d’interdépendance avec leur milieu. Les détails viennent
confirmer cette parenté entre Monsieur Poiret et Robert de Saint-
Loup : la référence, dans les deux cas, au Jardin des Plantes, le milieu
parisien, et même la comparaison avec l’oiseau. Mais nous avons
affaire à deux personnages antithétiques : l’un est un dindon alors que
l’autre est un oiseau merveilleux ; l’un est exploité par la société,
l’autre la domine ; l’un est « une espèce de mécanique », l’autre une
lumière dorée en mouvement.
Or, si cet oiseau est devenu rayonnant c’est sans doute grâce
à l’influence de Flaubert, notamment à travers deux passages de La
Tentation de saint Antoine :

[La Reine de Saba] pousse un sifflement aigu ; et un grand oiseau


qui descend du ciel, vient s’abattre sur le sommet de sa chevelure
dont il fait tomber la poudre bleue.
Son plumage, de couleur orange, semble composé d’écailles
métalliques. Sa petite tête, garnie d’une huppe d’argent, représente
un visage humain. Il a quatre ailes, des pattes de vautour, et une
immense queue de paon, qu’il étale en rond derrière lui20.

[Hélène :]

J’ai souvenir d’un pays lointain, d’un pays oublié. La queue d’un
paon, immense et déployée, en ferme l’horizon, et, par l’intervalle
des plumes, on voit un ciel vert comme du saphir. Dans les cèdres,
avec des huppes de diamant et des ailes couleur d’or, les oiseaux
poussent leurs cris, pareils à des harpes qui se brisent. J’étais le

20. Flaubert, La Tentation de saint Antoine, La Pléiade, p. 50.


Du social et de l’esthétique 257

clair de lune. Je perçais les feuillages. J’illuminais de ma figure


l’éther bleuâtre des nuits d’été 21 !

L’oiseau qui semble sortir d’un conte de fée nous entraîne


dans le domaine du merveilleux. Dans le premier extrait, il fascine
d’abord par son plumage comme Robert de Saint-Loup. De « couleur
orange », il « semble composé d’écailles » ; autrement dit, il appartient
au monde de l’ambivalence – autant poisson qu’oiseau –, de la
métamorphose qui nécessite, pour son expression, le recours à la
comparaison. À travers lui, s’opère la fusion des deux éléments air /
eau. Et le comparant « écailles », à son tour, se métamorphose
puisqu’il s’agit d’« écailles métalliques ». De la même façon, la tête de
l’oiseau qui porte une huppe, comme celle du personnage proustien,
représente un visage non pas animal mais humain. Cette description
était donc déjà placée aussi sous le signe de la fusion entre animalité et
humanité. Cet oiseau « s’immobilise » au moment où la description
s’achève. Le portrait proustien, lui, commence par dépeindre le
personnage immobile. Sa mise en mouvement qui en marque
l’apothéose ne se fera que progressivement.

Cette huppe, qui est « d’or » chez Robert de Saint-Loup, est


« d’argent » dans le premier extrait de Flaubert, « de diamant » dans le
second. À travers la « queue de paon », commune aux deux
descriptions d’oiseaux, et qui réapparaîtra dans l’expérience de
résurrection du passé22, entre les plis de la serviette, brillent le saphir,
le diamant et l’or.

Conclusion

Ce portrait de Robert de Saint-Loup, en faisant écho au


premier, celui de Balbec, reflète la structure binaire de l’œuvre
proustienne et annonce la révélation finale de la « Matinée
Guermantes », celle de la métamorphose des êtres. Il révèle toute la
complexité de l’intertextualité : Proust aurait-il eu la subtilité
d’accorder une intertextualité double à un personnage qui se

21. Ibid. p. 196.


22. Voir Cinquième Partie, chapitre III.
258 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

caractérise par sa duplicité, mi-homme / mi-femme, mi-seigneur / mi-


oiseau ? Cela n’est pas certain ; il existe d’autres cas de fusion
Balzac / Flaubert dans l’intertexte proustien23.
En tant qu’ajout, ce portrait renvoie à la genèse de l’œuvre
entière qui doit, en grande partie, les dimensions que nous lui
connaissons au développement du thème de l’homosexualité. Il
participe enfin à la réflexion esthétique qui parcourt Le Temps
retrouvé et qui puise ses racines dans le Contre Sainte-Beuve : dans
l’édition Bernard de Fallois (1954), les chapitres intitulés « Le Balzac
de M. de Guermantes » et « La race maudite » se succèdent. C’est
aussi au début du Temps retrouvé que Gilberte lit La Fille aux yeux
d’or, roman de Balzac sur l’homosexualité féminine, et confie au
narrateur le journal inédit des Goncourt.
Un mystérieux hasard a fait que cette paperole a été
microfilmée sur un fragment du folio 92. Or, sur ce folio figure un
ajout marginal destiné à devenir un paragraphe entièrement consacré à
une réflexion sur le portrait24 : le narrateur, en se référant, une fois
encore, à la peinture, oppose le portrait qui réunit mille détails à celui
qui met en valeur volume, lumière, mouvement, autrement dit celui
qui a un intérêt documentaire et historique à celui qui est vérité d’art.
Le portrait de Robert de Saint-Loup est la parfaite illustration de cette
théorie esthétique puisqu’à travers lui le réalisme du personnage
balzacien est transcendé par un embellissement flaubertien, par cette
lumière dorée qui fait du portrait proustien une « vérité d’art ».

23.Voir Annick Bouillaguet, Proust lecteur de Balzac et de Flaubert,


L’imitation cryptée, Préface de Brian G. Rogers, Champion, 2000.
24. TR, p. 84 : « Il en résultait […] une vérité d’art. »
Quatrième Partie

DU SOCIAL ET DE L’ESTHÉTIQUE
Page laissée blanche intentionnellement
LE GRAND-HÔTEL DE BALBEC

ou « le feuilletage » flaubertien

Dans une lettre à Louise Colet datée du 27 décembre 18521,


Flaubert écrit ceci :

Autre rapprochement : ma mère m’a montré (elle l’a découvert


hier) dans le Médecin de campagne de Balzac, une même scène de
ma Bovary : une visite chez une nourrice (je n’avais jamais lu ce
livre, pas plus que L[ouis] L[ambert]). Ce sont mêmes détails,
mêmes effets, même intention à croire que j’ai copié, si ma page
n’était infiniment mieux écrite, sans me vanter.
[…]
Louis Lambert commence, comme Bovary, par une entrée au
collège, et il y a une phrase qui est la même […]

Rien de semblable, en apparence, entre l’ouverture de la Deuxième


Partie de À l’ombre des jeunes filles en fleurs où l’on découvre le
Grand-Hôtel de Balbec, et Madame Bovary2. Et pourtant un indice,
celui du motif de la fenêtre, a éveillé notre attention et nous a incitée à
rechercher dans l’avant-texte une éventuelle confirmation de notre
intuition : celle d’une présence souterraine de Flaubert à l’intérieur de
ce passage.

1. Gustave Flaubert, Œuvres complètes, Correspondance, Deuxième Série


(1850-1854), Conard, 1910, p. 193. Le destinataire de cette lettre, Louise
Colet, est précisé dans une édition ultérieure.
2. Ce texte est paru dans le BIP n° 28, 1997, p. 63-77.
262 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Le Grand-Hôtel de Balbec a pour antécédent dans Jean


Santeuil l’hôtel des Roches-Noires à Trouville. Selon Pierre Clarac,
Proust a hésité entre Beg-Meil et Trouville et « en fait, il s’inspire
surtout des impressions qu’il a éprouvées à Fontainebleau où il
séjourne avec Léon Daudet en octobre 18963 ».

De l’hôtel des Roches-Noires, explicitement désigné dans


Jean Santeuil, nous ne savons rien : « Quatre heures après, à
Trouville, à l’hôtel des Roches-Noires, il montait à la chambre où on
allait porter ses affaires4. » Cette phrase introductive n’est
accompagnée d’aucun élément descriptif. Nous suivons directement le
héros dans sa chambre :

Après avoir monté l’escalier, en arrivant à un palier inconnu il se


sentit brusquement loin de sa mère. Et au creux de sa poitrine une
palpitation faible mais immense s’éveilla, comme au loin
l’incessante palpitation de la mer.

Notons une rime interphrastique qui ravirait les tenants de la


critique psychanalytique entre « mère » et « mer ». À travers cette
association de mots, n’est-ce pas une problématique essentielle qui se
profile ? De l’escalier nous passons au corridor qui mène à la
chambre. Autrement dit, seuls les lieux qui reflètent ce que
j’appellerais une certaine durée spatiale sont mentionnés. Ils
permettent au héros de prendre conscience de la distance affective qui
le sépare de sa mère. Le corridor se voit doté d’un premier détail
descriptif intéressant pour notre propos : les fenêtres dont le narrateur
souligne l’importance numérique et l’apport de lumière qu’elles
représentent : « Au bout d’un corridor éclairé de beaucoup de fenêtres
et où régnait une gaieté inconnue qui lui faisait mal, Jean fut arrêté par
le garçon de l’hôtel. C’était sa chambre. […] ».

La chambre devient prison – l’image est répétée à travers le


texte, en ces termes – et la fenêtre devient alors source d’évasion : « Il
étouffait dans cette prison. Il alla à la fenêtre : il faisait encore clair,

3. Note 1 du fragment de Jean Santeuil, [La voix de la mère de Jean au


téléphone], p. 1015.
4. Ibid., [La voix de la mère de Jean au téléphone], p. 356-361.
Du social et de l’esthétique 263

mais le jour commençait à tomber et on ne distinguait pas très loin


dans la rue. »

La tombée du jour est indiquée, simplement indiquée, sans


aucune mise en valeur poétique. La fenêtre donne à voir mais l’objet
de la vision est proche et familier : par la fenêtre, le héros découvre la
boutique de l’épicier dans laquelle il va entrer par l’intermédiaire d’un
personnage-relais, une femme assise devant la porte. Suit une
description qui paraît anodine. Elle ne l’est pas car, à travers elle, c’est
le genre même de la description qui est en cause. Le héros ne veut pas
se confondre avec un narrateur omniscient. Très subtilement, il
continue à voir à travers : à travers la fenêtre et à travers la paroi de
verre des bocaux qui lui permet de prendre possession de son contenu.
Le personnage humain a disparu pour laisser triompher l’objet, le
bonbon anglais doué de vie puisqu’il « tord » son émail rose. La vue
est complétée par l’odorat mais là encore le narrateur se refuse à être
omniscient, aussi ne fait-il que supposer les odeurs « de pétrole, de
figues sèches et de savons ». Même perception oblique en ce qui
concerne la forme des objets : « […] savons qu’on devinait à la forme
à travers les papiers de soie graissés » (p. 358). Dans un autre
fragment de Jean Santeuil consacré aux [Charmes de la mauvaise
saison] à Réveillon5, est mentionnée une petite épicerie qui ressemble
étrangement à la précédente, avec « les petits bonbons de ses vases »,
mais « le verre de sa fenêtre » est comparé à un aquarium.

La fenêtre signalée dans le premier fragment ne donne pas


sur la mer mais sur la ville qui devient à son tour prison. De
l’évocation de la chambre, nous retiendrons les « serviettes »
marquées d’abord du double signe de l’absence et de la réminiscence.
Les serviettes de la chambre habituelle sont douces et réchauffent le
corps du héros sous le regard bienveillant de sa mère. La deuxième
partie de ce fragment est occupée par l’appel téléphonique à la mère
qui vient mettre fin à la souffrance du héros. Il sera remplacé, dans À
l’ombre des jeunes filles en fleurs, par les « trois coups » échangés
avec la grand-mère, à travers la cloison. La voix de la mère fait
ressurgir le matériau « verre », présent à travers la fenêtre, la paroi du
bocal, en étant comparée à « un petit morceau de glace brisée ».

5. Op. cit. p. 514.


264 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Si nous passons au Grand-Hôtel de Balbec, nous constatons


à la fois des points communs et des différences avec celui de Jean
Santeuil. Comme pour l’hôtel des Roches-Noires à Trouville, nous
n’avons aucun élément descriptif concernant l’hôtel en lui-même, le
bâtiment, l’extérieur, le site, la disposition. Nous sommes donc au
degré zéro de la description, aux antipodes de la description réaliste
telle que l’a définie Philippe Hamon6.

Une différence notoire se manifeste par rapport à l’hôtel de


Trouville, c’est évidemment l’introduction du directeur du Grand
Hôtel. Il devient en quelque sorte le héraut des lieux puisque le héros-
narrateur l’imagine pendant son trajet en train.

Au terme, encore éloigné de plus d’une heure, de ce trajet, je


cherchais à imaginer le directeur de l’hôtel de Balbec pour qui
j’étais, en ce moment, inexistant, […]. Il m’apparaissait empreint
d’une morgue certaine, mais très vague de contours7.

Le lieu est donc d’abord assimilé à un personnage, un


personnage dont la représentation se construit, par anticipation, dans
l’imaginaire du narrateur. Or, ce personnage représente une fonction,
un statut social, avant d’être assimilé à un discours. Avant de pénétrer,
avec le héros et sa grand-mère, dans le hall du Grand-Hôtel, voyons
comment cet hôtel était décrit dans les brouillons.

1. Quand le Grand-Hôtel de Balbec n’était qu’un « hôtel de commis


voyageurs »

Nous avons trouvé une première version de ce passage dans


le Cahier 12, cahier qui date de mai-juin 1909 et qui entremêle des
ensembles textuels consacrés à Combray et d’autres à Querqueville
avant de s’achever sur une dizaine de pages qui ont pour sujet Swann.
Sur le folio 42 v°, se trouve énuméré un certain nombre de noms ou de
groupes nominaux, noyaux sémantiques que l’auteur a l’intention de
développer et que nous reproduisons par transcription diplomatique.

6. Philippe Hamon, « Qu’est-ce qu’une description ? », in Poétique, n° 12,


1972.
7. JFF II, p. 29
Du social et de l’esthétique 265

« Querqueville » est le dernier de la liste, suivi du développement que


nous transcrivons également.

Cahier 12
f° 42 v°
ReSommeil
femme naissant avec Ève
sensations bizarres
Querqueville
____

D’autre D’autres fois je ne me rendormais pas et ma pensée


continuait à visiter les chambres que j’avais habitées je retourn
pensais aux chambres diverses retournais d’ allais de Combray à
Querqueville où nous allâmes plusieurs années pour prendre des
bains de mer. On nous confi C’était ma grand mère qui nous
< m’ > y menait. Nous y prenions des maux de gorge nous < j’y >
prenions / ai < généralement > des maux de gorge, parce que pour
être plus en pour être en communication plus directe avec la mer,
elle me faisait rester toute la journée les pieds dans l’eau, et une
fois rentré les fenêtres ouvertes. Le retour était une occasion
d’inquiétudes mortelles pour mes parents qui nous attendaient
inutilement à la gare, parce que ma grand-mère trouvait trop
malheureux de passer près d’une ville ancienne ou de demeures
historiques sans s’y s’arrêter. On descendait en route, on ne
retrouvait plus les bagages, on avait mal calculé les
correspondances, on n’avait plus de train. À Querqueville nous
étions très mal vus dans les hôtels parce que ma grand-mère exi //
[f° 43] geait qu’on laissât le vitrage de la salle à manger ouvert
par tous les temps ce qui amenait des plaintes [illis] des autres
personnes dont les journaux < affaires > s’envolaient, quand les
fenêtres ne se brisaient pas. Et quand nous avions pu retenir des
chambres, sachant qu’on ne ferait pas un bon accueil à ma grand-
mère, j’aurais bien voulu rester dans la voiture de l’hôtel jusqu’à
ce qu’elle se fut (sic) « entendue » mais elle me disait de
descendre, j’étais obligé de rester dans le vestibule pendant qu’elle
discutait avec le directeur de l’hôtel […]

L’évocation de Querqueville est introduite à travers le thème


du sommeil interrompu qui fait surgir le souvenir des chambres. Par
les détails précis et réalistes, par l’hésitation entre la forme pluriel du
266 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

sujet et la forme singulier, elle semble s’inspirer d’un souvenir


d’enfance. L’élément « fenêtre » que nous avons retenu est déjà cité, à
la fois en tant qu’habitude de la grand-mère qui laisse la fenêtre
ouverte (ce qui provoque des maux de gorge chez l’enfant) et en tant
que facteur d’incident social : l’ouverture du « vitrage de la salle à
manger » exigée par la grand-mère est cause de désagrément chez les
autres pensionnaires de l’hôtel. Ce dernier fait est déjà rapporté dans
le Cahier 4 qui est un cahier Contre Sainte-Beuve8. Une curieuse
référence est alors faite à deux romans de George Sand, Indiana et
Lélia. Elle disparaîtra des versions suivantes mais Indiana sera cité,
dans la scène du baiser du soir, comme étant un des ouvrages que la
grand-mère avait d’abord choisi pour le héros avec les poésies de
Musset et un volume de Rousseau. Or, dans un des brouillons de ce
passage (Cahier 8), Flaubert était également cité, dans un rapport
d’opposition à George Sand, ce qui n’était que reprise de la
conversation entre Maman et le narrateur du Contre Sainte-Beuve.

L’épisode est développé dans le Cahier 26 (écrit entre


juillet 1909 et la fin de l’année 1909). Les vingt et un premiers folios
de ce Cahier sont consacrés à Combray ; du folio 22 au folio 25 sont
décrites les chambres de Querqueville ; du folio 49 au folio 53, l’hôtel
de Querqueville.

Cahier 26
f° 22
Rien n’est plus différent de l’air < air > grumeleux ne ressemblait
moins aux chambres de Combray que les < ces > chambres de
Querqueville pleines d’un air poussiéreux, grumeleux, pollinisé,
comestible, que les < grandes > chambres < claires > de
Querqueville où entre les murs frottés au ripolin, flottait un air
verni, < dans > une atmosphère pure < saline, vernies comme l’eau
bleue qui remplit une piscine de marbre > < et > vernie le soleil
sem on avait regard < et > le soleil semble à l’ étouffé dans la
chambre chaude < qui s’était mis au chaud > semblait pourtant
< n’avait laissé > entrer qu’une lumière épurée par le vent qu’on
voyait passer < à travers le vitrage > sans le sentir, à travers le
vitrage, pourtant les mouettes gonflent les voiles sur la mer qu’une
ligne immense et minutieuse < précise > divisait en champ bleu et

8. Voir Esquisse XXXVI, Pléiade, II, p. 910.


Du social et de l’esthétique 267

en champ vert. Au reste, Sans doute ces les odeurs caractéristiques


des chambres […]

[dans la marge, au niveau de « le soleil » :]

le/s par la fenêtre < encore > fermée < à midi > après la grave
entrée en attendant que le vent qu’on voyait dehors < [illis] >
faire claquer les drapeaux alors sans le sentir puisse le rejoindre,
s’était séparé de lui. […]

Les chambres de Querqueville sont perçues dans leur


pluralité, par opposition à celles de Combray et connotées
positivement : clarté, pureté, lumière, couleurs sereines (« le champ
bleu » et le « champ vert » de la mer). Même le vent qui pourrait être
synonyme de sensation désagréable et d’agression est « filtré », c’est-
à-dire perçu à travers un vitrage. Cette indication est un ajout
intralinéaire et un second ajout marginal concerne encore la fenêtre et
le vent.

Le folio 49 a pour titre : Querqueville suite


La transcription de cette unité textuelle (f°49-f°53) a été
donnée par Bardèche9 qui souligne que ce texte est un amalgame de
différents lieux et de différents temps et que cet amalgame se fait
encore très mal. Cette transcription nous a évidemment facilité la
lecture du passage mais elle n’intégrait pas les ratures et nous
retiendrons un autre déchiffrement pour un mot de la deuxième ligne
qui, pour notre démonstration, est important. Là où Bardèche a lu
« auberge », nous lisons « abbaye ».

f° 49
Querqueville suite

C’était un petit hôtel de commis voyageurs < logé > dans une
vieille a abbaye qui était devenue au XVIIIe siècle l’hôtel d’un
riche armateur. À côté de ma chambre était un petit salon
< rectangulaire >, < assez > étroit et long, dont les murs
charmants et just étaient < tout en boiseries >. Il faut l’avoir

9. Maurice Bardèche, Marcel Proust romancier, Appendices, IV, « Derniers


jours des vacances à Querqueville », p. 413-417.
268 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

habité pour savoir ce qu’un rectangle et dont les murs charmants


étaient juste à la distance qui protège l’intimité tout en donnant
l’espace, où l’on est concentré sans être resserré, où l’œil se repose
sur eux juste à l’endroit où il le désire, et où il n’osait pas les
espérer. J’en fis pendant tout le temps où je venais d’être souffrant
< de ma convalescence > une salle à manger, où une deux des
< jeunes > bonnes de l’hôtel venaient me dresser une table près de
la grande cheminée < ancienne > et toutes les vieilles choses de la
pièce semblaient où flambait un feu formidable et toutes les
vieilles choses semblaient revi comme si la fonction semblait
qu’on leur disait de reprendre suffisait à ranimer l’organe, toute la
vieille pièce semblait revivre sa vie d’alors parce qu’on y la faisait
sourire aux choses les plus réelles de la vie. Au fond de l’hôtel du
côté de ce petit salon la mer venait battre le rempart qui s’élevait
au-dessus < on étendait entre elle et lui >. Un bruit comme celui
d’une brise et < son bruit > qui ne s’arrête jamais ourlaient au loin
le silence […].

Ce texte provoque un effet de surprise : il présente autant les


caractéristiques de la description balzacienne que de la description
proustienne, à la fois par son statut d’unité et par ses composantes
internes. La présence des ratures sera un élément déterminant dans
notre interprétation. Les ratures, dans ce texte, peuvent être regroupées
en deux catégories : l’ajout qui consiste à introduire un adjectif et la
biffure qui porte sur un ensemble textuel assez important qui formait,
en général, déjà une phrase. L’adjectif est traditionnellement reconnu
comme étant un des éléments caractéristiques du genre descriptif.
L’abondance de ces ajouts d’adjectifs – courts, pour la plupart –
renforce donc l’aspect descriptif du texte, au sens le plus traditionnel.
Il était déjà organisé selon le mode de la description balzacienne. Sa
phrase introductive commence par « c’était », présente le sujet par ses
trois composantes classiques : détermination (un hôtel de commis
voyageurs) ; spatialité (dans une vieille abbaye) ; temporalité (du
XVIIIe siècle). Cette perception extérieure est suivie de l’annonce de
la disposition des pièces ; le mode de description change alors : même
si l’agencement global est de type balzacien, la perception est faite à
partir du point de vue du héros-narrateur. Ceci dit, ce n’est pas la
chambre qui est longuement décrite – comme elle pourra l’être dans À
la recherche du temps perdu – mais le salon. Les biffures qui
apparaissent alors traduisent une affirmation des particularités
Du social et de l’esthétique 269

stylistiques et thématiques proustiennes (accumulation de subordon-


nées, explicitation des références au passé).
Autre particularité de ce texte : cet hôtel n’a aucun point
commun apparent avec le Grand-Hôtel de Balbec, si ce n’est qu’il est
situé au bord de la mer et que cette mer est vue à travers la fenêtre,
comparée alors à « certains vitraux du Moyen-Âge » qui avaient
d’abord été « des vitraux d’église ». Différentes suppositions ont été
émises au sujet de ce mystérieux hôtel. Ainsi, Pierre-Louis Rey, dans
ses notes de l’édition de La Pléiade rappelle que, dans une version
antérieure, « en compagnie de M. de Guercy, [la grand-mère] a visité
une maison d’armateur du XVIIIe siècle avec l’idée qu’ils pourraient
l’habiter10 ». Personnellement, ce qui nous a le plus intriguée, c’est
non pas la référence historique mais la définition première qui est
donnée de cet hôtel et sa localisation : d’où vient cette idée d’un
« hôtel de commis-voyageurs logé dans une vieille abbaye » ? Cette
notation peut évidemment faire référence à un hôtel que Proust aurait
connu et que nous n’avons pas identifié mais elle peut être aussi un
emprunt à Madame Bovary. Dans le nom de « Querqueville » il y a la
finale de « Trouville », ville commune à Flaubert et à Proust, mais
cette finale est aussi celle d’« Yonville », la ville où vont s’installer
Charles et Emma Bovary et dont la description ouvre la Seconde
Partie du roman. Or, Yonville s’appelle très précisément « Yonville-
l’Abbaye », nom qui est immédiatement explicité par une parenthèse
« (ainsi nommé à cause d’une ancienne abbaye de Capucins dont les
ruines n’existent même plus) ». Certes, la précision historique « qui
était devenue au XVIIIe siècle l’hôtel d’un riche armateur » peut faire
penser à l’hôtel des Réservoirs de Versailles, modèle possible de
l’hôtel des Guermantes et qui est présenté dans un passage du
Cahier 40 comme un « hôtel du XVIIIe siècle11 ». Mais cet hôtel n’a
rien d’un hôtel de commis-voyageurs. La description qu’en donne
Painter12 le confirme : « Ce dernier, construit au XVIIIe siècle pour
Mme de Pompadour, n’était séparé de l’aile nord du Château que par
les Réservoirs qui alimentaient encore les fontaines et les bassins du
parc. » En revanche, comme l’a montré Luc Fraisse dans son article

10. Pléiade II, p. 1870.


11. Esquisse XXIII [Le mystère de la vie de Mme de Guermantes 2], Pléiade,
p. 1202.
12. George D. Painter, Marcel Proust, 1871-1922, p. 482.
270 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

sur « L’Hôtel des Réservoirs et la métaphore de l’Intermittence13 », la


métaphore de l’aquarium relie les différents hôtels.
De même que la description de l’hôtel de commis-voyageurs
est organisée selon un double mode balzacien et proustien, celle
d’Yonville a la particularité d’avoir été conçue sur le modèle
balzacien. Description panoramique faite du point de vue d’un auteur
omniscient suivie d’une approche progressive du centre du village,
avec un paragraphe consacré à chaque lieu traversé.
L’hôtel de commis-voyageurs pourrait être alors la
transposition de l’auberge dans laquelle s’installent, pour quelques
jours, Charles et Emma Bovary. Auberge dont la description s’achève
par le détail suivant : « On entendait, dans la basse-cour, crier les
volailles que la servante poursuivait pour leur couper le cou » détail
qui fait penser à une scène similaire dans « Combray », scène dont
Françoise est la protagoniste.

Ces rapprochements peuvent paraître superficiels mais nous


disposons d’un certain nombre d’indices. L’article « À ajouter à
Flaubert » qui date de 1909, avec ajouts en 1910, contient des citations
qui appartiennent précisément aux deux premiers chapitres de la
Seconde Partie de Madame Bovary. Proust se réfère à ce roman pour
illustrer son idée que chez Flaubert il n’y a aucune transcendance
humaine pour organiser la perception des choses : les choses
auxquelles il attribue autant d’autonomie qu’aux êtres humains sont
décrites telles qu’elles apparaissent.

Quand il y a une action dont un autre écrivain ferait sortir les


différentes phrases du motif qui les inspire, il y a un tableau dont
les différentes parties semblent ne pas plus recéler d’intention que
s’il s’agissait de décrire un coucher de soleil. Mme Bovary veut se
chauffer au feu. Voici comment c’est dit : « Mme Bovary (il n’a
été dit nulle part qu’elle eût froid) s’approcha de la cheminée…
(voir p. 86)14.

Notons déjà la référence au « coucher de soleil » qui est cité


ici comme étant l’exemple même de sujet descriptif statique. Le
coucher de soleil est aussi mentionné par Flaubert dans l’un des deux

13. BIP n° 20, 1989, p. 65-74.


14. CSB, p. 299-300.
Du social et de l’esthétique 271

chapitres que nous avons retenus, dans le cadre de la première


discussion entre Emma et Léon à partir de laquelle s’ébauche une
complicité qui se manifeste à travers l’évocation de thèmes
romantiques devenus des clichés :

– Oh ! fort peu, répondit-il. Il y a un endroit que l’on nomme la


Pâture, sur le haut de la côte, à la lisière de la forêt. Quelquefois,
le dimanche, je vais là, et j’y reste avec un livre, à regarder le
soleil couchant.
– Je ne trouve rien d’admirable comme les soleils couchants,
reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout.
– Oh ! j’adore la mer, dit M. Léon.

On est évidemment tenté de faire un rapprochement avec


« le soleil rayonnant sur la mer » baudelairien cité par le narrateur à
l’intérieur de la « scène de la salle à manger » du Grand-Hôtel de
Balbec. Antoine Compagnon15 signale une première allusion au
poème « Chant d’automne » (dont est extraite cette citation) en 1892.
Proust aurait alors dédié le vers « J’aime de vos longs yeux la lumière
verdâtre » à Marie Finaly à Trouville. A. Compagnon a trouvé
confirmation de la thèse qu’il avance, à savoir que « “Le soleil
rayonnant sur la mer”, ce vers fétiche de Proust, est […] le soleil du
poème de Baudelaire revu par Fauré » dans une lettre à Reynaldo
Hahn qui daterait de 1895. Tout cela est donc bien antérieur au
fragment « À ajouter à Flaubert » mais Proust avait lu Flaubert et le
pastichait (« Mondanité et mélomanie de Bouvard et Pécuchet » date
de 1893 et 1894) avant d’avoir écrit ce passage de critique littéraire.

Bien d’autres éléments des deux chapitres consacrés à


l’arrivée des Bovary à Yonville ont été exploités par Proust. Le
reproche qu’il formule à l’encontre des comparaisons de Flaubert qui
« n’ont pas été encore absorbées dans la prose, ne sont pas une simple
apparition des choses » s’appuie sur un exemple qui provient de
l’ouverture du chapitre I : « Ainsi la campagne d’Yonville qui
“ressemble à un grand manteau déplié qui a un collet de velours vert,
bordé d’un galon d’argent” (p. 76) ». La « phrase des chiens perdus »
se trouve à la fin de ce même chapitre. Et c’est dans le chapitre II que

15. Antoine Compagnon, « “Le soleil rayonnant sur la mer”, ou l’épithète


inégale », Proust entre deux siècles, éd. du Seuil, 1989, p. 187-228.
272 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Proust a puisé l’idée de l’erreur commise sur la formule chimique d’un


élément naturel qu’il glisse dans Albertine disparue16. Le narrateur, à
Venise, regardant le soleil se coucher – notation banale ou souvenir de
Baudelaire ou de Flaubert ? – après le départ de sa mère, ne reconnaît
plus la ville qu’il a devant lui : les palais ont perdu toute leur majesté
et l’eau n’est plus qu’« une combinaison d’hydrogène et d’azote ».
Marcel Muller17 a montré comment Proust avait subtilement et
secrètement transposé une erreur semblable commise par l’apothicaire
d’Yonville – qui se corrige immédiatement – sur « l’ammoniaque,
c’est-à-dire azote, hydrogène et oxygène (non, azote et hydrogène
seulement) ». Cette anecdote s’inscrit dans le chapitre II, dans le
paragraphe qui précède l’évocation par Emma des soleils couchants.

Enfin, cette auberge d’Yonville qui n’est pas désignée


comme hôtel de commis-voyageurs héberge, néanmoins, les « commis
du déménagement » et il est fait plusieurs fois allusion aux
« voyageurs » qui s’y arrêtent. Beaucoup plus curieusement, dans le
premier brouillon du pastiche « L’Affaire Lemoine par Gustave
Flaubert », l’avocat de Werner se voit affecté d’une « éloquence de
commis-voyageurs » qui se double d’une « prétention à l’esprit ».
Nous avons vu que cette dernière expression provient d’un emprunt
déguisé à M. Bourais, ancien avoué dans Un cœur simple qui, lui,
avait des « prétentions au latin ».
Les multiples emprunts que Proust a intégrés dans son œuvre
montrent qu’il portait un intérêt particulier aux deux premiers
chapitres de la Deuxième Partie de Madame Bovary. Nous nous
souviendrons pour la suite de notre démonstration des soleils
couchants mais aussi de la thématique de l’Art qui est introduite dans
le deuxième chapitre par Léon lors de sa discussion avec Emma. Le
jeune homme complète son amour de la nature par celui de la poésie et
de la musique, la musique allemande « qui porte à rêver », en
particulier.

16. AD, p. 316.


17. Marcel Muller, « Proust et Flaubert : une dimension intertextuelle d’À la
recherche du temps perdu », p. 57-70.
Du social et de l’esthétique 273

2. La fenêtre ou une lecture du monde

Les informations concernant les vacances au bord de la mer


de l’auteur enfant étant très minces, on ne peut savoir si la fâcheuse
habitude de la grand-mère à trop ouvrir les fenêtres est un souvenir
autobiographique. Toujours est-il que dans les Cahiers 4 et 12 la
fenêtre n’avait qu’une fonction anecdotique. Dans le Cahier 26, elle
devient source de modification textuelle, par ajouts : autrement dit,
elle se construit progressivement en objet littéraire, si l’on oppose la
littéralité et la littérarité et si l’on considère que « la littérature
commence avec la rature18 ». C’est dans le Cahier 64 (N. a. fr. 18314)
que les « fenêtres » sont détachées de l’ensemble narratif et
deviennent des objets descriptifs autonomes. Un nouvel élément
descriptif intervient, le soleil couchant, qui va s’inscrire
progressivement dans cette problématique de la fenêtre.

Nous avons déjà montré, dans « Le soleil-ostensoir19 »,


combien le Cahier 64 était influencé par Flaubert : cité dans un
passage de critique littéraire où il est comparé à Leconte de Lisle, il se
dissimule derrière cette image au rayonnement “interartistique”, à
travers une unité textuelle intitulée « Les Cloches de Querqueville »
(f° 145-f° 144) (le son des cloches est un leitmotiv chez Flaubert et
Proust l’a intégré dans son pastiche « L’Affaire Lemoine par Gustave
Flaubert20 ») et dans le fragment consacré aux fenêtres (fos 38v°, 38r°,
37v°, 37r° et 36v°). On peut déjà noter que ce dernier fragment
précède les unités textuelles que Françoise Leriche a intitulées, dans
son inventaire21, « Pour le restaurant de Rivebelle » (39r°-38v°) et
« Pour ajouter au 1er séjour à Querqueville » (35v°, 34v°-35r°).
F. Leriche signale d’ailleurs des renvois au Cahier 26 qui apparaissent
sous forme de notes de régie inscrites sur le folio 102 r°. C’est de ce
cahier que nous avons extrait la description de l’hôtel de Querqueville,
hôtel de commis-voyageurs. Dans ce Cahier 64 est reprise également

18. Jean Bellemin-Noël, op.cit, p. 5.


19. Troisième Partie, chapitre II.
20. Première Partie, chapitre IV.
21. BIP n° 18, 1987, p. 37-59.
274 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

la différenciation qui a été faite dans le Cahier 26 entre les chambres


de Combray et les chambres de Querqueville (fos 65-66).

Parallèlement, c’est-à-dire en 1910-1911, mais dans un autre


cahier, le Cahier 38 (f° 3 v°), s’est élaborée une unité descriptive
qu’on pourrait qualifier de tableau, celle du « soleil rayonnant sur la
mer22 » : « J’ouvris la fenêtre et allumant une cigarette je m’étendis
sur la chaise longue qui était ménagée sur le balcon. Voilà peut-être
me disais-je ce soleil rayonnant sur la mer dont parle Baudelaire. » Ce
Cahier 38 contient également un fragment intitulé « À ajouter à
Bergotte » comme le Cahier 29 où se trouve « À ajouter à Flaubert ».

Les pages du Cahier 64 qui nous intéressent sont écrites à


l’envers (d’où une numérotation décroissante). Une première unité se
détache en bas de page (f° 38 v°), faisant suite à l’évocation de
concerts, du genre café-concert. Les indications de régie qui encadrent
cette unité sont claires : elle doit être intégrée à Querqueville et elle est
intitulée « Fenêtres ».

f° 38 v°
À Querqueville (mettre en son temps) j’allais
Fenêtres

La mer était < s’étendait >, peinte horizontalement < en gr >


jusqu’au tiers de la hauteur de la fenêtre ; au-dessus le ciel gris
gris doux le ciel semblait être la couleur même du ver / vitrage si
absorbé par la vitre, que la douce couleur grise des nuées
semblait être dans le verre seul le triangle fin et significatif d’un
bateau de pêche dépassait […] // [f° 37v°] Au dessus de la mer le
ciel remplissait les deux tiers de < la > hauteur de la fenêtre et était
si bien absorbé par la vitre qu’il ne faisait plus qu’un avec elle et
que le doux couleur doux éclat gris de ses nuées semblent
appartenir au verre.

Ces hésitations répétitives servent à mettre en place les trois


éléments constitutifs du tableau : la mer, la fenêtre et le ciel. Ce
dernier élément est appelé à disparaître ainsi que le bateau de pêche

22. Esquisse XXXIV, [«Le soleil rayonnant sur la mer »], Pléiade II, p. 905-
906.
Du social et de l’esthétique 275

qui, d’une certaine façon, se métamorphosera en « navire » dont les


hublots reflètent la mer. À l’intérieur de cette première unité textuelle,
la fenêtre s’est peu à peu effacée (avec une hésitation inter-
médiaire : vervitrage) derrière la matière verre.

Une deuxième unité textuelle se dessine sur le folio 37 v°,


celle du soleil couchant, qui fait naître l’image du soleil-ostensoir, à
travers laquelle se dissimule Flaubert mais aussi Baudelaire et les
deux derniers vers d’« Harmonie du soir » :

Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…


Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

Une troisième unité se détache sur ce folio 37 v°. Elle a été


entièrement rayée pour être reprise et développée sur le folio suivant.

Ma fenêtre était comme une étude Le spectacle Ma fenêtre avait


l’air d’une étude de nuages dorés et roses dorés exécutée au pastel
et mise sous verre. […]

f° 36 v°
J’allai à ma fenêtre fermée, dans sa plus gr ne contenait dans sa
plus grande partie que des nuages dorés par le soleil couchant
[…]

Le Cahier 64 met en évidence l’importance de la fenêtre


pour Proust. Il juxtapose différentes unités textuelles qui toutes
manifestent une hésitation sur la façon d’aborder ce sujet : « La mer
s’étendait […] » / « Le soleil se couchait […] » / « Ma fenêtre était
comme une étude… » / « J’allai à une fenêtre fermée […] ».

Dans la version définitive, il y a démultiplication de ce que


nous appellerons l’effet fenêtre. Il a été précédé et annoncé par une
double référence au vitrail, un vitrail-image (celui à travers lequel le
héros a l’impression de voir la jeune fille au teint doré et rose – deux
couleurs déjà présentes dans les fragments sur les fenêtres – offrant du
café au lait, à l’arrêt de train), et le vitrail de l’église de Balbec-le-
vieux qui raconte la légende du Christ miraculeux. Nous avons vu
qu’à travers le vitrail de l’église de Combray se lisait le conte de
276 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Flaubert, La Légende de saint Julien l’Hospitalier23 et que le vitrail


était l’un des sujets que Proust se proposait d’explorer quand il
annonçait ses projets en 1908. A Balbec, c’est le Grand-Hôtel qui
offre la plus grande concentration non pas de fenêtres – la façade de
l’Hôtel n’est jamais décrite – mais de références à ce que nous
désignerons d’un terme générique, le vitrage24.

La première forme de vitrage que l’on rencontre dans la


présentation du Grand-Hôtel, à la suite du héros, est celui du salon de
lecture qui isole les clients qui s’y sont installés. Le vitrage est dès lors
qualifié de clos. La seconde concerne la cage d’ascenseur où le lift est
comparé à « un photographe derrière son vitrage » et qui provoque un
sentiment d’angoisse chez le héros. À la différence du vitrage, simple
paroi de verre qui isole, la fenêtre est connotée positivement. La vitre
devient, comme chez Flaubert, le symbole du rapport au monde.
Lorsque Charles va quitter la ferme des Bertaux où il vient de faire la
connaissance d’Emma, il trouve celle-ci « debout, le front contre la
fenêtre » et qui regarde dans le jardin. À chaque étape de sa vie, on
retrouve l’héroïne située près de la fenêtre, comme si elle pensait ainsi
fuir le monde dans lequel elle vit et qui lui pèse. À Yonville, « assise
près de la fenêtre, elle voyait passer les gens du village sur le trottoir »
et c’est pour elle l’occasion d’apercevoir celui qui va devenir son
amant. Plusieurs chapitres s’ouvrent ainsi sur l’héroïne située près de
sa fenêtre et c’est encore de sa fenêtre qu’elle suit du regard celui qui
sera son deuxième amant, Rodolphe Boulanger :

Emma était accoudée à sa fenêtre (elle s’y mettait souvent : la


fenêtre, en province, remplace les théâtres et la promenade), et elle
s’amusait à considérer la cohue des rustres, lorsqu’elle aperçut un
monsieur vêtu d’une redingote de velours vert. (Deuxième Partie,
chapitre VII)

La fenêtre est un leitmotiv chez Flaubert, comme l’a analysé


Jean Rousset dans Forme et signification25. Proust l’avait d’ailleurs

23. Troisième Partie, chapitre III.


24. Voir David Mendelson, Le Verre et les objets de verre dans l’univers
imaginaire de Marcel Proust, Corti, 1968.
25. Jean Rousset, « Les fenêtres et la vue plongeante » in « Madame Bovary
ou le livre sur rien », Forme et signification, Corti, 1962, p. 123-133.
Du social et de l’esthétique 277

fort bien compris puisqu’il l’a intégré dès les premières lignes de son
pastiche « L’Affaire Lemoine par Gustave Flaubert », en lui faisant
illustrer les originalités syntaxiques de son modèle qui traduisent une
nouvelle vision du monde :

La chaleur devenait étouffante, une cloche tinta, des tourterelles


s’envolèrent, et, les fenêtres ayant été fermées sur l’ordre du
président, une odeur de poussière se répandit.

Dès le premier brouillon du pastiche, la fenêtre était citée


mais de façon statique : un pigeon s’envolait de son rebord. L’idée de
la fermeture de la fenêtre retenue dès le deuxième brouillon et qui va
être l’un des points de contestation de Sainte-Beuve, dans son pseudo-
pastiche, ne pourrait-elle pas avoir pour équivalent, dans le roman,
l’ouverture de la fenêtre par la grand-mère, les deux décisions influant
sur l’entourage social ? Le Cahier 4 dans lequel l’incident est rapporté
est très proche, chronologiquement des pastiches.
Cet incident réapparaît dans l’épisode du Grand-Hôtel. Il ne
s’agit plus alors ni de vitrage ni de fenêtre mais de « carreau ». À
travers l’expression de cette modeste réalité qui s’oppose à la « grande
baie vitrée », la problématique essentielle du Grand-Hôtel de Balbec
se profile : celle de la représentation sociale. La grand-mère en osant
ouvrir le carreau fait irruption dans l’ordre social et le déstabilise. Elle
dérange, au sens propre et au sens figuré, et le héros qui jusqu’alors
observait le monde à travers la « grande baie vitrée » ne s’en sent que
plus isolé.
Dans le Grand-Hôtel de Balbec, le vitrage a donc deux
fonctions : d’une part, isoler, séparer, garantir l’ordre social, d’autre
part, ouvrir sur l’infini, la mer d’abord puis l’art. La fenêtre doit
devenir le lieu d’inscription de l’art. A travers elle se lit la mer aux
couleurs et aux mouvements poétiques et à travers elle vient s’inscrire
« le soleil rayonnant sur la mer » de Baudelaire, revu par Fauré26,
selon Antoine Compagnon. La musique et la poésie envahissent ainsi
l’univers du héros. La fenêtre deviendra même indirectement le
« déclencheur » de la création littéraire. Dans le Cahier 65 dont la
première page porte comme titre : « Copie définitive (?) du
chapitre : “Querqueville” » est insérée, sous forme d’ajout, l’allusion à

26. Ibid., p. 194.


278 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

la serviette de l’hôtel. C’est en allant à la fenêtre que le héros peut


saisir les couleurs de la mer qui ressurgiront dans Le Temps retrouvé,
lors de la Matinée Guermantes. Le narrateur retrouvera la même
sensation tactile au contact d’une autre serviette, ce qui constituera
une des expériences de résurrection du passé.

La fenêtre est symbolique de l’épisode : le Grand-Hôtel de


Balbec fait se rencontrer – et c’est pour cette raison qu’il est
profondément flaubertien – l’esthétique et le social dans un rapport
antithétique, le premier incarné par le héros-narrateur qui en est encore
au stade de la contemplation, le second par les « autres », ceux qu’il
observe et qui sont en représentation.

3. La représentation sociale : les notables de province et la salle à


manger-aquarium.

Un groupe social est mis en scène dans le cadre du Grand-


Hôtel de Balbec, celui des notables de province et il l’était dès le
Cahier 26.

f° 60
Les châtelains de Querqueville connaissaient plus de monde à
Querqueville plage qu’un châtelain n’en connaît généralement
dans la ville d’eaux ou // [f° 61] dans la station de bains de mer
voisine parce que Querqueville plage était à cause de la proximité
le lieu de villégiature de beaucoup de familles de la province,
noblesse, bonne bourgeoisie, magistrature révoquée au moment
des décrets, ou restée à son poste malgré ses sympathies ou ses
attaches cléricales, qui tous venus de plus ou moins loin, du chef-
lieu, d’un château situé entre le chef-lieu et la sous-préfecture, de
telle autre sous-préfecture rassemblaient < composaient > à
Querqueville comme les diffé avec des familles triées dans toutes
les parties, les régions, à distances plus ou moins éloignées, de la
Normandie dont la dispersion et la variété, concentrées et fondues,
donnait à cette petite plage une sorte de « caractère », d’harmonie,
que n’ont pas les plages où ne venaient que des éléments tout à fait
étrangers et de hasard*. Le prési Aussi Ces gens là qui revenaient
tous les ans ne < prenaient pas les mêmes trains que nous > ne
partaient pas aux mêmes heures. « Ah ! c’est vrai vous ne prenez
pas et en < tiraient sans ostentation > tiraient avec une aimable
Du social et de l’esthétique 279

modestie le privilège orgueilleux. « Ah ! c’est vrai vous ne prenez


pas le même train que nous disait l’agent de change bien pensant
qui s’était < fait présenter par // [f°60 v°] le bâtonnier du barreau
de Caen > lié avec le 1er Président de Rouen qui < lequel > ne
voulait pas venir à la Cour de Cassation, trop républicaine, vous
n’avez que // [f° 62] trois heures de trajet à faire, vous ! vous
arrivez pour le dîner ». « Plaignez-vous donc disait le Premier
Président avec un fort accent normand […] ».

L’auteur semble alors très proche de la réalité historique de


l’époque : allusion aux « décrets », à l’apparente incompatibilité entre
le clérical et le politique, à la couleur républicaine d’une cour de
justice. Les références répétées aux divisions administratives
provinciales, chef-lieu, sous-préfecture, le confirment. Il s’en
éloignera pour donner un caractère plus « littéraire » à son texte par
une intertextualité accrue.

Parmi les notables cités, figure un agent de change qui a


disparu dans la version définitive. Sans doute faisait-il trop proustien
et pas assez flaubertien. En effet, le groupe de notables a la
particularité de se composer d’un premier président de Caen, d’un
bâtonnier de Cherbourg, d’un grand notaire du Mans auxquels
viennent s’adjoindre un grand avocat et un grand médecin de Paris
mais ce dernier ne fait pas partie des personnages principaux. Ce
milieu de la justice fait encore une fois penser au pastiche de Flaubert
par Proust puisqu’il a pour cadre un tribunal, pour sujet le procès de
Lemoine et pour premier personnage, un Président. Ensuite entrent en
scène les avocats des deux parties. La présence du médecin peut aussi
être perçue comme un clin d’œil aux romans de Flaubert. Ce groupe
de notables est le seul à parler et l’on peut voir dans cette insertion du
discours à l’intérieur d’un épisode essentiellement narratif et descriptif
une reprise d’un procédé cher à Flaubert que Proust avait déjà imité
dans son pastiche. On pense alors à une lettre à Louise Colet
(22 juillet 1853) où Flaubert manifeste sa satisfaction à voir ses
dialogues fictifs confirmés par la réalité, ce qui montre tout l’intérêt
qu’il accordait au genre en question et son souci de produire « un effet
de réel ».

J’ai eu, aujourd’hui, un grand succès. Tu sais que nous avons eu


hier le bonheur d’avoir monsieur Saint-Arnaud [ministre de la
280 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Guerre]. Eh bien j’ai trouvé ce matin, dans le Journal de Rouen,


une phrase du maire lui faisant un discours, laquelle phrase j’avais,
la veille, écrite textuellement dans la Bovary (dans un discours de
préfet, à des Comices agricoles). Non seulement c’était la même
idée, les mêmes mots, mais les mêmes assonances de style. Je ne
cache pas que ce sont des choses qui me font plaisir.

Enfin, la précision « qui avaient des prétentions à


l’aristocratie » attribuée aux notables du Grand-Hôtel est très
certainement un écho à l’indication fournie dans le pastiche de
L’Affaire Lemoine. Le président avait « des prétentions à l’esprit »,
après avoir eu, dans le premier brouillon, « des prétentions au latin »,
expression directement empruntée à Flaubert.

La salle à manger-aquarium27 nous ramène au bal à la


Vaubyessard, autrement dit à l’intrusion éphémère d’Emma Bovary
dans le monde de l’aristocratie et c’est une problématique qui
intéresse aussi Proust dans cet épisode, comme il l’exprime de façon
caricaturale à travers l’expression « des prétentions à l’aristocratie »
qu’il attribue aux épouses de notables et de façon beaucoup plus
sérieuse par la fascination que le milieu aristocratique qui sera incarné
par Mlle de Stermaria exerce sur le narrateur.
Le grand dîner de Rivebelle avait déjà, dans le Cahier 64
(fos 39-38), des airs de bal à la Vaubyessard, avec son champagne –
rappelant celui que savoure Emma avec ravissement –, ses tenues de
soirée, une atmosphère de merveilleux : « toute la soirée avoir trois ou
quatre voitures attendant sous les arbres, au clair de lune, au bout de la
mer ».

27. Dans A rebours de Huysmans, il est également question de salle à manger


et d’aquarium (GF, 1978, chapitre II, p. 77) mais la problématique n’est pas
la même : le héros, des Esseintes, a installé un aquarium entre la fenêtre de la
salle à manger initiale et la pièce qu’il a composée à l’intérieur de celle-ci et
qui ressemble à la cabine d’un navire. D’autre part, dans un autre passage de
l’œuvre (chapitre XI, p. 164), la fenêtre du train dans lequel voyage le héros,
cinglée par la pluie, est comparée à la paroi d’un aquarium. Proust a peut-être
fait fusionner Flaubert et Huysmans.
Du social et de l’esthétique 281

Mais c’est par la paroi vitrée de la salle à manger28 qui


sépare deux mondes, celui des nantis et celui des démunis, que Proust
se rapproche le plus de Flaubert. En effet, au cours du bal à la
Vaubyessard, on est amené à casser deux vitres pour aérer la salle :
« […] au bruit des éclats de verre, Mme Bovary tourna la tête et
aperçut dans le jardin, contre les barreaux, des faces de paysans qui
regardaient ». Ce verre qui se brise fait alors surgir deux mondes, celui
de l’aristocratie qui se divertit et celui des paysans qui regardent, et
replonge, du même coup, Emma dans son passé. Quant à la salle à
manger du Grand-Hôtel, elle devient :

comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de


verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et
aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre,
s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans
des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, […]

Ce passage présente une particularité intéressante, celle de


constituer un ajout et il s’agit d’un ajout postérieur à 1914. Pierre-
Louis Rey pense qu’il peut s’expliquer par « les menaces de
révolution qu’on sentit parfois gronder vers la fin de la guerre29 ».
Cette parenthèse surprenante se compose, en fait, de deux temps, le
premier souligne l’antagonisme social, le second place l’écrivain face
à cette question : d’une part, il fait partie, non pas des nantis, mais
de ceux qui observent ; d’autre part, il classe les individus par
races comme un zoologiste (balzacien !) en soulignant une
possible évolution en fonction du milieu dans lequel ils évoluent.

Dans Albertine disparue30, l’image de la baie vitrée de la


salle à manger comme matérialisation de la barrière sociale hantera à
nouveau le narrateur mais elle sera appliquée à ses préoccupations

28. Voir l’intéressante analyse qu’en fait Anne Simon dans son article sur
« Proust et la superposition descriptive », BIP n° 25, 1994, p. 151-166.
29. Pléiade II, note de la page 41. L’image de l’aquarium évoque la
description de la soirée à l’Opéra dans Le Côté de Guermantes I : le Marquis
de Palancy est comparé à « un poisson qui passe, ignorant de la foule des
visiteurs curieux, derrière la cloison vitrée d’un aquarium » (GF, p. 106).
30. AD, p. 180-181 : « Mais cette dernière renaquit soudain, […] ou bien
dans une cabine abandonnée, au pied de la falaise. »
282 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

d’alors : l’homosexualité supposée d’Albertine. Le narrateur vient à


imaginer que celle-ci profitait de cette « conglomération » de filles du
peuple et de petites bourgeoises amassées devant la vitre de
l’aquarium pour « lever » une fillette. En consultant les manuscrits, on
découvre que cette unité textuelle correspond à un ajout marginal
(Cahier XIII, N. a. fr. 16720, fos 22-23). Proust tenait donc à intégrer
cette image de la salle à manger-aquarium comme symbole de la
division sociale puisque, après l’avoir ajoutée tardivement au
manuscrit des Jeunes filles, il l’a réutilisée (et l’ajout est forcément
postérieur à 1916-1917, années de rédaction du manuscrit au net) dans
Albertine disparue en la doublant du thème de l’homosexualité. Très
subtilement, l’auteur fait ressurgir une image qu’il a déformée – la
première apparition de cette image ne peut évidemment pas faire
allusion à Albertine – pour sa démonstration : les pêcheurs et les petits
bourgeois se sont transformés en pêcheuses et en petites bourgeoises,
l’écrivain qui observe en héros-narrateur qui est impliqué dans la
scène décrite et l’extérieur l’emporte sur l’intérieur, la promiscuité des
jeunes filles étant beaucoup plus importante pour le narrateur que le
luxe des nantis.

Nous voudrions ajouter une dernière couche à ce feuilletage


flaubertien concernant le Grand-Hôtel de Balbec, à savoir l’ellipse
temporelle dans l’ouverture de l’épisode : « J’étais arrivé à une
presque complète indifférence à l’égard de Gilberte, quand deux ans
plus tard je partis avec ma grand-mère pour Balbec. » Dans son article
de 1920, « À propos du "style" de Flaubert », Proust affirme : « À
mon avis la chose la plus belle de L’Éducation sentimentale, ce n’est
pas une phrase, mais un blanc. » Il cite et commente le blanc qui
sépare la mort de Sénécal et les retrouvailles de Frédéric avec
Mme Arnoux. La séparation du héros et de Gilberte ne serait-elle pas
ainsi mise en parallèle avec celle de Frédéric et de Mme Arnoux ?
Cette ellipse temporelle, nous l’avons retrouvée, sous forme
d’ajout manuscrit, dans les extraits d’épreuves et de passages
manuscrits fournis en appendice à l’édition de luxe d’À l’ombre des
jeunes filles en fleurs de 1920. L’édition consultée (celle déposée à la
Bibliothèque nationale, sous la cote Rés g Y2 50) permet de voir
comment s’est faite l’articulation entre les deux parties du volume : la
première est sous forme d’épreuve (les épreuves de 1913), l’ouverture
de la seconde sous forme d’ajout manuscrit :
Du social et de l’esthétique 283

J’étais arrivé à être indifférent à Gilberte, au moins d’une façon


intermittente, q quand je deux ans plus tard je partis avec ma
grand-mère pour Balbec.

Conclusion

C’est très certainement en se souvenant du pastiche


« L’Affaire Lemoine par Gustave Flaubert » que Proust a commencé à
intégrer des réminiscences flaubertiennes dans la construction de
l’épisode du Grand-Hôtel de Balbec. Deux détails, « des prétentions à
l’esprit » qui deviennent « des prétentions à l’aristocratie » et la
fermeture de la fenêtre du tribunal qui devient « ouverture de la
fenêtre par la grand-mère » ont été des indicateurs. Or, ces deux
détails ont été retenus par le pseudo-Sainte-Beuve, dans son pastiche,
pour remettre en cause l’argument du détail vrai qu’avancent les
partisans du réalisme. Proust aurait-il voulu à travers eux “se situer”
par rapport au réalisme ? On sait que la fenêtre est un de ces artifices
littéraires qui permet de faire voir, de donner l’illusion au lecteur-
spectateur de découvrir le monde tel qu’il est. Précisément, chez
Flaubert, la fenêtre est un instrument qui permet à la fois de donner
une reproduction aussi fidèle que possible du monde et d’illustrer une
thématique, le bovarysme. Mais ce qui est reproduction du monde
chez Flaubert devient chez Proust représentation subjective d’une
réalité construite ou supposée.

Dans les deux cas, la fenêtre est lecture du monde. Et, pour
cette raison, avec Proust, ce sur quoi elle donne se transforme, en
fonction de l’évolution de la Recherche : le vitrage dans le Grand-
Hôtel de Balbec est à la fois un révélateur social et esthétique ; à la fin
de Sodome et Gomorrhe II, c’est à l’intérieur du cadre de la fenêtre, au
soleil levant, que s’inscrit une représentation de l’homosexualité à
travers une scène imaginée par le narrateur entre Albertine et
Mlle Vinteuil à Montjouvain. Curieusement, cette évocation
correspond, une fois encore, à un ajout marginal31. Dans Albertine

31. N. a. fr. 16714, f° 31 : l’ajout commence par « Mais derrière la plage de


Balbec, […] »
284 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

disparue, le vitrage, sous la forme de la vitre de la salle à manger-


aquarium, suggère lui aussi une représentation de l’homosexualité
d’Albertine à travers la problématique, devenue secondaire, de la
ségrégation sociale. Si la fenêtre chez Flaubert était l’expression du
bovarysme, elle débouche dans la Recherche, sur une représentation
de l’homosexualité. Et, par la présence du narrateur, du « voir » nous
passons au voyeurisme, concret ou imaginaire. Flaubert apparaît
comme témoin de la construction de la Recherche, témoin qui reste
toujours caché, contrairement à Baudelaire, témoin qui est introduit
par ajouts successifs, en fonction du sens que l’auteur veut donner à
l’œuvre.
MISS SACRIPANT ET LE DANSEUR-PASTICHEUR

L’Éducation sentimentale de Flaubert comprend un nombre


considérable de portraits, au sens pictural du terme. Portraits dont le
lecteur voit les différentes étapes prendre forme sous ses
yeux : modèles et peintre sont des personnages du roman ; le portrait
est successivement commandé, réalisé, exposé et vu1. Le portrait
devient enjeu romanesque en même temps que réalisation esthétique.
C’est en effet Rosanette, dite La Maréchale, qui devient l’inspiratrice
de cette pratique. Son portrait s’inscrit d’abord dans la relation
triangulaire, M. Arnoux, Frédéric et elle-même, puisque Frédéric
commande son portrait à Pellerin pour prendre possession d’elle, en
feignant de vouloir l’offrir à M. Arnoux. Le peintre commence par se
référer à un maître, « un Titien, lequel serait rehaussé d’ornements à
la Véronèse », avant de réaliser le portrait en mots (« “Si je lui
mettais”, pensa-t-il, “une robe de soie rose, avec un burnous oriental ?
oh non ! canaille, le burnous ! ou plutôt si je l’habillais de velours
bleu, sur un fond gris, très coloré ? […]2” »), composition imaginaire
qui envahit le texte au point de réduire la réalisation concrète à une
seule phrase : « il commença à esquisser les masses ». Ce portrait est
ensuite aperçu par Frédéric alors qu’il est exposé, devant la boutique
d’un marchand de tableaux, « avec cette ligne écrite au bas en lettres

1. Texte initialement publié sous l’intitulé « Miss Sacripant et le danseur-


pasticheur, Jacques-Émile Blanche et Watteau », in Proust et ses peintres,
Études réunies par Sophie Bertho, CRIN 37, Rodopi, Amsterdam-Atlanta,
2000, p. 27-35.
2. TR, p. 207-209.
286 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

noires : “Mlle Rose-Annette Bron, appartenant à M. Frédéric Moreau,


de Nogent.” » Ce tableau sur lequel la jeune femme est peinte avec les
seins découverts, un paon avançant son bec sur son épaule, et qui
exhibe son « appartenance », est une offense pour Frédéric, qui fait
suite à celle du compte rendu journalistique de son duel avec
Hussonet, sous le titre Une poulette entre trois cocos qu’il a, soudain,
sous les yeux. Il est évident que Flaubert cultive ici le parallélisme
entre les deux découvertes, entre les deux représentations, l’une
écrite, l’autre peinte, d’un même fait, Frédéric tourné en ridicule. Le
portrait de la Maréchale réapparaît une nouvelle fois dans la narration,
dans l’avant-dernier chapitre de L’Éducation sentimentale, lors de la
scène de retrouvailles, entre Mme Arnoux et Frédéric, qui se termine
par une séparation définitive. Mme Arnoux, regardant tous les objets
« pour les emporter dans sa mémoire », aperçoit le portrait de la
Maréchale et croit l’identifier. Difficile affrontement entre l’idéal et le
prosaïque et risque de désillusion. L’imitation (la Renaissance
italienne) permet alors de masquer la réalité. La réponse de Frédéric
« Impossible ! […] C’est une vieille peinture italienne. » est retenue
par Proust qui, dans La Prisonnière3, en fait la boutade favorite de
Morel4, notamment dans ses échanges verbaux avec Charlus.
Le deuxième portrait réalisé par Pellerin est un portrait
macabre puisqu’il s’agit du bébé mort de Rosanette et de Frédéric. Le
portrait devient source de dénonciation explicite du Réalisme, comme
théorie esthétique (« Eh ! je me moque de la ressemblance ! », s’écrie
Pellerin). L’insensibilité de l’artiste atteint ici son comble, ce qui
laisse penser qu’elle n’est pas propre aux peintres réalistes. Une fois
encore, le portrait ne peut se concevoir sans une multitude de
références aux maîtres du passé.
Ce portrait pictural dévalorisé, ce portrait d’intérieur qu’on
réalise à partir de poses, d’imitation, ce portrait « anti-réaliste », a un
pendant antithétique, le portrait « littérarisé », celui composé par
Flaubert qui fait rayonner le personnage dépeint dans sa réalité, la
meilleure illustration étant celui de Madame Arnoux, lors de sa
première rencontre avec Frédéric. Réalisé sans préparation, en plein
air, il est mouvement gracieux, nuance, et couleurs tendres, autant de

3. LP, p. 260.
4. Voir Cinquième Partie, chapitre I.
Du social et de l’esthétique 287

traits qui permettent de voir en lui une transposition de la peinture


impressionniste.
Proust a parfaitement mesuré l’importance de cette
représentation de la pratique picturale à l’intérieur du roman de
Flaubert, en faisant de l’écrivain-peintre un personnage des pastiches
qu’il a consacrés à Flaubert. Si dans « L’Affaire Lemoine par Gustave
Flaubert5 », seuls les portraits des présidents Grévy et Carnot sont pris
à témoin, le pastiche de Sainte-Beuve critiquant Flaubert6 s’ouvre sur
une image de l’écrivain-peintre qui envahit tout le texte, jusqu’aux
dernières lignes où il est question du « mot qui dresse l’image en
pied ». Il est manifeste, avec ce texte, que la littérature réaliste et la
peinture sont intimement liées et que le descriptif littéraire repose sur
une technique picturale. Déjà, dans le fragment inédit « À ajouter à
Flaubert », l’originalité grammaticale de ce dernier, qui débouche sur
une nouvelle vision du monde, était mise en parallèle avec la
révolution accomplie par certains peintres (Cimabue, Giotto)7.
Comme Flaubert, Proust intègre, dans son roman, la
représentation d’une pratique picturale, doublée d’une réflexion
esthétique. L’écrivain se fait peintre8 et une équivalence est
introduite, implicitement ou explicitement, entre portrait littéraire et
portrait pictural. Ainsi, dans Le Temps retrouvé9, après avoir lu le
journal inédit des Goncourt, le narrateur livre un certain nombre de
réflexions sur sa propre conception de la littérature. L’une d’entre
elles porte précisément sur le portrait littéraire. Faire un portrait ne
consiste pas, pour l’auteur, à dépeindre telle ou telle personne, ni à
donner une copie aussi ressemblante que possible de la réalité, à

5. CSB, p. 12-15.
6. « Critique du roman de M. Gustave Flaubert sur l’“Affaire Lemoine” par
Sainte-Beuve, dans son feuilleton du Constitutionnel », CSB, p.16-21.
7. CSB, p. 299.
8. Voir Jean Milly : « en matière de style littéraire, [Proust] adopte des
notions picturales ou musicales comme la couleur, le reflet, le fondu, le
chant, l’instrumentation, la récurrence des motifs et la composition
cyclique », « Proust, écrivain de style », Marcel Proust, Camins creuats III,
Universitat de Lleida, Pagès editors, 1997, p. 49.
9. TR, p. 84.
288 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

l’aide de multiples détails, mais à dégager des lois générales : c’est


par cette recherche de l’universalité que Proust se distingue de
Flaubert. Or, ce choix esthétique, Proust l’explicite par une analogie
avec le portrait pictural, comparant qui, comme il est fréquent chez
l’écrivain, prend plus d’ampleur que le comparé. À l’intérêt
documentaire et historique, Proust oppose la « vérité d’art » qu’il ne
définit pas plus précisément mais que l’on peut rapprocher des
qualités qu’il loue dans le portrait pictural : volume, lumière,
mouvement.

1. Du portrait de Proust par Jacques-Émile Blanche à celui de Miss


Sacripant

L’équivalence entre portrait pictural et portrait littéraire est


exprimée dès Jean Santeuil, à travers le portrait de Jean, serti dans le
premier paragraphe du fragment intitulé [Portrait de Jean par un
peintre mondain]10 :

Cette année-là La Gandara exposa au Champ-de-Mars un portrait


de Jean Santeuil. Ses anciens camarades d’Henri-IV n’auraient
certainement pas reconnu l’écolier désordonné, toujours mal mis,
dépeigné […] dans le brillant jeune homme qui semblait encore
poser devant tout Paris, sans timidité comme sans bravade, le
regardant de ses beaux yeux allongés et blancs comme une
amande fraîche, […] Une rose coupée au coin de son veston de
cheviote vert, […].

Il est aisé de reconnaître, dans ce portrait, le propre portrait


de Proust réalisé par Jacques-Émile Blanche. Jean-Yves Tadié, dans
sa biographie de Proust11, s’est arrêté sur ce portrait.

Marcel pourtant, a aimé son portrait, exposé en même temps que


onze autres, au Champ-de-Mars en 1893, et le fait figurer, non
seulement dans ses appartements successifs, mais dans Jean
Santeuil. Par un jeu de transposition dont il deviendra vite

10. JS, p. 675-676.


11. Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, Biographies, Gallimard, « Un
portrait », p. 175-179.
Du social et de l’esthétique 289

coutumier, il attribue le portrait de Jean Santeuil à La Gandara,


autre brillant portraitiste mondain […] (178)

Jean-Yves Tadié précise que « Jacques-Émile Blanche […]


d’abord disciple de Manet, Degas […] vit la dernière grande époque
du portrait “ressemblant” […] ». Or, la transposition littéraire qui est
donnée de ce portrait souligne la métamorphose poétique opérée par
le peintre. Et cet « embellissement » se traduit, dans le texte, par une
métamorphose du style : à la notation brève, sèche, utilisée pour la
description « ressemblante » du modèle (autrement dit, ce qu’il est
dans la réalité) succède une expression abondamment métaphorique,
rythmée, donc poétique, celle qui évoque le portrait pictural. Ne
serait-ce pas un premier pas vers cette « vérité d’art » recherchée par
l’auteur, au détriment du « ressemblant » ?

La deuxième originalité de ce portrait réside dans l’effet de


mise en abyme qu’il introduit, qui a pour équivalent, dans la préface
de l’œuvre, la présence d’un écrivain qui serait l’auteur du manuscrit
publié par le narrateur. Effet de mise en abyme qui, de façon
surprenante, trouve écho dans le portrait de Miss Sacripant, découvert
par le héros dans l’atelier d’Elstir, à Balbec12. C’est en effet un détail,
qui peut passer inaperçu, qui nous renvoie au portrait de Proust réalisé
par Jacques-Émile Blanche. Au moment où Elstir, voyant arriver son
épouse, s’apprête à dissimuler le portrait de Miss Sacripant, il
l’observe avec attention et livre cette réflexion : « “Il faudra que je ne
garde que la tête, murmura-t-il, le bas est vraiment trop mal peint, les
mains sont d’un commençant.” » Or, dans l’Hommage à Marcel
Proust de La Nouvelle Revue Française du 1er janvier 192313,
Jacques-Émile Blanche rappelle : « L’exécrable étude que j’ai peinte
de lui, était très ressemblante ; j’avais déchiré cette toile. Proust
retrouva le visage, mais non les mains ni le bas du corps qui
intéresseraient tant aujourd’hui. Cette destruction du tableau fut
l’occasion de lettres, de démarches, de communications […]14 ». Par

12. JFF, II, p. 237-240.


13. « Quelques instantanés de Proust », p. 52-61.
14. Une note de Kolb qui accompagne la première lettre de Proust à Jacques-
Émile Blanche, datée du [29? juillet 1892] citée dans la Correspondance
(t. I, p. 175) précise que « Blanche vient d’achever le fameux portrait si
290 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

une de ses facéties habituelles, Proust fait d’Elstir un double de


Jacques-Émile Blanche et du portrait de Miss Sacripant une copie du
sien… Or, ce portrait séduit le héros, l’enchante même, par son
caractère singulier, singularité maintes fois soulignée et qui s’explique
finalement par le modèle, « une jeune actrice d’autrefois en demi-
travesti ». Ambiguïté fondamentale qui porte aussi bien sur la datation
du tableau que sur le sexe du modèle et qui ravit le narrateur. Ce
dernier loue le peintre de s’être « attaché à ces traits d’ambiguïté
comme à un élément esthétique qui valait d’être mis en relief et qu’il
avait tout fait pour souligner ».

Ce portrait semble, par ailleurs, avoir emprunté un certain


nombre de traits aux personnages qui participent au bal costumé chez
Rosanette, dans L’Éducation sentimentale, bal au cours duquel
Frédéric fait la connaissance de la maîtresse de M. Arnoux qui
deviendra la sienne15. Dans le texte de Proust, il est fait explicitement
référence à un « déguisement de bal costumé » pour expliquer le
caractère étrange de la toilette de Miss Sacripant. Rosanette, dite la
Maréchale, porte un « costume de dragon Louis XV », ce qui traduit
un choix de masculinité. Si Odette et Rosanette se ressemblent par
bien d’autres traits, l’épisode du bal costumé de Flaubert est, à sa
façon, un antécédent du « Bal de têtes » du Temps retrouvé. De jeu,
de mise en scène du travestissement, il est devenu réalité humaine et
démonstration des effets du temps. Cet épisode, par ses personnages,
ses couleurs, ses costumes, ses références picturales, son atmosphère à
la Watteau, qui dépasse la simple présence du « petit berger
Watteau », n’a pu que retenir l’attention de Proust. Dans À l’ombre
des jeunes filles en fleurs II, l’indication qui se trouve, au bas du
portrait de Miss Sacripant, « Miss Sacripant, octobre 1872 » fait écho
à celle qui figure au bas du portrait de Rosanette que Frédéric voit,
accroché à la boutique du peintre. Elle intrigue par la date qu’elle
indique16 : les dates sont très rares dans la Recherche et, de plus, cette
date a été l’objet de plusieurs ratures dans l’avant-texte. Or, la
première indication était « 1869 »… qui est l’année de la publication

souvent reproduit, dont il avait fait une première esquisse au crayon à


Trouville, le 1er octobre 1891. »
15. ES, p. 169-184.
16. Voir la note de Pierre-Louis Rey dans Pléiade, II, p. 1864.
Du social et de l’esthétique 291

de L’Éducation sentimentale. Mais cela n’explique pas la première


dénomination « Lala des îles » à laquelle elle est appliquée, à moins
d’y voir un vague souvenir de la « négresse des îles » qui accompagne
Mme Arnoux. La version de ce portrait dans le Cahier 2817 renferme
un élément qui est un indice de l’emprunt à l’œuvre de Flaubert. Il
s’agit du « petit feutre d’homme18 » que porte le modèle, imitant en
cela le personnage de Loulou, dans L’Éducation sentimentale, dont la
perruque est surmontée d’un « chapeau d’homme, en feutre gris ».
Curieusement – ce qui laisserait supposer qu’il y a eu relecture de la
part de Proust – certains détails de la version finale semblent plus
proches du texte de Flaubert que du Cahier 28 ; ainsi le « veston de
velours sans revers ouvrant sur un plastron blanc » qui rappelle le
détail de la « large collerette de dentelle sur sa veste de velours noir
uni » n’était qu’une « petite veste presque d’homme » dans la version
première.

Enfin, quelques pages plus loin, à l’intérieur d’une réflexion


sur la maturité esthétique, il est dit qu’à un certain âge, celui où l’on
peut se contenter de « copier » le réel, « nous aimons caresser la
Beauté du regard […] dans une belle esquisse de Titien découverte
chez un brocanteur, dans une maîtresse aussi belle que l’esquisse de
Titien19 ». Or, c’est précisément au Titien que se réfère Pellerin quand
il peint la maîtresse de Frédéric. Ces différents éléments laissent
penser que Proust a composé son portrait pictural en se souvenant du
texte de Flaubert. Il s’est servi d’un indice, le chapeau d’homme, en
feutre, pour en faire la composante essentielle du portrait de Miss
Sacripant, à savoir l’ambiguïté sexuelle. Curieusement, dans le
passage du Cahier 28 qui précède le portrait de Miss Sacripant, le
narrateur découvre un tableau d’un ami d’Elstir qui le surprend parce
qu’il a quelque chose de « féminin » dans sa réalisation, alors que les
tableaux d’Elstir paraissent, à ses côtés, « singulièrement mâles ». Il
semble donc qu’il y ait une « sexualisation » de la peinture. D’autre
part, toujours dans ce passage, le héros aurait voulu « commander » à

17. Ibid., Esquisse LX, p. 985.


18. Voir « Proust lecteur de Par les champs et par les grèves de Flaubert »
(Première Partie, chapitre III) : Mlle de Penhoët porte elle aussi un chapeau
de feutre gris, attribut qui est mentionné dans le récit de voyage de Flaubert.
19. JFF II, p. 241.
292 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Elstir « une phrase sur les aubépines, une phrase sur les pommiers,
une phrase sur les boutons d’or ». Le tableau est alors perçu comme
l’équivalent d’une donnée stylistique ; réciproquement, le portrait
littéraire deviendra transposition d’un portrait pictural, tout en
intégrant des emprunts littéraires.

2. Le portrait du danseur-pasticheur

Il est un personnage í secondaire, par son rôle narratif – qui


retient l’attention par l’effet d’étrange et mystérieuse séduction qu’il
exerce et qui lui confère une fonction esthétique : nous l’appellerons
le danseur-pasticheur. Il apparaît – au sens concret du terme – dans
l’épisode du Côté de Guermantes I20, consacré à la soirée que le
narrateur passe au théâtre, en compagnie de Robert de Saint-Loup et
de Rachel. Ce danseur est déjà présent dans un avant-texte de À
l’ombre des jeunes filles en fleurs21 qui correspond au passage où le
héros se rend, pour la première fois, au théâtre, pour voir jouer la
Berma dans Phèdre. À ce stade, « le danseur » clôt une énumération
d’artistes qui, tous, incarnent la fugacité du plaisir esthétique dont le
héros vient de prendre conscience en admirant la Berma. Néanmoins,
« ce danseur de génie » retient déjà l’attention du narrateur qui
commente sa mimique et l’associe aux « costumes bleus ». Le nom de
Nijinski succède à celui de Sarah Bernhardt.
Ce portrait est repris dans le Cahier 39 (N. a. fr. 16679,
f° 6622) pour être transféré au Côté de Guermantes. Le personnage du
danseur donne naissance à un développement narratif important qui
repose sur la mise en valeur de sa gestuelle. Alors qu’initialement il
illustrait la fugacité du plaisir esthétique, l’attention est ici focalisée
sur ses mains, plus exactement la paume de ses mains. Or, ce portrait,
après les deux détails vestimentaires de la « toque de velours noir » et
de la « jupe hortensia », s’ouvre sur une référence à Watteau,

20. CG I, p. 258-262.
21. Cahier 67 (N. a. fr. 18317)) et RTP, I, Esquisse JFF, III, [Le plaisir
théâtral est fugitif], p. 1001-1002.
22. Pléiade, II, Esquisse XVII, [Au théâtre avec Montargis], p. 1151.
Du social et de l’esthétique 293

référence qui, selon les critiques23, semble avoir une double origine,
les sanguines du peintre (à cause des « joues crayonnées de rouge »)
et le poème de Baudelaire, « Les Phares » (pour la comparaison avec
le papillon). Nous ajouterons le poème de Verlaine, « Clair de lune »
(Fêtes galantes), pour l’atmosphère mélancolique, et le tableau de
Watteau, L’Indifférent.

L’intérêt de Proust pour Watteau, la prédilection même, se


manifeste à travers l’un des « Portraits de peintres » qu’il lui a
consacré24, et un fragment de critique d’art25 dans lequel l’œuvre du
peintre est définie comme « la peinture, l’allégorie, l’apothéose de
l’amour et du plaisir », où il est mentionné que le peintre était « d’une
constitution si faible qu’il ne put jamais goûter, ou presque jamais, au
plaisir de l’amour » et que son œuvre exprimerait « une sorte
d’impuissance ornée ». Le tableau L’Indifférent séduit Proust26 au
point que ce dernier donne ce titre à l’une de ses nouvelles27, nouvelle
qu’il recherche en 1910, lorsqu’il se met à écrire ce qui deviendra À la
recherche du temps perdu. Ce titre se justifie par l’indifférence
qu’éprouve Lepré à l’égard de Madeleine de Gouvres, rencontrée dans
une loge à l’Opéra et qui « n’est pas son genre », mais aussi par
l’atmosphère de mélancolie qui enveloppe l’histoire et qu’expriment
les fleurs fanées, au corsage de l’héroïne. Enfin, comme le souligne
Kolb, dans son introduction, « Un autre détail dont Proust se servira
plus tard est l’emploi d’une œuvre d’art, d’un portrait qui ressemble à
l’être aimé » (p. 30). D’autre part, certains critiques pensent que
L’Indifférent a inspiré la première strophe du poème de « Portraits de
peintres28 ». Ce tableau – et peut-être, à travers lui, la nouvelle – nous
semble se cacher derrière le portrait du danseur-pasticheur dont
Nijinski a été l’inspirateur. Dans la version du Cahier 39, une rature

23. Élyane Dezon-Jones (GF), Thierry Laget (La Pléiade).


24. JS, p. 81.
25. [Watteau], CBS, p. 665-667.
26. Dans une lettre à Jean-Louis Vaudoyer [Premiers jours de février 1920],
Proust cite L’Indifférent parmi les huit tableaux du Louvre qu’il a
sélectionnés, dans le cadre de la réponse à un questionnaire, pour composer
une « tribune idéale ».
27. Parue, dans La Vie contemporaine, le 1er mars 1896, elle fut retrouvée et
publiée par Philip Kolb (Gallimard, 1978).
28. Yves Sandre, dans l’édition de Jean Santeuil, La Pléiade, note 2, p. 945.
294 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

fait se superposer « certains < un >, < certains > dessins de


Watteau > », laissant supposer que Proust se souvient d’un tableau
particulier. C’est le détail des paumes de main tournées vers le ciel qui
a été pour nous le premier indice. Le canevas initial est composé
essentiellement de notations de couleur : « un jeune homme portant
une toque de velours noir, des manches de soie bleue, et une jupe
cerise » qui ne sont pas celles du personnage de Watteau, en costume
vert et en cape rouge. La toque et la jupe étaient, en revanche, portées
par Nijinski, que Proust vit danser en 191029. Les ajouts interlinéaires
(< s’avança élança > qui, en introduisant un effet de mise en valeur
par inversion, vient se substituer à « s’avança » ; < levant les bras
levés au ciel > ; < il courait légèrement > qui remplace < marchait >)
et l’ajout marginal final (< puis bondissait légèrement jusqu’aux
frises >) dynamisent le portrait qui rejoint ainsi celui de Watteau dont
l’intérêt principal réside dans la gestuelle du personnage. La dernière
modification stylistique que nous retiendrons concerne le qualificatif
appliqué aux yeux qui, de « levés », deviennent « < extasiés et
mélancoliques > », qualificatifs qui traduisent parfaitement
l’imaginaire de Watteau. Le mouvement des mains n’est, à ce stade,
qu’une « pantomime ». La description du danseur, « ce jeune fou »,
qui s’intégrait dans un contexte narratif, est interrompue pour être
reprise sous la forme fixe du portrait qui définit son sujet en le puisant
dans le réel : « C’était un célèbre danseur répétant pour la centième
fois le pas d’un ballet […] ». Ce détour par le réel sera totalement
abandonné dans le texte définitif. L’idée de l’autopastiche, qui sera
l’aboutissement de la version définitive, est déjà présente, mais
exprimée sur le mode de la familiarité : « Oh ! non, c’est trop gentil ce
coup de s’imiter se < chiner > comme ça soi-même ! < Oui, c’est bien
ça ! > Au moins en voilà un qui ne se gobe pas. » Le descriptif
anecdotique n’est pas encore inscrit dans un système d’écriture qui
s’affiche comme tel.

Dans la version du Cahier 35 (N. a. fr. 16675, fos130-131),


les ratures portaient sur les couleurs : « un hom jeune homme en toque

29. Pléiade I, p. 1914 : la note 2 précise que le « génial danseur » ressemble


par certains traits à Vatslav Nijinski […]. Le « grand succès » remporté par
la « troupe étrangère » à laquelle il appartient est, sans aucun doute, celui des
Ballets russes en 1910.
Du social et de l’esthétique 295

noire < mauve > », en jupe « cerise < hortensia > » et sur la gestuelle
du danseur : « faisait des signes avec ses mains » complété par
« esquissant de gracieux » et « les paumes retournées ». C’est à partir
de ce détail qui est, en fait, capital puisqu’il permet l’identification de
ce portrait avec celui de L’Indifférent et va être le déclencheur de la
scène d’auto-imitation, que le processus de réécriture s’amplifie et
amène l’auteur à recopier le passage intégralement, en ajout marginal,
sur le folio suivant. La seule rature qui figure, dans cet ajout, porte sur
« pantalon » qui s’était substitué à « jupe » avant de redevenir
« pantalon ». La comparaison avec le papillon, qui rappellerait
Watteau, est également l’objet de biffures et de réécriture. Enfin, dans
cette version, le danseur « se mit à se30 refaire le mouvement de ses
paumes […]. L’auto-réflexivité ne pouvait être mieux exprimée… Un
passage du folio 133 se montre particulièrement révélateur, à ce
propos :

« Est-ce qu’elles font aussi comme ça avec les femmes ces petites
mains-là, dit-elle au danseur d’une voix facticement mélodieuse et
innocente d’ingénue » Et encore bien d’autres choses, répondit le
danseur d’un air mysté Le danseur sourit mystérieusement < à
l’artiste >. « Oh, tais-toi, tu me rends foulle » lui < lui > cria
l’artiste < -t-elle > tandis qu’on venait lui dire […]

Parmi ces ratures, la suppression de « Et encore bien


d’autres choses, répondit le danseur d’un air mysté » me semble être
une autocensure de l’expression de l’onanisme. D’autre part,
l’hésitation sur le « fou/folle » confirme une certaine ambiguïté
sexuelle qui sera maintenue dans la version définitive, sous une autre
forme : « Tu as l’air d’une femme toi-même, je crois qu’on pourrait
très bien s’entendre avec toi et une de mes amies. » (p. 262)

Pour conclure, ce qui relie les portraits de Rosanette, de


Miss Sacripant et du danseur-pasticheur est à la fois l’ambiguïté
sexuelle et l’auto-représentation. Mise en abyme de l’esthétique en
tant que problématique romanesque, dans le cas de Flaubert, qu’on
retrouve dans un portrait de la duchesse de Guermantes31, en

30. C’est nous qui soulignons.


31. CGI, p. 221.
296 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

mouvement, décrite par le narrateur qui, en tant que sujet, l’observe se


rapprocher progressivement de lui. Avec ses attributs flaubertiens
(robe légère, ombrelle, écharpe de surah violet) auxquels vient
s’ajouter le détail révélateur, « elle mordait le coin de sa lèvre », qui
rappelle Emma, elle est une réincarnation de Mme Swann, telle que
celle-ci apparaît à la fin de Du côté de chez Swann, puis à la fin de la
Première partie de À l’ombre des jeunes filles en fleurs32. Mais, en
même temps, elle devient un personnage-peintre qui s’auto-
représente : « la plus grande artiste actuelle dans l’art d’accomplir ces
mouvements » puis « un grand peintre [qui donne] des coups de
pinceau » et, enfin, lorsqu’elle salue le héros, « c’était comme si elle
eût exécuté pour [lui], en y ajoutant une dédicace, un lavis qui était un
chef-d’œuvre. » Nous avons ainsi une mise en perspective de ce que
nous appellerons une « projection spéculaire ».

En intégrant des fragments de son propre portrait í qui, au


dire de Jacques-Émile Blanche, avaient disparu í à l’intérieur du
portrait de Miss Sacripant, Proust démontre le subtil jeu de sa création
littéraire, à travers l’équivalence parfaite entre littérature et peinture,
l’ambivalence masculin-féminin et la représentation qu’il donne de la
manière dont son livre se construit : l’image du puzzle, fait de
fragments du réel, s’impose ici plus qu’ailleurs. Le danseur est là,
enfin, pour dire, avec ses mains, qu’il est un nouvel avatar de
l’écrivain, de l’écrivain qui s’auto-pastiche et qui s’en amuse. Sur
L’Indifférent, Claudel33 a écrit un magnifique texte où il souligne la
fondamentale ambiguïté du sujet « moitié faon et moitié oiseau,
moitié sensibilité et moitié discours […] Ainsi, le poète ambigu,
inventeur de sa propre prosodie, dont on ne sait s’il vole ou s’il
marche […]. » Jacques Henric34 ajoute, dans La Peinture et le mal :

32. Dans « L’emprunt féminin, reflet d’une esthétique » (Marcel Proust 3,


nouvelles directions de la recherche proustienne 2, Minard, 2001, p. 147-
165), nous pensions qu’il s’agissait de la transposition du tableau de Monet,
« Femme à l’ombrelle ». Dans un avant-texte du passage concernant la
duchesse de Guermantes (Cahier 35, N. a. fr. 16675, f° 109), le « grand
peintre » s’appelait initialement « Degas »… Il est, en tout cas, question
d’impressionnisme.
33. « Watteau, L’Indifférent, 18 décembre 1939 », L’Œil écoute, NRF, 1946,
p. 241.
34. Jacques Henric, La Peinture et le mal, Figures, Grasset, 1983, p. 190.
Du social et de l’esthétique 297

« Mais, ce que Claudel ne voit pas et qui crève les yeux, c’est
l’énorme bosse boursouflant la culotte de soie. Il bande… Jamais
peut-être la peinture n’a été aussi discrètement obscène qu’avec
Watteau. ». Cette interprétation est reprise et précisée dans le
Catalogue de l’exposition Watteau de 198435 : « Si les titres des deux
œuvres veulent susciter la curiosité, il ne nous paraît pas exclu que La
Finette peut-être, L’Indifférent en tout cas, aient une connotation
sexuelle prononcée, pédérastie ou onanisme pour ce dernier. » Proust
ne va pas jusqu’à l’obscène dans les transpositions scripturales de
tableaux picturaux, ou, inversement, dans les représentations
picturales d’emprunts littéraires, citées dans cette étude, mais il
inscrit, néanmoins, le principe d’une ambivalence sexuelle, en s’auto-
représentant.

35. Catalogue de l’exposition, éd. de la Réunion des musées nationaux,


p. 390.
Page laissée blanche intentionnellement
LA PARTIE D’ÉCARTÉ
ENTRE MOREL ET COTTARD

Quand l’inverti naît d’un emprunt par inversion1…

Lorsque Vincent Jouve analyse « la construction de l’image-


personnage » dans son essai L’effet-personnage dans le roman2, il
part de cette double affirmation :

Selon nous, le portrait du personnage tel qu’il est progressivement


construit dans la lecture est tributaire de la compétence du
destinataire dans deux registres fondamentaux : « l’extra-textuel »
et « l’intertextuel ». (p. 45)

La dimension extra-textuelle se construit à partir de


l’expérience personnelle du lecteur. Pour ce qui est de la dimension
intertextuelle, Vincent Jouve, partant de la définition qu’a donnée
Julia Kristeva de l’intertextualité (« tout texte se construit comme
mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un
autre texte3 »), précise que :

1. Ce texte correspond à une communication qui a été faite lors des


« Journées Proust » organisées par Raymonde Coudert, à Jussieu, les 21 et
22 mai 1997, dans le cadre de l’École doctorale dirigée par Julia Kristeva et
est paru dans le BIP n° 30, 1999, p. 49-56.
2. Pierre-Jean Jouve, L’effet-personnage dans le roman, PUF écriture, 1992.
3. Julia Kristeva, Séméiotiké, Paris, Seuil, coll. Points, 1969, p. 85.
300 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

[…] du point de vue du lecteur, la figure romanesque est rarement


perçue comme une création originelle, mais rappelle souvent, de
manière plus ou moins implicite, d’autres figures issues d’autres
textes. Le personnage ne se réduit pas à ce que le roman nous dit
de lui : c’est en interférant avec d’autres figures qu’il acquiert un
contenu représentatif (p. 48).

La lecture du passage de Sodome et Gomorrhe II4 où Morel


joue aux cartes avec Cottard, au cours de la soirée Verdurin, a fait
naître en nous le souvenir du passage de Madame Bovary5 où Emma
joue à l’écarté6 avec M. Homais. Selon les indications données par
Antoine Compagnon, dans l’édition de La Pléiade, le volume II de
l’édition originale de Sodome et Gomorrhe II s’arrêtait au milieu du
passage que nous citons et l’extrait7 fut publié dans le numéro 26
d’avril-mai 1922 des Feuilles libres, sous le titre « Une soirée chez
Mme Verdurin ». De même, « La regarder dormir », extrait de La
Prisonnière, a été l’objet d’une publication dans la NRF du
1er novembre 19228. Or, dans ces deux extraits publiés la même
année, quelques mois ou quelques semaines avant la disparition de
l’écrivain, dont l’un peut être rattaché à Gomorrhe et l’autre à
Sodome, transparaît la présence de Flaubert. Certes, il y a eu l’article,
paru dans la NRF du 1er janvier 1920, « À propos du “style” de
Flaubert » qui a ravivé le souvenir de Flaubert dans l’esprit de Proust.
Mais, ne peut-on pas déceler aussi dans cette étrange coïncidence un
dernier hommage de Proust à celui qui fut son maître et une façon de
faire signe au lecteur, en lui laissant découvrir un des secrets de sa
création ?

4. Nous délimitons le passage ainsi : « Saniette appelé pour faire le mort


[…] qui n’est pas dans une musette. », GF, chapitre II, p. 122-142.
5. Gustave Flaubert, Madame Bovary, GF, 1966, Deuxième Partie,
chapitre IV, p. 131-132.
6. « écarté : jeu de cartes où chaque joueur peut, si l’adversaire l’accorde,
écarter les cartes qui ne lui conviennent pas et en recevoir de nouvelles », Le
Robert. L’écarté se joue à deux alors que le whist qui est l’ancêtre du bridge
se joue à quatre personnes.
7. L’extrait en question avait pour limites : « Le duché d’Aumale a été
longtemps dans notre famille […] » (p. 116) « […] car il n’y avait pas de
feu. » (p. 127).
8. Voir Quatrième Partie, chapitre IV.
Du social et de l’esthétique 301

1. Impressions de lecture

Chez Flaubert, le moment privilégié de la partie d’écarté a


pour cadre une soirée chez le pharmacien, M. Homais, peu de temps
après l’arrivée de Charles et Emma Bovary à Yonville. Trois jeux de
société sont mentionnés successivement, le trente et un, affecté d’un
« on » anonyme, l’écarté, qui met un scène un trio : les deux joueurs,
Emma et Homais, et un observateur, Léon :

On faisait d’abord quelques parties de trente et un, ensuite


M. Homais jouait à l’écarté avec Emma ; Léon, derrière elle lui
donnait des avis.

Ce jeu suscite une complicité entre Léon et Emma, soulignée par


l’unité narrative que forme le paragraphe. Avec lui s’achève la
partie de cartes et commence la partie de dominos mais les
partenaires ont changé : cette dernière se joue entre l’apothicaire
et le médecin.

La partie d’écarté a donc pour fonction – avec ou sans jeu de


mot – de rapprocher physiquement et affectivement Emma et son
futur amant Léon qui prend la place du mari, le non-nommé. Elle est
un révélateur et permet une nouvelle distribution des personnages : le
prosaïsme bruyant des deux notables, accompagné de la défaite
inévitable de Charles, fait mieux ressortir la poétique relation
amoureuse naissant entre Léon et Emma. Tout devient objet de rêverie
chez Emma, y compris « l’abat-jour de la lampe où étaient peints sur
la gaze des pierrots dans des voitures et des danseuses de corde, avec
leurs balanciers ». Dans un cahier de 1910-1911 prévu pour la
“dernière partie” (le Cahier 47) qui comprend un développement sur
Charlus et les Verdurin, celui qui deviendra Morel et que le narrateur
surprend au bras du marquis de Gurcy, dans la salle des pas perdus de
la gare Saint-Lazare, « avait plutôt l’air d’un pierrot peint, couvert de
poudre et de fard, que d’un soldat dont il ne devait pas avoir
l’équilibre […]9 ». N’est-ce là que pure coïncidence? Par ailleurs,
celui qui s’appelle, dans les brouillons, Charley, puis Santois, portera
le nom de « Morel » dans la version définitive ; or, « Morel » est le
nom d’un personnage secondaire de la première Éducation

9. Voir Esquisse XI, Pléiade III, p. 1022.


302 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

sentimentale de Flaubert10 dont les deux protagonistes s’appellent


Henry et Jules, qui ont ainsi les mêmes initiales que Henri et Jean, les
personnages principaux de Jean Santeuil. Mme Cottard qui s’endort
comme s’endorment Charles et Homais, pendant ou après la partie de
cartes, se prénomme Léontine. À la fin de l’épisode, une référence est
faite au jeu de dominos pour illustrer une manie de Cottard qui
consiste à manifester sa satisfaction en remuant les épaules :

Le docteur, même aux dominos, quand il forçait son partenaire à


« piocher » et à prendre le double-six, ce qui était pour lui le plus
vif des plaisirs, se contentait du mouvement des épaules.

Or, rien ne justifie cette allusion au jeu de dominos, si ce


n’est le souci et le plaisir qu’a l’auteur de faire un clin d’œil à son
lecteur, en « repiochant » lui aussi dans l’épisode flaubertien où,
comme nous l’avons rappelé, le médecin et l’apothicaire, une fois la
partie d’écarté terminée, se mettent à jouer à ce jeu. La supercherie,
ou la subtilité, de Proust va encore plus loin : il fait triompher son
médecin là où celui de Flaubert a échoué, dans la manipulation du
double-six :

Mais le bruit des dominos le contrariait ; M. Homais y était fort, il


battait Charles à plein double-six.

Cette trilogie proustienne des jeux trouve sa justification


dans un souci de fidélité à Flaubert, avec une différence minime : le
whist est venu se substituer au trente et un.
Deux détails complètent ce rapprochement entre les deux
textes : une formule chimique et une image-cliché. La première, à elle
seule, condense toute la sotte prétention du docteur Cottard qui, à ce
titre, est déjà l’héritier du milieu médical représenté par Flaubert dans
Madame Bovary, à travers les personnages de Charles Bovary et

10. Flaubert, L’Éducation sentimentale (version de 1845), coll. l’Intégrale,


éd. du Seuil, 1964. Le chapitre IX (p. 289) commence ainsi : « Le
lendemain, il alla voir Morel.
C’était un singulier homme que ce Morel, un de ceux que les bourgeois
qualifient d’original, que les gens d’affaires regardent comme artiste et que
les artistes trouvent vulgaire, avec assez de raffinements dans la raison et fort
peu dans le sentiment […] ».
Du social et de l’esthétique 303

d’Homais. Elle concerne le trional, médicament qui a pour vertu de


provoquer « la somnescence », et est l’objet d’une interrogation qui
reste d’ailleurs sans réponse : « Pouvez-vous me dire ce qu’il contient
de parties d’amyle et d’éthyle ? » Par son statut de formule chimique,
par son binarisme, elle rappelle une autre formule chimique que
Proust a empruntée à Flaubert, en tant qu’illustration d’une
connaissance erronée, appliquée à l’ammoniaque et qu’il a attribuée à
l’eau11. Nous rappellerons simplement que cette erreur sur la formule
de l’ammoniaque commise par le pharmacien et immédiatement
corrigée :

[…] la présence considérable de bestiaux dans les prairies,


lesquels exhalent, comme vous savez, beaucoup d’ammoniaque,
c’est-à-dire azote, hydrogène et oxygène (non, azote et hydrogène
seulement), […]

se situe dans le chapitre qui précède celui de la partie d’écarté12. Si sa


transposition par Proust dans Albertine disparue, appliquée à l’eau de
Venise (« […] et l’eau comme une combinaison d’hydrogène et
d’azote, éternelle, aveugle, antérieure et extérieure à Venise,
ignorante des Doges et de Turner13 »), reste complexe et énigmatique,
son imitation dans l’épisode de la partie de cartes obéit à la volonté,
qui était déjà celle de Flaubert, de dénoncer, par l’humour, le
scientisme.

Flaubert, dans Madame Bovary, s’attaque autant aux excès


du scientisme qu’à ceux du romantisme dont Emma sera victime.
Dans le texte proustien, l’image-cliché de « la neige du clair de
lune14 », qui vient s’inscrire dans le cadre des fenêtres à travers
lesquelles on aperçoit la mer, cadre déjà flaubertien en soi, nous
semble relever de cette même intention d’imitation et donc de
dénonciation d’un imaginaire affadi.

11. Voir Marcel Muller, « Proust et Flaubert : une dimension intertextuelle


d’À la recherche du temps perdu », p. 57-70.
12. Deuxième Partie, chapitre II, p. 116.
13. AD, p. 316.
14. SG II, p. 140-141 : « On distinguait à peine la mer par les fenêtres de
droite. Mais celles de l’autre côté montraient la vallée sur qui était
maintenant tombée la neige du clair de lune. »
304 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

2. Confirmations génétiques

Une première version du passage figure dans le Cahier 72


(N. a. fr. 18322, f° 20 r°) qui est un cahier écrit pendant la guerre,
sans doute en 1915. Cette période n’est pas particulièrement
flaubertienne ; l’année 1915 est même la seule année où la
Correspondance ne contient aucune référence à Flaubert. Comme
c’est très souvent le cas pour les références à ce dernier, cette unité
narrative apparaît sous forme d’ajout, ressemblant vaguement aux
notes d’un scénario, avec des phrases qui ne sont pas achevées, des
verbes non conjugués, des signes de ponctuation propres au discours
direct omis.

Quand Cottard veut jouer aux cartes le pianiste se présente, il


demande [illis] pour le whist (vérifier), M. Verdurin appeler
Saniette vient et appelle Saniette. Saniette non je ne sais pas y
jouer vous ne savez donc jouer à rien lui dit M. Verdurin d’un air
terrible, furieux que la partie de whist fût ratée, mais ravi
cependant de pouvoir injurier Saniette. Terrorisé Me Verdurin
s’approcha Terrorisé Saniette répondit voulant* avoir l’air fier et
léger « si je joue du piano » d’un air spirituel. Des hurlements de
rire ironique s’élevèrent.

Le mot le plus important pour nous est une note de régie,


indiquée entre parenthèses, « (vérifier) », et qui suit le mot « whist ».
Que veut vérifier Proust ? Où veut-il vérifier ? Trois possibilités
peuvent être envisagées : une vérification intratextuelle, autrement dit
dans une version précédente, mais rien ne nous laisse penser que ce
texte avait déjà été écrit ; une vérification documentaire, pour savoir
comment se joue le whist, mais Proust n’est pas Flaubert ; une
vérification intertextuelle, et c’est celle que nous retenons : Proust
aurait voulu vérifier dans l’œuvre de Flaubert le déroulement de la
partie de cartes.

Une deuxième version de ce passage, sous forme d’ajout


marginal cette fois-ci, vient s’intégrer, sur le recto de la page 21, à
l’intérieur d’une longue discussion sur les titres nobiliaires où
abondent les références à Saint-Simon.
Du social et de l’esthétique 305

Pas plus tard qu’il y a un mois chez le nouvel ambassadeur


d’Autriche qui est de très bonne maison < continua M. de Charlus
tout en jetant un regard sur le flûtiste qui > et qui sait très bien
rendre à chacun ce qu’il lui doit < continua > + [ce signe indique
la place où doit s’insérer l’ajout marginal] un valet + < un valet >
de pied a demandé à ma belle sœur […]

+ continua M. de Charlus < tout en jetant un regard sur le flûtiste


qui >, le régiment lui ayant donné le goût des cartes, venait de
proposer une partie à Cottard et s’était assis avec lui à une petite
table à jeux d’un [blanc] que Madame Verdurin avait apportée de
Paris. En fouillant dans une armoire des Cambremer on trouva
aisément des jetons de cuivre ciselé à l’usage du « Nain Jaune » et
qui firent très bien l’affaire […]

Ce passage est repris et développé sur le recto de la page 23 :

donné le goût des cartes, proposé < avait proposé > une partie
< d’écarté > à Cottard. Et ils étaient tous les deux installés devant
une petite table à jeux des
que Madame Verdurin avait apportée de Paris. Chacun d’eux tira
une carte. On découvrit aisément dans le tiroir une commode
appartenant aux Cambremer une boîte en bois de rose incrustée de
losanges d’ivoire où se trouvaient des jetons de cuivre doré et
ciselé et d’autres
qui firent parfaitement l’affaire. [ce dernier paragraphe est
rayé ; effectivement, il ne sera pas repris dans les versions
suivantes] Pour savoir qui commencerait « Ié coupe» dit le
docteur contrefaisant l’accent des Américains du sud. Ses enfants
éclatèrent de rire. J’ai / La carte la plus forte échut au flûtiste :
« À vous l’honneur ! » dit Cottard. Est ce que / Qu’est ce que
vous dites d’un charmeur comme cela dit Mme Verdurin en
montrant < à Charlus et à Cambremer > qui, au lieu de nous
enchanter, joue à l’écarté. Lui qui joue très si bien Quand on joue
de la flûte comme lui » « Il joue < aussi > à merveille aux cartes »
dit M. de Charlus qui dans le dos d < debout derrière > le flûtiste
< pour > le conseillaiter et le conseillait avec une admiration
béate < paternelle et > béate. [ajout en bas de page : M. de
Charlus répondit cela] « Et puis dit Mme Verdurin à M. de
Charlus […]
306 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

C’est à ce stade que le recours à l’emprunt littéraire


intervient : il se manifeste d’abord par l’ajout interlinéaire d’un mot,
un complément déterminatif < d’écarté > qui précise la nature du jeu,
le seul mot à ne pas être rayé dans la première partie de la page 23 ; et
c’est à partir de ce mot que se réorganise le récit en fonction de
l’hypotexte flaubertien. Cette réorganisation commence par la
suppression définitive de la description du mobilier – table et armoire
qui s’était transformée en commode, contenant la boîte de jetons qui
devaient être utilisés pour la partie de cartes – autrement dit, des
détails qui produisaient un effet de réel et qui renforçaient l’aspect
balzacien de l’épisode. Et d’ailleurs, quelques pages plus loin, dans ce
même cahier, sur le verso de la page 38, se déploie un long passage
sur Balzac et ses œuvres. Passage qui sera transposé dans le
chapitre III de Sodome et Gomorrhe II, dans le cadre d’une très
longue discussion entre Charlus et Brichot sur la littérature, qui a pour
point de départ l’éloge de la pédérastie dans les romans balzaciens. Si
nous revenons à notre passage du Cahier 72, cette suppression des
lignes d’inspiration balzacienne s’accompagne d’un renforcement de
la description de l’attitude de Charlus à l’égard de Morel, apportant
une deuxième confirmation de l’emprunt. Dans la version finale, le
détail, qui souligne l’intimité amoureuse des deux hommes et la
jalousie de Charlus à l’égard de Cottard qui joue avec Morel, est
formulé ainsi :

« Si nous nous approchions un peu de la table de jeu, dit à M. de


Cambremer M. de Charlus, inquiet de voir le violoniste avec
Cottard. C’est aussi intéressant que ces questions d’étiquette qui à
notre époque ne signifient plus grand-chose. Les seuls rois qui
nous restent, en France du moins, sont les rois des jeux de cartes
et il me semble qu’ils viennent à foison dans la main du jeune
virtuose », ajouta-t-il bientôt, par une admiration pour Morel qui
s’étendait jusqu’à sa manière de jouer, pour le flatter aussi, et
enfin pour expliquer le mouvement qu’il faisait de se pencher sur
l’épaule du violoniste.

Le fait de « se pencher sur l’épaule du violoniste » était exprimé, dans


le Cahier 72, d’une façon un peu différente :

Il joue < aussi > à merveille aux cartes » dit M. de Charlus qui
dans le dos d < debout derrière > le flûtiste < pour > le
Du social et de l’esthétique 307

conseillaiter et le conseillait avec une admiration béate


< paternelle et > béate

Cette version était beaucoup plus proche du texte de


Flaubert (« Léon derrière elle lui donnait des avis ») que la version
finale : « conseillait » reprend « lui donnait des avis » ; l’ajout
< debout derrière > qui corrige qui dans le dos s’inspire directement
de la phrase de Flaubert.

Ce passage se retrouve dans le Cahier V (N. a. fr. 16712) qui


fait partie de l’ensemble des vingt cahiers dits de mise au net, écrits
entre 1916 et 1918. Les pages en question sont de véritables puzzles
de paperoles difficiles à reconstituer. L’épisode grossit
considérablement par intégration de nouveaux éléments, soit sous
forme d’ajouts marginaux, soit sous forme de paperoles, mais les
modifications concernant le noyau flaubertien que nous avons
décelées sont minimes. Sur le folio 114, un ajout intralinéaire, qui se
transforme en ajout marginal plus développé, renforce l’effet de
rupture que provoque l’intégration de ce récit d’une partie de cartes,
cette intrusion dans la narration étant marquée du sceau de la nécessité
et de l’urgence :

nous faire manquer le train. Saniette appelé pour faire le mort


déclare qu’il ne savait pas jouer au whist + < et Cottard voyant
qu’il n’y avait plus grand temps avant > « Vous ne savez donc
jouer à rien
[intégration de l’ajout marginal :]
et Cottard voyant qu’il n’y avait plus grand temps avant l’heure du
train, se mit tout de suite à faire une partie d’écarté avec Santois.

En revanche, une très longue paperole permet d’insérer un ensemble


de réflexions sur la littérature qui vont précéder la partie d’écarté et
qui rappellent la parodie de critique littéraire du « Dîner
Guermantes ».

Le troisième et dernier élément constitutif de l’avant-texte


de cette partie de cartes est la dactylographie, dite « dactylographie
corrigée », qui a été réalisée avant janvier 1921 et qui fut établie à
partir du manuscrit, à la demande des Éditions de la NRF. Proust ne
put s’empêcher de la compléter par quelques ajouts.
308 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Il ajouta même, juste avant le début de la partie d’écarté, une


très longue paperole qui comprend une réflexion sur la sonate de
Fauré au morceau schumanesque qui précédera celle sur la littérature
et qui se termine précisément ainsi :

Et c’était peut-être vrai. Alinéa. Le piano finit et Morel tenant à


jouer aux cartes,

Il est intéressant de constater que les deux phrases-annonces


qui expriment, à deux reprises, la volonté de Morel de jouer aux
cartes, précédant de quelques pages la scène proprement dite, sont
l’objet de l’attention de l’auteur qui les retravaille, qui les réécrit dans
la marge, de façon à préparer la réception de cette scène, à attirer déjà
l’attention du lecteur. Ainsi, sur le folio 89, le texte dactylographié :

“[…] Je vais vous l’expliquer dans un instant répondit Santois qui


n’en savait absolument rien”. Et pour pouvoir quitter
Mme Verdurin, comme il avait oublié son violon il demanda à
jouer aux cartes.

devient, à l’intérieur d’un ajout marginal :

Morel garda un silence hautain et demanda seulement à faire une


partie de cartes.

À travers cet exemple, se manifeste un changement


onomastique, significatif pour nous : Santois, qui s’était initialement
appelé Charlie, devient « Morel ». Antoine Compagnon précise que
les additions les plus importantes concernent Morel à qui la
dactylographie donne une plus grande envergure. Sur cette même
dactylographie, « Léontine » (en qui il est facile de reconnaître le
féminin de Léon), le prénom de Mme Cottard, vient se substituer à
« Adèle15 ».

15. Francine Goujon nous a apporté une confirmation supplémen-


taire : l’évocation pittoresque de Léontine « qui pionce » provient du
Cahier 60 (f° 32, r°) qui est un cahier d’ajouts qui date de 1920 (voir la
transcription qu’en a donnée F. Goujon pour la thèse qu’elle a réalisée sous
la direction de J.-Y. Tadié, Édition critique de textes de Marcel
Proust : Cahier 61, 1996).
Du social et de l’esthétique 309

C’est également sur un feuillet dactylographié à simple


interligne et ajouté à la dactylographie principale que s’insère la leçon
de médecine du professeur Cottard qui contient la formule chimique
du trional constitué d’amyle et d’éthyle que nous avons commentée.
La référence au jeu de dominos qui sert à démontrer la nouvelle manie
de Cottard appartient à un passage qui est entièrement intégré à ce
stade.
Enfin, au milieu du folio 105, se détache une correction, la
seule de la page : elle porte sur la clarté de la lune qui se voit alors
poétisée par l’ajout de l’adjectif « neigeuse » :

[…] la vallée qui commençait à être éclairée par la lune < était
maintenant toute neigeuse de la lune >

Cette expression qui, dans la version finale, deviendra « la


neige du clair de lune », qui nous semble être une imitation de
l’image-cliché pratiquée par Flaubert, doit peut-être sa « neige » au
simple fait – et ce serait, une nouvelle fois, une illustration de la
subtilité de Proust – que le paragraphe consacré à la partie d’écarté,
dans Madame Bovary, succède à un paragraphe qui se termine sur le
mot « neige ».

[…] Mme Bovary, prenait son châle, et posait à l’écart, sous le


bureau de la pharmacie, les grosses pantoufles de lisière qu’elle
portait sur sa chaussure, quand il y avait de la neige.

Si les emprunts au texte flaubertien se multiplient sur la


dactylographie corrigée, c’est sans doute parce qu’elle est composée
en 1920 et que 1920 est l’année de la publication par Proust de
l’article « À propos du “style” de Flaubert ». Nous pensons qu’avant
de l’écrire Proust a relu le fragment « À ajouter à Flaubert16 » ; or,
dans ce fragment, il se référait principalement à Madame Bovary et,
plus précisément, aux premiers chapitres de la Deuxième Partie.

Nous espérons avoir démontré comment une impression de


lecture s’est transformée en certitude, en certitude scientifique
voudrions-nous dire, pour contrecarrer le docteur Cottard qui accuse

16. CSB, p. 299-302.


310 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

son confrère, le docteur Boulbon, de pratiquer de la « médecine


littéraire » qu’il se plaît à définir comme « de la thérapeutique
fantaisiste, du charlatanisme ». La problématique essentielle du
passage est bien, en effet, la mise en confrontation de la science et de
l’art, à travers une représentation du social.

Chez Proust, l’emprunt n’obéit à aucune logique, aucune


pratique stable. Il est impossible de déterminer un schéma d’emprunt.
Dans le cas présent, c’est d’abord d’un mot qu’est né cet emprunt, le
mot « écarté » qui était déjà la source de rayonnement de la scène
flaubertienne. Puis il y a eu sélection d’un trait distinctif, en
l’occurrence focalisation sur l’attitude du personnage, un personnage
masculin qui perçoit de dos un être désiré, et cette attitude particulière
est déjà caractéristique des romans de Flaubert. Dans un troisième
temps, s’opère un phénomène de dissémination : l’emprunt fragmenté
envahit le texte, charpente l’épisode. Et ainsi, ce qui représente moins
d’une page chez Flaubert alimente une vingtaine de pages chez
Proust.

L’emprunt, qui est en lui-même un phénomène littéraire,


s’entoure alors de considérations sur la littérature, sur l’art. Prenant
place à l’intérieur d’une scène mondaine et mettant en représentation
la littérature, il fait écho au « Dîner Guermantes ». Tout y est : la
caricature du milieu mondain, la pseudo-activité de critique littéraire
(dans l’un, on dénonce Zola, « l’Homère de la vidange », dans l’autre,
on s’alcoolise avec du Zola et on se fait des piqûres de Verlaine, en
devenant « éthéromanes par dévotion baudelairienne » ; dans le
premier, on écrit le mot de Cambronne avec un grand C, dans le
second, l’art avec un grand A ; dans l’un, on commet une erreur sur le
nom de Flaubert, dans l’autre, sur le morceau de musique interprété
par Morel). Or nous avons montré17 que le passage en question du
Dîner Guermantes est d’une certaine façon une réécriture du pastiche
« Mondanité et mélomanie de Bouvard et Pécuchet ».

En effet, c’est bien le rapport au savoir, à la connaissance, à


la représentation qu’on se fait du monde, qui est en jeu dans ce texte
et à travers cet emprunt. Le savoir scientifique est caricaturé à travers

17. Voir Première Partie, chapitre IV.


Du social et de l’esthétique 311

le discours du docteur Cottard, grotesque comme l’était, avant lui,


Charles Bovary. La femme de l’illustre Professeur « pionce », et le
mouvement incontrôlé de sa tête lui donne l’air d’un pantin pendant
que son mari tient de savants discours sur les propriétés de certains
médicaments. Cette partie d’écarté que les protagonistes doivent jouer
rapidement, juste avant leur départ, devient représentation du monde.
La remarque que fait Charlus, après avoir tenu un long discours sur
les privilèges de sa caste, « Les seuls rois qui nous restent, en France
du moins, sont les rois des jeux de cartes », prend une valeur
emblématique. Lui-même renonce à tout pour Morel, et ce dernier se
révèle être le gagnant, dans le jeu comme dans la vie. L’ordre social
est déstabilisé au profit de l’inversion.

L’auteur tourne lui-même en dérision sa propre pratique


d’écriture en choisissant de terminer un volume en plein milieu d’une
partie d’écarté. Et puisqu’il fait jouer à Morel le rôle que jouait
l’héroïne de Flaubert, Proust n’aurait-il pas poussé la subtilité jusqu’à
pratiquer, dans le roman de l’inversion, un emprunt par inversion ?
Page laissée blanche intentionnellement
Cinquième Partie

LA CRÉATION LITTÉRAIRE
Page laissée blanche intentionnellement
LA PRÉSENCE MYSTÉRIEUSE DE FLAUBERT
DANS L’ŒUVRE DE PROUST

1. Le Carnet 1 dit Carnet de 1908

Le Carnet 11 permet de mieux cerner le rôle qu’a joué


Flaubert dans la genèse du texte proustien2. Ce carnet, rappelons-le,
est le premier d’une série de cinq offerts à Proust par Mme Straus en
janvier 1908. Il comporte une soixantaine de folios contenant des
notes préparatoires à l’essai sur Sainte-Beuve. Il commence par des
notes très succinctes et se termine par des paragraphes beaucoup plus
élaborés qu’on retrouvera transposés dans la Recherche. Or, le nom de
Flaubert n’apparaît que dans la première moitié de ce carnet. Au
folio 35 v°, il est l’objet d’une comparaison avec Barbey d’Aurevilly,
qui se termine ainsi : « Par là je veux peut-être plus Barbey que
Flaubert3 ». Et, effectivement, après cette réflexion, Flaubert disparaît
au profit de Barbey d’Aurevilly, chez qui Proust décèle un « culte
pour la chose physique qui est une trace vivante sous laquelle il y a

1. La nouvelle édition des Carnets (Gallimard, 2002) par Florence Callu et


Antoine Compagnon a démontré que ce carnet avait été utilisé par Proust de
1908 à 1911. Notre étude qui est antérieure à cette édition se réfère au texte
établi et présenté par Philip Kolb dans Cahiers Marcel Proust 8, Le Carnet
de 1908, NRF, Gallimard, 1976.
2. Nous reprenons, ici, une partie d’un article « Le rôle de Flaubert dans la
genèse du texte proustien », publié dans le BMP n° 43, Hommage à Philip
Kolb, 1993, p. 72-81.
3. Voir Brian G. Rogers, Proust et Barbey d’Aurevilly, Le dessous des cartes,
Préface de Philippe Berthier, Champion, 2000.
316 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

l’haleine du passé, […] » (f° 36) et qui devient de plus en plus une
référence pour lui. Flaubert retient l’attention de Proust par ses
oeuvres – à cette époque, Proust montre un intérêt particulier pour les
Trois Contes et pour la Correspondance – et par sa réception par les
critiques littéraires de l’époque, Sainte-Beuve mais aussi Goncourt (ce
qui peut expliquer l’introduction de Flaubert dans le pastiche de leur
Journal dans Le Temps retrouvé). Trois passages du Carnet 1 méritent
d’être commentés : celui où Proust cite saint Julien l’Hospitalier, celui
où il compare Sainte-Beuve à Flaubert, et enfin celui où il évoque
longuement les Lettres à Caroline. Au folio 16 v°, l’indication « saint
Julien l’Hospitalier, le citer / dans Van Blarenberghe. S’en souvenir
toujours. Van Blarenberghe, » est une référence au texte intitulé
« Sentiments filiaux d’un parricide4 » qu’a fait paraître Proust dans
Le Figaro du 1er février 1907.

Cet article s’inspire d’un fait divers qui avait


particulièrement ému Proust puisqu’il connaissait les personnes
impliquées et qu’il entretenait des liens épistolaires avec elles au
moment précis où se produisit le drame. Proust avait notamment
envoyé une lettre de condoléances à H. van Blarenberghe,
extrêmement affligé par la disparition de son père. Or, quelques mois
plus tard, ce dernier tue sa mère, avant de se donner la mort. Ce drame
inspire à Proust le texte que nous connaissons, foisonnant de
références littéraires et mythologiques, œdipiennes notamment, et se
terminant sur l’évocation de la souffrance que fait subir chaque fils à
sa mère. Contrairement à ce qu’il projette de faire, dans le Carnet 1,
Proust n’ajoutera à ce texte, publié dans Pastiches et Mélanges
en 1919, aucune référence à saint Julien l’Hospitalier. En revanche, ce
thème du parricide qu’illustre le conte de Flaubert, sera repris,
transformé et intégré dans la Recherche, à travers les personnages de
Mlle Vinteuil et de son amie, et donnera naissance à la célèbre scène
de Montjouvain.

Le thème du sadisme qui y est associé a très certainement été


inspiré par le même conte. L’étude de l’environnement textuel de la
citation concernant saint Julien l’Hospitalier, dans le Carnet 1, va
encore renforcer notre hypothèse. Dans les deux paragraphes

4. CSB, Pastiches et mélanges, p. 150-159.


La création littéraire 317

précédents, Proust évoque son travail d’écrivain en le comparant à un


enfantement, exprimant son angoisse de ne pas le mener à terme. Or,
la même idée se retrouve exprimée par la même image dans Le Temps
retrouvé : « cet écrivain [...] devrait préparer son livre minutieusement
[...] le suralimenter comme un enfant [...] ». Le paragraphe suivant est
tout aussi intéressant puisqu’il est consacré aux chambres. Donc, cette
référence à saint Julien l’Hospitalier, précédée d’une réflexion sur le
sadisme (f° 12 v° : « Ce qu’est le sadique, le plaisir est le mal, plus
aboutissant que cause du sadisme ».) qu’on retrouve exprimée, en des
termes identiques, dans l’ouverture de la Recherche illustre par elle-
même ce thème et, entourée de motifs-clés de l’œuvre proustienne,
suggère déjà combien Flaubert est sous-jacent au texte proustien.

La phrase du folio 17 v° : « Ste Beuve paraît plus intelligent


que Flaubert » et la conclusion qu’en tire Proust : « Débuter par
méfiance de l’Intelligence » rappellent le projet initial de ce dernier de
réaliser un essai sur Sainte-Beuve et Flaubert, et annoncent très
précisément le début du Contre Sainte-Beuve qui commence
ainsi : « Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence ». L’idée
est reprise mais exprimée à travers la subjectivité du narrateur, et
surtout toute référence à Flaubert a disparu.
Quant au long paragraphe concernant les Lettres à Caroline
(f° 21), il est composé de notes de lecture.

Lettres à Caroline. / Fin splendide pour un / coeur simple. Je


lis le / journal de Rouen etc. Je / cause avec domestiques que je ne
/ trouve pas plus bêtes que des gens / bien. J’attends le livre sur / le
moyen-âge. Comme je t’ / envie avec tes plans de / travail. Je
resterais bien / à Concarneau tout l’hiver // la pire chose ingrate /
Villemessant “c’est une perte”. Retour à la / simplicité après
travail / comme sueur etc. Plus / naturel que Ste Beuve. / Parvient
le faire paraître / plus petit (ce que dit / Goncourt de la scène dans
/ l’Éducation Sentimentale)
Maman au contraire / cache ses citations / aux autres, a tout /
son égoïsme pour / les siens.
Eulalie, gd mère / changeant de chambre sur / la place, en face
de / l’église.

Les lettres auxquelles se réfère Proust sont celles que Flaubert a


écrites au moment où il concevait ses trois Contes. Un cœur simple est
318 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

mentionné explicitement et les livres [et non pas le livre] sur le


moyen-âge que Flaubert attend doivent servir à la rédaction de saint
Julien l’Hospitalier. La réflexion qu’a notée Proust, quelques pages
auparavant, concernant ce conte, lui a été très certainement inspirée
par la lecture de la Correspondance. Ce qui frappe le plus dans ce
paragraphe, c’est l’extrême confusion qui y règne. Proust mêle des
fragments de lettres qu’il cite de mémoire – certains termes sont
changés par rapport au texte de Flaubert – et ses propres réflexions, si
bien que l’on pourrait croire que l’un et l’autre se confondent. Il ne
respecte pas non plus la chronologie des lettres. Certains détails tels
que « Je lis le journal de Rouen ; Je resterais bien à Concarneau tout
l’hiver […] » paraissent dénués d’intérêt alors que, dans ces mêmes
lettres, Flaubert évoque des problèmes cruciaux pour un écrivain, et
qui seront précisément ceux que rencontrera Proust : « Le petit Julien
l’Hospitalier n’avance guère, […] J’ignore absolument ce qui se passe
dans le monde […] Pour écrire une page, j’en viens d’en surcharger de
ratures douze, […] Mon ardeur à la besogne frise l’aliénation
mentale5. » Cette identification s’est sans doute faite secrètement au
cours de la rédaction de la Recherche.

Autre point commun : Proust lit la correspondance de


Flaubert dans laquelle ce dernier raconte qu’il « a lu la correspondance
de Balzac [qui] ambitionnait la Gloire mais non le Beau » et dont la
plus grande admiration était Walter Scott. Mais là encore, cette
question des Correspondances qui intéressera particulièrement Proust,
qui en parlera dans le Contre Sainte-Beuve, et en reparlera dans le
« Dîner Guermantes », n’est pas mentionnée dans ces notes. En
revanche, il reprendra, dans le Contre Sainte-Beuve, la première
citation « Fin splendide pour un cœur simple » qu’il placera dans la
bouche de Flaubert : « Où Flaubert rejoint Balzac, c’est quand il
dit : “Il me faut une fin splendide pour Félicité” » alors que la version
authentique est la suivante : « Mais avant tout, il faut finir ma Félicité
d’une façon splendide6 ». Il se souviendra aussi de l’idée de Flaubert
selon laquelle les domestiques ne sont pas « plus bêtes que les gens

5. Lettre CCLXXVIII. Les Lettres à sa nièce Caroline ont été publiées chez
Fasquelle, en 1906. Kolb donne ses références dans l’édition Conard des
Œuvres complètes, 5e série, 1910.
6. Ibid., lettre CCXC.
La création littéraire 319

bien » lorsqu’il composera le « Dîner Guermantes » et lorsqu’il écrira,


dans Le Temps retrouvé : « j’avais assez fréquenté les gens du monde
pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés et non les ouvriers
électriciens7 ».
Proust termine son paragraphe par une nouvelle comparaison
avec Sainte-Beuve et par un jugement de Goncourt sur une scène de
L’Éducation sentimentale. Goncourt, qui n’appréciait pas Flaubert,
selon Proust, reconnaissait « une délicatesse » à la scène des adieux de
Mme Arnoux et de Frédéric mais reprochait à son auteur de l’avoir
décrite avec des « phrases très joliment faites mais des phrases de
livres alors que la langue parlée, la véritable langue de l’amour, »
aurait beaucoup mieux convenu. Proust reviendra, à deux reprises, sur
cette réflexion, dans des lettres à Reynaldo Hahn (21 février et
24 décembre 1911), ne pouvant pardonner à Goncourt ce manque de
discernement stylistique.
L’apparition, immédiatement après ce paragraphe, des
personnages de « Maman », d’« Eulalie », de l’idée de « gd mère » (ce
sera tante Léonie) « changeant de chambre sur la place, en face de
l’église » montre combien Proust se nourrit de Flaubert lorsqu’il
commence à concevoir ce qui sera le Contre Sainte-Beuve et
« Combray ». La réflexion qu’il formule au sujet de sa mère est
particulièrement intéressante : « Maman au contraire cache ses
citations aux autres ». Proust s’interroge donc sur ce problème crucial
de la citation ; contrairement à sa mère, il donne encore ses références
– une rature sur le texte du Carnet 1 montre que Proust a tenu à faire
figurer Lettres à Caroline – mais, progressivement, il les cachera, lui
aussi, aux autres, les dissimulant imperceptiblement dans son texte.

2. Les occurrences de « Flaubert » dans À la recherche du temps


perdu

Le nom de Flaubert est très peu cité dans les différents


volumes d’À la recherche du temps perdu et il ne l’est qu’à titre
d’exemple ou à titre anecdotique. Il apparaît dans un contexte de

7. TR, p. 281.
320 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

rencontre mondaine, où l’on parle littérature8, lors de la rencontre


avec la Princesse Mathilde et lors du « Dîner Guermantes » :

et comme chaque génération de critiques se borne à prendre le


contre-pied des vérités admises par leurs prédécesseurs, elle
n’avait qu’à dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, était
avant tout un bourgeois, ou qu’il y avait beaucoup de musique
italienne dans Wagner

Il figure également à l’intérieur d’une réflexion sur la


découverte de précurseurs dans le domaine de la création artistique9
(« Il y a des morceaux de Turner dans l’œuvre de Poussin, une phrase
de Flaubert dans Montesquieu ») et dans le pastiche Goncourt.

Dans deux cas, Flaubert est l’objet, soit d’une suppression,


soit d’une addition dans le texte. Un long passage du « Dîner
Guermantes » concernant les correspondances, et plus précisément
Flaubert, a été barré sur les épreuves Gallimard corrigées par Proust,
en 1919.
À l’inverse, dans le pastiche Goncourt du Temps retrouvé10,
la référence à Flaubert apparaît à l’intérieur d’une parenthèse qui ne
figurait pas dans les premières ébauches. L’auteur a commencé par
ajouter, sur la deuxième ébauche, un long passage sur la Normandie
qu’il annonce par une note de régie (nous suivons la transcription
qu’en donne Jean Milly), « pendant que j’y pense je profite de placer
le morceau si important sur la Normandie11 », puis il introduit une
parenthèse à l’intérieur d’une phrase pour y glisser un pseudo-
dialogue avec Mme Verdurin au sujet d’un voyage que les Goncourt
auraient effectué avec Flaubert à Trouville :

À la fin du jour dans un éteignement sommeilleux de toutes les


couleurs […] – « Mais non, rien de la mer que vous connaissez

8. JFF, p. 213 ; CG, p. 227.


9. SG, Pléiade III, p. 211.
10. Jean Milly, Proust dans le texte et l’avant-texte, « Le pastiche Goncourt
dans Le Temps retrouvé », p. 197.
11. Jean Milly attribue les références vénitiennes du pastiche à Ruskin, faute
de les avoir retrouvées dans le Journal des Goncourt. La Normandie peut
aussi être celle de Flaubert…
La création littéraire 321

proteste frénétiquement ma voisine en réponse à mon dire que


Flaubert nous avait menés, mon frère et moi à Trouville, rien
absolument, rien, il faudra venir avec moi, sans cela vous ne
saurez jamais » – ils rentraient, à travers les vraies forêts en fleurs
de tulle rose que faisaient les rhododendrons, tout à fait grisés par
l’odeur des sardineries qui donnaient au mari d’abominables crises
d’asthme – » oui insiste-t-elle c’est cela, de vraies crises
d’asthme12 ».

Le nom de Flaubert sert à introduire, de façon comique,


« une illusion de réalité » (l’enjeu étant de savoir ce qu’est la vraie
mer, celle qu’ont vue les frères Goncourt et Flaubert, ou celle que
décrit Mme Verdurin ?) dans ce long monologue lyrico-poético-
artistico-baroque de Mme Verdurin, prétention qui est aussitôt niée
par cette dernière. Effet de décalage qui surprend le lecteur puisque,
subitement, au milieu des personnages romanesques, surgissent des
êtres réels, les Goncourt et Flaubert. Quant au narrateur, qui doit-il
croire ? Entre les rhododendrons en tulle rose et les sardineries, il ne
peut qu’avoir, comme M. Verdurin, des crises d’asthme, « de vraies
crises d’asthme »… ou qu’amuser son lecteur en l’entraînant dans ce
tourbillon où poésie et réalisme se côtoient, où fiction et réel se
mêlent, avant de découvrir ce qu’est la vraie littérature.

Les œuvres de Flaubert sont aussi peu mentionnées que son


nom. Dans Le Temps retrouvé13, pour illustrer l’idée de la séparation
entre l’homme et l’œuvre, entre la personnalité de l’écrivain et le sujet
décrit – ce qui rejoint, une fois encore, la problématique du Contre
Sainte-Beuve – le narrateur cite les exemples de Flaubert et de
Choderlos de Laclos :

Ce n’est pas la bonté de son cœur vertueux, laquelle était fort


grande qui a fait écrire à Choderlos de Laclos Les Liaisons
dangereuses, ni son goût pour la bourgeoisie petite ou grande qui
a fait choisir à Flaubert comme sujet ceux de Madame Bovary et
de L’Éducation sentimentale.

12. TR, p. 77.


13. TR, p. 281.
322 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Le pittoresque directeur du Grand-Hôtel semble lui aussi


avoir lu les contes de Flaubert. Il a, en tout cas, retenu le dénouement
de Hérodias puisque, pour égayer le héros accablé par la disparition
de sa grand-mère dont il retrouve le souvenir dans ce lieu, il lui
propose :

[…] est-ce que vous ne voulez pas pour vous remonter un peu du
vin vieux dont j’ai en bas une bourrique (sans doute pour
barrique) ? Je ne vous l’apporterai pas sur un plat d’argent comme
la tête de Ionathan et je vous préviens que ce n’est pas du Château-
Lafite mais c’est à peu près équivoque (pour équivalent)14.

Usage doublement comique de la citation de Flaubert. Le


nom du personnage est, selon la pratique langagière habituelle du
locuteur, déformé : celui-ci en garde la consonance mais le “judaïse”
à sa façon, c’est-à-dire par rapport à ce qu’il connaît (« nathan »). La
comparaison participe elle aussi à ce comique en cascade puisqu’elle
fait un rapprochement entre la barrique qui s’est transformée en
« bourrique » et « la tête de Ionathan ». L’effet de dérision par rapport
au tragique antique et à la concision flaubertienne est entier.

Une citation de L’Éducation sentimentale située dans La


Prisonnière15 fait preuve du même humour mais est encore plus
intéressante dans la mesure où elle est mise dans la bouche d’un
personnage qui la vide de son sens et qu’elle est suivie d’un
commentaire du narrateur. C’est donc le fonctionnement même de la
citation qui est mis en abyme et parodié. Elle fait suite à une longue
réflexion sur l’art.

M. de Charlus autorisait mais demandait à le [Morel] voir après.


« Impossible, c’est une vieille peinture italienne » (cette
plaisanterie n’a aucun sens transcrite ainsi. Mais M. de Charlus
ayant fait lire à Morel L’Éducation sentimentale à l’avant-dernier
chapitre duquel Frédéric Moreau dit cette phrase, par plaisanterie
Morel ne prononçait jamais le mot « impossible » sans le faire
suivre de ceux-ci, « c’est une vieille peinture italienne ») […]

14. SG I, p. 247.
15. TR, p. 260.
La création littéraire 323

Cette citation s’inscrit doublement dans le processus


admiration-profanation qui relie très souvent Proust à Flaubert : Proust
choisit l’œuvre de Flaubert qu’il préfère, un moment d’une très grande
émotion, les retrouvailles entre Mme Arnoux et Frédéric qui précèdent
leur séparation définitive ; il en fait une œuvre de référence pour
invertis « peu recommandables » et la source d’une plaisanterie peu
subtile. Il prend un malin plaisir à montrer à son lecteur qu’il est
capable de dédoublement, inscrivant une citation dans son texte et la
dénonçant en même temps. Et c’est la seule fois, à notre connaissance,
qu’il signale un emprunt flaubertien. C’est d’autant plus subtil que le
passage précédant cette séquence comporte une longue réflexion sur
l’œuvre de Wagner, musicien qui est très souvent associé à Flaubert
dans les avant-textes. Cette réflexion esthétique sur la musique de
Wagner est doublée d’un ensemble de considérations sur les œuvres
littéraires du XIXe siècle qui ont pour caractéristiques d’être
incomplètes, de devoir leur réussite au phénomène d’« auto-
contemplation » sur lequel elles reposent et de tenir leur beauté d’une
unité rétrospective qui leur donne sens. L’auteur n’inclut pas Flaubert
dans ces considérations théoriques. Il préfère, par une de ces facéties
dont il a le secret, introduire une citation de l’œuvre qui, selon lui,
représente précisément l’unité de la production de cet écrivain
puisqu’elle aurait pu donner son titre aux autres œuvres.

3. Flaubert et la princesse Mathilde

Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs16, le couple


Swann en compagnie duquel se trouve le narrateur rencontre, au
Jardin d’Acclimatation, la Princesse Mathilde (qui participera aussi au
« Dîner Guermantes ») :

« C’est la Princesse Mathilde, me dit-il. Vous savez, l’amie de


Flaubert, de Sainte-Beuve, de Dumas. Songez, c’est la nièce de
Napoléon Ier ! […] » – « J’ai rencontré Taine qui m’a dit que la
Princesse était brouillée avec lui », dit Swann. « Il s’est conduit
comme un cauchon, dit-elle d’une voix rude et en prononçant le
mot comme si ç’avait été le nom de l’évêque contemporain de

16. JFF I, p. 213.


324 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Jeanne d’Arc. […] ». […] Je soufflai à Swann de lui demander si


elle avait connu Musset.

Nous n’avons retenu du passage que les fragments où il est


question de littérature. Cette rencontre imprévue est, en effet,
l’occasion d’un échange à caractère littéraire qui préfigure la
conversation du « Dîner Guermantes » dans la mesure où mondanité et
littérature se rencontrent. On pourrait penser, de prime abord, que
l’auteur y adopte le même point de vue sarcastique : la littérature,
présentée dans le cadre de réunions mondaines, y est perçue sous un
angle biographique et anecdotique. La plaisanterie de la Princesse sur
le mot « cauchon » aura pour pendant celle de Madame d’Arpajon, au
sujet du mot de Cambronne : « “Il l’écrit avec un grand C”, s’écria
Madame d’Arpajon. “Plutôt avec un M, je pense, ma petite”, répondit
Madame de Guermantes […] ». Chez les Guermantes, le narrateur
restera très distant, marquant par son silence, sa désapprobation par
rapport à cette conception de la littérature alors qu’aux côtés des
Swann, il fait encore part d’une certaine naïveté, s’intéressant à la
littérature comme Sainte-Beuve pourrait le faire, demandant à Swann
d’interroger la Princesse sur l’homme-Musset.

Flaubert est cité dans ce passage comme il le sera dans le


« Dîner Guermantes » et, dans les deux cas, cette intégration de
l’écrivain se fait par ajout. La rencontre avec la princesse Mathilde ne
figure pas sur les placards Grasset. Pierre-Louis Rey a pu affirmer,
grâce à une lettre adressée à Lucien Daudet, « que la rencontre avec la
princesse Mathilde au Jardin d’Acclimatation, absente des placards,
est déjà écrite à l’automne 1914, mais que Proust cherche à donner
plus de vérité au portrait17 ». Ce passage a, en effet, une histoire
curieuse. Il renvoie à un article publié dans Le Figaro du 25 février
1903 : « Un salon historique. Le salon de S.A.I. La Princesse
Mathilde18 » dont certains éléments ont été repris presque
intégralement dans le roman, notamment « l’incident Musset » et la
brouille avec Taine. Il y est également question de Flaubert par
l’intermédiaire d’un intime de la princesse célèbre pour ses
plaisanteries : il prétendait que Flaubert lui avait lu Bouvard mais pas

17. Notice de l’édition de La Pléiade I, p. 1318.


18. CSB, Essais et articles, p. 445-455.
La création littéraire 325

Pécuchet ! C’est toute l’atmosphère littéraire de ce salon qui est


dépeinte, salon que Mérimée, Flaubert, Goncourt, Sainte-Beuve
fréquentaient et dont l’hôtesse, la princesse Mathilde, était capable
d’un grand discernement dans l’appréciation des qualités littéraires
des uns et des autres.

« La princesse a le goût classique, disait Sainte-Beuve. Tous


les princes l’ont. »
On peut se demander si Sainte-Beuve ne se trompait pas et si
c’était le fait d’une classique d’élire Flaubert, de distinguer
Goncourt au moment où elle le fit – en quoi elle se trouvait très en
avance sur le goût de ses contemporains et sur celui de Sainte-
Beuve lui-même. (p. 450)

Le premier jugement que nous portions sur la princesse doit


donc être nuancé puisque, dans l’article de 1903, elle suscite
l’admiration de la part de Proust comme elle l’avait suscité de la part
de Mérimée, de Flaubert, de Sainte-Beuve, des Goncourt qui lui ont
témoigné leur reconnaissance à travers leurs écrits. Cet article qui se
termine sur l’évocation de la personnalité de la princesse, de ses
susceptibilités à l’égard de la famille Bonaparte, ce qui est de peu
d’intérêt pour nous, retient en revanche notre attention par son sujet
initial : on y découvre déjà indirectement un intérêt certain pour
Flaubert, aussi bien de la part des convives que de celle de Proust,
ainsi qu’une mise en doute du jugement de Sainte-Beuve. Il semble
donc être un noyau initial du Contre Sainte-Beuve. Dans À l’ombre
des jeunes filles en fleurs, seulement trois noms d’écrivains familiers
de la Princesse sont cités : celui de Flaubert vient en tête, puis suivent
ceux de Sainte-Beuve et de Dumas.

Deuxième particularité de ce passage : l’objet de la


correspondance qu’il a suscitée avec Lucien Daudet. Pierre-Louis Rey
cite un fragment d’une lettre datant de mars 1915 dans laquelle Proust
demande à Daudet de lui décrire la toilette de la princesse, que ce
dernier a eu la chance de fréquenter, en lui suggérant des détails qu’il
aimerait sans doute y trouver : crinoline mauve, « peut-être chapeau à
bride avec violettes ». Or, il se produit un miracle que Proust souligne
dans une lettre ultérieure : certains détails fournis par Daudet étaient
déjà présents dans le texte que Proust avait préalablement écrit et qui
326 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

était déjà sur épreuve. Doit-on en conclure que Proust devint soudain
friand d’illusion de réalité ou bien qu’il n’attendait qu’une
confirmation de ses souvenirs ou de son imagination ? Le plus
curieux, en fait, dans ce passage, c’est la rencontre de personnes
réelles (la Princesse Mathilde a bel et bien existé et a eu l’activité
décrite) et de personnages de fiction (Swann, son épouse et le
narrateur). Flaubert y est aussi cité en tant qu’être de chair, devenant
ainsi un contemporain du narrateur. Enfin, ce passage, qui est,
rappelons-le, un ajout, précède immédiatement la rencontre avec
Bergotte, présenté lui aussi au narrateur par Swann et son épouse.
Cette rencontre capitale est longuement commentée et l’idée
essentielle qui s’en dégage est que le narrateur est déçu,
« mortellement triste », car Bergotte ne ressemble pas à ses livres.
Dernière subtilité de l’auteur : au milieu du récit de la Princesse et de
ses démêlés diplomatiques avec le Tsar Nicolas, déjà évoqués dans
l’article du Figaro et appartenant à la réalité historique, Bloch fait
irruption et salue sans s’arrêter. Est-il utile de le rappeler : c’est lui qui
le premier a parlé de Bergotte au narrateur… On peut donc voir dans
cette rencontre avec la Princesse Mathilde présentée comme « l’amie
de Flaubert » une préparation à la “grande rencontre”, celle de
l’écrivain Bergotte, et une représentation d’une certaine image de la
littérature, celle du biographique. Le narrateur en est encore au temps
des découvertes, de l’apprentissage.

4. « À propos de Flaubert » et « À propos de Baudelaire »

Développant, à propos de l’attitude de Sainte-Beuve à


l’égard de Baudelaire, son idée-force de la nécessaire séparation de la
vie et de l’œuvre dans le jugement porté sur un écrivain : « il est
absurde de juger comme Sainte-Beuve le poète par l’homme ou par le
dire de ses amis », Proust cite trois exemples d’œuvres qui sont pour
lui des chefs-d’œuvre pour les opposer à trois écrivains qu’il juge d’un
intérêt secondaire. Parmi les premières, figure L’Éducation
sentimentale :

Et on peut dire que ce sont les meilleurs, les plus intelligents qui
sont ainsi, vite redescendus de la sphère où ils écrivent Les Fleurs
du mal, Le Rouge et le Noir, L’Éducation sentimentale – et dont
La création littéraire 327

nous pouvons nous rendre compte, nous qui ne connaissons que


les livres, c’est-à-dire les génies, et que la fausse image de
l’homme ne vient pas troubler, à quelle hauteur elle est au dessus
de celle où furent écrits les Lundis, Carmen et Indiana –, pour
accepter avec déférence, par calcul, par élégance de caractère ou
par amitié, la fausse supériorité d’un Sainte-Beuve, d’un Mérimée,
d’une George Sand19. »

Flaubert, excepté dans les pastiches et dans les deux


“études” qui lui sont consacrées, reste une présence discrète dans
l’œuvre de Proust. Mais lorsqu’il est cité, il l’est très souvent à titre de
comparaison ; il est donc la référence pour Proust, celle qu’il connaît
parfaitement, qui lui permet de porter un jugement sur d’autres
écrivains et cette constatation se vérifie tout au long de l’œuvre aussi
bien que dans la Correspondance.

L’article consacré à Baudelaire20, écrit en 1921, rappelle par


bien des aspects celui par lequel Proust a pris la défense de Flaubert en
janvier 1920, paru lui aussi dans La Nouvelle Revue française. Celui-
ci portait un titre similaire « À propos du “style” de Flaubert ». Dans
l’un et l’autre cas, Proust s’excuse de présenter un travail rapide qu’il
aurait aimé approfondir davantage : « Je lis seulement à l’instant (ce
qui m’empêche d’entreprendre une étude approfondie) l’article du
distingué critique de La Nouvelle Revue française sur “le Style de
Flaubert”. » À la fin de son article, il revient sur la hâte avec laquelle
il l’a écrit. De même, la lettre adressée à Jacques Rivière commence
ainsi : « Une grave maladie m’empêche malheureusement de vous
donner, je ne dis même pas une étude, mais un simple article sur
Baudelaire. Tenons-nous en faute de mieux à quelques petites
remarques. » À la suite de cette lettre, Proust explique qu’il a travaillé
de mémoire, sans un livre près de son lit de malade et s’excuse de
« l’inexactitude possible » de certaines citations.

Néanmoins, dans ces articles écrits en 1920 et 1921 et qui


sont tous les deux des articles de critique littéraire, portant
essentiellement sur le style en tant qu’expression d’une vision du
monde, Proust reprend des matériaux qui lui avaient servi pour la

19. CSB, p. 248.


20. CSB, p. 618-638.
328 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

préparation du Contre Sainte-Beuve ou pour son extension (la


première analogie entre Leconte de Lisle et Flaubert figure dans le
Cahier 64 ; « À ajouter à Flaubert » dans le Cahier 29). On a
l’impression que Proust, voyant son œuvre romanesque toucher à sa
fin, éprouve le besoin – ou le plaisir – de revenir à son projet initial de
faire de la critique littéraire. Il revient à ceux qu’il admire le plus,
même s’il prétend parfois le contraire, à ceux qui écrivent le mieux, le
maître de la poésie moderne et le maître du roman moderne, alors que
Balzac qui venait en première position dans les Pastiches et qui
occupait une place primordiale dans le Contre Sainte-Beuve a disparu
dans sa fonction de repoussoir.

5. Flaubert et Ruskin : une identification double

Proust lui-même nous éclaire sur le rôle qu’ont joué pour lui
Flaubert et Ruskin. Dans « Journées de pèlerinage ; Ruskin à Notre-
Dame d’Amiens, à Rouen, etc.21 », le narrateur raconte comment,
arrivant à la cathédrale d’Amiens, il s’est mis à faire l’aumône aux
mendiants, suivant en cela « les prescriptions ruskiniennes ». Or, ce
geste lui évoque le souvenir de « Frédéric Moreau dans L’Éducation
sentimentale, quand sur le bateau il allonge vers la casquette du
harpiste sa main fermée et “l’ouvrant avec pudeur” y dépose un louis
d’or. “Ce n’était pas, dit Flaubert, la vanité qui le poussait à faire cette
aumône devant elle, mais une pensée de bénédiction où il l’associait,
un mouvement de cœur presque religieux”. » (p. 82). La citation du
texte de Flaubert est exacte alors que le manuscrit cité en note fournit
une version beaucoup plus approximative, sans aucun doute donnée de
mémoire :

Associé à mon aumône, de moitié dans mon offrande, je croyais


le sentir diriger mon geste et comme Frédéric Moreau au
commencement de L’Éducation sentimentale quand il donne le

21. CSB, p. 69-105. Comme l’auteur le précise en note : « Une partie de cette
étude a paru au Mercure de France, en tête d’une traduction de La Bible
d’Amiens. » Ce texte était d’abord paru sous forme d’article avec le titre
« Ruskin à Notre-Dame d’Amiens » dans le Mercure de France d’avril
1900 ; il constitue la IIe partie de la préface à la traduction à La Bible
d’Amiens, parue en 1904.
La création littéraire 329

louis d’or [passant : rayé] / madame Arnoux / j’avais le [même]


sentiment.

Dans l’esprit de Proust, le souvenir de Ruskin et celui de


Flaubert se superposent. Il éprouve pour Ruskin la même admiration
que Frédéric pour Mme Arnoux, s’identifiant à l’un et à l’autre, par un
geste qu’on pourrait qualifier de « fétichiste ». La création littéraire
apparaît ici comme l’équivalent d’une relation amoureuse.

D’ailleurs, dans un passage du manuscrit de La Bible


d’Amiens qui n’a pas été repris dans la version imprimée mais que
l’édition de La Pléiade donne en appendice (p. 724), Proust affirme
nettement :

Ruskin à travers l’admirable livre de M. de La Sizeranne avait pris


l’empire sur mon imagination des mains d’Emerson, de Flaubert
ou de George Elliott (sic), je ne sais plus, qui gouvernait alors
depuis quelque temps [déjà : en partie rayé].

Cette emprise de Ruskin, que Proust présente ici comme


exclusive et qui l’a peut-être été à cette période de sa vie, ne fut pas
définitive ; l’originalité de Proust a été, par la suite, d’établir des
analogies – ou de permettre à son lecteur de les reconstruire – entre
deux écrivains qui, a priori, n’ont rien en commun22. L’erreur
commise par le narrateur sur la formule de l’eau dans l’épisode à
Venise, à la fin d’Albertine disparue, est une dernière illustration de
cette interpénétration entre les références ruskiniennes et
flaubertiennes puisqu’elle fait ressurgir au milieu d’un contexte
ruskinien une allusion à Madame Bovary.

22. Voir Cinquième Partie, chapitre III.


Page laissée blanche intentionnellement
LES DISPARITIONS DE FLAUBERT

1. Réflexions sur la littérature et découverte de Bergotte

Bergotte a, pour le narrateur, deux anges tutélaires, Bloch et


Swann. Par une structure d’enchâssement, d’un commentaire de
Swann nous remontons à la présentation de Bergotte faite par Bloch.
Les propos de Swann, lors d’une visite à Combray, au sujet de
l’écrivain ont une influence décisive sur l’imaginaire du narrateur :

[…] cette conséquence que, pour longtemps, ce ne fut plus sur un


mur décoré de fleurs violettes en quenouille, mais sur un fond tout
autre, devant le portail d’une cathédrale gothique, que se détacha
désormais l’image d’une des femmes dont je rêvais. (p. 192-193)

Quel est donc l’écrivain supplanté par Ruskin puisque


l’allusion au portail des cathédrales gothiques ne peut renvoyer qu’à
ce dernier ? Nous disposons d’un premier indice : les célèbres fleurs
violettes en quenouille que nous avons déjà évoquées et attribuées à
Flaubert. Les avant-textes apportent une confirmation à cette
hypothèse. Le commentaire de Swann suscite un retour en arrière dans
la narration : le narrateur rappelle les circonstances dans lesquelles il a
entendu parler de Bergotte, la première fois : son ami Bloch lui cite, à
propos de Musset, un article de Leconte de Lisle et lui signale, en
même temps, un livre dont l’auteur, Bergotte, est considéré par le
même Leconte de Lisle comme « un coco des plus subtils ».
Dans le Cahier 26 (N. a. fr. 16666, f° 4) écrit à partir de
l’été 1909, se dessine, dans le cadre de l’évocation des deux côtés, une
ébauche de ce passage : bien que le personnage de Bergotte en soit
absent, il y est question de littérature, plus précisément de la relation
332 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

qui s’établit entre ce qu’on lit et ce qu’on vit, ce qu’on aime.


L’appréciation d’une œuvre ne correspond donc pas à sa valeur
intrinsèque. Ainsi « les vers les plus exquis de Baudelaire, les phrases
de Flaubert m’auraient paru affreux ». Cette phrase précède de
quelques lignes le développement sur l’amour du narrateur pour
certaines fleurs en quenouille (qui, selon lui, lui auraient peut-être été
inspirées par Le Lys dans la vallée) avant que ne soit cité le vers de
Racine aimé de Théophile Gautier, suivi des commentaires qui s’y
rattachent. Cette référence à Baudelaire et à Flaubert – le vers de l’un
est mis en parallèle avec la phrase de l’autre – disparaîtra de la version
définitive.
Dans le Cahier 14 qu’on date de 1910-1911 (N. a. fr. 16654,
f° 77), au sein des considérations sur la littérature, figure un
commentaire sur George Sand et Flaubert – une fois encore unis – qui
a disparu dans la version définitive :

[…] parce que celui-là au moins ne veut absolument rien dire du


tout. Il est certain que la femme Sand avec toute sa
incontestablement pourvue de cette chose grotesque et après
laquelle il n’y a plus pour un artiste qu’à aller se faire
pendre : l’intelligence n’a jamais pu mettre d’aplomb dans ces
quatre-vingts volumes une seule phrase < phrase > ayant la beauté
de la première phrase de Salammbô : « C’était à Mégara, faubourg
de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar1. »

Pourquoi avoir supprimé cette louange de la phrase


flaubertienne qui était d’autant plus justifiée que Leconte de Lisle était
un admirateur de Salammbô2 ?

1. Cette première phrase de Salammbô est également citée dans « À propos


du “style” de Flaubert » comme exemple de mesure rythmique ternaire
caractéristique de la phrase flaubertienne (Voir Première Partie, chapitre V).
2. René Dumesnil, dans son Introduction à Salammbô (Œuvres de Flaubert,
La Pléiade), cite longuement un article de Théophile Gautier mais aussi un
extrait d’une lettre que Leconte de Lisle a adressée à Flaubert : « Bravo, mon
bonhomme ! Tu es un poète et un peintre comme il y en a peu ! […] Merci
deux fois, et d’avoir écrit ce beau poème, et de me l’avoir envoyé. »
La création littéraire 333

2. « Zut, zut, zut, zut. »

C’est par ces mots que le narrateur traduit son désarroi de ne


pas pouvoir exprimer l’impression qu’il ressent, en voyant le reflet du
toit de tuiles dans la mare de Montjouvain3. Le Cahier 26 (f° 10 v°)
qui renferme la référence à Flaubert que nous venons de commenter
présente aussi une version de ce passage4. Jean Milly l’avait déjà cité
dans son étude des Pastiches car le narrateur y établit une
correspondance entre le phénomène décrit et la pratique du pastiche :

Dans cet ordre d’idées, les pastiches < même petits > qu’on a lus
de moi ne sont que la continuation de l’effort qui commence sur le
pont vieux, du côté de Méséglise, et au lieu de dire devant Renan
ou Flaubert Zut, que c’est beau, de tâcher à revivre exactement ce
que nous exprimons d’une façon si inadéquate et confuse.

Ce rapprochement avec le pastiche – qui confirme le statut


privilégié du pastiche de Flaubert qui n’a ici d’égal que celui de
Renan – disparaît du texte définitif. D’autre part, cette exclamation à
la fois d’enthousiasme et de colère, « zut, zut, zut, zut », est
accompagnée d’un geste « en brandissant mon parapluie refermé » qui
peut être rapproché de celui de Frédéric Moreau à sa sortie de chez les
Arnoux, lors des premières retrouvailles. Frédéric qui vient de baiser
la main que Mme Arnoux lui a tendue est totalement absorbé par son
amour et déambule dans Paris. Et il se met à frapper avec sa canne les
volets des boutiques :

Il n’avait plus conscience du milieu, de l’espace, de rien ; et,


battant le sol du talon, en frappant avec sa canne les volets des
boutiques, il allait toujours devant lui, au hasard, éperdu, entraîné.
Un air humide l’enveloppa ; il se reconnut au bord des quais5.

Ces deux situations, celle du héros de Flaubert et celle du


héros de Proust, présentent de nombreuses analogies. On peut voir
dans l’état d’exaltation du narrateur, exaltation qui fait suite aux

3. DCS, p. 266.
4. Voir Jean Milly, « Introduction » de L’Affaire Lemoine, p. 46 et
Esquisse LV de l’édition de La Pléiade, p. 836.
5. Première partie, fin du chapitre IV, p. 99-100.
334 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

« longues heures passées sur un livre », l’équivalent de l’état


d’exaltation amoureuse dans lequel se trouve Frédéric (« J’étais
enivré » dit le narrateur proustien ; « Son cœur débordait » écrit
Flaubert). Cette hypothèse est d’autant plus plausible que cette
exaltation qui s’exprime au cours des promenades se transforme en
désir érotique (Frédéric, lui, sentait « un afflux de tendresse qui
l’énervait ») :

Cahier 26, f° 10 v° :

Je demandais au chemin de m’amener la femme qui aurait assouvi


mon désir. […] Je rouvrais [les yeux], je ne voyais à perte de vue
que des arbres insensibles et si je les frappais alors avec mon
parapluie c’était de colère et en appelant la femme qui aurait dû
sortir de l’écorce et tomber dans mes bras.

La référence au parapluie encadre l’épisode proustien


puisque, dès le début de la promenade :

Les murs des maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de


Roussainville, les buissons auxquels s’adosse Montjouvain,
recevaient des coups de parapluie ou de canne, entendaient des
cris joyeux, qui n’étaient, les uns et les autres, que des idées
confuses qui m’exaltaient et qui n’ont pas atteint le repos dans la
lumière, pour avoir préféré à un lent et difficile éclaircissement, le
plaisir d’une dérivation plus aisée vers une issue immédiate.

Cet objet a suscité des hésitations dans l’écriture : est-ce par


souci de précision réaliste ou en raison de la résurgence d’un souvenir
de lecture ? Le passage qui apparaît sous forme d’ajout au bas du
verso du folio 9 (Cahier 26) commençait par quatre lignes qui ont été
rayées pour introduire les « coups de parapluie » qu’elles ne
mentionnaient pas. Sur le folio 11 v°, « ma canne » est transformé en
< mon parapluie >. Dans le texte présenté dans la deuxième version de
l’Esquisse LV, le narrateur justifie lui-même les « coups de
parapluie » : « Je dis coups de parapluie car il plut beaucoup cette
année-là […] ». Sur la dactylographie (N. a. fr. 16730, f° 228 r°)
s’affiche l’alternative qui restera dans la version définitive : « des
coups de parapluie ou de canne ». L’auteur aurait donc choisi
La création littéraire 335

d’intégrer un emprunt littéraire, les conditions atmosphériques


justifiant la présence du parapluie.

La nature proustienne devient la transposition de la ville


flaubertienne : même solitude du héros, même atmosphère d’humidité,
même reflet dans l’eau.

[…] de longues flammes rouges vacillaient dans la profondeur de


l’eau. Elle était de couleur ardoise […] Un brouillard lumineux
flottait au-delà, sur les toits […] (Flaubert)

Le toit de tuiles faisait dans la mare, que le soleil rendait de


nouveau réfléchissante, une marbrure rose […] (Proust)

On est même tenté de rapprocher le « pont vieux6 » de


l’avant-texte proustien, qui a disparu de la version définitive, du Pont-
Neuf de Flaubert. Il est fort possible que, lorsque Proust écrit dans le
Cahier 26 où Flaubert est cité plusieurs fois, « Je me rappelle encore la
première fois où dans l’ivresse des idées que je formais, frappant d’un
coup de parapluie le coude du pont vieux, je criai : “Zut, que c’est
beau !” en riant de bonheur. », il ait présent à l’esprit le passage de
Flaubert : « Il s’était arrêté au milieu du Pont-Neuf, et, tête nue,
poitrine ouverte, il aspirait l’air. » Chacun des deux épisodes se
termine par un retour à la réalité, représentée par le paysan dans le cas
du héros proustien, par « l’autre » pour Frédéric.
L’état d’exaltation que connaît Frédéric le transforme et
l’inspire : « Une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas l’objet, lui
était venue. Il se demanda, sérieusement, s’il serait un grand peintre
ou un grand poète ». Le « Il avait donc trouvé sa vocation ! » qui
ponctue sa décision de devenir peintre n’a pu laisser indifférent celui
dont le héros sera, pendant toute l’œuvre, à la recherche de sa
vocation, en essayant de savoir ce qui se cache derrière une
impression afin de l’exprimer par des mots, de la comprendre, de
l’expliquer. Sa vocation, il ne la trouvera que lorsqu’il saura donner
un sens à ses sensations, traduire ses impressions. Mais n’est-ce pas
précisément la leçon de Flaubert ?

6. Le « pont vieux » correspond, à Illiers, à un pont en bois qui permet de


traverser le Loir (« la Vivonne ») pour se rendre au Pré Catelan (« parc de
Tansonville »).
336 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Ce n’est sans doute pas un hasard si nous retrouvons ce


« zut » comparé là encore avec l’effet produit par la lecture de
Flaubert, dans un avant-texte du Temps retrouvé, plus précisément de
« L’Adoration perpétuelle ». Nous suivons la transcription donnée par
Henri Bonnet et Bernard Brun7 :

Cahier 58, f° 20 v°

Mais dans cette paresse qui nous détourne perpétuellement de


nous-mêmes, au lieu de tâcher à amener à ce moment-là dans notre
pensée un équivalent de notre impression […] comme je m’en
étais aperçu sur le pont de la Gracieuse quand j’exprimais l’idée
que… par le mot zut, ou par un coup de parapluie, ou quand
écoutant du Flaubert ou du Wagner […]

Dans ce Cahier 58 (dont la rédaction a eu lieu, selon Bonnet


et Brun, fin décembre 1910 ou en janvier 1911, alors que le Cahier 57
aurait été écrit en août 1911), Wagner a pris la place de Renan et le
narrateur écoute (c’est nous qui soulignons) du Flaubert comme il
écoute du Wagner. L’importance du rythme ne pouvait être mieux
mise en valeur. Dans le Cahier 57 (f° 16), « Wagner » a disparu ; il ne
subsiste que la référence à Flaubert qui a été précisée par la mention,
« la phrase de Flaubert ». Cette réflexion qui s’appuie sur l’expérience
de l’impression ressentie et non exprimée, si ce n’est par le « zut »,
complète l’évocation des lieux qui donneront naissance aux
expériences de résurrection du passé (f° 19). Nous sommes donc bien
au cœur de la réflexion sur la création qui repose sur la traduction des
impressions et Flaubert se révèle être la référence intangible, celle qui
s’est imposée avant d’être dissimulée.

3. Le baiser du soir et les références littéraires

Dans la scène fondamentale du baiser du soir, Flaubert était


initialement cité. Dans le Cahier 8 qui est le premier état du roman,
consacré à Combray, et qu’on date du printemps 1909, la lecture de
George Sand faite par la mère à l’enfant suscite, par un effet

7. Matinée chez la Princesse de Guermantes, p. 140.


La création littéraire 337

d’opposition, une condamnation de Flaubert par celle-ci. Déjà, dans le


Contre Sainte-Beuve, la mère du héros trouvait Flaubert « vulgaire par
certains côtés dans ses correspondances » mais il s’agissait alors de
l’opposer à Balzac8.

Tu as quelquefois trouvé Flaubert vulgaire par certains côtés dans


ses correspondances. Mais lui du moins n’a rien de cette vulgarité-
là, car lui, a compris que le but de la vie de l’écrivain est dans son
œuvre, et que le reste n’existe « que pour l’emploi d’une illusion à
décrire ». Balzac met tout sur le même plan les triomphes de la vie
et de la littérature.

Le narrateur fait implicitement une distinction entre la


correspondance et l’œuvre d’un écrivain et partage avec Flaubert une
même conception de la littérature : l’écrivain ne vit que pour sa
création et se désintéresse de la réussite sociale. Le réel qui l’entoure
n’est que matière à écriture.
Lorsque se met en place le roman, le pseudo-dialogue
littéraire avec la mère disparaît mais celle-ci continue néanmoins à
jouer un rôle capital dans l’initiation de l’enfant à la littérature.

Cahier 8
f° 37

Je continuais d’entendre la belle voix si douce, si généreuse, si


douce de Maman où il ne pouvait y avoir que des intonations
douces, généreuses, nobles, délicates de Maman qui s’harmonisait
si bien avec cet accent de George Sand qui lui aussi et qui
s’harmonisait si bien avec le style de George Sand où elle se
reconnaissait qu’elle aimait tant et qui en effet était la même, une
sorte de belle voix aux intonations douces, généreuses, nobles,
délicates, ce qui lui faisait trou / ver à côté de George Sand
Flaubert très vulgaire et très prétentieux dans leur correspondance.
Et si j’ai pu plus tard peut-être par l’immoralité et l’égoïsme < en
littérature > mettre quelque chose au-dessus de la distinction
naturelle et de la noblesse morale et trouver appeler un défaut cette
belle voix qui met comme un vêtement sonore trop personnel sur
le style, et l’empêche je sais ce que Maman voulait dire par sa
préférence pour George Sand comme elle a compris ce je voulais

8. CSB, « Sainte-Beuve et Balzac », p. 265.


338 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

dire par ma préférence pour Flaubert. Et nous ne nous en sommes


que plus aimés. Mais la Mare au Diable est restée pour moi un
volume à belle couverture orange où les phrases avaient le son de
la voix de Maman, et le sujet le mystère de ma pensée de ces
années où un roman on ne m’avait jamais permis encore de lire un
roman, où je me demandais ce que cela pouvait avoir ce qu’il
pouvait y avoir d’extraordinaire, de délicieux, de défendu dans un
roman, si bien qu’après les premiers que je lus je demandais aux
étrangers : Est-ce bien un roman, appelez-vous cela un roman. […]

Ce n’est plus Balzac mais George Sand qui amène le


narrateur à évoquer le peu d’estime qu’avait sa mère pour Flaubert. La
référence est la même, la correspondance, et il s’agit plus précisément
de la correspondance Flaubert-Sand. À travers la différence de
jugement entre le héros et sa mère, c’est encore toute une conception
de la littérature qui est en jeu. La mère a une vision morale de la
littérature : celle-ci doit représenter des valeurs de noblesse, de
distinction et de simplicité. Déjà, l’accent est mis sur ce qui sera une
préoccupation de l’auteur, à savoir le rythme des phrases, le style. Une
notation, qui malheureusement n’a pas été poursuivie par l’auteur,
soulève le problème de la conception de la lecture : le narrateur
reproche à sa mère de trop « interpréter » le texte : « et trouver appeler
un défaut cette belle voix qui met comme un vêtement sonore trop
personnel sur le style, et l’empêche ». À cette conception
« sentimentale » de l’œuvre littéraire, le narrateur oppose les notions
d’« immoralité » et d’« égoïsme », sans les développer, mais en
prenant soin de préciser que cette divergence dans la façon d’apprécier
une œuvre littéraire n’a absolument pas remis en cause l’amour que
l’enfant et sa mère éprouvaient l’un pour l’autre.

Cahier 10
fos 16-17

Or dans la prose de George Sand les plus simples phrases la prose


de George Sand respire < toujours > cette élévation des
sentiments, cette distinction, cette tendresse, cette douceur, cette
franchise que Maman avait appris de ma grand-mère à tenir pour
supérieure à tout dans la vie, et que je ne devais lui désapprendre
que beaucoup plus tard à tenir aussi pour supérieure à tout dans les
livres. Cet espèce d’accent noble et sincère est rythme les phrases
La création littéraire 339

les plus simples. C’est lui qui les achemine vers les suivantes, qui
préside chemin faisant au choix des adjectifs À cette époque là
quand elle lisait la correspondance de George Sand et de Gustave
Flaubert, chaque parole mot si noble et si senti de George Sand
augmentait son admiration et sa sympathie pour elle, les lettres
grossières ou prétentieuses de Flaubert l’écœuraient. Elle trouvait
entre leurs “natures” (tout à l’avantage de George Sand) une
énorme inégalité entre leurs deux “natures” qu’elle pensait exister
aussi entre leurs deux talents. Les lettres grossières ou
prétentieuses de Flaubert l’écœuraient comme la révélation d’une
nature pauvre et vulgaire. Chaque réponse Dans les lettres de
George Sand < au contraire, et dans tous ses livres > elle sentait
s’épancher avec ce naturel que ma grand-mère lui avait dit être la
distinction suprême, le trop plein d’une nature riche et
noble : chaque mot d’elle il n’y avait pas d’écrivain pour qui elle
eût plus d’admiration parce qu’il n’y avait Aussi lisait-elle
admirablement l’œuvre < les romans > de George Sand parce
qu’elle éprouvait une admiration faite de sympathie Aussi lisait-
elle admirablement George Sand qui ét à haute voix < tout haut >
cette prose qui semblait écrite pour sa voix dans le registre de sa
sensibilité. Les phrases Aux phrases les plus simples […]

Cette version du Cahier 10 est très proche de la précédente,


bien qu’il y ait encore beaucoup d’hésitations de la part de l’auteur,
dans la formulation de ses idées. Une différence néanmoins : il n’est
plus fait allusion à l’opinion personnelle du narrateur sur Flaubert.

Sur une page du Reliquat des dactylographies du Temps


perdu (N. a. fr. 16752, f° 143), ce passage a été barré, ligne par ligne,
puis d’une croix. Mises à part quelques modifications de détail, cette
dactylographie semble avoir été établie à partir du Cahier 10 et il doit
s’agir d’une première dactylographie datant de fin 1909 ou de 1910
puisque le passage ne figure pas sur les dactylographies de 1911
(N. a. fr. 16733 et N. a. fr. 16730). On peut donc penser que Proust
supprime ce passage au moment où il projette de réaliser un ouvrage
de critique littéraire sur Flaubert et où il écrit le fragment « À ajouter à
Flaubert ».

Il est à nouveau fait allusion à la correspondance de Flaubert


dans le « Dîner Guermantes » mais, comme nous l’avons signalé dans
notre Introduction, l’insertion de ce passage reste énigmatique. Au
340 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

cours de cette grande conversation mondaine où l’on parle littérature


et qui est l’objet d’une parodie cinglante de la part de Proust, l’un des
personnages en vient à parler des correspondances des écrivains. Or,
deux passages9 posent problème car ils ont été biffés sur les premiers
placards (N. a. fr. 16763, placard 38) qui ont été composés en août et
septembre 1919 et corrigés par Proust. Ils correspondent à des ajouts
sur le manuscrit (N. a. fr. 16706) : le premier se trouve dans la marge
du folio 83 ; le second complète la dernière ligne du folio 84 et se
poursuit sur une paperole. Cette conversation sur les correspondances
engagée par la Comtesse d’Arpajon, « excessivement forte en
littérature » selon M. de Guermantes, débouche sur une évocation de
la correspondance de Flaubert :

[…] « Avez-vous remarqué que souvent les lettres d’un écrivain


sont supérieures au reste de son œuvre ? Comment s’appelle donc
cet auteur qui a écrit Salammbô ? »
[…] « Flaubert, finis-je par dire, mais le signe d’assentiment que
fit avec sa tête le Prince, étouffa le son de ma réponse, de sorte que
mon interlocutrice ne sut pas exactement si j’avais dit Paul Bert ou
Julbert, noms qui ne lui donnèrent pas une entière satisfaction. »
La correspondance de Flaubert est bien supérieure à ses romans,
reprend la dame. On voit à la difficulté qu’il éprouvait à écrire un
livre qu’il n’était pas un véritable écrivain, un homme doué.

On peut supposer que Proust a biffé ces passages après avoir


rédigé son article « À propos du “style” de Flaubert » paru dans la
NRF du 1er janvier 192010 puisque ce texte contient un développement
sur la correspondance de Flaubert et qu’on y retrouve des expressions
qui sont le reflet de ce qui est décrit dans le « Dîner Guermantes » :

9. « Pendant ce temps, la Comtesse d’Arpajon […] excessivement forte en


littérature. » et « Je trouve du reste un charme particulier aux
correspondances […] ce n’était pas un véritable écrivain, un homme doué »
(Nous suivons ici la transcription de La Pléiade p. 779 et 780).
10. Le deuxième jeu d’épreuves (N. a. fr. 16764) est incomplet ; Élyane
Dezon-Jones signale, dans GF, qu’il porte la mention « janvier ». Le
troisième jeu (N. a. fr. 16765) date de la fin de 1920. Rappelons que les
placards, faute de dactylographie (elle n’existe que pour le chapitre I), ont été
composés d’après le manuscrit.
La création littéraire 341

Que de femmes, déplorant les œuvres d’un écrivain de leurs amis,


ajoutent : « Et si vous saviez quels ravissants billets il écrit quand
il se laisse aller ! Ses lettres sont infiniment supérieures à ses
livres11. »

La phrase « On voit à la difficulté qu’il éprouvait à écrire un


livre que ce n’était pas un véritable écrivain, un homme doué. »
semble être l’écho de la formule de Thibaudet dans son article « Une
querelle littéraire sur le style de Flaubert », paru dans la NRF du
1er décembre 1919, qui a fait réagir si vivement Proust : « Mais enfin
cela devrait suffire à nous faire admettre que Flaubert n’est pas un
grand écrivain de race et que la pleine maîtrise verbale ne lui était pas
donnée dans sa nature même. » Mais les premiers placards sur lesquels
le passage sur la correspondance de Flaubert a été biffé ont été
composés avant que ne soit publié l’article de Thibaudet… Thibaudet
n’était d’ailleurs pas le seul à s’intéresser au style de Flaubert. Jacques
Boulenger avait, avant lui, abordé la question en faisant paraître dans
L’Opinion un article intitulé : « Flaubert écrivait-il purement ? »
(13 septembre 1919).
Le problème de la valeur de la correspondance de Flaubert
parcourt donc l’œuvre entière de Proust, du Contre Sainte-Beuve au
Côté de Guermantes et à son article de janvier 1920. Alors que dans sa
conversation avec sa mère, le narrateur se différenciait de celle-ci dans
son jugement sur Flaubert, il semble prendre, par la suite, le relais de
celle-ci pour affirmer « la médiocrité de [la] correspondance de
Flaubert » qui lui semble manquer de vie, d’éloquence. Attitude
paradoxale puisque le Carnet 1 montre qu’il a lu les Lettres à sa nièce
Caroline avec beaucoup d’intérêt, qu’il en a même recopié des
extraits. Alors que George Sand reste une valeur affective, en relation
directe avec le souvenir de sa mère, Flaubert devient un sujet de
critique littéraire que l’auteur analyse, qu’il défend. Le jugement qu’il
porte alors sur sa correspondance ne serait-il pas un dernier hommage
affectueux rendu à sa mère ?

11. « A propos du style de Flaubert », Pléiade, p. 592.


342 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

4. La conversation littéraire avec Albertine

Dans le Cahier 59 (N. a. fr. 16699, fos 72-73) qui est un


cahier d’ajouts destinés aux derniers volumes, en particulier à La
Prisonnière, se trouve un fragment consacré à Dostoïevski qui figure
dans Essais et articles12. Il ne portait pas de titre mais la mention :
« Pour le dernier cahier. Capitalissime ».

Jacques Rivière, en septembre 1921, pressait Proust d’écrire


un ouvrage de critique littéraire sur Flaubert, Baudelaire et
Dostoïevski, à l’occasion du centenaire de l’écrivain russe (centenaire
également des deux écrivains français). Proust ne répondit pas à cette
demande mais peut-être écrivit-il ces lignes en pensant au projet. Une
longue réflexion sur cet écrivain sera intégrée dans la conversation
avec Albertine sur l’art et la littérature, dans La Prisonnière13. Proust
procède de la même manière avec Jean Giraudoux : il commente sa
façon d’écrire dans l’article du 15 novembre 1920 « Pour un ami.
Remarques sur le style » publié dans la Revue de Paris, texte qui
servira de préface à Tendres Stocks de Paul Morand, et intègre
parallèlement un pastiche de l’écrivain dans son œuvre (Le Côté de
Guermantes II, Chapitre premier)14. On peut donc supposer, comme
nous l’avons fait pour le « Dîner Guermantes », que l’article « À
propos du “style” de Flaubert », paru dans la NRF du 1er janvier 1920,
a eu lui aussi des retombées dans l’œuvre romanesque.

Dans le fragment du Cahier 59 consacré à Dostoïevski, une


comparaison est faite avec Flaubert, à l’intérieur d’une parenthèse.
Cette comparaison est intéressante en elle-même dans la mesure où
elle fait de « l’éducation sentimentale » le dénominateur commun à
toutes les œuvres de Flaubert et aussi par le fait qu’elle disparaît

12. CSB, [Dostoïevski], p. 644-645.


13. LP, p. 487-490.
14. Voir, à ce propos, Jean-Yves Tadié : « Proust et le “nouvel écrivain” »,
Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1967, 67e année, n° 1, p.79-81.
La création littéraire 343

lorsque cette réflexion sur l’écrivain russe est transposée dans La


Prisonnière :

Tous les romans de D. pourraient s’appeler Crime et Châtiment


(comme tous ceux de Flaubert et Mme Bovary surtout l’Éducation
sentimentale). Mais il est probable qu’il divise en 2 personnes ce
qui a été en réalité d’une seule15.

– « Mais est-ce qu’il a jamais assassiné quelqu’un, Dostoïevski,


les romans que je connais de lui pourraient tous s’appeler
l’Histoire d’un Crime ? C’est une obsession chez lui, ce n’est pas
naturel qu’il parle toujours de ça. »

Cette disparition de la référence à Flaubert peut s’expliquer


par le fait que la réflexion critique a été mise dans la bouche
d’Albertine. Celle-ci n’a pas les mêmes références littéraires que
l’auteur et ses commentaires prennent un caractère « beuvien » et
« psychologisant ». Mais on peut aussi établir un parallélisme avec la
scène du baiser du soir : dans les deux cas, la référence à Flaubert est
supprimée.

5. Références à la phrase de Flaubert

Grâce aux transcriptions de Kazuyoshi Yoshikawa16, nous


avons localisé deux fragments dans l’avant-texte de La Prisonnière
qui font référence à Flaubert. Ces deux allusions s’inscrivent dans le
cadre d’ « auto-consignes ». La première se trouve dans le Cahier 53
(N. a. fr. 16693, f° 31 v°) qui constitue avec le Cahier 55
(N. a. fr. 16695) la première version que l’on possède de La
Prisonnière. Ces deux cahiers ont été écrits, selon Jean Milly, avant
novembre 191517.

15. Les éditeurs en ont “normalisé” la présentation : suppression des


abréviations, intégration d’une ponctuation, mise en valeur des titres
d’œuvres.
16. Op. cit. vol. 2, p. 217 et p. 281.
17. LP, « Introduction », p. 17.
344 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Capitalissime : quand je dis (je ne sais trop où qu’elle est à la fois


ce que Maman avait été pour moi et ce qu’Odette avait été pour
Swann, j’ajouterai après le mot Swann, et avec une phrase
Flaubert, avec cette différence pourtant entre tant d’autres, car ce
qui a le plus d’analogie dans la vie n’est jamais tout à fait pareil,
que Swann
d’abord n’avait pas trouvé jolie Odette jolie, tandis que mon
< premier > amour pour Albertine, même s’il n’avait pas duré,
même si les autres étaient nées d’une angoisse, mes amours
suivants pour elle étaient nés (sic) d’une angoisse, le premier, qui
n’avait pas duré mais avait dû rester tout de même immanent aux
autres, était vraiment né, involontairement d’un désir, le premier
jour de Balbec, d’un désir.

Il existe donc pour l’auteur de la Recherche « une phrase


Flaubert » et elle est un modèle pour lui, lorsqu’il veut exprimer des
idées qui sont « capitalissimes » : il s’agit ici de montrer l’analogie et,
en même temps, la différence qui existe entre l’amour du héros-
narrateur pour Albertine et l’amour de Swann pour Odette. L’auteur
surprend par son souci de précision, « j’ajouterai après le mot
Swann », alors qu’il ne se souvient pas de la localisation du passage
« quand je dis (je ne sais trop où) ». Il est essentiel pour lui de définir
ce qui fait la spécificité de son amour pour Albertine, en établissant
une comparaison à la fois avec « Maman » et Swann qui retrouve ici
sa fonction de double du narrateur.

La seconde référence se situait initialement dans le


Cahier 55 (N. a. fr. 16695, f° 41 v°) ; elle se retrouve, sur une
paperole, placée entre le folio 119 et le folio 120 du Cahier XI
(N. a. fr. 16718).

Certes jusque là je serais bien prisonnier, mais après cela que de


jolies filles je pourrais aimer < et de voyages je pourrais faire >.
Mais au lieu de dire que de jolies filles je pourrais aimer, il vaut
mieux couler tout cela dans une forme Flaubert et après qd j’en
aime (qd elle est morte) équivalent de : Mais le souvenir du 1er les
lui rendait insipides (mais c’est pour d’autres raisons).

Ces notes qui s’inscrivent dans le contexte de la rupture avec


Albertine envisagée par le narrateur n’ont pas été reprises pour la
La création littéraire 345

rédaction du texte définitif18. Néanmoins, elles sont riches de


significations. Il apparaît nettement qu’il existait pour Proust « une
forme Flaubert », forme qui s’imposait pour l’expression de certaines
idées. Les deux cas où Flaubert est cité relèvent de l’analyse du
sentiment amoureux et il est celui qui permet de dire les choses
comme elles doivent l’être. Flaubert apparaît encore en 1915 comme
le maître de l’ellipse discursive, de la suggestion, comme le modèle de
l’expression stylistique.

18. LP, p. 503-504 : « […] une opération de rupture reconnue maintenant


inévitable mais nullement urgente et qu’il valait mieux pratiquer “à froid”.
Ce choix du moment j’en étais le maître ; […] ».
Page laissée blanche intentionnellement
LES EXPÉRIENCES DE RÉSURRECTION
DU PASSÉ

1. Du coquillage à la coquille

La coquille est présente dans deux passages-clés de la


Recherche, celui de la petite madeleine qui est la première expérience
de résurrection du passé et celui des glaces d’Albertine qui peut être lu
comme une allégorie parodique de la création1.

D’autre part, dans le paragraphe qui précède la présentation


de Bergotte au héros-narrateur par Bloch, présentation qui fait
disparaître les fleurs violettes en quenouille, « des coquilles » sont
intégrées au sein d’une métaphore filée qui transforme Combray en
lieu marin : « les domestiques ou même les maîtres, assis et regardant,
festonnaient le seuil d’un liséré capricieux et sombre comme celui des
algues et des coquilles dont une forte marée laisse le crêpe et la
broderie au rivage, après qu’elle s’est éloignée2 ». Il faut ajouter… le
« nez rouge en forme de coquille de colimaçon3 » de Bergotte que
nous découvrons en même temps que le narrateur dans À l’ombre des
jeunes filles en fleurs. Cela paraît être un détail et pourtant l’avant-
texte montre qu’il est né d’une transformation puisque la version
initiale, celle qui figure sur la longue paperole collée sur le folio 125
de la dactylographie de « Noms de pays » (N. a. fr. 16735), était : « le
nez en colimaçon » suivie du « nez rouge en colimaçon ».

1. Voir Cinquième Partie, chapitre IV.


2. DCS, p. 192.
3. JFF I, p. 220.
348 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

La coquille qui représente avant tout une forme (alors que le


coquillage incarne davantage un contenu) est, à nos yeux, l’emblème
de la création proustienne.

Le coquillage appartient au milieu marin alors que la


coquille est d’un emploi plus neutre. Lorsque, dans Le Côté de
Guermantes, le narrateur traverse le Bois de Boulogne en compagnie
d’Albertine pour aller commander le menu destiné à Mme de
Stermaria qu’il associe à la Bretagne, à l’intérieur de la métaphore qui
fait de la forêt un paysage marin, transportant ainsi le narrateur dans le
pays de la femme désirée, les feuilles mortes deviennent « des
coquillages » et les châtaignes des « oursins4 ».

Or, le coquillage est chez Flaubert ce que j’appellerais non


pas un leitmotiv (il ne s’agit pas véritablement de « motif ») mais un
objet intratextuel puisqu’on le retrouve d’une œuvre à l’autre, en
particulier dans les Trois Contes. Dans Un cœur simple, lorsque la
famille Aubain est en villégiature à Trouville et qu’ils passent l’après-
midi au-delà des Roches-Noires, il est dit qu’« ils cherchaient des
coquilles » et que « la marée basse laissait à découvert des oursins, des
godefiches, des méduses » (p. 27). Si les oursins, les méduses qu’on
retrouve dans le roman proustien sont des éléments relativement
communs, on est surpris d’apprendre que le « godefiche » est le nom
local donné à la coquille Saint-Jacques5. La petite madeleine, « au
plissage sévère et dévot », doit peut-être sa forme à un godefiche ! Sur
la même page, différentes notations peuvent avoir retenu l’attention de
Proust : le bruit des marteaux des calfats, la senteur du goudron, le
retour des barques, les voiles et les mâts. La raie de lumière, qui est un
véritable leitmotiv proustien, est ici présente dans la
phrase : « L’éblouissante clarté du dehors plaquait des barres de
lumière entre les lames des jalousies. » (p. 27)

4. CG II, p. 138.
5. Information donnée par Pierre-Marc de Biasi dans son édition des Trois
Contes, L’École des Lettres / Seuil, note 1, p. 27 : « De l’anglais God fish
(poisson de Dieu) : nom local donné à la coquille Saint-Jacques, et
quelquefois à l’ormeau. Dans la Légende, allusion aux coquilles Saint-
Jacques des pèlerins. »
La création littéraire 349

D’autre part, dans le chapitre X (donc écrit par Maxime Du


Camp) de Par les champs et par les grèves, dans l’église de Carhaix,
une statue en bois représente « une Madeleine en robe rose, petite,
courte, grasse, enluminée de grosses couleurs », d’une « sensualité
monstrueuse ». S’il était certain que Proust a lu ce chapitre, on
pourrait penser que la pécheresse, telle qu’elle est décrite ici, a donné
certains traits au gâteau court et dodu, « si grassement sensuel, sous
son plissage sévère et dévot », d’autant plus que, quelques lignes plus
loin, le voyageur signale des « godfiches » sur la plage de Saint-
Brieuc, à marée basse…

Dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier, les pèlerins


qui venaient frapper à la porte du château, « donnaient au jeune
seigneur des coquilles de leur manteau » (p. 85). C’est cette même
coutume qui permet à certains d’expliquer la forme particulière de la
Petite Madeleine : Illiers était une étape pour les pèlerins de Saint-
Jacques de Compostelle, comme en témoigne la forme de la coquille
incrustée dans l’architecture de l’église. Par ailleurs, quand Julien se
marie, son épouse possède un palais de marbre blanc avec « des
terrasses de fleurs [qui] descendaient jusqu’au bord d’un golfe, où des
coquilles roses craquaient sous les pas » (p. 107). En revanche,
lorsque, à la suite du meurtre de ses parents, il mène une vie d’errance,
il se nourrit de « racines, de plantes, de fruits perdus et de coquillages
qu’il cherchait le long des grèves ». Le coquillage, par la forme qu’il
prend, ponctue chaque étape de la vie du héros et devient donc, d’une
certaine façon, le symbole de sa destinée. Il en est de même pour le
héros de la Recherche avec la Petite Madeleine qui décide de sa
vocation d’écrivain.

Dans le dernier conte de Flaubert, Hérodias, la coquille


apparaît sous forme d’image dans le dénouement qui voit la mort de
Iaokanann : « Du sang, caillé déjà, parsemait la barbe. Les paupières
closes étaient blêmes comme des coquilles ; et des candélabres à
l’entour envoyaient des rayons. » (p. 205). Image surprenante dans
laquelle la coquille revêt un caractère macabre.
350 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Ce relevé d’occurrences met en relief la prédilection de


Flaubert pour ce qui est coquillage et coquille. Il apparaît que le
coquillage est cité comme élément du réel alors que la coquille prend
une dimension métaphorique que confirmera l’utilisation qu’en fait
Proust. La si troublante Petite Madeleine pourrait même être née d’une
fusion de différents emprunts à Flaubert, à la fois à la Madeleine d’une
église bretonne et aux multiples coquilles qui parsèment l’œuvre, ce
qui signerait de façon merveilleuse l’emprise de Flaubert sur l’œuvre
de Proust…

2. Le bruit du marteau et la question du réalisme

Nous avons relevé l’allusion au martèlement des calfats dans


Un cœur simple, lors du séjour des personnages à Trouville : « Au
loin, les marteaux des calfats tamponnaient des carènes, et une brise
lourde apportait la senteur du goudron. » (p. 27-28) Dans Madame
Bovary, une indication similaire6 s’inscrit dans le récit d’un séjour
d’Emma avec Léon, à Rouen, à l’Hôtel de Bourgogne, situé à
proximité du port.

Vers le soir, ils prenaient une barque couverte et allaient dîner


dans une île.
C’était l’heure où l’on entend, au bord des chantiers, retentir le
maillet des calfats contre la coque des vaisseaux. La fumée du
goudron s’échappait d’entre les arbres, et l’on voyait sur la rivière
de larges gouttes grasses, ondulant inégalement sous la couleur
pourpre du soleil, comme des plaques de bronze florentin, qui
flottaient.

Le bruit du marteau s’accompagne de diverses sensa-


tions : olfactive, à travers la senteur du goudron, visuelle avec les
« larges gouttes grasses » et « la couleur pourpre du soleil ». Or, ce
bruit du marteau intervient dans l’une des expériences de résurrection
du passé. Dans Le Temps retrouvé, lorsque le narrateur attend dans le
salon-bibliothèque que le morceau de musique se termine, le bruit
d’une cuiller contre une assiette provoque chez lui une grande
félicité : « les sensations étaient de grande chaleur encore mais toutes

6. Troisième Partie, chapitre III, p. 280.


La création littéraire 351

différentes, mêlée d’une odeur de fumée, apaisée par la fraîche odeur


d’un cadre forestier ». Cette odeur de fumée ne serait-elle pas un
souvenir du « goudron » du texte flaubertien ? En effet, toute cette
manifestation des sens chez le narrateur se produit au moment où le
bruit de la cuiller fait ressurgir le bruit du marteau avec lequel un
employé avait réparé la roue du train, arrêté en pleine campagne.
L’euphorie provoquée rend agréable la rangée d’arbres alors
qu’autrefois le narrateur l’avait trouvée « ennuyeuse à observer et à
décrire ». Cette réflexion sur les arbres est très ancienne ; on la trouve
déjà dans les premières pages du Carnet 1, faisant suite à des notations
diverses sur la création des écrivains :

f° 5 r°

Arbres vous n’avez plus / rien à me dire, mon / cœur refroidi ne


vous entend plus, mon œil / constate froidement la // ligne qui
vous divise en / partie d’ombre et de / lumière, ce seront les /
hommes qui m’inspireront / maintenant, l’autre / partie de ma vie
où je / vous aurais chantés ne / reviendra jamais.

Elle réapparaît dans le Cahier 58 (« L’Adoration perpétuelle »), sous


forme de discours rapporté, dans le récit de l’arrêt du train dans la
campagne7.

Cette pause obligée suscite une double réaction du


narrateur : d’une part, il constate que « les plus artistiques spectacles
décrits par la littérature se trouvent en effet dans la réalité, sur une voie
de chemin de fer » ; d’autre part, il essaie de décrire, par l’écriture, ce
qu’il voit mais, n’éprouvant aucune joie, y renonce. Elle engendre une
réflexion sur « la question du réalisme » qui débouche sur l’idée que la
beauté réside dans le fait de « revoir » plutôt que de « voir ». Toute
cette scène sera intégrée à la dactylographie du Temps retrouvé mais
elle comportera deux phases. Dans un premier temps qui se situe au
début de « L’Adoration perpétuelle », elle est reprise telle qu’elle

7. Nous suivons l’édition de la Matinée chez la Princesse de Guermantes


(p. 122-123). Ce passage est aussi donné dans l’édition de La Pléiade,
esquisse XXIV, p. 802.
352 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

apparaissait dans l’avant-texte cité, pour signifier l’absence de don du


narrateur pour la création littéraire. Puis, elle devient l’objet d’une
expérience de résurrection du passé dans la mesure où le bruit de la
cuiller fait ressurgir le bruit du marteau.
Le passage de Madame Bovary cité est encadré8 par le motif
de la barque que Proust a réutilisé très souvent dans son œuvre
(notamment dans « La regarder dormir9 »). Il met en valeur la
perception sensorielle – l’ouïe, l’odeur, la vue – ainsi que la couleur
pourpre chère à Flaubert, utilise le pronom « on », une comparaison (à
référent culturel, ce qui est rare chez Flaubert), une allitération ternaire
(« le maillet des calfats contre la coque des vaisseaux »), le tout étant
l’objet d’une perception temporelle : « C’était l’heure où… ». Il peut
être retenu (peut-être l’a-t-il été par Proust) pour mesurer à la fois la
similitude et l’écart qui existent entre Flaubert et l’auteur de la
Recherche, en ce qui concerne les sensations. Le rideau d’arbres est
éclairé par le soleil couchant comme le paysage flaubertien l’était par
la couleur pourpre du soleil. Les deux écrivains accordent une place
privilégiée à la sensation et même aux correspondances entre les
sensations (le bruit de la cuiller redonne vie à ce qui était initialement
une expérience visuelle). Chez Flaubert, la sensation est éprouvée par
le personnage – le personnage féminin surtout –, traduit un certain état
d’âme autant qu’une sensibilité vive, alors que chez Proust, elle
concerne le narrateur qui ne peut « sentir » sans s’interroger sur cette
sensation et sans la mettre en relation avec la seule chose qui le
préoccupe vraiment, à savoir la quête de sa vocation. Éprouver une
sensation, c’est pour lui un signe mais un signe qu’il doit déchiffrer.
Cette sensation devient source d’euphorie créatrice lorsqu’elle fait se
superposer présent et passé.

8. Le paragraphe suivant se compose de l’unique phrase : « Ils descendaient


au milieu des barques amarrées, dont les longs câbles obliques frôlaient un
peu le dessus de la barque. »
9. Voir Cinquième Partie, chapitre IV.
La création littéraire 353

3. Le pavé mal équarri et la vision d’azur

La série ternaire des expériences de résurrection du passé


dans Le Temps retrouvé commence avec le pied posé sur le pavé plus
élevé que les autres. La félicité éprouvée immédiatement se manifeste
alors par « un azur profond [qui] enivrait [les] yeux » du héros, « des
impressions de fraîcheur, d’éblouissante lumière » ; il est aussi
question de « vision éblouissante et indistincte ». Or, ces termes
rappellent ceux que Flaubert utilise pour décrire l’agonie de Félicité
dans Un cœur simple :

[…] Et les encensoirs, allant à pleine volée, glissaient sur leurs


chaînettes.
Une vapeur d’azur monta dans la chambre de Félicité. Elle
avança les narines, en la humant avec une sensualité
mystique ; puis ferma les paupières. Ses lèvres souriaient. […]
(p. 73)

Le Cahier 58 (f° 14) exprimait la même idée à la forme


passive : « Mes yeux étaient enivrés d’un azur profond, […] ». Sur ce
même folio, a été abandonné le passage suivant10 :

(et cependant) comme ces images évoquées par une musique qui
semble ne pas pouvoir les contenir, ce pas passant d’un des pavés
de cette cour à l’autre, précipitait à mes yeux de plus en plus
d’azur aveuglant, de soleil, d’été bienheureux, de fraîcheur, mes
lèvres se tendaient, mes yeux étaient éblouis et caressés par l’azur
comme par le reflet d’une étoffe somptueuse, une joie
bienheureuse m’emplissait […]

L’atmosphère évoquée n’a évidemment rien de macabre


mais le récit de la mort de Félicité ne l’est pas non plus puisque
Flaubert va jusqu’à parler de « sensualité mystique » pour décrire la
façon qu’a Félicité de humer la vapeur d’azur qui monte dans sa
chambre. D’autre part, les expressions que l’on trouve dans le passage
supprimé par Proust sont beaucoup plus proches du texte de Flaubert
que celles du texte définitif ; ainsi l’indication « mes lèvres se
tendaient », surprenante dans le contexte, est calquée sur « ses lèvres

10. Note 4, p. 126 de la Matinée chez la Princesse de Guermantes.


354 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

souriaient » qui traduit l’état de béatitude dans lequel se trouve


Félicité. De plus, la comparaison établie avec la musique peut avoir
été inspirée par la présence des chantres dans le cortège qui
accompagne le prêtre jusqu’à la maison de Mme Aubain.
Ce qui peut justifier ce rapprochement – outre l’intérêt
indéniable de Proust pour les Trois Contes – c’est le souvenir
particulier que fait renaître le fait d’avoir posé le pied sur un pavé plus
élevé que les autres, celui du baptistère de Saint-Marc. Venise fait
immédiatement penser à Ruskin lorsqu’on parle de Proust. Et lui-
même avance ce nom dans le Cahier 57 (f° 11) :

Je repensais à Ruskin, qui m’avait fait croire à Venise avant


de la voir, comme à un bon maître qui quand nous étions enfant
nous a appris les éléments de la Religion dont nous nous
déprendrons peut’être plus tard mais qui feront que dans notre
souvenir une âme cachée donnera aux fleurs d’un autel du mois de
Marie ou d’un reposoir de la Fête Dieu une beauté que nous ne
trouverons pas aux fleurs d’un buffet dans une soirée de contrat ou
une voiture de cocotte à la fête des fleurs.

Certes c’est Ruskin, le maître déclaré, celui qui a appris au


narrateur à voir les choses avec une certaine spiritualité mais les
éléments cités appartiennent aussi à l’univers décrit par Flaubert. En
effet, s’il est une œuvre où le reposoir est non pas un simple élément
du décor mais un motif essentiel qui symbolise la piété populaire et la
raison de vivre de l’héroïne, c’est bien Un cœur simple. Ainsi, au
chapitre III, se détache cette phrase : « À la Fête-Dieu, elles [Virginie
et Félicité] firent ensemble un reposoir. » qui met magnifiquement en
valeur ce fameux reposoir que l’on retrouve précisément dans la scène
finale, celle de la mort, et dont la description se termine ainsi :
« Loulou, caché sous des roses, ne laissait voir que son front bleu,
pareil à une plaque de lapis. » Quant à « l’autel du mois de Marie », il
fait se rencontrer Flaubert et Proust. Lorsque Madame Bovary tombe
malade, après avoir été abandonnée par Rodolphe, et qu’elle demande
la communion11, un paragraphe est consacré aux préparatifs et aux
effets du sacrement apporté à Emma : la commode se transforme en
autel, des fleurs de dahlia sont semées par terre, l’encens allumé « se
dissipe en vapeur ».

11. Deuxième partie, chapitre XIV


La création littéraire 355

Alors elle laissa retomber sa tête, croyant entendre dans les


espaces le chant des harpes séraphiques et apercevoir en un ciel
d’azur, sur un trône d’or, au milieu des saints tenant des palmes
vertes, Dieu le Père tout éclatant de majesté, et qui d’un signe
faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flammes pour
l’emporter dans leurs bras.
Cette vision splendide demeura dans sa mémoire comme la
chose la plus belle qu’il fût possible de rêver ; si bien qu’à présent
elle s’efforçait d’en ressaisir la sensation […]. (p. 239)

Cette scène, dite « scène de la transition religieuse entre les


deux adultères » dans le réquisitoire lors du procès de Madame
Bovary, fut évidemment citée en accusation pour avoir offensé la
morale religieuse « dans des images voluptueuses mêlées aux choses
sacrées ». Elle préfigure la scène de l’agonie de Félicité.

La ferveur religieuse de Félicité sera partagée par tante


Léonie dont la table qui se trouve à côté de sa commode se transforme
en autel : « D’un côté de son lit était (sic) une grande commode jaune
en bois de citronnier et une table qui tenait à la fois de l’officine et du
maître-autel, où, au-dessous d’une statuette de la Vierge et d’une
bouteille de Vichy-Célestins, on trouvait des livres de messe […]12 ».
La transformation que subit cette description est intéressante car elle
est une illustration de la façon d’écrire de Proust : il ne part pas d’un
sujet mais d’un texte qu’il applique à un sujet. C’est ainsi qu’il note :
« À ajouter à la chambre de ma tante Léonie ou une autre. » Ce texte,
il le compose à partir d’un noyau comparatif : « chaque meuble avait
l’air d’un autel […] cette chambre sans être grande était multiple
comme un monde », puis il le développe à partir de ce qui nous
semble être des emprunts : emprunts à Flaubert et emprunts à Ruskin.
Alors que dans la version finale la description de la chambre
s’organise selon un mode binaire qui oppose rigoureusement
l’intérieur à l’extérieur, le médical au religieux, l’avant-texte cité
(Cahier 30) mêle le champ sémantique des sensations tel qu’on peut le
trouver chez Flaubert (« arôme », « odeur », « langueur ») et l’univers

12. DCS, p. 150. Dans un fragment du Cahier 30 qui est un ajout


(cf. Pléiade I, Esquisse XX, p. 724 : [Ajout à la chambre de la Tante]), on
trouve successivement : « Chaque meuble avait l’air d’un autel couvert d’un
surplis » ; « la commode qui avait l’air d’un autel, et [interrompu] ».
356 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

des couleurs, des reflets, des somptuosités qui renvoie à Ruskin (« des
bouquets de roses ou de lys tissés et son velours ou sa soie »,
« fauteuils en soie lamée d’argent et semée de bouquets de roses »,
« bouquets de roses mousseuses », « golfe d’or »).
C’est évidemment dans le passage sur les aubépines13 que
s’opère le mieux cette fusion du sensuel et du sacré qui unit Proust à
Flaubert. La rencontre avec les fleurs se fait précisément pendant le
mois de Marie, ce mois que Proust mentionne dans le passage du
cahier du Temps retrouvé (Cahier 57) qui a été le point de départ de
notre réflexion. Elle se déroule à l’église puisque ces fleurs décorent
l’autel. Très vite, les aubépines sont associées dans l’esprit du
narrateur à des jeunes filles qui éveillent ses sens et deviennent source
de désir. Nous ne referons pas l’analyse que Bernard Brun14 a très
bien menée et que nous résumons par ce court extrait :

La nature de ce secret est dans la jouissance que vit le héros


pendant le mois de Marie, fondée sur une contemplation-rêverie
qui intéresse tous les sens et qui, à mesure qu’elle s’approfondit,
perçoit dans le cœur des fleurs une épaisseur charnelle qu’elle
voudrait atteindre, dont elle vise la consommation gustative, et
même érotique puisque cette chair florale se transforme en chair
féminine. Cette jouissance, soutenue par l’odeur, reste incomplète,
elle aboutit à une frustration, car elle reste imaginative ; […]

Lors de la deuxième rencontre avec les aubépines, dans la


nature cette fois-ci, la haie est perçue comme « une suite de chapelles
qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en
reposoir ». Ces fleurs sont tout autant féminisées et désirées par le
héros que celles de l’église de Combray. Sensualité et mysticisme sont
donc liés dans le texte proustien comme ils l’étaient chez Flaubert.
Cette similitude entre les deux écrivains est confirmée par de multiples
éléments contextuels : la rencontre de Gilberte et du héros qui est
calquée sur celle de Louise et de Frédéric, la scène de Montjouvain
qui illustre le sadisme et la profanation du père contenus dans La
Légende de saint Julien l’Hospitalier, la poursuite du coquelicot et la
plus fondamentale question de la création littéraire. Comme le dit

13. DCS, p. 217 puis p. 246.


14. Bernard Brun, « Brouillons des aubépines », Cahiers Marcel Proust 12 /
Études proustiennes V, p. 215-304.
La création littéraire 357

Bernard Brun, les brouillons des aubépines « forment d’abord une


page d’esthétique appliquée. Le lien avec le projet Sainte-Beuve […]
est évident. Celui avec les brouillons du Temps retrouvé […] ne l’est
pas moins. » Le Cahier 29 auquel nous nous sommes maintes fois
référée joue, à ce propos, un rôle capital puisqu’il contient des
fragments sur Bergotte, sur Flaubert et une importante version des
aubépines.

4. La serviette, l’océan et le paon

La vision d’azur d’où nous sommes partie précédemment se


retrouve dans la troisième et dernière expérience de résurrection du
passé, celle de la serviette. Il s’agit, cette fois-ci, d’un azur marin qui
« se gonfl[e] en mamelles bleuâtres » et fait ressurgir Balbec. Cette
résurrection, de nature tactile, se traduit par des couleurs et engendre
la métaphore de l’oiseau. Le passage correspondant dans le Cahier 58
est très raturé ; il commence sur le folio 16 ; la suite qui se trouvait sur
le folio 17 a été raturée et remplacée par le texte du verso 15. Du
folio 16 n’a été retenue que la phrase « C’était comme une impression
d’azur, mais différente des deux premières, d’un azur marin. »
L’image qui a été soigneusement travaillée retiendra notre attention.
Les couleurs (vert et bleu) qui sont, dans la version imprimée, source
de jouissance n’étaient pas citées mais suggérées, représentées par des
pierres précieuses : « un ruissellement ensoleillé d’argent d’émeraude
et de saphir ».

Les pierres précieuses font penser à Ruskin ; l’importance


accordée à l’impression aussi. Dans « Noms de pays : le Nom »,
Venise, où le héros pense aller, est décrite comme « la cité de marbre
et d’or “rehaussée de jaspe et pavée d’émeraudes” » (p. 533), l’auteur
signalant ici son emprunt15 ; il le fait aussi pour les deux emprunts
suivants16, ce qui est inhabituel. Mais les pierres précieuses abondent

15. DCS, note 276, Emprunt à Ruskin (Stones of Venice), traduit par R. de La
Sizeranne : « Une cité de marbre, ai-je-dit ? non, plutôt une cité d’or pavée
d’émeraudes. Car, en vérité, chaque pinacle et tourelle brillait et brûlait
chargé d’or ou repoussé de jaspe ».
16. DCS, p. 534 : « “majestueux […] leur manteau sanglant” » ; « “rochers
358 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

également dans l’œuvre de Flaubert, en particulier dans Salammbô, La


Tentation de saint Antoine, Hérodias et elles sont parfois associées à
un motif présent dans l’image de Proust qui nous intéresse, celui du
paon. Dans La Tentation de saint Antoine17, la Reine de Saba, par son
sifflement aigu, fait descendre du ciel un grand oiseau : « Sa petite
tête, garnie d’une huppe d’argent, représente un visage humain. Il a
quatre ailes, des pattes de vautour, et une immense queue de paon,
qu’il étale en rond derrière lui. » Un deuxième exemple semble
prouver que Proust a lu la version de 1849 de La Tentation restée
inédite jusqu’en 1908, date à laquelle elle a été publiée par Louis
Bertrand. Dans la version de 1874 (la troisième), Hélène dit à
Simon : « J’ai souvenir d’une région lointaine, couleur d’émeraude.
Un seul arbre l’occupe. » (p. 88) Dans la version de 1849, ce texte
était beaucoup plus développé :

Hélène jette des yeux égarés sur ce qui l’entoure, elle lève la tête
au ciel, se recueille un instant et commence d’une voix couverte.
– J’ai souvenir d’un pays lointain, d’un pays oublié ; la queue du
paon, immense et déployée, en ferme l’horizon, et, par l’intervalle
des plumes, on voit un ciel vert comme du saphir. Dans les cèdres,
avec des huppes de diamant et des ailes couleur d’or, les oiseaux
poussent leurs cris pareils à des harpes qui se brisent ; sur la
prairie d’azur les étoiles dansent en rond. J’étais le clair de lune, je
perçais les feuillages, je me roulais sur les fleurs, j’illuminais de
mon visage l’éther bleuâtre des nuits d’été18.

Cette évocation contient un grand nombre d’éléments qui


semblent transposés dans le texte proustien. Elle se définit comme un
souvenir, le souvenir d’un « pays lointain, d’un pays oublié », tout
comme le contact avec la serviette fera renaître le Balbec de l’enfance.
L’image de la queue du paon, clausule rayonnante d’une longue
phrase et de toute l’évocation, trouve ici sa source : « la queue du
paon, immense et déployée en ferme l’horizon » ; le verbe
« déployer » figure aussi dans le texte proustien, constituant le point
de départ de l’image : « elle déployait, dans ses pans et ses cassures, le
plumage d’un océan vert et bleu ». Sans doute par distraction, Flaubert

d’améthyste pareils à un récif de la mer des Indes” ».


17. Pléiade, p. 50.
18. Ibid., p. 196.
La création littéraire 359

avait dépeint « un ciel vert comme du saphir ». Proust avait lui aussi
fait référence au saphir dans la version initiale que nous avons citée
« un ruissellement ensoleillé d’argent d’émeraude et de saphir » mais
avait pris soin de faire apparaître l’émeraude pour désigner la couleur
verte. Le « ciel vert comme du saphir » se transforme, chez Proust, en
« océan vert et bleu comme la queue d’un paon ». Le saphir est
complété chez Flaubert par le diamant et l’or, chez Proust par
l’émeraude et l’argent.

Dans sa dernière version, Proust a substitué aux pierres


précieuses de simples indications de couleurs en leur donnant un
certain rayonnement par la métaphorisation. Mais la couleur est aussi
un élément fondamental pour Flaubert, comme le rappelle Jacques
Neefs à travers les propos de Cézanne19 :

[…] Vous savez que lorsque Flaubert écrivait Salammbô, il


disait qu’il voyait pourpre. Eh bien ! quand je peignais ma Vieille
au chapelet, moi je voyais un ton Flaubert, une atmosphère,
quelque chose d’indéfinissable, une couleur bleuâtre et rousse qui
se dégage, il me semble, de Madame Bovary. »

Il semble qu’après avoir été séduit par Ruskin qui rejoignait


le Flaubert “orientaliste20” et l’époque symboliste par son goût des
pierres précieuses (les notes sur Gustave Moreau commentent
plusieurs tableaux où sont mises en valeur les pierreries21), Proust soit

19. Jacques Neefs, « La prévision de l’œuvre » dans Genesis, 6 / 94, p. 107.


20. Salammbô incarne parfaitement ce goût pour les pierres précieuses, aussi
bien par les personnages í Salammbô « avait autour de la taille, sur les bras,
sur les mains et aux doigts des pieds, une telle abondance de pierreries que le
miroir, comme un soleil, lui renvoyait des rayons » (chap. X, p. 880) ; « Elle
avait une coiffure faite avec des plumes de paon étoilées de pierreries »
(chap. XV, p. 988) í que par les paysages : « puis au fond, contre la muraille
du temple, s’étalait une vigne dont les sarments étaient de verre et les grappes
d’émeraude : les rayons des pierres précieuses faisaient des jeux de lumière,
entre les colonnes peintes, sur les visages endormis. » Hérodias produit le
même effet de scintillement avec ses abondants lapis-lazuli, émeraudes,
vermeil, porphyre, saphir.
21. [Notes sur le monde mystérieux de Gustave Moreau], Essais et articles,
CSB, p. 668-669 : « quand il peignait ses rêves, assemblait ces draperies
360 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

revenu au Flaubert impressionniste, au Flaubert peintre, à celui qui


parsème ses œuvres de rose, de bleuâtre, de violet, de pourpre22.
Quant au paon, il appartient lui aussi au monde de Flaubert.
On le rencontre aussi bien dans ses œuvres “réalistes” – Proust note
dans « À ajouter à Flaubert » : « citer aussi : “où picorent des paons,
luxe des fermes cauchoises” (voir première visite de Bovary à la ferme
d’Emma)23 – que dans ses œuvres "orientales". Il est associé aux
pierreries dans l’évocation d’Hélène (La Tentation de saint Antoine) et
dans la description de Salammbô qui avait « une coiffure faite avec
des plumes de paon étoilées de pierreries » (p. 988). Il apparaît même
dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier parmi les animaux que
Julien se met à tuer : « Un chevreuil bondit hors d’un fourré, un daim
parut dans un carrefour, un blaireau sortit d’un trou, un paon sur le
gazon déploya sa queue ; – et quand il les eut tous occis […] » (p. 95).

Le paon a été également un sujet d’inspiration pour les


peintres symbolistes : Gustave Moreau a illustré la fable de La
Fontaine, « Le Paon se plaignant à Junon », par une très belle
aquarelle, en 1881 ; Edmond Aman-Jean a peint « La jeune fille au
paon » en 1895 ; Edgar Maxence « Profil au paon », vers 1896.
Whistler avait, lui aussi, abondamment illustré ce motif dans ses
tableaux, allant jusqu’à peindre une « Peacock room » (1876-1877).
Le paon ressemble en cela au papillon qu’on trouve aussi bien dans la
signature de Whistler que dans les œuvres de Flaubert, de Madame
Bovary où des papillons noirs s’envolent quand Emma fait brûler son
bouquet de mariée et où des « papillons blancs » s’envolent par la
fenêtre du célèbre fiacre et vont s’abattre « sur un champ de trèfles
rouges tout en fleur » (p. 270) aux Trois Contes. Dans Un cœur simple,
des papillons s’envolent de l’armoire où était gardé le linge de
Virginie disparue (p. 50) ; dans La Légende de saint Julien

rouges, ces vêtements verts sertis de fleurs et de pierreries » ; « Ces chevaux


à l’air indompté et tendre, harnachés de pierres précieuses et de roses ».
22. Voir le commentaire de Jean Milly sur l’importance et la signification des
couleurs chez Proust, dans La Phrase de Proust, p. 77-78.
23. Autre occurrence, peu flatteuse pour l’intéressée : lors de la
représentation théâtrale à Rouen (chap. XV), lorsque Charles renverse du
sirop d’orgeat sur les épaules d’une Rouennaise, elle « jeta des cris de
paon ».
La création littéraire 361

l’Hospitalier, les flèches, avec leurs plumes, se posent comme des


« papillons blancs » (p. 116) ; dans Hérodias, Salomé, dansant, est
« plus légère qu’un papillon, comme une Psyché curieuse, comme une
âme vagabonde et semblait prête à s’envoler. » (p. 200)
Page laissée blanche intentionnellement
MISE EN ABYME DE LA CRÉATION LITTÉRAIRE

1. « La regarder dormir » et son hypotexte flaubertien

Cette unité narrative de La Prisonnière1 est connue pour sa


beauté stylistique, l’audace de sa thématique mais aussi pour avoir
bénéficié d’une publication dans la NRF du 1er novembre 1922.
Publication qui ne se fit pas sans difficulté : la Correspondance est là
pour en témoigner. Alors que Proust s’emploie à faire publier, pour
des raisons financières, une partie de ses œuvres en cours aux Œuvres
libres, Jacques Rivière lui écrit maintes lettres pour lui réclamer le
manuscrit de ce qu’il appelle alors « Le Sommeil d’Albertine ».

Déjà, dans une lettre du 21 août 1922, il le prie de lui donner


le texte pour octobre. Cinq jours plus tard, il lui précise, pour dissiper
tout malentendu, qu’il n’a fait que demander l’exécution d’une
promesse faite par Proust, le 8 août : « donner pour la revue un au
moins, et peut-être deux, fragments du prochain Sodome, dont vous-
même m’indiquiez les titres : Le Sommeil d’Albertine et Les Cris de
Paris2. » La confusion subsiste dans la réponse de Proust du 29, du 30
ou du 31 août puisqu’il semble ne pas savoir si la publication doit
avoir lieu le 1er octobre ou le 1er novembre. Dans les lettres ultérieures,
il renie même la promesse faite : « si je publie dans les Œuvres libres
la Prisonnière que j’ai refusé[e] à diverses revues pour vous plaire, je
ne peux pas la déflorer en vous donnant des Extraits3 » (lettre du
2 septembre 1922) ; « J’ai reçu la NRF et j’ai vu qu’on avait annoncé
le Sommeil d’Albertine sans mon autorisation. J’en suis désolé pour
Jacques, mais si je donne la Prisonnière aux Œuvres libres, je ne la

1. LP, p. 162-166.
2. Corr., Tome XXI, p. 439.
3. Ibid., p. 452.
364 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

déflorerai pas de ses moins mauvais morceaux. » (lettre du


3 septembre 19224). Deux jours plus tard, Proust se radoucit et est prêt
à donner « les meilleurs extraits (non pas les plus nombreux) comme
le Sommeil d’Albertine et même certains morceaux de La Fugitive,
sans attendre que La Prisonnière ait paru » (lundi soir 4 ou
5 septembre 1922). Il demande néanmoins « de ne pas dire le nom du
volume d’où ils sont tirés ». C’est le 8 ou le 9 septembre qu’il annonce
à Jacques Rivière que « cela ne s’appelle plus le Sommeil d’Albertine
mais La Regarder dormir » et il le confirme à Gaston Gallimard. Le
23 septembre, il envoie les 15 pages qui sont prêtes en précisant que
ce morceau doit avoir pour titre « I. La regarder dormir. II. Mes
réveils. » Jacques Rivière lui demande d’ajouter, s’il le peut, une
dizaine de pages. Proust s’y refuse et demande à son interlocuteur
d’apporter les quelques corrections qui s’imposent.

La publication eut finalement lieu le 1er novembre. Il s’agit


du dernier texte publié du vivant de Proust et c’est avec lui également
que s’achève la révision de la troisième dactylographie du volume.
Jean Milly, dans une note de son édition de La Prisonnière5, avait
déjà fait un rapprochement avec Flaubert, en ce qui concerne la
surprenante métaphore de l’embarquement (« je m’étais embarqué sur
le sommeil d’Albertine ») :

Le motif du bercement et du sommeil dans une barque figure déjà


dans Jean Santeuil et dans les brouillons de l’“Ouverture” de la
Recherche, […] Il correspond aussi à des souvenirs littéraires de
Flaubert (Madame Bovary et le début de L’Éducation senti-
mentale) que Proust utilise dans son pastiche de cet écrivain […].

Dans l’édition originale de Par les champs et par les grèves,


publiée en 1886, lue par Proust en 1896, un des fragments inédits6 qui
accompagnent ce texte ressemble étrangement à « La regarder
dormir ». Il s’agit d’un extrait de Novembre. Cette œuvre de jeunesse
de Flaubert qui a pour sous-titre Fragments de style quelconque est
restée inédite jusqu’à la publication des Œuvres complètes aux

4. Ibid., p. 456.
5. LP, note 12, p. 529
6. Voir Annexe 3.
La création littéraire 365

éditions Conard, en 1910. Elle figure dans le deuxième tome des


Œuvres de jeunesse inédites.

Novembre a la particularité d’utiliser un artifice romanesque


très répandu au XVIIIe siècle, celui d’avoir été composé d’après un
manuscrit trouvé par un ami du héros dans les papiers de ce dernier.
Aux trois quarts de l’œuvre, le récit s’arrête et, après un blanc, reprend
de la façon suivante :

Le manuscrit s’arrête ici, mais j’en ai connu l’auteur, et si


quelqu’un, ayant passé, pour arriver jusqu’à cette page, à travers
toutes les métaphores, hyperboles et autres figures qui remplissent
les précédentes, désire y trouver une fin, qu’il continue ; nous
allons la lui donner.

Or, ce même procédé est utilisé par Proust dans Jean Santeuil, à
propos de l’écrivain rencontré par Jean et Henri à la ferme de
Kerengrimen :

Un jour, les journaux annoncèrent qu’il était mort subitement, et


comme on ne parla pas, dans les papiers qu’on avait trouvés chez
lui, du roman dont nous avions une copie, je me suis décidé, mon
ami ayant d’autres affaires, à publier celle-ci. (p. 191)

La découverte de Bergotte par le narrateur se fait selon un


principe similaire puisque c’est grâce à une visite de Swann que l’on
apprend que Bloch a été le premier à parler de l’écrivain au narrateur.
Ce n’est donc plus, dans ce cas, l’histoire mais l’écrivain qui s’inscrit
à l’intérieur d’une structure d’enchâssement. Pour Proust,
l’appréhension du monde a toujours besoin d’être médiatisée, de faire
se superposer deux réalités, celle du dit et de l’écrit, celle du lu et de
l’écrit, celle du senti et du ressenti.

Dans Albertine disparue, le narrateur, dans une réflexion à


valeur générale, mentionne précisément cet artifice romanesque par
lequel un romancier prétend tenir l’histoire qu’il raconte d’une
personne rencontrée, en établissant un parallèle avec l’amoureux
(autrement dit avec lui-même) qui espère obtenir d’un intermédiaire
des informations sur la personne aimée. Une fois encore, l’histoire de
l’écriture et celle de la passion amoureuse se rejoignent :
366 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Les romanciers prétendent souvent dans une introduction qu’en


voyageant dans un pays ils ont rencontré quelqu’un qui leur a
raconté la vie d’une personne. Ils laissent alors la parole à cet ami
de rencontre et le récit qu’il fait c’est précisément leur roman. […]
Combien nous voudrions quand nous aimons, c’est-à-dire quand
l’existence d’une autre personne nous semble mystérieuse, trouver
un tel narrateur informé7 ! […].

On est évidemment tenté de rapprocher le texte de Proust de


celui de Flaubert mais un problème de datation se pose : ce passage de
Novembre ne figure pas parmi les fragments inédits publiés à la suite
de Par les champs et par les grèves, donc il n’a pu être connu de
Proust qu’en 1910. Dans sa biographie de Proust, Jean-Yves Tadié,
précise qu’« à partir de 1908-1909, Proust reprend Jean Santeuil, le
relit, le recopie même parfois8 » et que la « Préface » date de mars
18969. D’autres éléments viennent étayer cette hypothèse séduisante
d’une connaissance par Proust de Novembre quand il écrit la
« Préface » de Jean Santeuil : dans le texte de Flaubert qui est, en
grande partie, à caractère autobiographique, le changement dans
l’énonciation se traduit par le passage de la première à la troisième
personne ; de même Jean Santeuil qui s’inspire directement de la vie
de l’auteur est écrit paradoxalement à la troisième personne. Il y a,
dans Novembre, un formidable effet de dédoublement puisque le
narrateur du début, qui était en même temps le héros, meurt. Nous
sommes encore bien proches de ce que dit Jean-Yves Tadié à propos
de Jean Santeuil : [Proust] a voulu raconter le voyage à travers la vie
d’un héros central, dans lequel l’auteur puisse se cacher, puisque le
récit est à la troisième personne, et se révéler, puisque Jean mène
exactement la vie de Marcel […] » (p. 346). Tadié signale lui-même
un fait qui confirme l’influence de Flaubert dans Jean
Santeuil : « Mais l’amour [de Jean] pour Françoise apparaît comme le

7. AD, p. 211.
8. Jean-Yves Tadié, « Rédaction de Jean Santeuil » et « Qu’est-ce que Jean
Santeuil ? », Marcel Proust, Biographies, NRF, Gallimard, 1996, p. 337-348.
9. Ibid, p. 338 : Tadié se réfère à une lettre que Kolb date de mars 1896
(Corr., t. II, p. 52) pour affirmer que : « La “préface” du roman, appelée par
Proust “premier chapitre”, date de mars 1896, ce qui montre que le procédé
d’enchâssement du récit, remis au narrateur par l’écrivain C., a été conçu
après coup. »
La création littéraire 367

plus grand, le plus beau, le seul véritable, puisque Proust prend ici
expressément pour modèles Frédéric Moreau et Mme Arnoux dans
L’Éducation sentimentale. » (p. 341)

Le sous-titre de Novembre, Fragments de style quelconque,


était de nature à retenir l’attention de Proust et ce qui caractérise aux
yeux mêmes du narrateur le récit c’est la profusion de « métaphores,
hyperboles et autres figures ». Nous apprenons par le narrateur-relais
que le héros avait pour « grand regret de ne pas être peintre, il disait
avoir de très beaux tableaux dans l’imagination. Il se désolait
également de n’être pas musicien ». Proust réalisera cette fusion dans
sa conception des personnages : le peintre de la réalité devient écrivain
dans la fiction ; le travail du musicien préfigure celui de l’écrivain ; la
peinture, la musique et l’écriture entrent en symbiose. Deux détails ou
motifs qui sont des leitmotive de l’œuvre flaubertienne ont été
réutilisés par Proust, celui de la barque et celui de serpent. Le premier,
se trouve dans le passage retenu ; le second apparaît dans d’autres
volumes, à travers les lignes serpentines qui agrémentent certains
visages féminins, comme celui de la duchesse de Guermantes.

Le récit de jeunesse de Flaubert qui commence par la


description de l’état d’exaltation dans lequel se trouvait le héros
adolescent avant d’en venir à sa rencontre avec une jeune prostituée,
Marie, contient en germe des thèmes et des situations qui seront repris
et amplifiés dans les œuvres de maturité, ainsi la fascination de
l’adultère, le petit détail de la « lèvre chaude, ombragée d’un duvet
bleu » qui caractérise aussi Madame Bovary. Certains se retrouvent
dans l’œuvre proustienne. Marie raconte au narrateur comment une
vieille femme lui a proposé de faire fortune en lui trouvant un amant
fort riche qui s’est révélé être « un vieillard tout blanc et maigre, serré
dans des habits trop justes, avec une croix d’honneur, […] ». Cette
croix d’honneur fait penser à celle que recevra Homais à la fin de
Madame Bovary et les exclamations de la jeune fille: « un amant ! un
amant ! j’allais avoir un amant, […] » trouveront écho auprès de
Madame Bovary. Quant à la situation, elle est attribuée, dans
L’Éducation sentimentale, au personnage de Rosanette : c’est au cours
de la promenade dans la forêt de Fontainebleau que celle-ci révèle à
Frédéric ce qu’elle a vécu dans son enfance : « Enfin, un monsieur
était venu, un homme gras, la figure couleur de buis, des façons de
368 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

dévot, habillé de noir. Sa mère et lui eurent ensemble une


conversation, si bien que trois jours après […] – C’était fait !10 » Or, il
est révélé dans « Un amour de Swann » qu’Odette (dont le nom rime
avec celui de Rosanette) a partagé le même destin : « Ne disait-on pas
que c’était par sa propre mère qu’elle avait été livrée, presque enfant à
Nice, à un Anglais11 ? ». De plus, Proust relate ce fait en usant du
discours rapporté, ce qui peut être un clin d’œil à Flaubert. Dans
Albertine disparue (p. 349), Odette, à son tour, « vend » sa fille,
Gilberte. Elle favorise les voyages que fait Robert de Saint-Loup avec
Morel, en trompant sa propre fille, et se fait ainsi entretenir par son
gendre :

Tout ce qu’il demandait à sa belle-mère, c’était d’aplanir telle ou


telle difficulté entre lui et Gilberte, d’obtenir d’elle le
consentement qu’il fît un voyage avec Morel. Odette s’y était-elle
employée qu’aussitôt un magnifique rubis l’en récompensait.

L’allusion à ce traumatisme d’enfance, point commun avec


Marie et Rosanette, n’apparaît que sur les quatrièmes épreuves
(N. a. fr. 16758, p. 450) sous forme d’ajout marginal. La version
initiale de ce passage, celle qui figure déjà dans le Cahier 19
(N. a. fr. 16659, f° 18), dernier cahier du manuscrit d’« Un amour de
Swann » (1910-1911), sera maintenu jusqu’aux secondes épreuves
(juin 1913). Le folio 18 se compose de deux paragraphes qui
s’articulent de la façon suivante :

[…] « Mon pauvre chéri pardonne moi ; je vois que je te fais de la


peine, c’est fini, je n’y pense plus. » Mais elle vit que ses yeux
restaient dans le vide sur les choses qu’il ne savait pas.
Souvent du reste c’était elle qui les lui révélait, car elle ne
se rendait pas compte car cet écart que le vice mettait […]

Sur les troisièmes épreuves (août 1913), un texte qui


recouvre trois pages, et dans lequel sera ajouté, par la suite, notre court
passage, vient s’intégrer en complétant la phrase qui terminait le
premier paragraphe et qui commence maintenant un nouveau
paragraphe.

10. ES, p. 402.


11. DCS, p. 504.
La création littéraire 369

Mais elle vit que ses yeux restaient fixés sur les choses qu’il ne
savait pas et sur ce passé de leur amour monotone et doux dans sa
mémoire parce qu’il était vague, […]

L’accroissement de cette phrase est dû à l’introduction d’une


réflexion qui porte sur « la terrible puissance recréatrice de [l]a
mémoire », source de souffrance pour Swann. Autrement dit, au fil du
temps, l’auteur introduit dans ce récit des thèmes qui sont
fondamentaux pour lui.

L’ajout qui nous concerne en tant que référence probable à


Flaubert est venu se surimposer, sur les quatrièmes épreuves, à une
première correction de détail, ce qui a obligé l’auteur à recopier, dans
la marge de droite, les corrections qu’il avait déjà inscrites dans la
marge de gauche.

Pauvre Odette ! il ne lui en voulait pas. Elle n’était qu’à demi


coupable, ne disait-on pas que c’était par sa propre mère qu’elle
avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche Anglais. Mais
quelle vérité < vérité > douloureuse prenait (sic) cette phrase < ces
lignes > du Journal d’un Poète d’Alfred de Vigny qu’il avait lues
plus avec indifférence autrefois : « Quand on se sent pris d’amour
pour une femme, on devrait se dire : comment est-elle entourée ?
quelle a été sa vie ? Tout le bonheur de la vie est appuyé là-
dessus. » Swann s’étonnait [fin de l’ajout]

Pourquoi Proust éprouve-t-il le besoin de faire cet ajout qui paraît


secondaire, sur les quatrièmes épreuves datées du 13 au 16 octobre
1913 et qui sont beaucoup moins corrigées, dans l’ensemble, que les
précédentes ? Cet ajout qui thématiquement donne une justification au
comportement d’Odette en se référant à son passé et s’inscrit donc
dans cette problématique générale de la confrontation entre le passé et
le présent, offre la particularité d’être composé d’une double référence
littéraire, une citation explicite de Vigny et une allusion à Novembre et
à L’Éducation sentimentale. Et même dans la citation d’Alfred de
Vigny, il y a un souvenir possible et peut-être involontaire de
Flaubert : les questions que doit se poser un amoureux sont celles que
Frédéric se pose quand il rencontre Mme Arnoux sur le bateau.
370 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Un autre passage est encore plus éloquent dans cette façon


qu’a Proust de transposer le texte flaubertien : la promenade que fait
Odette en forêt de Compiègne12 peut être perçue comme l’équivalent
de celle que font Frédéric et Rosanette en forêt de Fontainebleau,
mais, chez Proust, cette promenade ne réunit pas les deux
protagonistes dans une éphémère et illusoire communion
romantique ; elle les sépare et place Swann dans un état d’attente
anxieuse qui stimule son amour pour Odette. Autrement dit, il semble
qu’il y ait emprunt de situation mais avec adaptation à la thématique
personnelle de l’auteur. Dans le cas de Flaubert, il s’agissait de faire
un tableau de l’illusion romantique, dans le cas de Proust un tableau
du mal d’amour. Ce qui est encore plus subtil dans cette imitation,
c’est l’emploi du style indirect libre par Proust pour traduire les
pensées de Swann, sa façon d’imaginer qu’il se rend sur les lieux
visités par Odette, son obsession à se représenter tous les mouvements
de celle-ci. Ce fait de style dont Flaubert s’est fait le maître devient ici
l’expression d’un état psychologique caractéristique d’un
personnage ; ce sera aussi celui du narrateur à l’égard d’Albertine.

On dit que l’histoire racontée par Flaubert est la


transposition partielle d’une aventure qu’il aurait vécue avec une
prostituée de Marseille, Eulalie Foucaud de Langlade. Or, l’héroïne de
Novembre a pris comme nom de prostitution le prénom de Marie qui
est également celui que Flaubert attribue à l’héroïne de Mémoires d’un
fou (Maria) et à celle de L’Éducation sentimentale (Marie Arnoux)
qui, elles, incarnent l’amour platonique, celui que Flaubert a connu
avec Élisa Schlesinger. Différents référents se superposent donc à
l’intérieur d’une création onomastique. Albertine s’est d’abord
appelée Maria et nous savons ce qu’elle doit, par ailleurs, à Alfred
Agostinelli, Albert Nahmias, Albert le Cuziat mais aussi à Marie
Finaly que Proust rencontra aux Frémonts, propriété louée par les
parents de celle-ci à Trouville. Un parallélisme est également facile à
établir entre Odette et Albertine : toutes les deux font souffrir
l’homme qui les aime, Swann pour la première, le narrateur, pour la

12. Nous avons retrouvé trace de ce passage dans le « Proust 21 » qui


regroupe une partie des feuilles des cahiers découpées pendant le travail de
dactylographie (N. a. fr. 16703) : il constitue un ensemble de feuillets
numérotés de 1 à 5 (fos 168-172) et ne présente aucune rature digne d’intérêt.
La création littéraire 371

seconde, et dans les deux cas, elles sont soupçonnées d’homosexualité


et ont pour antécédent, dans Jean Santeuil, le personnage de
Françoise. Proust et Flaubert partagent donc la même façon de
concevoir leurs personnages féminins par la rencontre du
biographique et du littéraire (Novembre doit beaucoup aux
romantiques et aux préromantiques) et sur le mode de la variation
(prénoms, caractéristiques passent indifféremment des uns aux autres).
Si l’idée de génie de Balzac est le principe du retour des personnages,
celle de Proust réside dans une pratique de la métamorphose. Le
personnage proustien est conçu pour devenir autre : génétiquement, il
n’a pas d’identité propre, il naît d’emprunts multiples et se démultiplie
sans cesse ; dans le roman, il se transforme dans son apparence
physique sous les effets du temps ou, plus fondamentalement, dans
son identité sexuelle.

Le dernier point commun entre le récit de Flaubert et


l’œuvre proustienne que nous relèverons est la présence de violettes
associées à la femme. Il fait déjà partie, chez Flaubert – et c’est sans
doute un trait d’époque –, des attributs de la femme, en exprime la
sensualité : « tout l’air était embaumé d’une chaude odeur de femme
bien habillée, quelque chose qui sentait le bouquet de violettes, les
gants blancs, le mouchoir brodé », avant de jouer le rôle particulier
que nous analyserons dans l’épisode du sommeil de la jeune fille. Les
violettes sont omniprésentes dans le récit proustien : la couleur mauve
est « la couleur » d’Odette (autant que celle de La Chartreuse de
Parme) et un bouquet de violettes orne très souvent le corsage de
Mme Swann :

Aurais-je même pu leur faire comprendre l’émotion que


j’éprouvais par les matins d’hiver à rencontrer Mme Swann à
pied, […] mais autour de laquelle la tiédeur factice de son
appartement était évoquée, rien que par le bouquet de violettes qui
s’écrasait à son corsage et dont le fleurissement vivant et bleu en
face du ciel gris, de l’air glacé, […]13.

Il semblerait que le bouquet de catleyas soit réservé aux scènes


intimistes entre Swann et Odette, notamment la première scène de

13. DCS, p. 571.


372 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

séduction qui a lieu dans la voiture d’Odette, qui rappelle la célèbre


scène du fiacre dans Madame Bovary. Cet épisode des catleyas et ses
prolongements – répétition de la scène, emploi de l’expression « faire
catleya » – n’apparaît que sur la dactylographie (N. a. fr. 16734, f° 51)
sous forme d’ajout. La version initiale était beaucoup plus
brutale : « Je ne vous suis pas désagréable ? Il avait glissé sa main
autour de son cou et l’élevant le long de sa joue, de l’autre main, il lui
caressait les genoux et disait : Vraiment, je ne vous suis pas
désagréable, dites la vérité ». Quant à Albertine, ce sont ses cheveux
crêpelés qui se métamorphosent en violettes : « […] qu’y a-t-il de plus
beau que cette couronne bouclée de violettes noires14 ? »

Dans le passage qui semble être un hypotexte de « La


regarder dormir », le violet est à la fois présent comme couleur, « une
faible lumière blanchâtre, irisée de violet », et à travers le bouquet de
violettes que le jeune homme défait et répand sur la gorge de Marie.
Certes, aucune référence n’est faite à des violettes dans « Un amour de
Swann » mais celles-ci se retrouvent dans un autre épisode de La
Prisonnière, celui des petites vendeuses, laitières, blanchisseuse, que
Françoise doit amener au narrateur qui se compare alors à Elstir, se
faisant apporter des bouquets de violettes. Les textes de Flaubert et de
Proust présentent deux situations identiques : le narrateur regarde une
jeune fille dormir et prend plaisir à la regarder dormir. Le titre donné
par Proust à ce fragment pour sa prépublication, « La regarder
dormir », semble faire écho à une phrase de Flaubert située juste au
milieu du passage : « […] j’éprouvais un étrange plaisir à la voir
dormir ». Ce texte est entièrement dominé par les sensations et par les
jeux de lumière : « j’écoutais le bruit de la pluie et Marie dormir »,
« des teintes dorées et vineuses », « une faible lumière blanchâtre,
irisée de violet », « l’éclat des bougies expirantes, reflétées dans la
glace15 », « un bouquet de violettes […] je les respirai […] je leur

14. LP, p. 109.


15. Marie-Jeanne Durry, commentant un fragment destiné à L’Éducation
sentimentale qui contient les bribes : « Moires du vernis du piano où se
reflètent les lampes », souligne que Flaubert est l’« un des premiers écrivains
qui épient le jeu des reflets lumineux. » (Flaubert et ses projets inédits,
p. 84). Nous ajoutons que c’est aussi l’atmosphère des premières pages du
Lys rouge d’Anatole France : l’héroïne se regarde dans la glace, elle porte un
La création littéraire 373

trouvai une odeur exquise et toute particulière, je humai une à une leur
parfum ; comme elles étaient humides, je me les appliquai sur les yeux
pour me refroidir », « [Marie] m’envoyait un parfum plus âcre et plus
irritant ». C’est un véritable tableau qui est dépeint, notamment à
travers les poses de Marie, et on peut considérer que cet aspect
pictural se trouve transposé dans le texte proustien par la référence aux
« tableaux raphaëlesques d’Elstir ». L’essentiel reste néanmoins la
thématique de la femme-fleur : les violettes répandues sur la gorge de
Marie se mettent à la symboliser aux yeux du narrateur ; Albertine se
transformera pendant son sommeil en « longue tige en fleur ». Si les
deux textes reposent sur un certain voyeurisme de la part du narrateur,
Proust imprime sa marque personnelle en y ajoutant une scène de
masturbation ; et c’est la si curieuse phrase « Je m’étais embarqué sur
le sommeil d’Albertine » qui assure la transition entre les deux temps
de l’épisode. Enfin, ce passage du sommeil au réveil qu’on retrouve
dans les différentes évocations du sommeil d’Albertine et qui fascine
tant le narrateur en tant que facteur de possession était déjà décrit chez
Flaubert, comme moment de bonheur parfait.

Les manuscrits auraient pu apporter une confirmation à cette


hypothèse si ces derniers avaient gardé des traces encore plus nettes de
l’emprunt au texte de Flaubert. Malheureusement, nous ne disposons
d’aucun manuscrit pour « La regarder dormir » dont nous ne
retrouvons trace que sur les dactylographies. Trois jeux de
dactylographies ont été utilisés par Proust qui les a corrigés vers 1921-
192216. Jean Milly17 fait remarquer que les paperoles sur lesquelles
figurent les modifications peuvent mesurer jusqu’à deux mètres. La
première dactylographie (N. a. fr. 16742, f° 64) présente, à côté d’un
important travail de métaphorisation à partir du comparant « mer »,
une modification intéressante et deux ajouts : « des tableaux de
Raphaël » deviennent « des raphaëlesques tableaux d’Elstir », ce qui
permet d’introduire le personnage du peintre qui sera le lien entre les

« fourreau de satin noir autour duquel flottait une tunique légère, semée de
perles où tremblaient des feux sombres », elle voit, par la fenêtre, « la Seine
traîner ses moires jaunes. » (p. 1)
16. Voir Kazuyoshi Yoshikawa, Études sur la genèse de La Prisonnière
d’après les brouillons inédits.
17. LP, « Introduction », p. 18.
374 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

deux unités textuelles, celle du sommeil d’Albertine et celle des jeunes


vendeuses. L’épisode du kimono qui éveille la curiosité du héros-
narrateur et le désir de percer les secrets de la femme aimée est un
ajout qui peut s’interpréter comme représentant une manifestation de
la jalousie, thème proustien par excellence. Un deuxième ajout est
d’une importance capitale : il introduit, dans le récit, le prénom du
héros-narrateur, prononcé par Albertine à son réveil18 :

Elle retrouvait la parole, elle disait : « Mon » ou « Mon chéri »


suivis l’un ou l’autre de mon nom de baptême, ce qui en donnant
au narrateur le même nom qu’à l’auteur de ce livre eût fait : « Mon
Marcel », « Mon chéri Marcel ».

Ne pourrait-on pas voir dans cette surprenante et subtile


fusion narrateur-auteur, à la fois suggérée et mise à distance, un écho
au phénomène du dédoublement auteur-narrateur observé dans
Novembre ?

Le prénom « Marcel » apparaît à une autre reprise dans La


Prisonnière, à l’intérieur d’une lettre qu’adresse Albertine au héros :
« Mon chéri et cher Marcel, j’arrive moins vite que ce cycliste dont je
voudrais bien prendre la bécane pour être plus tôt près de vous. […]
Quel Marcel ! Quel Marcel ! Toute à vous, ton Albertine. » (p. 253)
Or, il s’agit d’un ajout marginal (Cahier X, N. a. fr. 16717, f° 34). Le
même phénomène se produit dans le Cahier XI (N. a. fr. 16718, f° 29)
sur une très longue paperole, concernant cette fois-ci M. Verdurin
dont le prénom est prononcé par son épouse et que les lecteurs
découvrent du même coup, comme le signale une parenthèse qui unit,
dans l’indéfini « on », personnages, lecteurs et narrateur. Et l’on
apprend ainsi que M. Verdurin s’appelle… Gustave19 ! Pur hasard ou

18. Une note du Cahier 61 (f° 71) établit très clairement un lien entre cette
révélation et « La regarder dormir » : « Albertine à moi Mon chéri Marcel
Près d’Albertine dormant ». Selon Yoshikawa, c’est sans doute après la
rédaction de cette note que l’écrivain a ajouté le passage sur le sommeil
d’Albertine.
19. Lors de la communication qu’il fit à l’ITEM, « Obsessions, hésitations,
suppressions : les histoires du Cahier 27 », le 1er mars 2006, Richard Bales
révéla que dans ce cahier (f° 44 r°), Gilberte a un ami qui se prénomme
Maxime Verdurin. On est tenté d’y voir un souvenir de Maxime Du Camp…
La création littéraire 375

nouveau clin d’œil à Flaubert ? « Car il vous aime autant que moi
vous savez, Gustave (on apprit ainsi que M. Verdurin s’appelait
Gustave). » C’est dans ce même Cahier XI que nous avons relevé la
référence à Flaubert, à la « forme Flaubert », sur une paperole
découpée dans le Cahier 55, allusion qui a disparu du texte publié20.

Dans La Prisonnière, l’auteur joue avec son lecteur et donne


une mise en scène de la création littéraire. Il imite avec humour la
technique du « point de vue » pratiquée par Flaubert qui ne fait
découvrir à son lecteur que ce que le personnage voit. De même, le
lecteur de Proust n’apprend le prénom des personnages que lorsque
ces derniers veulent bien lui en faire part, indirectement. Quant au
« on », il peut être à la fois une imitation de Flaubert qui en fait un
usage particulier et l’indice ironique d’une conception du statut de
l’auteur et de la voix narrative.

La seconde dactylographie ne présente aucune correction


pour ce passage. Sur la troisième dactylographie (N. a. fr. 16745,
f° 132), se produit un important travail de réécriture : la phrase est
réorganisée par une nouvelle distribution des éléments qui la
composent de façon à mieux mettre en relief le rythme, ce rythme qui
s’accorde avec celui de la respiration d’Albertine. L’amplification des
clausules par extension du comparant accroît la poétisation du
passage. Ce n’est que sur les épreuves que sera détachée la phrase-
choc qui est la clé de voûte du passage : « Je m’étais embarqué sur le
sommeil d’Albertine. » Les infinitifs et participes sont transformés en
formes conjuguées à la première personne pour mieux souligner la
participation active du héros : « qu’à la regarder dormir » devient
« que quand je la regardais dormir » ; « moi-même soulevé » est
transformé en « j’étais déplacé ».
Les violettes sont chez Proust l’attribut féminin par
excellence. Mais dans un passage de La Prisonnière, elles prennent un
relief particulier dans la mesure où elles deviennent l’expression du
désir et plus précisément du désir vénal, ce qui laisse penser que cet
épisode a pu être inspiré de Novembre21. Ce passage appartient à la

20. Voir Quatrième Partie, chapitre II, 5.


21. Les violettes sont aussi associées à Mme Arnoux dans L’Éducation
sentimentale : « Le soleil l’entourait ; – et sa figure ovale, […] le bouquet de
376 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

« Troisième journée », précédé de l’épisode de la dégustation des


glaces par Albertine22 et suivi de la mort de Bergotte, autrement dit la
mort de l’initiateur. Il s’inscrit dans la scène de rencontre du narrateur
avec les jeunes filles qui font les courses pour les commerçants23. Le
narrateur demande à Françoise de lui envoyer, selon sa propre
expression, une de ces jeunes filles et c’est alors qu’il se compare à
Elstir se faisant apporter un bouquet de violettes lorsqu’il doit rester
enfermé dans son atelier. Ainsi s’établit l’équivalence entre la femme
et la fleur, rehaussée par le terme de « fringale » qui est employé
pour qualifier le désir de violettes d’Elstir. L’expression « tiges
serpentines » est un indice flaubertien puisqu’elle renvoie à
Salammbô.

Les éléments constitutifs de l’avant-texte24 sont nombreux,


ce qui témoigne de l’importance que l’auteur accordait à ce sujet, celui
du désir de femmes inconnues, et ils apparaissent déjà dans les cahiers
du Contre Sainte-Beuve. Dans le Cahier 4 (N. a. fr. 16644), il est
question de cidre (f° 3) – ce qui peut rappeler la Normandie de
Flaubert –, d’une laitière et de « ligne serpentine » (f° 17) : « Près du
comptoir, sur le visage d’une personne qui parlait à la laitière, j’avais
aperçu frémir et onduler une ligne serpentine au-dessus de deux yeux
violets le génie d’une famille : cette petite ligne serpentine […]. »
Avec les termes de « génie d’une famille », nous sommes très proches
de Flaubert puisque le serpent représente le génie de la famille de
Salammbô (un chapitre du roman s’intitule « Le serpent25 »). Le

violettes au coin de sa capote, tout lui parut d’une splendeur extra-


ordinaire. » (p. 327) ; « Il arriva, un jour, derrière son dos, comme elle était
accroupie, devant le gazon, à chercher de la violette. » (p. 339) ; « […] il
changea les meubles de place, drapa lui-même les rideaux, mit des bruyères
sur la cheminée, des violettes sur la commode ; […] » (p. 345).
22. Voir Quatrième Partie, chapitre IV.
23. LP, p. 234-235 : « Aussi dis-je à Françoise […] la limpide odeur de la
fleur évocatrice. »
24. Pléiade III, Esquisse XII [La Jeune Crémière (troisième journée)],
p. 1136.
25. Pietro Citati, dans La Colombe poignardée (Gallimard, 1997), apporte
une confirmation à notre hypothèse. Proust adolescent, en admiration devant
une crémière de Montmartre, « murmura à l’oreille d’Halévy : “Qu’elle est
La création littéraire 377

Cahier 4, datant de 1908, ne peut avoir été influencé par la lecture de


Novembre. Mais Proust savoure toutes les œuvres de Flaubert et
semble avoir mêlé ici des emprunts divers. C’est dans le Cahier 6
(N.a.fr. 16646, fos 56v°-58), l’avant-dernier Cahier Contre Sainte-
Beuve, qu’apparaît la première version complète de cette scène qui
réunit jeunes filles et fleurs mais sans que soit présent Elstir. Filles et
fleurs correspondent, chez le narrateur, à un désir de réalité. En
filigrane, se dessine donc la problématique essentielle pour Proust de
la confrontation entre imaginaire et réel, entre désir et perception.
C’est par un ajout marginal (f° 57) que l’auteur introduit le motif du
bouquet de violettes qu’il fait désirer non pas par Elstir mais par le
narrateur. La description est faite en des termes identiques à ceux qui
seront utilisés dans La Prisonnière. À ce stade, l’auteur hésite entre
différentes fleurs, les violettes, les pensées, la rose rouge. Cet épisode
prend un caractère obsessionnel. Il est réécrit plusieurs fois,
successivement, à l’intérieur de ce cahier et il sera à nouveau l’objet
d’un processus de réécriture dans le Cahier 50 (N a.fr. 16690, f° 57).
Ce dernier complète le Cahier 48, contemporain des cahiers du Temps
retrouvé (1910-1911) et qui contient une version de la mort de la
grand-mère, épisode dans lequel nous avons retrouvé le souvenir de
Flaubert.

Comme < de mêm > Souvent ainsi ayant pensé aux premières
violettes, aux pensées, ayant par le désir dessiné par le désir les
premières viole < les fleurs de cerisiers > les violettes, les
pensées, < esquissé > je sentais que la fleur réelle si je l’avais eue
tout d’un coup près de moi serait violettes, aubépines, pensées,
que j’accordais à mes yeux de leur faire voir de vraies violettes ou
de vraies pensées comme on emmène des écoliers visiter des pays
dont ils [ont] entendu décrire chaque site et dont ils rêvent. Et
chaque petite tache de pensées, la surface limpide des violettes,
chaque étamine < les > des aubé Et quand Françoise m’apportait
dans ma chambre, que. De même comme quand au lieu d’une
touffe de // f° 58 : violettes, c’était une jeune fille je laissais entrer
dans ma chambre une jeune fille. Mais si je regardais Mais si je
regardais et respirais les violettes en tâchant de < faire > coïncider
la poser la couleur < faire entrer en moi l’image de la > fleur

belle !” Et se souvenant de ses récentes lectures il ajouta : “Belle comme


Salammbô” » (p. 16).
378 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

vivante et de vouloir la réunir à jamais à la fleur imaginée qui l’en


désirait, devant la gamine […]

Face à ce texte, c’est-à-dire sur le verso du folio 56, figure


l’indication : « À propos des cloches dire les des cloches de
Combray ». Or, le motif des cloches se trouve également chez
Flaubert et apparaît dans le pastiche « L’Affaire Lemoine par Gustave
Flaubert ». Le son de ces cloches est décrit minutieusement, qualifié
d’abord de « son d’or » avant de devenir l’objet de correspondances,
de synesthésies : « plus précieux encore doré riche précieux que le
miel parce que dans le miel il n’y a que la chaleur lumière du soleil,
dans le son des cloches, il y a l’image, la sensation et la lumière ».

Le travail d’autocritique de Proust est particulièrement


évident dans ce passage et fait sourire, puisqu’on lit dans la marge,
d’une écriture différente de celle du premier jet : « lumineux désordre
serait plus joli » [que « luxueux désordre »] et plus bas « mauvais ? »,
face au fragment commençant par : « Françoise m’apportait une rose
rouge […] ». Dans le texte final, c’est à l’intérieur d’une belle phrase
longue que s’établit l’analogie entre le narrateur et le peintre, le
premier s’effaçant devant le second. Écriture et peinture sont en
symbiose comme elles pouvaient l’être dans le texte flaubertien26. On
peut voir en Elstir et son bouquet de violettes le pendant inversé (l’un
est dans son atelier, l’autre dans la nature) du peintre impressionniste
représenté subrepticement dans L’Éducation sentimentale, au cours de
la promenade de Frédéric et de Rosanette à Fontainebleau : « Un
peintre en blouse bleue travaillait au pied d’un chêne, avec sa boîte à
couleurs sur les genoux. Il leva la tête et les regarda passer27. »

Dans le texte proustien, sont mis en valeur à la fois le


mouvement de va-et-vient entre réalité et imaginaire et la
correspondance parfaite entre la réalité physique et la réalité

26. Henri Mitterand suggère un rapprochement à faire entre Flaubert et


« presque tous les peintres d’après 1840, […] Telle page évoque un Daumier,
telle autre un Constantin Guys, une troisième Ingres, une autre Manet, et
ainsi de suite. », « Une poétique de l’espace » in L’illusion réaliste, De
Balzac à Aragon, p. 66.
27. Troisième partie, chapitre 1, p. 396.
La création littéraire 379

esthétique à travers la notion de désir. Un bouquet de violettes


provoque la même émotion chez le peintre, « attendri, halluciné », que
l’arrivée d’une jeune fille convoitée chez le narrateur. La
représentation fait naître le désir et réciproquement « le petit modèle
végétal » recrée un environnement imaginaire.

Nicole Deschamps, dans sa subtile analyse de « La regarder


dormir28 », soulignant que « le hasard fait maintenant de ce texte un
testament puisque c’est le dernier fragment de son œuvre que Proust a
suivi jusqu’à sa publication », fait remarquer qu’ « il n’est sans doute
pas indifférent que le sommeil y soit représenté comme l’ultime
énigme à résoudre. » Et c’est d’une merveilleuse formule qu’elle
définit « le sommeil d’Albertine comme énigme de la création ». Si tel
est le cas, cela signifie que Proust a voulu que « son testament » porte
l’empreinte de Flaubert et que ce dernier participe au mystère de la
création. L’épisode des jeunes filles et du bouquet de violettes prend,
lui aussi, une valeur emblématique : il renferme les motifs des jeunes
filles, considérées dans leur multiplicité, et des fleurs, leitmotive de
l’œuvre proustienne ; il repose sur une analogie entre le narrateur et le
peintre qui, à un certain stade de l’écriture, ne faisaient qu’un ; et il
pose le problème central de la représentation dans l’imaginaire qui
accroît le désir de réalité.

2. La représentation de la création littéraire dans La Prisonnière

Alors que la dernière partie du Temps retrouvé est le


moment de la révélation – réflexions théoriques sur l’art et découverte
d’une vocation – mais d’une révélation prévue dès la conception de
l’œuvre, La Prisonnière est le véritable livre de réflexion sur la
création littéraire, sur l’écriture d’un roman.

C’est dans ce volume que Proust décide de faire mourir le


personnage de l’écrivain qui a été, un certain temps, son modèle (il
devait initialement vivre jusqu’au Temps retrouvé) : ne serait-ce pas

28. Nicole Deschamps, « Le sommeil-rêve comme laboratoire du texte


proustien », Études françaises, L’infini, l’inachevé, Les Presses de
l’Université de Montréal, 30-1, 1994, p. 58-59.
380 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

pour lui opposer symboliquement un autre type d’écrivain, le sien ? Le


récit de cette mort constitue un des piliers de La Recherche. C’est
aussi dans ce même volume que se profile une réflexion sur l’œuvre
d’un écrivain, au sens de « l’ensemble de ses œuvres », à travers le
passage sur le septuor de Vinteuil :

[…] la Sonate de Vinteuil, et comme je le sus plus tard ses autres


œuvres, n’avaient toutes été par rapport à ce septuor que de
timides essais, délicieux mais bien frêles, auprès du chef-d’œuvre
triomphal et complet qui m’était en ce moment révélé. […]
(p. 354)

Réflexion qui rejoint la remarque sur Bergotte qui figure sur


un verso (f° 59) du Cahier 29 : « Mes impressions sur Bergotte auront
pour nœud le plaisir que j’ai non à lire une page de lui mais à lire ce
qui y est commun à toutes », précédée de l’indication « Très
important ». Lorsqu’on découvre dans le même passage de La
Prisonnière que la Sonate était « une œuvre inédite […] où il s’était
seulement amusé, par une allusion […] à faire apparaître un instant la
petite phrase », on comprend que l’œuvre de Proust doit être perçue de
la même façon : ses œuvres de jeunesse dont les deux plus importantes
sont restées inédites doivent être considérées comme des préparations
du chef-d’œuvre qu’est À la recherche du temps perdu. À l’intérieur
de ce même épisode, se profile une esthétique de la phrase, appliquée
ici à la musique mais qui concerne tout autant la littérature. Ces
phrases qu’on retrouve, sous des allures différentes, d’une œuvre à
l’autre sont l’expression d’un génie singulier. Or, c’est précisément
lorsqu’il est question de cette petite phrase miraculeuse que se détache
avec force ce rythme ternaire caractéristique de la phrase flaubertienne
(dont la plus belle expression est, à nos yeux, l’incipit de
Salammbô) : « Sans doute le rougeoyant septuor différait
singulièrement de la blanche Sonate ; la timide interrogation à laquelle
répondait la petite phrase, […] l’étrange promesse qui avait retenti, si
aigre, si surnaturelle, si brève, faisant vibrer la rougeur encore inerte
du ciel matinal, au-dessus de la mer. » (p. 357) ; « Une phrase d’un
caractère douloureux s’opposa à lui, mais si profonde, si vague, si
interne, […] » (p. 363). Dans la conversation “littéraire” avec
Albertine qui prend place dans la dernière partie de l’œuvre, le
La création littéraire 381

narrateur revient sur la notion de phrase-type qui permet de passer de


la musique à la littérature.

Ces phrases-types, que vous commencez à reconnaître comme


moi, ma petite Albertine, les mêmes dans la Sonate, dans le
septuor, dans les autres œuvres, ce serait si vous voulez chez
Barbey d’Aurevilly une réalité cachée révélée par une trace
matérielle, […]

La conversation avec Albertine est une autre facette de cette


représentation de la littérature qui parcourt le volume. Le commentaire
dont Barbey d’Aurevilly est l’objet s’inspire des notes (reprenant
parfois les mêmes mots) qui figuraient déjà dans le Carnet 1, f° 35 v° :

Belles formes d’un beau cadre, les bergers dans la lande. Couleur
locale, tous les usages, les objets notamment à l’enterrement
faisant une trame ancienne et locale à cette histoire, sentiment à
comparer à celui de l’histoire orale indiqué dans la préface, […]
(p. 94)

C’est d’ailleurs à l’intérieur de ce paragraphe qu’est établie


une comparaison entre Barbey d’Aurevilly et Flaubert au profit du
premier : « Par là je veux être plus Barbey que Flaubert ». Flaubert est
effectivement absent de ce passage de critique littéraire (publié quinze
ans plus tard…).

Et, pourtant, il nous a semblé hanter ce volume mais sous


forme d’allusions humoristiques. Nous avons déjà commenté
l’attribution, au sein d’une parenthèse, du prénom de Gustave à
M. Verdurin. Il est également annoncé « qu’une souscription n’allait
pas tarder à être ouverte sous le patronage du Ministre de l’Instruction
publique, en vue de faire élever une statue à Vinteuil » (p. 367). Ne
serait-ce pas une transposition de la création d’un comité présidé par
Barthou pour faire élever une statue à Flaubert auquel Proust fut invité
à participer ? Il en fait part dans une lettre à Jacques Rivière (que Kolb
date du 12 ou du 13 mars 1920) pour lui demander ce qu’il en pense.
La réponse de Jacques Rivière est la suivante :

Dans la question du monument à Flaubert, je ne vois vraiment


aucune raison pour que vous ne fassiez pas partie du comité. Votre
382 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

article me semble même vous en faire une sorte d’obligation


naturelle.

Dans ce volume, l’auteur se plaît, en effet, à multiplier les


références à des faits réels, notamment en ce qui concerne les
personnages : Céleste qui renvoie à Céleste Albaret, la gouvernante de
Proust, citée à deux reprises29, Swann qu’il place au centre d’un
tableau de Tissot, là où se trouvait précisément son modèle (ou, du
moins, l’un des modèles), Charles Haas. Jean Milly le précise dans ses
notes, « Ces lignes sont une des dernières références à l’actualité
introduites dans le roman : Proust avait reçu de Paul Brach, en
juin 1922, une reproduction du tableau de Tissot parue dans
L’Illustration du 10 juin ». Dans cet épisode qui annonce et commente
la mort de Swann – l’auteur a fait mourir les deux initiateurs de son
héros dans ce même volume – le narrateur feint d’apostropher son ami
et lui rappelle, avec beaucoup d’humour, qu’il lui doit sa
notoriété : « […] c’est déjà parce que celui que vous deviez considérer
comme un petit imbécile a fait de vous le héros d’un de ses romans,
qu’on recommence à parler de vous et que peut-être vous vivrez. »
Curieusement, les deux exemples cités se trouvent à proximité d’une
référence aux glaces : le premier clôt le long développement sur les
glaces en comparant le génie poétique d’Albertine à celui de
Céleste ; le second a été précédé, dans le même paragraphe, d’une
comparaison avec les glaces d’Albertine : « Mais la couronne ducale
en tient quelque temps ensemble les éléments comme ceux de ces
glaces aux formes bien dessinées qu’appréciait Albertine » (p. 299). Il
est évident que l’auteur émaille son texte d’indices et joue avec son
lecteur en lui donnant une représentation – que ce dernier doit
décrypter – de la façon dont il a composé son œuvre.

En ce sens, La Prisonnière est le plus gidien des volumes de


la Recherche. Nous assistons à un constant dédoublement entre
narrateur et auteur et leurs deux voix se mêlent. En lisant des phrases

29. Voir, à ce propos, la longue note de Jean Milly, dans l’édition GF, qui
justifie sa décision de maintenir les deux occurrences (p. 108 et 226), même
si elles sont presque identiques, et rappelle que « Proust avait pris l’habitude,
surtout dans des passages rédigés tardivement, de faire des allusions à des
personnes réelles qu’il connaissait et à qui il voulait faire plaisir […] ».
La création littéraire 383

telles que « On verra en effet dans le dernier volume de cet ouvrage


M. de Charlus en train de faire des choses […] », « Mais il est temps
de rattraper le Baron qui s’avance, avec Brichot et moi, vers la porte
des Verdurin. » (p. 317), ne croirait-on pas entendre le narrateur-
auteur des Faux-monnayeurs ? Mais, à la différence de ce qui se
passera dans le roman de Gide, Proust ne procède que par
allusions ; son roman reste essentiellement narratif. La parenthèse est
le moyen stylistique utilisé pour introduire le commentaire de
l’auteur : « (prévenons le lecteur que ce que Cartier, […]) »
(p. 132) ; « (pour anticiper de quelques semaines le récit que nous
reprendrons aussitôt après cette parenthèse que nous ouvrons pendant
que M. de Charlus, Brichot et moi nous nous dirigeons vers la
demeure de Madame Verdurin) » (p. 315) ; « à Théodore (c’est le nom
du cocher) » (p. 412), etc.

Et si c’est précisément en regardant le corps endormi


d’Albertine (Quatrième série de journées) que le narrateur se demande
ce que représente ce corps « cette figure allégorique de quoi ? de ma
mort ? de mon œuvre30 ? » ce n’est sans doute pas un hasard. La
providence a fait que le manuscrit est très difficile à décrypter à cet
endroit précis : les anciennes éditions suivies par la nouvelle édition
de La Pléiade31 ont lu « amour » là où Jean Milly32 puis Nathalie
Mauriac Dyer33 ont lu « œuvre ». On ne peut trouver plus belle
hésitation dans l’interprétation d’un manuscrit ! On serait presque
tenté de penser que Proust a volontairement maintenu une ambiguïté
dans son écriture. La Prisonnière est bien, en effet, à la fois l’histoire
d’Albertine et celle de l’œuvre littéraire. Albertine est le double de la
création qui se réalise et qui se regarde se réaliser ; et très subtilement,
c’est elle qui, en révélant le prénom du narrateur – qui est le même
que celui de l’auteur –, nous amène à nous interroger sur le secret de
la création.

Lorsque, dans le volume suivant, Albertine a disparu,


l’évocation de la jeune fille fait ressurgir un certain nombre de

30. C’est nous qui soulignons.


31. Pléiade III, p. 862.
32. GF, p. 469.
33. Le Livre de Poche, p. 425.
384 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

passages appartenant à des volumes précédents où nous avions décelé


la présence de Flaubert. Ainsi est rappelée la cruauté de Françoise que
nous avions rapprochée du sadisme de saint Julien l’Hospitalier :

Aussi une des ces fins d’après-midi-là comme je ne cachais pas


assez rapidement ma souffrance, elle aperçut mes larmes, servie
par son instinct d’ancienne petite paysanne qui autrefois lui faisait
capturer et faire souffrir les animaux, n’éprouver que de la gaîté à
étrangler les poulets et à faire cuire vivants les homards, […],
(p. 139).

L’image de la salle à manger aquarium (qui rappelle, par sa


symbolique, la scène du bal à la Vaubyessard au cours de laquelle un
carreau est cassé et fait apparaître la face des paysans34) revient à
l’esprit du narrateur qui la reconstruit en fonction de ses
préoccupations actuelles, à savoir la jalousie : les pêcheuses et les
filles du peuple deviennent de possibles conquêtes d’Albertine
(p. 181). L’épisode « La regarder dormir » est, à son tour, l’objet
d’une intense résurrection : « Je me rappelais maintenant que la levée
de la cuisse y faisait le même méandre de cou de cygne avec l’angle
du genou, que faisait la chute de la cuisse d’Albertine quand elle était
à côté de moi sur le lit […]. » (p. 187) S’y ajoutent les souvenirs de
Combray qui se multiplient à la fin du roman, notamment la rencontre
avec Gilberte, les promenades au coucher du soleil. Le personnage
d’Albertine fait donc fonction de « déclencheur » de souvenirs
intertextuels. L’analogie que nous avons établie entre Albertine et la
création romanesque se confirme.
Nous ne disposons pas de version primitive de La
Prisonnière mais de plusieurs jeux de dactylographies partiellement
corrigées par l’auteur l’année précédant sa mort et d’un « manuscrit au
net » réparti sur plusieurs cahiers numérotés VIII à XII
(N. a. fr. 16715 à 16719) dont la première rédaction se situe sans
doute entre la fin 1915 et 1917. La révélation concernant le prénom de
M. Verdurin, le même que celui de Flaubert, se trouve sur une
paperole collée sur le folio 29 du Cahier XI, une très longue paperole
de composition hétérogène. La parenthèse « (on apprit par là que
M. Verdurin s’appelait Gustave) » est presque identique à la version

34. Voir « Les glaces d’Albertine : pastiche et intertextualité », à l’intérieur


de ce même chapitre.
La création littéraire 385

imprimée : « ainsi » remplace « par là ». Ce cahier présente déjà une


première version (f° 87) du développement sur la musique de Vinteuil,
dans des termes très proches de ceux que nous connaissons : « Ainsi
rien ne ressemblait plus qu’une belle phrase de Vinteuil à ce plaisir
particulier que j’avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple
devant les clochers de Martinville, certains arbres d’une route de
Balbec […] ». Il est suivi du passage de critique littéraire (fos 91 à 98)
qui sera transformé en conversation entre Albertine et le narrateur.
Dès les premières versions, la création et la critique littéraire étaient
donc bien l’une des clés de voûte de l’œuvre, parallèlement à l’histoire
de la jalousie du narrateur.

Sur la première dactylographie (N. a. fr. 16742, f° 10), le


détail des « boucles de violettes noires » d’Albertine figure, lui aussi,
sur une longue paperole qui a pour sujet la description physique
d’Albertine, de « ses longs yeux bleus » au « crespelage de ses
cheveux ». L’auteur est venu compléter, avec ce détail « des violettes
noires », un ajout qu’un secrétaire avait commencé à rédiger
(numéroté « page 12 bis »). Sur cette même dactylographie (f° 70), se
détache l’ajout « “Mon” ou “Mon chéri” suivis l’un ou l’autre de mon
nom de baptême, ce qui en donnant au narrateur le même nom qu’à
l’auteur de ce livre eût fait : “Mon Marcel”, “Mon chéri Marcel” ». La
deuxième occurrence du prénom du narrateur à l’intérieur d’une lettre
d’Albertine correspond, elle aussi, à un ajout (sur la troisième
dactylographie, N. a. fr. 16746, f° 38) qui est encore plus nettement
détaché puisqu’il apparaît isolé sur une page, précédé de la mention
« Addition à la page 240 ». Et curieusement, il est répété sur la page
suivante (le “morceau” se poursuit jusqu’à « bien plus de plaisir à
passer seul ») mais sous forme imprimée. Le texte dactylographié,
« amour pour Albertine m’avait fait lever […] », reprend
immédiatement après, la jonction étant effectuée par « Mon » d’une
écriture manuscrite. Un mystère subsiste : de quelles épreuves
provient ce texte ?

Sur cette même dactylographie (N. a. fr. 16746),


apparaissent deux ajouts fondamentaux pour nous, celui des glaces
(fos 9 à 11) et celui de la mort de Bergotte (fos 80-81).
« Les glaces d’Albertine »
Dactylographie de La Prisonnière (N. a. fr. 16746, f° 11)
La création littéraire 387

3. Les glaces d’Albertine : pastiche et intertextualité

Le passage sur les glaces a déjà été abondamment


commenté35 : il se prête merveilleusement bien à la critique de Jean-
Pierre Richard qui l’intègre dans son chapitre sur « la matière » ; Jean
Milly puis Emily Eells ont fort justement vu dans ce texte un auto-
pastiche mais sans faire référence à Flaubert. L’article d’Elisabeth
Cardonne Arlyck « Pièce montée et sorbets : Flaubert et Proust » a un
titre très prometteur mais, en fait, l’analyse porte essentiellement sur
les textes de Flaubert et le parallélisme établi occasionnellement avec
le texte de Proust reste secondaire. L’étude d’Emily Eells demeure la
plus approfondie et la plus audacieuse. Il ne nous reste plus qu’à
mettre en valeur l’hypotexte flaubertien et à dégager les enjeux de cet
auto-pastiche proustien réalisé à partir d’un texte de Flaubert.

Proust utilise ici, en les mêlant, deux passages de Madame


Bovary, celui de la pièce montée, dans le repas de noces d’Emma et de
Charles (Première Partie, chapitre IV), et celui de la glace au
marasquin dans l’épisode de la Vaubyessard (Première Partie,
chapitre VIII). Par cette symbolique de l’aliment, pour reprendre une
terminologie richardienne, celle du solide, du résistant même, et celle
du fondant, ce sont deux univers qui, chez Flaubert, s’opposent et que
Proust fait fusionner. Mais d’abord, pourquoi Albertine devient-elle
soudain Mme Bovary, en faisant siens les deux univers de cette
dernière, celui de la réalité prosaïque décevante et celui d’un ailleurs
placé sous le signe du merveilleux ? Dans l’épisode proustien, deux
univers se télescopent aussi, sans raison apparente, celui de la petite
bourgeoisie qui fonctionne comme référent réel (les Verdurin) et celui
de l’aristocratie qui fonctionne comme référent métaphorique (Ritz,
Place Vendôme) : pourquoi cette première indication référentielle

35. Jean Milly dans l’Introduction de son édition des pastiches de L’Affaire
Lemoine, 1970, et surtout dans sa longue étude « Cris de Paris et désir de
glaces » dans Proust dans le texte et l’avant-texte, 1985 ; Philippe Lejeune,
« Écriture et sexualité », Europe, fév-mars 1971 ; Jean-Pierre Richard,
Proust et le monde sensible ; Elisabeth Cardonne Arlyck, « Pièce montée et
sorbets : Flaubert et Proust », French Forum, January 1978, Lexington,
Kentucky, volume 3, Number 1 ; Emily Eells, « Proust à sa manière »,
Littérature n° 46, 1982 ; Gérard Genette, Palimpsestes, 1982.
388 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

« C’était le jour où les Verdurin recevaient […] » qui fixe un cadre qui
sera aussitôt abandonné ? Le seul point commun que l’on puisse
trouver à ces deux femmes (mise à part une certaine bivalence
suggérée dans le cas de Mme Bovary, soupçonnée dans le cas
d’Albertine) réside dans le fait que les deux auteurs, réel ou fictif, se
retrouvent en elle : « elle est mon œuvre » dit le narrateur
proustien ; « Madame Bovary, c’est moi ! » s’exclame Flaubert.
Certes, ils ne se placent pas sur le même plan, l’un a façonné la femme
aimée, pour ce qui est de son langage ; l’autre rejoint son héroïne dans
ses aspirations.

Proust réunit donc pour composer son auto-pastiche deux


moments qui, du point de vue de l’héroïne flaubertienne, sont aux
antipodes : l’un symbolise le conformisme lourd du monde paysan,
l’autre le raffinement aristocratique. Ce n’est pas cette problématique
qui intéresse Proust. Ce qu’il retient, c’est la « matière » comme
fondement d’une description, l’expression de la jouissance sensuelle
présente dans le fragment sur la glace au marasquin et une certaine
pratique descriptive. La pièce montée a déjà été abondamment
commentée ; nous ne dégagerons que les éléments dont s’est servi
Proust et retiendrons l’idée que, pour Flaubert déjà, le gâteau de
mariage était la représentation d’une forme littéraire, celle de la
description, réalisée ici de façon caricaturale, réunissant tous les
stéréotypes du genre. L’organisation de cette pièce montée, avec ses
« À la base, d’abord, c’était […] ; puis se tenait au second étage
[…] ; et enfin, sur la plate-forme supérieure, […] en guise de boules,
au sommet. », fait évidemment penser à la description de la pension
Vauquer dans Le Père Goriot de Balzac. Comme Philippe Hamon le
fait remarquer à propos de la description réaliste, en général les
marques de la narration (« d’abord, puis, enfin ») viennent se
surimposer à « celles des schémas plus proprement topologiques36 ».
Les « formes d’architecture » que revêtent les glaces, « temples,
églises, obélisques, rochers », Albertine les emprunte à la description
du gâteau de mariage qui se compose, à la base, d’ « un carré de
carton bleu figurant un temple avec portiques, colonnades de stuc tout
autour », au second étage, d’« un donjon en gâteau de Savoie », sur la

36. Philippe Hamon, « Qu’est-ce qu’une description ? », Poétique, 1972,


n° 12, p. 484.
La création littéraire 389

plate-forme supérieure d’« une prairie verte où il y avait des rochers


avec des lacs de confiture ». Elle “démonte” en quelque sorte cet
édifice37 en le convertissant en éléments liquides. Ce sont les formes
mêmes de la description qui se trouvent ainsi remises en cause.

À ces formes rigides Albertine oppose un discours dont la


principale caractéristique réside dans la profusion des images, comme
le narrateur le souligne lui-même. Avec beaucoup d’humour, il trouve
que ces images sont trop « écrites » pour la langue parlée, « que c’était
un peu trop bien dit ». Propos qui rejoignent ceux de Proust dans « À
propos du “style” de Flaubert » : « Bien plus, ses images sont
généralement si faibles qu’elles ne s’élèvent guère au-dessus de celles
que pourraient trouver ses personnages les plus insignifiants » et citant
un exemple tiré de L’Éducation sentimentale : « sans doute c’est un
peu trop bien pour une conversation entre Frédéric et Mme Arnoux ».
Le fait de bien parler, « de s’exprimer par images si suivies » produit
chez Albertine la même volupté que la dégustation des glaces telle
qu’elle se la représente. Dans cet auto-pastiche, où Albertine parle
comme l’auteur écrit – puisque le narrateur n’a pas encore trouvé sa
vocation –, nous avons une représentation, par transposition, du
plaisir, on aimerait dire de « la jouissance », d’écrire de l’auteur.
L’eau minérale gazeuse qui fait ressurgir le souvenir de Montjouvain
peut être perçue comme une transposition du champagne qu’Emma
savoure à La Vaubyessard : « On versa du vin de Champagne à la
glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa
bouche », tellement plus sensuel que le cidre qu’on servit pour son
repas de noces : « Le cidre doux en bouteilles poussait sa mousse
épaisse autour des bouchons et tous les verres, d’avance, avaient été
remplis de vin jusqu’au bord. » Le goût pour l’exotisme, un exotisme
stéréotypé, qui accompagne le bovarysme aussi bien de Madame

37. Ce champ sémantique de l’« architecture » était déjà présent dans la


description de la « pâtisserie ninivite » de Gilberte (À l’ombre des jeunes
filles en fleurs, p. 172). Il y est question de « gâteau architectural » duquel
Gilberte procède à la destruction en le découronnant « de ses créneaux en
chocolat et [en abattant] ses remparts aux pentes fauves et raides, cuites au
four comme les bastions du palais de Darius ». Puis elle extrait « du
monument écroulé tout un pan verni et cloisonné de fruits écarlates, dans le
goût oriental. »
390 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Bovary38 que de Frédéric Moreau39 en tant que rêve de fuite vers un


ailleurs lointain, est également pastiché dans ce passage. Il est la
source de deux métaphores filées, celle du désert et de l’oasis et celle
des petits arbres japonais nains. Il est d’ailleurs fort possible que
Proust ait emprunté d’autres éléments à cet épisode de Madame
Bovary où l’héroïne se voit s’enfuyant avec Rodolphe et rêve de « cité
splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de
citronniers et des cathédrales de marbres blancs […], des tas de fruits,
disposés en pyramides au pied des statues pâles, qui souriaient sous
les jets d’eau. » Quant au passage de L’Éducation sentimentale où
s’exprime le bovarysme de Frédéric40, il se termine par : « – et tout ce
qui était beau, le scintillement des étoiles, certains airs de musique,
l’allure d’une phrase, un contour, l’amenaient à sa pensée d’une façon
brusque et insensible. » où l’on voit « la phrase » devenir source de
contemplation esthétique, au même titre que les beautés naturelles et
artistiques.

L’épisode des glaces fait écho à celui de la Petite Madeleine


et en constitue l’équivalent, à la fois comme expression de la
sensualité et comme phénomène de résurrection : résurrection du
passé dans le premier cas, résurrection d’un texte littéraire transformé,
dans le second. Les deux épisodes s’inscrivent dans le processus de la
découverte d’une vocation, l’un au commencement, l’autre vers la fin
de l’œuvre.
Si « la pièce montée » représente ce qu’il y a de plus
flaubertien en tant que passage descriptif qui n’a d’égal que « la
casquette de Charles », « la glace au marasquin » s’inscrit dans un
épisode qu’on pourrait qualifier de « pré-proustien ». Elle renvoie à la
réception à la Vaubyessard, plus précisément au bal qui l’accompagne,
et elle clôt un paragraphe entièrement consacré au récit d’un

38. Deuxième partie, chap. XII, p. 223, « Au galop de quatre chevaux, […]
ils habiteraient une maison basse à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond
d’un golf, au bord de la mer. »
39. Première partie, chap. V, p. 120, « Quand il allait au Jardin des Plantes, la
vue d’un palmier l’entraînait vers des pays lointains. Ils voyageaient
ensemble, au dos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants, […] »
40. Ibid. p. 120.
La création littéraire 391

incident41 : « L’air du bal était lourd ; les lampes pâlissaient. On


refluait dans la salle de billard. Un domestique monta sur une chaise et
cassa deux vitres ; […] et fermait à demi les yeux, la cuiller entre les
dents. » Un passage dominé par les sensations, par le souvenir, par la
confrontation entre le passé et le présent. En effet, le fait de briser des
vitres – comme on brise un rêve – fait surgir « des faces de paysans
qui regardaient » et, du même coup, le monde des Bertaux : « Alors le
souvenir des Bertaux lui arriva. » Cette phrase, par sa structure et par
sa signification, préfigure celles qui sont utilisées par Proust pour ses
différentes expériences de résurrection du passé où « tout à coup »
« au moment où » constituent une variante du « alors ». Mme Bovary
vit, elle aussi, une expérience de résurrection du passé, un passé
dévalorisant avec « la mare bourbeuse, son père en blouse sous les
pommiers ». Et c’est là que surgit une image qui va devenir l’antithèse
de la dégustation de la glace : « et elle se revit elle-même, comme
autrefois, écrémant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie. »
Au lait, produit fermier par excellence, s’oppose la glace au
marasquin, dessert raffiné et rare à l’époque ; une même sensualité
s’exprime à travers le contact avec les aliments : d’un côté, avec le
doigt qui écrème les terrines de lait ; de l’autre, dans la façon de
fermer à demi les yeux pour mieux savourer la glace. Et c’est cette
glace qui permet à Emma de mettre sa vie passée à distance au point
de l’oublier.

Un même objet se retrouve dans les deux œuvres, le moule


(très proche de la coquille). Il est déjà en lui-même significatif
puisqu’il est l’expression même d’une forme. La glace au marasquin
est présentée dans « une coquille de vermeil » à la Vaubyessard et, à
travers le vermeil, c’est tout l’éclat de cet univers qui transparaît.
Albertine ne veut de glaces que « prises dans ces moules démodés qui
ont toutes les formes d’architecture possible ». Là encore la forme
prime – et la suite du texte l’explicite –, mais elle est doublée d’une
dimension spécifiquement proustienne, celle du temps et plus
précisément du passé. La même importance était accordée à la forme
du moule dans l’épisode de la madeleine ; le narrateur savoure « un de
ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent
avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-

41. Première partie, chap. VIII, p. 85-86.


392 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Jacques ». Sur la première dactylographie (N. a. fr. 16733, fos 88 et


89), il est question précisément de « formes » et ce sont elles qui
constituent l’objet de la description :

[…] tout s’était désagrégé, les formes, – et celle aussi du < petit >
coquillage du pèlerin de Saint-Jacques < de pâtisserie >, en < si
grassement > sensuelle < sensuel > pâtisserie, sous son plissage
sévère et dévot, – s’étaient abolies.

Cette dactylographie a été établie à partir de la version qui se


trouve sur les feuilles volantes réunies dans le « Proust 21 »
(N. a. fr. 16703, f° 14 r°) correspondant aux années 1909-1911. C’est,
en effet, à ce stade que les biscottes deviennent des madeleines42 et
qu’est donc mise en valeur la forme de la coquille.
L’expérience vécue par le narrateur avec la Petite
Madeleine, aussi bien dans sa manifestation que dans ses effets, est
d’ailleurs la même que celle qui sera décrite par Albertine et que celle
qu’avait connue Emma Bovary avec la glace : transformation d’un
aliment, gâteau ou glace, dans la bouche du héros ou de l’héroïne, et
amollissement, source de jouissance gustative. C’est la mère qui offre
les madeleines au héros ; c’est ensuite Albertine qui désire des
glaces : nouvelle illustration du parallélisme qui se dessine entre les
deux femmes dont l’exemple le plus significatif est évidemment celui
du baiser, le baiser du soir et le baiser donné par Albertine. Objet
intratextuel puisqu’il est présent dans de nombreuses œuvres de
Flaubert43, le moule-coquille devient avec Proust objet intertextuel,
hautement symbolique, puisqu’il renvoie à la mer, à l’autrefois, et à
« l’autre texte ».

Il aurait été intéressant d’observer l’avant-texte de cet


épisode pour voir comment s’est construit progressivement cet auto-
pastiche, comment il s’est détaché de l’hypotexte, comment les images
ont été intégrées. Malheureusement, nous disposons de très peu
d’éléments permettant de retracer sa genèse. Le passage apparaît sous
forme d’addition manuscrite sur un morceau de papier collé sur le

42. Voir Luzius Keller, Les Avant-textes de l’épisode de la madeleine dans


les cahiers de brouillon de Marcel Proust.
43. Voir Chapitre III, 1.
La création littéraire 393

folio 11 de la troisième dactylographie (N. a. fr. 16746). Sur le folio 9


qui est un véritable puzzle d’écritures différentes, celle de Proust
alternant avec celle du secrétaire, le texte dactylographié s’arrête avec
« le rituel d’une église ». Dans la marge, figure une indication qui
souligne toute l’importance du passage : « N. B. la page qui suit ce
130 quinque et qui est numérotée 130 six et toute entière écrite à la
main et très importante ». Cette page est complétée par une paperole
de la dimension de deux pages et qui se termine par « […] qu’elle
m’aimait. » « fin de la page 130 six ». La page suivante devenue
folio 11 sur laquelle l’auteur a précisé : « N. B. Cette page vient
immédiatement après 130 six » présente une autre version du passage
sur les glaces, « C’était le jour où les Verdurin recevaient […]
jusqu’au fond de ma gorge… adieu chérie. », qui correspond à une
paperole qui a été collée puis rayée (le texte dactylographié reprend
avec « fois Albertine partie sortie, je sentis […] »). Beaucoup plus
brève que celle que nous connaissons, elle est sans doute première.
Nous reprenons la transcription qu’en donne Emily Eells :

[C’était] le jour où les Verdurin recevaient et qui sait depuis que


Swann leur avait appris que c’était la meilleure maison, c’est chez
Rebattet qu’ils commandaient leurs petits fours. « Je ne fais
aucune objection à une glace, mon Albertine chérie, mais laissez-
moi la commander moi-même, ou chez Rebattet, ou chez Poiré-
Blanche, ou au Ritz, je verrai. » « Vous sortez donc ? » me
demanda Albertine de l’air inquiet de quelqu’un dont on déjoue les
projets. « Je n’en sais rien. » Je ne sors jamais. « Enfin en tout cas
si vous commandez une glace, je vous en prie, que ce soit qu’on la
fasse prendre dans un de ces vieux moules démodés où elles ont
l’air d’églises ou de temples aux colonnes de framboise comme
sont paraît-il certains monuments de Venise. Ah ! Venise ! Je tiens
à ces moules parce que c’est comme les choses criées. Au lieu
d’un refrain c’est une architecture qu’on convertit en fraîcheur
pour le gosier. En Aussi ces espèces chacun de ces temples-là
destinés à fondre dans ma bouche, je les l’appelle le « Temple de
Goût ». Au Ritz je ne crois pas qu’ils aient plus compliqué qu’une
obélisque ou une colonne. Mais ces colonnes Vendôme-là je me
charge de les amincir cuillerée par cuillerée, jusqu’à ce que tout le
monument ait passé tout entier ait passé de la Place Vendôme où
est le Ritz, jusqu’au fond de ma gorge. Adieu chéri. »
Une fois Albertine sortie […]
394 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Emily Eells a montré que l’évolution se fait principalement


dans deux directions : mise en valeur de la jouissance qui « laisse
entrevoir le sadisme et l’homosexualité d’Albertine », transformation
d’un texte descriptif en auto-pastiche. Parallèlement au renforcement
de ces traits proprement proustiens, s’effectue un renforcement des
emprunts flaubertiens. Dans la première version, les éléments
descriptifs étaient moins nombreux, aussi bien en ce qui concerne les
formes que les couleurs : il n’est question, par exemple, que
« d’églises et de temples » et la seule couleur suggérée est celle de la
framboise. Les métaphores filées qui reposent sur l’exotisme et sur
une imagination excessive, celle du désert et celle des « petits arbres
japonais nains », n’apparaissent pas. La version finale qui amplifie
l’intertextualité en même temps qu’elle accentue les traits de l’écriture
proustienne constitue un auto-pastiche non pas du texte (dans sa forme
achevée) mais de la création proustienne.

Une dernière question se pose : pourquoi ce passage a-t-il


été intégré dans l’épisode des cris de Paris ? Albertine donne sa propre
justification : « Écoutez, je dis que je ne veux plus que les choses que
nous aurons entendu crier, mais je fais naturellement des exceptions.
Aussi il n’y aurait rien d’impossible que je passe chez Rebattet
commander une glace pour nous deux. » Nous sommes ici confrontés
au problème de l’insertion de la description dans son contexte narratif,
tel que l’a analysé Philippe Hamon : « Le problème de l’insertion
d’une description […] un problème analogue à celui de l’insertion
d’une citation, ou d’un discours antérieur, déjà organisé, un problème
de raboutage de textes dont il va falloir gommer et effacer au
maximum les sutures44. » Et c’est d’autant plus vrai dans le cas
présent qu’il s’agit d’une description intertextuelle. Dans les textes de
Flaubert, la description est faite par l’intermédiaire d’un sujet
regardant ; chez Proust, elle est faite à travers la conscience d’un
personnage : ces glaces ne sont ni vues ni entendues mais imaginées
par Albertine. Avec Proust, le problème de l’insertion de la
description (en tant que paradigme) dans la narration (soumis, comme
le dit Philippe Hamon, au mode syntagmatique) ne se pose

44. Philippe Hamon, « Qu’est-ce qu’une description ? », ibid., note 4 de la


page 466.
La création littéraire 395

pas : description et narration se chevauchent, s’interpénètrent. De


statique, la description devient dynamique.
Cette décision d’Albertine de ne vouloir que les choses qui
auront été annoncées par les cris de la rue peut être mise en parallèle,
dans un rapport d’opposition, avec l’attitude du narrateur qui ne veut
découvrir dans la réalité que ce qu’il a vu décrit dans un livre. Or, en
enfreignant la règle qu’elle s’est fixée, Albertine rejoint sans le savoir
– mais l’auteur le sait – le narrateur puisque ces glaces ont d’abord été
décrites par Flaubert. Proust fait se superposer une thématique (qui est
celle de Flaubert mais aussi la sienne), celle de la sensualité et de la
jouissance, contenue dans le fragment sur la glace au marasquin, et la
représentation d’une technique romanesque, celle de la description,
incarnée par la pièce montée.
C’est donc toute la problématique de la confrontation entre
le réel et l’imaginaire qui relie Proust à Flaubert qui se trouve ici
illustrée : ces glaces qu’Albertine fait fondre avec sa langue, c’est le
réel que Proust transfigure par ses images.

Ce passage sur les glaces d’Albertine est fondamental en tant


qu’auto-pastiche reposant à la fois sur une représentation de l’œuvre et
sur une mise en abyme de la pratique intertextuelle. Une parenthèse –
qui, totalement invraisemblable dans un discours, est la marque même
du narrateur-auteur – fait de ces glaces un microcosme de l’œuvre
puisqu’elle les définit par leurs « formes d’architecture ». On sait que
Proust, influencé par Ruskin, a très souvent recours au monde de
l’architecture pour définir sa conception de l’œuvre et qu’il définit
celle-ci comme une cathédrale45. D’autre part, cet épisode montre
clairement que la différence essentielle entre Proust et Flaubert réside
dans la place accordée à l’image, illustrant ainsi les affirmations de
Proust dans son article « À propos du “style” de Flaubert » :

Pour des raisons qui seraient trop longues à développer ici, je crois
que la métaphore seule peut donner une sorte d’éternité au style, et
il n’y a peut-être pas dans tout Flaubert une seule belle métaphore.
Bien plus ses images sont généralement si faibles qu’elles ne

45. Voir Luc Fraisse, L’Œuvre cathédrale, Proust et l’architecture


médiévale.
396 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

s’élèvent guère au-dessus de celles que pourraient trouver ses


personnages les plus insignifiants46.

Albertine utilise un grand nombre d’images mais elle n’a pas


encore cette pleine maîtrise qu’a l’auteur : elle s’exprime
essentiellement par comparaisons ; or, pour Proust « la métaphore
seule peut donner une sorte d’éternité au style ». Elle représente donc
une étape intermédiaire dans ce processus d’acquisition stylistique
entre le modèle, Flaubert, et l’auteur, Proust.

Ce passage peut aussi être perçu comme l’équivalent parlé


du fragment qu’écrit le jeune héros en voyant les clochers de
Martinville ; ce texte constitue sa première création littéraire et sera le
sujet de son article qui doit paraître dans Le Figaro. D’ailleurs – et
cela participe à ce vaste système d’échos sur lequel repose la
Recherche – le “morceau” sur les glaces est précédé d’une référence à
l’article du Figaro. C’est par cette allusion que s’effectue la transition
entre le refrain du rétameur et l’entrée d’Albertine dans la chambre du
narrateur :

Françoise m’apporta Le Figaro. Un seul coup d’œil me permit de


me rendre compte que mon article n’avait toujours pas passé. Elle
me dit qu’Albertine demandait si elle ne pouvait pas entrer chez
moi […]. (p. 214)

Le fragment sur les clochers de Martinville était déjà paru


dans Le Figaro du 19 novembre 1907, sous le titre « Impressions de
route en automobile » ; il sera repris dans Pastiches et mélanges à
l’intérieur d’un fragment intitulé : « Journées en automobile47 ».
Rappelons que celles-ci ont pour cadre la Normandie. Ce fragment sur
les clochers a en commun avec le discours d’Albertine l’abondance
des images, plus précisément des comparaisons qui sont attribuées aux
clochers : « comme trois oiseaux posés sur la plaine », « comme trois
pivots d’or », « comme trois fleurs peintes », « ils me faisaient penser
aussi aux trois jeunes filles d’une légende ». Le clocher, motif
proustien par excellence, a pour équivalent, dans le pastiche des

46. CSB, p. 586.


47. CSB, p. 64-65.
La création littéraire 397

glaces, les églises, citées d’abord comme l’une des formes que
peuvent prendre les glaces, puis précisées et explicitées en tant
qu’« églises vénitiennes ». Cette première production littéraire du
narrateur, ou qui est du moins revendiquée comme telle, porte-t-elle
des traces de l’influence flaubertienne ? Elle nous paraît être la
parfaite illustration de ce renouvellement de vision qu’a opéré
Flaubert en accordant la même autonomie aux choses qu’aux hommes,
originalité que souligne Proust dans « À ajouter à Flaubert » lorsqu’il
affirme : « Dans [ses] grandes phrases les choses existent non pas
comme l’accessoire d’une histoire, mais dans la réalité de leur
apparition ; elles sont généralement le sujet de la phrase, car le
personnage n’intervient pas et subit la vision ». Lorsque Proust cite
comme exemple « Un village parut, des peupliers s’alignèrent etc. », il
est très proche de son propre texte :

Seuls, […] montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville.


[…] venant se placer en face d’eux par une volte hardie, un
clocher retardaire, celui de Vieuxvicq les avait rejoints. […] Puis
le clocher de Vieuxvicq s’écarta, prit ses distances […] et ils
s’étaient jetés si rudement au-devant d’elle, […] Parfois l’un
s’effaçait pour que les deux autres pussent nous apercevoir un
instant encore ; […].

Certes, ce procédé descriptif peut être rapproché de la


personnification, d’autant plus que ce passage est empreint d’une
certaine candeur enfantine. Mais en même temps, il est clair que
l’originalité de cette description réside dans le point de vue adopté, qui
est celui du clocher et non pas celui du héros percevant. Lorsque le
narrateur, lui, décrit ce moment, il devient le sujet qui perçoit les
clochers : « Au tournant d’un chemin j’éprouvai tout à coup ce plaisir
spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir les deux
clochers de Martinville […] puis celui de Vieuxvicq […] ». Le « je »
est alors omniprésent alors que dans le texte de jeunesse, le « nous »
l’emporte dans toute la première partie du récit. À la description
poétique a succédé le récit analytique, celui qui est centré sur la notion
d’impression et de plaisir et qui en cherche les causes. L’aspect
poétique de ce premier texte provient de l’abondance de ses images
qui sont des comparaisons, comme dans le passage sur les glaces
d’Albertine. Autrement dit, elles ne représentent pas l’image
398 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

spécifiquement proustienne qui est métaphore, métaphore structurelle,


qui engendre le texte comme elle engendre l’univers proustien.
L’image, dans ce premier texte et dans le fragment sur les glaces, est
plus proche de la pratique flaubertienne que de la conception
proustienne. Dans « À ajouter à Flaubert » (p. 300), Proust commente
l’image flaubertienne dans Madame Bovary, exemples à l’appui :

Enfin les images gardant encore un peu de lyrisme ou d’esprit, ne


sont pas encore écrasées, défaites, absorbées dans la prose, ne sont
pas une simple apparition des choses. Ainsi la campagne
d’Yonville qui “ressemble à un grand manteau déplié qui a un
collet de velours vert, bordé d’un galon d’argent” […] Ce n’est
pas encore ce style uni de porphyre sans un interstice, sans un
ajoutage.

La différence essentielle entre le texte publié dans Pastiches


et mélanges qui reprend l’article du Figaro du 19 novembre 1907 et
celui de « Combray » réside singulièrement dans le chiffre mentionné
à l’intérieur des comparaisons : il y est question de « deux pivots
d’or », de « deux fleurs peintes sur le ciel » mais de « trois jeunes
filles d’une légende abandonnées ». Proust précise qu’il reproduit « le
petit morceau […] auquel [il n’a] eu à faire subir que peu de
changements ». L’intégration de ce texte de jeunesse (qui est un ajout
manuscrit) se fait sur la première dactylographie (N. a. fr. 16733,
f° 260). Les clochers y sont au nombre de trois, sauf dans un cas où
une hésitation se fait encore sentir : « comme deux / des < trois >
fleurs peintes ». Dans le Cahier 11, seuls les deux clochers de
Martinville étaient dépeints (N. a. fr. 16651, fos 14 et 15) : « et
toujours je revoyais les deux clochers filant à toute vitesse, comme
une idée obscure que c’eut été un devoir d’éclaircir ». Pourquoi avoir
choisi et répété quatre fois, dans la première production littéraire,
ce chiffre « trois » qui devient ainsi incantation ? Les arbres
d’Hudimesnil48 sont également au nombre de trois et ce chiffre
« trois », par sa répétition, semble avoir un caractère magique. Ne
faut-il pas y voir une correspondance avec les trois livres de Bergotte
qui sont exposés dans les vitrines après sa mort et que nous allons
rapprocher des Trois Contes de Flaubert ? Un indice justifierait cette
nouvelle analogie avec Flaubert : le plaisir éprouvé en regardant ces

48. JFF II, p. 91.


La création littéraire 399

trois clochers se déplacer se traduit en mots, « quelque chose


d’analogue à une jolie phrase ». Or, l’on sait que Flaubert est très
souvent cité lorsqu’il est question de phrase.

4. La mort de la grand-mère et celle de Bergotte

La mort de Bergotte qui devait se situer dans Le Temps


retrouvé a finalement été placée dans La Prisonnière. La rédaction
autographe se trouve dans les Cahiers 62 (N. a. fr. 16702, fos 57 r° et
58 v°) et 59 (N. a. fr. 16 699, fos 48 v° et 49 v°) que Yoshikawa date
respectivement de 1920-1921 et 1921-1922. La mort de l’écrivain
devant la Vue de Delft de Vermeer a été inspirée par un malaise dont
Proust a été victime lors de sa visite à l’exposition hollandaise du Jeu
de Paume en mai 1921. De même, c’est des Cahiers 60 (1919-1920) et
62 (1920-1921) que sont extraites les pages sur la maladie de
Bergotte, la question de la renommée de l’écrivain et l’apparition d’un
écrivain original. Deux faits doivent être pris en compte dans
l’appréciation des idées exprimées alors par l’auteur à propos de
Bergotte : l’imminence de sa propre mort et la publication de son
article, « À propos du “style” de Flaubert », dans le numéro de la NRF
du 1er janvier 1920.
En ce qui concerne la mort de Bergotte, la fin de l’épisode a
d’abord retenu notre attention :

On l’enterra mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses


livres disposés trois par trois veillaient comme des anges aux ailes
éployées et semblaient pour celui qui n’était plus, le symbole de sa
résurrection.

À l’intérieur de cette troublante évocation, le chiffre « trois »


nous a intriguée. Certes, renvoyant à la Sainte Trinité, il a une valeur
mystique qui convient au contexte présent, celui de la résurrection, et
qui se retrouve dans l’image qui transforme les livres en « anges aux
ailes éployées ». Par ailleurs, il est doté, chez Proust, d’une valeur
presque sacrée puisqu’il intervient dans les moments-clés, celui des
trois clochers, des trois arbres d’Hudimesnil, affectant d’une valeur
symbolique aussi bien Combray que Balbec. Valeur sacrée qui atteint
ici son apogée puisque le chiffre « trois » est attribué à la création
400 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

littéraire qui confère l’immortalité. Mais ne pourrait-on pas aussi y


voir une allusion aux Trois Contes de Flaubert, avec une référence plus
précise à Un cœur simple où le perroquet Loulou devient le Saint-
Esprit, donnant ainsi une nouvelle vision du mystère de la Trinité ?
Kazuyoshi Yoshikawa, en retraçant la complexe genèse de la
mort de Bergotte, a relevé la note de régie qui se trouve à l’extrême fin
du Cahier 62 : « (ici mettre le passage placé je ne sais où de ses
œuvres faisant la veillée devant sa tombe, aux vitres enflammées des
libraires » (f° 58 v°). Il en conclut que cette mort était rédigée ailleurs
et que cette note renvoie au passage du Cahier 59 : « Narcotiques de
Bergotte rendez-vous vers la mort. Elle vint. Buissons en plein ciel »
(f° 48 v°). À ce stade, le chiffre « trois » n’est pas mentionné. Ce
chiffre « trois » est aussi l’un des exemples de parallélisme entre deux
œuvres de Thomas Hardy, « La Bien-Aimée où l’homme aime trois
femmes, Les Yeux bleus où trois hommes […]49 » que le narrateur cite
au cours de sa conversation avec Albertine lorsqu’il affirme que tous
les romans d’un même écrivain sont superposables.

Sur la troisième dactylographie (N. a. fr. 16746, f° 81), le


passage n’est pas détaché de l’ensemble et est précédé de « il
mourut » :

[…] Celle de Bergotte survint la veille de ce jour là, et où il s’était


confié à un de ces amis (amis ? Ennemis) trop puissant. Il mourut,
on l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées [etc.]

Nous n’avons pas trouvé trace de ce passage dans d’autres


cahiers. En revanche, nous avons pu mesurer combien ce thème de la
« résurrection » par la production littéraire était obsessionnel chez
Proust, renvoyant sans aucun doute à ses propres préoccupations.
Déjà, dans Le Côté de Guermantes II, lorsque Bergotte vient rendre
visite à la grand-mère agonisante et qu’il est lui-même souffrant,
l’auteur souligne l’évolution contraire de la vie et de l’œuvre d’un
écrivain : quand l’une prend fin, l’autre s’épanouit.

49. LP, p. 486.


La création littéraire 401

Mais c’était en vie encore et durant son lent acheminement vers la


mort non encore atteinte, qu’il assistait à celui de ses œuvres vers
la Renommée.

Cette constatation se double d’une réflexion sur ce qu’on


pourrait appeler la réception de l’œuvre littéraire, sur sa
reconnaissance qui ne peut être totale qu’à partir du moment où une
nouvelle forme de création littéraire a vu le jour et va peu à peu
“banaliser” la précédente. Il est alors question d’un « nouvel
écrivain » dont le narrateur parle avec beaucoup d’humour et qui a été
identifié à Jean Giraudoux50. Or, les notions que le narrateur met en
valeur pour en montrer l’originalité rappellent celles qu’il a dégagées
dans les textes qu’il a consacrés à Flaubert. Cette originalité réside
essentiellement dans les « rapports nouveaux [qu’il instaure] entre les
choses » :

Or un nouvel écrivain avait commencé à publier des œuvres où les


rapports entre les choses étaient si différents de ceux qui les liaient
pour moi que je ne comprenais presque rien de ce qu’il écrivait.
(p. 66)

Cette réflexion fait évidemment sourire car on ne peut


s’empêcher de penser aux propres lecteurs de Proust. Mais ce nouveau
rapport entre les choses, ce « renouvellement du monde » (« Je
songeais qu’il n’y avait pas tant d’années qu’un même renouvellement
du monde, pareil à celui que j’attendais de son successeur, c’était
Bergotte qui me l’avait apporté. »), c’est également l’une des
innovations de Flaubert que Proust a soulignées : Flaubert donne aux
choses « autant de vie » qu’aux hommes et renouvelle la vision du
monde par ses particularités stylistiques. Or, dans l’avant-texte de ce
passage, c’est-à-dire le Cahier 60 (N. a. fr. 16700) qui est un
cahier d’ajouts pour Le Côté de Guermantes et Sodome et Gomorrhe,
l’exemple qui suit pour illustrer cette réflexion sur l’écrivain original a
été l’objet de ratures :

50. Voir l’article de Jean-Yves Tadié « Proust et le nouvel écrivain original »


in RHLF, n° 67, 1967, p. 79-81.
402 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

f° 102 v°

Il disait par exemple : on < les arroseurs > admirait < ent > le bel
entretien des routes (et cela c’était facile, je glissais le long de ces
routes) « qui partaient toutes les cinq minutes de Briand et vont et
de Claudel. »

Texte imprimé

Il disait par exemple : « Les tuyaux d’arrosage admiraient le bel


entretien des routes » (et cela c’était facile, je glissais le long de
ces routes) « qui partaient toutes les cinq minutes de Briand et vont
et de Claudel. »

Le texte de Giraudoux51 pastiché était le suivant :

Les routes qui partent en éventail de Foch ou de Pétain sont pures,


pendant quarante kilomètres, de toute autre race que française.

L’hésitation de Proust porte sur le sujet de la phrase et celui-


ci, dans ses variations, a quelque chose de flaubertien : le « on » si
caractéristique du romancier, la volonté de déshumaniser le sujet qui
se manifeste progressivement, du « on » aux « arroseurs » puis aux
« tuyaux d’arrosage », en même temps que le souci de doter ces objets
d’attributs humains puisqu’ils sont capables d’admiration. N’est-ce
pas une illustration caricaturale de la révolution accomplie par
Flaubert ? En effet, si dans le texte de Giraudoux, il est bien question
de routes, celles-ci ne servent que de support à l’affirmation d’une
idée, celle de la pureté ethnique par la présence exclusive de la race
française, alors que dans le pastiche de Proust, cette pureté devient
purement matérielle, donc secondaire. C’est alors le renouvellement
de la vision du monde par la conception originale de l’objet qui
importe. Comme dans « À ajouter à Flaubert » et dans « À propos du
“style” de Flaubert », cette révolution accomplie par l’écrivain
original, qui vient se substituer à un autre écrivain qui avait lui aussi
surpris en son temps, est comparée à ce qui se passe avec les
peintres : « Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses quand
c’était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait plus

51. Cette phrase est donnée en note dans l’édition GF.


La création littéraire 403

quand c’était Renoir. » Suit un développement sur l’univers créé par


Renoir.
Même si on ne peut voir en Bergotte une réincarnation de
Flaubert, la référence à ce dernier semble bien inscrite en filigrane
dans ce passage de critique littéraire. À travers le pastiche de
Giraudoux, Proust nous rappelle, avec beaucoup d’humour, à la fois la
révolution que doit accomplir un véritable artiste et la fugacité de
celle-ci.

Mais nous n’avons toujours pas élucidé le mystère de la


présence de ce développement dans l’épisode de la mort de la grand-
mère. Certes, Bergotte souffre, dit-on, d’albuminurie comme la grand-
mère du narrateur mais cela ne suffit pas à expliquer l’insertion du
pastiche de Giraudoux et des réflexions sur la création artistique dans
cette scène de mort. Cet épisode a eu un destin mouvementé, aussi
bien par sa place que par sa genèse52. Il devait se situer initialement
dans le tome III de l’édition Grasset, Le Temps retrouvé, puis à la fin
de Guermantes I et a finalement constitué l’ouverture de Guer-
mantes II ; nous verrons que, lors même de sa conception, sa place
était étrange. Sa genèse fut tout aussi complexe : il fut l’objet
d’additions successives jusqu’à la mise en place des sous-titres qui
s’est faite sur les épreuves de 1919 : « Maladie de ma grand-mère –
Maladie de Bergotte – Le Duc et le médecin – Déclin de ma grand-
mère – Sa mort ».
Ces sous-titres mettent en relief le parallélisme entre la
grand-mère et Bergotte, unis par la maladie, en même temps qu’ils
détachent deux autres personnages qui semblent, par la façon dont ils
sont désignés, incarner des types ou même jouer un rôle, au sens
théâtral du terme. Le Duc et le médecin font ainsi penser aux notables
qui viennent assister à l’agonie de Madame Bovary. Ils sont associés
comme le curé et le pharmacien mais dans un rapport inversé53 : ils
ont deux attitudes opposées, l’une caricaturale, l’autre digne, alors que
chez Flaubert les deux personnages sont l’un et l’autre objet de satire.
Le personnage du médecin illustre qu’on fait venir en dernier recours
rappelle bien évidemment le docteur Larivière. La religion est aussi

52. Voir Élyane Dezon-Jones, « Introduction » , CGI, p. 19-29.


53. Voir Mireille Naturel, « La mort de Madame Bovary : représentation et
significations », L’Information littéraire, nov-déc. 1995, p. 10-13.
404 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

présente dans la scène de l’agonie de la grand-mère à travers le


personnage du religieux, le beau-frère de la grand-mère qui épie le
narrateur, par l’écart qu’il a laissé entre ses doigts posés sur son
visage, pour vérifier si sa douleur est sincère : « Il était embusqué là
comme dans l’ombre d’un confessionnal. Il s’aperçut que je le voyais
et aussitôt clôtura hermétiquement le grillage qu’il avait laissé
entrouvert. » La description est donc ici aussi peu flatteuse pour le
personnage. Quant au personnage de Françoise, même s’il ne figure
pas dans les sous-titres, il ne peut que rappeler Félicité, la servante
d’Emma Bovary.
Certes, la grand-mère du héros et Madame Bovary n’ont
aucun point commun ; seule la mort les rapproche. Nous savons
combien les couleurs sont importantes chez les deux auteurs : dans
l’agonie de Madame Bovary, le bleu, la couleur d’Emma, devient
« bleuâtre54 » ; dans l’agonie de la grand-mère du narrateur, « son
grand front mauve » se durcit en une « figure rude, violâtre, rousse,
désespérée », celle de « quelque sauvage gardienne de tombeau ». La
mort de Madame Bovary a scandalisé l’opinion publique de l’époque
par son mélange de mysticisme et de volupté : on ne put accepter
qu’Emma colle « ses lèvres sur le corps de l’Homme-Dieu » ; or, de
façon très surprenante, on voit apparaître le terme de « volupté » dans
le récit des derniers instants de la grand-mère du narrateur : « Puis,
parvenu, si haut, prolongé avec tant de force, le chant mêlé d’un
murmure de supplication dans la volupté, semblait à certains moments
s’arrêter tout à fait comme une source s’épuise55. » Plus curieusement
encore, il est alors question de « phrase » alors qu’il s’agit de décrire
le souffle moribond de la vieille femme et l’auteur en parle en des
termes identiques à ceux qu’il emploie lorsqu’il décrit la phrase de
Bergotte, de Flaubert ou de l’écrivain en général : « cette longue
phrase qui s’élevait, montait encore, puis retombait, pour s’élancer de
nouveau, de la poitrine allégée, à la poursuite de l’oxygène. », phrase
qui a un certain « rythme » et qui prend « un accent […] mélodieux ».
Et c’est très poétiquement que l’auteur décrit ce souffle de la mort,
qui, grâce à l’oxygène et à la morphine, devenait « vif, léger [et]
glissait, patineur, vers le fluide délicieux. »

54. Ibid. p. 12.


55. CG II, p. 82.
La création littéraire 405

Ces rapprochements superficiels trouvent-ils confirmation


dans un examen des manuscrits ? Nous l’avons dit, l’épisode de la
mort de la grand-mère a subi de multiples transformations. Il apparaît,
pour la première fois, dans le Cahier 29 (N. a. fr. 16669), ce qui est
déjà significatif en soi. Mis à part quelques fragments consacrés à
Querqueville et à Combray, ce cahier est essentiellement voué à la
critique littéraire puisqu’il est composé de56 : « Les Maîtres
sonneurs » (fos 18-21), « À ajouter à Bergotte » (fos 41-42, 47-51, 58-
65), « À ajouter à Flaubert » (fos 43-45, 52), « Romain Rolland »
(fos 53-57) et des notes de critique (fos 67-68). Que fait donc l’épisode
de la mort de la grand-mère du narrateur au sein d’un ensemble de
critique littéraire ? La première page qui porte sur ce thème (f° 46),
intitulée « Après la mort de ma grand-mère57 », se trouve située, très
précisément, entre « À ajouter à Flaubert » (fos 43-45) et « À ajouter à
Bergotte » (fos 47-51), lui-même suivi du folio inédit « À ajouter à
Flaubert ». Doit-on voir dans cette mort qui vient s’intercaler entre
l’écrivain de référence et l’écrivain de fiction un déclencheur de la
création littéraire ? La réflexion sur Bergotte porte sur sa diction –
diction que le narrateur trouve peu musicale –, sur sa voix curieuse et
rauque, et, plus précisément, sur le rapport entre écrit et lecture
orale : « J’ai retrouvé ainsi dans son style une certaine brusquerie
< rauque > de sa voix » (f° 47), passage qui sera repris dans À l’ombre
des jeunes filles en fleurs I, lors du déjeuner du narrateur avec
Bergotte, chez Mme Swann. Nous savons tout ce que Bergotte doit,
dans sa conception, à Anatole France, mais ne peut-on pas penser ici à
l’habitude qu’avait Flaubert de lire à voix haute ce qu’il écrivait, à
faire subir l’épreuve du « gueuloir » à ses romans ? L’inscription en
diagonale, sur le verso du folio 59, de cette réflexion « Mes
impressions sur Bergotte auront pour nœud le plaisir que j’ai non à lire
une page de lui mais à lire ce qui y est commun à toutes », précédée de
l’indication « Très important » prouve bien que nous sommes, avec ce
cahier, au cœur de la réflexion sur la création littéraire, de la lecture à
la critique et à l’écriture.

56. Nous suivons le descriptif de Florence Callu : « Le Fonds Proust de la


Bibliothèque nationale », CLIII, La Pléiade.
57. Elle constitue l’Esquisse XXVI intitulée [Après la mort de la grand-mère]
du volume II de La Pléiade, p. 1210.
406 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Quant à la description de la mort de la grand-mère qui


recouvre les folios 83-85, elle s’inscrit dans le prolongement direct de
la peinture de Combray. Le folio 82 se termine par : « […] les petits
enclos de ses fermes où sur les murs humides se collent des épis
rougeâtres des grappes de fleurs jaunes et violettes. » Sans solution de
continuité, le folio suivant commence par : « On avait fit venir le
médecin pour qu’il constate une guérison. » (« Crainte de mort de ma
grand-mère » est un titre ajouté). On reconnaît aisément les fleurs que
nous avons attribuées à Flaubert58 et l’on est donc surpris de découvrir
cet enchaînement avec la mort de la grand-mère. Le folio 85 qui
commence par « La mort de ma grand-mère me causa peu de chagrin »
se termine par :

Le clocher
De là nous apercevons le clocher de Combray dans

Ainsi s’achève le Cahier 29. Cette mort appartient donc, à ce stade de


la conception de l’œuvre, à Combray.
Cet épisode est repris dans le Cahier 14 (N. a. fr. 16654,
fos 17-34, 85-97) qui se nourrit, lui aussi, de réflexions de critique
littéraire. L’influence de France sur l’auteur est confirmée par une
indication qui se trouve sur le premier folio : « Pour la dernière partie
(voir dans le Cahier vert Querqueville certaines choses de France) ».
La mort de la grand-mère s’inscrit, là encore, dans le contexte de
Combray et occupe, comme précédemment, les dernières pages du
cahier. Fin d’une vie, fin d’une écriture. La version59 est déjà très
proche de celle que nous connaissons, en ce qui concerne la
description de la transformation physique de la mourante. Mais elle
abonde en références culturelles, Diomède, Wagner, Yseult, qui
disparaîtront dans la version définitive. D’autre part, cette mort n’est
pas “socialisée”. Les comportements du Duc et du médecin ne sont
pas longuement décrits comme ils le seront dans la version définitive.
On note déjà un travail sur le rythme des phrases, notamment celles
qui décrivent la respiration de la grand-mère soulagée par l’oxygène,
précisément à travers le choix des adjectifs et leur juxtaposition :

58. Voir Deuxième Partie, chapitre III.


59. Voir Pléiade II, Esquisse XXV [L’agonie], p. 1206-1210.
La création littéraire 407

[…] la respiration de ma grand-mère se trouvait complètement


modifiée et son effort soulagé, elle ne fut plus lente et geignante
comme elle avait été jusque-là mais au contraire rapide, légère,
élancée et glissante comme quelqu’un qui patine, avide, la bouche
suspendue à cet air délicieux comme un enfant qui téterait.

Cette recherche stylistique se confirme dans les versions


suivantes, celles des Cahiers 47 et 48 qui, contemporains des
Cahiers 58 et 57 (« Adoration perpétuelle » et « Bal de têtes »), font
partie des brouillons pour le dernier volume. Une fois encore, cet
épisode de la mort est à mettre en parallèle avec les réflexions
théoriques sur l’art et avec la découverte d’une vocation. La
transformation du visage de la grand-mère, avec sa rigidité de marbre,
annonce le champ sémantique de la pétrification qui parcourt toute la
« Matinée Guermantes ». De subtiles transformations apparaissent
dans l’exemple concernant le souffle de l’agonisante :

N. a. fr. 16687, f° 5

[…] son souffle ne peinait plus, ne geignait plus, mais léger,


élancé, rapide, glissant comme un patineur, à la poursuite du fluide
< volatil > délicieux comme une source qui s’épuise et alors le
médecin prenait son pouls […]

La phrase se fait elle-même plus légère par son alternance de


rythme binaire et de rythme ternaire, ses adjectifs de deux ou trois
syllabes, ses comparaisons gracieuses, celle du patineur (qui remplace
« quelqu’un qui patine ») et celle de la source qui s’épuise (à la place
de « un enfant qui téterait »). Cette dernière comparaison devient
clausule dans la version imprimée, ce qui accroît la poétisation de la
phrase.
Ce noyau initial centré sur le personnage de la grand-mère
est complété par des ajouts successifs sur la dactylographie, mise au
point en 1913, puis sur les épreuves (les premières datant de 1919, les
secondes de 1920). Les ajouts de 1913 et de 1919 correspondent, en
majeure partie, à l’introduction de personnages secondaires qui
transforment le passage en étude de mœurs. Ceux de 1920, qui
proviennent du Cahier 60, concernent essentiellement le personnage
de Bergotte. Dans ce cahier, le passage sur Bergotte recouvre les
408 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

versos des folios 102 à 105, s’inscrivant ainsi face au folio 103 qui
commençait ainsi :

Pour So
Dans le Côté de Guermantes à Balbec quand je pense à la mort de
ma grand-mère.
Au fond n’avais-je pas été plus ou moins inconsciemment cause de
sa mort. Dès mon enfance quand elle avait ce < un > voyage pour
m’ < afin d’ > avoir les romans paysans de George Sand pour ma
fête, plus tard quand j’exagérais mes étouffements devant elle, et
le dernier jour < surtout > […]

Le sentiment de culpabilité du narrateur fait ressurgir le


souvenir de ses lectures de George Sand. D’autre part, l’ajout
concernant Bergotte – l’auteur avait initialement écrit « Elstir » –
porte essentiellement sur le « nouvel écrivain ». À ce développement
qui comporte très peu de ratures viennent s’ajouter des ajouts
marginaux : précisions sur la transformation de Bergotte, réflexion sur
le renouvellement opéré dans le monde de la peinture par de nouveaux
peintres. Les épreuves (N. a. fr. 16765) sont encore l’objet
d’importants ajouts qui recouvrent entièrement les marges et qui sont
abondamment raturés : ils introduisent l’idée de la maladie de
Bergotte et la thématique de la renommée.

Ces derniers ajouts, nous l’avons dit, renvoient très


certainement aux propres préoccupations de l’auteur. Mais il est
surtout intéressant de constater que, dans la version définitive de
l’épisode de la mort de la grand-mère, l’auteur réintroduit la
problématique contenue dans le Cahier 29 de 1910, à savoir le lien
intrinsèque entre cette mort et la création littéraire. C’était alors
l’épisode de la mort qui venait se glisser entre les fragments de
critique littéraire ; c’est maintenant l’inverse. L’œuvre permet de
dépasser la mort, celle des autres comme la sienne propre : la phrase
écrite se substitue au dernier souffle, souffle qui présente précisément
toutes les caractéristiques d’une belle phrase, celle de Flaubert et celle
de Proust. Bergotte était distinct de Flaubert dans ce Cahier 29 : le
premier, personnage de fiction ; le second, objet de critique littéraire.
Mais il est évident que le dernier servait à concevoir le premier.
Beaucoup plus tard, dans Le Côté de Guermantes, il se dissimulera
dans le passage concernant « le nouvel écrivain original ». C’est à
La création littéraire 409

partir de lui que s’est élaboré un modèle de critique littéraire. Le


personnage de l’écrivain ayant été réintroduit dans ce passage, les
références culturelles qui émaillaient les versions intermédiaires ont
disparu. Structurellement, en étant transférée de « Combray » au Côté
de Guermantes, la mort de la grand-mère perd son statut de fait
familial qui renvoie au monde de l’enfance pour devenir un révélateur
social, au même titre que la mort de Madame Bovary. À cette
dimension intertextuelle du descriptif et du narratif, se surimpose une
mise en abyme de l’écriture : la création littéraire vient transcender la
mort. Et c’est le mouvement même de toute la Recherche qui est ainsi
représenté.
Page laissée blanche intentionnellement
CONCLUSION

Aller aux Champs-Élysées me fut


insupportable. Si seulement Bergotte les
eût décrits dans un de ses livres, sans
doute j’aurais désiré de les connaître,
comme toutes les choses dont on avait
commencé par mettre le « double » dans
mon imagination. Elle les réchauffait, les
faisait vivre, leur donnait une person-
nalité, et je voulais les retrouver dans la
réalité : mais dans ce jardin public rien ne
se rattachait à mes rêves1.

En général, lorsqu’on associe les noms de Proust et de


Flaubert, c’est pour évoquer l’article « À propos du “style” de
Flaubert », paru dans la NRF, le 1er janvier 1920. Ce texte est loin
d’être une simple défense du style du romancier du XIXe siècle. À
travers lui, Proust défend sa propre originalité stylistique, en montrant
qu’elle traduit une nouvelle vision du monde, et revient à ce qui a été
sa préoccupation première et constante, la critique littéraire. L’article
en question est un succédané de l’essai sur Sainte-Beuve et Flaubert
qu’il annonçait en 1908 et qu’il n’aura pas le temps de réaliser. Pour
ce qui est du style de Flaubert, deux éléments retiennent son attention,
le rythme – ce rythme ternaire qu’il imitera fréquemment – et l’image
qu’il dénonce en y opposant sa propre conception, celle d’une
métaphore qui métamorphose les éléments et qui structure l’univers.
Au delà de ces déclarations qui témoignent de l’extrême
sensibilité de Proust à l’actualité qui l’entoure, au delà du statut
ludique et ironique qu’a Flaubert dans À la recherche du temps perdu,

1. DCS, « Noms de pays : le nom », p. 535.


412 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

le rôle que ce dernier a joué dans la genèse du texte proustien nous


paraît fondamental. Marcel Muller a très justement constaté dans
l’article déjà cité que, à la différence de Chateaubriand, Nerval et
Baudelaire, la présence de Flaubert dans la Recherche relève du
processus de la mémoire involontaire, ce qui est déjà une façon d’en
souligner le caractère essentiel pour l’auteur. Elle devient, selon nous,
allégorie de la création littéraire. Et, même si l’on constate une
présence plus marquée autour de 1910 et autour de 1920 pour les
raisons que nous avons expliquées, Flaubert est une référence tout au
long de l’œuvre de Proust.
La relation que Proust entretient avec Flaubert peut se
définir comme un mélange complexe d’admiration et de profanation
qui serait l’équivalent de la scène de profanation de l’image du père
par Mlle Vinteuil et son amie, à Montjouvain, et qui a peut-être son
origine dans la conversation littéraire avec « Maman », celle du
Contre Sainte-Beuve. En effet, « Maman » n’aime pas Flaubert ; elle
le trouve vulgaire dans sa Correspondance, contrairement à George
Sand qui manifeste des sentiments nobles dans ses œuvres. De là
découle toute une conception de la littérature qui sera remise en cause
par le narrateur-auteur. Les livres de George Sand seront intégrés dans
la Recherche et l’un d’entre eux, François le Champi, y jouera un rôle
important, dans la scène du baiser du soir, puis dans les expériences de
résurrection du passé. En revanche, Flaubert, très présent dans les
manuscrits, ne sera cité que de façon anecdotique et superficielle. Par
respect pour la mère ou par stratégie d’auteur, celle d’un écrivain qui
joue avec son lecteur, introduisant l’écrivain réel que fut Flaubert dans
le monde fictif de son œuvre et créant un personnage d’écrivain qui
tient à la fois de Ruskin, de Flaubert, d’Anatole France et de bien
d’autres encore ? Proust pousse même la dérision jusqu’à citer
Flaubert dans des contextes « mondains » alors qu’il utilise
précisément Bouvard et Pécuchet pour dénoncer la mondanité !
Il faut donc lire la Recherche en filigrane pour découvrir que
son auteur a créé tout un réseau onomastique à partir des personnages
de Flaubert, a conçu ses personnages féminins, de Françoise à la
duchesse de Guermantes, en s’inspirant de ceux de son prédécesseur, a
fait de certains leitmotive flaubertiens les déclencheurs des
expériences de résurrection du passé. Proust semble aussi avoir
emprunté à son prédécesseur des “scènes” qui relèvent du social et de
l’esthétique : la salle à manger-aquarium et son vitrage, la partie
Conclusion 413

d’écarté et son point de vue, le « Bal de têtes » avatar du bal costumé


chez Rosanette, où « la reine, l’étoile », mademoiselle Loulou, a des
« petits camélias blancs » le long de la couture de son pantalon et
porte un chapeau d’homme en feutre gris. Il est tentant d’établir un
parallélisme entre le souvenir d’Albertine perçu à travers les objets qui
lui étaient familiers, notamment « le pianola sur les pédales duquel
elle appuyait ses mules d’or », et celui de Mme Arnoux que Frédéric
revoit à travers les objets proposés à la vente aux enchères, ainsi « le
grand tapis bleu semé de camélias que ses pieds mignons frôlaient en
venant vers lui2 ».
Mais alors que, chez Flaubert, le temps est une durée qui
s’écoule de façon irréversible (les retrouvailles de Frédéric et de
Mme Arnoux se transforment en adieux définitifs), a un dénouement
tragique (la mort de Madame Bovary), l’œuvre proustienne démontre
que l’art, précisément, en saisissant l’essence des choses, permet
d’échapper à l’éphémère. L’un et l’autre privilégient les sensations
dans leur relation au monde (la sensation nous paraît même être,
beaucoup plus que le style, le véritable dénominateur commun entre
les deux écrivains) : Flaubert les associe, de façon blasphématoire, au
mysticisme ; Proust en fait l’origine de la création artistique.
Ce dernier a regardé travailler le premier à travers sa
Correspondance et il a remplacé l’immense documentation à partir de
laquelle se construisait l’œuvre de son prédécesseur par un immense
corpus d’œuvres artistiques. À travers son rapport à Flaubert, c’est
toute une théorie esthétique qui se dessine : le réel ne nourrit plus
l’imaginaire ; c’est l’imaginaire qui suscite un désir de réalité.
Flaubert participe enfin à cette fusion des arts dont rêve Proust
puisque, par son culte du rythme, il est, dans les avant-textes,
fréquemment associé au musicien et, par sa façon de décrire ce qu’il
voit, au peintre, au peintre impressionniste en particulier. Traduire une
impression, tel est le but de chacun de ces deux écrivains qui avaient
le même culte de la beauté : beauté de la phrase, beauté de l’œuvre
d’art.

2. Voir Mireille Naturel, « Proust et Flaubert : l’emprunt féminin, reflet


d’une esthétique », Marcel Proust 3, nouvelles directions de la recherche
proustienne 2, p. 158-163.
Page laissée blanche intentionnellement
ANNEXES
Page laissée blanche intentionnellement
LES RÉFÉRENCES À FLAUBERT
DANS LE CARNET DE 1908

f° 101
“Mylord me reconnaissez- / vous ?” (vieillesse, / vieillesse de
Plantevigne, / Scène de l’Éducation2) / Nouvelle de Thomas Hardy /
et la fuite de Chateau / briand.

f° 15
Depuis quarante ans / littérature dominée par / contraste entre la
gravité de / l’expression et la frivolité de / la chose dite (issue de /
Me Bovary).

f° 16 v°
Saint Julien l’Hospitalier le citer / dans Van Blarenberghe. S’en
souvenir toujours.

f° 17 v°
Ste Beuve paraît / plus intelligent que / Flaubert.
Débuter par méfiance / de l’Intelligence.

1. Établi et présenté par Philip Kolb, Cahiers Marcel Proust 8, Gallimard,


1976.
2. Dans tout notre corpus, nous respectons l’orthographe originale, comme
l’a fait Kolb. Nous signalons par des crochets ce qui n’est pas de Proust.
L’emploi de caractères gras correspond à notre propre soulignement.
418 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

f° 19
à Goncourt pas de postérité, / ce qu’il dit sur Me Gervaisais. / Sur
Salambo
dans ses œuvres, / sur Me Bovaryà Goncourt./

f° 21
Lettres à Caroline. / Fin splendide pour un / Coeur simple. Je lis le /
journal de Rouen etc. Je / cause avec domestiques que je ne / trouve
pas plus bêtes que des gens / bien. J’attends le livre sur / le moyen-
âge. Comme je t’ / envie
avec tes plans de / travail. Je resterais bien / à Concarneau tout
l’hiver // la pire chose ingrate / Villemessant “c’est une perte”. Retour
à la / simplicité après travail / comme sueur etc. Plus / naturel que Ste
Beuve. / Parvient le faire paraître / plus petit (ce que dit / Goncourt de
la scène dans / l’Éducation Sentimentale)
Maman au contraire / cache ses citations / aux autres, a tout /
son égoïsme pour / les siens.
Eulalie, gd mère / changeant de chambre sur / la place, en
face de / l’église.

f° 22
Th. Gautier 177 (NL VI) / Bonnes gens je vous arrête. / Flaubert
Bonnes gens [...] il était / parti pour Carthage.

f° 26
Flaubert entre Barrière / et Dumas fils

f° 34
Les Maximes des objections / Boule de Suif et Flaubert / autant que
les phrases dites “prêchantes” (Préface de Middlemarch)

f° 35 v°
Belles formes ds un beau / cadre, les bergers dans la lande. //
Couleur locale, tous les / usages, les objets notamment / à
l’enterrement faisant une trame ancienne / et locale à cette /
histoire [...] / Rien de tout cela dans un Coeur simple, par exemple. /
Par là je veux peut’être plus / Barbey que Flaubert./
FLAUBERT
DANS LA CORRESPONDANCE
DE MARCEL PROUST

Tome I3: 1880-1895


p. 283 : À Robert de Montesquiou
[Vers le jeudi 22 mars 1894]
Je ne pourrai donc – […] – venir qu’après le déjeuner goûter tant de
joies profondes et goûter sans complément, si en effet « l’admiration
creuse », comme l’a dit Flaubert et comme M. de Yturri le ressent si
bien.

p. 305 : À Robert de Montesquiou


Ce lundi matin [18 juin ? 1894]
[au sujet de] l’article sur la Simplicité du comte de Montesquiou, que
je ne sais plus où caser. Malgré les réponses inouïes, les lettres
incroyables que j’ai reçues, tout le Bouvard et Pécuchettisme que
cela a remué, l’envie des décadents, la rancune des roturiers, l’effroi
des classiques, j’aime mieux croire, pour ne pas mépriser
complètement mes contemporains, que cette mauvaise humeur et cette
fin de non recevoir unanime visent non plus le grand poète, mais son
maladroit chanteur.

p. 318 : À Gabriel de Yturri


[Vers le 12 août 1894]
Comme Baudelaire, comme Flaubert, comme Mme Valmore, le
Comte aura eu pour lui tous les plus rares esprits de son temps.

3. Texte établi, présenté et annoté par Philip Kolb, Plon, 1970-1993.


420 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

[La poétesse romantique Marceline Desbordes-Valmore fut très


appréciée par Verlaine et Proust remercie précisément Gabriel de
Yturri « d’un article de Verlaine ».]

p. 321 : À Reynaldo Hahn


Ce lundi soir [27 août ou 3 septembre ? 1894]
Pour vous remercier de toutes vos amabilités de tantôt je continue mes
modestes exercices sur Bouvard et Pécuchet, pour vous, et sur la
musique.
[2e lettre à dix heures moins 1/4 et P. S.]

Tome II : 1896-1901
p. 41 : À Mlle Maria Hahn
[1895 ou 1896]
[note sur « Lévadé », compositeur de musique, évoqué dans son
pastiche de Flaubert « Mélomanie de Bouvard et Pécuchet »]

p. 123 : À sa mère
[Paris] Mercredi [16 septembre 1896]
[…] J’ai demandé au Cab lec comme tu disais jadis La
Correspondance de Shiller [sic] et de Goethe et un volume de
Flaubert sur la Bretagne c’est du moins entre tant de trésors qu’ils
n’ont pas ce qu’ils m’ont envoyé.
[évoque ensuite l’écriture de son roman]

p. 444 : À sa mère
samedi [soir 31 août 1901]
[au sujet d’une crise d’asthme]
Je m’étais demandé sur une page de Brissaud si comme M. Homais je
n’avais pas d’helminthes.
[La note 4 de la p. 446 précise : Proust lit évidemment l’Hygiène des
asthmatiques, d’Edouard Brissaud (Paris, Masson, 1896), où il est
question, aux pages 188 à 190, d’Asthme vermineux. Proust reviendra
sur ce sujet dans la lettre suivante à sa mère. M. Homais est le
pharmacien dans Madame Bovary de Flaubert.]

Tome III : 1902-1903


p. 199 : À Antoine Bibesco
[Le 22, 23 ou 24 décembre 1902]
Annexes 421

[un premier paragraphe consacré aux lettres échangées entre


A. Bibesco et lui-même]
Je voudrais te dire un peu ce qui se passe mais je vis tellement dans
mes livres. J’ai dîné hier soir chez les Noailles, où je dîne assez
souvent : il y avait outre la société habituelle, le jeune Guiche, fait qui
ne mériterait pas une mention spéciale si Lucien [Daudet] n’avait été
placé à côté de lui et n’avait subi de ce fait une transformation
physique telle qu’il a parlé sans arrêter, avec une volubilité inconnue
et la joie de Me Bovary quand elle s’écriait devant la glace : « J’ai un
amant, j’ai un amant ! » Moi je considérais avec mélancolie […]

p. 224 : À Antoine Bibesco


[Le lundi soir 26 janvier 1903]
« Depuis quand Bertrand sait-il ? » « Depuis que je lui ai écrit » est
une réponse que Flaubert aurait mise à la place d’honneur dans le
Dictionnaire de la Bêtise humaine et que j’inscris simplement en tête
du Livre d’Or de la cruauté Antonine. »

Tome IV : 1904
0

Tome V : 1905
p. 113 : À Robert de Montesquiou
Lundi soir [24 avril 1905]
Monsieur, excusez ma lettre si bête que je me sens devenir catoblépas
en l’écrivant.
[La note 5 précise que « Proust fait allusion, semble-t-il, à La
Tentation de saint Antoine, de Flaubert, où l’animal en question est
censé dire : « une fois je me suis dévoré les pattes sans m’en
apercevoir ».]

p. 182 : À Maurice Duplay


[Vers la fin mai 1905]
[à propos de son livre et de ses articles]
Mille phrases décèlent le grand écrivain, les bonshommes couchés sur
leurs lits comme les tombeaux, les fenêtres d’or et d’améthyste, cent
choses magnifiques. Je me moque de la thèse, qui est belle et
probablement fausse, mais cela ne fait rien du tout. Les thèses de
422 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Rousseau, de Flaubert, de Balzac, de tant d’autres sont sans doute


fausses.
[parle de sa propre expérience, de sa déception lorsqu’il a « fait La
Bible d’Amiens » de ne pas avoir été cité par ses amis critiques
littéraires, comme Léon Daudet]

p. 283 : À Fernand Gregh


[Le dimanche 2 ? juillet 1905]
Je me suis dit que c’était peut être la page de Flaubert : sur ses yeux,
sur sa bouche, sur ses pieds etc. qui t’avait donné, d’une façon
purement accidentelle, l’idée du beau développement (d’ailleurs
absolument différent !) Leurs fronts, leurs yeux, leur col etc.
D’ailleurs tu sais que Sainte-Beuve et Balzac (Balzac deux fois) ont
fait le développement de Flaubert, le même, qui est d’ailleurs dans
Bossuet etc. Tandis que le tien n’a aucune espèce de rapport je te
disais cela simplement comme si je te disais c’est peut’être la chaleur
qui fait qu’aujourd’hui tu as préféré rester à travailler (choses
accidentelles).
[Proust fait allusion au passage sur l’extrême onction dans Madame
Bovary]

p. 320 : À sa mère
[Vers les premiers jours d’août 1905 ?]
Ton petit Frédéric (qui n’est autre que ton pauvre Marcel bien que tu
les distingues à tort) retousse et a très mal à la tête.
[Selon la note 2, Proust avait écrit, dans son portrait de Robert de
Flers, en songeant évidemment à lui-même : « Ma vocation pour
écrire, – que tous les autres hommes de lettres d’ailleurs, et pourtant
les seuls compétents nient – se manifeste surtout par mon absence de
vocation pour tout le reste, par l’absence totale des qualités diverses
qui dans la vie font réussir. Je suis peut-être un Gustave Flaubert, mais
je ne suis peut-être que le Frédéric Moreau de L’Éducation
sentimentale. » (La Revue d’Art dramatique, janvier 1897)]

Tome VI : 1906
p. 250 : À Henry Bordeaux
Hôtel des Réservoirs Versailles [Mi-octobre-novembre 1906]
Je n’ai encore lu qu’une moitié de vos pèlerinages spirituels, de vos
paysages romanesques, mais j’en suis déjà trop exalté pour tarder à
Annexes 423

vous en remercier. Moi qui ne vis point comme l’ami dont vous parlez
dans l’avant-propos, mais toujours attaché à un rocher que je sais que
je ne quitterai plus jamais et me nourrissant l’imagination jusqu’à en
trembler de fièvre de la lecture enivrante de la lecture des chemins de
fer, que de désirs vos paroles n’excitent-elles pas en moi de serrer
comme dit Flaubert tous ces lieux de la terre sur mon cœur.

Appendice
p. 353 : À Robert de Montesquiou
[Mars 1904 ?]
[Il s’agit d’une réponse à une lettre au sujet de Ruskin dans laquelle
Montesquiou a dû critiquer ce dernier, notamment à cause de ses
propos à l’égard de Whistler. Proust prend évidemment sa défense.]
Que dire enfin des erreurs de d’Aurevilly sur Flaubert, de Sainte-
Beuve sur Balzac etc. etc.

Tome VII : 1907


0

Tome VIII : 1908


p. 58-59-60 : À Francis Chevassu
Mercredi matin [11 mars 1908]
[à propos de la deuxième série des pastiches sur L’Affaire Lemoine,
ceux de Flaubert, Sainte-Beuve et Renan, la façon dont ils doivent être
publiés]

p. 113 : à Louis d’Albufera


[Le 5 ou le 6 mai 1908]
Car j’ai en train :
une étude sur la noblesse
un roman parisien
un essai sur Sainte-Beuve et Flaubert
un essai sur les Femmes
un essai sur la Pédérastie
(pas facile à publier)
une étude sur les vitraux
une étude sur les pierres tombales
une étude sur le roman
424 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

p. 163 : À Reynaldo Hahn


[Premiers jours de juillet 1908]
[cite le comte de Montesquiou venu lui déclamer un fragment du
Chancelier des fleurs dédié à son secrétaire, Gabriel d’Yturri,
fragment que Montesquiou avait lu en public le 27 juin 1908, sans
avoir convié Proust]
« Et maintenant, Scipion et Lelius, Oreste et Pylade, Horn et Posa,
Saint-Marc et de Thou, Edmond et Jules de Goncourt, Flaubert et
Bouilhet, Aristobule et Pythias, accueillez-moi, j’en suis digne, dans
votre groupe suréminent » [.]

p. 277 : À Madame Straus


Vendredi [6 novembre 1908]
[s’oppose à M. Ganderax qui prétend prendre la défense de la langue
française]
Les seules personnes qui défendent la langue française (comme
l’Armée pendant l’affaire Dreyfus) ce sont celles qui “l’attaquent”.
[…] Et quand on veut défendre la langue française, en réalité on écrit
tout le contraire du français classique. Exemple : les révolutionnaires
Rousseau, Hugo, Flaubert, Maeterlinck “tiennent” à côté de Bossuet.

Tome IX : 1909
p. 19 : À Paul Hervieu
[Le jeudi 14 janvier 1909]
« C’est une grande joie de voir que les honneurs et l’honneur ne sont
pas aussi nécessairement inconciliables que le croyait la génération
de Flaubert. »
[note 2 p. 20 : Allusion, peut-être, à la fin ironique de Madame Bovary
de Flaubert : « Depuis la mort de Bovary… la croix d’honneur. »]

Tome X : 1910-1911
p. 146 : À Reynaldo Hahn
Grand Hôtel, Cabourg [le lundi soir 18 juillet 1910]
[à propos d’un article paru dans un journal]
article qui eût fait plaisir à Flaubert car il recule sensiblement les
bornes de l’imbécillité humaine.

p. 153 : À Antoine Bibesco


Annexes 425

[Au sujet du titre cité par Proust, l’Onanisme et son remède par le
Docteur X., une note signale : « Peut-être a-t-il lu la lettre que Flaubert
adresse à Ernest Feydeau dans laquelle il cite un Traité de l’onanisme
du docteur Tissot.]

p. 157 : À Reynaldo Hahn


[Cabourg], Jeudi [4 août 1910]
Les appels de Flaubert disant à Bouilhet dans sa solitude : « Es-tu
content de moi » ou d’une petite fille à sa poupée ne sont rien auprès
de mes paroles à haute voix toute la nuit : « O mon bunibuls […] »
[Allusion à la lettre que Flaubert adresse à Louis Bouilhet de Croisset,
le 10 mai 1855]

p. 201 : À Lucien Daudet


[Le lundi 7 novembre 1910]
Cher Lucien vous ne reculez devant aucune horreur. La femme
sublime qui couche avec le mari retour d’Asie qu’elle croit vérolé est
aussi magnifique et moins récompensée que Saint Julien
l’Hospitalier.

p. 229 : À Robert de Montesquiou


[Peu après le 14 décembre 1910]
Reynaldo Hahn a été irrité parce que j’ai dit que certains moments de
la récitation des Travailleurs de la mer sont aussi comiques que
certains traits de L’Éducation sentimentale que par représailles il a
déclaré « ne pas être comiques le moins du monde » […] et j’ai pensé
qu’il exagérait non le comique de la Demoiselle mais l’indifférente
exécution de Regimbart et de Cisy.

p. 250 : À Reynaldo Hahn


[Le mardi soir 21 février 1911]
Mais enfin en me reportant à la personne de Debussy, comme
Goncourt étonné que le gros Flaubert ait pu faire une scène si délicate
de L’Éducation sentimentale que d’ailleurs Goncourt n’aimait pas, je
suis étonné que Debussy ait fait cela.

p. 295 : À Robert de Billy


[Vers la fin de mai 1911]
426 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Je ne sais ce que vous devez penser de moi de ne pas avoir encore


répondu à votre lettre délicieuse avec cette fleur de sentiment si rare
chez vous. […]
Mais une fatalité, qui est précisément celle de L’Éducation
sentimentale et qui fait que mêlés l’un et l’autre à tant de vies
balzaciennes la nôtre se contente (Dieu merci ! ) d’être plutôt
flaubertiste, a fait que j’attendais pour vous dire l’émotion que
m’avaient causée vos pages de pouvoir vous annoncer que le petit
instrument était en lieu sûr.
[La note 3 explique : Allusion au contraste entre la vie d’aventures
dramatiques des personnages de Balzac, et celle plus sobre des
personnages de Flaubert.]

p. 330 : À Antoine Bibesco


[Cabourg, le vendredi 11 août 1911]
Dans une lettre de Flaubert il dit que le docteur Hardy a eu sur lui ce
mot qu’il déclare profond : « C’est une vieille femme hystérique.
C’est comme tel qu’il faut le soigner. » Je crois que dans tes jours
d’indulgence c’est un peu ton idée sur moi.

p. 389 : À Reynaldo Hahn


[Peu après le 24 décembre 1911]
Ce n’est pas du reste que pour les vivants qu’il [Goncourt] est rosse
car disant que les adieux de Madame Arnoux et de Frédéric sont ce
que Flaubert a fait de mieux, [il] se met à débiner cette scène puis il
ajoute : « N’importe, il faut confesser qu’il y a dans cette scène une
délicatesse surprenante ; surprenante pour ceux qui ont connu
l’auteur. »

Tome XI : 1912
p. 90 : À Robert de Montesquiou
[Le 3 ou le 4 avril 1912]
Je vous remercie plus encore de m’avoir envoyé cette ravissante
Prière des objets conçue à la fois dans le caractère de vos Prières et
du gémissement des Dieux détronés de la Tentation de saint Antoine
entre lesquels je ne juge pas indignes de prendre place vos fleurs des
jardins de fil et vos flammes macbethiques ou baudelairiennes.

p. 118 : À Jean-Louis Vaudoyer


Annexes 427

[Avril ou mai 1912]


[lui demande des conseils pour la présentation typographique de son
ouvrage, le nombre de lignes à envisager pour chaque page, etc.]
Ainsi la Double Maîtresse (Mercure) est très facile à lire, Salammbô
(Fasquelle) impossible.

p. 222 : À Madame Straus


[Le 8 ou le 9 ? octobre 1912]
[au sujet d’un article de Sainte-Beuve qu’il envoie à Madame Straus]
Mais enfin en vous lisant quelques pages de lui sur Flaubert, sur
Balzac, sur Stendhal, vous auriez plus exactement mis au point et
comme « à l’échelle » qu’il faut ces pages […]

p. 238 : À Antoine Bibesco


[Peu avant le 25 octobre 1912]
L’ouvrage aura à peu près 1250 pages très pleines (à peu près le
nombre de lignes d’une page de L’Éducation sentimentale de
Fasquelle)

Tome XII : 1913


p. 34 : À Antoine Bibesco
[Peu après le 15 janvier 1913]
Tu me ferais plaisir en ne la [phrase de Montesquieu] communiquant
pas, autant que possible, à des littérateurs. Car j’ai une étude sur
Flaubert prête qui ne paraîtra que plus tard et où elle joue un assez
grand rôle.
[Selon la note 3, « l’article en question devait paraître dans la Nouvelle
Revue Française de janvier 1920, sous le titre : « À propos du “style”
de Flaubert ». Or, dans cet article, Proust prétend écrire dans la
spontanéité et la hâte…]

p. 70 : À Madame de Noailles
[Vers la mi-février 1913]
Je voudrais réunir quelques articles en volume, et je ne les ai pas
gardés. […] J’aurais eu aussi besoin d’un pastiche de Flaubert et
d’un pastiche de Saint-Simon.

p. 100 : À Bernard Grasset


[Peu après le 24 février 1913]
428 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

P. S. Je vois que L’Éducation sentimentale a 37 lignes par page au


lieu des 35 qu’a Travail [de Zola]. Cela nous ferait gagner deux lignes
par page.

p. 280 : À André Beaunier [journaliste, critique et romancier]


[Peu après le 16 octobre 1913]
Mais d’ailleurs que j’aime aussi la façon dont vous séparez le bon du
mauvais, que j’aime que vous n’aimiez guère […] mais Flaubert,
mieux qu’il ne le fut jamais. Oui, aujourd’hui tout le monde est injuste
pour lui. Lemaître en a parlé comme d’un imbécile. Qui aurait su dire
comme vous que l’art fut pour lui le dernier stratagème d’une
sensibilité en peine de renoncements.

p. 333 : Reynaldo Hahn à Madame Duglé


[Le vendredi 21 novembre 1913]
[…] le livre de Proust n’est pas un chef-d’œuvre si l’on appelle chef-
d’œuvre une chose parfaite et de plan irréprochable. Mais c’est, sans
aucun doute (et ici mon amitié n’est pour rien), le plus beau livre qui
ait paru depuis L’Éducation sentimentale.

Appendice
p. 410 : À Madame Alphonse Daudet
[Peu après le 19 novembre 1909]
Toutes les belles choses que vous dites sur L’Éducation Sentimentale
sur Flaubert me font penser à une conversation déjà bien ancienne
que j’essaye souvent de me rappeler. Un dîner chez vous où vous
disiez sur le Paris de l’Éducation sur la devanture et l’étalage des
boutiques des choses exquises que j’aimerais savoir plus exactement.

Tome XIII : 1914


p. 72 : À André Chaumeix
[Le samedi soir 24 janvier 1914, ou peu après]
Cat. Ronald Davis, 1967, n° 177. Lettre dont le texte nous manque.
Nous donnons le résumé du catalogue. [Imaginant que L’Éducation
sentimentale de Flaubert vînt à paraître aujourd’hui, Proust souligne
qu’il n’est pas du tout certain qu’on y saisirait aisément un plan, tout
comme on n’en saisit pas dans son livre.]

p.175 : À Bernard Grasset


Annexes 429

[Le dimanche 3 mai 1914]


évoque la publication de ses pastiches : […] les Pastiches que j’avais
faits autrefois dans le Figaro (l’affaire Lemoine par Renan, Flaubert,
Goncourt, Faguet, Balzac etc.)

Tome XIV : 1915


0

Tome XV : 1916
p. 313 : Madame Greffulhe à Marcel Proust
octobre 1916.
les cloportes

Tome XVI : 1917


p. 153 : À Madame de Clermont-Tonnerre
[ le lundi 11? juin 1917]
une méprise sur le nom : (… ce qui est en somme moins grave que de
prendre Flaubert pour Paul Bert)

Tome XVII : 1918


p. 215 : À Lionel Hauser [conseiller financier]
Dimanche soir [28 avril 1918]
Je vois […] la parole nouvelle qui découvre une parcelle encore
inconnue de l’esprit, une nuance supplémentaire de la tendresse, jaillir
de l’ivrognerie d’un Musset ou d’un Verlaine […] de l’épilepsie d’un
Flaubert.

p. 343 : À Lucien Daudet


[Le mercredi soir 14 août 1918]
[s’interroge sur le titre à donner à ses Pastiches]

Tome XVIII : 1919


p. 235 : Walter Berry à Marcel Proust
[Tunis, le 25 mai 1919]
Dîné à Carthage ce soir, mais sans aucun Serpent. Les Zaïmph ne se
trouvent plus qu’au rayon des voiles au Bon Marché.

p. 391 : À Louis de Robert


[Premiers jours de septembre 1919]
430 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Cher ami, on m’a dit que vous aviez écrit quelque chose de très
remarquable, et dont tout le monde parle, sur Flaubert. Pourriez-vous
me dire où cela a paru ? Je suis sûr que je ne serai pas d’accord avec
vous, car j’admire infiniment Flaubert (du moins, L’Éducation
sentimentale, titre incompréhensible et qui est une faute de français)
mais je n’ai pas besoin d’être d’accord avec les conclusions d’un
auteur pour admirer sa dialectique, et je sais d’avance combien
j’admirerai la vôtre.
[Article paru dans La Rose rouge du 14 août 1919 sous le titre :
« Flaubert écrivait mal ». Abel Hermant en parle dans Le Figaro,
supplément littéraire du 7 septembre, p. 2]

p. 441 : Rosny Aîné à Marcel Proust


29 oct[obre] 1919
Je dois aussi vous remercier de ces incomparables pastiches. […] Et
quel passage de Flaubert, où, hors un seul paragraphe comique, vous
marquez si fortement l’émouvant désir des hommes et la mélancolique
impossibilité de le satisfaire…

p. 451 : Jacques Rivière à Marcel Proust


Paris, le 1er Nov[embre] 1919
S’il en devait être ainsi, l’étude sur votre roman serait bien vite sur
pied.
Ce qui me retarde, c’est que j’ai voulu remonter au déluge. J’ai des
choses très difficiles à dire sur le Romantisme, sur Flaubert etc. qui
m’apparaissent comme les fondations indispensables de ce que je
voudrais dire sur vous.

p. 463 : À Paul Souday


10 novembre 1919
Je pense qu’ils font moins honneur aux lettres françaises que Flaubert
et Baudelaire, desquels Sainte-Beuve a parlé en laissant entendre que
l’amitié personnelle, l’estime pour leur caractère dictait en partie les
minces éloges qu’il leur accordait. Je ne trouve pas que se tromper sur
la valeur d’une œuvre d’art soit toujours grave. Flaubert méprisait
Stendhal qui, lui-même […]. Mais Sainte-Beuve était critique […]

p. 467 : À Rosny Aîné


[allusion à la lettre de Rosny Aîné précédemment citée]
Annexes 431

[…] Flaubert que vous atteignez en deux mots jusqu’au cœur, en une
ligne qui rend inutile mon pastiche.

p. 471 : À Jacques Rivière


[Peu après le 13 novembre 1919]
Un mot seulement sur la question critique littéraire. S’il pouvait vous
être agréable de publier une lettre de moi sur le Style de Flaubert (en
réponse à M. Thibaudet) et sur la manière défectueuse qu’on a de
juger les grands écrivains, en général, je pourrais écrire un très court
article, une note. […] il serait plus sage de ma part d’avancer la
correction du Côté de Guermantes. […] vous ne pourriez publier ma
lettre que dans le numéro du 1er janvier. […] ou bien si on renonçait à
la forme : lettre, ce serait une Note, ou un article (mais TRÈS court).

p. 487 : À Jacques Rivière


[Le 26 ou 27 novembre 1919]
Car je ne vois pas que personne se soit placé à mon point de vue pour
juger Flaubert.

p. 488 : Jacques Rivière à Marcel Proust


Paris, le 28 novembre 1919
Il est à peu près certain maintenant que je commencerai mon étude sur
votre œuvre dans le numéro de février. J’y parlerai justement d’abord
de Flaubert, pour vous opposer à lui plus tard.

p. 496 : À Jacques Rivière


[Le 2 ou 3 décembre 1919]
À propos de Flaubert vous rappelez-vous dans L’Éducation
s[entimentale] le « Club de l’Intelligence ». Quelle anticipation du
ridicule « Parti de l’Intelligence ».

p. 498 : Jacques Rivière à Marcel Proust


Le 4 déc[embre] 1919
Plus nos opinions sur Flaubert seront différentes, et plus elles
contribueront à faire la lumière sur le sujet […]

p. 499 : À Jacques Rivière


[Le vendredi 5 décembre 1919]
432 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

[…] je me suis mis à un long Flaubert pour que vous n’ayez pas à
compléter le numéro vous-même. Je vous enverrai ce Flaubert d’ici
deux jours. Lisez le jusqu’au bout. Vous verrez que cela va un peu au-
delà du style de Flaubert.

p. 501-502 : À Jacques Rivière


[Le 8 ou 9 décembre 1919]
Voici l’article. Ayez la bonté de remarquer (pour éviter des pages
perdues) qu’il y a des feuillets de tout genre […]
[La note 4 précise : « Les 61 ou 62 pages du manuscrit en feront 19
imprimées dans la revue. […] La longueur de l’article achevé doit
s’expliquer par le fait que Proust a dû retrouver et utiliser l’étude sur
Flaubert dont il parle dans une lettre à Antoine Bibesco de janvier
1913 […].

p. 507 : À Jacques Rivière


[Le mercredi soir 10 décembre 1919]
[Première phrase de la lettre] : En vous parlant tantôt de la petite note
que j’ai mise dans mon article sur Flaubert à propos des vues de
critique littéraire de Léon Daudet […]
[Dernière phrase] : Enfin une dernière chose, assez délicate (et
peut’être cela vous sera-t-il impossible) si vous le pouviez, à un
endroit quelconque où j’aurai mis le nom Éducation sentimentale,
vous pourriez mettre, en note (je dis en note pour ne pas avoir à refaire
ma phrase) ces mots : « Éducation sentimentale » à laquelle de par la
volonté de Flaubert certainement, on pourrait souvent appliquer cette
phrase de la quatrième page du livre lui-même : « Et l’ennui,
vaguement répandu semblait rendre l’aspect des personnages plus
insignifiant encore. »

p. 517 : À André Chaumeix


Vendredi soir [12 décembre 1919]
[se plaint de l’hostilité qu’il rencontre aux Débats et propose trois
moyens pour en réparer « les funestes effets »]
Je publie dans la Nouvelle Revue Française du 1er Janvier un article
sur Flaubert et dans les Feuillets d’Art un sur Venise, vous pourriez
faire faire un Au jour le jour sur l’un ou sur l’autre.

p. 523 : À André Chaumeix


Annexes 433

[Peu après le 12 décembre 1919]


Je vous enverrai quand il paraîtra mon article sur Flaubert, non pour
que vous fassiez parler de lui, […] mais afin, si vous avez la bonté de
le parcourir, de vous montrer que je fais plus attention aux questions
de grammaire qu’on ne dit.

p. 549 : À Gaston Gallimard


[Le dimanche 21 décembre 1919]
Puis-je télégraphier à Jacques Rivière à Bruges (quelle adresse ?) je
viens de découvrir des fautes énormes et bien naturelles, étant
donné l’écriture[,] dans sa dactylographie : « patriciens » pour
« mariniers » !

p. 552 : Jacques Rivière à Marcel Proust


Bruges, le 22 [décembre 19]19
votre article […] si je l’avais eu plus tôt, je l’aurais placé en tête du
numéro. […] Tout ce que vous dites d’ailleurs est parfaitement juste et
profond, mais ne prévient absolument pas les griefs que, si Dieu me
rend un jour la force d’écrire, je compte bien faire valoir contre
Flaubert […]
Dans une de vos dernières lettres, vous me disiez que cet article serait
peut-être le premier d’une série d’études critiques.

p. 556-557 : À Rosny Aîné


25 décembre [1919]
Quoique en disent mes amis de la Nouvelle Revue Française qui ont la
stupidité de me trouver bien de la générosité intellectuelle pour
défendre L’Éducation sentimentale, je ne suis pas, tant s’en faut, un
Flaubert ! Et vous êtes un million de fois plus qu’un Senard !! […]
Mais votre plaidoyer pour moi m’a fait invinciblement penser à la
plaidoirie pour Madame Bovary.
[…] À ces mots-là, bien des yeux se seront mouillés, comme à ces
grandes détentes de la phrase qu’il y a dans la préface de Flaubert à
Bouilhet. Encore Flaubert était-il l’ami de Bouilhet et vous ne me
connaissez pas.

p. 563 : À Gaston Gallimard


[Peu après le 26 décembre 1919]
434 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

À ce propos Cher ami comme le personnage de L’Éducation


sentimentale qui oublie chaque fois de demander à son ami ce que
c’est que la fête de la Tête de Veau […] j’oublie toujours de vous
demander […]

Tome XIX : 1920


p. 37 : À Paul Souday
[Le jeudi 1er janvier 1920]
[…] pour alléger sa tâche [Jacques Rivière], j’ai bâclé, sans un livre
sous la main, un article sur le style de Flaubert ; […] Je compte, un
jour, réunir quelques études littéraires. Dans ce volume figurera
l’article sur Flaubert.

p. 45 : René Dumesnil à Marcel Proust


[Le texte de la lettre ne nous est pas parvenu. Doit dater des premiers
jours de janvier 1920]
[…] Défendre Flaubert en ce moment est déjà courageux. […] il était
naturel que l’honneur d’écrire la défense de Flaubert revînt à l’auteur
de la Recherche du Temps Perdu. […]

p. 57 : À Paul Souday
[Le samedi soir 10 janvier 1920]
Je vous répondrai plus tard au sujet de Flaubert. […] Mais les fautes
de Flaubert (qui ne diminuent en rien mon admiration pour lui) sont
bien fréquentes. Dès que j’aurai une Éducation sous la main, je vous
le montrerai.

p. 61 : À Jacques Boulenger
Nuit de samedi à dimanche [10 au 11 janvier 1920]
L’article de Souday n’est pas du 3 mais du 1er janvier (31 décembre
antidaté). Il en a paru aussi un de lui dans Paris-Midi à propos de mon
article sur Flaubert, très gentil, d’autant plus gentil que je n’avais
pas parlé de lui dans cet article sur Flaubert. Je ne suis pas d’accord
malgré tout avec lui sur la Correspondance de Flaubert. Vraiment ce
serait navrant pour Flaubert d’avoir tant travaillé à ses livres et qu’ils
ne fussent pas supérieurs à ses lettres.

p. 64 : À Jacques Boulenger
[Le mardi 13 janvier 1920]
Annexes 435

Pour Flaubert, avis semblable sur la Correspondance ; c’est justement


ce que Souday me reproche dans Paris-Midi. Pour « écrivain de
race » le mot (dont je ne sais pas le sens exact) n’est pas de moi mais
de M. Thibaudet, […]

p. 66 : Jacques Rivière à Marcel Proust


Le 14 janvier 1920
De toutes parts m’arrivent des compliments sur votre article. Tout le
monde le trouve merveilleusement « intelligent » et « vivant » : ce
sont les mots qui reviennent sans cesse.
J’ai rapporté de Bruges le manuscrit de cet article et je le tiens à
votre disposition. Mais je ne veux pas vous cacher que vous me feriez
un grand plaisir en me le laissant.
[Note 4 : Proust laissa à Rivière le manuscrit de l’article sur Flaubert.]

p. 88 : À René Dumesnil
[Janvier 1920]
[…] avec quel plaisir je profiterai de votre offre pour la
correspondance de Flaubert.
Vous êtes bien indulgent pour mon étude dictée d’après mes
souvenirs, […]
[Dumesnil avait publié, entre autres, Flaubert, son hérédité, son
milieu, sa méthode, en 1905, et Autour de Flaubert en 1912.]

p. 107 : À Jean-Louis Vaudoyer


[Premiers jours de février 1920]
[…] pour vous remercier des lignes charmantes que vous avez écrites
dans l’ Opinion sur l’article de la Nouvelle Revue française.

p. 147 : À Léon Daudet


[Peu après le 7 mars 1920]
[Toute la lettre est consacrée à une réfutation des critiques formulées
par Daudet à l’égard du style de Flaubert. Proust commence par
donner son interprétation du titre, L’Éducation sentimentale, puis
justifie l’emploi de certaines formes que Daudet a dénoncées comme
étant des fautes de français.]
Quand on pense à Flaubert, il faut toujours se rappeler que la phrase
qu’il admirait le plus dans la langue française est cette phrase de
436 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Montesquieu « […] ». Et je me figure qu’il l’aimait surtout à cause de


la façon merveilleuse dont la continuité y est assurée. […]
Et il faut savoir gré à Flaubert, en instaurant une espèce de prose à la
Courbet, d’avoir maintenu malgré cela la tradition de Bossuet.
Vous pourrez me condamner avec Flaubert. Je ne sais pas de plus
« noble compagnie ».
[Cette lettre présente de nombreuses corrections qui prouvent qu’elle a
été conçue plus comme un fragment de critique littéraire que comme
une simple correspondance.]

p. 154 : À Jacques Rivière


[Le 12 ou le 13 mars 1920]
[En post-scriptum] Un monsieur fort insignifiant que j’ai rencontré
autrefois à peine, un Mis de la Soudière [,] m’écrit pour me demander
de faire partie d’un comité présidé par Barthou pour faire élever une
petite statue à Flaubert. Je pense que je peux accepter sans
inconvénient. […]
La N.R.F. devient pour moi une sorte d’église, et je sens que vous
devenez mon directeur de conscience […]

p. 162 : Jacques Rivière à Marcel Proust


Paris, le 17 mars [1920]
Dans la question du monument à Flaubert, je ne vois vraiment aucune
raison pour que vous ne fassiez pas partie du comité. Votre article me
semble même vous en faire une sorte d’obligation naturelle.

p. 163 : À Gaston Gallimard


[Peu après le 18 mars 1920]
Car il [M. Thibaudet] annonce dans la Revue qu’il va répondre à une
opinion de moi sur le rôle du Critique [« la fonction propre du critique
[…] c’est de mettre à leur rang les auteurs contemporains »]. Or je
professe une opinion absolument contraire à celle qu’il m’attribue et si
je la cite en effet dans mon article sur Flaubert c’est comme de
Sainte-Beuve et non comme de moi.

p. 174 : Albert Thibaudet à Marcel Proust


Upsal 31 mars [1920]
Ce qui m’a fait écrire cette réponse c’est simplement le regret où
j’étais de voir bien des gens considérer mon article comme une attaque
Annexes 437

contre le style de Flaubert ; j’ai voulu montrer qu’entre vous et moi,


[…] il ne pouvait y avoir que dissensions techniques sur des nuances,
et non dissensions sur le fond. Toutes les observations que vous faites
dans votre lettre sont justes, particulièrement votre comparaison entre
les phrases musicales et les tournures de style – et les analogies que
vous rappelez au sujet du blanc. […]
Votre lettre m’a d’autant plus intéressé que ce dernier mois j’ai eu
l’occasion de m’occuper de vous à quatre reprises.

p. 250 : À Jacques Boulenger


[Le jeudi matin 29 avril 1920]
Chose archi-insignifiante, vous me faites dire pour Flaubert
exactement le contraire de ce que j’ai dit. J’ai dit que la beauté
grammaticale n’avait aucun rapport avec la correction.

p. 267 : À Alberto Lumbroso


[Le vendredi soir 14 mai 1920]
Pour le pastiche que vous me demandez, je vous envoie tout
simplement mon volume Pastiches et mélanges […]. Mais je vous
conseille de sauter le pastiche de Flaubert qui n’est pas fameux,
malgré quelques indications rythmiques peut-être assez justes. Je ne
me souviens plus très bien.

p. 277 : À Jacques Rivière


[Peu après le 20 mai 1920]
J’ai rendu les Sainte-Beuve à Tronche. En réalité vous aviez (et très
heureusement à mon avis) mal interprété ma réponse pour Saint [sic]
Beuve. C’était exactement la même que pour Flaubert.

p. 292 : À André Payer


[Juin 1920]
avec tous mes sincères remerciements pour votre bel et profond article
À propos de Flaubert.

p. 329 : Albert Thibaudet à Marcel Proust


28 juin [1920]
Avez-vous remarqué que le couple d’ailleurs fort élégant d’un
littérateur et d’un médecin est fréquent dans nos familles
438 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

françaises ? J’en connais – avec ceux de Flaubert, de Maurras –


quantité d’exemples.

p. 378 : Jacques Rivière à Marcel Proust


[Le 27 juillet 1920]
Paulhan […] me demande si les incitations d’Orion […] ne vous
décideront pas à compléter votre étude de Janvier sur Flaubert.

p. 386 : À Jacques Rivière


[Vers le 2 ou 3 août 1920]
Je sais que, mon œuvre finie, je vous donnerai des articles de
critique. […]
Je crois que vous avez fait un contresens dans les mots « pour
l’emploi d’une illusion à décrire ».
[allusion à l’article « Reconnaissance à Dada », p. 227, note 1]

p. 530 : François Le Grix à Marcel Proust


La Revue Hebdomadaire, 19 sept. 1920
[…] ne pourriez-vous au moins vous résoudre à un article de
critique, comme celui si plein d’éclairs, que vous avez donné à la
N.R.F., sur Flaubert.

p. 558 : À Jacques Boulenger


[Le dimanche 31 octobre 1920]
Vous me parlez d’un article que vous voulez faire à propos de moi
(Flaubert, je n’ai pas votre lettre sous les yeux).

p. 594 : À Paul Souday


15 novembre 1920
[…] et je ne sais même pas si, dans votre article du Temps, […] votre
admiration pour la correspondance de Flaubert n’est pas
inconsciemment surexcitée par les réserves que je fis sur elle (réserves
que vous avez sûrement oubliées).
[Dans de nombreux articles qui paraissent à l’époque, un parallélisme
est établi entre Proust et Flaubert. Ainsi la note 6 de la p. 610 donne
l’exemple d’un article de Souday qui parlant du protagoniste du récit
proustien souligne que l’auteur « sans doute a mis un peu ou beaucoup
de lui-même dans ce personnage » et ajoute aussitôt : « Flaubert n’a-t-
il pas dit :“La Bovary, c’est moi”. » De même, la note 6 de la p. 638
Annexes 439

rappelle les propos de Thibaudet qui explique la valeur de l’imparfait


de Proust en la comparant à celle de l’imparfait de Flaubert, précisant
que le premier s’exprime à la première personne, le second à la
troisième.]

Tome XX : 1921
p. 38 : À Paul Souday
[Premiers jours de janvier 1921]
[…] vous me jurerez sur Descartes et sur Flaubert (je cherche une
forme de serment inviolable en vous faisant jurer sur vos dieux) […]

p. 71 : À Paul Souday
[Peu après le 15 janvier 1921]
[La note 4 précise : Allusion à l’article du destinataire paru dans la
Revue de Paris, 15 janvier 1921, sous le titre « Questions de style »,
où il discute longuement l’article de Proust sur le style de
Flaubert.]

p. 131 : À Rosny Aîné


[Peu après le 8 mars 1921]
[La note 3 rappelle ce qu’a écrit le destinataire, et notamment : « Dans
une subtile préface au livre captivant de M. Morand, M. Marcel Proust
n’accorde à Flaubert qu’une intelligence moyenne.[…] »

p. 132 : À Paul Souday


[Peu après le 9 mars 1921]
Je reconnais que je me suis peu expliqué sur Flaubert, mais c’était une
préface à Morand. D’ailleurs, Flaubert est le seul point qui nous
divise un peu, malgré le grand génie que je lui ai toujours reconnu, au
grand scandale de la N.R.F. Non, je ne déboulonne pas mes dieux et je
suis fidèle à mes admiratives gratitudes et sympathies.

p. 179 : À Jacques Boulenger


[Le mardi 12 avril 1921]
Je n’ai absolument rien compris à la querelle que vous me cherchez
dans l’ Opinion, sur tous les points de ma préface à Morand.
[Le destinataire avait, notamment, écrit ceci : « M. Marcel Proust a
fait une merveilleuse préface, très excitante, qui soulève naturellement
un monde de contradictions – comme ces deux pages sur Flaubert où
440 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

celui-ci est loué d’avoir accompli la fameuse fusion de l’auteur avec


son sujet […] ».]
[En post-scriptum] : Je ne sais même pas si dans ma fatigue et mon
altruisme je vous ai parlé des splendides pages sur Proust auxquel[le]s
j’aurais fort à répliquer comme Flaubert à Ste Beuve […]

p. 191 : À Jacques Boulenger


[Le lundi 18 avril 1921]
[…] vous vous trompez seulement quand vous croyez que Flaubert
eût protesté, car j’ai lu, il y a bien des années, une lettre de lui […] il
dit qu’il aurait fallu montrer au lieu d’expliquer, etc.

p. 338 : Robert de Montesquiou à Marcel Proust


14 juin 1921
Serez-vous enrôlé dans le bataillon des Flaubert et des Baudelaire,
qui ont passé par la flétrissure, pour arriver [à] la gloire, […]

p. 354 : Robert de Montesquiou à Marcel Proust


18 juin 1921
[…] et que je dis, comme Flaubert : « c’est que j’ai les deux sexes,
peut-être … » [dans une lettre à George Sand]

p. 418 : À Jacques Rivière [Lettre sans signature, dictée à Céleste


Albaret]
[Le jeudi matin 25 août 1921]
Monsieur Marcel Proust après que Monsieur J. Rivière la eux quitté a
lu l’article de Monsieur Boulenger sur Flaubert et y a répondu du
tac au tac. Il désirerait beaucoup que cette réponse qu’il a fait déposer
à la Nouvelle Revue Française parut dans le numéro de septembre […]
[La note 2 précise que l’article de Boulenger, intitulé « Flaubert et le
style », contient des observations critiques sur celui de Proust intitulé
« À propos de Baudelaire »]
[Le 25 août 1921, Rivière renvoie à Proust le manuscrit de sa réponse
à l’article de Jacques Boulenger.]

p. 429 : À Jacques Boulenger


[Premiers jours de septembre 1921]
Malheureusement le pauvre lion fort souffrant […] vous dire sa
stupéfaction que vous imaginiez un refroidissement à propos… de
Annexes 441

Flaubert ! Quelle idée ! Mais votre devoir était de me contredire


puisque c’était votre avis. Et je vous dirai pourquoi nous ne nous
convaincrons jamais là-dessus (sur Flaubert).

p. 450 : À Jacques Rivière


[Le 12 ou 13 septembre 1921]
D’autre part je déplore qu’ayant clos l’incident Boulenger par une
lettre extrêmement vive, […] vous trouviez « inglorieux » […] que je
lui écrive. Cela eût permis un livre de critique en me permettant de
continuer Flaubert.
[Dans une lettre précédente (p. 433), Proust avait écrit : « Ma réponse
à Boulenger a fort grossi… »]

p. 460 : Jacques Rivière à Marcel Proust


le 16 sept[embre] 21
Je ne trouve pas que j’ai à faire à Boulenger d’autres excuses. […] Je
ne prétends pas du tout […] vous empêcher de lui répondre au sujet de
Flaubert. […] Je souhaite seulement que vous preniez, si cela ne vous
est pas trop difficile, une autre forme que la lettre […]

p. 476 : Jacques Rivière à Marcel Proust


le 26. 9. 21.
[À propos du centenaire de Dostoïevski] Sans que cela doive vous
détourner du complément que vous rêvez de donner à votre article
sur Flaubert, ne croyez-vous pas que ce serait une bonne occasion
pour vous de nourrir ce livre de critique dont vous me dites avoir le
projet ? Flaubert, Baudelaire, Dostoïevski par Marcel Proust : ce
serait un fameux triptyque.
[Proust refusera cette proposition d’un Essai sur Dostoïevski dans sa
lettre à Gaston Gallimard du 27 septembre 1921.]

Appendice
p. 616 : À Henri de Régnier
[Peu après le 12 octobre 1897]
[à propos de Monsieur d’Amercœur] L’amiral et l’ambassadeur, y a-t-
il dans Flaubert quelque chose d’aussi parfait que cela je ne le crois
pas.
442 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Tome XXI : 1922


p. 105 : À la Princesse Soutzo
[Peu après le 27 mars 1922]
[Au sujet d’un article de Curtius, en allemand]
Comment le critique peut-il dire des choses si absurdes ! La révolution
que Flaubert a faite dans la prose est comparée par moi à celle de
Kant, et l’auteur dit, au lieu de Kant, Descartes.

p. 188-189 : À Paul Souday


[Vers la mi-mai 1922]
[Les trois quarts de la lettre se présentent comme un pastiche d’un
feuilleton de M. Souday.]
« M. Souday vient de nous donner un nouveau feuilleton sur l’ouvrage
de M. Proust. […] M. Proust qui ne sait pas un mot de la grammaire
française. […] »
« Enfin, sans aller aussi loin que Flaubert, qui disait : “[…]”, ne peut-
on rappeler à M. Souday que c’est précisément M. Proust qui a montré
que Flaubert, en violant les lois de concordance, a produit ses plus
beaux effets non de littérale correction, mais de vivante beauté
grammaticale ? »
[cite des exemples]

p. 320 : À Edmond Jaloux


[Peu après le 1er juillet 1922]
[à propos de la préface du destinataire à La Double Méprise de
Prosper Mérimée]
[…] les idées de Darcy (quelle phrase Flaubert que son panorama).
[La note 16 précise qu’« on trouve des scènes semblables dans La
Tentation de saint Antoine de Flaubert. »]

p. 332 : À Gaston Gallimard


[Le 2 ou le 3 juillet 1922]
Croyez-vous que je ferais plaisir à Jacques en faisant pour la Revue
d’Août ou Septembre une Réponse à Thibaudet : « Mon cher
Thibaudet » sur Flaubert.
[note 11 : Albert Thibaudet vient de faire paraître chez Plon, le
21 juin, son ouvrage Gustave Flaubert – sa vie – ses romans – son
style, dont il avait envoyé un exemplaire à Proust.]
Annexes 443

p. 338 : Jacques Rivière à Marcel Proust


Le 4 juillet 1922
Gaston me transmet votre intention de répondre à Thibaudet au sujet
de Flaubert.
[…] Soyez assez gentil pour fixer tout de suite Paulhan sur la date où
vous lui remettrez votre manuscrit et sur sa dimension approximative.

p. 346 : À Gaston Gallimard


[Le vendredi soir 7 juillet 1922]
Jacques Rivière m’écrit un mot fort pressant au sujet de cette réponse
à Thibaudet sur Flaubert. Mais il faudrait qu’il sût qu’elle sera (si je la
fais) sur Flaubert, non sur Thibaudet, et donc qu’elle ne prive en rien
Thibaudet de l’article sur son livre auquel il a droit dans la N.R. F.

p. 375 : Jacques Rivière à Marcel Proust


Le 22 juillet 1922
Je suis un peu inquiet de n’avoir reçu aucune réponse à la lettre
rapidement dictée avant mon départ où je vous disais avec quel plaisir
j’accueillerais vos nouvelles réflexions sur Flaubert. Auriez-vous
changé d’intention ? J’espère que non. Je peux vous réserver la
première place en septembre.

p. 379 : À Gaston Gallimard


[Le samedi 22 juillet 1922]
2° Jacques m’avait dit (à moins que je n’aie mal compris) que Paulhan
me préciserait comment je devais faire ma réponse à Thibaudet sur
Flaubert. Les semaines ayant passé sans recevoir une seule
communication à cet égard, je n’ai pas fait la réponse à Thibaudet sur
Flaubert.

p. 391: Sydney Schiff à Marcel Proust


Dimanche 30 juillet 22
[en parlant d’Eliot] ce dernier étant foncièrement littéraire, se rendait
compte, dès qu’il avait lu votre essai sur Flaubert, de ce
qu’infailliblement serait impliqué par une étude approfondie de votre
Recherche.

p. 408 : Jacques Rivière à Marcel Proust


Le 7 août 1922
444 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Je voudrais bien que vous me disiez si votre projet de répondre à


Thibaudet sur Flaubert subsiste et vers quel moment vous pensez
rédiger l’article.

p. 481 : Jacques Rivière à Marcel Proust


Le 20 sept[embre] 22
[En post-scriptum] Thibaudet m’a dit hier qu’il aurait une joie infinie
à faire votre connaissance. Il se demande sur quel point de son
Flaubert vous vouliez combattre son opinion.

Appendice
p. 575-576 : À Lucien Daudet
[Peu après le 15 août 1896]
J’aurais bien aimé parler avec vous du récit sublime que votre père a
fait de la mort de M. de Goncourt. Je trouve que c’est bien plus beau
que la mort de Jules de Goncourt dans le journal, parce que, malgré
tout le « narrateur » était trop occupé de lui, que la mort de son frère
ne lui était comme dit Flaubert « qu’une illusion à décrire » […]
EXTRAIT DE NOVEMBRE

Il pleuvait, j’écoutais le bruit de la pluie et Marie dormir ; les


lumières, près de s’éteindre, pétillaient dans les bobèches de cristal4.
L’aube parut, une ligne jaune saillit dans le ciel, s’allongea
horizontalement et, prenant de plus en plus des teintes dorées et
vineuses, envoya dans l’appartement une faible lumière blanchâtre,
irisée de violet, qui se jouait encore avec la nuit et avec l’éclat des
bougies expirantes, reflétées dans la glace.
Marie, ainsi étendue sur moi, avait certaines parties du corps
dans la lumière, d’autres dans l’ombre ; elle s’était dérangée un peu, sa
tête était plus basse que ses seins ; le bras droit, le bras du bracelet,
pendait hors du lit et touchait presque le plancher ; il y avait sur la
table de nuit un bouquet de violettes dans un verre d’eau, j’étendis la
main, je le pris, je cassai le fil avec mes dents et je les respirai. La
chaleur de la veille, sans doute, ou bien le long temps depuis qu’elles
étaient cueillies, les avait fanées ; je leur trouvai une odeur exquise et
toute particulière, je humai, une à une leur parfum ; comme elles
étaient humides, je me les appliquai sur les yeux pour me refroidir, car
mon sang bouillait, et mes membres fatigués ressentaient comme une
brûlure au contact des draps. Alors, ne sachant que faire et ne voulant
pas l’éveiller car j’éprouvais un étrange plaisir à la voir dormir, je mis
doucement toutes les violettes sur la gorge de Marie ; bientôt elle en
fut toute couverte, et ces belles fleurs fanées, sous lesquelles elle
dormait, la symbolisèrent à mon esprit. Comme elles, en effet, malgré
leur fraîcheur enlevée, à cause de cela peut-être, elle m’envoyait un
parfum plus âcre et plus irritant ; le malheur, qui avait dû passer

4. Il s’agit d’un des fragments inédits que contient l’édition de Par les
champs et par les grèves, Charpentier, 1886. Voir coll. l’Intégrale, t. I,
p. 263-264.
446 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

dessus, la rendait belle de l’amertume que sa bouche conservait, même


en dormant, belle des deux rides qu’elle avait derrière le cou et que le
jour sans doute, elle cachait sous ses cheveux. À voir cette femme si
triste dans la volupté et dont les étreintes même avaient une joie
lugubre, je devinais mille passions terribles qui l’avaient dû sillonner
comme la foudre à en juger par les traces restées ; et puis sa vie devrait
me faire plaisir à entendre raconter, moi qui recherchais dans
l’existence humaine le côté sonore et vibrant, le monde des grandes
passions et des belles larmes.
À ce moment-là, elle s’éveilla, toutes les violettes
tombèrent, elle sourit, les yeux encore à demi fermés, en même temps
qu’elle étendait ses bras autour de mon cou et m’embrassait d’un long
baiser du matin, d’un baiser de colombe qui s’éveille.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

PROUST

1. Œuvres de Proust (éditions consultées)1


a. À la recherche du temps perdu
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 3 vol., 1954.
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 4 vol., 1987-1989 ; rééd. du
vol. 4 : 1995.
Collection Folio, Gallimard, 8 vol., 1988-1990.
Collection GF Flammarion, 10 vol., 1984-1987.
Albertine disparue, éd. intégrale, texte établi, présenté et annoté par
Jean Milly, Champion-Slatkine, 1992, rééd. GF, 2003.
Collection Bouquins, Robert Laffont, 3 vol., 1987.
Le Livre de Poche classique, 8 vol., 1992-1993.

b. Autres œuvres
Carnets, édition établie et présentée par Florence Callu et Antoine
Compagnon, Gallimard, 2002.
Correspondance générale de Marcel Proust, publiée par Robert
Proust et Paul Brach, La Palatine, Plon, 1930-1936, 6 vol.
Correspondance de Marcel Proust, établie par Philip Kolb, 21 vol.,
Plon, 1970-1993.
Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de
Essais et articles, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, 1971.

1. Le lieu d’édition n’est pas indiqué pour les ouvrages publiés à Paris.
448 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Jean Santeuil précédé de Les Plaisirs et les jours, Bibliothèque de La


Pléiade, Gallimard, 1971.
L’Affaire Lemoine, Pastiches, édition critique et génétique par Jean
Milly, Slatkine, Genève, rééd. 1994 (1ère éd. A. Colin, 1970).
L’Indifférent, préface de Philip Kolb, Gallimard, 1978.
Marcel Proust, Lettres, (1879-1922), éd. Françoise Leriche, Katherine
Kolb, Caroline Szylowicz, Virginie Greene, Plon, 2004.
Matinée chez la Princesse de Guermantes, Cahiers du Temps retrouvé,
éd. critique élaborée par Henri Bonnet en collaboration avec Bernard
Brun, Gallimard, 1982.
Sur Baudelaire, Flaubert et Morand, Préface d’Antoine Compagnon,
éd. Complexe, « Le regard littéraire », 1987.

2. Œuvres de Ruskin consultées


Complete works, Vol. VIII, The seven lamps of architecture, London,
George Allen, 1903.
La Bible d’Amiens, Traduction, Notes et Préface par Marcel Proust,
Mercure de France, 1904.
Les Pierres de Venise, Traduction de Mme Mathilde P. Crémieux,
Préface de Robert de La Sizeranne, Librairie Renouard, H. Laurens,
Éditeur, 1907.
Pages choisies, 2e éd., Hachette, 1909, avec une introduction de
Robert de La Sizeranne.
RUSKIN, John, PROUST, Marcel, Sésame et les Lys, précédé de
« Sur la lecture », Introduction d’Antoine Compagnon, éd. Complexe,
« Le regard littéraire », 1987.

3. Études critiques sur Proust


BARDÈCHE, Maurice, Marcel Proust romancier, 2 vol., Les Sept
Couleurs, 1971.
BARTHES, Roland, « Proust et les noms », Le Degré zéro de
l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, éd. du Seuil, Points,
1953 et 1972, p. 121-134.
BONNET, Henri, Marcel Proust, de 1907 à 1914, (avec une
bibliographie générale), Nizet, 2e éd. 1971 ; Bibliographie
complémentaire et une étude de Du côté de chez Swann, 1976.
BOUILLAGUET, Annick, Marcel Proust, Le jeu intertextuel, éd. du
Titre, diffuseur Nizet, 1990.
Bibliographie 449

BOUILLAGUET, Annick, Proust lecteur de Balzac et de Flaubert,


L’imitation cryptée, Préface de Brian G. Rogers, Champion, 2000.
BOYER, Philippe, Le petit pan de mur jaune, sur Proust, « Fiction &
Cie », essai / Seuil, 1987.
BRUN, Bernard, « Relecture du Carnet de 1908 », BIP n° 6, Automne
1977, p. 17-28.
BRUN, Bernard, « Brouillons des aubépines », Cahiers Marcel
Proust 12, Études proustiennes V, Gallimard, 1984, p. 215-304.
CHANTAL, René de, Marcel Proust, critique littéraire, tomes I et II,
Les Presses de l’Université de Montréal, 1967.
CHARDIN, Philippe, Proust ou le bonheur du petit personnage qui
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COMPAGNON, Antoine, La Seconde Main ou le Travail de la
citation, éd. du Seuil, 1979.
COMPAGNON, Antoine, La Troisième République des lettres, De
Flaubert à Proust, éd. du Seuil, 1983.
COMPAGNON, Antoine, Proust entre deux siècles, éd. du Seuil,
1989.
DEBRAY GENETTE, Raymonde, « Thème, figure, épisode : genèse
des aubépines », Recherche de Proust, éd. du Seuil, Points, 1980,
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DELEUZE, Gilles, Proust et les signes, PUF, 1964.
Dictionnaire Marcel Proust, publié sous la direction d’Annick
Bouillaguet et Brian G. Rogers, préface d’Antoine Compagnon,
Champion, 2004.
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EELLS, Emily, « Proust à sa manière », Littérature, Larousse,
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EELLS, Emily, Proust’s Cup of Tea, Homoeroticism and Victorian
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ERMAN, Michel, L’œil de Proust, Écriture et voyeurisme dans À la
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ERMAN, Michel, Marcel Proust, Fayard, 1994.
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de Montréal, 30-1, été 1994.
FRAISSE, Luc, L’Œuvre cathédrale, Proust et l’architecture
médiévale, Corti, 1990.
FRAISSE, Luc, L’Esthétique de Marcel Proust, SEDES, 1995.
450 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

GENETTE, Gérard, « Un de mes écrivains préférés », Poétique, XXI,


1990, p. 509-519.
GOUJON, Francine, « Les premières pages du Cahier 3 : une écriture
tâtonnante », BIP n° 19, 1988, p. 15-27.
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Proust à la lettre, Les intermittences de l’écriture, éd. Du Lérot,
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des Sciences Humaines, janv-mars 1952, p. 33-48.
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Recherche », BIP n° 23, 1992, p. 101-105.
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Recherche : modèle, carrefour et agent catalyseur », BIP n° 14, 1983,
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Livre de Poche, éd. Grasset & Fasquelle, 1988.
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tout Flaubert une seule belle métaphore” », Revue de Hiyoshi, Langue
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recherche du temps perdu », BMP n° 42, 1992, p. 29-42.
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proustien », BMP n° 43, 1993, p. 72-81.
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critique littéraire », BIP n° 22, 1991, p. 71-82.
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phantasmes d’orient », BMP 49, 1999, p. 55-69.
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recherche proustienne 2, Minard, 2001, p. 147-165.
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NATUREL, Mireille, « Proust and Flaubert : Intertextual pedagogy »,
Approaches to Teaching Proust’s Fiction and Criticism, edited by
Élyane Dezon-Jones and Inge Crosman Wimmers, MLA, USA, 2003,
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connaissance », Marcel Proust, Surprises de la Recherche, Textuel,
n° 45, Université Paris 7-Denis Diderot, 2004, p. 175-182.
PAINTER, George D., Marcel Proust, 1871-1922, Londres, 1959,
1965, 1989 pour le texte original ; Mercure de France, 1966, pour le
texte français et 1992 pour l’édition citée.
PEYTARD Jean, « Variations de l’écriture, ou la littérature comme
enseignement de la langue », Les cahiers de l’ASDIFLE, n° 3, Les
452 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

enseignements de la littérature, Actes des 7e rencontres, Janvier 1991,


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(trois rédactions d’un fragment de la version primitive de Combray) »,
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Combray », Cahiers Marcel Proust 7, Études proustiennes II,
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cartes, Préface de Philippe Berthier, Champion, 2000.
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TADIÉ, Jean-Yves, Proust et le roman, Bibliothèque des Idées,
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TADIÉ, Jean-Yves, Proust, Les dossiers Belfond, 1983.
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d’après des brouillons inédits, thèse de Paris IV, 1976.
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YOSHIKAWA, Kazuyoshi, « Marcel Proust en 1908 – Comment a-t-


il commencé à écrire À la recherche du temps perdu – », Études de
langue et littérature françaises, n° 22, Société Japonaise de Langue et
Littérature Françaises, Librairie-Éditeur Hakusuisha, Kanda, Tokyo,
Japon, mars 1973, p. 135-152.

FLAUBERT

1. Œuvres de Flaubert
a. Éditions récentes
Correspondance, La Pléiade, vol. I, II, III, Gallimard, 1973.
La Tentation de saint Antoine, éd. de Claudine Gothot-Mersch,
Gallimard, Folio, 1983.
L’Éducation sentimentale, GF Flammarion, 1985.
L’Éducation sentimentale, L’École des lettres / Seuil, 1993.
Madame Bovary, « Classiques Garnier », Bordas, 1990.
Madame Bovary, L’École des lettres / Seuil, 1992.
Madame Bovary, Présentation, notes et transcriptions de Pierre-Marc
de Biasi, Imprimerie nationale Éditions, 1994.
Œuvres complètes, La Pléiade, vol. I et II, Gallimard, 1951.
Œuvres complètes, coll. L’Intégrale, Le Seuil, 1964.
Trois Contes, L’École des lettres / Seuil, 1993.

b. Éditions contemporaines de l’œuvre de Proust


Correspondance entre George Sand et Gustave Flaubert, C. Lévy,
1904.
Lettres de Gustave Flaubert à George Sand, précédées d’une étude par
Guy de Maupassant, G. Charpentier, 1884.
Lettres à sa nièce Caroline, E. Fasquelle, 1906.
Œuvres complètes, édition L. Conard, 1910.

c. Éditions de Par les champs et par les grèves consultées


Par les champs et par les grèves, copie offerte à la Bibliothèque de
l’Institut par Maxime Du Camp, [chapitres impairs écrits par Gustave
Flaubert, chapitres pairs écrits par Maxime Du Camp] avril 1883,
556 p.
Par les champs et par les grèves, édition Charpentier, 1886.
454 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Par les champs et par les grèves, édition Quantin, Œuvres complètes,
vol. VI, Trois Contes suivis de Mélanges inédits, 1901.
Un Cœur simple suivi de La Légende de saint Julien l’Hospitalier et
de Par les champs et par les grèves, édition P. Lafitte, 1909.
Par les champs et par les grèves, Œuvres complètes, vol. 6, édition
Conard, 1910.
Par les champs et par les grèves de Gustave Flaubert et Maxime Du
Camp, édition critique de Adrianne J. Tooke, Textes Littéraires
Français, Droz, 1987.
Voyage en Bretagne, Par les champs et par les grèves, Présentation de
Maurice Nadeau, Le Regard Littéraire, Éditions Complexe, 1989.

d. Présentation d’éditions originales et d’inédits


Bibliographie de la France, Journal général de l’Imprimerie et de la
Librairie2, Paris, Au cercle de la Librairie, de l’Imprimerie, 117 bd St
Germain.
99e Année, 1910, IIe série, n° 46, 18 novembre 1910
Flaubert (G.) – Œuvres complètes. Correspondance 1ère série (1830 -
1850), Impr. nationale, libr. L. Conard, 1910 (28 octobre).
Flaubert (G.) – Œuvres complètes. Par les champs et par les grèves.
Pyrénées. Corse, Impr. nationale, libr. L. Conard, 1910 (28 octobre).
100e Année, 1911, IIe Série, n° 15, 14 avril 19113.
Flaubert (G.) – Œuvres de jeunesse inédites, II, 1839-1842. Œuvres
diverses. Novembre, Impr. nationale, libr. L. Conard, 1910 (9 février).
Flaubert (G.) – Œuvres de jeunesse inédites, III, 1845-1846,
L’Éducation sentimentale (version de 1845), Impr. nationale, libr.
L. Conard, 1910 (16 mars).
100e Année, 1911, IIe Série, n° 28, 14 juillet 1911.
Flaubert (G.) – Œuvres complètes de Gustave Flaubert,
Correspondance, 5e série : Lettres à sa nièce Caroline, Impr.
nationale, libr. L. Conard, 1910 (24 juin).

1. Nous ne faisons figurer que les œuvres dont la lecture par Proust pose un
problème de datation.
2. Curieusement, le volume Œuvres de jeunesse inédites, I, 183.-1838.
Œuvres diverses – Mémoires d’un fou, n’a pas été l’objet d’un dépôt légal à
la Bibliothèque Nationale. L’exemplaire possédé est un don. Il n’est pas
enregistré dans le catalogue. Ce volume n’est pas non plus enregistré dans le
catalogue de la Bibliographie de la France.
Bibliographie 455

BERTRAND, Louis, « Les Carnets de Gustave Flaubert », Revue des


Deux Mondes, 1910, IV.
BERTRAND, Louis, Gustave Flaubert, avec des fragments inédits,
Mercure de France, 1912.
BERTRAND, Louis, « La première Tentation de saint Antoine »,
Revue de Paris, 1er février 1908.
DESCHARMES, René, Flaubert, sa vie, son caractère et ses idées
avant 1857, Librairie des Amateurs, 1909.
DESCHARMES, René, Flaubert et ses éditeurs, Michel Lévy et
Georges Charpentier, Lettres inédites à Georges Charpentier, Revue
d’histoire littéraire de la France, Colin, avril-juin et juillet-
septembre 1911.
DESCHARMES, René, DUMESNIL, René, Autour de Flaubert,
Études historiques et documentaires, Mercure de France, 1912, 2 vol.;
éd. Slatkine, Genève, 2002.
FISCHER, Wilhelm-Eduard, Études sur Flaubert inédit, éd. Julius
Zeitler, Leipzig, 1908.
La Première Tentation de saint Antoine (1849-1856), œuvre inédite,
publiée par Louis Bertrand, E. Fasquelle, 1908.

2. Ouvrages et articles sur Flaubert


BOLLÈME, Geneviève, La Leçon de Flaubert, Les Lettres nouvelles,
Julliard, 1964.
CARDONNE, ARLYCK, Elisabeth, « Pièce montée et sorbets :
Flaubert et Proust », French Forum, January 1978, Lexington,
Kentucky, volume 3, number 1, p. 56-64.
DEBRAY GENETTE, Raymonde, Métamorphoses du récit, Autour
de Flaubert, Le Seuil, coll. Poétique, 1988.
DEBRAY GENETTE, Raymonde, « Génétique et poétique ; le cas
Flaubert », Essais de critique génétique, Flammarion, coll. Textes et
manuscrits, 1979, p. 23-67.
DURRY, Marie-Jeanne, Flaubert et ses projets inédits, Nizet, 1950.
FLAUBERT, Gustave, Carnets de travail, édition critique et génétique
établie par Pierre-Marc de Biasi, Balland, 1988.
FLAUBERT, Gustave, Un cœur simple, Corpus Flaubertianum I,
édition diplomatique et génétique des manuscrits, établie par Giovanni
Bonaccorso et al., Les Belles Lettres, 1983.
456 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

FLAUBERT, Gustave, Hérodias, Corpus Flaubertianum II, édition


diplomatique et génétique des manuscrits, t. 1, établie par Giovanni
Bonaccorso et al., Librairie Nizet, 1991.
FLAUBERT, Gustave, Préface à la vie d’écrivain ou Extraits de la
correspondance, Présentation et choix de Geneviève Bollème,
« Pierres vives », Seuil, 1963, rééd. coll. Le Don des langues, Seuil,
1990.
Flaubert à l’œuvre, Flammarion, coll. Textes et manuscrits, 1980.
L’Œuvre de l’œuvre, Études sur la correspondance de Flaubert, sous
la direction de Raymonde Debray Genette et Jacques Neefs, « Essais
et Savoirs », Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1993.
Flaubert savait-il écrire ? Une querelle grammaticale (1919-1921),
Textes réunis et présentés par Gilles Philippe, Ellug, Université
Stendhal, Grenoble, 2004.
GIRARD, René, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset,
1961, réédition Livre de Poche, collection Pluriel, 1978.
GOTHOT MERSCH, Claudine, La genèse de Madame Bovary, Corti,
1966, reprint Slatkine, 1980.
LECLERC, Yvan, « Proust, Flaubert : lectures », BMP, Hommage à
Henri Bonnet, n° 39, 1989, p. 127-143.
MITTERAND, Henri, « Flaubert : les jeux du regard » ; « Une
poétique de l’espace », dans L’illusion réaliste, De Balzac à Aragon,
PUF, 1994, p. 33-48, 49-67.
NATUREL, Mireille, « La mort de Madame Bovary, représentation et
significations », L’Information littéraire, nov-déc 1995, p. 10-13.
Plans et scénarios de Madame Bovary, édition critique d’Yvan
Leclerc, CNRS Éditions-Zulma, 1995.
REID, Martine, Flaubert correspondant, SEDES, 1995.
RICHARD, Jean-Pierre, Stendhal et Flaubert, Littérature et sensation,
éd. du Seuil, 1954.
SARTRE, Jean-Paul, L’Idiot de la famille, vol. 1-3, Gallimard, 1971.
SCHMID, Marion, Processes of Literary Creation : Flaubert and
Proust, Oxford, EHRC University of Oxford, 1998.
THIBAUDET, Albert, Gustave Flaubert, Gallimard, 1935.
Travail de Flaubert, Points, éd. du Seuil, 1983.
Bibliographie 457

ŒUVRES DIVERSES

DAUDET, Lucien, « Autour de soixante lettres de Marcel Proust »,


Les Cahiers Marcel Proust, n° 5, Gallimard, 1929.
FRANCE, Anatole, Le Lys rouge, Calmann-Lévy, 1894.
GONCOURT, Edmond et Jules de, Journal, Mémoires de la vie
littéraire, G. Charpentier et E. Fasquelle, 1887-1896, 9 vol.
SAINTE-BEUVE, Nouveaux lundis, Calmann-Lévy, 1897.
SAND, George, La Mare au diable, François le Champi, éd. Garnier
frères, rééd. 1962.

OUVRAGES ET ARTICLES
SUR LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE

1. Articles et ouvrages de référence


BIASI, Pierre-Marc de, « L’analyse des manuscrits et la genèse de
l’œuvre », Encyclopaedia Universalis, « Symposium », 1985 et 1989.
BELLEMIN-NOËL, Jean, Le texte et l’avant-texte, Larousse, 1972.
GRÉSILLON, Almuth, Éléments de critique génétique, Lire les
manuscrits modernes, PUF, 1994.
HAY, Louis, « Critiques de la critique génétique », Genesis, Enjeux
critiques, 6/94, p. 11-23.
Les Manuscrits des écrivains, CNRS éditions / Hachette, 1993.

2. Revues et collections
Bulletin de la Société des Amis de Marcel Proust, 1950-1988, puis
Bulletin Marcel Proust, 1989-, Société des Amis de Marcel Proust,
Illiers-Combray.
Bulletin d’Informations proustiennes, Presses de l’École normale
supérieure, 1975-1998 ; Éditions rue d’Ulm, 1999-.
Cahiers Marcel Proust / Études proustiennes, Gallimard, 1970-1987.
Études françaises, n° 28-1 : « Les leçons du manuscrit. Questions de
génétique textuelle », 1992 et n° 30-1 : « L’infini, l’inachevé », 1994,
Les Presses de l’Université de Montréal.
458 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Littérature, n° 28 : « Genèse du texte », 1977 ; n° 52 : « L’inconscient


dans l’avant texte », 1983 ; n° 80 : « Carnets, cahiers », 1990 ; n° 88 :
« Proust, éditions et lectures », 1992.
Genesis. Manuscrits-recherche-invention, Paris, Jean-Michel Place.

ARTICLES ET OUVRAGES GÉNÉRAUX


D’ANALYSE TEXTUELLE

AUERBACH Erich, Mimésis, la représentation de la réalité dans la


littérature occidentale, Bern, 1946, Gallimard, coll. Tel, 1968.
BARTHES, Raymond, Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux
essais critiques, éd. du Seuil, Points, 1953 et 1972.
BARTHES, Raymond, Le Plaisir du texte, éd. du Seuil, 1973.
CHARLES, Michel, Introduction à l’étude des textes, éd. du Seuil,
coll. Poétique, 1995.
DÄLLENBACH, Lucien, Le récit spéculaire, Essai sur la mise en
abyme, éd. du Seuil, coll. Poétique, 1977.
DERRIDA, Jacques, Mal d’Archive, Galilée, 1995.
GENETTE, Gérard, Figures II, III, éd. du Seuil, coll. Poétique, 1972.
GENETTE, Gérard, Palimpsestes, éd. du Seuil, coll. Poétique, 1982.
GENETTE, Gérard, Mimologiques, Voyage en Cratylie, éd. du Seuil,
coll. Poétique, 1976.
GENETTE, Gérard, Seuils, éd. du Seuil, coll. Poétique, 1987.
HAMON, Philippe, « Qu’est-ce qu’une description ? », Poétique,
n° 12, 1972, p. 465-485.
HAMON, Philippe, Introduction à l’analyse du descriptif, Hachette,
1981.
LEJEUNE, Philippe, Le Pacte autobiographique, éd. du Seuil, coll.
Poétique, 1975.
MILLY, Jean, Poétique des textes, Nathan Université, 1992.
MOLINIÉ, Georges, Éléments de stylistique française, PUF 1986,
2e éd. 1991.
TADIÉ, Jean-Yves, Le récit poétique, Gallimard, coll. Tel, 1994.
INDEX
Page laissée blanche intentionnellement
INDEX DES ŒUVRES
DE PROUST

—A—
Albertine disparue, 7, 113, 228, 246, 272, 282, 303, 329, 365, 368
À l’ombre des jeunes filles en fleurs, 7, 32, 58, 122, 169, 170, 172,
177, 179, 194, 253, 254, 261, 263, 282, 290, 292, 296, 323, 325,
347, 389, 405

—C—
Contre Sainte-Beuve, 7, 9, 11, 23, 76, 93, 95, 96, 97, 100, 107, 134,
157, 158, 197, 205, 220, 224, 229, 232, 246, 258, 266, 317, 318,
319, 321, 325, 328, 337, 341, 376, 377, 412
Correspondance, 7, 11, 21, 25, 27, 31, 32, 41, 42, 104, 289, 304, 327,
363
Côté de Guermantes (Le), 7, 34, 57, 143, 149, 150, 157, 249, 281,
292, 341, 342, 348, 400, 401, 408, 409

—D—
Du côté de chez Swann, 7, 23, 30, 32, 98, 107, 127, 128, 143, 169,
247, 296
- « Combray », 53, 113, 129, 133, 140, 148, 152, 155, 165, 173,
185, 190, 192, 193, 199, 206, 212, 216, 217, 223, 270, 319, 398, 409
- « Un amour de Swann », 97, 124, 170, 368, 372

—E—
Essais et articles, 204, 324, 342, 359

—I—
Indifférent (L’), 293, 295, 296

—J—
Jean Santeuil, 7, 11, 44, 45, 46, 48, 49, 51, 52, 53, 54, 56, 60, 61, 112,
117, 120, 185, 186, 204, 219, 222, 223, 234, 235, 241, 262, 263,
264, 288, 293, 302, 364, 365, 366, 371
462 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

—P—
Pastiches et mélanges, 32, 77, 87, 316, 396, 398
Plaisirs et les Jours (Les), 44, 63, 64, 66, 69, 184
Prisonnière (La), 7, 124, 149, 156, 247, 286, 300, 342, 343, 363, 364,
372, 373, 374, 375, 377, 379, 380, 382, 383, 384, 386, 399, 400

—S—
Sodome et Gomorrhe, 7, 209, 283, 300, 306, 401

—T—
Temps retrouvé (Le), 7, 9, 21, 73, 99, 113, 129, 143, 156, 177, 216,
217, 219, 225, 238, 239, 245, 247, 252, 254, 258, 278, 287, 290,
316, 317, 319, 320, 321, 336, 350, 351, 353, 356, 357, 377, 379,
399, 403
INDEX DES ŒUVRES
DE FLAUBERT

—B—
Bouvard et Pécuchet, 10, 26, 27, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72,
73, 74, 84, 271, 310, 412

—C—
Cœur simple (Un), 69, 82, 84, 91, 102, 118, 192, 203, 212, 213, 215,
221, 222, 225, 238, 239, 272, 317, 318, 348, 350, 353, 354, 360,
400
Correspondance, 12, 20, 21, 25, 37, 38, 261, 318, 412, 413
Correspondance Flaubert-Sand, 12, 20, 40, 98, 238, 338, 339

—E—
Éducation sentimentale (L’), 7, 11, 21, 27, 29, 30, 32, 35, 36, 38, 41,
49, 53, 55, 59, 69, 105, 106, 107, 114, 118, 127, 128, 136, 144, 159,
170, 171, 174, 183, 192, 211, 216, 220, 222, 282, 285, 290, 291,
302, 317, 319, 322, 327, 326, 328, 343, 367, 369, 370, 372, 375,
378, 389, 390

—H—
Hérodias, 204, 218, 322, 349, 358, 359, 361

—L—
Légende de saint Julien l’Hospitalier (La), 21, 22, 29, 69, 80, 105,
117, 198, 199, 204, 223, 227, 230, 231, 235, 239, 276, 316, 317,
318, 349, 356, 357, 360, 384
Lettres à sa nièce Caroline, 10, 12, 150, 316, 317, 318, 319, 341

—M—
Madame Bovary, 7, 22, 27, 28, 29, 32, 36, 69, 77, 84,87 91, 101, 116,
159, 191, 198, 222, 223, 231, 240, 261, 269, 270, 272, 276, 300,
302, 303, 309, 321, 329, 350, 352, 355, 359, 360, 364, 367, 372,
387, 390, 398
464 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Mémoires d’un fou, 11, 111, 112, 118, 122, 123, 125, 223, 370

—N—
Novembre, 11, 19, 50, 125, 364, 365, 366, 367, 369, 371, 374, 377

—P—
Par les champs et par les grèves, 11, 19, 20, 43, 47, 48, 49, 50, 51, 52,
53, 54, 58, 59, 61, 115, 183, 185, 191, 192, 211, 215, 291, 349, 364,
366
Préface aux Dernières chansons de Louis Bouilhet, 36, 50, 96

—S—
Salammbô, 23, 29, 58, 85, 86, 87, 88, 93, 105, 157, 158, 174, 185,
204, 238, 332, 340, 358, 359, 360, 376, 377, 380

—T—
Tentation de saint Antoine (La), 12, 19, 22, 23, 27, 29, 79, 149, 151,
152, 153, 158, 203, 256, 358, 360
Trois Contes, 21, 55, 82, 114, 117, 203, 204, 232, 235, 316, 348, 354,
360, 398, 400
INDEX DES NOMS D’ARTISTES
ET DE CRITIQUES

—B—
Balzac, 10, 20, 26, 28, 43, 71, 74, 75, 76, 77, 85, 91, 92, 96, 102, 148,
246, 248, 249, 251, 255, 256, 258, 261, 306, 318, 328, 337, 338,
371, 379, 388
Barbey d’Aurevilly, 10, 74, 124, 315, 381
Baudelaire, 10, 26, 28, 31, 33, 39, 96, 120, 158, 188, 191, 197, 198,
202, 203, 204, 205, 271, 272, 274, 275, 277, 284, 293, 326, 327,
332, 342, 412
Breughel, 149, 150, 151, 152, 153

—C—
Chateaubriand, 10, 38, 61, 92, 99, 101, 107, 412

—D—
Daudet, 21, 28, 30, 32, 35, 36, 37, 41, 262, 324, 325
Dostoïevski, 39, 240, 342, 343
Du Camp, 49, 50, 349, 374
Dumas, 71, 323, 325

—F—
France, 62, 63, 72, 211, 372, 405, 406, 412

—G—
Giraudoux, 342, 401, 402, 403
Goncourt (les), 9, 21, 30, 32, 76, 77, 85, 99, 107, 258, 287, 316, 317,
319, 320, 321, 325

—H—
Hahn, 27, 29, 30, 45, 46, 47, 49, 53, 63, 66, 271, 319
Hugo, 74, 89, 112
466 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

—L—
Leconte de Lisle, 72, 105, 184, 185, 197, 198,199, 202, 205, 273, 328,
331, 332

—M—
Mérimée, 74, 325, 325, 327
Monet, 129, 161, 177, 179, 193, 195, 296
Morand, 33, 39, 342
Moreau (Gustave), 204, 205, 218, 224, 359, 360
Musset, 31, 112, 199, 266, 324, 331

—N—
Nerval, 10, 96, 107, 108, 224, 412

—R—
Renan, 29, 76, 211, 333, 336
Renoir, 105, 403
Rivière, 32, 33, 34, 37, 35, 36, 37, 38, 39, 169, 247, 327, 342, 363,
364, 381
Ruskin, 139, 143, 144, 145, 146, 147, 153, 155, 159, 165, 167, 193,
211, 223, 254, 320, 328, 329, 331, 354, 355, 356, 357, 359, 395,
412

—S—
Sainte-Beuve, 10, 11, 12, 23, 28, 29, 33, 38, 39, 59, 74, 76, 77, 85, 86,
87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 95, 96, 97, 100, 103, 104, 106, 107, 108,
203, 204, 277, 283, 287, 315, 316, 317, 319, 323, 324, 325, 326,
327, 357, 411
Sand, 20, 40, 71, 98, 129, 130, 238, 239, 240, 266, 327, 332, 336, 337,
338, 339, 341, 408, 412
Stendhal, 20, 107

—T—
Thibaudet, 12, 33, 34, 35, 38, 40, 41, 75, 86, 104, 107, 108, 341

—V—
Vermeer, 399
Index 467

—W—
Wagner, 31, 320, 323, 336, 406
Watteau, 173, 285, 290, 292, 293, 294, 295, 296, 297
Whistler, 28, 55, 61, 62, 179, 360

—Z—
Zola, 21, 67, 74, 89, 91, 310
INDEX DES NOMS
DE LIEUX ET DE PERSONNAGES

—A—
Albertine, 58, 114, 115, 119, 120, 123, 124, 139, 174, 223, 282, 283,
344, 370, 372, 373, 374, 380, 381, 382, 383, 384, 385, 387, 388,
389, 391, 392, 393, 394, 395, 396, 400
Arnoux, 30, 106, 118, 119, 120, 122, 123, 132, 136, 137, 138, 142,
172, 173, 174, 175, 177, 178, 201, 282, 285, 286, 290, 291, 319,
323, 329, 333, 367, 369, 370, 375, 389, 413

—B—
Balbec, 48, 52, 57, 61, 62, 115, 118, 253, 257, 261, 262, 264, 269,
271, 275, 276, 277, 278, 281, 282, 283, 289, 344, 357, 358, 385,
358, 385, 399, 408
Bergotte, 10, 97, 98, 143, 144, 162, 179, 199, 206, 211, 274, 326, 331,
347, 357, 365, 376, 380, 385, 398, 399, 400, 401, 403, 404, 405,
407, 408, 411
Bloch, 199, 326, 331, 347, 365
Bovary (Charles), 140, 142, 157, 221, 222, 271, 302, 311, 360
Bovary (Emma), 27, 28, 83, 84, 99, 101, 115, 116, 119, 120, 122, 170,
223, 242, 261, 269, 270, 280, 281, 301, 309, 343, 354, 367, 387,
388, 390, 391, 392, 403, 404, 409, 413
Bretagne, 11, 12, 27, 43, 44, 45, 47, 49, 52, 58, 117, 241, 348

—C—
Charlus, 68, 245, 252, 286, 301, 305, 306, 311, 322, 383
Combray, 22, 48, 52, 53, 58, 99, 114, 115, 129, 133, 158, 159, 160,
166, 186, 186, 207, 217, 228, 229, 230, 231, 233, 235, 236, 240,
241, 264, 265, 266, 267, 274, 275, 331, 336, 347, 356, 378, 384,
399, 405, 406
Cottard, 300, 302, 304, 305, 306, 307, 308, 309, 311

—E—
Elstir, 185, 204, 289, 290, 291, 292, 372, 373, 376, 377, 378, 408
Index 469

—F—
Félicité, 52, 56, 83, 117, 203, 212, 213, 219, 222, 225, 226, 227, 228,
229, 238, 239, 240, 241, 242, 318, 353, 354, 355, 404
Françoise, 86, 169, 200, 212, 213, 214, 215, 217, 219, 220, 223, 224,
225, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 236, 237, 238,
239, 240, 255, 270, 273, 366, 371, 372, 376, 377, 378, 384, 396,
404, 412

—J—
Julien, 86, 117, 204, 212, 223, 230, 231, 232, 235, 239, 316, 318, 349,
360

—L—
Léonie (Tante), 212, 214, 219, 223, 229, 234, 240, 319, 355
Louise, 59, 114, 125, 127, 128, 130, 132, 138, 139, 140, 142, 183,
192, 194, 216, 261, 279, 356

—M—
Maman, 131, 135, 224, 234, 266, 317, 319, 337, 338, 344, 412, 418
Maria, 118, 119, 120, 122, 123, 124, 125, 132, 139, 171, 223, 370
Mathilde (Princesse), 320, 323, 324, 325, 326
Martinville, 385, 396, 397, 398
Montjouvain, 151, 210, 235, 283, 316, 333, 334, 356, 389, 412
Moreau (Frédéric), 27, 128, 204, 205, 216, 218, 221, 224, 286, 322,
328, 333, 359, 360, 367, 390
Morel, 49, 286, 299, 300, 301, 302, 306, 308, 310, 311, 323, 368

—N—
Normandie, 12, 62, 117, 125, 190, 278, 320, 376, 396

—P—
Paris, parisien, 10, 19, 21, 45, 47, 87, 88, 71, 77, 92, 96, 106, 128,
130, 143, 192, 216, 236, 249, 250, 252, 256, 279, 288, 305, 333,
363, 387, 394

—Q—
Quimperlé, 48, 50, 51, 56, 57, 59, 211
470 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

—R—
Rosanette, 170, 172, 285, 286, 290, 295, 367, 368, 370, 378, 413

—S—
Saint-Loup (Robert), 150, 244, 245, 246, 249, 252, 253, 254, 255,
256, 257, 258, 292, 368
Swann (Charles), 58, 60, 98, 124, 135, 143, 170, 173, 176, 178, 228,
264, 323, 324, 331, 344, 365, 369, 370, 382, 393
Swann (Gilberte), 58, 113, 114, 115, 123, 125, 127, 128, 130, 133,
134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 159, 162, 166, 167,
173, 174, 176, 194, 201, 206, 210, 216, 217, 223, 240, 250, 255,
258, 282, 283, 356, 368, 374, 384, 389
Swann (Odette), 106, 124, 169, 170, 171, 173, 174, 175, 176, 177,
178, 179, 290, 296, 344, 368, 369, 370, 371, 405

—T—
Théodore, 53, 114, 212, 213, 214, 215, 217, 218, 219, 220, 222, 223,
225, 238, 240, 241, 255, 383

—V—
Venise, 97, 272, 303, 329, 354, 357, 393
Verdurin, 21, 124, 300, 301, 304, 305, 308, 320, 321, 374, 375, 381,
383, 384, 387, 393
Vinteuil, 283, 285, 316, 380, 381, 385, 412
Vivonne, 60, 113, 129, 335
INDEX DES OBJETS ET DES MOTIFS

—A—
aubépine(s), 51, 55, 97, 99, 115, 116, 127, 129, 130, 131, 133, 135,
139, 142, 155, 156, 159, 166, 167, 183, 184, 186, 188, 189, 194,
195, 228, 292, 356, 357, 377
autel, 55, 187, 201, 202, 208, 217, 230, 231, 232, 233, 236, 354, 355,
356
azur, 54, 60, 115, 119, 127, 141, 206, 254, 353, 355, 358

—B—
barque, 52, 54, 60, 62, 113, 132, 184, 190, 191, 192, 207, 215, 348,
350, 352, 364, 367, 373, 375

—C—
capote, 130, 131, 132, 134, 135, 173, 201, 376
chambre, 58, 69, 70, 113, 115, 117, 118, 123, 124, 125, 173, 200, 201,
202, 204, 213, 226, 231, 262, 263, 265, 266, 267, 268, 274, 317,
319, 353, 355, 377, 396
cloche (r) : 54, 55, 56, 78, 79, 80, 83, 145, 197, 205, 206, 210, 228,
273, 277, 378, 385, 396, 397, 398, 399, 406
coquelicot, 113, 115, 156, 183, 184, 185, 187, 188, 189, 190, 191,
192, 193, 194, 195, 356
coquillage, 56, 59, 347, 348, 349, 350, 392
coquille, 31, 37, 56, 115, 116, 204, 347, 348, 349, 350, 392
couleur, 51, 54, 55, 58, 60, 62, 100, 113, 120, 124, 127, 128, 130, 131,
134, 135, 136, 139, 140, 141, 142, 145, 146, 147, 148, 149, 152,
153, 154, 156, 158, 159, 160, 161, 162, 165, 166, 175, 177, 178,
184, 185, 186, 189, 190, 192, 201, 202, 203, 205, 216, 229, 230,
231, 233, 236, 237, 251, 256, 257, 267, 274, 275, 277, 278, 279,
280, 286, 287, 294, 320, 335, 349, 350, 352, 356, 357, 358, 359,
360, 367, 371, 372, 377, 378, 381, 394, 404
472 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

—F—
fenêtre, 54, 78, 79, 80, 89, 124, 155, 172, 200, 229, 237, 261, 262,
263, 265, 266, 267, 269, 273, 274, 275, 276, 277, 278, 279, 280,
283, 284, 303, 360, 373
fleur(s), 13, 21, 29, 53, 54, 55, 58, 59, 60, 75, 78, 84, 102, 115, 116,
129, 130, 132, 133, 134, 135, 139, 140, 142, 143, 144, 145, 147,
148, 149, 153, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164,
165, 166, 167, 169, 170, 173, 174, 175, 176, 177, 183, 184, 185,
186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 194, 195, 202, 206, 212,
213, 216, 228, 293, 321, 326, 331, 332, 347, 349, 354, 356, 358,
360, 371, 373, 376, 377, 379, 396, 398, 406

—G—
glace(s), 263, 347, 376, 382, 384, 385, 386, 387, 388, 389, 390, 391,
392, 393, 394, 395, 396, 397, 398

—M—
madeleine/Madeleine, 44, 45, 63, 116, 293, 347, 348, 349, 351, 390,
391, 392.
mer, 52, 54, 55, 62, 84, 115, 125, 133, 183, 184, 185, 186, 188, 189,
190, 191, 193, 194, 200, 201, 207, 254, 262, 263, 265, 266, 267,
268, 269, 271, 273, 274, 275, 277, 278, 280, 303, 320, 321, 358,
373, 380, 390, 392

—P—
paon, 185, 256, 257, 286, 356, 358, 359, 360
papillon, 133, 134, 254, 255, 293, 295, 360, 361
phrase, 20, 28, 30, 33, 36, 37, 40, 41, 66, 69, 70, 71, 78, 79, 80, 83,
84, 86, 87, 90, 93, 95, 98, 100, 101, 102, 103, 106, 108, 112, 113,
114, 117, 118, 121, 129, 132, 137, 140, 155, 158, 174, 185, 187,
192, 194, 201, 205, 206, 207, 208, 209, 210, 214, 215, 217, 233,
235, 245, 247, 248, 249, 252, 253, 261, 262, 268, 271, 280, 282,
285, 292, 307, 317, 320, 322, 332, 336, 341, 343, 344, 348, 352,
354, 357, 358, 360, 368, 369, 372, 373, 375, 378, 380, 381, 385,
390, 391, 397, 399, 402, 404, 407, 408, 413
pierre(s), 51, 96, 136, 139, 146, 153, 205, 213, 214, 239, 254, 357,
359, 360
Index 473

—S—
soleil, 48, 53, 55, 59, 105, 113, 115, 116, 119, 128, 140, 150, 152,
155, 156, 159, 185, 189, 192, 193, 197, 200, 201, 202, 203, 204,
205, 206, 207, 208, 209, 210, 217, 218, 221, 232, 254, 266, 267,
270, 271, 272, 273, 274, 275, 277, 283, 335, 350, 352, 353, 359,
375, 376, 378, 384

—V—
violettes, 13, 75, 84, 143, 144, 145, 153, 157, 159, 160, 161, 162, 163,
164, 166, 173, 174, 175, 177, 216, 221, 325, 331, 347, 371, 372,
373, 375, 376, 377, 378, 379, 385, 406
vitrail, vitraux, 10, 22, 52, 56, 96, 219, 229, 230, 231, 232, 234, 235,
236, 237, 239, 241, 269, 275, 276
voiles, 61, 130, 131, 132, 134, 142, 173, 174, 184, 185, 187, 189, 207,
266, 348
INDEX THÉMATIQUE

—A—
amour, 49, 64, 65, 83, 84, 97, 114, 120, 121, 123, 124, 125, 127, 130,
132, 136, 141, 142, 145, 157, 158, 162, 170, 171, 172, 173, 185,
192, 222, 228, 229, 240, 272, 293, 301, 306, 319, 329, 332, 333,
334, 338, 344, 345, 365, 366, 368, 369, 370, 372, 383, 385

—C—
contemplation, 51, 52, 55, 115, 124, 133, 165, 193, 278, 323, 356, 390
création, 9, 13, 48, 52, 76, 90, 96, 97, 98, 101, 106, 112, 141, 147,
157, 160, 174, 194, 217, 219, 220, 238, 240, 241, 242, 277, 296,
300, 313, 320, 329, 336, 337, 347, 348, 351, 352, 356, 363, 379,
381, 383, 384, 385, 394, 396, 399, 401, 403, 405, 408, 409, 412,
413
critique littéraire, 9, 10, 11, 13, 20, 26, 28, 29, 32, 36, 37, 40, 41, 42,
67, 72, 74, 76, 77, 85, 86, 92, 93, 96, 97, 103, 104, 106, 197, 215,
217, 219, 224, 241, 271, 273, 293, 307, 310, 316, 320, 327, 328,
339, 341, 342, 381, 385, 403, 405, 406, 408, 409, 411

—D—
discours, 11, 75, 78, 82, 83, 97, 101, 102, 103, 104, 108, 214, 221,
228, 248, 264, 279, 280, 296, 304, 311, 351, 368, 389, 394, 395,
396

—E—
écriture, réécriture, 10, 13, 14, 15, 23, 24, 26, 35, 36, 47, 49, 54, 67,
73, 75, 78, 84, 88, 93, 96, 97, 98, 103, 106, 108, 134, 159, 163, 164,
166, 194, 198, 199, 202, 209, 210, 220, 226, 242, 246, 294, 295,
310, 311, 334, 337, 351, 365, 367, 375, 377, 378, 379, 385, 387,
393, 394, 405, 406, 409

—I—
image, 13, 16, 49, 56, 58, 60, 62, 74, 83, 101, 129, 134, 138, 140, 141,
143, 145, 147, 154, 160, 161, 162, 171, 173, 187, 190, 193, 197,
Index 475

198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 207, 208, 209, 214, 215, 217,
218, 231, 254, 262, 273, 275, 281, 282, 287, 296, 299, 302, 303,
309, 317, 326, 327, 331, 349, 353, 355, 357, 358, 377, 378, 384,
389, 411, 412
impression, 32, 51, 77, 79, 80, 92, 105, 107, 111, 112, 118, 127, 133,
141, 142, 146, 147, 156, 198, 201, 202, 254, 262, 275, 301, 309,
328, 333, 335, 336, 353, 357, 380, 396, 397, 405
impressionnisme, 53, 88, 173, 177, 179, 201, 204, 287, 296, 360, 378,
413

—L—
lecture, 11, 12, 27, 43, 47, 48, 51, 52, 58, 59, 61, 62, 71, 107, 117,
134, 143, 148, 149, 152, 158, 159, 161, 164, 165, 166, 191, 197,
198, 221, 226, 249, 267, 273, 276, 283, 291, 299, 300, 301, 309,
317, 318, 334, 336, 338, 377, 405, 408

—M—
mondanité, 64, 67, 71, 324, 412
musique, 63, 64, 65, 66, 71, 97, 98, 107, 122, 195, 272, 277, 310, 320,
323, 350, 353, 354, 367, 380, 381, 385, 390
mysticisme, 242, 356, 404, 413

—O—
objet, 56, 60, 84, 101, 142, 199, 239, 263, 276, 286, 334, 348, 381,
391, 392, 402, 423
onomastique, 48, 59, 220, 238, 242, 308, 370, 412

—P—
pastiche, 9, 10, 15, 21, 26, 27, 28, 29, 31, 32, 33, 41, 61, 63, 64, 68,
70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 80, 81, 85, 86, 87, 88, 89, 91, 92,
93, 98, 99, 104, 106, 144, 210, 216, 223, 224, 272, 273, 277, 279,
280, 283, 285, 287, 292, 293, 294, 295, 296, 310, 316, 320, 327,
328, 333, 342, 364, 378, 384, 387, 388, 389, 390, 392, 394, 395,
396, 398, 402, 403
peinture, 48, 53, 56, 100, 106, 122, 129, 172, 178, 179, 204, 218, 258,
286, 287, 291, 293, 296, 297, 322, 367, 378, 406, 408
476 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

portrait, 27, 58, 63, 64, 66, 71, 84, 106, 128, 129, 135, 139, 140, 141,
142, 169, 170, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 224, 241, 245,
246, 252, 253, 254, 255, 256, 257, 258, 285, 286, 287, 288, 289,
290, 291, 292, 293, 294, 295, 296, 299, 324

—R—
religion, 145, 201, 222, 228, 229, 354, 403
rencontre, 105, 112, 114, 118, 121, 122, 123, 127, 128, 130, 131, 132,
136, 137, 138, 139, 140, 159, 167, 173, 174, 183, 194, 206, 210,
216, 223, 286, 320, 323, 324, 326, 356, 360, 365, 366, 367, 369,
371, 376, 384
rythme, 13, 28, 54, 80, 106, 132, 158, 174, 175, 185, 199, 208, 253,
336, 338, 339, 340, 375, 380, 404, 406, 407, 411, 413

—S—
sadisme, 86, 210, 212, 227, 316, 317, 356, 384, 394
sensualité, 55, 56, 83, 139, 349, 353, 356, 371, 390, 391, 392, 395
société, 71, 130, 256, 301
souvenir, 22, 45, 51, 52, 53, 61, 81, 82, 83, 84, 116, 117, 118, 120,
124, 125, 127, 128, 132, 136, 138, 140, 141, 151, 153, 155, 166,
167, 177, 203, 211, 216, 217, 219, 256, 265, 266, 272, 273, 275,
291, 300, 316, 322, 328, 329, 334, 341, 344, 351, 354, 358, 369,
374, 377, 389, 391, 408, 413
style, 5, 11, 13, 20, 21, 33, 34, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 54, 67, 68, 69,
70, 71, 72, 73, 75, 77, 80, 82, 83, 84, 85, 86, 96, 97, 100, 101, 102,
103, 104, 105, 106, 112, 114, 150, 173, 198, 199, 206, 217, 222,
235, 280, 282, 287, 289, 300, 309, 327, 332, 337, 338, 340, 341,
342, 364, 367, 370, 389, 395, 398, 399, 402, 405, 411, 413

—T—
temps, temporalité, 13, 14, 33, 34, 41, 42, 45, 48, 50, 65, 69, 70, 79,
80, 81, 84, 89, 91, 93, 101, 105, 106, 107, 108, 112, 114, 116, 133,
134, 140, 145, 148, 152, 154, 155, 156, 165, 169, 171, 175, 177,
179, 184, 193, 194, 205, 206, 209, 213, 217, 220, 224, 225, 230,
239, 246, 252, 265, 267, 268, 274, 281, 282, 285, 288, 290, 296,
300, 301, 307, 310, 323, 326, 329, 331, 340, 344, 347, 351, 352,
366, 369, 371, 373, 379, 382, 383, 391, 394, 402, 403, 411, 413
Index 477

- contemporain, 20, 24, 27, 68, 70, 103, 204, 217, 293, 323, 325,
326, 377, 407
- longtemps, 10, 36, 40, 50, 61, 73, 119, 127, 133, 134, 141, 143,
179, 300, 331
- printemps, 63, 101, 115, 116, 144, 145, 336
INDEX DES AVANT-TEXTES1

Les Plaisirs et les jours (N. a. fr. 16612-16613-16614), 65, 73

Jean Santeuil (N. a. fr. 16615-16616), 45, 60, 121, 186

Pastiches et mélanges (N. a. fr. 16632-16633), 78, 85, 87

Contre Sainte-Beuve (fin 1908-1909)


Carnet 1 (N. a. fr. 16637), 10, 23, 76, 117, 124, 148, 149, 150, 156,
224, 315, 316, 319, 341, 351, 381
Cahier 3 (N. a. fr. 16643), 75, 117, 149, 150, 151, 153, 154
Cahier 5 (N. a. fr. 16645), 167, 224, 226, 228, 234
Cahier 1 (N. a. fr. 16641), 118
Cahier 4 (N. a. fr. 16644), 131, 132, 134, 139, 153, 155, 157, 158,
159, 161, 277, 376, 377
Cahier 36 (N. a. fr. 16676), 57, 58, 59
Cahier 7 (N. a. fr. 16647), 205, 223, 229, 230, 236
Cahier 6 (N. a. fr. 16646), 377

Reprise et développement (1909-1911)


Cahier 8 (N. a. fr. 16648), 223, 232, 234, 235, 240, 266, 336, 337
Cahier 10 (N. a. fr. 16650), 235, 338, 339
Cahier 12 (N. a. fr. 16652), 58, 122, 134, 135, 137, 139, 188, 190,
191, 193, 194, 264, 265
Cahier 26 (N. a. fr. 16666), 58, 158, 165, 166, 210, 266, 273, 274,
331, 333, 334, 335
Cahier 27 (N. a. fr. 16667), 374
Cahier 29 (N. a. fr. 16669), 50, 61, 75, 94, 95, 97, 98, 159, 274, 328,
357, 380, 405, 406, 408
Cahier 64 (N. a. fr. 18314), 122, 133, 135, 199, 205, 217, 273, 274,
275, 276, 281, 328
Cahier 14 (N. a. fr. 16654), 129, 139, 140, 332, 406
Cahier 30 (N. a. fr. 16670), 111, 355
Cahier 11 (N. a. fr. 16651), 189, 193, 398

1. Nous suivons le classement proposé par Florence Callu dans l’édition de la


Pléiade : « Le Fonds Proust de la Bibliothèque nationale ».
479 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Cahier 68 (N. a. fr. 18318), 140, 159, 189, 190, 192, 193, 194, 206
Cahier 19 (N. a. fr. 16659), 368
« Proust 21 » (fragments autographes),
(N. a. fr. 16703), 170, 175, 176, 370, 392

Dactylographies de 1909-1911 (« Combray »)


Premier jeu (appelé « Deuxième dactylographie »), (N. a. fr. 16733),
141, 163, 207, 240, 339, 392, 398
Deuxième jeu (appelé « Première dactylographie »), (N. a. fr. 16730),
164, 334, 339

En vue de la publication des premiers volumes


Épreuves (cinq jeux) de Du côté de chez Swann (N. a. fr. 16755-
16758), 214, 239
Dactylographie de « Noms de pays », (N. a. fr. 16735), 170, 173, 175,
177, 347
Reliquat des dactylographies « première partie », (N. a. fr. 16752),
235, 240, 339

Brouillons de « la dernière partie »


Cahier 58 (N. a. fr. 16698), 336, 351, 353, 357
Cahier 57 (N. a. fr. 16697), 238, 336, 354, 356
Cahier 48 (N. a. fr. 16688), 377
Cahier 50 (N. a. fr. 16690), 377

Brouillons des derniers volumes (1915)


Cahier 53 (N. a. fr. 16693), 343
Cahier 55 (N. a. fr. 16695), 343, 344, 375

Cahiers de mise au net


(La Prisonnière, Albertine disparue, Le Temps retrouvé)
Cahier X (N. a. fr. 16617), 374
Cahier XI (N. a. fr. 16618), 344, 374, 375, 384, 385
Cahier XV (N. a. fr. 16722), 244, 247, 250

Cahiers d’addition (1917-1922)


Cahier 6 (N. a. fr. 16701), 377
Cahier 60 (N. a. fr. 16700), 401
Cahier 62 (N. a. fr. 16702), 399
Index 480

Cahier 59 (N. a. fr. 16699), 253, 254, 255, 342, 400

Dactylographies de La Prisonnière

Première dactylographie (N. a. fr. 16742-16743), 373, 385


Troisième dactylographie (N. a. fr. 16745-16746), 375, 385, 386, 393,
400
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION 9

Première Partie
PROUST LECTEUR ET CRITIQUE DE FLAUBERT 17
I. L’ACTUALITÉ DE FLAUBERT DANS LES ANNÉES 1910 19
1. Les études de René Descharmes 19
2. Louis Bertrand : un précurseur de la critique génétique 22

II. LA CORRESPONDANCE DE PROUST 25


1. Généralités 25
2. Une identification affective (1894-1908) 26
3. Un sujet de critique littéraire et une cause à défendre
(1908-1914) 28
4. La publication de l’article de 1920 : enjeux 32
5. Un combat épistolaire (1920-1922) 37

III. PROUST LECTEUR DE PAR LES CHAMPS


ET PAR LES GRÈVES 43
1. La lecture de cette œuvre : problèmes de datation 43
2. Les différentes versions de l’œuvre 48
3. La Bretagne et Jean Santeuil 51
4. Intertextualité avec la Recherche : des motifs récurrents 55

IV. LES PASTICHES 63


1. « Mondanité et mélomanie de Bouvard et Pécuchet » 63
2. « L’Affaire Lemoine par Gustave Flaubert » et « Critique
du roman de M. Gustave Flaubert sur L’“Affaire Lemoine”
par Sainte-Beuve, dans son feuilleton du Constitutionnel » 74
Table des matières 482

V. « À PROPOS DU “STYLE” DE FLAUBERT »


ET SON AVANT-TEXTE 95
1. « À ajouter à Flaubert » : une énigme 95
2. « À propos du “style” de Flaubert » : un article de
critique littéraire et son précieux manuscrit 104

Deuxième Partie
« LES FEMMES » DU NARRATEUR 109

I. LES MÉTAMORPHOSES DE
MARIE-MARIA-ALBERTINE 111
1. Mémoires d’un fou : une œuvre de jeunesse de Flaubert 111
2. Souvenirs d’enfance 112
3. La rencontre du narrateur avec Maria 118

II. GILBERTE ET LOUISE : DE L’OBSERVATION


À L’IMPRESSION 127
1. La rencontre de Frédéric et de Louise dans
L’Éducation sentimentale 127
2. La rencontre du héros-narrateur et de Gilberte 130
3. Portrait et réflexion esthétique 142

III. LA DUCHESSE DE GUERMANTES


ET LES FLEURS EN GRAPPES 143
1. « Le Printemps dans le Jura » de Ruskin 144
2. Breughel dans le Carnet 1 et La Tentation de
saint Antoine 149
3. Évolution du motif dans les avant-textes 153

IV. L’APPARITION DE MME SWANN ET CELLE


DE MME ARNOUX 169
1. Un impératif éditorial 169
2. Odette de Crécy et les catleyas 170
3. Mme Swann, avenue du Bois : un portrait flaubertien 174
483 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

Troisième Partie
MOTIFS POÉTIQUES 181

I. LE COQUELICOT DE COMBRAY 183


1. Ses antécédents flaubertiens et proustiens 183
2. Ses métamorphoses dans l’avant-texte de la Recherche 188
3. Sa symbolique 190

II. LE SOLEIL-OSTENSOIR 197


1. Baudelaire, Flaubert et Leconte de Lisle 197
2. La fenêtre-tabernacle 200
3. Le porche de Saint-André-des-champs 207

III. LE VITRAIL DE L’ÉGLISE DE COMBRAY 219


1. Une intertextualité onomastique 220
2. Les origines de Françoise dans le Cahier 5 224
3. Le vitrail, Françoise et les poulets 229
4. Françoise, Théodore et la création 238

IV. ROBERT DE SAINT-LOUP, OISEAU LUMINEUX 245


1. Quand stylistique et génétique se rencontrent… 245
2. Une hésitation éditoriale 246
3. La paperole : unité narrative et génétique 250
4. Intratextualité et autotextualité 253
5. Une intertextualité double 255

Quatrième Partie
DU SOCIAL ET DE L’ESTHÉTIQUE 259

I. LE GRAND-HÔTEL DE BALBEC 261


1. Un hôtel de commis-voyageurs 264
2. La fenêtre ou une lecture du monde 273
3. La représentation sociale 278

II. MISS SACRIPANT ET LE DANSEUR-PASTICHEUR 285


1. Du portrait de Proust à celui de Miss Sacripant 288
2. Le portrait du danseur-pasticheur 292
Table des matières 484

III. LA PARTIE D’ÉCARTÉ 299


1. Impressions de lecture 301
2. Confirmations génétiques 304

Cinquième Partie
LA CRÉATION LITTÉRAIRE 313

I. LA PRÉSENCE MYSTÉRIEUSE DE FLAUBERT


DANS L’ŒUVRE DE PROUST 315
1. Le Carnet 1 dit Carnet de 1908 315
2. Les occurrences de « Flaubert » dans À la recherche
du temps perdu 319
3. Flaubert et la Princesse Mathilde 323
4. « À propos de Flaubert » et « À propos de Baudelaire » 326
5. Flaubert et Ruskin 328

II. LES DISPARITIONS DE FLAUBERT 331


1. Réflexions sur la littérature et découverte de Bergotte 331
2. « Zut, zut, zut, zut » 333
3. Le baiser du soir et ses références littéraires 336
4. La conversation littéraire avec Albertine 342
5. Références à la phrase de Flaubert 343

III. LES EXPÉRIENCES DE RÉSURRECTION


DU PASSÉ 347
1. Du coquillage à la coquille 347
2. Le bruit du marteau et la question du réalisme 350
3. Le pavé mal équarri et la vision d’azur 353
4. La serviette, l’océan et le paon 357

IV. MISE EN ABYME DE LA CRÉATION LITTÉRAIRE 363


1. « La regarder dormir » et son hypotexte flaubertien 363
2. La représentation de la création littéraire dans
La Prisonnière 379
3. Les glaces d’Albertine : pastiche et intertextualité 387
4. La mort de la grand-mère et celle de Bergotte 399

CONCLUSION 411
485 Proust et Flaubert : un secret d’écriture

ANNEXES 415
I. Le Carnet de 1908 417
II. Correspondance de Marcel Proust 419
III. Extrait de Novembre 445

BIBLIOGRAPHIE 447

INDEX 459
I. Index des œuvres de Proust 461
II. Index des œuvres de Flaubert 463
III. Index des noms d’artistes et de critiques 465
IV. Index des noms de lieux et de personnages 468
V. Index des objets et des motifs 471
VI. Index thématique 474
VII. Index des avant-textes 478

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