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Introduction au Droit constitutionnel

Professeurs : Jean-Louis Iten / Maxime Tourbe

TRAVAUX DIRIGES (1ER SEMESTRE)

LICENCE I (L 1)

Année universitaire 2016-2017


Université Paris 8

Introduction au Droit constitutionnel


(Semestre I)

Séance de travaux dirigés n° 1 : Présentation et méthodologie

Présentation du programme et des règles du jeu

− Séance n° 2 : La Constitution
− Séance n° 3 : La justice constitutionnelle
− Séance n° 4 : L’État
− Séance n° 5 : La participation au pouvoir
− Séance n° 6 : La séparation des pouvoirs et la classification des régimes politiques
− Séance n° 7 : Galop d'essai
− Séance n° 8 : Les États-Unis d’Amérique
− Séance n° 9 : Le Royaume-Uni
− Séance n° 10 : Aperçu d'histoire constitutionnelle française : la consécration de la
République

Explications méthodologiques :

− La préparation de la séance
− La dissertation
− Le commentaire de texte ou de jurisprudence

Documents joints :

− Méthodologie de la dissertation
− Méthodologie du commentaire (Marie-Anne Cohendet, Méthodes de travail – Droit public,
Montchrestien, 3e éd., 1998, pp. 153-159)
− Indications bibliographiques
− Tableau synthétique : l'histoire constitutionnelle française

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Indications bibliographiques (non exhaustives)

• Manuels
ARDANT PH. et MATHIEU B., Institutions politiques et droit constitutionnel, LGDJ, 28e éd., 2016
BARANGER D., Le droit constitutionnel, PUF, coll. « Que sais-je ? », 6e éd., 2013
CHANTEBOUT B., Droit constitutionnel, Sirey, 32e éd., 2015
CONSTANTINESCO V. et PIERRÉ-CAPS S., Droit constitutionnel, PUF, 7e éd., 2016
DUHAMEL O. et TUSSEAU G., Droit constitutionnel et institutions politiques, Seuil, 4e éd., 2016
FAVOREU L. et al., Droit constitutionnel, Dalloz, 19e éd., 2016
GICQUEL J. et GICQUEL J.-E., Droit constitutionnel et institutions politiques, Montchrestien, 30e
éd., 2016
PACTET P., MÉLIN-SOUCRAMANIEN F., Droit constitutionnel, Sirey, 35e éd., 2016
HAMON F. et TROPER M., Droit constitutionnel, LGDJ, 37e éd., 2016
ROUVILLOIS F., Droit constitutionnel, 2 t. (1. Fondements et pratiques, 4e éd., 2015 ; 2. La Ve
République, 5e éd. à paraître, 2016), Flammarion
TURPIN D., Droit constitutionnel, PUF, 2e éd., 2007

• Traité
CHAGNOLLAUD D. et TROPER M., Traité international de droit constitutionnel, Dalloz, 3 t.
- t. 1 : Théorie de la Constitution, 2012
- t. 2 : Distribution des pouvoirs, 2012
- t. 3 : Suprématie de la Constitution, 2012

• Histoire constitutionnelle
MORABITO M., Histoire constitutionnelle de la France (1789-1958), Montchrestien, 14e éd., 2016

• Droit constitutionnel comparé


LAUVAUX PH., LE DIVELLEC A., Les grandes démocraties contemporaines, PUF, 4e éd., 2015
MÉNY Y. et SUREL Y., Politique comparée. Les démocraties, Montchrestien, 8e éd., 2009

• Textes constitutionnels
BOUDON J. et RIALS S., Textes constitutionnels étrangers, PUF, coll. « Que sais-je ? », 15e éd.,
2015
GODECHOT J., Les Constitutions de la France depuis 1789 (accompagnées chacune d’une
présentation contextualisée), Flammarion, 2006
RIALS S., Textes constitutionnels français, PUF, coll. « Que sais-je ? », 27e éd., 2015

14
• Dictionnaires et lexiques
ALLAND D. et RIALS S. (DIR.), Dictionnaire de la culture juridique (v. spécialement les entrées
« Constitution et droit constitutionnel » et « Constitutionnalisme »), PUF, 2003
AVRIL P. et GICQUEL J., Lexique de droit constitutionnel, PUF, coll. « Que sais-je ? », 4e éd., 2013
DE VILLIERS M. et LE DIVELLEC A., Dictionnaire du droit constitutionnel, Sirey, 10e éd., 2015
MBONGO P., HERVOUËT F., SANTULLI C. (DIR.), Dictionnaire encyclopédique de l’État, Berger-
Levrault, 2014
MÉNY Y. et DUHAMEL O. (DIR.), Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992

• Ressources électroniques
- Sites officiels : Présidence de la République, Premier ministre, Assemblée nationale, Sénat,
Conseil constitutionnel (qui contient de nombreux dossiers, liens, textes constitutionnels français et
étrangers), mais aussi Commission européenne pour la démocratie par le droit (dite « Commission
de Venise »)
- Autres sites : v. notamment Jus Politicum. Revue de droit politique (revue en ligne)

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Université Paris 8

Introduction au Droit constitutionnel


(Semestre I)

Séance de travaux dirigés n° 2 : La Constitution

Document n° 1. Kelsen, H., Théorie pure du droit, trad. par Ch. Eisenmann,
Dalloz, 1962, pp. 299-302 (extraits).

Document n° 2. Prélot, M., Boulouis, J., Institutions politiques et droit


constitutionnel, Dalloz, 1990, pp. 28-37 (extraits).

Document n° 3. Mény, Y., « Constitutionnalisme », dans Y. Mény, O. Duhamel,


dir., Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, pp. 212-213 (extraits).

Document n° 4. Beaud, O., « Constitution et constitutionnalisme », dans P.


Raynaud, S. Rials, dir., Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 1996, pp. 117-
126 (extraits).

Document n° 5. « Constitution », dans De Villiers M., Le Divellec A.,


Dictionnaire du droit constitutionnel, Sirey, 10e éd., 2015, pp. 73-78.

Document n° 6. Constitution du 3 septembre 1791 (extraits).

Dissertation : La Constitution, norme juridique

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Document n° 1. Kelsen, H., Théorie pure du droit, trad. par Ch.
Eisenmann, Dalloz, 1962, pp. 299-302 (extraits).

« […]. Dans les développements précédents, on a déjà évoqué à mainte reprise cette particularité
que présente le droit de régler lui-même sa propre création. On peut distinguer deux modalités
différentes de ce règlement. Parfois, il porte uniquement sur la procédure : des normes
déterminent exclusivement la procédure selon laquelle d’autres normes devront être créées.
Parfois, il va plus loin et porte également sur le fond : des normes déterminent – jusqu’à un certain
point – le contenu, le fond d’autres normes dont elles prévoient la création. On a déjà analysé le
rapport entre les normes qui réglementent la création d’autres normes et ces autres normes : en
accord avec le caractère dynamique de l’unité des ordres juridiques, une norme est valable si et
parce qu’elle a été créée d’une certaine façon, celle que détermine une autre norme ; cette
dernière constitue ainsi le fondement immédiat de la validité de la première. Pour exprimer la
relation en question, on peut utiliser l’image spatiale de la hiérarchie, du rapport de supériorité-
subordination : la norme qui règle la création est la norme supérieure, la norme créée
conformément à ses dispositions est la norme inférieure. L’ordre juridique n’est pas un système de
normes juridiques placées toutes au même rang, mais un édifice à plusieurs étages superposés, une
pyramide ou hiérarchie formée (pour ainsi dire) d’un certain nombre d’étages ou couches de
normes juridiques. Son unité résulte de la connexion entre éléments qui découle du fait que la
validité d’une norme qui est créée conformément à une autre norme repose sur celle-ci ; qu’à son
tour, la création de cette dernière a été elle aussi réglée par d’autres, qui constituent à leur tour le
fondement de sa validité ; et cette démarche régressive débouche finalement sur la norme
fondamentale – norme supposée. La norme fondamentale hypothétique – en ce sens – est par
conséquent le fondement de validité suprême, qui fonde et scelle l’unité de ce système de création.
Commençons par raisonner uniquement sur les ordres juridiques étatiques. Si l’on s’en tient aux
seules normes positives, le degré suprême de ces ordres est formé par leur Constitution. Il faut
entendre ici ce terme en un sens matériel ; où il se définit : la norme positive ou les normes
positives qui règlent la création des normes juridiques générales. La Constitution ainsi entendue
peut être créée soit par la voie de coutume, soit par un acte ayant cet objet et ayant pour auteurs
un individu ou plusieurs individus, autrement dit : par acte de législation. Dans le second cas, elle est
toujours consignée dans un document ; pour cette raison, on l’appelle une Constitution ‘écrite’ ;
alors que la Constitution coutumière est une Constitution non-écrite. Il se peut aussi qu’une
Constitution au sens matériel se compose pour partie de normes légiférées et écrites, pour partie
de normes coutumières et non-écrites. Il est également possible que les normes d’une
Constitution créée coutumièrement soient codifiées à un moment donné ; si cette codification est
l’oeuvre d’un organe de création du droit et a par suite un caractère obligatoire, la Constitution
née coutumière devient une Constitution écrite.
Le terme Constitution est pris aussi en un sens formel : la Constitution au sens formel est
un document qualifié de Constitution, qui – en tant que Constitution écrite – contient non
seulement des normes qui règlent la création des normes juridiques générales, c’est-à-dire la
législation, mais également des normes qui se rapportent à d’autres objets politiquement
importants, et, en outre, des dispositions aux termes desquelles les normes contenues dans ce
document ne peuvent pas être abrogées ou modifiées de la même façon que les lois ordinaires,
mais seulement par une procédure particulière, à des conditions de difficulté accrue. Ces
dispositions représentent la forme constitutionnelle ; en tant que forme, cette forme
constitutionnelle peut recevoir n’importe quel contenu, et elle sert en première ligne à stabiliser
les normes que l’on a appelées la Constitution matérielle, et qui sont la base positive de l’ensemble
de l’ordre juridique étatique ».

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Document n° 2. Prélot, M., Boulouis, J., Institutions politiques et droit
constitutionnel, Dalloz, 1990, pp. 28-37 (extraits).

« […] Dans le langage courant, on parle de la ‘constitution’ d’un être humain ou de celle de la
matière. Si nous transposons cette notion dans le domaine des sciences sociales, nous
constaterons aisément que chaque groupe, à partir du moment où il se différencie, possède une
organisation déterminée, c’est-à-dire une certaine constitution. Celle-ci est embryonnaire ou plus
ou moins développée, mais partout elle existe. Restreindre à la seule société politique cette notion
de constitution, c’est jeter les esprits dans une première incertitude, sinon dans une première
erreur. Il y a du droit constitutionnel en deçà et au-delà de l’Etat.
En deçà de l’Etat, il existe une constitution de la famille. L’expression est courante chez les
sociologues. Elle doit sa vogue à Le Play, mais l’idée est beaucoup plus ancienne ; elle se trouve déjà
chez Bodin. Malgré la résistance de beaucoup de juristes, dominés par les traditions individualistes
du code napoléonien, sa notion n’a pas cessé de s’imposer à l’esprit. Il en va de même pour les
sociétés commerciales, notamment pour les sociétés anonymes. Sur ce point, les spécialistes eux-
mêmes ont souligné les analogies. Par exemple, Thaller a comparé à plusieurs reprises l’assemblée
générale des sociétés anonymes au pouvoir délibérant dans le droit constitutionnel politique ; de
même, Bourcart a insisté sur la correspondance profonde entre les différentes structures des
sociétés commerciales et les diverses constitutions des Etats. Dans le droit du travail, on constate
pareillement qu’il n’existe pas seulement, entre l’entreprise et ses membres, le lien d’un droit
contractuel, mais les obligations d’un droit constitutionnel.
Au-delà de l’Etat, l’Eglise catholique et d’autres sociétés religieuses possèdent un droit
constitutionnel dont la mise en relief est plus aisée encore. Les beaux travaux de Léo Moulin ont
montré l’influence exercée jadis par les constitutions des ordres religieux sur les constitutions
politiques. Le déroulement de Vatican II a montré le concile réinventant peu à peu les règles de la
procédure parlementaire qu’il avait d’abord cru pouvoir dédaigner. La communauté universelle du
droit des gens elle-même repose, ainsi que les collectivités internationales plus étroitement
intégrées, sur un ensemble de règles constitutives essentielles. Georges Scelle s’est
particulièrement attaché à mettre en lumière l’existence et les caractères de ce droit
constitutionnel international.
Ainsi, chaque discipline juridique connaît-elle un droit ‘constitutionnel’, produit de la
fonction organisatrice du milieu qu’elle a vocation à régir et qui se distingue d’un droit ‘relationnel’
correspondant à la fonction régulatrice des relations qui se développent dans ce milieu ainsi
organisé […]. A s’en tenir toujours à la logique des termes, le droit public constitutionnel couvre
un très vaste domaine. Il englobe l’ensemble des règles qui fondent l’Etat dans son existence, en
déterminent les formes, lui procurent ses structures et son organisation. Or, un Etat n’est pas
constitué lorsque le statut de l’autorité politique y est seul fixé. Il ne le devient qu’à partir du
moment où, par le statut des nationaux, est circonscrite la collectivité humaine dont il est
l’expression, déterminée l’organisation administrative, établie la justice.
Cette extension du droit constitutionnel à toute la contexture de l’Etat n’est pas, comme
on l’a objecté, une vue de l’esprit ou une simple opinion. Elle correspond au contraire à une réalité
sociologique que confirme le droit positif. Sociologiquement, il existe, en effet, des affinités étroites,
des correspondances fondamentales, une solidarité institutionnelle inévitable entre la
détermination de la collectivité nationale, l’organisation politique, les structures administratives, le
statut de la justice […]. Cette conception large du droit public constitutionnel est confirmée par le
droit positif tel qu’il résulte du texte des constitutions elles-mêmes […].
De nature contingente, la conception qui résulte […] pour le droit constitutionnel de sa
réduction au droit constitutionnel politique apparaît proprement arbitraire. Elle ne correspond, ni à

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la notion d’un droit constitutionnel défini par opposition au droit relationnel, ni à la notion d’un
droit propre aux phénomènes politiques par opposition aux phénomènes qui, quoique collectifs et
publics, n’auraient pas, s’il en existe, ce caractère ; ni même à celle d’un droit dont l’objet et
l’étendue seraient tout simplement déterminés par le texte juridique dénommé constitution et qui
en est la source, sinon exclusive, du moins principale. Si force est donc d’admettre que la
conception du droit dit constitutionnel est de pure convention, il est d’autant plus nécessaire d’en
marquer les faiblesses et les insuffisances […]. Il paraît indéniable que l’ensemble des normes qui
informent l’organisation de l’Etat, qu’il s’agisse des organes gouvernementaux, administratifs ou
juridictionnels, constitue une catégorie spécifique, tant du point de vue de leur objet même, que de
celui de la technique juridique en ce qui concerne la nature des règles et les conséquences qui s’en
déduisent quant à leur qualification, leur interprétation et leur application […]. Mais la conception
d’un droit constitutionnel opposé au droit relationnel a l’inconvénient d’exclure rationnellement du
premier l’étude des normes constitutives de tout système politique. Il en est tout d’abord ainsi de
celles, proprement relationnelles, qui, dans le cadre de la séparation des pouvoirs, régissent les
rapports des organes entre lesquels est répartie l’autorité politique, et qui, servant de fondement à
la classification classique des systèmes de gouvernement, ne sauraient, en tant que telles, être
exclues du droit ‘constitutionnel’ dont elles forment d’ailleurs l’une des parties les plus
importantes […] ».

Document n° 3. Mény, Y., « Constitutionnalisme », dans Y. Mény, O.


Duhamel, dir., Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, pp. 212-213
(extraits).

L’expression, d’un usage relativement récent en France (tout au moins dans sa signification
actuelle), reprend l’usage du terme ‘constitutionalism’ aux Etats-Unis et de ses synonymes allemand
ou italien. Elle traduit l’acception à la fois juridique et politique de la supériorité de la Constitution
sur toute autre norme. Politiquement, le constitutionnalisme signifie que la loi fondamentale est la
traduction du pacte social conclu entre toutes les composantes du pays. Parce qu’elle incarne
l’adhésion de l’immense majorité des éléments du corps social, la Constitution bénéficie d’une
légitimité érigée en mythe sacralisé. C’est particulièrement vrai aux Etats-Unis où la Constitution
(qui commence symboliquement par ‘We, the people…’) est l’un des éléments – peu nombreux –
autour desquels se rassemble toute la nation américaine. Ce fut le cas encore dans la nouvelle
République fédérale d’Allemagne où les menaces extérieures firent toutefois insérer des mesures
de sauvegarde contre les ennemis de la Constitution. De même en Italie, à l’exclusion de l’extrême
droite et de l’extrême gauche, toute la classe politique, du PCI à la Démocratie chrétienne, s’est
rassemblée (au sein de ce que l’on a appelé de façon imagée ‘l’arc constitutionnel’) dans une
commune dévotion à la Constitution de la Première République. Chez ces précurseurs ou ces
tard-venus à la démocratie, la Constitution représente le point d’ancrage et le dénominateur
commun […].
Mais le constitutionnalisme ne se réduit pas à l’adhésion diffuse au texte constitutionnel ou
à ce qui en tient lieu (par exemple, les conventions et autres règles traditionnelles qui en Grande-
Bretagne servent de substitut à une constitution écrite inexistante). Encore faut-il que la
suprématie déclarée de la Constitution soit juridiquement garantie. Le ‘constitutionnalisme’ est
devenu réalité tangible aux Etats-Unis à partir du moment où la Cour suprême s’est affirmée le
gardien vigilant de la suprématie de la Constitution non seulement à l’égard des lois fédérales mais
aussi des Constitutions d’Etats. Evolution plus lente et difficile qu’on ne le croit puisqu’il en coûta
une guerre civile et qu’en 1955 encore la plénitude des droits civiques proclamés par les
amendements à la Constitution n’était pas assurée à de nombreux citoyens (noirs) du Sud. En
Allemagne et en Italie, ce sont également les cours constitutionnelles qui ont permis au

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constitutionnalisme de s’enraciner. Faut-il rappeler que l’évolution des esprits en France eût pu
être fragile et précaire si la transformation du rôle du Conseil constitutionnel n’avait permis
d’affirmer pleinement la supériorité de la loi fondamentale. Bien qu’en principe, le
constitutionnalisme ne soit pas en contradiction avec la théorie de la souveraineté populaire, du
moins s’oppose-t-il à la forme que celle-ci a prise en France, c’est-à-dire l’omnipotence
parlementaire. Il n’y a pas de constitutionnalisme possible là où l’on peut affirmer ‘que vous avez
juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire’. Le constitutionnalisme
aujourd’hui en France s’exprime en revanche avec éclat dans la formule qu’utilise le Conseil
constitutionnel : ‘la loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution’ ».

Document n° 4. Beaud, O., « Constitution et constitutionnalisme »,


dans P. Raynaud, S. Rials, dir., Dictionnaire de philosophie politique,
PUF, 1996, pp. 117-126 (extraits).

À l’origine, le terme de constitution, qui vient du latin constitutio, renvoie aussi bien à la
médecine (où il décrit l’idée d’état, d’ordre ou d’organisation d’un tout) qu’au droit où il désigne à
la fois un ensemble de textes pontificaux ou monastiques et une sorte d’acte authentique. De
même, il peut renvoyer à la fois tant au corps d’un individu (‘la constitution humaine’) qu’à un
corps social ou abstrait. La riche polysémie du terme lui a permis un usage très extensif. Quant au
concept de constitution, il est traversé par une opposition radicale entre deux conceptions qu’on
appellera respectivement institutionnelle (Bobbio) et normative.
Selon la conception institutionnelle ou ‘organique’, la constitution est ‘l’ordre’ politique ou
le ‘principe premier de l’unité politique ou de l’ordre politique’ (Fioravanti). En tant qu’organisation,
elle règle l’action et la vie de l’Etat tout comme la constitution règle la vie et le mouvement du
corps physique. D’où il résulte que tout Etat a une constitution, ‘car tout ce qui existe a une
manière d’existence, bonne ou mauvaise, conforme ou non à la raison’ (P. Rossi). Très souvent, cette
conception de la constitution est attachée à une pensée politique antilibérale car cette primauté de
l’ordre politique – du Tout – suppose d’admettre une (ou des) autorité(s) capable(s) de créer et de
maintenir un tel ordre. La constitution est alors ce qui permet de conserver l’unité d’un peuple
face aux forces centrifuges (internes à l’Etat ou externes) qui la menacent de manière permanente
[…]. En revanche, la conception normative perçoit la constitution comme une loi fondamentale,
c’est-à-dire comme une norme juridique suprême. Elle correspond au courant de la pensée
politique qui, remontant à Locke et passant par Constant jusqu’à Rawls, envisage la constitution
comme une technique de limitation du pouvoir destinée à garantir la liberté de l’individu.
Le concept de constitutionnalisme n’est pas moins plurivoque que celui de constitution.
Dans son acception la plus large (lato sensu), il décrit la ‘technique consistant à établir et à
maintenir des freins effectifs à l’action politique et étatique’ (C. J. Friedrich). Ainsi défini, le
constitutionnalisme condenserait deux idées essentielles et anciennes de la philosophie politique :
d’abord, la promotion d’un gouvernement limité, et, ensuite, le gouvernement de la loi qui se serait
substitué au gouvernement des hommes. Ainsi permettrait-il de rendre compte de la limitation tant
du pouvoir de la Cité (‘constitutionnalisme ancien’) que du pouvoir de la royauté par un droit
coutumier (‘constitutionnalisme médiéval’). En revanche, dans son acception plus restreinte (stricto
sensu), le constitutionnalisme désigne certes l’idée de limitation du pouvoir politique, mais ce
pouvoir politique est uniquement l’Etat moderne. Le constitutionnalisme fait en effet partie
intégrante de la philosophie de la démocratie libérale qui présuppose une distinction entre la
sphère privée ou sociale et la sphère publique et politique, c’est-à-dire entre l’Etat et la société
civile, distinction inconnue des anciens modes de pensée constitutionnalistes ».

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Seule sera ici retenue l’acception stricto sensu de constitutionnalisme parce que le
constitutionnalisme ancien ou médiéval est devenu obsolète depuis la naissance de la souveraineté
et de l’Etat moderne. Le constitutionnalisme postule l’existence d’un ensemble de règles
intangibles formant ce qu’on appelle la ‘constitution’. Mais, contrairement à ce qu’affirme Mac
Ilwain, l’apparition de l’Etat moderne (qui est souverain) a totalement déclassé le
constitutionnalisme médiéval dans la mesure où la souveraineté met à la disposition du Souverain
le droit non étatique – le droit coutumier par exemple. En d’autres termes, l’Etat souverain peut
modifier tout le droit positif (donc les règles coutumières formant la ‘constitution’) au gré de sa
volonté, de la raison politique. Ce constat n’invalide cependant pas l’idée d’un constitutionnalisme
moderne pour la simple raison que celui-ci se développera à l’intérieur de l’Etat, par une sorte de
processus d’involution. La souveraineté de l’Etat est donc impliquée dans le concept de
constitutionnalisme moderne. Ce dernier vise à limiter cette puissance de l’Etat au moyen de
règles ‘intangibles’ appelées constitutionnelles et qui sont hors de portée des gouvernants. Plus
précisément, la naissance de la constitution moderne témoigne de l’effort visant à soustraire une partie
du droit positif à la volonté des gouvernants en faveur de la défense des droits des citoyens. Le
constitutionnalisme est inséparable de l’idée du trust – propre à Locke, son premier théoricien –
selon laquelle le peuple (la community), devenu souverain, investit des gouvernants de la confiance
et les contrôle afin que les droits des citoyens soient respectés. Ainsi, inscrits dans la relation entre
droits de l’homme et souveraineté du peuple, le constitutionnalisme obéit au programme lockien :
‘le peuple a […] proclamé les limites de la ‘prérogative’ royale dans des domaines où cela lui a semblé
nécessaire’ (Second traité, § 162). Historiquement, son triomphe signifie d’abord et avant tout le
recul de la ‘prérogative’ royale, c’est-à-dire du pouvoir absolu du monarque. On peut donc dire
que, depuis Locke, l’opposition cardinale en matière politique passe entre le pouvoir absolu, qualifié
d’arbitraire, et le pouvoir limité, qualifié de constitutionnel. Dans un Etat constitutionnel, les
gouvernants sont liés par le droit qui les protège contre les abus du pouvoir. Le
constitutionnalisme peut s’accommoder de la monarchie et donner naissance à ce qu’on a appelé
la ‘monarchie limitée’ (S. Rials) dans le cas français et qu’on appelle généralement ‘monarchie
constitutionnelle’. La question de la forme du gouvernement (monarchique ou démocratique) est
donc reléguée au second plan par les principes et techniques du constitutionnalisme.
Toutefois, si le constitutionnalisme procède indubitablement de la philosophie politique
libérale, sa spécificité provient du fait que la limitation du pouvoir politique qu’il poursuit est
réalisée au moyen du droit, au moyen de la constitution conçue comme juridique. De ce point de
vue, il se distingue autant du constitutionnalisme grec (constitution-ordre) que du
constitutionnalisme médiéval (constitution coutumière). Comme le droit moderne lui-même tend
vers la norme juridique, le constitutionnalisme moderne tend lui aussi vers la constitution-norme,
ainsi que l’indiquent les définitions courantes de la constitution. Celle-ci, prise dans son acception
usuelle (c’est-à-dire normative) ‘se caractérise par la prétention à régir de manière globale et
unique, par une loi supérieure à toutes les autres normes, le pouvoir politique dans sa formation et
ses modes d’exercice (D. Grimm). De cette définition découlent quatre grandes caractéristiques de
la constitution-norme.
Selon la première, elle règle et organise la dévolution et le fonctionnement des pouvoirs
publics de l’Etat. Elle habilite les gouvernants à agir en fixant et donc en délimitant leurs pouvoirs
qui deviennent des compétences. Juridiquement, elle est davantage un acte d’habilitation qu’un
commandement. Le second trait de la constitution est de protéger les droits de l’individu contre
les abus potentiels du pouvoir. Telle est sa première dimension spécifiquement libérale en ce qu’elle
relie la problématique des droits naturels de l’homme avec l’idée de limitation du pouvoir des
gouvernants. Selon sa troisième caractéristique, la constitution vise à limiter l’exercice du pouvoir
et garantit cette limitation en organisant une séparation des pouvoirs, c’est-à-dire une division des
fonctions exercées par les pouvoirs actifs de l’Etat. On sait que l’article 16 de la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen de 1789 résume ces deux derniers traits en énonçant que ‘toute

22
société, dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs
déterminée, n’a point de constitution’. Enfin, la dernière marque de la constitution moderne est
d’être, formellement, une loi suprême, supérieure aux autres normes juridiques, condensée dans un
seul document. Sauf dans certains pays, notamment le Royaume-Uni et Israël, la constitution est
une loi écrite, une sorte de code constitutionnel (G. Stourzh) ».

Document n° 5. « Constitution », dans De Villiers M., Le Divellec A.,


Dictionnaire du droit constitutionnel, Sirey, 10e éd., 2015, pp. 73-78.

La notion qui a donné son nom à la discipline du « droit constitutionnel » est polysémique et peut
être appréhendée de diverses manières, qu'il convient d'utiliser de concert.

1. Constitution descriptive

Historiquement, en premier lieu, la Constitution a d'abord désigné un certain état de fait, un


ensemble d'agencements et de relations par lesquels s'exerçait une domination au sein d'une
collectivité humaine quelconque. De ce point de vue, il n'y a pas de société, grande ou petite,
publique ou privée, qui n'ait une forme d'organisation de son autorité interne (par exemple, la
manière dont ses dirigeants accèdent au pouvoir). On sait ainsi ce que les techniques
constitutionnelles et électorales doivent aux pratiques très anciennes des ordres religieux.
Essentiellement descriptive, cette notion renvoyait à un certain type d'ordre au sein d'un corps
politique. De toutes les sociétés, celle qui a donné ses lettres de noblesse au droit constitutionnel
est la société politique organisée sous la forme de l’État moderne, apparu en Europe à partir du
XVIe siècle. La Constitution apparaît alors comme la façon dont l’État est effectivement gouverné.
On peut, par extension, qualifier la constitution ainsi comprise de « système politique » ou encore
de « constitution réelle ».

2. Constitution normative

Dans une deuxième approche, la Constitution renvoie à l'idée de contrainte, d'obligation. Elle ne
désigne plus exclusivement un état de fait mais un certain ordre qui doit être, qui est censé se
produire (même si cela ne correspond pas tout à fait à la réalité). Elle fait alors plus intimement
corps avec l'idée de droit, de normativité. Ainsi comprise, la Constitution est un ensemble de
règles, principalement (mais non exclusivement) juridiques, écrites ou non, qui prétendent poser un
certain type d'organisation politique, énoncer des principes la structurant, créer ou reconnaître des
institutions, prescrire des obligations et des procédures. Cette conception repose en grande partie
sur l'idée de volonté. Cette idée permet d'imputer le caractère obligatoire d'une Constitution.
Cette volonté peut être très évanescente ou très implicite, notamment lorsque la Constitution est
vue comme un legs de l'histoire.
Ainsi pour une constitution dite « coutumière » comme celle de la Grande-Bretagne : œuvre du
temps, façonnée par les traditions, elle n'en comporte pas moins des aspects contraignants pour les
gouvernants (qu'il s'agisse de lois écrites votées par le Parlement, ou bien de coutumes, c'est-à-dire
de véritables règles de droit mais non écrites, auxquelles il faut ajouter les « conventions de la
constitution », c'est-à-dire des règles politiques précisant la façon dont les organes doivent exercer
leurs compétences. Au contraire, la volonté peut être plus explicite et exprimée de façon
solennelle. Il était ainsi fréquent, jadis, que la constitution d'un État repose sur un pacte ou un
contrat (par exemple, entre le monarque et le peuple ou ses représentants). À l'époque moderne,
la constitution est le plus souvent réputée être l'expression de la volonté unique d'un souverain
(ainsi notamment de monarques qui, au XIXe siècle, ont octroyé un texte constitutionnel ; de

23
même, en démocratie, le peuple est réputé avoir « voulu » la constitution), que l'on peut appeler le
pouvoir constituant.

3. Constitution écrite

Divers courants de pensée (notamment le protestantisme, le rationalisme et une certaine pensée


démocratique) ont convergé, à partir du XVIe siècle, pour privilégier la mise sous forme écrite des
règles constitutionnelles auxquelles on souhaitait donner un caractère obligatoire.
L'expérience américaine est ici particulièrement importante : elle a développé l'idée qu'une
constitution devait être écrite et même consignée dans un document solennel. C'est ainsi que dès
leur fondation au XVIIe siècle, les colonies d'Amérique du Nord puis, en 1787, les États-Unis
d'Amérique eux-mêmes, se dotent de constitutions écrites. À partir de 1789, cette idée est reprise
en France et va progressivement gagner la plus grande partie de l'Europe puis du reste du monde
aux siècles suivants. Aujourd'hui, dans chaque État, de très nombreuses règles constitutionnelles
sont écrites. Mais elles n'épuisent pas le sens de la Constitution.

4. Constitution matérielle et constitution formelle

• Au sens matériel, c'est-à-dire envisagée sous l'angle de sa matière, de son contenu, la


constitution désigne l'ensemble des règles juridiques selon lesquelles les gouvernants
exercent l'autorité au nom de l'État. Il est délicat de déterminer très précisément le
périmètre d'une constitution matérielle. On considère généralement qu'elle inclut les règles
gouvernant les institutions politiques ainsi que, dans l'esprit du constitutionnalisme libéral
moderne, les droits et libertés essentiels reconnus aux individus (droits de l'Homme, droits
fondamentaux). Ces règles peuvent avoir un statut très différent : être écrites ou non, avoir
une valeur juridique différenciée (certaines seront juridiquement supérieures à d'autres).
Tout État moderne possède une constitution au sens matériel.
• Au sens formel (c'est-à-dire envisagée sous l'angle de sa forme), en revanche, la constitution
désigne un acte écrit consigné dans un document solennel unique (la Constitution fédérale
américaine et la Constitution française actuelle en sont deux exemples ; en revanche, la
Constitution du Royaume-Uni n'est pas formelle car si elle comporte, elle aussi, quelques
textes écrits, ils ne sont pas rassemblés dans un document unique et l'essentiel des règles
de droit constitutionnel britannique sont coutumières ou conventionnelles). Ce document
peut porter des noms divers : « constitution », « charte », comme en France en 1814,
« statut », ou encore « loi fondamentale » comme en Allemagne depuis 1949. Certains cas
sont moins nets : ainsi, la « Constitution » de la IIIe République se composait de trois « lois »
(écrites) distinctes, l'une « relative à l'organisation des pouvoirs publics », une autre
« relative à l'organisation du Sénat », la dernière « sur les rapports entre pouvoirs publics ».
De même, Israël ne possède pas un document unique appelé constitution mais plusieurs
« lois fondamentales » écrites adoptées à des dates différentes et réglant des sujets
différents (l'organisation du Parlement, le président de l'État, le gouvernement, le budget de
l'État, la justice, etc.). Dans la France de la Ve République, le « bloc de constitutionnalité » a
peu à peu débordé très largement la Constitution formelle promulguée le 4 octobre 1958.

La constitution matérielle et la constitution formelle se correspondent dans une très large mesure.
Toutefois, il n'y a jamais identité totale entre elles : outre des règles non écrites, de nombreuses
règles écrites matériellement constitutionnelles sont placées en dehors de la constitution formelle
(ainsi, par exemple, les règles relatives à l'élection des députés et sénateurs en France sont

24
consignées dans des lois organiques et ordinaires). À l'inverse, il arrive que soient intégrées dans
une constitution formelle des dispositions dont l'objet n'est manifestement pas constitutionnel.
Ainsi, par exemple, la Constitution fédérale suisse de 1874 contenait-elle depuis 1893 un article
interdisant de « saigner les animaux de boucherie sans les avoir étourdis préalablement ». La
tendance contemporaine est de multiplier les dispositions de détail dans les constitutions écrites,
même si leur objet n'est pas matériellement constitutionnel.

5. Constitution souple (ou flexible) et constitution rigide

Il convient de souligner que, contrairement à une erreur répandue, la constitution formelle ne


possède pas toujours une valeur juridique supérieure aux autres règles de droit dans un ordre
juridique donné. Certaines constitutions formelles peuvent être qualifiées de « souples » (ou
« flexibles »), parce qu'une simple loi suffit en principe à les modifier. Tel était par exemple le cas
des Chartes constitutionnelles françaises de 1814 et 1830, ou encore du Statut Albertin italien de
1848. À l'inverse, sont qualifiées de « rigides » les constitutions qui ne peuvent être modifiées que
par une loi spéciale, adoptée selon des exigences différentes de celles imposées aux lois ordinaires
(on parle alors de loi constitutionnelle au sens formel). Ce type de constitution est le plus répandu
aujourd’hui dans le monde. (Il existe quelques cas, rares, de pays dans lesquels la constitution est
essentiellement souple, mais comporte certaines dispositions « rigides », comme en Nouvelle-
Zélande). L'idée fondamentale des constitutions rigides est la volonté de faire échapper les règles
essentielles d'un État aux caprices des gouvernants d'un jour. Elle vise à donner un caractère
suprême aux principes et règles « voulus » par le pouvoir constituant (originel ou dérivé). On
considérait naguère qu'un système de « balance des pouvoirs » suffisait à assurer celui-ci. Puis s'est
peu à peu imposée l'idée que cette primauté pouvait être mieux assurée par la justice
constitutionnelle et en particulier le contrôle de constitutionnalité des lois, qui se sont
développées dans un grand nombre de pays au XXe siècle.
Mais le degré de « rigidité » peut varier considérablement. La procédure de révision de la
Constitution fédérale aux États-Unis est ainsi particulièrement lourde. Quoique moins complexe,
celle de la Constitution française de 1958 l'est également (art. C 89). En revanche, la Loi
fondamentale allemande de 1949 impose seulement une loi parlementaire adoptée à la majorité
des deux tiers des voix dans chacune des deux chambres du Parlement. Compte tenu de cette
diversité, on pourrait, par exemple, distinguer parmi les constitutions rigides, celles dont la
modification suppose obligatoirement l'intervention du peuple dans le processus (soit par un
référendum obligatoire, comme en Suisse ou au Danemark, soit par de nouvelles élections
parlementaires, comme aux Pays-Bas ou en Finlande), ou bien son intervention facultative (par ex.
France et Italie) et celles pour lesquelles la révision est exclusivement opérée par les organes
représentatifs constitués, même si les exigences requises sont modifiées par rapport à la
procédure législative ordinaire (par ex. Allemagne, Portugal).
Il arrive enfin que des lois constitutionnelles formelles soient votées sans être placées dans la
constitution formelle rigide (cela est très fréquent, par exemple, en Autriche ou au Canada).

6. Constitution vivante

Une constitution ne se réduit jamais complètement à sa forme, au statut technique de ses


dispositions. Même s'il existe un document écrit solennel censé regrouper les principales règles
d'organisation du pouvoir, il doit toujours être complété par d'autres éléments :
• les textes secondaires (par ex. en France, les lois organiques, les règlements des assemblées
et même des lois ordinaires comme la loi fixant le mode de scrutin pour l'élection des
députés) ;

25
• les règles non écrites, soit juridiques (les coutumes), soit politiques (les conventions), ainsi
d'autre part que les pratiques, usages et comportements des acteurs constitutionnels c'est-
à-dire l'application qui est faite de la Constitution : ce sont des éléments qui révèlent le vrai
visage d'une constitution. La question du statut juridique de ces règles et pratiques est une
des questions les plus délicates qui se posent en droit constitutionnel ;
• les décisions de la jurisprudence. Qu'il s'agisse, selon les cas, des décisions d'un juge ordinaire
ou bien d'un juge spécialisé dans la protection des règles constitutionnelles, on peut
constater que la jurisprudence constitutionnelle modifie, de façon très substantielle, le
contenu et la signification des constitutions, en particulier des constitutions écrites. En
dégageant des principes non-écrits ou bien en interprétant des dispositions écrites, la
jurisprudence constitue aujourd’hui une source de plus en plus importante du droit
constitutionnel.

En somme, pour appréhender utilement le phénomène constitutionnel, on peut considérer qu'une


constitution s'apparente sans doute davantage à un « ordre constitutionnel » complexe, qu'à une
norme suprême. En tout état de cause, loin d'être statique (même lorsque prédomine
essentiellement l'écrit), la constitution fait l'objet d'un travail continuel de redéfinition par les
acteurs du jeu constitutionnel, attestant par là que le droit constitutionnel est marqué par une
dynamique particulière et constitue un droit irréductiblement politique.

Document n° 6. Constitution du 3 septembre 1791 (extraits)

Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen du 26 août 1789


(placée ensuite en tête de la Constitution de 1791)

[…]

L'Assemblée nationale voulant établir la Constitution française sur les principes qu'elle vient de
reconnaître et de déclarer, abolit irrévocablement les institutions qui blessaient la liberté et l'égalité
des droits.
- Il n'y a plus ni noblesse, ni pairie, ni distinctions héréditaires, ni distinctions d'ordres, ni régime
féodal, ni justices patrimoniales, ni aucun des titres, dénominations et prérogatives qui en dérivaient,
ni aucun ordre de chevalerie, ni aucune des corporations ou décorations, pour lesquelles on
exigeait des preuves de noblesse, ou qui supposaient des distinctions de naissance, ni aucune autre
supériorité, que celle des fonctionnaires publics dans l'exercice de leurs fonctions.
- Il n'y a plus ni vénalité, ni hérédité d'aucun office public.
- Il n'y a plus, pour aucune partie de la Nation, ni pour aucun individu, aucun privilège, ni exception
au droit commun de tous les Français.
- Il n'y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers.
- La loi ne reconnaît plus ni voeux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire aux
droits naturels ou à la Constitution.

TITRE PREMIER - Dispositions fondamentales garanties par la Constitution


La Constitution garantit, comme droits naturels et civils :
1° Que tous les citoyens sont admissibles aux places et emplois, sans autre distinction que celle

26
des vertus et des talents ;
2° Que toutes les contributions seront réparties entre tous les citoyens également en proportion
de leurs facultés ;
3° Que les mêmes délits seront punis des mêmes peines, sans aucune distinction des personnes.
La Constitution garantit pareillement, comme droits naturels et civils :
- La liberté à tout homme d'aller, de rester, de partir, sans pouvoir être arrêté, ni détenu, que selon
les formes déterminées par la Constitution ;
- La liberté à tout homme de parler, d'écrire, d'imprimer et publier ses pensées, sans que les écrits
puissent être soumis à aucune censure ni inspection avant leur publication, et d'exercer le culte
religieux auquel il est attaché ;
- La liberté aux citoyens de s'assembler paisiblement et sans armes, en satisfaisant aux lois de
police ;
- La liberté d'adresser aux autorités constituées des pétitions signées individuellement.
Le Pouvoir législatif ne pourra faire aucunes lois qui portent atteinte et mettent obstacle à
l'exercice des droits naturels et civils consignés dans le présent titre, et garantis par la
Constitution ; mais comme la liberté ne consiste qu'à pouvoir faire tout ce qui ne nuit ni aux droits
d'autrui, ni à la sûreté publique, la loi peut établir des peines contre les actes qui, attaquant ou la
sûreté publique ou les droits d'autrui, seraient nuisibles à la société.
La Constitution garantit l'inviolabilité des propriétés ou la juste et préalable indemnité de celles
dont la nécessité publique, légalement constatée, exigerait le sacrifice. - Les biens destinés aux
dépenses du culte et à tous services d'utilité publique, appartiennent à la Nation, et sont dans tous
les temps à sa disposition.
La Constitution garantit les aliénations qui ont été ou qui seront faites suivant les formes établies
par la loi.
Les citoyens ont le droit d'élire ou choisir les ministres de leurs cultes.
Il sera créé et organisé un établissement général de Secours publics, pour élever les enfants
abandonnés, soulager les pauvres infirmes, et fournir du travail aux pauvres valides qui n'auraient
pu s'en procurer.
Il sera créé et organisé une Instruction publique commune à tous les citoyens, gratuite à l'égard des
parties d'enseignement indispensables pour tous les hommes et dont les établissements seront
distribués graduellement, dans un rapport combiné avec la division du royaume. - Il sera établi des
fêtes nationales pour conserver le souvenir de la Révolution française, entretenir la fraternité entre
les citoyens, et les attacher à la Constitution, à la Patrie et aux lois.
Il sera fait un Code de lois civiles communes à tout le Royaume.

TITRE II - De la division du royaume, et de l'état des citoyens


Article 1. - Le Royaume est un et indivisible : son territoire est distribué en quatre-vingt-trois
départements, chaque département en districts, chaque district en cantons.
Article 2. - Sont citoyens français :
- Ceux qui sont nés en France d'un père français ;
- Ceux qui, nés en France d'un père étranger, ont fixé leur résidence dans le Royaume ;
- Ceux qui, nés en pays étranger d'un père français, sont venus s'établir en France et ont prêté le
serment civique ;
- Enfin ceux qui, nés en pays étranger, et descendant, à quelque degré que ce soit, d'un Français ou
d'une Française expatriés pour cause de religion, viennent demeurer en France et prêtent le
serment civique. (…)

27
TITRE III - Des pouvoirs publics
Article 1. - La Souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la
Nation ; aucune section du peuple, ni aucun individu, ne peut s'en attribuer l'exercice.
Article 2. - La Nation, de qui seule émanent tous les Pouvoirs, ne peut les exercer que par
délégation. - La Constitution française est représentative : les représentants sont le Corps législatif
et le roi.
Article 3. - Le Pouvoir législatif est délégué à une Assemblée nationale composée de représentants
temporaires, librement élus par le peuple, pour être exercé par elle, avec la sanction du roi, de la
manière qui sera déterminée ci-après.
Article 4. - Le Gouvernement est monarchique : le Pouvoir exécutif est délégué au roi, pour être
exercé sous son autorité, par des ministres et autres agents responsables, de la manière qui sera
déterminée ci-après.
Article 5. - Le Pouvoir Judiciaire est délégué à des juges élus à temps par le peuple.

[...]
TITRE VII - De la révision des décrets constitutionnels
Article 1. - L'Assemblée nationale constituante déclare que la Nation a le droit imprescriptible de
changer sa Constitution ; et néanmoins, considérant qu'il est plus conforme à l'intérêt national
d'user seulement, par les moyens pris dans la Constitution même, du droit d'en réformer les
articles dont l'expérience aurait fait sentir les inconvénients, décrète qu'il y sera procédé par une
Assemblée de révision en la forme suivante :
Article 2. - Lorsque trois législatures consécutives auront émis un voeu uniforme pour le
changement de quelque article constitutionnel, il y aura lieu à la révision demandée. (…)
Article 8. - L'Assemblée de révision sera tenue de s'occuper ensuite, et sans délai, des objets qui
auront été soumis à son examen : aussitôt que son travail sera terminé, les deux cent quarante-
neuf membres nommés en augmentation, se retireront sans pouvoir prendre part, en aucun cas,
aux actes législatifs. Les colonies et possessions françaises dans l'Asie, l'Afrique et l'Amérique,
quoiqu'elles fassent partie de l'Empire français, ne sont pas comprises dans la présente
Constitution.
Aucun des pouvoirs institués par la Constitution n'a le droit de la changer dans son ensemble ni
dans ses parties, sauf les réformes qui pourront y être faites par la voie de la révision,
conformément aux dispositions du titre VII ci-dessus.
L'Assemblée nationale constituante en remet le dépôt à la fidélité du Corps législatif, du roi et des
juges, à la vigilance des pères de famille, aux épouses et aux mères, à l'affection des jeunes citoyens,
au courage de tous les Français.
Les décrets rendus par l'Assemblée nationale constituante, qui ne sont pas compris dans l'Acte de
Constitution, seront exécutés comme lois ; et les lois antérieures auxquelles elle n'a pas dérogé,
seront également observées, tant que les uns ou les autres n'auront pas été révoqués ou modifiés
par le Pouvoir législatif.
L'Assemblée nationale, ayant entendu la lecture de l'Acte constitutionnel ci-dessus, et après l'avoir
approuvé, déclare que la Constitution est terminée, et qu'elle ne peut y rien changer. - Il sera
nommé à l'instant une députation de soixante membres pour offrir, dans le jour, l'Acte
constitutionnel au roi.

28
Université Paris 8

Introduction au Droit constitutionnel


(Semestre I)

Séance de travaux dirigés n° 3 : La justice constitutionnelle

Document n° 1. Favoreu, L., « Justice constitutionnelle », dans Y. Mény, O.


Duhamel, dir., Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, pp. 556-558 (extraits).

Document n° 2. Fromont, M., Justice constitutionnelle comparée, Dalloz, 2013,


pp. 80-81 et 107-108 (extraits).

Document n° 3. Cour suprême américaine, Marbury v. Madison (1803)


(extraits), cité dans E. Zoller, Les grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis,
Dalloz, coll. « Grands arrêts », 2010, pp. 10-12.

Document n° 4. Tocqueville, A., De la Démocratie en Amérique, 1835, Livre I,


Chapitre VI, 1ère partie (extraits).

Document n° 5. Carcassonne G., Duhamel O., Duffy A., QPC. La question


prioritaire de constitutionnalité, Dalloz, 2e éd., 2015 (extraits).

Document n° 6. Avril, P., « Le juge et le représentant », Le Débat, 1993, n° 74,


pp. 151-155 (extraits).

Document n° 7. Troper, M., « Le bon usage des spectres. Du gouvernement des


juges au gouvernement par les juges », dans Le nouveau constitutionnalisme.
Mélanges en l’honneur de Gérard Conac, Économica, 2001, pp. 49-65 (extraits).

Document n° 8. Conseil constitutionnel, décision n°2015-480 QPC, Association


Plastics Europe

Document n° 9. Constitution de la République du Mali (1992) - extrait

Commentaire : document n° 9

29
Document n° 1. Favoreu, L., « Justice constitutionnelle », dans Y.
Mény, O. Duhamel, dir., Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, pp.
556-558 (extraits).

« Notion. L’expression désigne l’ensemble des institutions et techniques grâce auxquelles est
assurée, sans restriction, la suprématie de la Constitution. Il s’agit évidemment d’une première
définition qui demande à être affinée et précisée mais est susceptible de fournir un point de
départ.
Il est difficile de déterminer exactement quand apparaît la notion ; mais on notera que Hans
Kelsen et Charles Eisenmann l’utilisent dès 1928 avec le sens qu’on lui connaît aujourd’hui. Pour
Kelsen, la justice constitutionnelle, c’est ‘la garantie juridictionnelle de la constitution’. Eisenmann
donne une première définition simple, aux termes de laquelle ‘la justice constitutionnelle est cette
sorte de justice ou mieux de juridiction qui porte sur les lois constitutionnelles’. Il complètera
cette première définition en distinguant ‘justice constitutionnelle’ et ‘juridiction constitutionnelle’, la
seconde étant l’organe par lequel s’exerce la première, et en dégageant ensuite le sens juridique de
la justice constitutionnelle.
‘Le sens juridique de la justice constitutionnelle… est donc, en dernière analyse, de garantir
la répartition de la compétence entre législation ordinaire et législation constitutionnelle, d’assurer
le respect de la compétence du système des règles ou de l’organe suprême de l’ordre étatique’.
Cela nous paraît être l’élément décisif permettant de déceler l’existence de la justice
constitutionnelle : s’il ne rentre pas dans les attributions d’une juridiction de ‘garantir la répartition
de la compétence entre législation ordinaire et législation constitutionnelle’, cette juridiction
n’exerce pas la justice constitutionnelle et n’est donc pas une juridiction constitutionnelle. C’est le
cas en France de toutes les juridictions administratives et judiciaires y compris le Conseil d’Etat et
la Cour de cassation.
Ce vocabulaire moderne ne sera pas utilisé, pendant longtemps, par la doctrine française qui
préférera parler de ‘contrôle de constitutionnalité des lois’. En fait, le contrôle de constitutionnalité
des lois n’est qu’une des techniques à la disposition de la justice constitutionnelle. C’est sans doute
la plus importante mais elle ne représente que l’un des
éléments de la théorie de la justice constitutionnelle et ne s’identifie pas à celle-ci.

Missions. La justice constitutionnelle peut assumer quatre missions principales et des missions
secondaires : mais il convient de préciser que chaque système de justice constitutionnelle ne
comporte pas nécessairement l’ensemble de ces missions et qu’il y a une assez grande variété de
situations possibles.
Une première mission consiste à veiller à l’authenticité des manifestations de volonté du
peuple souverain, soit que celui-ci désigne des représentants par la voie de l’élection, soit qu’il
prenne lui-même des décisions par voie de référendum. Le contentieux des votations peut être
confié au juge constitutionnel soit directement (comme en Autriche ou en France), soit en appel
des décisions de l’assemblée parlementaire procédant elle-même à la vérification des pouvoirs de
ses membres (République fédérale d’Allemagne). Il est également des cas où cette mission n’est pas
confiée au juge constitutionnel, le système de la vérification des pouvoirs par l’assemblée étant seul
concevable (par exemple, aux Etats- Unis).
Il entre généralement dans les tâches de la justice constitutionnelle de veiller au respect des
répartitions horizontales et verticales des pouvoirs établies par la Constitution. La répartition
horizontale des pouvoirs est contrôlée par le juge constitutionnel de diverses manières. Il peut
exister, tout d’abord, une procédure particulière permettant aux divers pouvoirs publics de saisir
directement la justice constitutionnelle afin de faire trancher les conflits de compétence les
opposant entre eux et résultant d’interprétation divergentes de la Constitution (c’est le cas, par
exemple, en République fédérale d’Allemagne, Autriche, Italie et Espagne). Mais il est également

30
possible que le maintien de l’équilibre entre les divers pouvoirs publics, tel qu’il est voulu par la
Constitution, soit assuré, de manière indirecte par le juge constitutionnel : ainsi, en France, peut-on
considérer que les diverses procédures permettant au Conseil constitutionnel de faire respecter la
répartition des compétences entre le Parlement et le gouvernement, telle qu’elle est établie
notamment par les articles 34 et 37 de la Constitution, ont pour résultat d’assurer le respect de la
division horizontale des pouvoirs.
La répartition verticale des pouvoirs a surtout une importance dans les Etats fédéraux et
quasi fédéraux et c’est dans ces Etats que la justice constitutionnelle joue un grand rôle en
maintenant l’équilibre entre pouvoir central et pouvoirs locaux. Ainsi en est-il, évidemment, aux
Etats-Unis ou au Canada ou encore en République fédérale d’Allemagne ; et aussi dans les Etats
parfois appelés régionaux ou autonomiques, tels que l’Espagne ou l’Italie. Mais l’expérience
française depuis 1982 montre que ce rôle peut aussi être important dans un pays comme la
France.
La dernière mission essentielle est la protection des droits et libertés fondamentaux. On a
souvent tendance à considérer que l’activité de la justice constitutionnelle est, principalement sinon
exclusivement, consacrée à cela, alors que d’autres missions ont une importance très grande. Au
Canada, par exemple, la justice constitutionnelle a longtemps eu pour activité essentielle le
contrôle de la répartition verticale des pouvoirs et ce n’est qu’à partir de ‘l’enchâssement’ d’une
Déclaration des droits dans la Constitution, en 1982, que la protection des droits fondamentaux
est devenue une attribution essentielle. Il est vrai cependant que, dès qu’elle se développe, cette
mission de la justice constitutionnelle a tendance à reléguer les autres au second plan (exemples de
la France, après 1974, et du Canada, après 1982) ».

Document n° 2. Fromont, M., Justice constitutionnelle comparée,


Dalloz, 2013, pp. 80-81 et 107-108 (extraits).

Les procédures permettant l'exercice de la justice constitutionnelle se sont


considérablement diversifiées depuis le début du XIXe siècle. A priori, il existe trois grandes masses
de contentieux constitutionnel : le contentieux du fonctionnement des pouvoirs publics qui oppose
les principales autorités politiques, le contentieux de la constitutionnalité des règles de droit et le
contentieux des actes attentatoires aux droits de l'homme, ces deux derniers contentieux pouvant
être déclenchés tant par certaines autorités publiques que par de simples particuliers. Mais, en
réalité, il y a trop de connexions entre ces deux derniers contentieux pour qu'ils puissent être
présentés de façon entièrement distincte.
[...]
Aujourd'hui, l'essentiel du contentieux constitutionnel concerne la constitutionnalité des
règles de droit et de leur application aux particuliers. Par règles de droit, il faut entendre
principalement les lois. Toutefois, dans certains pays, ce contrôle s'étend à une grande variété de
règles de droit : règlements administratifs, traités internationaux et même lois constitutionnelles.
Mais les règles de droit ne produisent leur plein effet que lorsqu'elles sont appliquées aux
personnes privées soit par les autorités exécutives, principalement les autorités administratives,
soit par les autorités juridictionnelles. C'est pourquoi le contrôle de la constitutionnalité
de l'application des lois est aussi important que le contrôle de constitutionnalité des lois elles-
mêmes.
À première vue, on pourrait penser que le contentieux des règles de droit et le
contentieux de l'application des règles de droit constituent deux masses bien distinctes. En réalité,
il convient de distinguer au moins trois catégories de contentieux. En premier lieu, il y a le
contentieux de la constitutionnalité de l'application des lois (et autres règles de droit), qu'il soit le

31
fait d'un administrateur ou d'une juridiction ; dans ce cas, le juge qui exerce la justice
constitutionnelle contrôle la constitutionnalité des décisions individuelles des autorités
administratives et des jugements rendus par les juridictions. En second lieu, il y a le contentieux de
la constitutionnalité des lois (et autres règles de droit) lors de leur application ; les juristes
allemands appellent ce contentieux celui du contrôle concret des normes, parce que la loi (ou, plus
généralement la règle de droit) est contestée à l'occasion de son application à une situation
concrète et, le plus souvent à la demande de l'une des parties à un litige interindividuel. En
troisième lieu, il y a le contentieux de la constitutionnalité des lois en dehors de toute application à
des situations concrètes ; c'est pourquoi les juristes allemands parlent de contrôle abstrait de la
constitutionnalité. Le plus souvent, ce contrôle est déclenché par des autorités politiques en
dehors de toute application concrète ; il peut l'être soit dès l'adoption de la loi, que celle-ci ait été
simplement votée, mais encore inapplicable, soit qu'elle soit promulguée et donc applicable ; enfin,
ce contrôle consiste à confronter la règle constitutionnelle non à la solution à laquelle conduit
l'application de la loi, mais à la règle abstraite contenue dans la loi.
Ces trois types de contentieux correspondent à trois degrés d'abstraction. Le premier type
est principalement concret. Le second est en réalité mixte, c'est-à-dire mi-concret, mi-abstrait, car
le juge constitutionnel est amené nécessairement à considérer le problème de compatibilité ou
d'incompatibilité avec la constitution en prenant déjà en considération les cas voisins de celui qui
est à l'origine de la question de droit constitutionnel. Seul le troisième cas est à peu près
totalement abstrait, encore qu'il arrive que le législateur ait été amené à édicter la nouvelle loi en
ayant à l'esprit un certain nombre de situations concrètes qu'il a pu observer dans les mois qui ont
précédé l'élaboration de la loi.

Document n° 3. Cour suprême américaine, Marbury v. Madison


(1803) (extraits), cité dans E. Zoller, Les grands arrêts de la Cour
suprême des États-Unis, Dalloz, coll. « Grands arrêts », 2010, pp. 10-
12.

[…]
La question de savoir si un acte contraire à la Constitution peut devenir la loi du pays est une
question d’intérêt essentiel pour les Etats-Unis […]. Pour la résoudre, il n’est besoin que de
rappeler certains principes depuis longtemps fermement établis. Que le peuple ait le droit
originaire d’établir son futur gouvernement sur les principes qui, d’après lui, permettront
d’atteindre son bonheur, est le fondement sur lequel repose toute la société américaine. La mise en
oeuvre de ce droit originaire exige une grande énergie et, de ce chef, ne peut, ni ne doit être
répétée fréquemment. Aussi bien les principes qui sont ainsi établis sont-ils considérés comme
fondamentaux. Et comme l’autorité dont ils émanent est suprême, et ne peut agir
qu’exceptionnellement, les principes en question sont conçus pour être permanents.
La volonté originaire et suprême organise le gouvernement, et assigne aux différents pouvoirs leurs
compétences respectives. Elle peut soit s’arrêter là, soit établir des limites que ces pouvoirs ne
devront pas dépasser.
Le gouvernement des Etats-Unis ressort du deuxième modèle. Les compétences du pouvoir
législatif sont définies et limitées ; et c’est pour que ces limites ne soient pas ignorées ou oubliées
que la Constitution est écrite. À quoi servirait-il que ces pouvoirs soient limités et que ces limites
soient écrites si ces dites limites pouvaient, à tout moment, être outrepassées par ceux qu’elles ont
pour objet de restreindre ? Lorsque ces limites ne s’imposent pas aux personnes qu’elles obligent
et lorsque les actes interdits et les actes permis sont également obligatoires, il n’y a plus de

32
différence entre un pouvoir limité et un pouvoir illimité. C’est une proposition trop simple pour
être contestée que, soit la Constitution l’emporte sur la loi ordinaire qui lui est contraire, soit le
pouvoir législatif peut modifier la Constitution au moyen d’une loi ordinaire.
Entre ces deux possibilités, il n’y a pas de troisième voie. Ou la Constitution est un droit supérieur,
suprême, inaltérable par des moyens ordinaires ; ou elle est sur le même plan que la loi ordinaire
et, à l’instar des autres lois, elle est modifiable selon la volonté de la législature. Si c’est la première
partie de la proposition qui est vraie, alors une loi contraire à la Constitution n’est pas du droit ; si
c’est la deuxième qui est vraie, alors les constitutions écrites ne sont que d’absurdes tentatives de
la part des peuples de limiter un pouvoir par nature illimité.
Il est certain que ceux qui élaborent les constitutions écrites les conçoivent comme devant former
le droit fondamental et suprême de la nation, et que, par conséquent, le principe d’un tel
gouvernement est qu’un acte législatif contraire à la Constitution est nul.
Ce principe est consubstantiel à toute constitution écrite et doit, par conséquent, être considéré
par cette Cour comme l’un des principes fondamentaux de notre société […]. Si un acte du
pouvoir législatif, contraire à la Constitution, est nul, doit-il, nonobstant sa nullité, être considéré
comme liant les juges et oblige-t-il ceux-ci à lui donner effet ? Ou, en d’autres termes, bien qu’il ne
soit pas du droit, constitue-t-il une règle qui serait en vigueur ? […]. Ce serait renverser en fait ce
qui est établi en théorie ; et cela constituerait, à première vue, une absurdité trop énorme pour
qu’on y insistât. Il faut pourtant y consacrer une réflexion plus attentive.
C’est par excellence le domaine et le devoir du pouvoir judiciaire de dire ce qu’est le droit. Ceux
qui appliquent la règle à des cas particuliers doivent par nécessité expliquer et interpréter cette
règle. Lorsque deux lois sont en conflit, le juge doit décider laquelle des deux s’applique.
Dans ces conditions, si une loi est en opposition avec la Constitution, si la loi et la Constitution
s’appliquent toutes les deux à un cas particulier, de telle sorte que le juge doit, soit décider de
l’affaire conformément à la loi et écarter la Constitution, soit décider de l’affaire conformément à
la Constitution et écarter la loi, le juge doit décider laquelle de ces deux règles en conflit gouverne
l’affaire. C’est là l’essence même du devoir judiciaire.
Si donc les juges doivent tenir compte de la Constitution, et si la Constitution est supérieure à la
loi ordinaire, c’est la Constitution, et non la loi ordinaire, qui régit l’affaire à laquelle toutes les deux
s’appliquent.
Ceux qui contestent le principe selon lequel la Constitution doit être tenue par le juge comme une
loi suprême en sont réduits à la nécessité de soutenir que les juges doivent ignorer la Constitution
et n’appliquer que la loi […].

Document n°4. Tocqueville, A., De la Démocratie en Amérique, 1835,


Livre I, Chapitre VI, 1ère partie (extraits).

Le juge américain ressemble donc parfaitement aux magistrats des autres nations. Cependant il est
revêtu d'un immense pouvoir politique.
D'où vient cela ? Il se meut dans le même cercle et se sert des mêmes moyens que les autres
juges ; pourquoi possède-t-il une puissance que ces derniers n'ont pas ?
La cause en est dans ce seul fait : les Américains ont reconnu aux juges le droit de fonder leurs
arrêts sur la constitution plutôt que sur les lois. En d'autres termes, ils leur ont permis de ne point
appliquer les lois qui leur paraîtraient inconstitutionnelles. (...) Si, en France, les tribunaux pouvaient

33
désobéir aux lois, sur le fondement qu‘ils les trouvaient inconstitutionnelles, le pouvoir constituant
serait réellement dans leurs mains, puisque seuls ils auraient le droit d‘interpréter une constitution
dont nul ne pourrait changer les termes. Ils se mettraient donc à la place de la nation et
domineraient la société, autant du moins que la faiblesse inhérente au pouvoir judiciaire leur
permettrait de le faire.
Je sais qu‘en refusant aux juges le droit de déclarer les lois inconstitutionnelles, nous donnons
indirectement au corps législatif le pouvoir de changer la constitution, puisqu‘il ne rencontre plus
de barrière légale qui l‘arrête. Mais mieux vaut encore accorder le pouvoir de changer la
constitution du peuple à des hommes qui représentent imparfaitement les volontés du peuple, qu‘à
d‘autres qui ne représentent qu‘eux-mêmes.
Il serait bien plus déraisonnable encore de donner aux juges anglais le droit de résister aux
volontés du corps législatif, puisque le parlement, qui fait la loi, fait également la constitution, et que,
par conséquent, on ne peut, en aucun cas, appeler une loi inconstitutionnelle quand elle émane des
trois pouvoirs.
Aucun de ces deux raisonnements n'est applicable à l'Amérique.
Aux États-Unis, la constitution domine les législateurs comme les simples citoyens. Elle est donc la
première des lois, et ne saurait être modifiée par une loi. Il est donc juste que les tribunaux
obéissent à la constitution, préférablement à toutes les lois. Ceci tient à l‘essence même du
pouvoir judiciaire : choisir entre les dispositions légales qui l‘enchaînent le plus étroitement est, en
quelque sorte, le droit naturel du magistrat.
En France, la constitution est également la première des lois, et les juges ont un droit égal à la
prendre pour base de leurs arrêts ; mais, en exerçant ce droit, ils ne pourraient manquer
d'empiéter sur un autre plus sacré encore que le leur : celui de la société au nom de laquelle ils
agissent. Ici, la raison ordinaire doit céder devant la raison d‘État.
En Amérique, où la nation peut toujours, en changeant sa constitution, réduire les magistrats à
l‘obéissance, un semblable danger n‘est pas à craindre. Sur ce point, la politique et la logique sont
donc d‘accord, et le peuple ainsi que le juge y conservent également leurs privilèges.
Lorsqu‘on invoque devant les tribunaux des États-Unis, une loi que le juge estime contraire à la
constitution, il peut donc refuser de l‘appliquer. Ce pouvoir est le seul qui soit particulier au
magistrat américain, mais une grande influence politique en découle. (...)
Les Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense pouvoir politique ; mais en les
obligeant à n'attaquer que des lois que par des moyens judiciaires, ils ont beaucoup diminué les
dangers de ce pouvoir.

Document n° 5. Carcassonne G., Duhamel O., Duffy A., QPC. La


question prioritaire de constitutionnalité, Dalloz, 2e éd., 2015
(extraits).

Cela nous aura pris plus de deux siècles. Plus de deux siècles pour admettre qu'une loi
puisse être imparfaite, et des représentants du peuple mal inspirés ; qu'un gouvernement et sa
majorité agissent trop souvent pressés, et que la Constitution s'en trouve malmenée. Que la
protéger fait progresser la liberté. Deux siècles pour admettre que sur ce point la révolution
américaine avait vu plus juste que la française.
Les révolutionnaires, ici très rousseauistes, ne vénéraient que la loi, « expression de la
volonté générale ». Encore convient-il de ne pas caricaturer. Montesquieu les inspirait aussi, puisque
l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen affirme rien moins que :

34
« Toute société dans laquelle la séparation des pouvoirs n'est pas assurée, ni la séparation
des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Quant à la loi adulée, le même texte
fondateur s'en défiait déjà discrètement, par exemple lorsqu'il éprouvait le besoin de disposer en
son article 5 qu'elle « n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société ».
Nos pères fondateurs se faisaient donc bien une plus haute idée de la Constitution, et de la
Déclaration des droits qui la fonde, que de la loi. Mais ils n'envisageaient pas de confier le contrôle
à un juge, quel qu'il fût. Les Parlements de l'Ancien Régime, composés de magistrats, s'étaient en
effet opposés par leurs remontrances aux réformes royales – inconcevable alors de les laisser
brider la grande transformation enclenchée par la Révolution. La Déclaration de 1789 confia donc,
en son préambule, la protection des droits fondamentaux « à tous les Membres du corps social »
et, le cas échéant, par son article 2, à « la résistance à l'oppression ». En termes plus modérés,
notre première constitution, celle de 1791, s'achève par un appel « à la vigilance des pères de
famille, aux épouses et aux mères, à l'affection des jeunes citoyens, au courage de tous les
Français ».
La suite de l'Histoire révéla combien cet idéalisme se nourrissait de naïveté. L'idée de
garantir le respect de la Constitution subit alors d'autres malheurs. Les Bonaparte, dont les
régimes sacrifiaient la liberté à l'autorité, chargèrent un « Sénat conservateur », et plus encore
soumis, d'apprécier la constitutionnalité des lois. Du coup, les Républiques qui les remplacèrent se
gardèrent bien de reprendre un tel mécanisme.
Cela nous aura pris près d'un siècle. En Autriche, grâce à Hans Kelsen, la suprématie de la
Constitution fut reconnue et garantie par une cour constitutionnelle dès 1920. En France, nous
ignorâmes longtemps jusqu'à la notion d'État de droit, d'État limité par le droit et ne pouvant agir
que dans son cadre. Combien de fois lit-on encore « état de droit », sans majuscule, comme s'il
s'agissait d'une situation conjoncturelle et non d'un agencement structurel ! La France ne se
souciait guère d'établir et de conforter un État de droit – même si, sans le dire, elle commençait à
le faire, notamment grâce à la jurisprudence de moins en moins docile du Conseil d'État. La
préoccupation première restait de conforter le pouvoir, dès lors qu'il était républicain.
Cela nous aura pris un demi-siècle. Nos voisins d'outre-Rhin ou transalpins ont instauré des
cours constitutionnelles et des recours pour y accéder dès les lendemains de la Seconde Guerre
mondiale – ils sortaient du nazisme et du fascisme, et ne lésinaient pas sur les solutions pour se
protéger de la dictature ou, tout simplement, de l'arbitraire. En France, à la Libération, un Comité
constitutionnel fut créé. Il avait cependant pour seul objet d'inciter les deux chambres à s'accorder
pour rendre une loi conforme à la Constitution – et cela, bien entendu, seulement s'il était saisi, ce
qui impliquait une action conjointe du président de la République et de celui du Sénat. Il ne le fut
donc qu'une seule fois, le 16 juin 1948, sur une pure question de procédure que les deux chambres
s'empressèrent de régler. À tout le moins avait-on introduit le début du commencement du mot –
en aucun cas la chose.
Cela nous aura pris plus de trente ans. Nos voisins transpyrénéens ont suivi les autres
exemples européens dès qu'ils se sont débarrassés du salazarisme ou du franquisme. [...]

En France, il aura donc fallu attendre beaucoup plus longtemps. Dès la fin des années
quatre-vingt, le mouvement était lancé, un président social-jacobin se ralliait à une idée pourtant
plus associée au libéralisme politique qu'à son républicanisme. Mais parce que cela venait de lui, et
de Robert Badinter, les socialistes approuvèrent. Parce que cela s'inspirait de Montesquieu, une
partie de la droite tel Édouard Balladur, approuva. Parce que cela venait de la gauche au pouvoir, un
autre, tel Nicolas Sarkozy, fit barrage, et, en 1990, la tentative échoua – sous les feux croisés des
communistes et des gaullistes. […]
Deux ans plus tard, le Comité Vedel pour la révision de la constitution tenta de la relancer.
François Mitterrand, président de la République, déposa un ample projet de loi constitutionnelle

35
dans lequel, après les élections législatives aussitôt intervenues, le nouveau Premier ministre,
Édouard Balladur, picora ce qui l'intéressait, dont l'extension du contrôle de constitutionnalité ne
faisait pas partie à l'époque. […]

Le temps ayant passé, les réalités s'étant imposées, les esprits ayant évolué, le sujet était
mûr et la victoire finale, tout bien considéré, fut assez aisée. […]
Désireux de moderniser et rééquilibrer les institutions, Nicolas Sarkozy créa, par un décret
du 18 juillet 2007, un « comité de réflexion et de proposition », présidé par Édouard Balladur,
ancien Premier ministre, et composé de treize autres membres (dont les deux auteurs). Le chef de
l'État leur adressa une lettre de mission dans laquelle il écrivait notamment : « vous examinerez les
conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel pourrait être amené à statuer, à la demande
des citoyens, sur la constitutionnalité des lois existantes. Des voix s'élèvent dans notre pays pour
regretter que la France soit le seul grand pays démocratique dans lequel les citoyens n'ont pas
accès à la justice constitutionnelle [...] ».

La révision dans son ensemble fut adoptée de justesse, grâce aux parlementaires radicaux
de gauche, avec seulement une voix de plus que les nécessaires trois cinquièmes des suffrages
exprimés […].
La Constitution s'est trouvée ainsi enrichie d'un nouvel article 61-1. Selon le premier alinéa
de celui-ci :
« Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une
disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil
constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de
cassation qui se prononce dans un délai déterminé ». […]

Au-delà de la communauté juridique, le rapport des citoyens avec la Constitution sera


progressivement transformé. Tout ou presque, en France, contribuait à ce qu'il fût placé sous le
signe du scepticisme sinon du mépris. Notre première constitution, en 1791, était censée durer
quasiment une éternité, et sa révision aurait d'ailleurs pris des décennies. Elle ne dura pas deux ans.
La suivante, démocratique en diable, adoptée par référendum, n'entra même pas en vigueur. Les
textes constitutionnels, ou équivalents, se succédèrent frénétiquement. Les autres démocraties, au
premier chef l'américaine et la britannique, pratiquaient l'alternance politique, nous y substituions
l'alternance des régimes. La IIIe République fit exception : elle permit enfin la naissance d'un
consensus sur le régime légitime. Et elle dura. Mais elle s'effondra lamentablement en 1940. La IV e
était supposée en avoir tiré les leçons, elle disparut au bout de douze petites années.
La Ve République, née il y a maintenant plus d'un demi-siècle, paraît avoir mis un terme à
cette « constitutionnalite » aiguë et chronique. Sauf que la guérison laisse encore sérieusement à
désirer si l'on songe au nombre d'articles constitutionnels fréquemment malmenés. […]

Bref, notre Constitution n'ayant qu'une consistance très relative, elle ne pouvait susciter
qu'un intérêt et un attachement très relatif.
La QPC ne supprimera pas ces anomalies. En tout cas pas directement, pas immédiatement.
Personne n'imagine un Premier ministre refusant de céder sa place, un chef de l'État le traînant en
justice, et l'accusé poser une QPC… Mais la QPC va tisser petit à petit des liens qui n'existaient
pas entre les Français et les principes constitutionnels dont ils se sont dotés au fil du temps. Parce
que désormais ils peuvent invoquer ces principes, au moins lorsqu'ils ont maille à partir avec la
justice. La Constitution n'était que la chose des gouvernants, par eux appliquée ou contournée. Elle
est dorénavant appelée à devenir progressivement notre bien commun et indivis.

36
Document n° 6. Avril, P., « Le juge et le représentant », Le Débat,
1991, n° 64, pp. 151-155 (extraits).

« Les questions soulevées par Philippe Raynaud concernant les rapports du droit et de la
démocratie peuvent être discutées sur le mode théorique […] : compte tenu à la fois des termes
contemporains du débat et de la situation que nous avons sous les yeux, est-il vraiment nécessaire
de déplacer le curseur dans un sens ou dans l’autre et dans lequel ? Est-ce même raisonnable ?
Cette démarche conduit à parler moins du droit que du juge, moins de la démocratie que du
représentant – et du citoyen –, pour apprécier l’infléchissement éventuel de leurs statuts respectifs
(je m’en tiendrai à l’ordre interne, bien que le développement communautaire rende de plus en
plus difficile de l’isoler).
Sur le fond, il suffit de constater que le présent engouement pour l’idée de droit et pour
son incarnation, la figure du juge, tend à attribuer une légitimité pour le moins équivalente à la
démocratie, c’est-à-dire à la souveraineté de la volonté populaire, et à l’Etat de droit, identifié au
contrôle juridictionnel de cette volonté. Pierre Pescatore, qui joua un rôle décisif à la cour de
justice des Communautés, parle ainsi de ‘légitimités plurielles’, et Dominique Rousseau, spécialiste
du Conseil constitutionnel, évoque à son propos ‘un régime d’énonciation concurrentiel de la
volonté générale’. Si l’on comprend la satisfaction des juristes devant la promotion de leur
discipline et, plus généralement, le sentiment sécurisant qui s’attache à la revalorisation du droit,
cet enthousiasme n’en soulève pas moins quelques problèmes parce qu’il suppose que la
démocratie et l’Etat de droit sont les deux branches d’un même tronc. Or s’il est vrai que nos
régimes peuvent être correctement décrits par leur combinaison, il n’en existe pas moins une
antinomie latente entre le représentant qui fait la loi et le juge qui l’applique : le principe
démocratique implique la supériorité de la volonté du premier sur celle du second, mais l’idéal de
l’Etat de droit suppose aussi que le législateur respecte la justice, les droits de l’homme, etc.
Lorsque tel n’est pas le cas au regard du juge, celui-ci cherchera à interpréter la loi de façon à en
concilier l’application avec les valeurs qui sont au fondement de son office. Mais si la volonté
exprimée clairement par le législateur ne permet pas une telle conciliation ?
L’institution du contrôle de constitutionnalité de la loi est censée résoudre la difficulté en
rappelant au législateur qu’il doit respecter les principes sur lesquels repose le pacte social et en
l’empêchant d’y déroger subrepticement. L’apparente clarté de cette solution ne résiste cependant
guère à une analyse réaliste du concept d’interprétation qui montre que la question est
simplement déplacée, car le contrôle s’exerce sur la conformité à la constitution telle que
l’interprète le juge, dont l’appréciation tend à prévaloir en dernière instance sur celle du
représentant.
Si l’on n’y prend garde, le développement inconsidéré de ce qui nous est présenté de
manière rassurante comme un perfectionnement de l’ordre démocratique (et qui l’est
effectivement dans la plupart des cas) risque d’apporter une justification théorique à ce qui
s’esquisse sous nos yeux : les techniciens de l’administration produisent des normes ; ils le font en
interaction avec les groupes de pression spécialisés dans la défense des intérêts (matériels ou
idéologiques) ; le tout sous l’arbitrage du juge. Un tel schéma ne relève pas de l’utopie futuriste, il
est déjà l’oeuvre dans le système de la Communauté européenne, et ce n’est pas un hasard si l’on a
pu citer Pierre Pescatore comme avocat des ‘légitimités plurielles’. Au stade présent, il n’est
évidemment pas question d’évacuer la légitimité démocratique, et telle n’est certainement pas
l’intention des adeptes de la promotion du juge, mais il faut bien en voir les implications dans un
contexte qui remet en cause le principe et la pratique de la représentation démocratique […]. Une
telle orientation tend évidemment à la dévalorisation de la figure du citoyen, éclatée entre les rôles
du consommateur-producteur en ce qui concerne la représentation, du téléspectateur en ce qui
concerne un gouvernement largement occupé par des vedettes médiatiques, du plaideur, enfin,

37
auquel on propose de saisir le juge des lois dont il estime qu’elles briment ses droits. Si l’on ajoute
que le juge constitutionnel est, par définition pourrait-on dire, l’agent des minorités, lesquelles
voient en lui le recours naturel à leurs revendications, et sauf à susciter un improbable «
patriotisme constitutionnel », cet ensemble d’indices risque de consacrer la dégradation du lien
social au moment même où il apparaît menacé de toutes parts […].
Littéralement, le texte de la Constitution ne veut rien ‘dire’, ce sont ses lecteurs qui le font
parler, et plus précisément les lecteurs qu’elle a désignés elle-même en les habilitant à l’appliquer.
Ces lecteurs privilégiés sont d’abord les pouvoirs publics, mais aussi, et en fin de compte, les
électeurs qui tranchent par leurs votes les conflits portant sur l’application de la Constitution
comme ils tranchent les autres conflits. En d’autres termes, la signification de la Constitution se
révèle à travers son application. La ‘lecture’ dont il s’agit est une lecture à plusieurs voix, parce que
la Constitution a établi des organes séparés dont l’interaction détermine le sens et la portée de
ses dispositions, le tout sous l’arbitrage du corps électoral.
Le ressort en est la responsabilité politique. On voit immédiatement que la lecture par le
juge constitutionnel se situe sur un autre plan ; elle est unilatérale, car ses décisions s’imposent en
dernière instance, elle se fonde sur le raisonnement juridique, elle tend enfin à un arbitrage qui ne
censure qu’en faveur de la minorité puisque ce sont les lois adoptées par la majorité qui lui sont
déférées. Mais le juge, lui aussi, fait parler la Constitution en l’interprétant, car il choisit
nécessairement entre plusieurs possibilités que lui propose le texte […] ».

Document n° 7. Troper, M., « Le bon usage des spectres. Du


gouvernement des juges au gouvernement par les juges », dans Le
nouveau constitutionnalisme. Mélanges en l’honneur de Gérard Conac,
Économica, 2001, pp. 49-65 (extraits).

[…] Le concept de gouvernement des juges stricto sensu est employé à propos des seuls juges
constitutionnels, dès lors qu’ils exercent le pouvoir législatif. Mais les concepts d’exercice du
pouvoir législatif sont eux aussi nombreux et le gouvernement des juges est ou n’est pas réalisé
selon qu’on emploie tel ou tel d’entre eux.
Certains auteurs, à vrai dire assez rares, admettent que les juges exercent le pouvoir législatif dès
lors qu’ils peuvent interpréter la constitution, parce que l’interprétation est toujours une fonction
de la volonté et que celui qui interprète peut ainsi donner au texte la signification qui lui permettra
d’obtenir la décision souhaitée. Ainsi, Édouard Lambert, qui cite la formule de l’évêque Hoadley,
souvent invoquée par les réalistes américains : « quand quelqu’un a une autorité absolue pour
interpréter des lois écrites ou orales, c’est lui qui est en réalité le législateur à tous égards et à
toutes fins, et non pas la personne qui la première les a écrites ou prononcées ». Dans ces
conditions, il n’y a pas de système de contrôle de constitutionnalité qu’on ne puisse appeler
gouvernement des juges.
C’est pourquoi la plupart des auteurs préfèrent réserver cette appellation à certaines situations où
le pouvoir d’appréciation des cours est plus important. Ainsi, quelques-uns, comme Léo Hamon,
considèrent qu’il y aurait en France un gouvernement des juges si le Conseil constitutionnel
pouvait s’auto-saisir, comme il en avait été question en 1974. Celui lui permet de considérer que,
puisque l’auto-saisine n’existe pas, il n’y a pas de gouvernement des juges, si bien que le ‘spectre a
été écarté’ […]. D’autres estiment que le juge constitutionnel ne dispose du pouvoir législatif que
s’il est en mesure de créer lui-même les principes qu’il est censé appliquer. Ces auteurs peuvent se
réclamer du premier Kelsen, qui estimait que le contrôle de constitutionnalité ne devait pas être
exercé conformément à des Déclarations des droits, parce que ces textes sont nécessairement
vagues et que le juge peut les interpréter librement. On sait que l’auteur de la Théorie pure s’est

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par la suite rallié à une théorie réaliste de l’interprétation et qu’il a considéré que l’autorité qui
dispose d’un pouvoir d’interprétation authentique dispose de la même liberté quelle que soit la
précision du texte à interpréter. Mais son influence sur ce terrain s’est principalement exercée
dans la première période et l’on peut retrouver des thèses analogues dans les écrits de Charles
Eisenmann […]. Il s’agirait d’une usurpation de l’autorité judiciaire et la cour aurait un pouvoir
constituant. Faut-il alors en conclure que, puisque en France le bloc de constitutionnalité comprend
des principes énoncés d’une manière vague, le Conseil constitutionnel serait en mesure d’énoncer
lui-même les principes applicables, et qu’on serait bien en présence d’un gouvernement des juges ?
Rares sont ceux qui adoptent une pareille thèse […]. Le plus souvent, les auteurs ajoutent un
nouveau critère. Il ne suffit pas, pour qu’on doive parler de gouvernement des juges, que le juge
dispose d’un pouvoir important dans la détermination des normes de référence. Encore faut-il que
ces normes ne soient pas rattachées à des textes. Or, le Conseil constitutionnel prend toujours
soin de rattacher à des textes les principes qu’il invoque […]. Pour d’autres, le critère
supplémentaire n’est pas un lien entre le principe applicable et un texte, mais seulement l’usage
qu’en fait le juge constitutionnel. Il n’y a gouvernement des juges que si le juge fait un mauvais
usage de son pouvoir, c’est-à-dire s’il l’emploie contre la volonté du législateur […].
Cependant, les cours constitutionnelles, même si elles peuvent interpréter librement les textes
applicables, c’est-à-dire déterminer les normes de référence, dès lors qu’elles ne peuvent pas
s’auto-saisir, ne peuvent être considérées que comme des autorités législatives partielles. C’est
pourquoi, Jean Gicquel, après avoir noté que le Conseil constitutionnel représente un ‘authentique
pouvoir politique’, peut écrire que ‘ce pouvoir, même lorsqu’il est entièrement actif, ne peut être
qualifié de gouvernemental, car il ne représente qu’une faculté d’empêcher. Il contribue à équilibrer
le moteur principal, ou à rétablir, comme en 1974, l’équilibrage du système constitutionnel’. Il
rejoint ainsi la théorie du législateur négatif de Hans Kelsen, qui estime que si le juge est bien un
législateur (car ‘la décision de la cour constitutionnelle annulant une loi avait le même caractère
qu’une loi abrogeant une autre loi […], il est néanmoins un législateur d’un autre type, parce qu’il y
a une grande différence entre faire seul une loi et s’opposer à une loi déjà faite’. Il est donc facile
pour ces auteurs d’écarter encore l’appellation de gouvernement des juges, puisque, en France au
moins, le Conseil constitutionnel ne peut faire office de législateur positif.

Document n°8. Conseil constitutionnel, décision n°2015-480 QPC,


Association Plastics Europe

Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil
constitutionnel ;
Vu la loi n° 2010-729 du 30 juin 2010 tendant à suspendre la commercialisation de biberons
produits à base de bisphénol A ;
Vu la loi n° 2012-1442 du 24 décembre 2012 visant à la suspension de la fabrication, de
l'importation, de l'exportation et de la mise sur le marché de tout conditionnement à vocation
alimentaire contenant du bisphénol A ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour
les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations produites pour l'association requérante par la SCP Delaporte, Briard et Trichet,
enregistrées les 10 et 27 juillet 2015 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées les 10 et 27 juillet 2015 ;
Vu la lettre du 9 septembre 2015 par laquelle le Conseil constitutionnel a communiqué aux parties
un grief susceptible d'être relevé d'office ;

39
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Me François-Henri Briard pour l'association requérante, et M. Xavier Pottier, désigné par le
Premier ministre, ayant été entendus à l'audience publique du 10 septembre 2015 ;
Le rapporteur ayant été entendu
1. Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi du 30 juin 2010 susvisée dans sa rédaction
résultant de l'article 1er de la loi du 24 décembre 2012 susvisée : « La fabrication, l'importation,
l'exportation et la mise sur le marché à titre gratuit ou onéreux de tout conditionnement,
contenant ou ustensile comportant du bisphénol A et destiné à entrer en contact direct avec des
denrées alimentaires pour les nourrissons et enfants en bas âge, au sens des a et b de l'article 2 de
la directive 2006/141/CE de la Commission du 22 décembre 2006 concernant les préparations
pour nourrissons et les préparations de suite et modifiant la directive 1999/21/CE, sont
suspendues à compter du premier jour du mois suivant la promulgation de la loi n° 2012-1442 du
24 décembre 2012 visant à la suspension de la fabrication, de l'importation, de l'exportation et de
la mise sur le marché de tout conditionnement à vocation alimentaire contenant du bisphénol A,
jusqu'à ce que le Gouvernement, après avis de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de
l'alimentation, de l'environnement et du travail, autorise la reprise de ces opérations.
« Cette suspension prend effet, dans les mêmes conditions, au 1er janvier 2015 pour tout autre
conditionnement, contenant ou ustensile comportant du bisphénol A et destiné à entrer en
contact direct avec des denrées alimentaires.
« Avant le 1er juillet 2014, le Gouvernement remet au Parlement un rapport évaluant les substituts
possibles au bisphénol A pour ses applications industrielles au regard de leur éventuelle toxicité » ;

2. Considérant que l'association requérante soutient que les dispositions contestées, en prévoyant
la suspension de la fabrication, de l'importation, de l'exportation et de la mise sur le marché de
tout conditionnement, contenant ou ustensile comportant du bisphénol A et destiné à entrer en
contact avec des denrées alimentaires, ne concourent pas à la protection de la santé dans la
mesure où, ni la dangerosité du bisphénol A, ni l'innocuité des produits de substitution au bisphénol
A ne seraient démontrées ; que, selon l'association requérante, les dispositions contestées créent
également une distorsion de concurrence au détriment des entreprises localisées en France, qui
sont contraintes d'adapter leur production par le recours à des substituts au bisphénol A ; que par
suite, les dispositions contestées méconnaîtraient la liberté d'entreprendre ; qu'en outre, en
application de l'article 7 du règlement du 4 février 2010 susvisé, le Conseil constitutionnel a relevé
d'office le grief tiré de la méconnaissance de l'étendue de sa compétence par le législateur ;

3. Considérant que la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les deux premiers alinéas
de l'article 1er de la loi du 30 juin 2010 ;

- SUR LE GRIEF TIRÉ DE L'ATTEINTE À LA LIBERTÉ D'ENTREPRENDRE :

4. Considérant qu'il est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre qui découle de
l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, des limitations liées à des
exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas
d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi ;

5. Considérant qu'en vertu du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, la Nation


« garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère (...) la protection de la santé » ;

6. Considérant qu'en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu prévenir les
risques susceptibles de résulter de l'exposition au bisphénol A pour la santé des personnes, et
notamment de celles qui sont les plus sensibles aux perturbateurs endocriniens ; qu'il n'appartient

40
pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de
décision de même nature que celui du Parlement, de remettre en cause, au regard de l'état des
connaissances, les dispositions prises par le législateur ;

7. Considérant qu'en prévoyant la suspension de l'importation et de la mise sur le marché national


à titre gratuit ou onéreux des conditionnements, contenants ou ustensiles comportant du
bisphénol A et destinés à entrer en contact direct avec des denrées alimentaires, le législateur a
porté à la liberté d'entreprendre une atteinte qui n'est pas manifestement disproportionnée au
regard de l'objectif de protection de la santé qu'il a poursuivi ;

8. Considérant que la commercialisation des conditionnements, contenants ou ustensiles


comportant du bisphénol A et destinés à entrer en contact direct avec des denrées alimentaires
est autorisée dans de nombreux pays ; qu'ainsi, la suspension de la fabrication et de l'exportation
de ces produits sur le territoire de la République ou à partir de ce territoire est sans effet sur la
commercialisation de ces produits dans les pays étrangers ; que, par suite, en suspendant la
fabrication et l'exportation de ces produits en France ou depuis la France, le législateur a apporté à
la liberté d'entreprendre des restrictions qui ne sont pas en lien avec l'objectif poursuivi ; que, par
suite, les mots « La fabrication » et « , l'exportation » figurant au premier alinéa de l'article 1er de
la loi du 30 juin 2010 doivent être déclarés contraires à la Constitution ;

- SUR LE GRIEF TIRÉ DE LA MÉCONNAISSANCE PAR LE LÉGISLATEUR DE SA PROPRE


COMPÉTENCE :

9. Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article 61-1 de la Constitution : « Lorsque, à


l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition
législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil
constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de
cassation qui se prononce dans un délai déterminé » ; que la méconnaissance par le législateur de
sa propre compétence ne peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de
constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une
liberté que la Constitution garantit ;

10. Considérant qu'en permettant au Gouvernement de mettre un terme à la suspension, édictée


par la loi, de l'importation et de la mise sur le marché des conditionnements, contenants ou
ustensiles comportant du bisphénol A et destinés à entrer en contact direct avec des denrées
alimentaires après un avis motivé de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de
l'environnement et du travail, le législateur n'a pas méconnu l'étendue de sa compétence ;

11. Considérant que le surplus des dispositions contestées, qui n'est contraire à aucun autre droit
ou liberté que la Constitution garantit, doit être déclaré conforme à la Constitution ;

- SUR LES EFFETS DE LA DÉCLARATION D'INCONSTITUTIONNALITÉ :

12. Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une


disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter
de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette
décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets
que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause » ; que, si, en principe, la
déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de
constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans

41
les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, les
dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date
de l'abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets
que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration ;

13. Considérant que la déclaration d'inconstitutionnalité des mots « La fabrication » et « ,


l'exportation » figurant au premier alinéa de l'article 1er de la loi du 30 juin 2010 prend effet à
compter de la publication de la présente décision ; qu'elle est applicable à toutes les affaires non
jugées définitivement à cette date,

DÉCIDE:

Article 1er.- Les mots « La fabrication » et « , l'exportation » figurant au premier alinéa de l'article
1er de la loi n° 2010-729 du 30 juin 2010 tendant à suspendre la commercialisation de biberons
produits à base de bisphénol A sont contraires à la Constitution.

Article 2.- Le surplus de l'article 1er de la loi du 30 juin 2010 précitée est conforme à la
Constitution.

Article 3. - La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet à compter de la


publication de la présente décision dans les conditions fixées par son considérant 13.

Article 4. - La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et


notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958
susvisée.

Document n° 9. Constitution de la République du Mali (1992) -


extrait

TITRE IX - DE LA COUR CONSTITUTIONNELLE

ARTICLE 85
La Cour Constitutionnelle est juge de la constitutionnalité des lois et elle garantit les droits
fondamentaux de la personne humaine et les libertés publiques.
Elle est l’organe régulateur du fonctionnement des institutions et de l’activité des Pouvoirs Publics.

ARTICLE 86
La Cour Constitutionnelle statue obligatoirement sur :
- la constitutionnalité des lois organiques et des lois avant leur promulgation ;
- les règlements intérieurs de l’Assemblée Nationale, du Haut Conseil des Collectivités et du
Conseil Economique, Social et Culturel avant leur mise en application quant à leur conformité à la
Constitution ;
- les conflits d’attribution entre les institutions de l’Etat ;
- la régularité des élections présidentielles, législatives et des opérations de référendum dont elle
proclame les résultats.

42
ARTICLE 87
La Cour Constitutionnelle est saisie, en cas de contestation sur la validité d’une élection, par tout
candidat, tout parti politique ou le délégué du Gouvernement, dans les conditions prévues par une
loi organique.

ARTICLE 88
Les lois organiques sont soumises par le Premier Ministre à la Cour Constitutionnelle avant leur
promulgation.
Les autres catégories de lois, avant leur promulgation, peuvent être déférées à la Cour
Constitutionnelle soit par le Président de la République, soit par le Premier Ministre, soit par le
Président de l’Assemblée Nationale ou un dixième des Députés, soit par le Président du Haut
Conseil des Collectivités ou un dixième des Conseillers Nationaux, soit par le Président de la
Cour Suprême.

ARTICLE 89
La Cour Constitutionnelle statue dans un délai d’un mois selon une procédure dont les modalités
sont fixées par une loi organique.
Toutefois, à la demande du Gouvernement et en cas d’urgence, ce délai est ramené à huit jours.
Le recours suspend le délai de promulgation de la loi.
Une disposition déclarée inconstitutionnelle ne peut être promulguée ou appliquée.

ARTICLE 90
Les engagements internationaux prévus aux articles 114 à 116 doivent être déférés avant leur
ratification à la Cour Constitutionnelle, soit par le Président de la République, soit par le Premier
Ministre, soit par le Président de l’Assemblée Nationale ou par un dixième des Députés, soit par le
Président du Haut Conseil des Collectivités ou par un dixième des Conseillers Nationaux.
La Cour Constitutionnelle vérifie, dans un délai d’un mois, si ces engagements comportent une
clause contraire à la Constitution.
Toutefois, à la demande du Gouvernement, s’il y a urgence, ce délai est ramené à huit jours.
Dans l’affirmative ces engagements ne peuvent être ratifiés.

ARTICLE 91
La Cour Constitutionnelle comprend neuf membres qui portent le titre de Conseillers avec un
mandat de sept ans renouvelable une fois.
Les neuf membres de la Cour Constitutionnelle sont désignés comme suite :
- trois nommés par le Président de la République dont au moins deux juristes ;
- trois nommés par le Président de l’Assemblée Nationale dont au moins deux juristes ;
- trois Magistrats désignés par le Conseil Supérieur de la Magistrature.
Les Conseillers sont choisis à titre principal parmi les Professeurs de droit, les Avocats et les
Magistrats ayant au moins quinze ans d’activité, ainsi que les personnalités qualifiées qui ont honoré
le service de l’Etat.

ARTICLE 92

43
Le Président de la Cour Constitutionnelle est élu par ses pairs.
En cas d’empêchement temporaire, son intérim est assuré par le Conseiller le plus âgé.
En cas de décès ou de démission d’un membre, le nouveau membre nommé par l’autorité de
nomination concernée achève le mandat commencé.

ARTICLE 93
Les fonctions de membre de la Cour Constitutionnelle sont incompatibles avec toute fonction
publique, politique, administrative ou toute activité privée ou professionnelle.
Les membres de la Cour Constitutionnelle prêtent serment au cours d’une cérémonie solennelle
présidée par le Président de la République devant l’Assemblée Nationale et la Cour Suprême
réunies. Ils prêtent le serment suivant :
« JE JURE DE REMPLIR CONSCIENCIEUSEMENT LES DEVOIRS DE MA CHARGE, DANS LE
STRICT RESPECT DES OBLIGATIONS DE NEUTRALITE ET DE RESERVE, ET DE ME
CONDUIRE EN DIGNE ET LOYAL MAGISTRAT ».

ARTICLE 94
Les décisions de la Cour Constitutionnelle ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent
aux pouvoirs publics, à toutes les autorités administratives et juridictionnelles et à toutes les
personnes physiques et morales.
Les règles d’organisation et de fonctionnement de la Cour Constitutionnelle, ainsi que la
procédure suivie devant elle, sont déterminées par une loi organique.

44
Université Paris 8

Introduction au Droit constitutionnel


(Semestre I)

Séance de travaux dirigés n° 4 : L'État

Document n° 1. Duguit, L., Traité de droit constitutionnel, t. I, La règle de droit –


le problème de l’Etat, de Boccard, 1927, pp. 655-670 (extraits).

Document n° 2. Hauriou, M., Précis de droit constitutionnel, Sirey, 1929, pp. 85-
97 (extraits).

Document n° 3. Duhamel, O., Droit constitutionnel, Seuil, coll. « Essais », t. II,


Les démocraties, 3e édition, 2000, pp. 16-18.

Document n° 4. Esmein, A., Éléments de droit constitutionnel français et comparé,


Sirey, 1914, pp. 1-9 (extraits).

Document n° 5. Rousseau, J.J, Du Contrat social,1762, Chapitre VI, Du pacte


social, (extraits)

Document n° 6. Lénine, V., L’Etat et la Révolution, 1917, p.12 (extrait).

Document n° 7. Rouvillois, F., Droit constitutionnel. 1. Fondements et pratiques,


2e éd., 2005, pp. 53-78 (extraits).

Document n° 8. Scelle, G., Cours de droit international public, 1946, p. 256.

Document n° 9. Masclet J.-C. et Valette J.-F., Droit constitutionnel et institutions


politiques, 1997, p. 67.

Dissertation : L'État fédéral est-il un État ?

45
Document n° 1. Duguit, L., Traité de droit constitutionnel, t. I, La
règle de droit – le problème de l’Etat, de Boccard, 1927, pp. 655- 670
(extraits).

Dans tous les groupes sociaux qu’on qualifie d’Etats, les plus primitifs et les plus simples,
comme les plus civilisés et les plus complexes, on trouve toujours un fait unique, des individus plus
forts que les autres qui veulent et qui peuvent imposer leur volonté aux autres. Peu importe que
ces groupes soient ou ne soient pas fixés sur un territoire déterminé, qu’ils soient ou ne soient pas
reconnus par d’autres groupes, qu’ils aient une structure homogène ou différenciée, le fait est
toujours là identique à lui-même : les plus forts imposent leur volonté aux plus faibles.
Cette plus grande force s’est présentée sous les aspects les plus divers : tantôt elle a été
une force purement matérielle, tantôt une force morale et religieuse, tantôt une force
intellectuelle, tantôt (et cela bien souvent) une force économique. La puissance économique n’a pas
été le seul facteur de la puissance publique, comme l’enseigne l’école marxiste […] ; mais elle a
joué assurément dans l’histoire des institutions politiques un rôle de premier ordre. Enfin cette
plus grande force a été souvent et aujourd’hui tend à être presque partout la force du nombre en
attendant qu’elle soit la force des groupes sociaux organisés.
Ainsi, dans tous les pays et dans tous les temps, les plus forts, matériellement,
religieusement, économiquement, moralement, intellectuellement ou numériquement, ont voulu
imposer et ont imposé en fait leur volonté aux autres. Les gouvernants ont toujours été, sont et
seront toujours les plus forts en fait. Ils ont bien essayé souvent, avec le concours de leurs fidèles,
de légitimer cette plus grande force ; mais ils n’ont pu inventer que deux explications aussi
artificielles l’une que l’autre et qui ne doivent tromper personne.
Souvent, ils se sont présentés comme les délégués sur la terre d’une puissance surnaturelle.
L’idée théocratique a eu une grande force aux époques et dans les pays de foi profonde ; elle a été
un moyen commode pour justifier toutes les tyrannies. Mais aux époques de tiédeur religieuse
comme la nôtre, elle est devenue insuffisante. De plus, on l’a déjà dit, pour tout esprit positif, elle
ne vaut même pas la peine d’une discussion.
On a imaginé alors la fiction de la volonté sociale : le chef qui commande, roi, empereur,
protecteur, président ; les chefs qui délibèrent ou ordonnent, majorité d’un parlement ou d’une
assemblée du peuple, ne sont, dit-on, que les organes de la volonté collective qui s’impose aux
volontés individuelles, précisément parce qu’elle est la volonté collective […].
Droit divin, volonté sociale, souveraineté nationale, autant de mots sans valeur, autant de
sophismes dont les gouvernants veulent leurrer leurs sujets et se leurrent souvent eux-mêmes.
Assurément, ces conceptions ont, à certaines époques, pénétré profondément la masse des
esprits ; à ce titre, elles sont des faits sociaux qui ne doivent point échapper à l’observateur ; mais
ils forment ces croissances artificielles que connaît bien le sociologue et dont il importe de
dégager le fait simple et irréductible ; ce fait, c’est la distinction positive des gouvernants et des
gouvernés ; c’est la possibilité pour quelques-uns de donner aux autres des ordres sanctionnés par
une contrainte matérielle ; c’est cette contrainte matérielle monopolisée par un certain groupe
social ; c’est la force des plus forts dominant la faiblesse des plus faibles […].

46
Document n° 2. Hauriou, M., Précis de droit constitutionnel, Sirey,
1929, pp. 85-97 (extraits).

Il y a dans l’État un principe d’unité. Encore faut-il le bien connaître. Est-ce la domination
d’un même pouvoir sur tous les sujets et sur les organes ? Est-ce, au contraire, le consentement
volontaire de tous les sujets et de tous les organes à un même état de choses ? Est-ce une
combinaison de domination de pouvoir et de consentement, de telle sorte que l’Etat soit à moitié
coercitif et à moitié volontaire ? Mais, dans ce dernier cas, l’Etat est-il plus coercitif que volontaire
ou plus volontaire que coercitif ?
Nous allons nous efforcer de répondre à ce questionnaire. Mais nous ne procéderons pas
au hasard. Il ne s’agira pas de n’importe quel Etat, mais de l’Etat conforme au type classique.
J’appelle ainsi celui qui est la conclusion du développement historique d’une nation, qui a été une
nation avant d’être un Etat, et qui, sous la forme Etat, ne cesse pas d’être une nation. Pour plus de
sûreté, je le définirai de la façon suivante : c’est une nation dans laquelle un gouvernement central a
fait l’entreprise d’une chose publique, d’une res publica au sens latin du mot. Ainsi, dans les nations
antiques, le gouvernement central a créé la cité avec la chose publique ; ainsi, dans les nations
modernes, le gouvernement central est venu créer l’Etat avec toute sa chose publique.
Rappelons également, avant d’aller plus loin, que les nations sont unanimement considérées
comme des unités spirituelles, fondées à la fois sur des affinités mentales, sur des habitudes
communes, sur la volonté de vivre ensemble, et que, finalement, elles prennent la figure d’unités
consensuelles. Bref, nous sommes en présence de trois éléments très différents, déposés ensemble
dans le berceau de l’Etat : le pouvoir du gouvernement central ou puissance publique, élément de
coercition ; l’unité spirituelle de la nation, élément consensuel ; l’entreprise de la chose publique,
élément idéal, propre à polariser les consentements, aussi bien des organes du gouvernement que
des membres de la nation.
Ces trois éléments sont tellement importants qu’ils constituent l’équilibre fondamental de
l’Etat, celui d’où résultent à la fois la qualité de son gouvernement, la qualité de la liberté dont il fait
jouir ses sujets, la qualité des buts qu’il poursuit. Et la valeur de cet équilibre sera elle-même
rendue saisissante par le fait que chacun de ces éléments peut être projeté en une forme de la
souveraineté. A certains égards, la souveraineté de l’Etat est une ; nous ne chercherons pas à savoir
ici si elle est absolue ou relative, si elle est ou non affranchie du droit ; nous la croyons plutôt
relative et soumise au droit ; nous ne voyons pas pourquoi une souveraineté ne serait pas relative
aussi bien qu’une liberté. Mais là n’est pas, pour le moment, la question. Elle est de savoir si la
souveraineté ne peut pas être à la fois une et complexe ; une dans de certaines circonstances,
lorsque ses formes diverses convergent en une même action ; complexe et décomposable en
plusieurs formes, lorsqu’il s’agit d’analyser sa nature intime […].
Sans doute, l’institution de l’Etat peut être fondée en outre sur des lois, et, dans les pays à
constitution écrite, elle l’est certainement sur les lois constitutionnelles. Mais, de même que des
institutions constitutionnelles ont existé en tant que coutumières, avant d’exister en vertu de
constitutions écrites, de même l’Etat a existé comme coutumier avant d’être consacré par les
constitutions écrites. Même quand il possède une constitution écrite et tout un ordonnancement
de lois organiques, l’Etat n’a-t-il pas encore besoin d’un consentement coutumier lui constituant
une sorte de tréfonds juridique ? J’ai peine à croire qu’il puisse s’en passer. Les constitutions
formelles, les lois écrites, sont des actes juridiques qui ne vivent que dans l’actuel. Combien de
temps une constitution écrite reste-t-elle en vigueur et combien de temps dure une loi sur le
mode de scrutin pour l’élection des députés ? Serait-il admissible que l’existence juridique de l’Etat
ne fût consacrée que d’une façon aussi momentanée et aussi discontinue ? Il faut donc convenir
que les lois écrites et les lois organiques règlent d’une façon actuelle certains éléments de l’Etat,

47
certaines organisations et certaines procédures, mais que l’institution de l’Etat, envisagée dans ses
réalités profondes et dans ses équilibres fondamentaux, continue d’être consacrée juridiquement
par un consentement coutumier, dans lequel baignent constitutions et lois organiques. D’ailleurs,
les objets de ce consentement coutumier apparaissent sous le nom de principes constitutionnels. Il
est rare que les principes soient consacrés par les constitutions et par les lois et il est certain qu’ils
dominent constitutions et lois. Cela apparaît nettement dans les pays à contrôle juridictionnel de la
constitutionnalité des lois. Ce n’est pas au nom de la lettre de la constitution que les déclarations
d’inconstitutionnalité sont prononcées ; pratiquement, c’est presque toujours au nom des principes
dominant la constitution, et qui constituent une véritable légitimité constitutionnelle. C’est à ces
principes fondamentaux, et non pas aux détails d’organisation, que s’attache le consentement
coutumier des sujets […].

Document n° 3. Duhamel, O., Droit constitutionnel, Seuil, coll. «


Essais », t. II, Les démocraties, 3e édition, 2000, pp. 16-18.
La définition de l’État

L’État est caractérisé par trois éléments constitutifs qui permettent de reconnaître son existence :
un territoire, une population, un pouvoir de contrainte.
Le droit de contraindre est l’élément décisif, le privilège suprême de l’État, sa marque. L’État a seul
le pouvoir de fixer des règles de comportement et d’en imposer légitimement le respect –
privilège que l’on baptise traditionnellement « souveraineté ». Le grand sociologue allemand Max
Weber a ainsi défini l’État comme l’institution qui revendique avec succès pour son propre compte
le « monopole de la violence physique légitime ». Cela ne signifie évidemment pas que l’État exerce
quotidiennement la violence à l’encontre de ses administrés, mais qu’il peut toujours le faire, dans
les conditions par lui prescrites, pour imposer le respect des règles collectives ou sanctionner leur
violation. L’État détient ainsi un double pouvoir, normatif et coercitif, ou, si l’on préfère, il détient un
vrai pouvoir normatif, c’est-à-dire le pouvoir d’edicter des règles de droit et de punir ceux qui ne
les respectent pas. Si des entités infra-étatiques peuvent posséder un pouvoir normatif, si des
personnes physiques et/ou morales peuvent édicter des règles de droit qui les lient, elles ne le font
que de façon subordonnée, c’est-à-dire dans le respect des règles fixées par l’État, dans l’exacte
mesure où l’État consent à ce qu’elles les édictent, et elles ne peuvent recourir elles-mêmes à la
force mais doivent s’adresser à l’État pour imposer l’application des règles dont elles étaient
convenues ou la sanction de leur irrespect. Si une entité supra-étatique se développe, soit qu’elle
procède des seuls transferts consentis et révocables par les États qui y participent, soit elle
ébauche un nouvel État.
La population est la deuxième composante de l’État. L’ordre normatif évoqué ci-dessus régit une
communauté d’hommes. Le point commun entre l’ensemble limité que sont les êtres humains
ressortissants d’un État peut fort bien n’être que la soumission à ce pouvoir normatif, par-delà la
diversité culturelle, linguistique, ethnique, nationale. Nation et État ne coïncident pas
nécessairement. Une nation peut préexister à l’État, les Allemands le savent bien. Un État peut
préexister à une nation, les Français le savent bien. Une même nation peut être divisée en deux
États, comme le fut de l’après-guerre à 1990 la nation allemande ou comme l’est encore la nation
coréenne. Un même État peut regrouper différentes nations, comme le firent les empires ottoman,
austro-hongrois, soviétique, comme le font encore la Fédération russe, le Canada, la Suisse ou
l’Espagne. En France, puisque l’État y fit la nation et craignit que les nations ne le défissent, la
tendance dominante fut longtemps d’identifier État et nation. Ce franco-centrisme est explicable,
pas justifiable.

48
Le territoire est la troisième et dernière condition d’existence de l’État. La naissance de l’État va de
pair avec la sédentarisation, l’avènement de frontières et l’apparition de la cartographie. Le
territoire peut être minuscule, comme celui du Lieschtenstein ou d’Andorre. Il peut être
discontinu, comme entre la France métropolitaine et les départements et territoires d’outre-mer,
ou comme le Pakistan avant la sécession du Bangladesh en 1971, les Etats-Unis avec l’Alaska et
Hawaï. Il peut être amputé, comme lors de la constitution de nouveaux États. Mais il doit être pour
que l’État soit.

Document n° 4. Esmein, A., Éléments de droit constitutionnel français


et comparé, Sirey, 1914, pp. 1-9 (extraits)

« L’État est la personnification juridique d’une nation : c’est le sujet et le support de l’autorité
publique. Ce qui constitue en droit une nation, c’est l’existence, dans cette société d’hommes,
d’une autorité supérieure aux volontés individuelles. Cette autorité, qui naturellement ne reconnaît
point de puissance supérieure ou concurrente quant aux rapports qu’elle régit, s’appelle la
souveraineté. Elle a deux faces : la souveraineté intérieure, ou le droit de commander à tous les
citoyens composant la nation, et même à tous ceux qui résident sur le territoire national ; la
souveraineté extérieure, ou le droit de représenter la nation et de l’engager dans ses rapports avec
les autres nations.
Le fondement même du droit public consiste en ce qu’il donne à la souveraineté, en dehors et au-
dessus des personnes qui l’exercent à tel ou tel moment, un sujet ou titulaire idéal et permanent,
qui personnifie la nation entière : cette personne morale, c’est l’État, qui se confond ainsi avec la
souveraineté, celle-ci étant sa qualité essentielle. Mais cette abstraction puissante et féconde est un
produit lentement dégagé de la civilisation : souvent et longtemps les hommes ont confondu la
souveraineté avec le chef ou l’assemblée qui l’exerçait. Cependant l’antiquité classique s’était élevée
déjà la véritable conception de l’État ; les Romains en particulier, grâce peut-être au génie juridique
qui les distingue, semblent l’avoir dégagée de très bonne heure et presque d’instinct. Mais dans la
décomposition lente, qui produisit la société féodale, cette idée disparut, subit une longue éclipse,
et c’est par une nouvelle élaboration qu’elle a repris sa place dans le droit moderne.
L’État est aussi la traduction juridique de l’idée de patrie : il résume tous les devoirs et tous les
droits qui s’y rattachent. On ne saurait même établir autrement un rapport direct et précis entre
le citoyen et sa patrie, sauf dans une monarchie absolue, où la patrie s’incarne et s’absorbe en
quelque sorte dans le monarque. L’État suppose nécessairement un territoire déterminé dans les
limites duquel il exerce son autorité, à l’exclusion de toute autre, sur les personnes et sur les
choses […]. De cette conception découlent deux conséquences capitales :
1° L’autorité publique, la souveraineté, ne doit jamais être exercée que dans l’intérêt de tous : c’est
ce qu’on atteste en lui donnant pour sujet une personne fictive, distincte de tous les individus qui
composent la nation, distincte des magistrats et des chefs aussi bien que des simples citoyens.
2° L’État, de sa nature, est perpétuel et son existence juridique n’admet aucune discontinuité.
Personnifiant la nation, il est destiné à durer autant que la nation elle-même. Sans doute la forme
de l’État, les personnes réelles en qui la souveraineté s’incarne momentanément, peuvent changer
avec le temps et par l’effet des révolutions. Mais cela n’altère pas l’essence même de l’État, cela ne
rompt pas la continuité de son existence, pas plus que la vie nationale ne se fractionne ou ne
s’interrompt par le renouvellement des générations successives. De cette perpétuité découlent un
certain nombre de conséquences secondaires.
a) Les traités qui ont été conclus avec les puissances étrangères au nom de l’État, alors que celui-ci
avait une certaine forme, demeurent valables et obligatoires, malgré les changements de forme qui
peuvent l’affecter dans la suite.

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b) Les lois, régulièrement édictées et promulguées au nom de l’État, sous une forme d’État
déterminée, restent en vigueur, alors même que cette forme d’État vient à changer, à moins qu’elles
ne soient abrogées ou qu’elles soient inconciliables avec les lois nouvelles, ce qui équivaut à une
abrogation. C’est ainsi qu’on applique encore aujourd’hui en France certaines lois qui datent de
l’ancien régime.
c) Les obligations pécuniaires, contractées au nom de l’État, subsistent et restent obligatoires, alors
même que disparaît la forme d’État sous laquelle elles ont été contractées.
Mais si l’État persiste ainsi, perpétuel et immuable, identique toujours à lui-même, tant que subsiste
la nation, la forme de l’État, comme je viens de le dire, peut changer au contraire. Que faut-il
entendre par là ? L’État, sujet et titulaire de la souveraineté, n’étant qu’une personne morale, une
fiction juridique, il faut que la souveraineté soit exercée en son nom par des personnes physiques,
une ou plusieurs, qui veuillent et agissent pour lui. Il est naturel et nécessaire que la souveraineté, à
côté de son titulaire perpétuel et fictif, ait un autre titulaire actuel et agissant, en qui résidera
nécessairement le libre exercice de cette souveraineté. C’est celui-là que l’on appelle proprement
le souverain en droit constitutionnel et déterminer quel est le souverain, ainsi compris, c’est
déterminer la forme de l’État […].

Document n° 5. Rousseau, J.-J., Du Contrat social (1762) Chapitre VI,


Du pacte social (extraits)

Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation
dans l'état de nature l'emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut
employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre
humain périrait s'il ne changeait sa manière d'être.
Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et
diriger celles qui existent, ils n'ont plus d'autre moyen pour se conserver que de former par
agrégation une somme de forces qui puisse l'emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par
un seul mobile et de les faire agir de concert.
Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs: mais la force et la
liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les
engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu'il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon
sujet peut s'énoncer en ces termes :
" Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la
personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant
qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. " Tel est le problème fondamental dont le contrat
social donne la solution.
Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l'acte que la moindre
modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu'elles n'aient peut-être jamais
été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et
reconnues ; jusqu'à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits
et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.
Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l'aliénation totale de
chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement, chacun se donnant
tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de
la rendre onéreuse aux autres.
De plus, l'aliénation se faisant sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle ne peut l'être et
nul associé n'a plus rien à réclamer : car s'il restait quelques droits aux particuliers, comme il n'y
aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque
point son propre juge prétendrait bientôt l'être en tous, l'état de nature subsisterait et l'association

50
deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine.
Enfin chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n'y a pas un associé
sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce
qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a.
Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se
réduit aux termes suivants : Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance
sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre
comme partie indivisible du tout.
À l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association
produit un corps moral et collectif composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, lequel
reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique
qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend
maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres Etat
quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. À
l'égard des associés ils prennent collectivement le nom de Peuple, et s'appellent en particulier
citoyens comme participants à l'autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l'État. Mais
ces termes se confondent souvent et se prennent l'un pour l'autre ; il suffit de les savoir distinguer
quand ils sont employés dans toute leur précision.

Document n° 6. Lénine, V., L’Etat et la Révolution, 1917, p.12.


C'est seulement dans la société communiste, lorsque la résistance des capitalistes est
définitivement brisée, que les capitalistes ont disparu et qu'il n'y a plus de classes (…), c'est alors
seulement que “l'État cesse d'exister et qu'il devient possible de parler de liberté”. Alors seulement
deviendra possible et sera appliquée une démocratie vraiment complète, vraiment sans aucune
exception. Alors seulement la démocratie commencera à s'éteindre pour cette simple raison que,
délivrés de l'esclavage capitaliste, des horreurs, des sauvageries, des absurdités, des ignominies sans
nombre de l'exploitation capitaliste, les hommes s'habitueront graduellement à respecter les règles
élémentaires de la vie en société connues depuis des siècles, rebattues durant des millénaires dans
toutes les prescriptions morales, à les respecter sans violence, sans contrainte, sans soumission,
sans cet appareil spécial de coercition qui a nom : l’État.

Document n° 7. Rouvillois, F., Droit constitutionnel. 1. Fondements et


pratiques, 2e éd., 2005, pp. 53-78 (extraits)

Section III. La forme de l'État

Plus décisive est la question de la structure, ou encore de la forme de l'État. À cet égard, on peut
noter pour commencer que les États se répartissent en deux catégories : les États unitaires, et les
États composés ou fédératifs. Deux catégories, et deux seulement : les multiples variantes que l'on
rencontre en droit positif s'avèrent au fond toujours susceptibles de rentrer dans l'une ou dans
l'autre.

51
Sous-section 1. L'État unitaire

« Au regard de la technique constitutionnelle, observait Georges Burdeau, cette forme d'État


présente l'avantage de la simplicité, et c'est bien pourquoi, chez les publicistes, l'État unitaire est le
prototype de l'État. » Mais cet auteur le considérait déjà, il y a un demi-siècle, comme un prototype
menacé, dont il jugeait le déclin possible, et d'ailleurs souhaitable. L'évolution contemporaine lui a
partiellement donné raison.

A. Un prototype ?

L'État unitaire est « celui qui, sur son territoire et pour la population qui y vit, ne comporte qu'une
seule organisation politique et juridique (…) dotée, et elle seule, de la plénitude de sa
souveraineté ». Comme le précise un auteur, il s'agit d'un État où « la loi est la même pour tous. La
volonté politique s'y exprime d'une seule et même voix. Elle s'impose à tous : individus ou groupes
ou collectivités politiques ». Ces éléments de définition suscitent un certain nombre de questions,
car cet État unitaire est susceptible d'être organisé suivant des modalités distinctes : il pourra être
centralisé, ou décentralisé.

1. L'État centralisé

L'État est dit centralisé lorsque le gouvernement central dispose de façon exclusive de l'autorité
politique, au détriment des collectivités locales. Le pouvoir est alors monopolisé par le centre, et
« partout où s'exerce la puissance publique, c'est au nom de l'État et sous son autorité. » [...]

2. L'État décentralisé

Tout autre est le schéma de la décentralisation, puisque, dans ce cas, ce ne sera plus « le même
marteau ». Une activité est décentralisée « si c'est une multitude d'organes non centraux qui en
ont la maîtrise, c'est-à-dire (qui) décident en fin de compte quelles normes seront édictées, chacun
pour une fraction distincte de la collectivité » : en son nom, et non plus au nom de l'État.
La décentralisation territoriale, contrairement à la déconcentration, ne se situe donc plus dans le
cadre de l'État – personne morale. Elle implique l'existence, à côté de celui-ci, de collectivités
territoriales également dotées de la personnalité morale, et bénéficiant par rapport à lui d'une
relative autonomie. […]
Toutefois, cette autonomie qui caractérise la décentralisation est forcément relative et limitée.
« La décentralisation, observait Georges Burdeau, est un régime de liberté surveillée. » Elle se
situe en effet, on ne saurait l'oublier, dans le cadre de l'État unitaire. Or, celui-ci ne peut admettre le
développement en son sein de petits « États dans l'État », libres de leurs décisions, de leurs
mouvements, de leurs relations internationales, et susceptibles le cas échéant de s'opposer à
l'intérêt général de l'ensemble. Il est donc inévitable que l'État central se réserve un droit de
regard, plus ou moins rigoureux, que l'on qualifie juridiquement de tutelle, sur les décisions prises
par les collectivités décentralisées.
C'est à ce niveau que vont apparaître les variations les plus notables, la décentralisation étant
susceptible de degrés et de gradations – suivant l'intensité du contrôle exercé par l'État. […]
Au-delà encore, on rencontre un cas qui tend à devenir de plus en plus fréquent, où la
décentralisation atteint un degré extrême – au point qu'on en vient à se demander s'il s'agit
toujours de décentralisation, et si l'on se situe encore dans le cadre classique de l'État unitaire.
C'est à ce propos que l'on peut s'interroger sur le déclin annoncé de ce modèle.

52
B. Un prototype menacé

1. La question de l'« État régional »

Ce qu'on appelle désormais communément l'« État régional » manifeste en effet une
décentralisation poussée à son paroxysme, et suscite une certaine perplexité : s'agit-il d'un État
unitaire, ou d'une forme nouvelle d'État, d'une forme transitoire, assimilable à une quasi-fédération ?
[…] c'est à partir de la Constitution italienne du 27 décembre 1947 que l'« État régional » a pu
être conceptualisé : celle-ci dispose en effet dans son article 5 que « la République, une et
indivisible, reconnaît et favorise les autonomies locales ; réalise dans les services qui dépendent de
l'État la plus ample décentralisation administrative ; adapte les principes et les méthodes de sa
législation aux nécessités de l'autonomie et de la décentralisation ». Ainsi, tout en conservant
formellement le principe d'un État unitaire, la Constitution de 1947 promeut les autonomies
locales, reconnaissant aux (dix-neuf) régions le caractère d'« organismes autonomes ayant des
pouvoirs particuliers et des fonctions particulières selon les principes fixés par la Constitution »
(art. 115). Dans certaines matières énumérées par le texte constitutionnel, et « dans les limites des
principes fondamentaux fixés par les lois de l'État », les régions établissent en particulier des règles
« législatives », « à condition que ces mêmes règles ne soient pas en opposition avec l'intérêt
national et avec celui d'autres régions ». […]
Depuis quelques décennies, cette tendance s'est répandue dans toute l'Europe, en particulier dans
la Constitution espagnole du 27 décembre 1978, ou dans le cadre britannique, avec la dévolution
des pouvoirs en Écosse et au pays de Galles en 1997, puis avec le nouveau statut de l'Irlande du
Nord en 1998.
[…]

Sous-section 2. L'État composé

Avant d'évoquer plus précisément l'État composé, qui de nos jours se confond à peu près avec
l'État fédéral, il faut s'arrêter brièvement sur deux points : la question de la confédération, et celle
des « unions d'États ».
Malgré sa dénomination, la confédération ne constitue pas, en principe, un État composé, mais un
ensemble d'États, qui conservent leur nature et leur souveraineté, et dont, par suite, « les relations
restent d'ordre international, parce qu'il n'est créé aucun organisme politique qui soit un super-
État » par-dessus ces différentes composantes.
Ce mode de relations, assez courant dans l'Antiquité, est précisément celui qu'adoptent, en 1778,
les treize États américains qui viennent de proclamer leur indépendance, et qui, comme tels, se
montrent jaloux de leur souveraineté fraîchement acquise. Mais cette organisation « confédérale »
ne durera que peu de temps, s'avérant bientôt insuffisante et inefficace : c'est pour y mettre bon
ordre que la Constitution de 1787 établira un système fédéral. C'est également ainsi que
s'organisent les cantons suisses, du XIVe siècle à 1848, date à laquelle la « Confédération suisse »
va adopter, elle aussi, une Constitution fédérale.
Même si elle se situe dans l'ordre international, la confédération instaure entre ses membres une
relation relativement étroite, qui se manifeste par la création d'organes communs, réunissant des
représentants des différents États. Ces organes, permanents ou siégeant périodiquement, sont
chargés de traiter des affaires communes expressément prévues par le traité créant la
confédération ; cependant, ils ne peuvent en principe prendre de décisions qu'à l'unanimité (chaque
État membre conservant ainsi un droit de veto), et ils ne forment donc pas un nouvel État
souverain, distinct des confédérés – lesquels peuvent à tout instant sortir de la confédération.

53
Cette dernière apparaît ainsi comme une structure assez incertaine, et plutôt fragile. Il s'agit
souvent d'une forme de transition, préalable à un retour à l'indépendance complète des États
membres ou, au contraire, à l'accession à une structure fédérale. Telle est du reste la question
posée par l'évolution actuelle de l'Union européenne, initialement confédérale, mais qui, de plus en
plus vite, tend à se rapprocher du modèle fédéral.
Si la confédération n'est pas un État composé, appartiennent en revanche à cette catégorie les
« unions d'États » : unions « personnelles », quand deux États sont unis par la personne de leur
monarque (comme l'Angleterre et le royaume de Hanovre de 1714 à 1837), ou unions « réelles »,
lorsque deux États sont réunis non seulement par le même chef, mais par un gouvernement et un
appareil étatique partiellement communs (par exemple, l'union entre l'empire d'Autriche et le
royaume de Hongrie de 1865 à 1918). Mais ces États composés constituent des formes archaïques,
désormais à peu près disparues. De nos jours, les fédérations restent le seul exemple significatif
d'État composé. Un exemple qui suscite d'ailleurs d'innombrables difficultés, tant pratiques que
théoriques.

A. Modalités d'organisation

Par définition, un système fédéral apparaît plus complexe qu'un État unitaire, dans la mesure où il
associe des collectivités étatiques distinctes, qui vont former en quelque sorte le premier étage de
la fédération, avant de leur superposer un second étage : l'État fédéral, situé au-dessus des États
fédérés. C'est ainsi que les États-Unis comptent cinquante États fédérés, réunis dans et dominés
par un État fédéral.
La fédération se caractérise toujours par cette superposition d'ordres juridiques et institutionnels :
ceux des différents États fédérés, et celui de l'État fédéral, qui recouvre l'ensemble du territoire et
s'impose à la population des différents États fédérés. La particularité du système vient de ce que
chacun des États fédérés demeure en théorie un véritable État, avec sa constitution propre, son
organisation politique, sa capitale, son drapeau, et même sa nationalité spécifique, chaque citoyen
bénéficiant ainsi d'une double nationalité, celle de l'État fédéré où il réside, et celle de la fédération.
La seule différence, mais elle est essentielle, entre un État fédéré et un État unitaire « classique »
vient de ce que le premier ne dispose pas de la plénitude de la souveraineté, qui se trouve divisée,
ou répartie, entre lui et la fédération.
En l'occurrence, la question cruciale est donc celle des rapports entre les deux étages, entre les
États fédérés et la fédération, et naturellement, celle de leur équilibre. Il faut en effet, pour que le
système fédéral soit efficace et viable, que les institutions de la fédération puissent prendre un
certain nombre de décisions importantes sans être constamment entravées par l'opposition d'un
ou de plusieurs États fédérés. Telle fut même la raison pour laquelle les treize premiers États
américains renoncèrent à une organisation confédérale pour adopter, en 1787, un système fédéral.
Mais à l'inverse, il faut également que les États fédérés conservent un certain pouvoir, et un droit
de contrôle sur l'État fédéral – sans quoi celui-ci prendrait inévitablement le dessus : il ne s'agirait
plus d'une véritable fédération, mais d'un nouvel État unitaire.
Pour parvenir à perpétuer cet équilibre, les constitutions fédérales proposent d'ordinaire deux
séries de moyens cumulatifs : l'organisation de la répartition des compétences entre la fédération
et les États fédérés ; et la possibilité, garantie à ces derniers, de participer à l'exercice du pouvoir
fédéral.

[…]

54
2. Les difficultés théoriques

C'est parce que la souveraineté ne parvient pas à se scinder que surgissent les difficultés pratiques
que l'on vient d'évoquer. Mais cette division de la souveraineté suscite également de graves
difficultés d'ordre théorique. « La constitution d'un pays fédéré, constatait Léon Duguit, est en elle-
même contradictoire ; elle impose sur le même territoire et aux mêmes hommes deux autorités
souveraines ; or, par définition même, la souveraineté politique ne peut être limitée par une autre
souveraineté ; la conception de l'État mi-souverain imaginée par les juristes n'est qu'une hypothèse
commode. Dans deux souverainetés rivales, l'une absorbera l'autre fatalement (…). La loi est
générale. » Si, en effet, on définit l'État par sa souveraineté, et celle-ci, par sa suprématie et son
indivisibilité, comment admettre que les deux niveaux du système fédéral constituent des États au
sens propre ? En fait, on peut imaginer plusieurs réponses.
Première réponse : on conserve la souveraineté comme critère de l'État. Mais cela signifie alors
que l'un des deux éléments du système, n'étant pas souverain, n'est pas réellement un État – celui-
ci pouvant être l'étage supérieur (comme c'est encore le cas de l'Union européenne), ou à l'inverse,
le niveau inférieur, qui ne forme plus, malgré le nom et les apparences, qu'une collectivité non
souveraine, infra-étatique, à l'intérieur d'un État devenu unitaire. Les cantons suisses, par exemple,
sont considérés par la doctrine helvétique comme des « quasi-États » : tout se passe comme s'ils
étaient « des États à part entière », à cette différence près que leur « autonomie est relative, c'est-
à-dire qu'elle ne peut se déployer que dans le cadre tracé par l'État central (…). L'ensemble des
attributions des États fédérés et la manière dont ils en font usage sont soumis aux exigences d'une
ordre juridique supérieur ». En d'autres termes, les États fédérés « ne sont pas souverains » : ils ne
sont donc pas véritablement des États. Plus généralement, on doit en conclure que seuls des États
unitaires peuvent exister.
Seconde réponse possible : la notion de la souveraineté comme critère essentiel de définition de
l'État est abandonnée. On peut alors concevoir sans difficulté l'idée d'une fédération, combinant un
État fédéral et des États fédérés. Mais en ce cas, malheureusement, on ne sait plus trop, faute d'un
critère fiable, ce que c'est qu'un État, de même qu'on ne peut plus distinguer l'État fédéral de l'État
« régional » ou de l'État unitaire décentralisé.
C'est pourquoi la solution la plus satisfaisante sur un plan théorique est peut-être celle
qu'évoquaient Léon Duguit ou Carl Schmitt. Celle-ci présente l'intérêt d'envisager le problème non
plus sur un mode statique, comme les précédentes, mais de manière dynamique. L'État fédéral,
explique Schmitt, est fondé sur des antinomies, des contradictions logiques et politiques : et en
premier lieu, sur l'irréductible contradiction entre la souveraineté des États et celle de la
fédération. Ce que souligne Schmitt, c'est, précisément, que le système fédéral se caractérise par le
fait que la question de la souveraineté n'a pas encore été résolue, qu'elle « reste toujours pendante
entre fédération et États membres », et que la fédération n'existe qu'aussi longtemps qu'elle
demeure posée. Lorsqu'elle ne se pose plus, parce qu'elle a été tranchée irrévocablement dans un
sens ou dans l'autre, on a affaire en réalité à un, ou à une pluralité, d'États unitaires souverains.
C'est ainsi que la question, aux États-Unis, resta posée jusqu'à la guerre de Sécession, soit pendant
trois quarts de siècle : mais, après la guerre, elle fut tranchée au profit de l'État central. C'est
pourquoi, même sans être explicitement révisée en ce sens, la Constitution a alors « changé de
nature (…), et la fédération en tant que telle a cessé d'exister ».

55
Document n° 8. Scelle, G., Cours de droit international public, 1946,
p. 256 (extrait).

[…] Les traits juridiques essentiels du fédéralisme


Sans vouloir faire ici la théorie constitutionnelle du fédéralisme qui varie d'ailleurs avec chacune
des modalités de l'association, il est cependant un certain nombre de traits caractéristiques du
fédéralisme institutionnel qui doivent être soulignés parce qu'ils ont des répercussions
internationales. Parmi ces traits, nous noterons la « participation institutionnelle » et « l'autonomie
gouvernementale ».

a) Loi de participation ou de collaboration


Nous savons que le fédéralisme implique l'apparition d'un ordre juridique superposé à ceux des
collectivités préexistantes pour répondre à des phénomènes de solidarité communs. Pour la mise
en œuvre de l'ordre juridique de superposition, une ou plusieurs institutions publiques communes,
ou « organes fédéraux » sont institués : corps législatif fédéral ; juridictions fédérales ; services
publics fédéraux et, notamment, services publics de relation, tels que la diplomatie, les consulats, les
transports, etc. ; services publics de défense extérieure (armée, etc.) ou d'exécution interne
(police, etc.). Or, il n'y a vraiment fédéralisme que si les collectivités associées participent par leurs
représentants à la constitution de ces organes fédéraux et à l'élaboration de leurs décisions1. À
défaut de cette participation – par exemple si les organes fédéraux ne sont l'émanation que d'un
seul des États ou collectivités associés – il y aurait « droit de subordination » et non « droit de
collaboration » et c'est la collaboration qui est la caractéristique du Droit fédéral, qui distingue le
fédéralisme de la vassalité, de la tutelle, de la colonisation.
Cela ne signifie pas que cette participation doive être égale ou identique, quels que puissent être
l'importance ou le volume des collectivités (États) fédérées. Réintroduire ici le dogme de l'égalité
absolue des États parce qu'États, c'est retomber dans l'erreur de l'égalité fonctionnelle, qui est en
correspondance directe avec l'idée de souveraineté et incompatible avec toute organisation
effective2.

b) Loi d'autonomie
La seconde caractéristique, c'est l'autonomie garantie des collectivités associées. Cette
« décentralisation gouvernementale » est essentielle, sans quoi les collectivités perdraient leur
caractère étatique et l'organisation fédérale ne tarderait pas à évoluer vers l'État unitaire. Le
fédéralisme suppose non pas une fusion, mais une association de collectivités distinctes conservant
chacune sa législation, son système juridictionnel, administratif, sanctionnateur, pour tout ce qui

1. C'est ce que les auteurs qualifient souvent de « participation à la formation de la volonté fédérale ». Il n'y a pas plus
de volonté fédérale que de volonté étatique, mais seulement, au sein des organes institutionnels, formation de majorités
conditionnant la validité juridique des décisions.
2. Jamais une collectivité de valeur 1000 ne consentira à être mise sur le même pied qu'une collectivité de valeur ou de
volume 10, à laisser prendre des décisions majoritaires par une majorité de 5 X 10 contre 1000 X 1. La constitution
normale des organes fédéraux (et c'est aussi l'équité), doit donc partir du principe de la proportionnalité. Sans doute
peut-il y avoir des difficultés pratiques considérables à établir la base de cette proportionnalité : le volume n'est pas tout
(notamment le chiffre de la population), d'autres facteurs doivent entrer en ligne de compte : richesse, industrialisation,
culture, etc. Comme dans toute « société » il y a lieu de tenir compte des « apports ». C'est une question de dosage et
d'équité, non d'arithmétique. Répétons-le, la solution – difficile – exige, au moment de la conclusion du Pacte fédéral ou
de ses modifications, un esprit de volonté d'accord et de bonne volonté en vue de réaliser un équilibre par des sacrifices
mutuels, équilibre qui d'ailleurs, sera sujet à révisions.

56
correspond à leurs domaines respectifs de solidarité particulière. Tant qu'il ne se dégage pas un
besoin d'unification correspondant à un intérêt commun, les collectivités composantes restent
individualisées. La compétence fédérale ne s'applique qu'à la gestion des affaires d'intérêt commun,
notion d'ailleurs évolutive.
C'est la raison fondamentale pour laquelle les collectivités politiques fédéralisées continuent à être
considérées comme des États, même dans le cas où leurs gouvernements ont abdiqué toute
compétence internationale.

Document n° 9. Masclet J.-C. et Valette J.-F., Droit constitutionnel et


institutions politiques, 1997, p. 67 (extrait).

B. Une formule évolutive et parfois menacée


Les tendances antagonistes font du fédéralisme une formule évolutive et parfois menacée. Les
équilibres internes de l'État fédéral sont en constante évolution. La perennité de l'État fédéral est
parfois mise en cause.
La constitution fédérale enregistre un équilibre valable à un moment donné : elle distribue les
compétences et les pouvoirs en fonction de ce qui paraît acceptable. Mais les données politiques,
économiques, sociales et culturelles sont appelées à changer. Ainsi les États fédéraux modernes
connaissent-ils une certaine évolution des pratiques de pouvoir. À une répartition rigide des
compétences succède un fédéralisme coopératif. Celui-ci repose sur la négociation et l'entente
préalable. Il conduit à des décisions concertées et à des financements communs. Mais il correspond
à une immixtion de l'État fédéral dans les matières réservées. Il est facteur de centralisation.
Cette tendance à la centralisation est à l'oeuvre dans plusieurs États fédéraux modernes sous
l'influence de divers facteurs : la structuration de l'opinion publique et la constitution des partis qui
s'opère généralement au niveau fédéral, l'impératif de dimension qui s'impose à l'économie
moderne et rend nécessaire la constitution de grands ensembles, l'interventionnisme économique,
les nécessités de la protection sociale qui ne peuvent s'accommoder de trop grandes différences
d'un État fédéré à l'autre, l'harmonisation culturelle apportée par les moyens modernes de
communication, le poids des relations extérieures qui met en valeur les institutions fédérales
seules aptes à en connaître.
Inversement, la revendication à plus d'autonomie peut être nourrie par l'irrédentisme culturel, les
différences ethniques, ou le sentiment d'une inégalité de traitement et d'influence au sein de l'État
fédéral. Elle peut soumettre ce dernier à de vives tensions, conduisant à modifier le pacte initial : tel
est le cas pour le Québec au sein de la Fédération canadienne. Les « indépendantistes »
revendiquent une souveraineté-association qui s'analyse en un relâchement du lien fédéral. Elle
peut aussi briser l'État fédéral comme en Union soviétique, en Tchécoslovaquie et en Yougoslavie.
La formule fédérale ne se maintient pas là où elle résulte d'un phénomène de domination : poids
d'un parti unique, idéologie impérialiste ou pratiques dictatoriales.
Malgré les crises et les échecs on observe toutefois une persistance du modèle constitutionnel.
Comment alors ne pas s'interroger sur les conditions de son succès. Il est permis de se demander
si la réussite de l'État fédéral n'est pas liée à l'existence ou non d'un sentiment national.
Le lien fédéral est-il vécu comme citoyenneté commune, ses chances de persister, à travers
d'inévitables transformations, sont grandes. Est-il vécu comme une contrainte imposée par les
hasards de l'histoire ou la force des armées, elles sont faibles. La question est bien de savoir s'il
existe dans l'opinion une véritable adhésion à la communauté politique nouvelle qui a été
constituée.

57
58
Université Paris 8

Introduction au Droit constitutionnel


(Semestre I)

Séance de travaux dirigés n° 5 : La participation au pouvoir

Document n° 1. Bidégaray, Ch., « Élection », dans Y. Mény, O. Duhamel, dir.,


Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, pp. 372-373.

Document n° 2. Manin, B., Principes du gouvernement représentatif, Flammarion,


coll. « Champs », 1995, pp. 279-302 (extraits).

Document n° 3. Fonbaustier, L., « Élection », dans D. Alland, S. Rials, dir.,


Dictionnaire de la culture juridique, PUF/LAMY, 2003, pp. 604-607.

Document n° 4. De Villiers M. et Le Divellec A., « Référendum », dans


Dictionnaire du droit constitutionnel, Sirey, 10e éd., 2015, pp. 313-314.

Document n° 5. Hamon F., Troper M., Droit constitutionnel, LGDJ, 2012, pp.
194-197 (extraits).

Document n° 6. Carré de Malberg, R., « Considérations théoriques sur la


question de la combinaison du référendum avec le parlementarisme » , Revue
du droit public, 1931, pp. 236 et s.

Document n° 7. Rousseau, J.-J., Du contrat social, Livre II, Chapitre I et II


(extraits).

Document n° 8. Intervention d'Émile Combes, président du Conseil, devant la


Chambre des députés, 21 janvier 1903 (extrait de Mopin M., Les grands débats
parlementaires de 1875 à nos jours, La Documentation française, 1988, p. 183).

Commentaire de texte : Document n° 8

59
Document n° 1. Bidégaray, Ch., « Election », dans Y. Mény, O.
Duhamel, dir., Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, pp. 372-373.

« L’élection est un mode de dévolution du pouvoir reposant sur un choix opéré par l’intermédiaire
d’un vote ou suffrage. La démocratie athénienne, la République romaine ont utilisé ce mode de
choix des gouvernants. Les premiers chrétiens y recourent pour désigner les évêques et le pape.
Au Moyen Age, ce procédé est connu dans le monde anglo-saxon (choix des rois teutoniques ou
Saint Empire romain). Certaines villes et guildes peuvent également s’en servir. L’organisation
financière de la France d’Ancien Régime reconnaît aussi un régime distinct de perception de
l’impôt pour les ‘pays d’élection’. Toutefois, l’émergence progressive de la Chambre des Communes
à côté des lords en Grande-Bretagne et la naissance du régime parlementaire entraînent le
développement du procédé électif. Il connaît un succès définitif avec la généralisation de l’idée
démocratique à partir de la fin du XVIIIe siècle.
Deux options s’affrontent. Celle de la souveraineté nationale abstraite, indivisible, dans laquelle le
citoyen a pour fonction d’exprimer la volonté nationale – mission qui ne saurait être confiée à
n’importe qui : c’est la démocratie représentative. Celle de la souveraineté populaire selon laquelle
chaque citoyen, détenteur d’une parcelle de souveraineté, doit l’exercer directement. Le corps des
citoyens exerce alors lui-même les trois fonctions législative, exécutive, judiciaire. Par impossible, il
se gouverne par l’intermédiaire de représentants élus mais contrôlés et révocables : c’est la
démocratie directe. Ces deux conceptions qui déterminent l’étendue du droit de suffrage se sont
opposées tout au long du XIXe siècle et du XXe siècle à travers le conflit entre suffrage restreint
et suffrage universel.
Avec le ralliement de la communauté internationale au suffrage universel et la prise en compte des
limites de la démocratie politique au regard des exigences de la démocratie économique et sociale,
le débat s’est prolongé par l’alternative entre démocratie libérale et pluraliste et démocratie
socialiste ou unanimiste. Dans les démocraties constitutionnelles pluralistes le débat porte sur le
vote individuel (ou politique) et le vote social (ou économique). Le suffrage plural ou familial essaie
de répondre à ces préoccupations. Même dans le cas du suffrage universel, l’élection peut connaître
un certain nombre de limites. Tout d’abord celles tenant à la capacité électorale (âge, sexe,
condamnations, etc.).
D’autres tiennent aussi au type de suffrage retenu : suffrage direct (chambre législative, président)
ou indirect (deuxième chambre, chef de l’Etat). D’autres découlent de la taille et du découpage des
circonscriptions à l’intérieur desquelles se déroulent les élections.
D’autres enfin résultent du mode de scrutin retenu : scrutin majoritaire qui déforme la réponse
électorale mais assure l’efficacité des majorités victorieuses ; scrutin de liste, plus représentatif des
nuances de l’opinion mais conduisant à des coalitions souvent impuissantes.
Ces traits sont plus ou moins forts selon qu’on privilégie dans le scrutin majoritaire un, ou deux
tours (ou plus) et dans le scrutin de liste, la représentation proportionnelle intégrale, approchée, le
vote préférentiel, le vote unique transférable, ou des systèmes mixtes.
A supposer résolues ces difficultés techniques, il n’en reste pas moins que la démocratie se réduit
essentiellement à une lutte concurrentielle de professionnels de la politique sur les votes du
peuple (J. Schumpeter). Hors les cas de primaires, le choix des candidats relève bien souvent de la
cooptation par les appareils des partis. Malgré la réglementation des campagnes électorales et de
leur financement, le poids de l’argent secret, le marketing politique et les sondages viennent altérer
souvent la réalité de la consultation. Reste alors à se demander si ‘les élections sont la
démocratie ?’. L’abstentionnisme, le poids du marais et du vote flottant, la faible compétence
politique du citoyen, privent l’élection d’une large part de son efficacité supposée. Que dire alors
des élections non compétitives (liste unique) ou semi-compétitives (cas d’une très grande majorité
de pays) où l’élection, plus qu’un ‘piège’, est une trahison ? ».

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Document n° 2. Manin, B., Principes du gouvernement représentatif,
Flammarion, coll. « Champs », 1995, pp. 279-302 (extraits).

« L’élection des gouvernants – Une inflexion remarquable se manifeste depuis plusieurs années
dans l’analyse des résultats électoraux. Jusque dans les années 70, la plupart des études électorales
arrivaient à la conclusion que le comportement électoral s’expliquait pour l’essentiel par les
caractéristiques sociales, économiques et culturelles des citoyens. Or de nombreux travaux
soulignent qu’il n’en va plus ainsi aujourd’hui. Les résultats du vote peuvent varier significativement
d’une élection à l’autre alors même que les caractères sociaux, économiques et culturels des
électeurs restent à peu près identiques pendant la période considérée.
La personnalisation du choix électoral – La personnalité des candidats en présence apparaît
comme un des facteurs essentiels de cette variation. Les électeurs votent différemment, d’une
élection à l’autre, selon la personnalité des candidats offerts à leurs choix. Les électeurs votent de
plus en plus pour une personne, et non plus seulement pour un parti ou un programme. Ce
phénomène marque une transformation par rapport à ce que l’on avait considéré comme le
comportement normal des électeurs dans une démocratie représentative. Il crée ainsi l’impression
d’une crise de la représentation. En réalité, on l’a vu, le rôle prédominant des étiquettes partisanes
dans la détermination du vote était seulement la caractéristique d’un type particulier de
représentation, la démocratie de partis. On peut aussi bien voir dans la transformation actuelle un
rapprochement avec l’un des traits constitutifs du parlementarisme originel : le caractère personnel
de la relation représentative.
Quoique l’importance croissante des personnalités se manifeste aussi dans la relation entre les
parlementaires et les électeurs de leur circonscription, elle est surtout sensible au niveau national,
dans la relation entre le pouvoir exécutif et l’ensemble de l’électorat. Depuis quelques décennies,
les analystes observent dans tous les pays occidentaux une tendance à la ‘personnalisation’ du
pouvoir. Dans les pays où le chef de l’exécutif est directement élu au suffrage universel, l’élection
présidentielle tend à devenir l’élection principale et à structurer l’ensemble de la vie politique.
Dans les pays où le chef de l’exécutif est le leader de la majorité parlementaire, les élections
législatives s’organisent autour de sa personne. Les partis continuent de jouer un rôle central, car
la possibilité de mobiliser une structure préalablement organisée avec son réseau de relations et
d’influences, ses capacités à collecter des fonds et sa main-d’oeuvre bénévole demeurent un atout
décisif dans la compétition électorale. Mais ils tendent à devenir les instruments au service d’un
leader. A la différence de ce qui se passe dans le parlementarisme classique, le chef du
gouvernement, plutôt que le parlementaire, apparaît donc ici comme le représentant par
excellence. Il reste que le lien entre le représentant ainsi défini et ses électeurs retrouve son
caractère essentiellement personnel.
Ce nouveau caractère du lien représentatif résulte principalement, semble-t-il, de deux causes qui,
quoique indépendantes l’une de l’autre, exercent cependant des effets convergents. Les techniques
de communication jouent, tout d’abord, un rôle essentiel : la radio et la télévision, qui tendent à
devenir les moyens de communication principaux, confèrent un caractère direct et sensible à la
perception des candidats et des élus par les électeurs. Le candidat peut – de nouveau – se faire
connaître sans passer par la médiation d’organisations militantes. L’âge des militants et des hommes
d’appareil est passé. En un sens, la télévision ressuscite le face-à-face qui marquait le lien entre
représentants et représentés dans la première forme de gouvernement représentatif. Mais la
télévision et les moyens de communication de masse sélectionnent un certain type de qualités et
de talents : ceux qui parviennent à se faire élire ne sont pas des notables locaux, mais des individus
qui maîtrisent mieux que les autres les techniques de communication, ce qu’on appelle des ‘figures
médiatiques’. Nous assistons aujourd’hui, non pas à une crise du gouvernement représentatif, mais
seulement à un changement du type d’élites sélectionnées. Les élections continuent de désigner

61
des individus possédant des caractères distinctifs que les autres n’ont pas, elles conservent le
caractère élitiste qu’elles ont toujours eu. Mais une nouvelle élite de spécialistes de la
communication prend la place des militants et des hommes d’appareil. La démocratie du public est
le règne de l’expert en communication.
D’autre part, le rôle croissant des personnalités au détriment des programmes constitue une
réponse aux conditions nouvelles dans lesquelles s’exerce l’activité des gouvernants. L’ampleur de
la tâche des gouvernants s’est considérablement accrue au cours du dernier siècle : le
gouvernement ne règle plus seulement les conditions générales de la vie sociale, il intervient dans
toute une série de domaines (en particulier dans le domaine économique) par des décisions
ponctuelles et singulières. Or, sauf à devenir immense, illisible et, partant, inutile pour la
mobilisation des électeurs, un programme ne peut pas contenir le catalogue de toutes les mesures
singulières qu’entend prendre un candidat. Mais surtout, les différents Etats sont devenus de plus
en plus interdépendants en matière économique, en particulier depuis la Seconde Guerre
mondiale. Cela signifie que l’environnement auquel chaque gouvernement est confronté résulte des
décisions prises par un nombre de plus en plus grand d’acteurs. Cet environnement devient ipso
facto de moins en moins prévisible. En se proposant comme gouvernants, les hommes politiques
savent qu’ils devront faire face à l’imprévisible, ils n’ont donc pas intérêt à se lier les mains par
avance en s’engageant sur un programme détaillé.
La nature de l’activité gouvernementale contemporaine et l’environnement dans lequel elle est
conduite appellent ainsi de plus en plus l’exercice de ce qu’on pourrait appeler, pour utiliser un
terme ancien, un pouvoir de ‘prérogative’ […]. Les électeurs doivent aujourd’hui accorder aux
gouvernants une marge de discrétion par rapport aux promesses faites pendant la campagne
électorale. En fait, il en a toujours été ainsi dans le gouvernement représentatif, une fois la décision
prise d’interdire les mandats impératifs. La situation présente rend seulement plus visible un trait
permanent de la représentation. Mais un pouvoir pour partie discrétionnaire ne signifie pas un
pouvoir irresponsable. Les électeurs contemporains conservent la faculté de démettre les
gouvernants au terme de leur mandat si les décisions que ceux-ci ont prises de leur propre chef ne
satisfont pas la majorité. L’âge des programmes politiques détaillés est sans doute passé, mais celui
des bilans commence peut-être.
Et en tout cas, il reste possible, comme il l’a toujours été depuis les origines du gouvernement
représentatif, de juger les gouvernants sur leurs actions passées […]. Le rôle de l’offre électorale
en général – La personnalité des candidats ne constitue toutefois qu’un des facteurs dont les
études électorales soulignent aujourd’hui les effets sur le vote, indépendamment des
caractéristiques sociales, économiques et culturelles des électeurs. On note aussi que le
comportement électoral varie selon la configuration des candidatures (selon que, par exemple,
seuls deux camps s’affrontent, la majorité sortante et l’opposition, ou qu’au contraire les électeurs
ont le choix entre plusieurs partis à l’intérieur de chaque camp). De même encore, de nombreux
électeurs votent différemment selon la perception qu’ils ont de ce qui est institutionnellement mis
en jeu à chaque élection : l’orientation de leur vote change selon qu’il s’agit d’une élection locale
ou nationale, présidentielle ou législative, d’une élection législative générale ou partielle, etc. Il
semble enfin que le comportement électoral change en fonction des problèmes ou des thèmes sur
lesquels l’accent est mis dans la campagne électorale. Les résultats des élections varient
significativement, même dans les courts intervalles de temps, selon les questions qui ont dominé la
campagne électorale. Les électeurs semblent répondre aux termes du choix offert par les hommes
politiques, plutôt qu’exprimer leur identité sociale ou culturelle. Les préférences politiques
semblent aujourd’hui se former autrement que dans la démocratie de partis. La dimension réactive
du vote paraît prendre le pas. Se présenter à une élection revient toujours à proposer un élément
de partage et de différenciation entre les électeurs. D’une part, en effet, l’élection a pour objet de
départager et de séparer ceux qui soutiennent un candidat et ceux qui ne le soutiennent pas.

62
D’autre part, les individus se mobilisent et se rassemblent politiquement d’autant mieux qu’ils ont
des adversaires et perçoivent la différence qui les sépare d’eux. Le candidat doit dès lors
s’identifier lui-même, mais il doit aussi définir ses adversaires. Il ne se présente pas seulement lui-
même, il présente une différence. Il propose en fait un principe de partage. Dans toute élection, les
hommes politiques ont donc besoin de différences leur permettant de départager ou de séparer
leurs partisans et leurs adversaires. Les clivages sociaux qui, en dehors des élections, partagent la
masse des citoyens constituent à cet égard des ressources essentielles.
Dans des sociétés où un clivage social, économique et culturel prend le pas sur tous les autres et
s’impose à l’évidence comme le clivage primordial, les hommes politiques savent par avance et avec
une relative certitude qu’ils ont intérêt à faire fonds sur lui pour mobiliser et départager les
électeurs. Ils sont, dès lors, conduits à proposer des termes du choix reflétant ce clivage central.
L’offre politique apparaît donc comme la transposition d’un clivage préexistant. C’est ce qui se
passe dans la démocratie de partis. Or, dans nombre de sociétés occidentales, la situation est
aujourd’hui différente. Aucun clivage social, économique ou culturel n’est beaucoup plus important
que tous les autres et ne s’impose a priori avec évidence comme la division primordiale. Les
citoyens ne constituent sans doute pas une masse homogène que les termes offerts au choix
pourraient faire se partager de n’importe quelle façon. Mais les lignes de clivage préexistant à
l’élection sont multiples et ne coïncident pas les unes avec les autres. Ces lignes de clivage
changent en outre rapidement.
L’électorat se prête, dès lors, à plusieurs découpages politiques, il comporte la virtualité de
plusieurs partages différents. L’offre électorale peut actualiser (ou activer) l’un ou l’autre d’entre
eux. Ceux qui contribuent à formuler l’offre (les gouvernants sortants et leurs opposants) ont
donc une autonomie relative dans le choix du clivage sur lequel ils jouent et dans celui des termes
qu’ils proposent pour l’activer. Ils ne savent pas à l’avance quel est, parmi les partages possibles,
celui qu’ils ont intérêt à promouvoir. Dans une telle situation, l’initiative des termes offerts au choix
appartient donc aux hommes politiques, non pas à l’électorat. Cela explique que le vote apparaisse
aujourd’hui principalement comme une réaction de l’électorat. En fait, dans toutes les formes de
gouvernement représentatif, le vote constitue pour partie une réaction de l’électorat face aux
termes qui lui sont proposés ».

Document n° 3. Fonbaustier, L., « Élection », dans D. Alland, S.


Rials, dir., Dictionnaire de la culture juridique, PUF/LAMY, 2003, pp.
604-607.

L’élection n’a jamais, historiquement, abandonné les contrées éclairantes de l’étymologie. Eligere
signifie choisir et l’élection correspond en effet, en français vieilli, à cette faculté. Maître-mot
précoce du vocabulaire théologique, l’élection renvoie dès l’origine à l’idée directrice de peuple élu,
désigné librement par amour de Dieu et consentant à être fidèle à ses promesses. Dans ce sillage,
les orientations plus mondaines d’une élection recomposée garderont trace de ces caractères. Une
fois exclue la signification particulière que revêt le terme en histoire financière – un pays dit «
d’élection » est alors le siège du contentieux de la taille et des principales impositions indirectes –
le terme peut être défini assez simplement.
Offrant certains points de ressemblance avec les notions de désignation et de nomination,
l’élection se particularise comme un mode de dévolution du pouvoir supposant un choix (donc
plusieurs possibles) opéré au sein d’un groupe (donc un corps électoral) au moyen de mécanismes
appropriés permettant d’assurer la mise en oeuvre du vote. Historiquement, et de manière idéale,
l’élection est apparue comme le moyen adéquat, le plus juste (sinon le plus efficace) pour assurer la
représentation (des gouvernés par les gouvernants), avec laquelle l’élection entretient d’ailleurs un

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rapport quasiment symbiotique. A quelques exceptions près (le pouvoir, au sein de l’Union
européenne par exemple, n’est pas entièrement exercé ou assumé par des organes directement
élus ; le droit de la fonction publique fait souvent, c’est compréhensible, la part belle aux
nominations…), l’élection s’est donc progressivement généralisée, les mécanismes assurant sa mise
en oeuvre se sont également affinés, et sa signification s’est profondément renouvelée.

La généralisation progressive de l’élection


En tant qu’instrument de désignation des gouvernants, l’élection a conquis ses lettres de noblesse
aux dépens d’autres modes de dévolution du pouvoir. Elle s’est ainsi imposée comme un possible
substitut au tirage au sort, invention de la démocratie grecque qui choquerait aujourd’hui mais fut
longtemps la marque d’un idéal républicain. Elle est également ressentie comme une alternative
viable, limitant le « bon plaisir », aux modes de gouvernement par nominations ; elle est enfin, c’est
historiquement très net à travers le passage des monarchies héréditaires aux régimes
représentatifs de type parlementaire, un instrument de participation des citoyens à la chose
publique, à la différence d’une transmission héréditaire du pouvoir, qui en confisque la dévolution
au profit d’une famille ou d’une lignée et peut toujours faire craindre l’arbitraire et l’incompétence
de la descendance.
L’extension des corps électoraux apparaît comme un caractère historique remarquable de
l’élection. Déjà au siècle de Périclès, aucune condition de cens n’était requise pour être élu
magistrat. A Rome, le droit de prendre part aux élections varia sous la République et sous l’Empire,
mais en principe, comme dans toutes les cités antiques, les esclaves, les femmes et les étrangers
étaient exclus du processus électoral (comme électeurs et comme candidats).
Une même réduction du corps électoral et de la possibilité d’accéder aux charges publiques se
manifeste pendant une grande partie du Moyen Age, pendant lequel les conceptions hiérarchiques
et aristocratiques du corps social ont pour effet de confier les élections à des corps étroits,
composés d’électeurs que leur position dans l’espace social permet de réputer capables ou sages.
Dans l’Eglise, où la notion de sanior et maior pars renvoie directement à l’inégalité devant les
élections, des mouvements fondamentaux apparaissent précocement en faveur d’un droit de
suffrage plus largement partagé, dans les ordres religieux notamment puis, comme conséquence du
phénomène politique que représenta le conciliarisme, dans l’Eglise séculière. Le suffrage universel
ne réapparaît, dans son principe, que progressivement.
En Grande-Bretagne, l’extension du droit de suffrage masculin ne fut réelle qu’à partir de la
réforme de 1832 et nécessita près d’un siècle. Même la Révolution française, qui proclama
énergiquement les droits universels, distingua en 1791 entre les citoyens passifs et les citoyens
actifs, qui seuls avaient accès au vote (sur fond de débats larvés entre électorat-droit et électorat-
fonction). La concrétisation des principes électoraux n’a en effet rien de linéaire : furent ainsi
longtemps exclus du vote d’une part les femmes, dont la capacité était mise en cause et qui n’ont
conquis ce droit que tardivement, souvent grâce à leur rôle actif pendant les guerres (Autriche :
1918 ; Etats-Unis : 1920 ; France : 1944) ; d’autre part les non propriétaires et les pauvres, souvent
considérés comme manquant des lumières indispensables (sous la Restauration, le suffrage
censitaire imposait un cens électoral était fixé à 300 francs de contribution directe et à 250 francs
sous la Monarchie de Juillet). La question du vote des étrangers, enfin, laisse entrevoir le rapport
historique entre nationalité et citoyenneté. Si en Grande-Bretagne, les ressortissants des pays du
Commonwealth disposent du droit de vote pour toutes les élections, cette faculté est généralement
réduite, dans la plupart des pays qui en acceptent le principe, aux élections locales et sous
condition de résidence (comme c’est le cas en Suède depuis 1976 ou aux Pays-Bas depuis 1985).
Le Traité de Maastricht, ratifié par la France en septembre 1992, confère aux étrangers citoyens
d’un Etat membre de l’Union un droit de vote aux élections européennes et municipales. Par

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ailleurs, d’autres circonstances viennent encore restreindre le droit de suffrage : des conditions
d’âge (dix-huit ans est, actuellement, le seuil fixé pour la majorité électorale dans de nombreuses
démocraties représentatives) ; des interdictions liées à l’incapacité (notion utile mais dangereuse
car reposant parfois sur des motifs discutables, comme l’analphabétisme en Italie jusqu’en 1912) ou
l’indignité d’un électeur (privé du droit de vote en raison de condamnations judiciaires).
L’élargissement du corps électoral peut, au même titre que la libéralisation des conditions de la
candidature, être analysé comme le signe d’une démocratisation de l’élection.
A l’extension progressive du corps électoral fait écho l’amplification du phénomène général de
l’élection. Par une sorte d’effet irradiant, les principes électoraux ont progressivement gagné (sans
qu’il soit facile de préciser le sens du rayonnement entre espaces public et privé) la plupart des
sphères sociales où la représentation joue un rôle. Sous la République romaine déjà, l’élection était
le mode habituel – à quelques exceptions près – de désignation des magistrats. Dans la mouvance
d’idées libérales et individualistes, elle s’est historiquement étendue à de nombreuses fonctions
politiques. Mais loin d’être réductible à l’univers politique, national ou local, l’élection a gagné
l’ensemble des collectivités humaines : les associations et certaines sociétés élisent leurs
présidents, les entreprises désignent ainsi les représentants du personnel, les cardinaux le pape,
l’Académie française un nouvel académicien, etc. L’élection est devenue un mode privilégié et
incontesté d’émergence des représentants et d’accès à des fonctions de direction. Son extension à
la désignation des juges est même préconisée par les optimistes qui, prenant exemple sur la Suisse
(pour les magistrats cantonaux et fédéraux) ou sur les Etats-Unis (où le juge est depuis longtemps
considéré comme agent de l’Etat de droit), y voient le seul mécanisme susceptible de garantir
l’impartialité et la compétence morale de la magistrature. Dans la sphère du droit public, l’élection
est tellement attachée à la démocratie que les constitutions modernes écrites lui consacrent
souvent des dispositions (constitution française du 4 octobre 1958, art. 3 ; constitution des Etats-
Unis du 17 septembre 1787, art. 1er, section II ; loi fondamentale de la République fédérale
d’Allemagne du 23 mai 1949, art. 20.2 ; constitution italienne du 27 décembre 1947, art. 48). Par-
delà le droit interne, la communauté internationale, qui dépêche souvent à ce titre d’importantes
missions d’observation, voit dans l’élection, lorsqu’elle n’est pas qu’une simple vitrine, un indice fort
autant qu’un gage du caractère démocratique d’un Etat, ainsi qu’une condition indispensable de
reconnaissance officielle.

L’évolution des techniques électorales


La lecture cursive d’un code électoral surprend par les précautions qu’il révèle et la rigueur qu’il
impose. Les procédures électorales sont en effet complexes et variées. La concrétisation des idées
électorales supposait l’invention de techniques susceptibles d’assurer la conformité des élections
aux principes les gouvernant. Significatives, ces modalités sont orientées par et peuvent rejaillir sur
les différentes conceptions de la vie démocratique. Leur élaboration historique n’est pas linéaire,
mais plusieurs périodes ont été particulièrement fructueuses pour leur découverte et leur mise au
point. Certes, l’Antiquité offre des illustrations de l’ingénierie électorale. Les règlements de
l’ecclesia, dans les temps forts de la démocratie grecque, mirent au point des mécanismes de vote
sophistiqués. De son côté, Rome favorisa également le développement d’un droit électoral
rigoureux et précis, permettant la désignation efficace des magistrats et d’un grand nombre de
représentants du peuple. Après une période incertaine où le formalisme perdit du terrain, le Moyen
Age, encore une fois faussement obscur, rationalisa efficacement les techniques électorales. Les
structures séculières doivent ici beaucoup à l’Eglise, qui mit au point, dès le IIIe siècle, les premiers
codes électoraux. On lui doit en effet d’importantes conquêtes (ou redécouvertes) : capacité
électorale, incompatibilités, tours de scrutin, élections à plusieurs degrés, vote à bulletin secret
(permettant la liberté de l’électeur), scrutateurs (garantissant la transparence de l’élection et
assurant la comptabilisation des voix), etc.. Qu’il s’agisse des communes italiennes, des Etats

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généraux en France, des Cortes en Espagne ou du Parlement anglais, les expériences séculières
ultérieures ont vraisemblablement, à la faveur d’une transmission des pratiques et des savoirs
électoraux, bénéficié des perfectionnements réalisés dans les différents laboratoires ecclésiaux.
Sans idéaliser ces mécanismes de l’ère pré-moderne, on peut noter que leur efficacité contraste
parfois avec la lourdeur d’opérations électorales plus tardives, comme sous la Révolution. Dans
l’urgence et parce que les acteurs semblaient démunis et ignorants de procédures oubliées, les
auteurs du règlement électoral de 1789, inventant assez peu, ont d’ailleurs en ce domaine
emprunté à l’Ancien Régime, assurant ainsi une certaine continuité formelle sur la longue durée.
Pour assurer le respect des règles électorales prescrites, les démocraties libérales se sont dotées
d’instances non juridictionnelles (certaines autorités administratives indépendantes en France, et
leur équivalent à l’étranger) de surveillance des opérations électorales. Les institutions
juridictionnelles (juges constitutionnels, répressifs ou ordinaires) ont également la mission, dans le
cadre d’un contentieux électoral complexe, de favoriser la transparence des élections. Les juges
procèdent à la vérification des régularités externe et interne du processus électoral. L’histoire des
élections est celle d’un enchâssement croissant de leurs modalités dans un système de règles
contraignantes et de leur soumission à un contrôle juridictionnel serré. Non que le contentieux
électoral soit une invention entièrement moderne. Au Moyen Age déjà, certains docteurs de l’Eglise
(Guillaume de Mandagout, Bellemère) avaient appris à distinguer tous les vices susceptibles
d’affecter l’acte électoral et de nuire à la transparence du choix fait par les électeurs. On doit
cependant à l’époque moderne d’avoir insisté sur le lien entre l’effectivité des règles électorales et
l’intervention juridictionnelle, sans lequel la volonté du corps électoral ne peut qu’être trahie. Dans
les démocraties parlementaires, afin d’éviter certains abus (on pense aux députés poujadistes,
grossièrement évincés du Parlement en 1956) les juridictions ont généralement remplacé les
assemblées parlementaires pour effectuer le contrôle des élections de leurs membres. En
n’acceptant de censurer une élection que dans le cas où le nombre de votes douteux a pu
influencer le résultat du scrutin, les juges prouvent qu’ils sont gardiens de la sincérité et non de la
moralité du vote, conception réaliste sans laquelle d’incessants scrutins auraient lieu, qui
fragiliseraient l’acte même de l’élection.
L’évolution historique a consacré la variété des modes de scrutin, dont chacun répond à des
considérations politiques différentes. Historiquement le plus ancien, le scrutin majoritaire (uni- ou
plurinominal) repose sur l’attribution du ou des sièges à pourvoir à celui ou ceux arrivés en tête
(l’exigence de majorité variant selon que le scrutin est à un ou à deux tours). Il peut être utilisé
seul ou associé à la représentation proportionnelle, dont l’invention, plus récente, a donné lieu à
des aménagements subtils. Comme l’indique son nom, elle repose sur le principe d’une répartition
des sièges à pourvoir au prorata des suffrages obtenus. Le contraste entre ces deux modes
principaux de scrutin (il y en a beaucoup d’autres, plus ou moins apparentés à eux) se manifeste à
un triple point de vue : concernant la représentation, l’effet simplificateur du scrutin majoritaire est
évident, puisqu’il évince des institutions des minorités parfois très fortes et peut même conduire
(les expériences anglaise et américaines en témoignent) à une éviction totale de courants
politiques essentiels en offrant une « prime à la majorité ». La représentation proportionnelle
permet, au nom d’une certaine éthique de la représentation (en dépit d’incontournables effets de
seuils : par exemple plancher de 5% de voix imposé pour participer à la répartition des sièges), une
photographie plus fine de la sociologie électorale. S’agissant du fonctionnement des institutions, le
scrutin majoritaire présente l’avantage (à nuancer notamment lorsque le scrutin est à deux tours)
de faciliter l’apparition d’une majorité stable et d’un mode de gouvernement efficace, alors que la
proportionnelle favorise, par la multiplication des groupes représentatifs, des coalitions souvent
hétérogènes et incontrôlables rendant la tâche de et du gouvernement délicate. Leurs effets sur les
partis politiques accusent encore l’opposition entre les deux modes de scrutin : simplificateur, le
scrutin majoritaire concentre la représentation. Il encourage généralement le vote utile et le
bipartisme (scrutin à un tour) et un multipartisme limité (scrutin à deux tours). Au contraire, la

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proportionnelle, au risque de pulvériser la représentation, stimule la formation de courants
d’opinion, même minoritaires, qui se traduisent souvent par l’émergence de partis politiques
espérant participer à la répartition des sièges. Combinés, ces divers éléments posent la question de
la signification de l’élection du point de vue démocratique.

La transformation de la signification de l’élection


Si actuellement, le droit d’élire et celui d’être élu sont classés parmi les droits fondamentaux,
comme expressions majeures des « droits-participation », cette conception est plutôt récente. En
tant que forme, les élections existent depuis l’Antiquité, mais elles ne renvoient au modèle du
citoyen-électeur et à l’univers démocratique-individualiste que depuis l’ère moderne. Pendant très
longtemps, le geste électoral, teinté d’organicisme, fut indissociable de l’idée d’un peuple comme
corps social, et la désignation par un agrégat d’individus est apparue récemment. Lorsque existait
l’élection des rois ou des évêques, elle était un acte de reconnaissance (du meilleur, du plus sage)
plus qu’un événement institutif ou constitutif réellement autonome. En Occident tout au moins,
certaines ruptures culturelles et métamorphoses de la représentation ont transformé la
signification de l’élection : de choix divin auquel elle renvoyait à l’origine, elle est devenue un
instrument de désignation des gouvernants dans une logique où, même humaine, elle réalisait
l’esprit de concorde et révélait les meilleurs, les plus aptes à servir le bien commun. Elle est ensuite
devenue un outil de lutte entre les volontés individuelles ou les intérêts particuliers, eux-mêmes
progressivement canalisés avec l’émergence cruciale des partis politiques modernes, aux XVIIIe et
XIXe siècles. Ce qu’ont en commun les procédures n’ôte donc rien aux bouleversements en
profondeur de l’élection. Reposant sur des mécanismes de base analogues, les élections à Rome, au
Moyen Age, à l’époque moderne et à l’heure actuelle ne renvoient pas au même univers mental ;
elles reflètent des problématiques du pouvoir et de l’être ensemble fondamentalement différentes.
La sociologie politique nous enseigne que l’autonomie individuelle galopante, dans la prise de
décision électorale, permet de nos jours, par le truchement des partis politiques, de choisir entre
des programmes de gouvernement et de départager des équipes en compétition (à cet égard, la
formule de Schumpeter, pour qui le rôle du peuple est de produire un gouvernement, reste
actuelle), tout en faisant, en quelque sorte, allégeance envers le type de régime politique dans le
cadre duquel oeuvrent les électeurs.
Les mécanismes électoraux interrogent enfin la démocratie. Les élections sont une condition sine
qua non de la démocratie, en tant qu’elles constituent l’alternative moderne à la légitimité
charismatique ou historique ; par elles, la raison d’être du pouvoir des gouvernants tient au fait
qu’ils représentent (certes de manière fictive) la volonté du peuple, à tout le moins du corps
électoral. L’élection est ainsi devenue le procédé d’expression de la volonté des électeurs et de
leur choix des dirigeants chargés de décider en leur nom. Elle pose à cet égard le problème général
du civisme et de l’abstentionnisme. En faire le fondement technique autant que le principe
d’expression de la démocratie implique en retour, de la part des citoyens, une éducation politique
suffisante, un sens exacerbé de la collectivité pour ne pas dire une certaine vertu civique, d’ailleurs
parfois aidée (comme en Belgique, en Italie ou en Australie) par le caractère obligatoire du vote.
Ces conditions idéales étant supposées remplies, l’élection n’en constitue pas pour autant
l’élément suffisant de la réalisation d’une démocratie. Non seulement en raison du maintien
sclérosant, et toujours possible, de véritables oligarchies politiques (déjà perceptibles sous la
Révolution), mais également parce qu’elle expose le peuple à une éventuelle confiscation de son
pouvoir et de sa souveraineté par les représentants. La formule de Rousseau est, à cet égard
significative, lorsqu’il affirme : “Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que
durant l’élection des membres du parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien”
(Contrat social, III, XV). Par ailleurs, si l’élection apparaît comme la seule alternative à la démocratie
directe, elle s’éloigne de la démocratie lorsqu’elle ne s’accompagne pas d’un authentique pluralisme

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politique, lui-même reflet de la variété des opinions au sein du corps social et facteur du maintien
d’une véritable liberté de choix. Enfin, concrètement, les élections ne sont susceptibles de véhiculer
une certaine idée de la démocratie que si elles traduisent transparence et sincérité, dans un cadre
où l’alternance et le débat structurent l’opinion des électeurs.
Le désenchantement du monde et la perte bien connue de référence à la transcendance ont
transformé l’élection en moyen de légitimation des gouvernants. L’on peut toujours craindre
qu’une désaffection généralisée et le développement d’un électorat si flottant qu’il ne se déplace
plus jusqu’aux urnes portent au pouvoir un dictateur ou un tyran. Dès lors qu’elle n’est plus un
mécanisme « environné » par des valeurs éthiques et qu’elle dessine simplement la clôture de la
relation gouvernants/gouvernés, l’élection s’apparente à l’autodétermination d’un peuple ou d’un
groupe et peut en cela jouer, même dans le respect de la démocratie formelle, contre la
démocratie réelle. La grandeur de l’élection est donc indissociable de l’inquiétude qu’elle génère,
puisque à travers les gouvernants, elle tend à toute société le miroir souvent déformant de ses
propres choix.

Document n° 4. De Villiers M. et Le Divellec A., « Référendum »,


dans Dictionnaire du droit constitutionnel, Sirey, 10e éd., 2015, pp.
313-314.

Le référendum, c’est le peuple législateur, ainsi que l’expose Jean-Jacques Rousseau : « Toute loi que
le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle, ce n’est pas une loi ». Introduit dans la pratique
constitutionnelle française par la Convention (premier référendum en juillet 1793 pour adopter la
Constitution dite « montagnarde », et deuxième deux ans plus tard pour adopter celle du régime
du Directoire), le référendum fera ensuite l’objet d’une utilisation plébiscitaire par les deux
Bonaparte. Après une longue éclipse, de Gaulle le rétablira, d’abord en 1945 (référendum
constituant du 21 octobre, qui sera suivi de deux autres – de Gaulle étant parti – les 5 mai et 13
octobre 1946), puis en 1958 (28 septembre pour adopter la Constitution de la Ve République et
depuis, neuf autres, huit au titre de l'art. C. 11 et un dans le cadre de l'art. C. 89).).
Le référendum ne correspond pas à un modèle unique :
1. selon la procédure, il peut être d’initiative populaire (Italie : 500 000 signatures ; Suisse : 50 000),
d’initiative parlementaire (France, art. C. 11, jusqu’ici sans succès), ou d’initiative gouvernementale,
le président de la République ayant l’exclusivité de la décision d’organisation – et en pratique
l’initiative elle-même – (tous les référendums organisés sous la Ve république) ; la révision de 2008
ouvre, de façon originale, la voie à un référendum d'initiative jumelée, à la fois parlementaire et
populaire : la proposition déposée par un cinquième des membres du Parlement doit être
soutenue par un dixième des électeurs inscrits (art. C. 11, al. 3 à 6) ;
2. selon l’objet, le référendum peut être constituant (1945, 1946, 1958, octobre 1962, 1969, 2000,
avec beaucoup de contestations pour ceux d'oct. 1962 et 1969 en raison du choix de la procédure)
ou législatif (en ce qui concerne les autres référendums de la Ve République) ;
3. selon le caractère du recours au référendum, il sera dit obligatoire ou facultatif (ainsi est
obligatoire le référendum prévu à l’article C. 53 al. 3 : « Nulle cession, nul échange, nulle adjonction
de territoire n’est valable sans le consentement de populations intéressées », mais, dans cette
hypothèse, il ne s'agit pas d'un référendum national) ;
4. selon la portée du vote, le référendum peut être, d’une part, national ou local (les Etats fédérés
américains ou Cantons suisses ainsi que les collectivités territoriales françaises, art. C. 72-1, al. 2) ;
et, d’autre part, décisionnel ou consultatif : dans le premier cas, il s’agira, soit d’abroger une loi en
vigueur (Italie), soit de faire adopter un projet de loi (art. C. 11) et dans le second cas, de donner

68
un avis dont le gouvernement fera l’usage qu’il jugera bon.
Le référendum permet au peuple de décider lui-même. Lorsqu’une Constitution accorde une place
à la procédure référendaire parallèlement à l’élection de représentants, la démocratie pourra être
qualifiée de semi-directe ».

Document n° 5. Hamon F., Troper M., Droit constitutionnel, LGDJ,


2012, pp. 194-197 (extraits).

« […] Dans le système représentatif, les gouvernants exercent une souveraineté, dont ils ne sont
pas les titulaires. Il faut donc déterminer qui est le titulaire véritable et en quoi consiste cette
mystérieuse puissance. Il existe à ce sujet un débat très ancien et rendu confus par l’imprécision du
vocabulaire.
Il faut, pour le clarifier, distinguer quatre significations des mots souveraineté et souverain […].
En quatrième lieu, la souveraineté est la qualité de l’être, réel ou fictif, au nom de qui est exercé le
pouvoir de l’organe souverain […]. C’est en ce sens qu’on dit que seul la nation ou le peuple est
souverain […]. Puisque le législateur n’est qu’un représentant, qu’il ne fait qu’exercer la
souveraineté, à qui appartient réellement cette souveraineté ? Puisque l’exercice de la souveraineté
a été délégué à des représentants, à qui appartient son essence ?
Sur ce point, on oppose traditionnellement deux doctrines, la souveraineté nationale et la
souveraineté populaire.

1. La souveraineté populaire
Selon cette tradition, la doctrine de la souveraineté populaire enseigne que la souveraineté
appartient au peuple, conçu comme l’ensemble des hommes vivant sur un territoire donné. Ce
peuple serait donc un être réel. Il peut donc exercer lui-même sa souveraineté. La doctrine de la
souveraineté populaire serait donc compatible avec la démocratie directe. Cependant au cas où il
apparaîtrait que cette démocratie directe est peu praticable, le peuple pourrait déléguer l’exercice
de la souveraineté.
Mais comme le peuple est un être réel, il est parfaitement capable d’avoir et d’exprimer une
volonté distincte de celles des gouvernants. Tous ceux qui composent le peuple peuvent et ont le
droit de choisir ces gouvernants et de contrôler leurs actions. Aussi, la doctrine de la souveraineté
populaire implique-t-elle trois conséquences :
- le principe de l’électorat-droit, c’est-à-dire le suffrage universel,
- des éléments de démocratie directe, c’est-à-dire l’institution du référendum,
- le mandat impératif.

2. La souveraineté nationale
Au contraire, la doctrine de la souveraineté nationale postulerait que le titulaire de la souveraineté
est la nation, c’est-à-dire une entité tout à fait abstraite, qui n’est pas composée seulement des
hommes vivant sur le territoire à un moment donné, mais qu’on définit en prenant en compte la
continuité des générations ou un intérêt général qui transcenderait les intérêts particuliers.
Comme il s’agit d’une entité abstraite, il ne pourrait évidemment pas exercer la souveraineté. La
démocratie directe est impossible. Elle ne peut vouloir que par ses représentants.
Elle ne peut d’ailleurs même pas les choisir, puisqu’elle n’a pas pour éléments des hommes réels.

69
Elle est donc contrainte de confier ce soin à certains hommes. Le suffrage n’est pas un droit, mais
une fonction confiée par la nation. Elle ne doit pas d’ailleurs être confiée à tous, mais à ceux qui
sont capables de l’exercer et il se peut que seuls en soient capables certains, notamment parmi
ceux qui, possédant des biens, exerçant une profession ou payant des impôts, ont un intérêt à
défendre. Une fois élus, les représentants, qui ne représentent pas leurs électeurs mais cette nation
abstraite, ne peuvent évidemment être soumis à aucun contrôle.
La souveraineté nationale entraînerait donc des conséquences symétriquement inverses de celles
que l’on suppose à la souveraineté populaire :
- refus de la démocratie directe ou semi-directe,
- théorie de l’électorat-fonction et possibilité du suffrage restreint,
- prohibition du mandat impératif.
Ainsi, les constituants procéderaient toujours à un choix fondamental entre les deux doctrines de
la souveraineté. Ce choix présenterait d’ailleurs un caractère idéologique marqué : la doctrine de la
souveraineté populaire serait démocratique et progressiste, la doctrine de la souveraineté
nationale conservatrice. On pourrait donc classer les constitutions selon qu’elles se rattachent à
l’une ou l’autre doctrine : souveraineté nationale en 1791, populaire en 1793, nationale à nouveau
en l'an III, etc. À l'Assemblée constituante de 1946, les deux doctrines auraient eu leurs partisans,
de sorte qu'il aurait fallu réaliser un compromis, en énonçant que : « la souveraineté nationale
appartient au peuple ». Cette formule, reproduite à l'article 3 de la Constitution de 1958,
entraînerait ainsi certaines des conséquences de la souveraineté nationale et certaines
conséquences de la souveraineté populaire ».

Document n° 6. Carré de Malberg, R., « Considérations théoriques


sur la question de la combinaison du référendum avec le
parlementarisme », Revue du droit public, 1931, pp. 236 et s.

Il est banal de rappeler que, dans les intentions des fondateurs du régime représentatif, le
but effectif de ce régime devait être d'établir et d'assurer la maîtrise prépondérante de la classe
bourgeoise sur la masse populaire, le régime électoral étant organisé, à l'époque révolutionnaire, de
façon à ce que la Législature fût composée d'élus appartenant à cette classe. On ne peut donc pas
dire que les hommes de la Révolution se soient laissé dominer par des théories dogmatiques du
genre de celles du Contrat Social. En réalité, leur dessein était d'ordre fort pratique : reléguer le
peuple dans un rôle simplement électoral. Ils n'ont fait intervenir les concepts philosophiques, en
particulier celui de la souveraineté de la volonté générale, que pour colorer leur œuvre
constituante d'une teinte qui parût la mettre d'accord avec le principe initial suivant lequel la nation
seule possède le caractère souverain. À l'époque révolutionnaire, il n'y a que la Constitution de
1793 qui ait vraiment pratiqué l'idéologie, en déduisant, du principe posé dans l'article 4 de sa
Déclaration des Droits : « La loi est l'expression libre de la volonté générale », la conséquence
logique que les lois ne sont parfaites que par la sanction qui leur est donnée, silencieusement ou
expressément, par le peuple ; mais aussi, cette Constitution n'est-elle point sortie du domaine de la
spéculation abstraite dans lequel elle avait été conçue ; elle n'est point entrée en application.
Cet échec de la Constitution de 1793 lui a valu, par la suite, d'être traitée avec dédain. Il y a
pourtant une justice qu'il faut savoir lui rendre : c'est que, seule, elle s'est tenue en accord avec les
prémisses sur lesquelles elle était édifiée. Du moment, en effet, que l'on base la puissance de l'État
et de ses organes sur l'idée de souveraineté de la volonté générale, il devient manifestement

70
impossible de refuser voix délibérante, et même voix décisive, à ceux en qui la volonté générale
prend sa source et sa consistance, c'est-à-dire aux citoyens s'assemblant à cet effet en un collège
unique et indivisible. Surtout, il devient manifestement contradictoire de justifier l'énormité de la
puissance parlementaire par un argument tiré de ce que le Parlement énonce la volonté populaire,
et, en même temps, de maintenir contre le peuple une exclusive, qui implique que cette volonté se
forme en dehors de lui, sans qu'il ait la ressource de contester l'expression que le Parlement en a
donnée. De ce point de vue donc, et plus encore que du point de vue des idées de représentation
populaire, l'on est obligé de conclure que non seulement le référendum et le parlementarisme ne
sont pas inconciliables l'un avec l'autre, mais qu'il y a une relation immédiate et inéluctable entre les
concepts qui ont servi à fonder la puissance parlementaire et les institutions démocratiques
permettant à la communauté des citoyens de faire entendre sa voix.
On voit, par les observations qui précèdent, que la question de l'introduction du
référendum dans le régime parlementaire ne répond pas seulement à des préoccupations de
convenance technique se rapportant à la valeur comparée des procédés pratiques qui peuvent être
mis en œuvre pour la formation de la volonté nationale dans chaque État ; mais les problèmes que
cette question engage, touchent aux concepts mêmes sur lesquels repose, d'une façon essentielle,
l'organisation étatique de la nation. C'est en vain qu'on chercherait à se dérober à la nécessité de
tenir compte de ces concepts. Si la puissance du Parlement est représentative de celle qui
appartient à la volonté populaire, ainsi qu'on le répète couramment, la question du référendum se
trouve d'avance jugée, sans qu'il reste place pour une discussion sur les avantages ou les
inconvénients de ce mode de consultation populaire : car il est de principe que les pouvoirs du
représentant sont nécessairement limités par les droits du représenté.
Ainsi, les motifs mêmes qui sont ordinairement invoqués pour justifier l'absolutisme
parlementaire, tel qu'il fonctionne présentement en France, portent en eux la condamnation de cet
absolutisme, comme aussi ils fournissent l'indication des moyens qui doivent servir à le limiter et à
le modérer. Et le premier de ces moyens, dans le concept de la représentation populaire, c'est
précisément le référendum. À dire vrai, l'admission du référendum produirait même plus qu'un
effet limitatif sur le parlementarisme : elle entraînerait une transformation radicale dans l'échelle
hiérarchique des pouvoirs. Sans doute, le Parlement continuerait à représenter le peuple, tant qu'il
délibère ; mais, une fois la loi votée par les Chambres, la volonté générale recouvrerait ses droits
inaliénables, et la parole passerait au peuple, à supposer qu'il veuille la prendre. S'il la prenait, ce
serait en souverain. La puissance populaire ne se bornerait donc pas à limiter celle du Parlement :
elle la dominerait, de la même façon que le souverain domine toutes autorités fonctionnant sous sa
suprématie. Peu importe, d'ailleurs, qu'en fait les demandes de référé au peuple doivent demeurer
rares ou même exceptionnelles : pas plus dans la démocratie que dans la monarchie, la qualité de
souverain ne se reconnaît ou ne se mesure à la fréquence des interventions. Dès qu'il est constaté
que le peuple est mis par la Constitution en possession de moyens qui lui permettent d'intervenir
chaque fois qu'il le désire, notamment en ce qui concerne la législation, et qui, de plus, lui assurent,
s'il intervient, la possibilité de faire prévaloir sa volonté, cela suffit pour que l'on doive affirmer que
la Constitution l'a érigé en organe suprême, et même qu'elle le traite en souverain.

71
Document n° 7. Rousseau, J.-J., Du contrat social, Livre II, Chapitre I
et II (extraits).

Que la souveraineté est inaliénable


[…] Je dis donc que la souveraineté, n'étant que l'exercice de la volonté générale, ne peut jamais
s'aliéner, et que le souverain, qui n'est qu'un être collectif, ne peut être représenté que par lui-
même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté.
En effet, s'il n'est pas impossible qu'une volonté particulière s'accorde sur quelque point avec la
volonté générale, il est impossible au moins que cet accord soit durable et constant ; car la volonté
particulière tend, par sa nature, aux préférences, et la volonté générale à l'égalité. Il est plus
impossible encore qu'on ait un garant de cet accord, quand même il devrait toujours exister ; ce ne
serait pas un effet de l'art, mais du hasard. Le souverain peut bien dire : "Je veux actuellement ce
que veut un tel homme, ou du moins ce qu'il dit vouloir" ; mais il ne peut pas dire : "Ce que cet
homme voudra demain, je le voudrai encore", puisqu'il est absurde que la volonté se donne des
chaînes pour l'avenir, et puisqu'il ne dépend d'aucune volonté de consentir à rien de contraire au
bien de l'être qui veut. Si donc le peuple promet simplement d'obéir, il se dissout par cet acte, il
perd sa qualité de peuple ; à l'instant qu'il y a un maître, il n'y a plus de souverain, et dès lors le
corps politique est détruit.

Que la souveraineté est indivisible


Par la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle est indivisible ; car la volonté est
générale, ou elle ne l'est pas ; elle est celle du corps du peuple, ou seulement d'une partie. Dans le
premier cas, cette volonté déclarée est un acte de souveraineté et fait loi ; dans le second, ce n'est
qu'une volonté particulière, ou un acte de magistrature ; c'est un décret tout au plus.
Mais nos politiques ne pouvant diviser la souveraineté dans son principe, la divisent dans son objet :
ils la divisent en force et en volonté, en puissance législative et en puissance, exécutive ; en droits
d'impôt, de justice et de guerre ; en administration intérieure et en pouvoir de traiter avec
l'étranger : tantôt ils confondent toutes ces parties, et tantôt ils les séparent. Ils font du souverain
un être fantastique et formé de pièces rapportées ; c'est comme s'ils composaient l'homme de
plusieurs corps, dont l'un aurait des yeux, l'autre des bras, l'autre des pieds, et rien de plus. Les
charlatans du Japon dépècent, dit-on, un enfant aux yeux des spectateurs ; puis, jetant en l'air tous
ses membres l'un après l'autre, ils font retomber l'enfant vivant et tout rassemblé. Tels sont à peu
près les tours de gobelets de nos politiques ; après avoir démembré le corps social par un prestige
digne de la foire, ils rassemblent les pièces on ne sait comment.
Cette erreur vient de ne s'être pas fait des notions exactes de l'autorité souveraine, et d'avoir pris
pour des parties de cette autorité ce qui n'en était que des émanations. Ainsi, par exemple, on a
regardé l'acte de déclarer la guerre et celui de faire la paix comme des actes de souveraineté ; ce
qui n'est pas puisque chacun de ces actes n'est point une loi, mais seulement une application de la
loi, un acte particulier qui détermine le cas de la loi, comme on le verra clairement quand l'idée
attachée au mot loi sera fixée.
En suivant de même les autres divisions, on trouverait que, toutes les fois qu'on croit voir la
souveraineté partagée, on se trompe ; que les droits qu'on prend pour des parties de cette
souveraineté lui sont tous subordonnés, et supposent toujours des volontés suprêmes dont ces
droits ne donnent que l'exécution.

72
Document n° 8. Débat à la Chambre des députés, 21 janvier 1903
(extrait de Mopin M., Les grands débats parlementaires de 1875 à nos
jours, La Documentation française, 1988, p. 183).

Contexte : Georges Berthoulat, député de Seine-et-Oise, avait déposé une résolution invitant le
Gouvernement à organiser un référendum sur la question du budget des cultes. Le président du Conseil est
alors Émile Combes (1835-1921 ; député puis sénateur radical, ministre de l'instruction publique et des
cultes dans le cabinet Léon Bourgeois en 1895-1896, et enfin président du Conseil de juin 1902 à janvier
1905).

M. le Président du Conseil
Un mot maintenant sur le référendum.
Je repousse au nom du Gouvernement la doctrine du référendum. Si, comme y consent M. le
président de la commission du budget, on veut la faire étudier par une commission spéciale, je ne
m'y oppose pas. Mais d'ores et déjà, je déclare que le Gouvernement ne pourra pas s'y rallier.
(Interruptions à l'extrême gauche.)
On veut, dit-on, consulter les électeurs, parce qu'on ne peut pas préjuger avec certitude quelles
sont sur le budget des cultes les pensées de la majorité. Mais à ce compte pourquoi restreindre la
consultation à cette question unique, quelque importante qu'elle soit ?
À chaque pas, à chaque phase de nos débats parlementaires, nous sommes exposés à rencontrer
des questions importantes, des questions essentielles dans l'ordre des faits qu'elles concernent…

M. Massabuau3. Pourquoi n'aurait-on pas recours au référendum dans ce cas ?

M. le Président du Conseil. … dont nous ne pouvons dire avec certitude que la majorité des
électeurs adopterait telle solution plutôt que telle autre. Le Parlement va-t-il se détourner de
l'examen de ces questions et en ajourner le débat pour s'enquérir, par la voie du référendum, des
opinions professées sur ces divers points par la masse des électeurs ? Mais une telle pratique est le
renversement absolu du régime représentatif.

M. Massabuau. Ce serait la démocratie organisée.

M. le Président du Conseil. Il n'y a qu'à l'étendre progressivement aux sujets essentiels pour
arriver rapidement à la suppression de ce régime.

M. Georges Berthoulat. M. Millerand et M. Jaurès eux-mêmes ont été partisans du


référendum.

M. le président [de la Chambre]. Cela est inexact. Il est inutile de mettre en cause le
président, qui ne peut pas répondre sur des faits personnels.

M. Georges Berthoulat. Cela a été la doctrine constante du parti socialiste.

M. le Président du Conseil. Je vois bien que les adversaires du gouvernement parlementaire


et les partisans du pouvoir personnel gagneraient à ce système : je ne vois pas que profit en
retirerait la nation. Si le référendum se substituait aux grands débats et ne laissait aux

3. Député (1898-1914) puis sénateur (1921-1930) de l'Aveyron. Centre droit.

73
représentants de la nation que les débats peu importants, le pays ne tarderait pas à penser, sans
doute, qu'il est inutile de se donner des mandataires. (Très bien ! très bien!) Et peut-être alors se
trouverait-il quelqu'un pour proposer de fermer la porte de cette enceinte à ce qu'il appellerait un
bavardage superflu. (Très bien ! très bien!)

M. Massabuau. Je n'ai jamais voulu dire cela, monsieur le Président du Conseil : je ne suis pas
plébiscitaire.

M. le président. Ce n'est pas contre vous que M. le Président du Conseil argumente, monsieur
Massabuau.

M. le Président du Conseil. Messieurs, sans aller jusque-là, on peut dire que le référendum
est la négation du principe qui sert de base à notre organisation politique. C'est par la délégation
des pouvoirs de la nation à ses représentants au Parlement que s'exerce la souveraineté nationale.
Les représentants sont responsables devant le pays de leurs actes parlementaires. (Très bien ! très
bien!)
La conscience de cette responsabilité les tient et doit les tenir constamment en éveil sur leurs
devoirs. Toute mesure, qui tendrait à l'affaiblir, irait à l'encontre de l'intérêt national.

74
Université Paris 8

Introduction au Droit constitutionnel


(Semestre I)

Séance de travaux dirigés n° 6 : La séparation des pouvoirs

Document n° 1. Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XI, chapitre VI (« De la


constitution d’Angleterre »), dans OEuvres complètes, Gallimard, 1951, t.
II, pp. 396-407 (extraits).

Document n° 2. Avril, P., Les Français et leur Parlement, Casterman, 1972, pp.
34-40 (extraits).

Document n° 3. Le Fédéraliste, n° 48 (James Madison), 1788 (extraits).

Document n° 4a. De Villiers, M., « Séparation des pouvoirs », dans Dictionnaire


du droit constitutionnel, 10e éd., Sirey, 2015, pp. 341-344.

Document n° 4b. De Villiers M., Le Divellec A., « Fusion des pouvoirs », dans
Dictionnaire du droit constitutionnel, 10e éd., Sirey, 2015, pp. 172-173.

Document n° 5. Turpin D., Droit constitutionnel, PUF, 2003, pp. 240 et s.

Dissertation : L'évolution de la théorie de la séparation des


pouvoirs

75
Document n° 1. Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XI, chapitre
VI (« De la constitution d’Angleterre »), dans Oeuvres complètes,
Gallimard, 1951, t. II, pp. 396-407 (extraits).

Il y a dans chaque Etat trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance


exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui
dépendent du droit civil.
Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et
corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit
des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge
les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger, et l’autre
simplement la puissance exécutrice de l’Etat.
La liberté politique, dans un citoyen, est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion
que chacun a de sa sûreté ; et pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel
qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.
Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance
législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre
que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques, pour les exécuter
tyranniquement.
Il n’y a point encore de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance
législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la
liberté des citoyens serait arbitraire ; car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance
exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur.
Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou
du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions
publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.
Dans la plupart des royaumes de l’Europe, le gouvernement est modéré ; parce que le
prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l’exercice du troisième. Chez les Turcs,
où ces trois pouvoirs sont réunis sur la tête du sultan, il règne un affreux despotisme.
Dans les républiques d’Italie, où ces trois pouvoirs sont réunis, la liberté se trouve moins
que dans nos monarchies. Aussi le gouvernement a-t-il besoin, pour se maintenir, de moyens aussi
violents que le gouvernement des Turcs ; témoins les inquisiteurs d’Etat, et le tronc où tout
délateur peut, à tous les moments, jeter avec un billet son accusation.
Voyez quelle peut être la situation d’un citoyen dans ces républiques. Le même corps de
magistrature a, comme exécuteur des lois, toute la puissance qu’il s’est donnée comme législateur.
Il peut ravager l’Etat par ses volontés générales ; et, comme il a encore la puissance de juger, il peut
détruire chaque citoyen par ses volontés particulières.
Toute la puissance y est une ; et, quoiqu’il n’y ait point de pompe extérieure qui découvre
un prince despotique, on le sent à chaque instant.
Aussi, les princes qui ont voulu se rendre despotiques ont-ils toujours commencé par
réunir en leur personne toutes les magistratures, et plusieurs rois d’Europe toutes les grandes
charges de leur Etat.
Je crois bien que la pure aristocratie héréditaire des républiques d’Italie ne répond pas
précisément au despotisme de l’Asie. La multitude des magistrats adoucit quelquefois la
magistrature ; tous les nobles ne concourent pas toujours aux mêmes desseins ; on y forme divers

76
tribunaux qui se tempèrent. Ainsi, à Venise, le grand conseil a la législation ; le prégady, l’exécution ;
les quaranties, le pouvoir de juger. Mais le mal est que ces tribunaux différents sont formés par des
magistrats du même corps ; ce qui ne fait guère qu’une même puissance.
La puissance de juger ne doit pas être donnée à un sénat permanent, mais exercée par des
personnes tirées du corps du peuple, dans certains temps de l’année, de la manière prescrite par la
loi, pour former un tribunal qui ne dure qu’autant que la nécessité le requiert.
De cette façon, la puissance de juger, si terrible parmi les hommes, n’étant attachée ni à un
certain état, ni à une certaine profession, devient, pour ainsi dire, invisible et nulle. On n’a point
continuellement des juges devant les yeux ; et l’on craint la magistrature, et non pas les magistrats.
Il faut même que, dans les grandes accusations, le criminel, concurremment avec la loi, se
choisisse des juges ; ou, du moins, qu’il en puisse récuser un si grand nombre, que ceux qui restent
soient censés être de son choix.
Les deux autres pouvoirs pourraient plutôt être donnés à des magistrats ou à des corps
permanents ; parce qu’ils ne s’exercent sur aucun particulier ; n’étant, l’un, que la volonté générale
de l’État ; et l’autre, que l’exécution de cette volonté générale […].
Comme, dans un Etat libre, tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être
gouverné par lui-même, il faudrait que le peuple en corps eût la puissance législative. Mais comme
cela est impossible dans les grands Etats et est sujet à beaucoup d’inconvénients dans les petits, il
faut que le peuple fasse par ses représentants tout ce qu’il ne peut faire par lui-même […]. Le
grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y
est point du tout propre ; ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie […].
Ainsi, la puissance législative sera confiée, et au corps des nobles, et au corps qui sera choisi
pour représenter le peuple, qui auront chacun leurs assemblées et leurs délibérations à part, et des
vues et des intérêts séparés.
Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque façon nulle. Il n’en
reste que deux ; et comme elles ont besoin d’une puissance réglante pour les tempérer, la partie
du corps législatif qui est composée de nobles est très propre à produire cet effet.
Le corps des nobles doit être héréditaire […]. Mais comme une puissance héréditaire
pourrait être induite à suivre ses intérêts particuliers et à oublier ceux du peuple, il faut que dans
les choses où l’on a un souverain intérêt à la corrompre, comme dans les lois qui concernent la
levée de l’argent, elle n’ait de part à la législation que par sa faculté d’empêcher, et non par sa
faculté de statuer.
J’appelle faculté de statuer, le droit d’ordonner par soi-même, ou de corriger ce qui a été
ordonné par un autre. J’appelle faculté d’empêcher, le droit de rendre nulle une résolution prise par
quelque autre ; ce qui était la puissance des tribuns de Rome. Et quoique celui qui a la faculté
d’empêcher puisse avoir aussi le droit d’approuver, pour lors cette approbation n’est autre chose
qu’une déclaration qu’il ne fait point d’usage de sa faculté d’empêcher, et dérive de cette faculté.
La puissance exécutrice doit être entre les mains d’un monarque, parce que cette partie du
gouvernement, qui a presque toujours besoin d’une action momentanée, est mieux administrée par
un que par plusieurs ; au lieu que ce qui dépend de la puissance législative est souvent mieux
ordonné par plusieurs que par un seul.
Que s’il n’y avait point de monarque, et que la puissance exécutrice fût confiée à un certain
nombre de personnes tirées du corps législatif, il n’y aurait plus de liberté, parce que les deux
puissances seraient unies ; les mêmes personnes ayant quelquefois, et pouvant toujours avoir part à
l’une et à l’autre.
Si le corps législatif était un temps considérable sans être assemblé, il n’y aurait plus de

77
liberté. Car il arriverait de deux choses l’une : ou qu’il n’y aurait plus de résolution législative, et
l’Etat tomberait dans l’anarchie ; ou que ces résolutions seraient prises par la puissance exécutrice,
et elle deviendrait absolue. Il serait inutile que le corps législatif fût toujours assemblé. Cela serait
incommode pour les représentants, et d’ailleurs occuperait trop la puissance exécutrice, qui ne
penserait point à exécuter, mais à défendre ses prérogatives, et le droit qu’elle a d’exécuter […].
Si la puissance exécutrice n’a pas le droit d’arrêter les entreprises du corps législatif, celui-ci
sera despotique ; car, comme il pourra se donner tout le pouvoir qu’il peut imaginer, il anéantira les
autres puissances. Mais il ne faut pas que la puissance législative ait réciproquement la faculté
d’arrêter la puissance exécutrice. Car l’exécution ayant ses limites par sa nature, il est inutile de la
borner ; outre que la puissance exécutrice s’exerce toujours sur des choses momentanées. Et la
puissance des tribuns de Rome était vicieuse, en ce qu’elle arrêtait non seulement la législation,
mais même l’exécution : ce qui causait de grands maux.
Mais si, dans un Etat libre, la puissance législative ne doit pas avoir le droit d’arrêter la
puissance exécutrice, elle a droit, et doit avoir la faculté d’examiner de quelle manière les lois
qu’elle a faites ont été exécutées […]. Mais, quel que soit cet examen, le corps législatif ne doit
point avoir le pouvoir de juger la personne, et par conséquent la conduite de celui qui exécute. Sa
personne doit être sacrée, parce qu’étant nécessaire à l’Etat pour que le corps législatif n’y
devienne pas tyrannique, dès le moment qu’il serait accusé ou jugé, il n’y aurait plus de liberté.
Dans ce cas l’Etat ne serait point une monarchie, mais une république non libre. Mais comme celui
qui exécute ne peut exécuter mal sans avoir des conseillers méchants, et qui haïssent les lois
comme ministres, quoiqu’elles les favorisent comme hommes, ceux-ci peuvent être recherchés et
punis […].
Si le monarque prenait part à la législation par la faculté de statuer, il n’y aurait plus de
liberté. Mais comme il faut pourtant qu’il ait part à la législation pour se défendre, il faut qu’il y
prenne part par la faculté d’empêcher.
Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps
législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle
d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la
législative.
Ces trois puissances devraient former un repos ou une inaction. Mais comme, par le
mouvement nécessaire des choses, elles sont contraintes d’aller, elles seront forcées d’aller de
concert […] ».

Document n° 2. Avril, P., Les Français et leur Parlement, Casterman,


1972, pp. 34-40 (extraits).

[…] Le premier effort a consisté à distinguer parmi les fonctions dont le pouvoir politique était
investi. C’est le domaine de la fameuse ‘séparation des pouvoirs’ dont la théorie a été formulée par
le philosophe anglais Locke et surtout par Montesquieu. Celui-ci, on le sait, analyse trois ‘pouvoirs’
(ou fonctions) : légiférer, exécuter et juger. Les trois fonctions incombent à l’Etat, mais le génie de
Montesquieu a été de distinguer ces fonctions elles-mêmes des organes qui étaient chargés de les
assurer – nous dirions en termes sociologiques : des structures correspondantes. Non seulement
L’Esprit des lois annonce sur ce point l’analyse sociologique contemporaine qui distingue
précisément les fonctions et les structures, mais il a encore pressenti le principe dégagé par l’école
fonctionnaliste selon lequel fonctions et structures ne coïncident pas nécessairement : une
structure déterminée peut contribuer à plusieurs fonctions, une fonction déterminée peut être
assurée par plusieurs structures. La théorie de la séparation des pouvoirs ne signifie pas, en effet,
qu’aux fonctions législative, exécutive et judiciaire correspondent des organes qui les exercent

78
chacune exclusivement et intégralement, elle exclut seulement qu’aucun organe les détienne
toutes. En revanche, elle appelle la participation d’organes différents à l’accomplissement d’une
même fonction car le principe selon lequel ‘le pouvoir arrête le pouvoir’ ne pourrait s’appliquer si
chaque organe détenait exclusivement une fonction et s’il n’était amené à participer à la décision
avec un autre.
Mais participer comment ? Montesquieu distingue à ce propos la faculté de statuer, c’est-à-dire de
décider, et la faculté d’empêcher. Ainsi l’organe qui sera chargé principalement de la fonction
législative (disons : le Parlement) détiendra la faculté de statuer dans ce domaine, mais l’organe
chargé de la fonction exécutive (disons : le gouvernement) disposera de la faculté de l’empêcher. En
ce qui concerne la fonction exécutive, le gouvernement décide, mais le Parlement doit avoir la
faculté d’examiner de quelle manière les lois qu’il a faites ont été exécutées. Les deux pouvoirs
sont ainsi conduits à aller de concert, chacun réagissant sur l’autre.
La théorie de la séparation des pouvoirs reflétait un besoin de la société du XVIIIe siècle dans la
mesure où le développement social appelle la diversification des fonctions et la spécialisation des
structures. Mais en partant d’une réflexion sur l’exemple de l’Angleterre où ce processus était
politiquement plus avancé qu’en France, elle proposait en même temps la formulation doctrinale
qui allait dominer la pensée constitutionnelle et inspirer en particulier les auteurs de la
constitution américaine de 1787. On voit par cet exemple comment la solution de besoins
confusément ressentis se cristallise en une formule dont on ne retient plus que le caractère
normatif, juridique, alors que ses fondements sociaux ne sont pas moins importants […].

Document n° 3. Le Fédéraliste, n° 48 (James Madison), 1788


(extraits).

On a prouvé, dans le dernier article, que l'axiome politique, examiné ici, n'exige pas une séparation
absolue des départements législatif, exécutif et judiciaire. Je vais essayer maintenant de montrer
que si, entre ces départements, il n'existe pas une liaison et une union qui donne, à chacun d'eux,
un contrôle constitutionnel sur les autres, le degré de séparation que requiert le principe, comme
essentiel à un gouvernement libre, ne sera jamais, en pratique, efficacement maintenu.
Il est généralement reconnu que les pouvoirs, qui appartiennent en propre à l'un des départements,
ne doivent pas être exercés directement et complètement par l'un ou l'autre des autres
départements. Il est également évident qu'aucun d'eux ne doit posséder directement ou
indirectement une influence prépondérante sur les autres dans l'exercice de leurs pouvoirs
respectifs. On ne contestera pas qu'il doit être mis efficacement dans l'impossibilité de franchir les
limites qui lui sont assignées. Ainsi donc, après avoir classé, en théorie, les différentes sortes de
pouvoirs suivant qu'ils peuvent être de nature législative, exécutive ou judiciaire, la chose la plus
importante et la plus difficile est de les garantir pratiquement contre leurs usurpations mutuelles.
Quelle doit être cette garantie ? Voilà le grand problème à résoudre.
Sera-t-il suffisant de marquer avec précision les frontières de ces départements dans la
constitution du gouvernement, et de compter sur ces barrières de papier pour prévenir l'esprit
d'usurpation ? C'est la garantie que semblent avoir prise ceux qui ont rédigé la plupart des
Constitutions américaines. Mais l'expérience nous apprend que l'efficacité de cette mesure s'est
trouvée grandement en défaut ; et qu'il faut, de toute nécessité, des armes plus sûres pour
défendre les plus faibles membres du gouvernement contre les plus puissants. Le département
législatif étend partout la sphère de son activité et engloutit tous les pouvoirs dans son impétueux
tourbillon.

79
Les fondateurs de nos Républiques méritent tant d'éloges pour la sagesse qu'ils ont montrée,
qu'aucune tâche ne peut être moins agréable que celle de relever les erreurs dans lesquelles ils
sont tombés. Le respect pour la vérité nous oblige pourtant à faire observer qu'ils semblent avoir
cru voir toujours la liberté menacée par la prérogative toujours croissante et toujours usurpatrice
d'une magistrat héréditaire, soutenu et fortifié par une branche héréditaire de l'autorité législative.
Ils ne semblent jamais s'être rappelé le danger des usurpations législatives qui, en rassemblant tous
les pouvoirs dans les mêmes mains, doivent mener à la même tyrannie que les usurpations de
l'exécutif.
Dans un gouvernement où des prérogatives nombreuses et étendues sont placées dans les mains
d'un Monarque héréditaire, le département exécutif est très justement considéré comme la source
du danger, et surveillé avec toute la jalousie que doit inspirer le zèle pour la liberté. Dans une
démocratie, où la multitude exerce en personne les fonctions législatives et est continuellement
exposée, par son incapacité de prendre des délibérations régulières et des mesures réfléchies, aux
ambitieuses intrigues de ses magistrats exécutifs, on peut bien craindre que, dans une occasion
favorable, la tyrannie ne s'ensuive. Mais dans une République représentative, où la magistrature
exécutive est soigneusement limitée dans l'étendue et dans la durée de son pouvoir, où le pouvoir
législatif est exercé par une assemblée animée, à cause de l'influence que l'on suppose qu'elle a sur
le peuple, d'une confiance inébranlable dans sa propre force, assez nombreuse pour éprouver
toutes les passions qui agissent sur une multitude, trop peu nombreuse cependant pour être
incapable d'employer, pour la satisfaction de ses passions, des moyens dictés par la raison, c'est
contre l'entreprenante ambition de ce département que le peuple doit diriger toute sa jalousie et
épuiser toutes ses précautions.
Le département législatif tire une supériorité dans nos gouvernements d'autres causes. Ses
pouvoirs constitutionnels étant à la fois plus étendus et moins susceptibles d'être renfermés dans
des limites précises, il peut, avec plus de facilité, voiler, sous des mesures compliquées et indirectes,
les usurpations qu'il commet aux dépens des départements coordonnés. Quelquefois, il est
réellement difficile de dire, dans des corps législatifs, si l'effet d'une mesure particulière s'étendra
ou non au-delà de la sphère législative. D'un autre côté, le pouvoir exécutif étant circonscrit dans
un espace plus resserré et étant plus simple par sa nature, le pouvoir judiciaire étant limité par des
lignes de démarcation encore moins incertaines, des projets d'usurpation ne pourraient être
formés par ces départements sans qu'ils fussent à l'instant découverts et renversés. Ce n'est pas
tout : comme le département législatif peut, seul, puiser dans les proches du peuple et qu'il a, dans
quelques Constitutions, une autorité illimitée et, dans toutes, une influence prépondérante sur les
rétributions pécuniaires des agents des autres départements, il en résulte, vis-à-vis du législatif, une
dépendance qui facilite encore ses usurpations.

Document n° 4a. De Villiers, M., « Séparation des pouvoirs », dans


Dictionnaire du droit constitutionnel, 10e éd., Sirey, 2015, pp. 341-
344.

« Séparation des pouvoirs. Expression traditionnelle dans le droit constitutionnel occidental pour
désigner les enseignements dégagés, principalement, de l’ouvrage de Montesquieu, De l’Esprit des
Lois (1748). Le retentissement de ces enseignements fut tel, dans un contexte politique
extraordinairement porteur, que la séparation des pouvoirs a souvent été présentée comme une
théorie alors qu’il s’agit plus exactement d’une doctrine. Il faut distinguer :

80
1. Ce que Montesquieu a écrit
Dans le chapitre VI du livre XI de son ouvrage cité, on trouve une analyse, un principe et une
ordonnance.
– L’analyse (pour une part reprise d’auteurs plus anciens, notamment Locke, Essai sur le
gouvernement civil, 1690) : il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs, ou plutôt trois puissances
: la puissance de faire la loi, celle d’exécuter les ‘résolutions publiques’ et celle de juger les crimes
ou les différends des particuliers.
– Le principe, qui est un principe de non-cumul : ‘Tout serait perdu si le même homme, ou le même
corps des principaux […] exerçaient ces trois pouvoirs […]’.
– L’ordonnance : la puissance de juger étant mise de côté (elle est en quelque façon ‘nulle’), il y a
une constitution idéale, ou plutôt, fondamentale : ‘Le corps législatif y étant composé de deux
parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par
la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative’.
Où l’on voit par conséquent que la séparation des pouvoirs, non seulement ne signifie pas
antagonisme, mais exige au contraire la collaboration pour aboutir à ce ‘concert’ dont parle
explicitement Montesquieu, toujours dans ce même chapitre VI. Simplement, le concert résultera
des freins et contrepoids : les célèbres checks and balances du régime présidentiel américain.

2. Les interprétations et applications dont la doctrine de la séparation des pouvoirs a été l’objet
Le régime de monarchie absolue, et sans constitution écrite, que connaît la France au XVIIIe siècle
(alors que le régime anglais, observé et admiré par Montesquieu entre 1729 et 1731, est celui de la
monarchie limitée), explique que la séparation des pouvoirs ait été reçue comme exprimant la
raison d’être de toute Constitution, d’où la rédaction de l’article 16 de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen : ‘Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la
séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution’. Mais les constituants de 1789 ont
durci le principe d’organisation énoncé par Montesquieu au point d’en faire un ‘dogme de
philosophie politique’, devant enfermer chaque pouvoir dans sa sphère. Les Américains en ont
donné une autre interprétation, n’excluant pas par exemple que le juge puisse refuser d’appliquer
une loi qu’il jugerait contraire à la Constitution.
Sur un autre plan, le principe de la séparation des pouvoirs a acquis une telle autorité dans le droit
constitutionnel occidental qu’il a rapidement été utilisé en doctrine en tant que critère de
classement des régimes politiques, et plus particulièrement de ces deux modes d’organisation et de
fonctionnement du pouvoir politique que sont le régime présidentiel et le régime parlementaire.
Ces deux modes sont pourtant postérieurs à Montesquieu : la Constitution américaine date de
1787, et le régime parlementaire ne peut être considéré établi en Angleterre que le jour où le
Premier ministre démissionne ainsi que tous les membres de son cabinet (principe de la solidarité
ministérielle) parce que la chambre des Communes refuse sa confiance (principe de la
responsabilité politique) : or cela se produit pour la première fois nettement en 1782 avec la
démission du cabinet North. Cependant, la distinction entre les pouvoirs que comportent ces deux
régimes peut justifier qu’ils soient présentés l’un et l’autre comme des applications de la doctrine
de la séparation, séparation dite (de façon réductrice) stricte en régime présidentiel, et (de façon
non moins réductrice) souple en régime parlementaire, en raison de l’indépendance des organes
délibératif et exécutif dans le premier cas, et des procédures de révocabilité mutuelle (engagement
de responsabilité et dissolution) dans le second, mais à la condition de ne pas s’en tenir à cette
présentation très formelle, et de discerner qu'il s'agit plutôt, dans les régimes parlementaires, d'une
« fusion des pouvoirs » (v. ce mot). Ainsi les facultés d’empêcher dont sont aux Etats-Unis dotés le
président et le Congrès (droit de veto, refus de vote du budget, refus d’approbation de

81
nominations ou de traités) sont-elles autant de moyens pour chaque pouvoir de s’ingérer dans
l’exercice des compétences de l’autre pouvoir, et l’idée de pouvoirs enfermés chacun dans sa
sphère est, en soi, irréaliste, et, de fait, contraire à toute réalité observée.
Quant au régime parlementaire, le phénomène partisan a substantiellement modifié le contenu de
la séparation, ce que Montesquieu avait d'ailleurs parfaitement anticipé : « Que s'il n'y avait point de
monarque, et que la puissance exécutrice fut confiée à un certain nombre de personnes tirées du
corps législatif, il n'y aurait plus de liberté, parce que les deux puissances seraient unies ; les mêmes
personnes ayant quelque fois, et pouvant toujours avoir part à l'une et à l'autre » (De l'Esprit des
Lois, livre XI, chap. VII). Or n'est-ce pas exactement ce qui se passe lorsqu'un parti, majoritaire à la
chambre basse, place son équipe dirigeante aux leviers de commande de l'exécutif ? Mais c'est le
génie des institutions politiques britanniques d'avoir, par l'institutionnalisation de l'opposition et la
pratique de l'alternance, engendré une autre forme de séparation entre la majorité et l'opposition.
Définir le régime parlementaire comme un régime de séparation souple pouvait se concevoir tant
que le gouvernement était encore étroitement lié au chef de l'État (régime parlementaire dualiste),
cela devient beaucoup plus discutable avec l'avènement depuis plus d'un siècle des régimes
parlementaires monistes (logique d'interpénétration ou de fusion des pouvoirs).

3. La doctrine de Montesquieu n’est-elle plus alors d’actualité ?


Si, car ce qui est au-delà des modes, c’est ce qui fonde la doctrine : le pouvoir est dangereux pour
la liberté (« C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en
abuser… Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le
pouvoir arrête le pouvoir »). La doctrine de la séparation est d’ailleurs totalement étrangère à tous
les régimes de dictature, quelles que soient les formes de cette dernière. La séparation des
pouvoirs est en effet une recette de liberté, or le propre d’une dictature, c’est de supprimer la
liberté comme fondement du pouvoir.
Tout ce qui va dans le sens d’une distinction des domaines (la laïcité), d’une répartition respectée
et sanctionnée des compétences (ainsi des réalisations de l’Etat de droit), des institutions et
procédures qui permettent l’alternance au pouvoir, est conforme à la doctrine de la séparation. Et à
l’inverse, tous les phénomènes de cumul en sont la négation (que l’on songe par exemple à la
pratique très française du cumul des mandats…) ».

Document 4b. De Villiers M., Le Divellec A., « Fusion des


pouvoirs », dans Dictionnaire du droit constitutionnel, 10e éd., Sirey,
2015, pp. 172-173.

Fusion des pouvoirs – Expression due à l'essayiste anglais Walter Bagehot (The English Constitution,
1867) pour exprimer le principe d'organisation des pouvoirs de la Constitution britannique, mais
qui peut être généralisé mutatis mutandis à tous les régimes représentatifs de type parlementaire. À
l'idée répandue mais caricaturale et illusoire d'une « séparation des pouvoirs » entendue comme
impliquant l'indépendance absolue des organes et leur spécialisation respective dans une seule
fonction étatique, Bagehot oppose, en s'appuyant sur l'exemple anglais, l'idée de la fusion (qui n'est
pas la confusion) : tout en jouissant d'une certaine autonomie, chaque organe dépend dans une
large mesure des autres tant au plan organique (par l'influence sur la nomination ou la révocation
notamment) qu'au plan fonctionnel (un même organe participe simultanément à l'exercice de
plusieurs fonctions). Ainsi le Premier ministre britannique est-il désigné de facto par la Chambre des
Communes (fonction élective) ; ainsi le Cabinet peut-il faire dissoudre cette Chambre par le Roi ;
le Roi peut nommer de nouveaux Lords (« fournées de pairs ») ; le Parlement peut destituer un

82
ministre (impeachment) ; les ministres sont soit eux-mêmes membres des chambres, soit ont un
droit d'entrée et de parole devant elles ; la fonction législative est exercée en commun par le
cabinet et les chambres. Cette logique d'interpénétration juridique des organes constitutionnels se
retrouve à des degrés divers dans tous les systèmes de type parlementaire et va donc au-delà de
l'idée de « séparation souple des pouvoirs » couramment utilisée par la doctrine française. Elle
peut être accrue dans ses effets pratiques en cas d'harmonie politique entre les titulaires des
différents organes (notamment entre le cabinet et les assemblées), si bien que le clivage entre
majorité et opposition est presque plus important que celui, essentiellement formel, maintenu
entre le gouvernement et les assemblées. L'expression de fusion des pouvoirs rend, en somme,
bien mieux compte du droit et de la pratique des systèmes représentatifs.

Document n° 5. Turpin D., Droit constitutionnel, PUF, 2003, pp. 240


et s.

La remise en cause du principe

« Grande erreur de notre temps » selon l'appréciation formulée par J. Grévy en 1848, la séparation
des pouvoirs demeure, deux siècles et demi après la publication de L'Esprit des lois, le credo des
démocraties libérales, en dépit de toutes les négations et déviations dont elle a été l'objet, ou peut-
être à cause de celles-ci.

A. Les négations du principe

D'abord la preuve de ses vertus pour assurer la liberté des gouvernés a été apportée a contrario
par les régimes qui l'ont niée en se fondant sur la notion d'unité du pouvoir d'État, qu'il s'agisse des
régimes « conventionnels » basés sur une pyramide de délégations, du peuple souverain à une
assemblée sous contrôle tenant elle-même en lisière un exécutif commis, qui a débouché sur la
Terreur en 1793 et sur le totalitarisme en Union soviétique après 1917, la Convention ayant dû
céder la place au Comité de salut public et à Robespierre tout comme les Soviets au Parti unique
et à Staline ; ou de ceux ayant cherché à regrouper toutes les énergies en un « faisceau »
convergent pour assurer la supériorité d'un État (fascisme) ou d'une race (nazisme) sur les autres,
derrière un chef charismatique (Duce, Führer) concentrant entre ses mains tous les pouvoirs.
Aujourd'hui, à l'Est comme dans le tiers monde, on commence à remplacer le parti unique par des
expériences de pluralisme (en Afrique noire notamment, à l'exemple du Sénégal mais aussi du
Bénin depuis février 1990) et à rétablir le principe de séparation des pouvoirs dans les
Constitutions (par exemple en Algérie, après celle du 19 novembre 1976 qui le niait, dans celle du
23 février 1989, malheureusement suspendue depuis).

B. Les déviations du principe

Certes, les régimes fondés sur la séparation des pouvoirs ont aussi connu des déviations qui les
ont parfois quelque peu déconsidérés en détruisant l'équilibre initial sur lequel ils étaient fondés :
sous les IIIe-IVe Républiques françaises à partir de la crise du 16 mai 1877 par exemple, la
désuétude dans laquelle est tombé le droit de dissolution alors même que la mise en jeu de la
responsabilité gouvernementale était facilitée a transformé le régime parlementaire en une espèce
de « régime d'assemblée », dans la République des députés (R. Priouret), lorsque les représentants
de la nation souveraine se sont mués en représentants souverains de la nation, à la fois tout-
puissants pour détruire (renverser les gouvernements) et impuissants pour conduire une politique

83
cohérente du fait de la division des partis et de l'absence de majorité stable4. À l'inverse, le régime
présidentiel s'est bien souvent dévoyé en « présidentialismes » caractérisés par la prépondérance
de chefs d'État élus plus ou moins démocratiquement au suffrage universel et des Parlements
réduits au rôle de chambres d'enregistrement5.
D'autre part, on a soutenu que cette classification des régimes à partir des modalités d'application
du principe de séparation des pouvoirs « présente toutes sortes de faiblesses : elle heurte la
logique ; elle n'enseigne rien ; elle repose sur le pré-supposé absurde que les régimes purs sont des
êtres réels »6. Et il est vrai qu'après avoir d'abord construit les catégories à partir de régimes
concrets – le régime américain étant baptisé « présidentiel » et le britannique du XVIIIe siècle
« parlementaire » – on a ensuite présenté ces régimes comme des applications plus ou moins
parfaites de ces sortes de « types idéaux », expliquant de surcroît qu'ils n'étaient viables en
pratique que parce qu'ils s'écartaient du modèle : par exemple, des régimes présentant des
structures apparemment analogues, tels les régimes prétendus « conventionnels » de la Suisse et
de l'Union soviétique jusqu'en 1988, n'ont en réalité aucun point commun. Par ailleurs, si l'on définit
le régime parlementaire comme étant celui qui assure la responsabilité politique du gouvernement
devant le Parlement, on s'aperçoit que celle-ci existe de facto aux États-Unis mais non en Grande-
Bretagne, du fait du « two-party system » et du mode de scrutin (le Premier ministre, sûr de sa
majorité, ne redoutant nullement d'être censuré). De même, si l'on définit le régime présidentiel
comme étant celui qui assure aux deux pouvoirs, législatif et exécutif, spécialisation et
indépendance, on constate que cela ne correspond pas au régime américain, qui en constitue
cependant le seul exemple d'application (pas plus que le président n'y est élu au suffrage universel
direct, second critère du régime présidentiel). Enfin, de nombreux régimes politiques ne peuvent
rentrer dans cette classification théorique, possédant à la fois l'élection présidentielle au suffrage
universel et la responsabilité politique du gouvernement, telle la Ve République française
notamment, et on doit alors se réduire à les qualifier de régimes « mixtes », « bâtards », sui generis,
« mi-parlementaires, mi-présidentiels », voire « ni parlementaires ni présidentiels », ou encore
« semi-présidentiels » ou « parlementaires à correctif présidentiel »7, ce qui n'est guère satisfaisant
et pousse certains esprits à exiger la révision de la Constitution afin de la faire coïncider au
modèle théorique (soit par retour au régime parlementaire après suppression de l'élection
présidentielle, soit par accession au « véritable » régime présidentiel après suppression du poste
de Premier ministre, de la responsabilité gouvernementale et du droit de dissolution).
Maurice Hauriou8, pour sa part, envisageait une séparation entre, par ordre hiérarchique, les
pouvoirs « exécutif », « délibératif » et enfin « de suffrage », « consistant à accepter ou à ne pas
accepter une proposition faite ou une décision prise par un autre pouvoir », selon une conception
réductrice qui limite le pouvoir du peuple à une fonction épisodique de nomination ou
d'approbation.
Mais, en fin de compte, quel que soit l'intérêt de ces critiques, il reste que, si ses modalités ont pu
changer, l'intention fondamentale qui a présidé à l'instauration de la séparation des pouvoirs chez
Aristote, Locke ou Montesquieu est aujourd'hui plus actuelle que jamais : la vieille distinction entre
pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire a peut-être fait long feu, du moins pour les deux premiers à

4. Cf. également l'Italie, l'Israël, l'Union indienne (où 40 partis sont représentés au Parlement), etc.
5. Cf. Lambert (J.), « La transposition du régime présidentiel hors des États-Unis : le cas de l'Amérique latine », RFSP,
1963/3, p. 577 et s. ; Conac (G.), « Pour une théorie du présidentialisme : quelques réflexions sur les présidentialismes
latino-américains », Mélanges Burdeau, 1977, p. 115 et s. [...]
6. Troper (M.), « Les classifications en droit constitutionnel », RDP, 1989, p. 945.
7. Cf. de Gaulle, le 11-4-1961 : « Notre Constitution est à la fois parlementaire et présidentielle. » Ibid, G. Pompidou,
le 16 mars 1972, se félicitant du caractère « bâtard » du régime (dans Le Nœud gordien, 1974, p. 68, il confirmait que
« les » corniauds « sont souvent plus intelligents que les chiens de pure race »). [...]
8. Précis de droit constitutionnel, Sirey, 1929, p. 351 [...]

84
cause du phénomène majoritaire, mais c'est bien toujours la séparation des pouvoirs qui constitue
le critère permettant de distinguer les démocraties des autres régimes politiques : séparation entre
pouvoir majoritaire et opposition tout d'abord, c'est-à-dire entre régimes pluralistes ou de parti
unique. Séparation entre pouvoir politique et contre-pouvoirs ensuite : partis, associations, groupes
de défense, collectivités locales, presse, audiovisuel, intelligentsia, pouvoir de l'argent, etc., dans les
« polyarchies » modernes. Séparation enfin entre pouvoir d'action (unique par définition) et
pouvoirs de contrôle, le Parlement devant à notre avis chercher à renforcer cette fonction plutôt
que de s'épuiser à concurrencer les gouvernements dans l'exercice d'une fonction normative à
laquelle ils paraissent de moins en moins bien adaptés.

85
86
Université Paris 8

Introduction au Droit constitutionnel


(Semestre I)

Séance de travaux dirigés n° 7 : Galop d'essai

87
88
Université Paris 8

Introduction au Droit constitutionnel


(Semestre I)

Séance de travaux dirigés n° 8 : Les États-Unis d'Amérique

Document n° 1. Tunc, A., « Le couple Président-Congrès dans la vie politique


des États-Unis d’Amérique », dans Mélanges Burdeau, LGDJ, 1977, pp. 561-571
(extraits).

Document n° 2. Rials, S., « Régime ‘congressionnel’ ou régime ‘présidentiel’ ?


Les leçons de l’histoire américaine », Pouvoirs, 1984, n° 29, pp. 35-47 (extraits).

Document n° 3. De Villiers M., Le Divellec A., « Régime présidentiel », dans


Dictionnaire du droit constitutionnel, 10e éd., Sirey, 2015, p. 319.

Document n° 4. Constitution du 17 septembre 1787, tiré de S. Rials, D.


Baranger, prés., Textes constitutionnels étrangers, PUF, coll. ‘Que sais-je ?’, 2001,
pp. 26-36 (extraits).

Document n° 5., de Tocqueville, A., De la démocratie en Amérique, Livre 1, 1ère


partie, chapitre VI (extraits)

Dissertation : Le Président des États-Unis dans la Constitution de


1787

89
Document n° 1. Tunc, A., « Le couple Président-Congrès dans la vie
politique des États-Unis d’Amérique », dans Mélanges Burdeau, LGDJ,
1977, pp. 561-571 (extraits).

« […] ‘Le régime américain, écrit Jacques Cadart dans l’intéressant bilan qu’il établit de la vie
politique des Etats-Unis, fonctionne de manière curieuse au moyen de techniques
constitutionnelles ou paraconstitutionnelles qui sont souvent sources de conflits et de crises’. Il
note le ‘fonctionnement très saccadé du régime… Il n’y a pratiquement jamais, écrit-il, de période
prolongée de fonctionnement véritablement souple tant les saccades sont permanentes’.
Les tensions habituelles dans le couple Président-Congrès pourraient être bénéfiques. Nous avions
suggéré que le système politique américain offrait un excellent schéma de conciliation des deux
éléments de la vie publique : le ‘techniquement désirable’ et le ‘politiquement possible’. Seule
l’administration, à nos yeux et nous avons dit pourquoi, semble susceptible de trouver le
techniquement désirable. Mais, en son sein même, des avis divergents peuvent se faire jour. Après
arbitrage à l’intérieur de chaque département ministériel, il appartient éventuellement au Président
de départager ses secrétaires. De toute manière, le Président, l’élu du peuple en pratique, est un
animal essentiellement politique (sauf le cas exceptionnel où il est mis en place par un parti,
comme ce fut le cas d’Eisenhower). Il est donc susceptible de pressentir que le techniquement
désirable n’est pas politiquement possible et de bloquer un projet ou demander à ses techniciens
de le revoir.
Il est bon, pourtant, que le techniquement désirable, même contrôlé par un Président politique, ne
puisse devenir loi sur un fiat de celui-ci. D’abord parce qu’il arrive aux techniciens de se tromper.
Et, d’autre part, parce que la démocratie, selon le mot bien connu, n’est la forme de gouvernement
la plus mauvaise qu’après toutes les autres. Une participation du citoyen à la vie publique est
souhaitable, autre que celle qui résulte de défilés, de manifestations de masse et de votes à 99%.
Autrement, le citoyen laisse un maître disposer de son destin. Il est donc heureux que le
programme présidentiel, essentiellement contenu au début de chaque année dans le discours sur
l’état de l’Union, soit soumis, sinon au peuple, du moins au Congrès, qui reflète les sentiments de
celui-ci. Le Congrès n’est d’ailleurs pas plus purement politique que l’administration n’est purement
technicienne. Ses commissions sont capables d’un travail sérieux – exceptionnellement,
d’élaboration d’une loi, mais plus couramment de contrôle, et éventuellement, d’amendements d’un
projet gouvernemental. Ses floor leaders se voient expliquer la politique présidentielle, et parfois
confier des informations qui leur permettent de la mieux comprendre.
Les institutions politiques américaines offrent donc l’image d’une ogive. Les deux piliers du
‘technique’ et du ‘politique’ se rapprochent l’un de l’autre à partir d’une certaine hauteur, trouvant
leur clé de voûte dans le Président. C’est à ce dernier qu’il incombe d’assurer l’équilibre entre des
forces souvent opposées. Non content de présenter au Congrès un programme d’action, il doit le
faire comprendre, aider à son adoption par les multiples moyens de pression dont il dispose, de la
conférence de presse ou du discours télévisé à la promesse ou à la menace confidentielle, élaborer
des compromis, manoeuvrer sans cesse. Convaincre et persuader le Congrès revient, en gros, à
convaincre et persuader l’opinion publique, donc à assurer à la fois la direction de la Nation et le
mouvement dans la nation d’idées diverses.
Ce tableau – dont on voit la place qu’il donne au Président – est, sinon idyllique, car il ne cache pas
les tensions de la vie politique, au moins très séduisant. Dès la première édification de notre
ouvrage, nous n’avions pas caché ses imperfections, en particulier la faiblesse du Congrès et la
pauvreté des débats, la médiocrité de la presse lue par l’immense majorité des citoyens,
l’importance enfin du Président, dont la qualité est susceptible des plus grandes variations […].
Il est une autre possibilité qu’il ne faut pas absolument rejeter : c’est que le monde, dans les

90
décennies à venir, devienne de plus en plus ingouvernable, tant au niveau des nations que sur le plan
international. Un nombre considérable de facteurs pourraient produire le phénomène :
l’interdépendance d’une multitude d’éléments dans tous les grands problèmes de l’heure, la
montée des exigences impatientes, intolérantes et intransigeantes, souvent intrinsèquement
contradictoires, le refus du partage de la plupart des possédants, le déclin relatif de l’écriture au
profit d’une diffusion audio-visuelle ou purement auditive des idées, la contestation systématique
de toute autorité dans les pays où cette contestation peut s’exprimer, la puissance des moyens de
destruction dont peuvent s’emparer des minorités radicales. Il n’est pas certain que nous
retournions à la barbarie, fût-ce pour quelques décennies. Mais, si l’avenir de la vie politique
américaine peut susciter l’inquiétude, est-il un pays sur terre qui offre aujourd’hui un spectacle
réconfortant ? ».

Document n° 2. Rials, S., « Régime ‘congressionnel’ ou régime


‘présidentiel’ ? Les leçons de l’histoire américaine », Pouvoirs, 1984,
n° 29, pp. 35-47 (extraits).

« […] Pour un esprit cartésien, les armes des partenaires institutionnels étant assez clairement
posées dans le texte de 1787, il ne saurait être impossible de bâtir un modèle stable des relations
entre le Président et le Congrès. Ce modèle, c’est peu douteux, devrait à bon droit être dit
‘congressionnel’. Et pourtant, aujourd’hui, en dépit des secousses récentes, une telle qualification –
certes grosse d’enseignements qu’on aurait tort d’oublier – ne rend pas compte de la réalité. L’on
se prend à songer, par analogie, à la fameuse phrase de Tocqueville sur le judiciaire américain : ‘Ce
qu’un étranger comprend avec le plus de peine, aux Etats-Unis, c’est l’organisation judiciaire. Il n’y a
pour ainsi dire pas d’événement politique dans lequel il n’entende invoquer l’autorité du juge ; et il
en conclut naturellement qu’aux Etats-Unis le juge est une des premières puissances politiques.
Lorsqu’il vient ensuite à examiner la constitution des tribunaux, il ne leur découvre, au premier
abord, que des attributions et des habitudes judiciaires. A ses yeux, le magistrat ne semble jamais
s’introduire dans les affaires publiques que par hasard ; mais ce même hasard revient tous les jours’.
N’en va-t-il pas en gros de même pour la présidence ? Les prérogatives du Congrès sont
écrasantes. Il peut refuser de voter les textes ou de consentir les crédits nécessaires à l’action
présidentielle. Il peut harceler l’administration par le truchement de ses puissantes commissions. Le
Sénat a le loisir de ne pas ratifier les traités ou de ne pas entériner un nombre de plus en plus
nombreux de nominations (celle par exemple du directeur de l’Office of Management and Budget
depuis 1974). Par le veto législatif, le Congrès peut s’immiscer dans l’exécution des lois qui
prévoient cette procédure. Il est vrai que cette technique a été mise à mal par la Cour suprême en
juin 1983 (arrêt Chadha). Dans des cas limites – mais assez vagues puisque la Constitution vise les
high crimes and misdemeanors –, la procédure d’impeachment peut être mise en oeuvre et les
précédents de Andrew Johnson et Richard Nixon montrent que Hauriou n’avait pas tort de juger
que la responsabilité dite ‘pénale’ est en vérité toujours ‘politico-pénale’.
En face, le président est nu – ou presque. Le droit de message n’est qu’une occasion de persuader.
Le veto est une prérogative limitée et, par son caractère global, assez peu maniable, même s’il est
vrai que la menace de son emploi joue un rôle permanent auprès des chambres. Les executive
agreements, dont la technique a été légèrement aménagée par le Case Act de 1972 (inégalement
appliqué), ne sont qu’une tolérance, certes fort large. Le ‘privilège de l’exécutif’ – cette autre
invention de la pratique – s’est sérieusement effiloché depuis la décision de la Cour suprême US v.
Nixon de 1974 qui, en dépit de la doctrine des questions politiques, a dénié au Président traqué la
possibilité de se réfugier derrière son invocation pour refuser de livrer les fameuses bandes.
La question se pose donc de savoir pourquoi le Congrès consent au Président une latitude d’action
qui, même si elle a décliné dans les années soixante-dix par rapport à la période antérieure,

91
demeure aussi consistante. Et à quelles conditions ? La réponse nous semble devoir être
recherchée essentiellement dans les relations de la Maison-Blanche avec le peuple. Il est notable
que la ‘présidentialisation’ ait accompagné la démocratisation de l’élection présidentielle, qu’au
XIXe siècle les Présidents forts aient été ceux qui jouissaient d’un large appui populaire – ainsi
Jackson – et que le développement de la présidence moderne ait suivi celui des moyens de
communication de masse qui favorisent la personnalisation du pouvoir. Le Président, tant qu’il ne
fait pas d’erreur majeure et s’il jouit d’une suffisante envergure, bénéficie du relatif discrédit dans
lequel sont tenus les politiciens aux Etats-Unis et du fait que l’esprit national de ce pays fédéral
s’incarne volontiers dans un homme, surtout depuis que la mission extérieure de la grande
démocratie est mieux ressentie par les citoyens. On ajoutera enfin que de guerres en crises,
certaines habitudes mentales ont été prises qui demeurent à l’état un capital historique favorable
au leadership présidentiel.
C’est dire l’importance du facteur personnel. On le retrouve dans l’aptitude au 'marchandage’ qui
est l’une des qualités essentielles du Président efficace, quelle que soit la couleur politique du
Congrès. Truman se voyait ainsi : ‘Je reste assis toute la journée à essayer de persuader des gens de
faire ce qu’ils devraient avoir le bon sens de faire sans que j’aie besoin de les persuader’. La
‘carotte’ et le ‘bâton’ doivent être utilisés alternativement. Tous les moyens informels sont mis en
oeuvre – invitations, favoritisme, lobbying… Où l’on comprend que dans un régime que l’on dit
‘présidentiel’, le Congrès apparaisse aussi puissant. Incapable d’agir sans doute, il peut tout
empêcher. Si le soutien populaire au Président s’estompe durablement, ou si ce dernier commet
trop d’erreurs dans le maniement des chambres, la lettre de la Constitution peut reprendre à tout
moment une certaine actualité ».

Document n° 3. De Villiers M., Le Divellec A., « Régime


présidentiel », dans Dictionnaire du droit constitutionnel, 10e éd.,
Sirey, 2015, p. 319.

Régime présidentiel. Appellation relativement récente, ayant remplacé entre les deux guerres celle
de gouvernement présidentiel, et, bien que trompeuse, ne s’appliquant rigoureusement qu’au seul
régime politique des Etats-Unis. Il faut ajouter que la théorie du régime présidentiel n’a été faite
que bien après que la Constitution de 1787 qui, selon les termes mêmes employés par John Quincy
Adams, ‘fut extorquée sous l’empire de la nécessité à une nation récalcitrante’, ait été adoptée.
Dégagé de sa relation au fédéralisme, et en laissant de côté le rôle si important cependant de la
Cour suprême, le principe mis en oeuvre par la Constitution de 1787, qui est une transposition
républicaine de la monarchie limitée, est que le président ne peut agir si un accord n’est pas trouvé
entre trois organes élus distinctement, pour des durées différentes (le président pour 4 ans, les
représentants pour 2 ans, et les sénateurs pour 6 ans), et entre lesquels n’existent pas de
procédures de révocabilité mutuelle : l’exécutif n’est pas responsable devant le législatif, qui ne peut
être dissous. En d’autres termes, il y a contrairement à la plupart des régimes parlementaires, deux
expressions de la souveraineté, données par les élections présidentielles et les élections législatives
(et même trois si on distingue les élections à la chambre des représentants et les élections au
Sénat). L’exécutif n’est donc pas l’émanation du Parlement, et la séparation ainsi établie est
complétée par une règle d’incompatibilité absolue qui interdit à tout agent de l’exécutif d’être
membre du Congrès. Mais parce que le président ne peut gouverner si le Congrès ne lui en donne
pas les moyens (notamment financiers), et que les lois votées par le Congrès ne peuvent être
appliquées si le président leur oppose son veto, ils sont obligés de s’entendre, ce qui finit toujours
par se produire. Montesquieu, définissant sa constitution idéale (devant comporter un roi, une
chambre haute et une chambre basse) avait lumineusement anticipé cette logique du régime
présidentiel : ‘ces trois puissances devraient former un repos ou une inaction, mais comme, par le

92
mouvement nécessaire des choses, elles sont contraintes d’aller, elles iront de concert’ (De l’Esprit
des Lois, livre XI, chapitre VI). Il est donc paradoxal que la fonction présidentielle ait été retenue
pour qualifier le régime américain, alors que c’est beaucoup plus sûrement un régime de
négociation permanente entre le président et le Congrès, ou encore, selon une formule classique,
un régime de ‘freins et contrepoids’ (checks and balances).

Document n° 4. Constitution du 17 septembre 1787, tiré de S. Rials,


D. Baranger, prés., Textes constitutionnels étrangers, PUF, coll. ‘Que
sais-je ?’, 2001, pp. 26-36 (extraits).

« Article premier [Département législatif].

Section 1 [Congrès]
Tous les pouvoirs législatifs accordés par la présente constitution seront attribués à un Congrès
des Etats-Unis, qui se composera d’un Sénat et d’une chambre des Représentants.

Section 2 [Chambre des représentants]


La chambre des Représentants sera composée de membres choisis tous les deux ans par le peuple
des divers Etats, et les électeurs dans chaque Etat devront posséder les qualifications requises des
électeurs de la branche la plus nombreuse de la législature de l’État.
Nul ne pourra être représentant s’il n’a atteint l’âge de vingt-cinq ans, s’il n’est depuis sept ans
citoyen des Etats-Unis, et s’il ne réside, au moment de son élection, dans l’Etat où il est désigné
La chambre des représentants désignera son président (speaker) et ses autres agents ; et elle aura
le pouvoir exclusif de mise en accusation devant le Sénat (power of impeachment).

Section 3 [Sénat]
Le Sénat des Etats-Unis sera composé de deux sénateurs de chaque Etat, élus par le peuple de cet
Etat pour six ans9 ; et chaque sénateur aura une voix.
Immédiatement après qu’ils se seront assemblés par suite de leur première élection, les sénateurs
seront partagés, aussi également que possible, en trois classes. Les sièges des sénateurs de la
première classe seront vacants à l'expiration de la seconde année, ceux de la deuxième classe à
l'expiration de la quatrième année et ceux de la troisième classe à l'expiration de la sixième année,
de telle sorte qu'un tiers soit désigné tous les deux ans.
Nul ne pourra être sénateur s’il n’a atteint l’âge de trente ans, s’il n’est depuis neuf ans citoyen des
Etats-Unis, et s’il ne réside, au moment de son élection, dans l’Etat pour lequel il est désigné.
Le vice-président des Etats-Unis sera président du Sénat, mais n’aura pas de droit de vote, à moins
d’égal partage des voix.
Le Sénat désignera ses autres agents, ainsi qu’un président pro tempore pour remplacer le vice-
président en l’absence de celui-ci ou quand il exercera les fonctions de Président des Etats-Unis.
Le Sénat aura le pouvoir exclusif de juger toutes les mises en accusation (all impeachments). Quand
9. Avant la révision constitutionnelle de 1913 (27e amendement à la Constitution), les sénateurs étaient « choisis pour
six ans par la législature de chacun [des Etats] ».

93
il siégera à cet effet, ses membres prêteront serment ou feront une déclaration solennelle. Quand
le Président des Etats-Unis est jugé, le président de la Cour suprême (Chief Justice) présidera. Et nul
ne sera déclaré coupable sans l’accord des deux tiers des membres présents.
La sentence dans les affaires d’impeachment ne pourra excéder la destitution et l’incapacité de tenir
et de bénéficier de toute fonction honorifique, de confiance ou rémunérée relevant des Etats-Unis.
Toutefois, la partie déclarée coupable n’en sera pas moins responsable et sujette à accusation,
procès, jugement et punition, conformément à la loi […].

Section 7 [Procédure législative et veto]


Toutes propositions de lois (Bills) concernant la levée d’un impôt devront émaner de la Chambre
des représentants ; mais le Sénat pourra proposer ou consentir des amendements, comme pour
les autres propositions de loi.
Chaque proposition de loi adoptée par la Chambre des représentants et par le Sénat devra, avant
d’acquérir force de loi (become a law), être présentée au Président des Etats-Unis ; si celui-ci
l’approuve, il la signera ; sinon, il la renverra, avec ses objections, à la chambre dont elle émane,
laquelle consignera lesdites objections intégralement dans son procès-verbal et procédera à un
nouvel examen de la proposition. Si, après ce nouvel examen, les deux tiers des membres de cette
chambre s’accordent pour faire passer la proposition de loi, elle sera transmise, avec les objections
l’accompagnant, à l’autre chambre, qui l’examinera de la même manière à nouveau, et si les deux
tiers des membres de celle-ci l’approuvent elle aura force de loi. Mais en pareil cas, les votes des
deux chambres seront comptés par ‘oui’ et par ‘non’, et les noms des membres votant pour et
contre le projet seront consignés au procès-verbal de chaque chambre respectivement. Si une
proposition n’était pas renvoyée par le Président dans les dix jours (dimanches non compris) après
qu’elle lui eut été présentée, elle deviendrait loi, comme si le Président l’avait signée, à moins que le
Congrès, par son ajournement, n’en empêche le renvoi, auquel cas la proposition n’aurait pas force
de loi.
Chaque ordre, résolution ou vote pour lequel le concours du Sénat et de la Chambre des
représentants peut être nécessaire (sauf en matière d’ajournement) devra être présenté au
Président des Etats-Unis ; et avant de devenir exécutoire, il devra être approuvé par lui, ou, s’il le
désapprouve, être voté à nouveau par les deux tiers du Sénat et de la Chambre des représentants
suivant les règles et les limitations prescrites pour les propositions de loi […].

Article 2 [Département exécutif]

Section 1 [Nomination du Président]


Le pouvoir exécutif sera confié à un Président des Etats-Unis d’Amérique. Il occupera ses fonctions
pendant un mandat de quatre ans et, conjointement avec le vice-président, dont le mandat sera de
même durée, sera élu de la manière suivante :
Chaque Etat désignera, de la manière décidée par sa législature, un nombre d’électeurs égal au
nombre total de sénateurs et de représentants auquel il a droit au Congrès ; mais aucun sénateur
ou représentant, ni aucune personne tenant des Etats-Unis une fonction de confiance ou
rémunérée ne pourra être désigné comme électeur […].
Le Congrès pourra fixer l’époque où les électeurs seront choisis et le jour où ils devront voter ;
lequel jour sera le même dans toute l’étendue des Etats-Unis.
Nul ne sera éligible aux fonctions de Président s’il n’est citoyen de naissance, ou citoyen des Etats-

94
Unis au moment de l’adoption de la présente Constitution, s’il n’a trente-cinq ans révolus et n’est
résident aux Etats-Unis depuis quatorze ans.
En cas de destitution, de mort, de démission ou d’incapacité du président à s’acquitter des
pouvoirs et devoirs de sa charge, ceux-ci seront dévolus au vice-président. Et le Congrès pourra,
par une loi, pourvoir en cas de destitution, de mort, de démission ou d’incapacité à la fois du
Président et du vice-président en désignant l’agent qui fera alors fonction de Président, lequel agent
remplira ladite fonction jusqu’à cessation de l’incapacité ou élection d’un Président.
Le Président recevra, à échéances fixes, pour ses services, une indemnité qui ne sera ni augmentée
ni diminuée pendant son mandat, et il ne recevra, pendant cette période, aucun autre émolument
des Etats-Unis ou de l’un des Etats.
Avant d’entrer en fonctions, il prêtera le serment ou prononcera la déclaration solennelle qui suit :
‘Je jure (ou déclare) solennellement que je remplirai fidèlement les fonctions de Président des
Etats-Unis et que, dans toute la mesure de mes moyens, je sauvegarderai, protégerai et défendrai la
Constitution des Etats-Unis’.

Section 2 [Pouvoirs du Président].


Le Président sera commandant en chef de l’armée et de la marine des Etats-Unis, et de la milice
des divers Etats quand celle-ci sera appelée au service actif des Etats-Unis ; il peut requérir
l’opinion, par écrit, du principal agent de chacun des départements exécutifs, sur tout sujet relatif
aux responsabilités de ses services, et il aura le pouvoir d’accorder des remises de peine et des
grâces pour délits (offences) contre les Etats-Unis, sauf dans les affaires d’impeachment.
Il aura le pouvoir, sur l’avis conforme (with advice and consent) du Sénat, de conclure des traités,
pourvu que les deux tiers des sénateurs présents donnent leur accord ; et il présentera au Sénat
et, sur l’avis conforme de ce dernier, nommera les ambassadeurs, les autres ministres et les consuls,
les juges de la Cour suprême, et tous les autres agents des Etats-Unis dont la nomination n’est pas
autrement prévue par la présente Constitution, et qui seront établis par la loi ; mais le Congrès
peut, s’il le juge opportun, investir par une loi le Président seul, les cours de justice ou les chefs de
départements, de la nomination de tels agents inférieurs.
Le Président aura le pouvoir de pourvoir à toutes vacances qui viendraient à se produire dans
l’intervalle des sessions du Sénat en accordant des commissions qui expieront à la fin de la session
suivante.

Section 3 [Obligations et pouvoirs du Président].


Il informera périodiquement le Congrès de l’état de l’Union, et recommandera à sa réflexion telles
mesures qu’il estimera nécessaires et opportunes ; il peut, dans des circonstances extraordinaires,
convoquer les deux chambres ou l’une d’elles et, en cas de désaccord entre elles en ce qui
concerne le moment de leur ajournement, il peut les ajourner à tel moment qu’il juge convenable ;
il recevra les ambassadeurs et autres ministres ; il veillera à ce que les lois soient fidèlement
exécutées, et commissionnera tous les agents des Etats-Unis.

Section 4 [Impeachment].
Le Président, le vice-président et tous les agents civils des Etats-Unis seront destitués de leurs
fonctions sur mise en accusation (impeachment) et condamnation pour trahison, corruption ou
autres hauts crimes et délits (treason, bribery, or other high Crimes and Misdemeanors).

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Document n°5. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique,
Livre 1, 1ère partie, chapitre VI (extraits)

J'ai cru devoir consacrer un chapitre à part au pouvoir judiciaire. Son importance politique est si
grande qu'il m'a paru que ce serait la diminuer aux yeux des lecteurs que d'en parler en passant.

Il y a eu des confédérations ailleurs qu'en Amérique ; on a vu des républiques autre part que sur les
rivages du Nouveau Monde ; le système représentatif est adopté dans plusieurs États de l'Europe;
mais je ne pense pas que, jusqu'à présent, aucune nation du monde ait constitué le pouvoir
judiciaire de la même manière que les Américains.

Ce qu'un étranger comprend avec le plus de peine, aux États-Unis, c'est l'organisation judiciaire. Il
n'y a pour ainsi dire pas d'événement politique dans lequel il n'entende invoquer l'autorité du juge;
et il en conclut naturellement qu'aux États-Unis le juge est une des premières puissances politiques.
Lorsqu'il vient ensuite à examiner la Constitution des tribunaux, il ne leur découvre, au premier
abord, que des attributions et des habitudes judiciaires. À ses yeux, le magistrat ne semble jamais
s'introduire dans les affaires publiques que par hasard; mais ce même hasard revient tous les jours.

Lorsque le Parlement de Paris faisait des remontrances et refusait d'enregistrer un édit; lorsqu'il
faisait citer lui-même à sa barre un fonctionnaire prévaricateur, on apercevait à découvert l'action
politique du pouvoir judiciaire. Mais rien de pareil ne se voit aux États-Unis.

Les Américains ont conservé au pouvoir judiciaire tous les caractères auxquels on a coutume de le
reconnaître. Ils l'ont exactement renfermé dans le cercle où il a l'habitude de se mouvoir.

Le premier caractère de la puissance judiciaire, chez tous les peuples, est de servir d'arbitre. Pour
qu'il y ait lieu à action de la part des tribunaux, il faut qu'il y ait contestation. Pour qu'il y ait juge, il
faut qu'il y ait procès. Tant qu'une loi ne donne pas lieu à une contestation, le pouvoir judiciaire n'a
donc point occasion de s'en occuper. Elle existe, mais il ne la voit pas. Lorsqu'un juge, à propos d'un
procès, attaque une loi relative à ce procès, il étend le cercle de ses attributions, mais il n'en sort
pas, puisqu'il lui a fallu, en quelque sorte, juger la loi pour arriver à juger le procès. Lorsqu'il
prononce sur une loi, sans partir d'un procès, il sort complètement de sa sphère, et il pénètre dans
celle du pouvoir législatif.

Le deuxième caractère de la puissance judiciaire est de prononcer sur des cas particuliers et non
sur des principes généraux. Qu'un juge, en tranchant une question particulière, détruise un principe
général, par la certitude où l'on est que, chacune des conséquences de ce même principe étant
frappée de la même manière, le principe devient stérile, il reste dans le cercle naturel de son action;
mais que le juge attaque directement le principe général, et le détruise sans avoir en vue un cas
particulier, il sort du cercle où tous les peuples se sont accordés à l'enfermer : il devient quelque
chose de plus important, de plus utile peut-être qu'un magistrat, mais il cesse de représenter le
pouvoir judiciaire.

Le troisième caractère de la puissance judiciaire est de ne pouvoir agir que quand on l'appelle, ou,
suivant l'expression légale, quand elle est saisie. Ce caractère ne se rencontre point aussi
généralement que les deux autres. je crois cependant que, malgré les exceptions, on peut le
considérer comme essentiel. De sa nature, le pouvoir judiciaire est sans action ; il faut le mettre en
mouvement pour qu'il se remue. On lui dénonce un crime, et il punit le coupable; on l'appelle à
redresser une injustice, et il la redresse ; on lui soumet un acte, et il l'interprète ; mais il ne va pas
de lui-même poursuivre les criminels, rechercher l'injustice et examiner les faits. Le pouvoir

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judiciaire ferait en quelque sorte violence à cette nature passive, s'il prenait de lui-même l'initiative
et s'établissait en censeur des lois.

Les Américains ont conservé au pouvoir judiciaire ces trois caractères distinctifs. Le juge américain
ne peut prononcer que lorsqu'il y a litige. Il ne s'occupe jamais que d'un cas particulier ; et, pour
agir, il doit toujours attendre qu'on l'ait saisi.

Le juge américain ressemble donc parfaitement aux magistrats des autres nations. Cependant il est
revêtu d'un immense pouvoir politique.

D'où vient cela? Il se meut dans le même cercle et se sert des mêmes moyens que les autres juges;
pourquoi possède-t-il une puissance que ces derniers n'ont pas ?

La cause en est dans ce seul fait : les Américains ont reconnu aux juges le droit de fonder leurs
arrêts sur la constitution plutôt que sur les lois. En d'autres termes, ils leur ont permis de ne point
appliquer les lois qui leur paraîtraient inconstitutionnelles.

Je sais qu'un droit semblable a été quelquefois réclamé par les tribunaux d'autres pays ; mais il ne
leur a jamais été concédé. En Amérique, il est reconnu par tous les pouvoirs ; on ne rencontre ni
un parti, ni même un homme qui le conteste.

L'explication de ceci doit se trouver dans le principe même des constitutions américaines.

En France, la Constitution est une œuvre immuable ou censée telle. Aucun pouvoir ne saurait y
rien changer : telle est la théorie reçue.

En Angleterre, on reconnaît au Parlement le droit de modifier la Constitution. En Angleterre, la


Constitution peut donc changer sans cesse, ou plutôt elle n'existe point. Le Parlement, en même
temps qu'il est corps législatif, est corps constituant.

En Amérique, les théories politiques sont plus simples et plus rationnelles.

Une Constitution américaine n'est point censée immuable comme en France ; elle ne saurait être
modifiée par les pouvoirs ordinaires de la société, comme en Angleterre. Elle forme une œuvre à
part, qui, représentant la volonté de tout le peuple, oblige les législateurs comme les simples
citoyens, mais qui peut être changée par la volonté du peuple, suivant des formes qu'on a établies,
et dans des cas qu'on a prévus.

En Amérique, la Constitution peut donc varier ; mais, tant qu'elle existe, elle est l'origine de tous les
pouvoirs. La force prédominante est en elle seule.

Il est facile de voir en quoi ces différences doivent influer sur la position et sur les droits du corps
judiciaire dans les trois pays que j'ai cités.

Si, en France, les tribunaux pouvaient désobéir aux lois, sur le fondement qu'ils les trouvent
inconstitutionnelles, le pouvoir constituant serait réellement dans leurs mains, puisque seuls ils
auraient le droit d'interpréter une Constitution dont nul ne pourrait changer les termes. Ils se
mettraient donc à la place de la nation et domineraient la société, autant du moins que la faiblesse
inhérente au pouvoir judiciaire leur permettrait de le faire.

97
Je sais qu'en refusant aux juges le droit de déclarer les lois inconstitutionnelles, nous donnons
indirectement au corps législatif le pouvoir de changer la Constitution, puisqu'il ne rencontre plus
de barrière légale qui l'arrête. Mais mieux vaut encore accorder le pouvoir de changer la
Constitution du peuple à des hommes qui représentent imparfaitement les volontés du peuple,
qu'à d'autres qui ne représentent qu'eux-mêmes.

Il serait bien plus déraisonnable encore de donner aux juges anglais le droit de résister aux
volontés du corps législatif, puisque le Parlement, qui fait la loi, fait également la Constitution, et
que, par conséquent, on ne peut, en aucun cas, appeler une loi inconstitutionnelle quand elle émane
des trois pouvoirs.

Aucun de ces deux raisonnements n'est applicable à l'Amérique.

Aux États-Unis, la Constitution domine les législateurs comme les simples citoyens. Elle est donc la
première des lois, et ne saurait être modifiée par une loi. Il est donc juste que les tribunaux
obéissent à la Constitution, préférablement à toutes les lois. Ceci tient à l'essence même du
pouvoir judiciaire : choisir entre les dispositions légales celles qui l'enchaînent le plus étroitement
est, en quelque sorte, le droit naturel du magistrat.

En France, la Constitution est également la première des lois, et les juges ont un droit égal à la
prendre pour base de leurs arrêts ; mais, en exerçant ce droit, ils ne pourraient manquer
d'empiéter sur un autre plus sacré encore que le leur : celui de la société au nom de laquelle ils
agissent. Ici la raison ordinaire doit céder devant la raison d'État.

En Amérique, où la nation peut toujours, en changeant sa Constitution, réduire les magistrats à


l'obéissance, un semblable danger n'est pas à craindre. Sur ce point, la politique et la logique sont
donc d'accord, et le peuple ainsi que le juge y conservent également leurs privilèges.

Lorsqu'on invoque, devant les tribunaux des États-Unis, une loi que le juge estime contraire à la
Constitution, il peut donc refuser de l'appliquer. Ce pouvoir est le seul qui soit particulier au
magistrat américain, mais une grande influence politique en découle.

Il est, en effet, bien peu de lois qui soient de nature à échapper pendant longtemps à l'analyse
judiciaire, car il en est bien peu qui ne blessent un intérêt individuel, et que des plaideurs ne
puissent ou ne doivent invoquer devant les tribunaux.

Or, du jour où le juge refuse d'appliquer une loi dans un procès, elle perd à l'instant une partie de
sa force morale. Ceux qu'elle a lésés sont alors avertis qu'il existe un moyen de se soustraire à
l'obligation de lui obéir: les procès se multiplient, et elle tombe dans l'impuissance. Il arrive alors
l'une de ces deux choses: le peuple change sa Constitution ou la législature rapporte sa loi.

Les Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense pouvoir politique ; mais en les
obligeant à n'attaquer les lois que par des moyens judiciaires, ils ont beaucoup diminué les dangers
de ce pouvoir.

Si le juge avait pu attaquer les lois d'une façon théorique et générale ; s'il avait pu prendre l'initiative
et censurer le législateur, il fût entré avec éclat sur la scène politique; devenu le champion ou
l'adversaire d'un parti, il eut appelé toutes les passions qui divisent le pays à prendre part à la lutte.
Mais quand le juge attaque une loi dans un débat obscur et sur une application particulière, il
dérobe en partie l'importance de l'attaque aux regards du public. Son arrêt n'a pour but que de

98
frapper un intérêt individuel ; la loi ne se trouve blessée que par hasard.

D'ailleurs, la loi ainsi censurée n'est pas détruite : sa force morale est diminuée, mais son effet
matériel n'est point suspendu. Ce n'est que peu à peu, et sous les coups répétés de la
jurisprudence, qu'enfin elle succombe.

De plus, on comprend sans peine qu'en chargeant l'intérêt particulier de provoquer la censure des
lois, en liant intimement le procès fait à la loi au procès fait à un homme, on s'assure que la
législation ne sera pas légèrement attaquée. Dans ce système, elle n'est plus exposée aux
agressions journalières des partis. En signalant les fautes du législateur, on obéit à un besoin réel: on
part d'un fait positif et appréciable, puisqu'il doit servir de base à un procès.

Je ne sais si cette manière d'agir des tribunaux américains, en même temps qu'elle est la plus
favorable à l'ordre public, n'est pas aussi la plus favorable à la liberté.

Si le juge ne pouvait attaquer les législateurs que de front, il y a des temps où il craindrait de le
faire; il en est d'autres où l'esprit de parti le pousserait chaque jour à l'oser. Ainsi il arriverait que
les lois seraient attaquées quand le pouvoir dont elles émanent serait faible, et qu'on s'y
soumettrait sans murmurer quand il serait fort ; c'est-à-dire que souvent on attaquerait les lois
lorsqu'il serait le plus utile de les respecter, et qu'on les respecterait quand il deviendrait facile
d'opprimer en leur nom.

Mais le juge américain est amené malgré lui sur le terrain de la politique. Il ne juge la loi que parce
qu'il a à juger un procès, et il ne peut s'empêcher de juger le procès. La question politique qu'il doit
résoudre se rattache à l'intérêt des plaideurs, et il ne saurait refuser de la trancher sans faire un
déni de justice. C'est en remplissant les devoirs étroits imposés à la profession du magistrat qu'il
fait l'acte du citoyen. Il est vrai que, de cette manière, la censure judiciaire, exercée par les
tribunaux sur la législation, ne peut s'étendre sans distinction à toutes les lois, car il en est qui ne
peuvent jamais donner lieu à cette sorte de contestation nettement formulée qu'on nomme un
procès. Et lorsqu'une pareille contestation est possible, on peut encore concevoir qu'il ne se
rencontre personne qui veuille en saisir les tribunaux.

Les Américains ont souvent senti cet inconvénient, mais ils ont laissé le remède incomplet, de peur
de lui donner, dans tous les cas, une efficacité dangereuse.

Resserré dans ses limites, le pouvoir accordé aux tribunaux américains de prononcer sur
l'inconstitutionnalité des lois forme encore une des plus puissantes barrières qu'on ait jamais
élevées contre la tyrannie des Assemblées politiques.

99
100
Université Paris 8

Introduction au Droit constitutionnel


(Semestre I)

Séance de travaux dirigés n° 9 : Le Royaume-Uni

Document n° 1. Berrington, H., « La stabilité institutionnelle masque-t-elle


une société en crise ? », Pouvoirs, 1986, n° 37, pp. 17-21 (extraits).

Document n° 2. Lee, M., « Fonctionnement du gouvernement et rôle du


premier ministre sous Mme Thatcher », Pouvoirs, 1986, n° 37, pp. 45-56
(extraits).

Document n° 3. « Au service de sa Majesté », dans Les institutions de la Grande-


Bretagne, La documentation française, 1994, p. 29.

Document n° 4. De Villiers M., Le Divellec A., « Régime parlementaire », dans


Dictionnaire du droit constitutionnel, 10e éd., Sirey, 2015, pp. 315-318.

Document n° 5. Walter Bagehot, La Constitution anglaise, traduit par M.


Gaulhiac, Paris, Germer Baillière, 1869, pp. 14 et 21

Document n° 6a. Parliament Act du 18 août 1911 ;


Document n° 6b. Parliament Act du 16 décembre 1949, tirés de S. Rials, J.
Boudon, prés., Textes constitutionnels étrangers, PUF, coll. ‘Que sais-je ?’, 13e
édition, 2009, pp. 11-17 (extraits).

Document n° 7. La loi sur la Chambre des Lords du 11 novembre 1999, tirée de


S. Rials, J. Boudon, prés., Textes constitutionnels étrangers, PUF, coll. ‘Que sais-
je ?’, 13e édition, 2009, pp. 20-21 (extraits).

Document n° 8. Bill of Rights (« Une loi ayant pour objet de déclarer les droits
et libertés des sujets et d'établir la succession de la Couronne »), 16 décembre
1689 (extraits), ibid.

Commentaire de texte : Document n° 5

101
Document n° 1. Berrington, H., « La stabilité institutionnelle
masque-t-elle une société en crise ? », Pouvoirs, 1986, n° 37, pp. 17-
21 (extraits).

« Pour garder le pouvoir, les Gouvernements britanniques doivent préserver la confiance de la


Chambre des Communes et, pour faire voter les lois, il leur faut un soutien loyal et homogène
d’une majorité à la chambre. Ce que l’on entend par ‘confiance de la Chambre des Communes’ est
longtemps resté incertain. A un extrême, certaines interprétations suggèrent que toute défaite à la
Chambre, quel qu’en soit l’objet, grand ou petit, serait prétexte à démission ou à provoquer une
élection. Ainsi, en 1944, dans le cadre du projet de loi sur l’éducation, la Chambre avait voté à une
voix de majorité un amendement stipulant l’égalité de traitement pour les instituteurs des deux
sexes. Le Premier ministre, M. Churchill, lui demanda de revenir sur son vote. On a parfois
considéré que la ‘perte de confiance’ pouvait s’appliquer à un grand problème politique, s’il venait à
se heurter à un obstacle – par exemple en seconde lecture d’un projet de loi. Mais on définit de
façon tout aussi subjective ce que sont les ‘grands problèmes politiques’.
En pratique, les gouvernements ont attribué à une ‘perte de confiance’ le sens qu’il leur plaisait. On
s’est aussi bien servi d’une défaite sur des questions mineures comme prétexte à démissionner
que l’on est passé par-dessus un échec sur des sujets beaucoup plus importants. Le contrôle de la
Chambre par l’exécutif et la capacité du Gouvernement de faire adopter son programme se sont
toujours fondés sur le système partisan. Normalement, un parti bénéficie à lui seul d’une majorité
qui se soumet à une stricte discipline de vote. On a traditionnellement toléré les désaccords dans
les débats, mais le député avait le devoir de se trouver dans la Chambre ou à proximité chaque fois
que l’on s’apprêtait à voter, et il devait voter avec son parti.
C’est vers la fin du XIXe siècle que se développe la stricte discipline de parti et elle atteint son
sommet dans la période d’après guerre. Ainsi, on ne compte dans la législature de 1951-55 qu’un
seul vote où les députés du Parti au pouvoir furent au nombre de 20 ou plus à se rebeller contre
les consignes de leur groupe. Le plus souvent, il y avait 10 abstentions correspondant plutôt à
l’expression de mécontentements individuels et ne prenant pas l’ampleur d’une grande
manifestation de défiance. En outre, la discipline était plutôt moins stricte dans les commissions
permanentes où l’on examine en général le détail de la législation.
Ce genre de rébellion à la Chambre a donc souvent pris la forme d’une révolte des fractions
extrêmes d’un Parti contre sa direction, ou encore d’une protestation de cette fraction dans un
vote où en réalité ses dirigeants s’abstenaient. Naturellement, les membres de l’autre Parti se
joignaient rarement aux rebelles, de sorte que les révoltes n’agissaient pas directement sur les
décisions de la Chambre.
Mais cet exposé appelle quelques réserves. En effet, tel quel, il passe sous silence les pressions
qu’exercent dans les coulisses les simples parlementaires et il ne dit pas combien les
gouvernements ont dû y céder. Un contrat tacite liait les chefs des Partis et les députés, par lequel
les seconds soutenaient les premiers lors des votes, tandis que ceux-ci répondaient en privé aux
demandes des parlementaires. Aussi les députés ordinaires ont-ils pu influencer la législation
(surtout lorsqu’ils appartenaient à la majorité gouvernante), mais en dehors des procédures
formelles de la Chambre.
On a avancé de nombreuses explications pour rendre compte de la stricte discipline de parti qui a
prévalu en Grande-Bretagne jusqu’en 1966. Parmi les interprétations prisées, on comptait cette
hypothèse d’école : s’il essuie un échec, le Gouvernement a le pouvoir de dissoudre le Parlement
et de provoquer ainsi une élection. Pour autant que la crainte de la dissolution ait joué, elle n’a
largement été que du bluff, dans la mesure où les Gouvernements, comme on l’a vu, décidaient
eux-mêmes à quel moment ils considéraient avoir perdu la ‘confiance de la Chambre’. Sans

102
compter que cette crainte n’aurait pas expliqué l’unité équivalente des députés de l’opposition,
alors même que leur dissidence par rapport à la ligne officielle du Parti n’aurait guère suffi à
renverser un Gouvernement. Les dirigeants des Partis ont de nombreuses récompenses et
sanctions de nature personnelle à distribuer, dont on considérait que la plus puissante restait le
droit que se réserve le Parti de rayer des listes de candidatures le nom d’un député aux idées trop
indépendantes.
La docilité des simples députés commence à s’éroder au milieu des années 60. Les élections
générales de 1964 et de 1966 amènent une nouvelle génération de députés travaillistes, dont
beaucoup sont très à gauche de leurs anciens collègues. Le Gouvernement de M. Wilson, qui
maintient la dissuasion nucléaire, refuse de condamner la présence américaine au Vietnam et
pratique une politique déflationniste, rencontre une hostilité permanente dans les rangs
travaillistes. Le Gouvernement conservateur de M. Heath se heurte à la même dissidence parmi ses
soutiens parlementaires et, vers le milieu des années 70, il devient évident que les Gouvernements,
de quelque bord qu’ils soient, ne pourront plus se reposer sur la docilité habituelle et loyale de
leurs simples députés.
Quand un gouvernement dispose d’une bonne majorité, il n’a pas à trop se soucier des révoltes
des députés. Ainsi, le Gouvernement réélu en 1983 a affronté de nombreuses révoltes sans subir
de défaite. La dissidence, même de 50 conservateurs, laisserait encore aux députés ‘chefs de file’ du
Gouvernement une marge confortable. L’équipe travailliste au pouvoir entre octobre 1974 et mai
1979 a cependant démarré avec une majorité de trois sièges seulement, laquelle aura disparu en
1976. En quatre années et demie d’exercice, on ne compte pas moins de 120 votes où 20 députés
travaillistes ou plus votent contre leur gouvernement. Beaucoup de ces révoltes sont organisées
par la gauche et rencontrent la résistance conjointe du Gouvernement et de l’opposition
conservatrice. Cependant, il est arrivé que celle-ci se fasse aider par une assemblée disparate de
rebelles travaillistes, de sorte que l’on a pu assister à la formation de coalitions accidentelles ou des
conservateurs et la gauche travailliste imposaient une défaite au Gouvernement […].
Il est toutefois facile d’exagérer la portée de cette liberté retrouvée. Quand les Gouvernements
disposent de larges majorités, le contenu de la législation n’en sera pas directement modifié. Et la
nouvelle indépendance s’exprime le plus souvent sous la forme de manifestations symboliques d’un
homme ou de deux. Que les députés se sentent maintenant libres d’agir est un fait notable, mais ce
genre de protestations change rarement le résultat d’un vote. Les révoltes en coulisses revêtent
une importance plus grande, qui alimentent le dialogue entre dirigeants et dirigés. De même que la
discipline de part est devenue plus étroite à la fin du XIXe siècle et dans le courant du XXe siècle,
de même les consultations entre députés et ministres ont augmenté. Or, quand la discipline s’est
relâchée, il ne semble pas que le dialogue ait subi un déclin correspondant. Ainsi, vers la fin 1984, on
proposa d’augmenter la contribution des parents aisés pour les frais d’entretien de leurs enfants à
l’Université et de leur réclamer un financement pour leurs frais de scolarité. Cette initiative se
heurta à un déchaînement hostile de la part des députés conservateurs et le ministre de
l’éducation, Sir Keith Joseph, dut effectuer une retraite humiliante. En étant plus disposés à
exprimer leurs désaccords dans les votes, les députés ont plus de poids dans leurs différends avec
les ministres […].
Les problèmes que rencontrent les dirigeants des partis dans le contrôle de leurs partisans à la
Chambre ne sont qu’une manifestation d’une transformation plus globale dans la structure du
pouvoir interne aux partis, surtout au Labour. On ne distinguait plus au début des années 80, au
moins dans le Parti travailliste, un lieu unique du pouvoir réel. Autrefois, avec la collaboration des
syndicats, la direction du groupe parlementaire avait pu dominer le Congrès annuel et la
Commission exécutive nationale. Celle-ci invoquait ses pouvoirs disciplinaires pour ramener dans
la ligne du Parti les sections réfractaires et la direction pouvait faire plier les députés rebelles en
brandissant l’ultime sanction de l’expulsion ou la menace, moins grave, de les rayer des listes de

103
candidats à la députation. Les sources du pouvoir sont maintenant multiples au Parti travailliste. On
a observé ces dernières années des tentatives en vue de rétablir les anciens fondements du
pouvoir. Elles ne furent pas toutes réussies et ces efforts ne sauraient restaurer les ententes des
années 40 et 50.
Par-delà le problème immédiat de l’équilibre politique, les problèmes internes au Parti
conservateur renvoient à la question plus générale de la survie et de la stabilité de la société
britannique. L’ancien establishment du Parti des conservateurs est en déclin. Les éléments patriciens
dans cette organisation sont maintenant sur le retour, ce qui traduit leur affaiblissement dans la
société globale. Un changement dans la composition qui s’est assorti d’une réforme institutionnelle
concernant principalement le choix du chef du Parti. Le pouvoir est passé aux mains des simples
parlementaires ».

Document n° 2. Lee, M., « Fonctionnement du gouvernement et


rôle du premier ministre sous Mme Thatcher », Pouvoirs, 1986, n°
37, pp. 45-56 (extraits).

« L’évolution des comportements ministériels. La description des réseaux de relations ne permet


pas, à elle seule, une analyse des comportements ministériels, car les sources sont sujettes à
caution. Même après trente ans, quand les archives du cabinet deviennent accessibles au public, il
n’est pas facile de surmonter les difficultés d’interprétation qui se présentent. D’abord, tous les
ministres violent les conventions selon lesquelles les débats sont confidentiels et les décisions
unanimes. Il n’est pas aisé de savoir avec certitude qui, à un moment donné, détenait une
information essentielle. En second lieu, à l’intérieur de chaque réseau de relations, il est difficile de
dire dans quelle mesure telle décision émane d’un groupe informel ou, au contraire, d’un comité
officiel […].
Les conventions de ‘confidentialité’ et ‘d’unanimité’ visent à assurer un fonctionnement sans heurts
du système. Les ministres sont censés parler d’une voix unanime de manière à rester
collectivement solidaires au Parlement, la sanction ultime pour un cabinet étant un vote de
défiance aux Communes (un tel vote a provoqué la chute du Gouvernement travailliste en 1979).
Un mot inconsidéré, surtout de la part du Premier Ministre, peut facilement mettre à mal les
réseaux de relations. Une réflexion irréfléchie lors d’une interview à la télévision peut être
interprétée comme un engagement du Parti sur telle mesure particulière avant même qu’en aient
délibéré les membres influents de sa direction, ou comme une insulte aux Parlementaires pas
encore au courant de la mise à l’examen de la question, ou même comme une maladresse de
présentation ayant à tort anticipé les propositions de l’administration.
Les premiers ministres peuvent être tentés d’attirer l’attention sur un problème en procédant à
cette sorte d’effet d’annonce mais la méthode comporte à la fois de hauts risques et des coûts
politiques. La convention de ‘confidentialité’ protège le caractère privé des délibérations
gouvernementales. S’il y a des discussions au sein du cabinet, le public doit l’ignorer. Il s’agit, en fait,
d’un corollaire à la règle d’unanimité. Mais il est tentant pour les ministres de révéler ce qu’ont dit
leurs collègues dans le but de faire prévaloir leurs propres objectifs. Un ministre peut, par exemple,
confier à un journaliste qu’il rencontre l’opposition d’un collègue au sein du cabinet, affectant ainsi
le réseau de relations en dehors du cabinet : en effet, les députés de la majorité peuvent
désapprouver l’opposition des deux ministres ; de la même façon une commission parlementaire
peut s’estimer offensée de n’avoir pas été informée d’une décision, ou bien les fonctionnaires
peuvent hésiter sur l’avis à donner […] ».

104
Document n° 3. « Au service de sa Majesté », dans Les institutions
de la Grande-Bretagne, La documentation française, 1994, p. 29.

« L’essentiel de la vie politique en Grande-Bretagne est mené au nom de la Couronne. Le


Parlement ne gouverne pas. C’est la reine en son Parlement qui gouverne. Lorsque le Parlement se
réunit en début de session, la reine en personne, le nez curieusement chaussé de lunettes sous la
couronne scintillante, lit à haute voix la liste des lois que le gouvernement espère faire voter.
Chaque projet de loi proposé au Parlement doit recevoir le consentement royal avant de devenir
une loi proprement dite : aucun monarque, depuis la reine Anne en 1707, ne l’a refusé. La reine
nomme les évêques, les juges et les officiers supérieurs, mais seulement sur avis du Premier
Ministre. En théorie, toutes les distinctions et promotions sont décernées par le souverain ; dans la
pratique, fort peu procèdent effectivement de son choix. Bien que les affaires de l’Etat soient
officiellement conduites au nom de la Reine, celle-ci est contrainte par la constitution, dans
presque tous les cas, à agir sur avis de ses ministres. Lorsqu’un gouvernement stable est en place,
les seuls droits de la Reine, selon les termes mêmes de Bagehot, sont ‘le droit d’être consultée, le
droit d’encourager, le droit de mettre en garde’. Ces droits confèrent une influence plutôt qu’un
pouvoir ; ils n’en sont pas pour autant négligeables.
A travers eux, l’influence cachée de la Reine se fait jour. Chaque mardi, elle accorde audience au
Premier Ministre. Personne d’autre n’assiste à l’entretien, si bien qu’aucun compte rendu n’est
rédigé […]. Un Premier Ministre qui pense que l’audience hebdomadaire est pure formalité risque
de tomber de haut. L’expérience de la Reine compte. La souveraine a vu passer tous les dossiers
ministériels et toutes les décisions importantes du Foreign Office depuis trente-cinq ans et s’est
entretenue chaque semaine avec huit premiers ministres successifs. Elle a rencontré la plupart des
chefs d’Etat et s’est plainte au Foreign Office du caractère trop sommaire des informations que lui
transmet ce ministère. Elle peut exposer sa manière de voir au Premier Ministre, mais elle est
tenue d’accepter la décision finale […] ».

Document n° 4. De Villiers M., Le Divellec A., « Régime


parlementaire », dans Dictionnaire du droit constitutionnel, 10e éd.,
Sirey, 2015, pp. 315-318.

1. Origines

Le régime parlementaire (appelé également « gouvernement parlementaire » ou « gouvernement


de cabinet ») s'inscrit dans une longue évolution dont l'origine est, en Angleterre, le développement
des prérogatives du Parlement, prérogatives arrachées de haute lutte au monarque à l'occasion de
crises successives sur plusieurs siècles (XIIIe – XVIIIe siècles) : c'est la monarchie limitée, qui
débouche peu à peu sur un système de balance des pouvoirs. Mais au Parlement il faut un bras
exécutif : l'effacement progressif du monarque conduit, en quelque sorte par compensation, à
l'affirmation du pouvoir ministériel. Si l'histoire constitutionnelle anglaise échappe aux césures trop
nettes (car simplistes), on peut néanmoins considérer que le précédent que constitue la première
démission collégiale d'un cabinet, celui de Lord North, en 1782, marque une étape capitale : le
principe de la responsabilité politique du gouvernement devant le Parlement est désormais
consacré, même s'il faudra encore du temps pour que toutes ses implications apparaissent
clairement. Montesquieu a visité l'Angleterre en 1729-1731, précisément à l'époque où s'annonçait
cette transformation. Mais la Constitution qu'il analyse dans le célèbre chapitre VI du titre XI de De
l'Esprit des Lois est bien celle de la monarchie limitée, en passe de disparaître quand l'ouvrage est
publié en 1748. et ce sont les constituants américains réunis à Philadelphie qui recueilleront

105
l'héritage du publiciste français et l'inscriront dans la Constitution de 1787. Ainsi s'explique que
sera défini comme un régime de séparation accentuée (on dit souvent, de façon exagérée,
« rigide ») des pouvoirs le régime américain (plus tard qualifié de présidentiel), alors que le régime
parlementaire renvoie à une conception beaucoup plus souple de la même séparation (ou plutôt la
balance) des pouvoirs, au point qu'il est plus juste de parler de fusion des pouvoirs, celle-ci
s'accentuant encore pratiquement lorsqu'est atteinte la symbiose politique entre cabinet et la
majorité parlementaire.

2. Agencement statique

Les réalisations contemporaines du régime parlementaire sont multiples. Aussi sa définition peut
varier en fonction des éléments que l'on veut privilégier.
La définition juridique traditionnelle consiste, après le rappel d’un cadre institutionnel
pratiquement immuable (comportant – sauf exception – un chef d’Etat, un gouvernement et un
Parlement – bicaméral ou monocaméral), à montrer que le régime parlementaire est un régime de
collaboration et de dépendance réciproque entre le gouvernement et le Parlement sous l’arbitrage
plus ou moins formel du chef de l’Etat. La collaboration s’exprime dans le fait que les ministres
sont généralement choisis au sein du Parlement et participent au travail parlementaire : dépôt de
projets de lois, droit de parole, droit d’amendement, débats de politique générale, séances de
questions orales… La dépendance réciproque se traduit par des procédures de révocabilité
mutuelle : mise en jeu de la responsabilité du gouvernement par les procédures de la question de
confiance et de la motion de censure, et, le plus souvent (mais pas toujours), droit de dissolution
de la chambre élue par l’exécutif.

3. Logique institutionnelle du régime parlementaire

Cette définition, juridique et procédurale, du régime parlementaire, qui est fondée sur un certain
type de rapports entre les organes du pouvoir, doit, à l'époque contemporaine, être complétée en
y ajoutant la dimension électorale et le jeu des partis politiques. Le régime parlementaire apparaît
alors comme le régime dans lequel les seules élections législatives pourvoient de manière décisive
à la désignation du personnel parlementaire et gouvernemental : dans un premier temps, élection
des députés dont la majorité, dans un second temps, se saisit du gouvernement : la majorité
gouverne. C’était d’ailleurs la définition du régime parlementaire donnée par Boris Mirkine-
Guetzévitch (« Le fait que cette majorité a le droit de choisir 'son' ministère responsable devant
elle »), en quoi il confirmait l'analyse de l'Anglais Walter Bagehot qui parlait du gouvernement de
cabinet comme système dans lequel le Parlement désigne le premier ministre, autrement dit exerce
une fonction élective. Les différences entre les régimes parlementaires tiennent alors à la plus ou
moins grande aptitude du système des partis à dégager une telle majorité.
En fonction de cette aptitude, les procédures juridiques du régime parlementaire n’ont plus la
même signification. Ainsi la responsabilité du gouvernement devant le Parlement n’est qu’une
simple procédure de vérification de l’accord entre le Parlement et le cabinet. Si cet accord existe,
elle ne joue pas, ou alors de façon purement formelle (en Grande-Bretagne, un seul gouvernement,
le gouvernement Callaghan en 1979, a été renversé par la Chambre des Communes depuis 1921).
Et si l’accord n’existe pas, ou n’existe que difficilement, la mise en jeu répétée de la responsabilité
du gouvernement traduit plutôt la crise du régime parlementaire que son bon fonctionnement
(ainsi des IIIe et IVe Républiques qui sont devenues au fil du temps des régimes d’assemblée de
fait).

106
4. De multiples variantes

Les classifications des régimes parlementaires expriment ce renouvellement de l’analyse. Là où,


d’un point de vue historique, on avait l’habitude de distinguer entre régime parlementaire dualiste
et régime parlementaire moniste (selon que le gouvernement avait ou n’avait pas de compte à
rendre au chef de l’Etat), la distinction la plus pertinente s’établit aujourd’hui entre les régimes
parlementaires qui obéissent à la logique majoritaire sortie des urnes et ceux qui, rebelles à cette
logique, n’ont pas réglé le problème de la stabilité gouvernementale. Ainsi s’explique que ces
derniers fassent avec plus ou moins de bonheur l’expérience des différents moyens recommandés
par la science constitutionnelle pour obtenir cette stabilité tant recherchée. Ce pourra être le
parlementarisme rationalisé (depuis une soixantaine d’années dans beaucoup de constitutions
européennes), l’élection du chef de l’Etat au suffrage universel direct (Autriche, Finlande, France,
Irlande, Portugal, Pologne, Slovaquie, République Tchèque, Lituanie...), le recours au scrutin
majoritaire (Italie, de 1994 à 2005), ou les trois à la fois. Tel a été le choix du constituant français en
1958-1962. Mais si la France de la Ve République peut être classée formellement dans la catégorie
des régimes parlementaires, c'est sous la réserve que la variante dualiste qu'elle pratique tend à
aboutir à un leadership présidentiel sans équivalent ailleurs et en partie contradictoire avec le
principe de l'exécutif responsable devant le Parlement.

Document n° 5. Walter Bagehot, La Constitution anglaise, traduit


par M. Gaulhiac, Paris, Germer Baillière, 1869, pp. 14 et 21
(extraits)

L’efficacité secrète de la Constitution anglaise réside, on peut le dire, dans l’étroite union,
dans la fusion presque complète du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. Suivant la théorie
traditionnelle qu’on trouve dans tous les livres, ce qui recommande notre Constitution c’est la
séparation absolue du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif ; mais en réalité ce qui en fait le
mérite, c’est précisément la parenté de ces pouvoirs. Le lien qui les unit se nomme le Cabinet. [...]
Cette fusion du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif peut sembler à ceux qui n’y ont pas
suffisamment réfléchi beaucoup trop simple et trop mesquine pour expliquer le mécanisme latent
et l’efficacité secrète de la Constitution britannique ; mais on n’en peut apprécier l’importance
réelle qu’en observant quelques-uns de ses effets principaux et en comparant ce système avec le
grand système rival dont la marche semble, si l’on n’y prend garde, destinée à devancer la sienne
dans le monde. Ce système rival, c’est le système présidentiel. Le trait caractéristique de ce dernier,
c’est que le président y est élu par le peuple d’une certaine manière et la Chambre des
représentants d’une autre façon. C’est l’indépendance mutuelle du pouvoir législatif et du pouvoir
exécutif qui est la qualité distinctive du gouvernement présidentiel, tandis qu’au contraire la fusion
et la combinaison de ces pouvoirs sert de principe au gouvernement de Cabinet.

107
Document n° 6 a. Parliament Act du 18 août 1911 ; b. Parliament Act
du 16 décembre 1949, tiré de S. Rials, J. Boudon, prés., Textes
constitutionnels étrangers, PUF, coll. ‘Que sais-je ?’, 13e édition, 2009,
pp. 11-17 (extraits).

a. Parliament Act du 18 août 1911

« Considérant qu’il est désirable de substituer à la Chambre des Lords telle qu’elle existe
actuellement une seconde Chambre issue de la volonté populaire au lieu de l’hérédité mais qu’une
telle substitution ne peut être réalisée immédiatement. Considérant que le Parlement devra limiter
et définir les pouvoirs de la nouvelle seconde Chambre par un texte réalisant cette substitution
mais qu’il est désirable de réduire dès maintenant par le présent Act les pouvoirs actuels de la
Chambre des Lords.

Article 1er [Pouvoirs de la Chambre des Lords en ce qui concerne les pouvoirs financiers]. – (1) Si
un projet financier (Money Bill), préalablement adopté par la Chambre des Communes et transmis à
la Chambre des Lords un mois au moins avant la fin de session n’est pas voté sans amendement
par la Chambre des Lords dans le mois qui suit cette transmission, ce projet sera, à moins que la
Chambre des Communes n’en décide autrement, présenté à Sa Majesté et deviendra un Act du
Parlement au moment de la signification de l’approbation royale, nonobstant l’absence de
consentement de la Chambre des Lords.
– (2) Un projet financier signifie un projet de loi qui, selon l’opinion du Speaker de la Chambre des
Communes, ne contient que des dispositions relatives à l’ensemble ou à l’une des matières
suivantes, à savoir : imposition, abrogation, remise, modification ou réglementation des impôts ; la
création, la modification ou la suppression pour le règlement de dettes ou pour d’autres buts
financiers, de charges pour le Fond consolidé ou sur les ressources votées par le Parlement ; les
autorisations de crédit ; l’affectation des fonds publics, leur perception, détention, payement et la
vérification des comptes ; l’émission, la garantie ou le remboursement de tout emprunt ; ou les
matières accessoires relatives à ces questions. Dans cette sous-section les expressions « impôts »,
« fonds publics » et « emprunt » ne comprennent pas les impôts, fonds ou emprunts dont
bénéficient les autorités locales pour leurs besoins locaux.
– (3) Chaque projet financier, lorsqu’il sera transmis à la Chambre des Lords ou présenté à
l’approbation royale, portera une mention signée par le Speaker de la Chambre des Communes
certifiant que c’est un projet financier. Avant de délivrer ce certificat, le Speaker devra consulter, s’il
le peut, deux membres de la Chambre des Lords des Communes qui seront désignés au début de
chaque session par le Comité de sélection parmi les membres de la liste des présidents.

Article 2 [Restriction des pouvoirs de la Chambre des Lords en ce qui concerne les Projets autres
que les Projets financiers].
– (1) Si un projet (Public Bill) (autre qu’un projet financier ou un projet contenant des dispositions
augmentant la durée maximum de la législature au-delà de cinq ans) adopté par la Chambre des
Communes lors de trois sessions successives (du même Parlement ou de Parlements différents), et
transmis à la Chambre des Lords durant chacune de ces sessions un mois au moins avant la fin de
la session, est repoussé par la Chambre des Lords durant chacune de ces sessions, ce projet sera
présenté à Sa Majesté dès son troisième rejet par la Chambre des Lords, à moins que la Chambre
des Communes en décide autrement, et deviendra un A c t du Parlement au moment de la
signification de l’approbation royale, nonobstant l’absence de consentement de la Chambre des
Lords, à condition que deux ans se soient écoulés entre la date de la seconde lecture de ce projet
à la Chambre des Communes durant la première de ces sessions et la date à laquelle ce texte sera
voté par la Chambre des Communes durant la troisième de ces sessions.

108
– (2) Un projet présenté à l’approbation royale, en exécution des dispositions de cette section,
portera la mention signée par le Speaker de la Chambre des Communes certifiant que ces
dispositions ont été entièrement appliquées.
– (3) Un projet sera considéré comme rejeté par la Chambre des Lords s’il n’est pas adopté par
celle-ci soit sans amendement, soit avec des amendements acceptées par les deux Chambres.
– (4) Un projet sera considéré comme le même projet qu’un ancien projet transmis à la Chambre
des Lords durant la session précédente si, lorsqu’il est transmis à la Chambre des Lords, il est
identique au précédent projet ou ne contient que des modifications considérées par le Speaker de
la Chambre des Communes comme nécessaires en raison du temps qui s’est écoulé depuis la date
du précédent projet ou comme représentant les amendements apportés par la Chambre des Lords
à ce projet durant la session précédente et certifiées comme telles : tout amendement certifié par
le Speaker comme amendement apporté au projet par la Chambre des Lords durant la troisième
session et accepté par la Chambre des Communes, sera inséré dans le projet présenté à
l’approbation royale en application de la présente section. Toutefois, la Chambre des Communes
pourra, si elle le juge utile, lors de l’examen d’un tel projet durant la deuxième ou la troisième
session, proposer d’autres amendements sans inclure ceux-ci dans le projet : tout amendement
ainsi proposé sera examiné par la Chambre des Lords en cas d’accord de celle-ci sera considéré
comme un amendement de la Chambre des Lords accepté par la Chambre des Communes ;
cependant, l’exercice de ce droit par la Chambre des Communes ne modifiera pas les effets de
cette section au cas où le projet serait rejeté par la Chambre des Lords.

Article 7 [Durée de la législature]. – Cinq ans seront substitués à sept pour la durée maxima de
chaque législature telle qu’elle a été fixée par l’Act de 1715 fixant cette durée à sept ans.

b. Parliament Act du 16 décembre 1949

« Article premier [Substitution des mentions de deux sessions et un an à celles de trois sessions et
deux ans] – Le Parliament Act de 1911 aura effet et sera censé avoir eu effet depuis le début de la
session durant laquelle le Projet du présent Act a été présenté à la Chambre des Communes
(excepté pour ce projet lui-même), comme si : a) avaient été substitués, dans les sous-sections (1)
et (4) de la section deux de l’Act précité, aux mots : ‘en trois sessions successives’, ‘au moment de
son troisième rejet’, ‘durant la troisième de ces sessions’, ‘durant la troisième session’ et ‘durant la
deuxième ou la troisième session’, respectivement, les mots : ‘en deux sessions successives’, ‘au
moment de son deuxième rejet’, ‘durant la seconde de ces sessions’, ‘durant la seconde session’, et
‘durant la seconde session’, respectivement ; b) avaient été substitués, dans la sous-section (1) de la
section deux précitée, aux mots : ‘que deux ans se soient écoulés’ les mots ‘qu’un an se soit écoulé’
; étant entendu que, si un projet a été repoussé pour la seconde fois par la Chambre des Lords
avant l’approbation royale du présent Act, que ce rejet ait eu lieu dans la même session que celle
durant laquelle l’approbation royale a été donnée au présent Act ou durant une session antérieure,
l’exigence de ladite section deux, qu’un projet soit présenté à Sa Majesté au moment du second
rejet de la Chambre des Lords, aura pour effet que le projet repoussé devra être présenté à Sa
Majesté aussitôt après l’approbation royale du présent Act et, même si un tel rejet a lieu durant une
session antérieure, le projet repoussé pourra recevoir l’approbation royale durant la session au
cours de laquelle l’approbation royale a été donnée au présent Act […] ».

109
Document n° 7. La loi sur la Chambre des Lords du 11 novembre
1999, tirée de S. Rials, J. Boudon, prés., Textes constitutionnels
étrangers, PUF, coll. ‘Que sais-je ?’, 13e édition, 2009, pp. 20-21
(extraits).

Chapitre 34.
1. Nul ne sera membre de la Chambre des Lords en vertu d’une pairie héréditaire.
2. La section 1 ne s’appliquera pas en relation avec quiconque bénéficierait d’une dérogation
réalisée par, ou en conformité avec un règlement permanent de la Chambre ; À un moment donné,
90 personnes ne seront pas soumises à la section. Les personnes bénéficiant d’une dérogation au
titre de la section 1 continueront à en jouir à vie (jusqu’à ce qu’il en soit disposé autrement par
une loi du Parlement)…
3. Le titulaire d’une pairie héréditaire ne doit pas être, en vertu de celle-ci, disqualifié pour a)
participer comme électeur aux élections à la Chambre des Communes ou b) être membre de
cette chambre, ou y être élu…

Document n° 8. Bill of Rights (« Une loi ayant pour objet de


déclarer les droits et libertés des sujets et d'établir la succession de
la Couronne »), 16 décembre 1689 (extraits)

Attendu que les Lords spirituels et temporels, ainsi que les Communes, assemblés à Westminster,
représentant légalement, pleinement et librement tous les états (estates) du peuple de ce royaume,
ont fait, le 13e jour du mois de février 1689, en la présence de leurs Majestés, alors désignées et
connues sous les noms et titres de Guillaume et Marie, prince et princesse d'Orange, cette
présence étant en leur propre personne, une certaine déclaration par écrit, qui fut l'oeuvre desdits
Lords et Communes, dans les termes suivants :

Attendu que feu le roi Jacques II, par le concours de plusieurs conseillers malfaisants, juges, et
ministres employés par lui, a entrepris de subvertir et d'éradiquer la religion protestante, et les lois
et libertés de ce royaume.

En assumant et exerçant un pouvoir de dispense et de suspension des lois et de leur exécution,


sans le consentement du Parlement ;

En mettant en accusation et en jugeant plusieurs dignes prélats, au motif qu'ils avaient demandé par
pétition d'être dispensés d'apporter leur concours à l'exercice de ce pouvoir ;

En édictant et ordonnant l'exécution d'une ordonnance sous le Grand Sceau pour l'établissement
d'une juridiction appelée la cour des commissaires pour les affaires ecclésiastiques ;

En prélevant de l'argent pour (et pour l'usage de) la Couronne, sous couvert de prérogative, pour
d'autres époques et d'une autre manière que ne l'avait décidé le Parlement ;

En levant et en maintenant une armée permanent dans ce royaume en temps de paix, sans le
consentement du Parlement (…) ;

En étant à l'origine du désarmement de nombreux bons sujets, alors qu'au même moment des
papistes étaient armés et employés en violation du droit ;

110
En portant atteinte à la liberté d'élection des membres servant au Parlement ;

Par des actions engagées devant la juridiction du King's Bench, dans des matières et des causes
pour lesquelles seul le Parlement aurait été compétent ; et par divers autres comportements
arbitraires et illégaux.

Et attendu que, dans ces dernières années, des personnes partiales, corrompues, et sans
qualification ont été renvoyées et ont servi dans les jurys de jugements, en particulier dans les
affaires de haute trahison, alors que ces personnes n'étaient pas de libres propriétaires (…) Tous
ces comportement sont intégralement et directement contraires aux lois et statuts connus, et à la
liberté de ce Royaume.

Attendu que ledit roi défunt Jacques Il ayant renoncé (abdicated) au gouvernement, et le trône se
trouvant dès lors vacant, Son Altesse le prince d'Orange (dont il a plu à Dieu de faire l'instrument
glorieux qui délivre ce royaume du papisme et du pouvoir arbitraire) a, par l'avis des Lords
spirituels et temporels et de plusieurs des principales personnes appartenant aux communes, fait
écrire des lettres aux Lords (…) protestants (…) pour que soient choisies telles personnes pour
les représenter, qu'il est de droit d'envoyer au Parlement (…) afin de procéder à un tel
établissement, que leur religion, leurs lois et leurs libertés ne soient plus à nouveau en danger
d'être subverties (…).

Sur ce, lesdits Lords spirituels et temporels, et les Communes (…) étant maintenant assemblées
dans [une assemblée] représentative complète et libre de cette nation, considérant avec le plus
grand sérieux le meilleur moyen d'atteindre les fins précitées, ont, en premier lieu (comme leurs
ancêtres ont couramment fait dans les cas similaires), déclaré, pour la défense et l'affirmation de
leurs antiques droits et libertés :

1° Que le prétendu pouvoir de suspendre les lois, ou leur exécution, par l'autorité royale, sans le
consentement du Parlement, est illégal.

2° Que le prétendu pouvoir de dispenser des lois, ou de leur exécution, par l'autorité royale, tel
qu'il a été récemment affirmé et exercé, est illégal.

3° Que la délégation aux fins que soit érigée la juridiction (…) pour les affaires ecclésiastiques, et
toutes les autres délégations et juridictions de la même nature, sont illégales et pernicieuses ;

4° Que le fait de prélever de l'argent pour la Couronne ou pour son usage, sans autorisation
parlementaire, et pour une longue durée (…) est illégal.

5° Que c'est le droit des sujet de pétitionner le roi, et que tous les emprisonnements et poursuites
pour de tels faits sont illégaux.

6° Que le fait de lever ou de maintenir une armée permanente dans le royaume en temps de paix,
à moins que cela soit fait avec le consentement du Parlement, est contraire au droit.

7° Que les sujets protestants doivent pouvoir détenir des armes pour leur défense, qui soient
adaptées à leur condition, dans les limites de ce que permet la loi.

8° Que la liberté de parole, et les débats en Parlement, ne doivent être entravés ou questionnés
dans aucune cour [de justice] ni où que ce soit en dehors du Parlement.

111
9° Que l'élection des membres du Parlement doit être libre.

10° Qu'une caution excessive ne doit pas être exigée, ni des amendes excessives imposées, ni des
punitions cruelles et inusitées infligées.

11° Que les membres de jurys doivent être dûment choisis et retournés, et que ceux d'entre eux
qui jugent les accusés dans les cas de haute trahison doivent être de libres propriétaires (…).

12° Que pour qu'il soit remédié à tous les griefs, et pour l'amendement, la consolidation, et la
préservation des lois, des Parlements doivent être fréquemment tenus

[Suit un passage dans lequel, après avoir affirmé leurs attachement à ces principes, Guillaume et Marie
sont déclarés roi et reine d'Angleterre, et acceptent ce titre.Toutes ces dispositions sont reprises dans une
loi du Parlement]

112
Université Paris 8

Introduction au Droit constitutionnel


(Semestre I)

Séance de travaux dirigés n° 10 : Aperçu d'histoire constitutionnelle


française : la consécration de la République

Document n° 1a. Loi du 17 février 1871, ayant pour objet de nommer M. Thiers,
Chef du pouvoir exécutif de la République française, dans S. Rials, prés., Textes
constitutionnels français, PUF, coll. « Que sais-je ? », 15e édition, 2001, p. 71 ; 1b.
Loi du 31 août 1871, portant que le chef du pouvoir exécutif prendra le titre de
Président de la République française, ibid., pp. 71-72 ; 1c. Loi du 13 mars 1873,
ayant pour objet de régler les attributions des pouvoirs publics et les conditions
de la responsabilité ministérielle, ibid., pp. 72-73 (extraits) ; 1d. Loi du 20
novembre 1873, ayant pour objet de confier le pouvoir exécutif pour sept ans au
Maréchal de Mac-Mahon, ibid., p. 73.
Document n° 2a. Loi du 24 février 1875 relative à l’organisation du Sénat
(extraits). ; Document n° 2b. Loi du 25 février 1875 relative à l’organisation des
pouvoirs publics (extraits) ; Document n° 2c. Loi du 16 juillet 1875 sur les
rapports des pouvoirs publics (extraits).
Document n° 3a. Loi du 21 juin 1879, révisant l’article 9 de la loi
constitutionnelle du 25 février 1875 ; 3b. Loi du 14 août 1884, portant révision
partielle des lois constitutionnelles.
Document n° 4a. Lettre du maréchal de Mac-Mahon à Jules Simon, le 16 mai
1877 ; 4b. Ordre du jour de la Chambre des députés, le 17 mai 1877 ; 4c.
Message de Jules Grévy au Sénat, le 6 février 1879.
Document n° 5. Constitution du 27 octobre 1946 (extraits).
Document n° 6. Révision du 7 décembre 1954 (extraits).
Document n° 7. Godechot, J., prés., Les constitutions de la France depuis 1789,
chapitre XIV, La constitution de la IVe République, Garnier-Flammarion, 1979,
pp. 357-369 (extraits).

Commentaire : Le titre VI de la Constitution du 27 octobre 1946 (« Du Conseil


des ministres », document n° 5)

113
Document n° 1a. Loi du 17 février 1871, ayant pour objet de nommer M. Thiers,
Chef du pouvoir exécutif de la République française, dans S. Rials, prés., Textes
constitutionnels français, PUF, coll. « Que sais-je ? », 15e édition, 2001, p. 71 .

« L’Assemblée nationale, dépositaire de l’autorité souveraine, – Considérant qu’il importe, en


attendant qu’il soit statué sur les institutions de la France, de pourvoir immédiatement aux
nécessités du gouvernement et à la conduite des négociations, Décrète : – M. Thiers est nommé chef
du pouvoir exécutif de la République française. Il exercera ses fonctions sous l’autorité de
l’Assemblée nationale, avec le concours des ministres qu’il aura choisis et qu’il présidera ».

Document n° 1b. Loi du 31 août 1871, portant que le chef du pouvoir exécutif
prendra le titre de Président de la République française, ibid., pp. 71-72.

« L’Assemblée nationale, – Considérant qu’elle a le droit d’user du pouvoir constituant, attribut


essentiel de la souveraineté dont elle est investie, et que les devoirs impérieux que tout d’abord elle
a dû s’imposer, et qui sont encore loin d’être accomplis, l’ont seuls empêchée jusqu’ici d’user de ce
pouvoir ; – Considérant que, jusqu’à l’établissement des institutions définitives du pays, il importe
aux besoins du travail, aux intérêts du commerce, au développement de l’industrie, que nos
institutions provisoires prennent, aux yeux de tous, sinon cette stabilité qui est l’oeuvre du temps,
du moins celle que peuvent assurer l’accord des volontés et l’apaisement des partis ; – Considérant
qu’un nouveau titre, une appellation plus précise, sans rien changer au fond des choses, peut avoir
cet effet de mettre mieux en évidence l’intention de l’Assemblée de continuer franchement l’essai
loyal commencé à Bordeaux ; – Que la prorogation des fonctions conférées au Chef du Pouvoir
exécutif, limitée désormais à la durée des travaux de l’Assemblée, dégage ces fonctions de ce
qu’elles semblent avoir d’instable et de précaire, sans que les droits souverains de l’Assemblée en
souffrent la moindre atteinte, puisque dans tous les cas la décision suprême appartient à
l’Assemblée, et qu’un ensemble de garanties nouvelles vient assurer le maintien de ces principes
parlementaires, tout à la fois la sauvegarde et l’honneur du pays ; – Prenant, d’ailleurs, en
considération les services éminents rendus au pays par M. Thiers depuis six mois et les garanties
que présente la durée du pouvoir qu’il tient de l’Assemblée ; – Décrète :
Article premier. – Le Chef du Pouvoir exécutif prendra le titre de Président de la République
française, et continuera d’exercer, sous l’autorité de l’Assemblée nationale, tant qu’elle n’aura pas
terminé ses travaux, les fonctions qui lui ont été déléguées par décret du 17 février 1871.
Article 2. – Le Président de la République promulgue les lois dès qu’elles lui sont transmises par le
président de l’Assemblée nationale. – Il assure et surveille l’exécution des lois. – Il réside au lieu où
siège l’Assemblée. – Il est entendu par l’Assemblée nationale toutes les lois qu’il le croit nécessaire,
et après avoir informé de son intention le président de l’Assemblée. – Il nomme et révoque les
ministres. Le Conseil des ministres et les ministres sont responsables devant l’Assemblée. – Chacun
des actes du Président de la République doit être contresigné par un ministre. – Le Président de la
République est responsable devant l’Assemblée ».

Document n° 1c. Loi du 13 mars 1873, ayant pour objet de régler les attributions
des pouvoirs publics et les conditions de la responsabilité ministérielle, ibid., pp.
72-73 (extraits).

« L’Assemblée nationale, – Réservant dans son intégrité le pouvoir constituant qui lui appartient,
mais voulant apporter des améliorations aux attributions des pouvoirs publics, décrète :

114
Article premier. – La loi du 31 août 1871 est modifiée ainsi qu’il suit : – Le Président de la
République communique avec l’Assemblée par des messages qui, à l’exception de ceux par lesquels
s’ouvrent les sessions, sont lus à la tribune par un ministre. – Néanmoins, il sera entendu par
l’Assemblée dans la discussion des lois, lorsqu’il le jugera nécessaire, et après l’avoir informée de
son intention par un message. – La discussion à l’occasion de laquelle le Président de la République
veut prendre la parole est suspendue après la réception du message, et le Président sera entendu le
lendemain, à moins qu’un vote spécial ne décide qu’il le sera le même jour. La séance est levée
après qu’il a été entendu, et la discussion n’est reprise qu’à une séance ultérieure. La délibération a
lieu hors la présence du Président de la République.
Article 2. – Le Président de la République promulgue les lois déclarées urgentes dans les trois jours,
et les lois non urgentes dans le mois après le vote de l’Assemblée. – Dans le délai de trois jours,
lorsqu’il s’agira d’une loi non soumise à trois lectures, le Président de la République aura le droit de
demander, par un message motivé, une nouvelle délibération. – Pour les lois soumises à la formalité
des trois lectures, le Président de la République aura le droit, après la seconde, de demander que la
mise à l’ordre du jour pour la troisième délibération ne soit fixée qu’après le délai de deux mois
[…].
Article 4. – Les interpellations ne peuvent être adressées qu’aux ministres et non au Président de la
République. – Lorsque les interpellations adressées aux ministres ou les pétitions envoyées à
l’Assemblée se rapportent aux affaires extérieures, le Président de la République aura le droit d’être
entendu. – Lorsque ces interpellations ou ces pétitions auront trait à la politique intérieure, les
ministres répondront seuls des actes qui les concernent. Néanmoins, si, par une délibération
spéciale, communiquée à l’Assemblée avant l’ouverture de la discussion par le vice-président du
Conseil des ministres, le Conseil déclare que les questions soulevées se rattachent à la politique
générale du Gouvernement et engagent ainsi la responsabilité du Président de la République, le
Président aura le droit d’être entendu dans les formes déterminées par l’article premier. – Après
avoir entendu le vice-président du Conseil, l’Assemblée fixe le jour de la discussion […] ».

Document n° 1d. Loi du 20 novembre 1873, ayant pour objet de confier le


pouvoir exécutif pour sept ans au Maréchal de Mac- Mahon, ibid., p. 73.

« Article premier. – Le pouvoir exécutif est confié pour sept ans au maréchal de Mac- Mahon, duc
de Magenta, à partir de la promulgation de la présente loi ; ce pouvoir continuera à être exercé avec
le titre de Président de la République et dans les conditions actuelles jusqu’aux modifications qui
pourraient y être apportées par les lois constitutionnelles.
Article 2. – Dans les trois jours qui suivront la promulgation de la présente loi, une commission de
trente membres sera nommée en séance publique et au scrutin de liste, pour l’examen des lois
constitutionnelles ».

Document n° 2a. Loi du 24 février 1875 relative à l’organisation du Sénat


(extraits).

Article premier. – Le Sénat se compose de trois cents membres : – Deux cent vingt-cinq élus par les
départements et les colonies, et soixante-quinze élus par l’Assemblée nationale
[…].
Article 3. – Nul ne peut être sénateur s’il n’est Français, âgé de quarante ans au moins et s’il ne jouit
de ses droits civils et politiques […].

115
Article 7. – Les sénateurs élus par l’Assemblée sont inamovibles. – En cas de vacance par décès,
démission ou autre cause, il sera, dans les deux mois, pourvu au remplacement par le Sénat lui-
même.
Article 8. – Le Sénat a, concurremment avec la Chambre des députés, l’initiative et la confection
des lois. – Toutefois, les lois de finances doivent être, en premier lieu, présentées à la Chambre des
députés et votées par elle.
Article 9. – Le Sénat peut être constitué en Cour de justice pour juger soit le président de la
République, soit les ministres, et pour connaître des attentats commis contre la sûreté de l’État.
Article 10. – Il sera procédé à l’élection du Sénat un mois avant l’époque fixée par l’Assemblée
nationale pour sa séparation. – Le Sénat entrera en fonction et se constituera le jour même où
l’Assemblée nationale se séparera.
Article 11. – La présente loi ne pourra être promulguée qu’après le vote définitif de la loi sur les
pouvoirs publics.

Document n° 2b. Loi du 25 février 1875 relative à l’organisation des pouvoirs


publics (extraits).

Article premier. – Le pouvoir législatif s’exerce par deux Assemblées : la Chambre des députés et le
Sénat. – La Chambre des députés est nommée par le suffrage universel, dans les conditions
déterminées par la loi électorale. – La composition, le mode de nomination et les attributions du
Sénat seront réglés par une loi spéciale.
Article 2. – Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et
par la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est
rééligible.
Article 3. – Le Président de la République a l’initiative des lois, concurremment avec les membres
des deux Chambres. Il promulgue les lois lorsqu’elles ont été votées par les deux chambres ; il en
surveille et en assure l’exécution. – Il a le droit de faire grâce ; les amnisties ne peuvent être
accordées que par une loi. – Il dispose de la force armée. – Il nomme à tous les emplois civils et
militaires. – Il préside aux solennités nationales ; les envoyés et les ambassadeurs des puissances
étrangères sont accrédités auprès de lui. – Chacun des actes du Président de la République doit être
contresigné par un ministre […].
Article 5. – Le président de la République peut, sur l’avis conforme du Sénat, dissoudre la chambre
des députés avant l’expiration légale de son mandat. – En ce cas, les collèges électoraux sont
convoqués pour de nouvelles élections dans le délai de trois mois.
Article 6. – Les ministres sont solidairement responsables devant les Chambres de la politique
générale du gouvernement, et individuellement de leurs actes personnels. – Le Président de la
République n’est responsable que dans le cas de haute trahison.
Article 7. – En cas de vacance par décès ou pour toute autre cause, les deux Chambres réunies
procèdent immédiatement à l’élection d’un nouveau président. – Dans l’intervalle, le Conseil des
ministres est investi du pouvoir exécutif.
Article 8. – Les Chambres auront le droit, par délibérations séparées prises dans chacune à la
majorité absolue des voix, soit spontanément, soit sur la demande du président de la République, de
déclarer qu’il y a lieu de réviser les lois constitutionnelles. – Après que chacune des deux Chambres
aura pris cette résolution, elles se réuniront en Assemblée nationale pour procéder à la révision. –
Les délibérations portant révision des lois constitutionnelles, en tout ou en partie, devront être prises

116
à la majorité absolue des membres composant l’Assemblée nationale. – Toutefois, pendant la durée
des pouvoirs conférés par la loi du 20 novembre 1873, à M. le Maréchal de Mac-Mahon, cette
révision ne peut avoir lieu que sur la proposition du président de la République.
Article 9. – Le siège du pouvoir exécutif et des deux chambres est à Versailles.

Document n° 2c. Loi du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics
(extraits).

Article premier. – Le Sénat et la Chambre des députés se réunissent chaque année le second mardi
de janvier, à moins d’une convocation antérieure faite par le président de la République. – Les deux
chambres doivent être réunies en session de cinq mois au moins chaque année. La session de l’une
commence et finit en même temps que celle de l’autre. – Le dimanche qui suivra la rentrée, des
prières publiques seront adressées à Dieu dans les églises et dans les temples pour appeler son
secours sur les travaux de l’Assemblée.
Article 2. – Le président de la République prononce la clôture de la session. Il a le droit de
convoquer extraordinairement les Chambres. Il devra les convoquer si la demande en est faite, dans
l’intervalle des sessions, par la majorité absolue des membres composant chaque Chambre. – Le
président peut ajourner les Chambres. Toutefois, l’ajournement ne peut excéder le terme d’un mois
ni avoir lieu plus de deux fois dans la même session.
Article 3. – Un mois au moins avant le terme légal des pouvoirs du président de la République, les
Chambres devront être réunies en Assemblée nationale pour procéder à l’élection du nouveau
président. – A défaut de convocation, cette réunion aurait lieu de plein droit le quinzième jour avant
l’expiration de ces pouvoirs. – En cas de décès ou de démission du président de la République, les
deux Chambres se réunissent immédiatement et de plein droit. – Dans le cas où, par application de
l’article 5 de la loi du 25 février 1875, la Chambre des députés se trouverait dissoute au moment où
la présidence de la République deviendrait vacante, les collèges électoraux seraient aussitôt
convoqués, et le Sénat se réunirait de plein droit.
Article 4. – Toute Assemblée de l’une des deux Chambres qui serait tenue hors du temps de la
session commune et illicite est nulle de plein droit, sauf le cas prévu par l’article précédent et celui
où le Sénat est réuni comme Cour de justice ; et, dans ce dernier cas, il ne peut exercer que des
fonctions judiciaires […].
Article 6. – Le président de la République communique avec les Chambres par des messages qui
sont lus à la tribune par un ministre. – Les ministres ont leur entrée dans les deux Chambres et
doivent être entendus quand ils le demandent. Ils peuvent se faire assister par des commissaires
désignés, pour la discussion d’un projet de loi déterminé, par décret du président de la République.
Article 7. – Le président de la République promulgue les lois dans le mois qui suit la transmission
au gouvernement de la loi définitivement adoptée. Il doit promulguer dans les trois jours les lois
dont la promulgation, par un vote exprès de l’une et l’autre Chambre, aura été déclarée urgente. –
Dans le délai fixé pour la promulgation, le président de la République peut, par un message motivé,
demander aux deux Chambres une nouvelle délibération qui ne peut être refusée.
Article 8. – Le président de la République négocie et ratifie les traités. Il en donne connaissance aux
Chambres aussitôt que l’intérêt et la sûreté de l’Etat le permettent. – Les traités de paix, de
commerce, les traités qui engagent les finances de l’Etat, ceux qui sont relatifs à l’état des personnes
et au droit de propriété des Français à l’étranger, ne sont définitifs qu’après avoir été votés par les
deux Chambres. Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire ne peut avoir lieu qu’en
vertu d’une loi.

117
Article 9. – Le Président de la République ne peut déclarer la guerre sans l’assentiment préalable
des deux Chambres […].
Article 12. – Le président de la République ne peut être mis en accusation que par la Chambre des
députés, et ne peut être jugé que par le Sénat. – Les ministres peuvent être mis en accusation par la
Chambre des députés pour crimes commis dans l’exercice de leurs fonctions. En ce cas, ils sont
jugés par le Sénat. – Le Sénat peut être constitué en Cour de justice par un décret du président de la
République, rendu en Conseil des ministres, pour juger toute personne prévenue d’attentat contre la
sûreté de l’État. – Si l’instruction est commencée par la justice ordinaire, le décret de convocation
du Sénat peut être rendu jusqu’à l’arrêt de renvoi. – Une loi déterminera le mode de procéder pour
l’accusation, l’instruction et le jugement.
Article 13. – Aucun membre de l’une ou de l’autre Chambre ne peut être poursuivi ou recherché à
l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions.
Article 14. – Aucun membre de l’une ou de l’autre Chambre ne peut, pendant la durée de la session,
être poursuivi ou arrêté en matière criminelle ou correctionnelle qu’avec l’autorisation de la
Chambre dont il fait partie, sauf le cas de flagrant délit. – La détention ou la poursuite d’un membre
de l’une ou de l’autre Chambre est suspendue pendant la session, et pour toute sa durée, si la
Chambre le requiert.

Document n° 3a. Loi du 21 juin 1879, révisant l’article 9 de la loi


constitutionnelle du 25 février 1875.

Article unique. – L’article 9 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 est abrogé.

Document n° 3b. Loi du 14 août 1884, portant révision partielle


des lois constitutionnelles.

Article premier. – Le paragraphe 2 de l’article 5 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875,


relative à l’organisation des pouvoirs publics, est modifié ainsi qu’il suit : – « En ce cas, les collèges
électoraux sont réunis pour de nouvelles élections dans le délai de deux mois et la Chambre dans les
dix jours qui suivront la clôture des opérations électorales ».
Article 2. – Le paragraphe 3 de l’article 8 de la même loi du 25 février 1875 est complété ainsi qu’il
suit : – « La forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une proposition de
révision. – Les membres des familles ayant régné sur la France sont inéligibles à la présidence de la
République ».
Article 3. – Les articles 1 à 7 de la loi constitutionnelle du 24 février 1875, relatifs à l’organisation
du Sénat, n’auront plus le caractère constitutionnel.
Article 4. – Le paragraphe 3 de l’article premier de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875,
sur les rapports des pouvoirs publics, est abrogé.

Document n° 4a. Lettre du maréchal de Mac-Mahon à Jules Simon, le 16 mai


1877.

« Monsieur le Président du Conseil. Je viens de lire dans le Journal officiel le compte rendu de la
séance d’hier. J’ai vu avec surprise que ni vous, ni le Garde des Sceaux n’aviez fait valoir à la
tribune toutes les graves raisons qui auraient pu prévenir l’abrogation d’une loi sur la presse votée,
il y a moins de deux ans, sur la proposition de M. Dufaure et dont tout récemment vous demandiez

118
vous-même l’application aux tribunaux ; et cependant dans plusieurs délibérations du Conseil et
dans celle d’hier matin même, il avait été décidé que le Président du Conseil et le Garde des Sceaux
se chargeraient de la combattre. Déjà on avait pu s’étonner que la Chambre des députés, dans ses
dernières séances, eût discuté toute une loi municipale, adopté même une disposition dont au
Conseil des Ministres vous avez vous-même reconnu tout le danger, comme la publicité des
délibérations des conseils municipaux, sans que le ministre de l’Intérieur eût pris part à la
discussion. Cette attitude du Chef du cabinet fait demander s’il a conservé sur la Chambre
l’influence nécessaire pour faire prévaloir ses vues. Une explication à cet égard est indispensable,
car si je ne suis pas responsable comme vous envers le parlement, j’ai une responsabilité envers la
France, dont aujourd’hui plus que jamais je dois me préoccuper.
Agréez, monsieur le Président du Conseil, l’assurance de ma plus haute considération » (le
Président de la République, Maréchal de Mac-Mahon).

Document n° 4b. Ordre du jour de la Chambre des députés, le 17 mai 1877.

« La Chambre. Considérant qu’il lui importe dans la crise actuelle et pour remplir le mandat qu’elle
a reçu du pays, de rappeler que la prépondérance du pouvoir parlementaire, s’exerçant par la
responsabilité ministérielle, est la première condition du gouvernement du pays par le pays, que les
lois constitutionnelles ont eu pour but d’établir ; Déclare que la confiance de la majorité ne saurait
être acquise qu’à un cabinet libre de son action et résolu à gouverner suivant les principes
républicains qui peuvent seuls garantir l’ordre et la prospérité au-dedans et la paix en-dehors, Et
passe à l’ordre du jour » […] (le scrutin est ouvert et les votes sont recueillis)
M. le Président, voici le résultat du scrutin. Nombre de votants : 496 ; majorité absolue :
249 ; pour l’adoption : 437 ; contre : 149.

Document n° 4c. Message de Jules Grévy au Sénat, le 6 février 1879.

« Messieurs les sénateurs,


L’Assemblée nationale, en m’élevant à la présidence de la République, m’a imposé de grands
devoirs. Je m’appliquerai sans relâche à les accomplir, heureux si je puis, avec le concours du Sénat
et de la Chambre des députés, ne pas rester en-dessous de ce que la France est en droit d’attendre de
mes efforts et de mon dévouement.
Soumis avec sincérité à la grande loi du régime parlementaire, je n’entrerai jamais en lutte contre la
volonté nationale, exprimée par ses organes constitutionnels.
Dans les projets de lois qu’il présentera au vote des chambres et dans les questions soulevées par
l’initiative parlementaire, le Gouvernement s’inspirera des besoins réels, des voeux certains du
pays, d’un esprit de progrès et d’apaisement ; il se préoccupera surtout du maintien de la
tranquillité, de la sécurité, de la confiance, le plus ardent des voeux de la France, le plus impérieux
de ses besoins.
Dans l’application des lois, qui donne à la politique générale son caractère et sa direction, il se
pénétrera de la pensée qui les a dictées ; il sera libéral, juste pour tous, protecteur de
tous les intérêts légitimes, défenseur résolu de ceux de l’État.
Dans sa sollicitude pour les grandes institutions qui sont les colonnes de l’édifice social, il fera une
large part à notre armée, dont l’honneur et les intérêts seront l’objet de ses plus chères
préoccupations.
Tout en tenant un juste compte des droits acquis et des services rendus, aujourd’hui que les deux
grands pouvoirs sont armés du même esprit, qui est celui de la France, il veillera à ce que la

119
République soit servie par des fonctionnaires qui ne soient ni ses ennemis, ni ses détracteurs.
Il continuera à entretenir et à développer les bons rapports qui existent entre la France et les
puissances étrangères, et à contribuer ainsi à l’affermissement de la paix générale.
C’est par cette politique libérale et vraiment conservatrice, que les grands pouvoirs de la
République, toujours unis, toujours animés du même esprit, marchant toujours avec sagesse, feront
porter ses fruits naturels au gouvernement que la France, instruite par ses malheurs, s’est donné
comme le seul qui puisse assurer son repos, et travailler utilement au développement de sa
prospérité, de sa force et de sa grandeur ».

Document n° 5. Constitution du 27 octobre 1946 (extraits).

Préambule
Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir
et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain,
sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il
réaffirme solennellement les droits et les libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la
Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
Il proclame, en outre, comme particulièrement nécessaires à notre temps, les principes politiques,
économiques et sociaux ci-après :
La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme.
Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a le droit d’asile sur les
territoires de la République.
Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son
travail ou dans son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances.
Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de
son choix. Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent.
Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des
conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises.
Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public
national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité.
La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement.
Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la
santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son
état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le
droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence.
La Nation proclame la solidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des
calamités nationales.
La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation
professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les
degrés est un devoir de l’État.
La République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public
international. Elle n’entreprendra aucune guerre dans des vues de conquête et n’emploiera jamais
ses forces contre la liberté d’aucun peuple.

120
Sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à
l’organisation et à la défense de la paix.
La France forme avec les peuples d’outre-mer une Union fondée sur l’égalité des droits et des
devoirs, sans distinction de race ni de religion.
L’Union française est composée de nations et de peuples qui mettent en commun ou coordonnent
leurs ressources et leurs efforts pour développer leurs civilisations respectives, accroître leur bien-
être et assurer leur sécurité.
Fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à
la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires ; écartant
tout système de colonisation fondé sur l’arbitraire, elle garantit à tous l’égal accès aux fonctions
publiques et l’exercice individuel et collectif des droits et libertés proclamés ou confirmés ci-dessus.

Des institutions de la République

Titre premier. De la souveraineté


Article 3. – La souveraineté nationale appartient au peuple français.
Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice.
Le peuple l’exerce, en matière constitutionnelle, par le vote de ses représentants et par le
référendum.
En toutes autres matières, il l’exerce par ses députés à l’Assemblée nationale, élus au suffrage
universel, égal, direct et secret.

Titre II. Du Parlement


Article 5. – Le Parlement se compose de l’Assemblée nationale et du Conseil de la République.
Article 6. – La durée des pouvoirs de chaque Assemblée, son mode d’élection, les conditions
d’éligibilité, le régime des inéligibilités et incompatibilités sont déterminés par la loi.
Toutefois, les deux Chambres sont élues sur une base territoriale, l’Assemblée nationale au suffrage
universel direct, le Conseil de la République par les collectivités communales et départementales,
au suffrage universel indirect. Le Conseil de la République est renouvelable par moitié.
Néanmoins, l’Assemblée nationale peut élire elle-même à la représentation proportionnelle
des conseillers dont le nombre ne doit pas excéder le sixième du nombre total des membres du
Conseil de la République.
Le nombre des membres du Conseil de la République ne peut être inférieur à deux cent cinquante ni
supérieur à trois cent vingt.
Article 7. – La guerre ne peut être déclarée sans un vote de l’Assemblée nationale et l’avis préalable
du Conseil de la République […].
Article 8. – Chacune des deux chambres est juge de l’éligibilité de ses membres et de la régularité
de leur élection ; elle peut seule recevoir leur démission […].
Article 11. – […].
Lorsque les deux Chambres se réunissent pour l’élection du président de la République, leur bureau
est celui de l’Assemblée nationale […].

121
Article 13. – L’Assemblée nationale vote seule la loi. Elle ne peut déléguer ce droit.
Article 14. – Le président du Conseil des ministres et les membres du Parlement ont l’initiative des
lois […].
Article 17. – Les députés à l’Assemblée nationale possèdent l’initiative des dépenses.
Article 18. – L’Assemblée nationale règle les comptes de la Nation.
Article 19. – L’amnistie ne peut être accordée que par une loi […].
Article 21. – Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à
l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions […].
Article 24. – Nul ne peut appartenir à la fois à l’Assemblée nationale et au Conseil de la République
[…].

Titre V. Du président de la République


Article 29. – Le président de la République est élu par le Parlement […].
Article 30. - Le président de la République nomme en Conseil des ministres les conseillers d'Etat, le
grand chancelier de la Légion d'honneur, les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires, les
membres du Conseil supérieur et du Comité de la défense nationale, les recteurs des universités, les
préfets, les directeurs des administrations centrales, les officiers généraux, les représentants du
Gouvernement dans les territoires d'outre-mer.
Article 31. - Le président de la République est tenu informé des négociations internationales. Il
signe et ratifie les traités.
Le président de la République accrédite les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires auprès des
puissances étrangères ; les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires étrangers sont accrédités
auprès de lui.
Article 32. - Le président de la République préside le Conseil des ministres. Il fait établir et
conserve les procès-verbaux des séances.
Article 33. - Le président de la République préside, avec les mêmes attributions, le Conseil
supérieur et le Comité de la défense nationale et prend le titre de chef des armées.
Article 34. - Le président de la République préside le Conseil supérieur de la magistrature.
Article 35. - Le président de la République exerce le droit de grâce en Conseil supérieur de la
magistrature.
Article 36. – Le président de la République promulgue les lois dans les dix jours qui suivent la
transmission au gouvernement de la loi définitivement adoptée. Ce délai est réduit à cinq jours en
cas d’urgence déclarée par l’Assemblée nationale.
Dans le délai fixé pour la promulgation, le président de la République peut, par un message motivé,
demander aux deux Chambres une nouvelle délibération, qui ne peut être refusée.
À défaut de promulgation par le président de la République dans les délais fixés par la présente
Constitution, il y sera pourvu par le président de l’Assemblée nationale.
Article 37. – Le président de la République communique avec le Parlement par des messages
adressés à l’Assemblée nationale.

122
Article 38. - Chacun des actes du président de la République doit être contresigné par le président
du Conseil des ministres et par un ministre. […]
Article 42. - Le président de la République n'est responsable que dans le cas de haute trahison.
Il peut être mis en accusation par l'Assemblée nationale et renvoyé devant la Haute Cour de justice
dans les conditions prévues à l'article 57 ci-dessous. [...]

Titre VI. Du Conseil des ministres


Article 45. - Au début de chaque législature, le président de la République, après les consultations
d'usage, désigne le président du Conseil.
Celui-ci soumet à l'Assemblée nationale le programme et la politique du Cabinet qu'il se propose de
constituer.
Le président du Conseil et les ministres ne peuvent être nommés qu'après que le président du
Conseil ait été investi de la confiance de l'Assemblée au scrutin public et à la majorité absolue des
députés, sauf cas de force majeure empêchant la réunion de l'Assemblée nationale.
Il en est de même au cours de la législature, en cas de vacance par décès, démission ou toute autre
cause, sauf en ce qui est dit à l'article 52 ci-dessous.
Aucune crise ministérielle intervenant dans le délai de quinze jours de la nomination des ministres
ne compte pour l'application de l'article 51.
Article 46. - Le président du Conseil et les ministres choisis par lui sont nommés par décret du
président de la République.
Article 47. - Le président du Conseil des ministres assure l'exécution des lois.
Il nomme à tous les emplois civils et militaires, sauf ceux prévus par les articles 30, 46 et 84.
Le président du Conseil assure la direction des forces armées et coordonne la mise en oeuvre de la
défense nationale.
Les actes du président du Conseil des ministres prévus au présent article sont contresignés par les
ministres intéressés.
Article 48. – Les ministres sont collectivement responsables devant l’Assemblée nationale de la
politique générale du Cabinet et individuellement de leurs actes personnels.
Ils ne sont pas responsables devant le Conseil de la République.
Article 49. – La question de confiance ne peut être posée qu’après délibération du Conseil des
ministres. Elle ne peut l’être que par le président du Conseil.
Le vote sur la question de confiance ne peut intervenir qu'un jour franc après qu'elle a été posée
devant l'Assemblée. Il a lieu au scrutin public.
La confiance ne peut être refusée au Cabinet qu'à la majorité absolue des députés à l'Assemblée.
Ce refus entraîne la démission collective du Cabinet.
Article 50. - Le vote par l'Assemblée nationale d'une motion de censure entraîne la démission

123
collective du Cabinet.
Ce vote ne peut intervenir qu'un jour franc après le dépôt de la motion. Il a lieu au scrutin public.
La motion de censure ne peut être adoptée qu'à la majorité absolue des députés à l'Assemblée.
Article 51. – Si, au cours d’une même période de dix-huit mois, deux crises ministérielles
surviennent dans les conditions prévues aux articles 49 et 50, la dissolution de l’Assemblée
nationale pourra être décidée en Conseil des ministres, après avis du président de l’Assemblée. La
dissolution sera prononcée, conformément à cette décision, par décret du président de la
République.
Les dispositions de l’alinéa précédent ne sont applicables qu’à l’expiration des dix-huit premiers
mois de la législature. […]
Article 53. - Les ministres ont accès aux deux Chambres et à leurs commissions. Ils doivent être
entendus quand ils le demandent.
Ils peuvent se faire assister dans les discussions devant les Chambres par des commissaires désignés
par décret. […]

Titre VII. De la responsabilité pénale des ministres


Article 56. – Les ministres sont pénalement responsables des crimes et délits commis dans
l’exercice de leurs fonctions.
Article 57. – Les ministres peuvent être mis en accusation par l’Assemblée nationale et renvoyés
devant la Haute Cour de justice.
L'Assemblée nationale statue au scrutin secret et à la majorité absolue des membres la composant, à
l'exception de ceux qui seraient appelés à participer à la poursuite, à l'instruction et au jugement.
Article 58. - La Haute Cour est élue par l'Assemblée nationale au début de chaque législature.
Article 59. - L'organisation de la Haute Cour de justice et la procédure suivie sont déterminées par
une loi spéciale.
[...]

Titre XI. De la révision de la Constitution


Article 90. – La révision a lieu dans les formes suivantes.
La révision doit être décidée par une résolution adoptée à la majorité absolue des membres
composant l’Assemblée nationale.
La résolution précise l’objet de la révision.
Elle est soumise, dans le délai minimum de trois mois, à une deuxième lecture à laquelle il
doit être procédé dans les mêmes conditions qu’à la première, à moins que le Conseil de la
République, saisi par l’Assemblée nationale, n’ait adopté à la majorité absolue la même résolution.
Après cette seconde lecture, l’Assemblée nationale élabore un projet de loi portant révision de la
Constitution. Ce projet est soumis au Parlement et voté à la majorité et dans les formes prévues pour
la loi ordinaire.

124
Il est soumis au référendum, sauf s’il a été adopté en seconde lecture par l’Assemblée nationale à la
majorité des deux tiers ou s’il a été voté à la majorité des trois cinquièmes par chacune des deux
Assemblées.
Le projet est promulgué comme loi constitutionnelle par le président de la République dans les huit
jours de son adoption.
Aucune révision constitutionnelle relative à l’existence du Conseil de la République ne pourra être
réalisée sans l’accord de ce Conseil ou le recours à la procédure de référendum
[…].

Document n° 6. Révision constitutionnelle du 7 décembre 1954 (extraits).

Article 14. – Les projets de loi sont déposés sur le bureau de l’Assemblée nationale ou sur le bureau
du Conseil de la République. Toutefois, les projets de loi tendant à autoriser la ratification des
traités prévus à l’article 27, les projets de lois budgétaires ou de finances et
les projets comportant diminution de recettes ou création de dépenses doivent être déposés sur le
bureau de l’Assemblée nationale.
Les propositions de loi formulées par les membres du Parlement sont déposés sur le bureau de la
Chambre dont ils font partie, et transmises après adoption à l’autre Chambre. Les propositions de
loi formulées par les membres du Conseil de la République ne sont pas recevables lorsqu’elles
auraient pour conséquence une diminution des recettes ou une création de dépenses […].
Article 20. – Tout projet ou proposition de loi est examiné successivement dans les deux Chambres
du Parlement en vue de parvenir à l’adoption d’un texte identique.
À moins que le projet ou la proposition n’ait été examiné par lui en première lecture, le Conseil de
la République se prononce au plus tard dans les deux mois qui suivent la transmission du texte
adopté en première lecture par l’Assemblée nationale.
En ce qui concerne les textes budgétaires et la loi de finances, le délai imparti au Conseil de la
République ne doit pas excéder le temps précédemment utilisé par l’Assemblée nationale pour leur
examen et leur vote. En cas de procédure d’urgence déclarée par l’Assemblée nationale, le délai est
le double de celui prévu pour les débats de l’Assemblée nationale par le règlement de celle-ci.
Si le Conseil de la République ne s’est pas prononcé dans les délais prévus aux précédents alinéas,
la loi est en état d’être promulguée dans le texte voté par l’Assemblée nationale.
Si l’accord n’est pas intervenu, l’examen se poursuit devant chacune des deux Chambres. Après
deux lectures par le Conseil de la République, chaque Chambre dispose, à cet effet, du délai utilisé
par l’autre Chambre lors de la lecture précédente, sans que ce délai puisse être inférieur à sept jours
ou à un jour pour les textes visés au troisième alinéa.
A défaut d’accord dans un délai de cent jours à compter de la transmission du texte au Conseil de la
République pour deuxième lecture, ramené à un mois pour les textes budgétaires et la loi de
finances et à quinze jours en cas de procédure applicable aux affaires urgentes, l’Assemblée
nationale peut statuer définitivement en reprenant le dernier texte voté par elle ou en le modifiant
par l’adoption d’un ou plusieurs des amendements proposés à ce texte par le Conseil de la
République.
Si l’Assemblée nationale dépasse ou prolonge les délais d’examen dont elle dispose, le délai prévu
pour l’accord des deux Chambres est augmenté d’autant.
Les délais prévus au présent article sont suspendus pendant les interruptions de session. Ils peuvent
être prolongés par décision de l’Assemblée nationale […].

125
Article 49. – Le vote sur la question de confiance ne peut intervenir que vingt-quatre heures après
qu’elle a été posée devant l’Assemblée. Il a lieu au scrutin public.
La confiance est refusée au Cabinet à la majorité absolue des députés à l’Assemblée.

Document n° 7. Godechot, J., prés., Les constitutions de la France depuis 1789,


chapitre XIV, La constitution de la IVe République, Garnier-Flammarion, 1979,
pp. 357-369 (extraits).

« Le gouvernement de Vichy avait supprimé la Constitution de 1875 parce qu’il la trouvait trop
démocratique. Son projet de constitution était, en effet, nettement en retrait sur les lois de 1875.
Sans aller jusqu’à revenir au régime de ‘l’Empire autoritaire’, encore moins jusqu’à l’absolutisme
monarchique de Charles X, il s’était efforcé de codifier les pratiques constitutionnelles de ‘l’ordre
moral’.
Les organisations de la Résistance, qu’elles fussent implantées à l’intérieur du territoire
métropolitain, ou qu’elles se fussent développées à l’extérieur (Londres, Alger), reprochaient au
contraire à la Constitution de 1875 de n’être pas assez démocratique. Le général de Gaulle avait
proclamé, dès juin 1940, sa volonté de rétablir en France la légalité républicaine, mais non la
Constitution de 1875. Aussi, les organisations de Résistance réfléchirent-elles, dès leur fondation,
aux caractéristiques qu’il conviendrait de donner à la nouvelle Constitution. Ces organisations
étaient, en général, dominées par des hommes ‘de gauche’, et, à partir de 1942, les communistes y
acquièrent de plus en plus d’influence. Tous ces hommes ont, en commun, l’hostilité envers les
classes ‘riches’ où se sont recrutés beaucoup de ‘collaborateurs’, le désir de donner satisfaction aux
revendications anciennes et nouvelles du ‘peuple’ conçu, comme Michelet, de manière assez vague,
l’admiration pour la Convention et le gouvernement révolutionnaire de l’an II, qui dans des
circonstances peut-être aussi graves qu’en 1940, ont su provoquer un sursaut populaire et sauver la
patrie, qui était en danger. De manière plus concrète, au point de vue politique, la Résistance semble
désirer une Assemblée unique, munie de grands pouvoirs […].
Dès 1942, en accord avec les chefs de la Résistance intérieure, le général de Gaulle avait admis que
le peuple français libéré aurait à choisir un régime nouveau, en élisant une Assemblée constituante.
L’ordonnance d’Alger, du 21 avril 1944, précisa que le peuple français déciderait de ses institutions
futures en pleine liberté, et qu’à cet effet, une Assemblée nationale constituante serait convoquée,
dès que des élections libres seraient possibles.
Le général de Gaulle, par contre, inclinait personnellement vers un régime présidentiel, inspiré des
Etats-Unis, et dans lequel le Pouvoir exécutif serait prépondérant. Nommé président du «
gouvernement provisoire de la République française » à Alger le 3 juin 1944, entré à Paris dès la
libération de la capitale, le 25 août suivant, le général de Gaulle va essayer de faire prévaloir ses
conceptions. Mais il est soumis à la pression très forte de
certains chefs de la Résistance, et après la fin de la guerre et le retour des prisonniers, à celle des
hommes politiques de la troisième République, notamment d’Edouard Herriot, rentré en France en
mai 1945, et qui plaide pour le rétablissement de la Constitution de 1875 avec une telle chaleur que
de Gaulle en fut, paraît-il, ébranlé.
Dans une conférence de presse, le 3 juin 1945, le général expliqua qu’il y avait trois solutions
possibles au problème constitutionnel : « Ou bien revenir aux errements d’hier, faire élire
séparément une Chambre et un Sénat, puis les réunir à Versailles en une Assemblée nationale qui
modifierait, ou non, la Constitution de 1875. Ou bien considérer que cette Constitution est morte et
procéder à des élections pour une Assemblée constituante qui ferait ce qu’elle voudrait. Ou bien,
enfin, consulter le pays sur des termes qui serviraient de base à sa consultation et auxquels ses

126
représentants auraient à se conformer ».
De Gaulle était partisan de la troisième hypothèse, il n’avait, disait-il, aucun doute sur le résultat du
référendum, qui abolirait la Constitution de 1875. Mais il espérait que ce vote permettrait de
restreindre les pouvoirs de la Constituante. « Grâce au référendum, écrit-il dans ses Mémoires de
Guerre, on pourrait d’abord imposer quelque équilibre entre ses pouvoirs et ceux du gouvernement,
et, ensuite, faire en sorte que la constitution qu’elle aurait élaborée soit soumise à l’approbation du
suffrage universel ».
Le général de Gaulle se heurta à l’opposition des partis socialiste et communiste […]. Les partis
furent, bien entendu, divisés sur les réponses à apporter […]. Le projet de constitution fut soumis,
ainsi qu’il avait été prévu, au référendum, le 5 mai 1946. Seuls les socialistes et les communistes
firent campagne pour le « oui » […]. C’est la première fois, en France, qu’un référendum
aboutissait à un résultat négatif, ce qui prouvait la maturité politique des citoyens […]. Il faut
chercher les raisons profondes du refus dans la répugnance pour le « régime d’Assemblée » qu’on
identifiait, trop facilement peut-être, sinon avec le régime communiste, du moins avec la possibilité
donnée aux communistes de s’emparer facilement du pouvoir. Le résultat du référendum entraînait
en tout cas l’élection d’une deuxième constituante […].
Avant même que les discussions aient commencé, le général de Gaulle prononce, le 16 juin, à
Bayeux, un discours dans lequel il esquisse ce que devrait être, selon lui, la nouvelle constitution
française pour avoir des chances de durer : trois pouvoirs nettement séparés et équilibrés, mais
prépondérance de l’exécutif jouant le rôle d’un arbitrage national qui maintienne la continuité de
l’action politique. En conséquence, pour faire contrepoids à l’Assemblée nationale, il faudrait,
d’une part, que le chef de l’Etat joue un rôle important, d’autre part qu’il y ait une seconde chambre
qui fasse entendre « la voix des grandes activités du pays » […]. La Constituante ne tint guère
compte de ce schéma. Les communistes et les socialistes s’y montrèrent nettement hostiles, les
radicaux, d’ailleurs peu nombreux, firent de graves réserves, ils voyaient en germe, dans le projet, le
« pouvoir personnel ». Le MRP ne peut obtenir de ses associés que quelques concessions. Le projet
de constitution fut voté, par la Commission, après de laborieuses négociations […]. Le 22
septembre, le général de Gaulle faisait connaître, par le discours d’Epinal, à la presse que le projet
lui paraissait inacceptable, parce qu’il ne contenait pas le mot gouvernement et ignorait tout autant
la chose, parce qu’il ne fixait au chef de l’Etat que des attributions pratiquement « inopérantes »,
parce qu’il lui refusait les moyens d’assurer le fonctionnement « régulier » des institutions, de telle
sorte que le pays soit « toujours effectivement gouverné ».

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