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Bibliothèque d'histoire d'outre-

mer. Études

Pouvoir central et provinces sous la monarchie au XIXe siècle


Simon Ayache

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Ayache Simon. Pouvoir central et provinces sous la monarchie au XIXe siècle. In: 2000 ans d’histoire africaine. Le sol, la
parole et l'écrit. Mélanges en hommage à Raymond Mauny. Tome II. Paris : Société française d'histoire d'outre-mer, 1981. pp.
835-856. (Bibliothèque d'histoire d'outre-mer. Études, 5-6-2);

https://www.persee.fr/doc/sfhom_1768-7144_1981_mel_5_2_978

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Résumé
Fondamental dans l’histoire de Madagascar, le problème de l’unité, difficile à dépassionner, sollicite
plus que tout autre l’historien. L’étude des rapports établis au XIXe siècle entre le pouvoir central,
instauré à Tananarive par la monarchie merina et les territoires conquis, érigés en provinces, fait
apercevoir la nécessité de redéfinir strictement en fonction du contexte historique malgache "vrai,
nombre de concepts dont l’usage inconsidéré fausse les résultats de toute recherche saine : tribu,
ethnie, peuple, colonisation, féodalité, bourgeoisie. L’analyse de l’expansion merina (causes, formes
d’occupation, réactions populaires locales), le tableau des sociétés issues de la conquête, en dépit des
apparences (exploitation économique) interdisent de conclure au «fait colonial». Ici, conquête signifie
affrontement entre les royaumes malgaches et non luttes tribales. Le triomphe politique de la royauté
merina, aboutissement d’un lent mouvement vers le regroupement des terres et des hommes, servi par
de multiples circonstances (puissance économique et démographique ; alliance anglaise) apparaît un
phénomène inscrit dans le développement interne de l’histoire malgache propre.
L’idéologie de la conquête, malgré d’infinies contradictions vivement ressenties au niveau des
populations soumises, reste celle de l’égalité des sujets. Mais une égalité politique violemment niée
par l’exploitation sociale, due à l’action d’un nouveau groupe dominant, lui aussi né de la guerre.
L’oligarchie merina qui domine à Tananarive et met en tutelle la royauté, tout en bénéficiant de son
prestige sacré, asservit et exploite à la fois la masse du peuple en Imerina et les populations côtières.
Il ne s’agit nullement d’une nouvelle «bourgeoisie» mais d’une aristocratie militaire, composée de
roturiers et de nobles, qui s’empare, avec les hauts grades de l’armée et de l’administration, des
moyens de production, monopolise les échanges fructueux et annexe le pouvoir. Son comportement
de classe dominante explique l’inégal développement des régions de Madagascar, compromettant
l’œuvre historique de la monarchie merina. Celle-ci manqua des moyens et du temps nécessaires pour
réaliser l’unité dans l’harmonie. Elle se trompa sans doute aussi sur les méthodes. Mais elle garde le
mérite d’avoir conçu cette unité comme indissolublement liée à la défense de l’indépendance du pays.
Une vision claire du passé rassure donc et consolide aujourd’hui la conscience nationale. nécessité de
redéfinir strictement en fonction du contexte historique malgache "vrai, nombre de concepts dont
l’usage inconsidéré fausse les résultats de toute recherche saine : tribu, ethnie, peuple, colonisation,
féodalité, bourgeoisie. L’analyse de l’expansion merina (causes, formes d’occupation, réactions popu¬
laires locales), le tableau des sociétés issues de la conquête, en dépit des appa¬ rences (exploitation
économique) interdisent de conclure au «fait colonial». Ici, conquête signifie affrontement entre les
royaumes malgaches et non luttes tribales. Le triomphe politique de la royauté merina, aboutissement
d’un lent mouvement vers le regroupement des terres et des hommes, servi par de multiples
circonstances (puissance économique et démographique ; alliance anglaise) apparaît un phénomène
inscrit dans le développement interne de l’histoire malgache propre.
L’idéologie de la conquête, malgré d’infinies contradictions vivement ressen¬ ties au niveau des
populations soumises, reste celle de l’égalité des sujets. Mais une égalité politique violemment niée
par l’exploitation sociale, due à l’action d’un nouveau groupe dominant, lui aussi né de la guerre.
L’oligarchie merina qui domine à Tananarive et met en tutelle la royauté, tout en bénéficiant de son
prestige sacré, asservit et exploite à la fois la masse du peuple en Imerina et les populations côtières.
Il ne s’agit nullement d’une nouvelle «bourgeoisie» mais d’une aristocratie militaire, composée de
roturiers et de nobles, qui s’empare, avec les hauts grades de l’armée et de l’administration, des
moyens de produc¬ tion, monopolise les échanges fructueux et annexe le pouvoir. Son comportement
de classe dominante explique l’inégal développement des régions de Madagascar, compromettant
l’œuvre historique de la monarchie merina. Celle-ci manqua des moyens et du temps nécessaires pour
réaliser l’unité dans l’harmonie. Elle se trompa sans doute aussi sur les méthodes. Mais elle garde le
mérite d’avoir conçu cette unité comme indissolublement liée à la défense de l’indépendance du pays.
Une vision claire du passé rassure donc et consolide aujourd’hui la conscience nationale.

Abstract
The problem of unity, fundamental in the history of Madagascar and difficult to render objectively,
tempts more than any other the historian of this region. The study of the relations established in the
19th century between the central authority - installed in Tananarive by the merina monarchie - and the
conquered territories, divided into provinces, makes clear the need to redefine precisely within the true
conscientious research inexact. These key concepts are : the tribe, ethnicity, people, colonization,
feudalism, bourgeoisie. An analysis of the merina expansion, its causes, forms of occupation, local popular
reaction
- and the tableau of the societies surviving this conquest, in spite of appearances (economic exploitation),
does not permit one to draw a conclusion of a «colonial» conquest. Here, «conquest» implies
confrontations between Malagasy kingdoms and not tribal wars. The political triumph of the Merina kingdom
- the result of a slow movement toward the regrouping of men and land, affected by numerous
circumstances such as economic and demographic power and the English alliance - appears a
phenomenon inscribed in the internal development of Malagasy history.
The ideology of the conquest, despite infinite contradictions deeply felt by the subjugated peoples, remains
that of equality of the subjects. But it is a political equality violently negated by social exploitation emanating
from a new dominant group, itself born of war. The Merina oligarchy which dominates and maintains the
kingdom in tutelage, benefitting from its sacred prestige, enslaves and exploits the mass of people in
Imerina and those inhabiting the coastal regions. It is not a matter of a new «bourgeoisie», but of a military
aristocracy composed of commoners and nobles which seizes, along with the higher echelons of the army
and the administration, the means of production, monopolizes fruitful exchanges and annexes power. Its
behaviour as a dominant class explains the unequal development of the regions of Madagascar,
compromising the historical achievement of the Merina monarchy, which lacked the means and the time to
achieve harmonious unity. The monarchy was without doubt also mistaken in its methods but will guard its
reputation of having conceived of this unity as indissolubly linked to the defense of the independence of the
country. A clear vision of the past thus today strengthens and consolidates the national conscience. political
equality violently negated by social exploitation emanating from a new dominant group, itself born of war.
The Merina oligarchy which dominates and maintains the kingdom in tutelage, benefitting from its sacred
prestige, enslaves and exploits the mass of people in Imerina and those inhabiting the coastal regions. It is
not a matter of a new «bourgeoisie», but of a military aristocracy composed of commoners and nobles
which seizes, along with the higher echelons of the army and the administration, the means of production,
monopolizes fruitful exchanges and annexes power. Its behaviour as a dominant class explains the unequal
development of the regions of Madagascar, compromising the histo¬ rical achievement of the Merina
monarchy, which lacked the means and the time to achieve harmonious unity. The ronarchy was without
doubt also mistaken in its methods but will guard its reputation of having conceived of this unity as
indissolubly linked to the defense of the independence of the country. A clear vision of the past thus today
strengthens and consolidates the national conscience.
POUVOIR CENTRAL ET PROVINCES

SOUS LA MONARCHIE MÉRINA AU XIXe SIÈCLE

par
SIMON AYACHE

«L’histoire de Madagascar est celle de son peuplement et de son unité»1.


Le regroupement national, aujourd’hui, achève d’harmoniser un peuplement
millénaire. Sur le sol de la Grande Ile, conquis lentement, une soixantaine de
générations au moins, à travers quinze siècles ou plus, ont successivement
composé le peuple, l’état, la nation malgaches. L’unité ethnique précéda l’unité
politique et fonde avec elle l’unité morale, «œuvre incessante». La «civilisation
des ancêtres», puisée aux traditions différentes «de trois vergers contraires»2,
enrichie au cours des âges, nuancée dans les milieux géographiques divers, mais
civilisation commune du peuple malgache, offre à la cohésion nationale «cette
âme, ce principe spirituel» qui définissent, selon Renan, une nation3. Dans un
pays du Tiers-Monde, ressuscité à l’indépendance depuis seulement dix-huit
ans, retrouver ces valeurs anciennes, d’ailleurs rénovées, s’impose comme un
effort nécessaire. Mais dans ce domaine la recherche historique, même difficile
en raison de sources dispersées et rares n’engage la responsabilité de l’historien
que d’un point de vue scientifique et les résultats de ses travaux ne soulèvent
aucun «problème de conscience». Les querelles d’interprétation resteront
toujours limitées. Toute découverte procure satisfaction. Il en va autrement
pour l’histoire des deux dernières étapes de l’unité : formation des royaumes
malgaches et finale hégémonie de l’État mérina ; colonisation française et indé¬
pendance dans le rassemblement national. L’historien n’évite pas ici les inquiétu¬
des d’un public qui le guette. Inquiétudes trop légitimes, qui l’obligent à s’expli¬
quer inlassablement.

Madagascar,
crée3.
qu’une
sensible
nationaux.
1.; mais
2. J.-J.
H.
E.
nation,
que
RENAN,
DESCHAMPS
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Qii’est-ce
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Roupnel
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1960,
phénomène
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Nation
dans
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est «une
Volumes
grand
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Auœuvre
historique
1972,
«siècle
ouvrage,
(1928).
le incessante»
maintien
358desdes
p.
devenu
nationalités»
«L’unité
irrésistibles
d’une
(p.classique,
323).
volonté
vient
nul
regroupement
d’être
Histoire
unanime
ne futconsa¬
plus
de
et
836 SIMON AYACHE

Nous avons choisi pour thème de recherches la naissance et l’évolution,


à l’intérieur du «royaume de Madagascar» , des «provinces» créées par le gouver¬
nement central de Tananarive après sa victoire sur les autres royaumes de l’île .
L’effort déployé par le pouvoir merina pour intégrer ses conquêtes provoque,
dans le cadre de contacts nouveaux, une profonde mutation des sociétés malga¬
ches. Conditions économiques, rapports politiques changent rapidement. De
grandes questions s’imposent donc à l’historien, comme à la conscience malga¬
che. Il convient de les définir sans ambages et d’y répondre clairement. L’expan¬
sion militaire merina du XIXe siècle diffère-t-elle profondément de la conquête
sakalava qui conduisit, aux XVUe et XVIIIe siècles, les princes Maroseranana de
Bengi à Tongay et à Vohémar ? L’épopée de Radama 1er (1810-1828) s’oppose-
t-elle, et par quels caractères, à celle de Ratsimilaho, fondateur de la «Confédéra¬
tion betsimisaraka» , vers 1750? Oui ou non l’armée merina inaugure-t-elle
sur les côtes une occupation de type « colonial » ? Est-il légitime de parler d’un
«colonialisme» quelconque à l’intérieur de Madagascar avant 1895 ? Le XIXe
siècle a-t-il vu naître un État unitaire à Madagascar et déjà une nation malgache
autour de la «reine des Hova» ? Cela dépend évidemment du sens qu’on donne
à nation et à État-nation. Enfin, dans ce contexte de guerre intérieure et d’exploi¬
tation économique
côtières évoluent-ellesdesselon
paysdes
soumis,
structures
sociétés
«modernes»
des hauts
portant
plateaux
au pouvoir
et sociétés
une
jeune et dynamique «bourgeoisie» ? Il n’est pas un citoyen de ce pays qui
n’exige de l’histoire la vérité sur chacun de ces problèmes. Mais clarté ne signifie
pas simplicité, et l’on ne peut répondre par un oui ou par un non facile, sans
nuances, à aucune de ces questions.
Celles-ci en effet mettent en cause une véritable problématique de l’histoire
de Madagascar. Il faut, pour comprendre le XIXe siècle malgache, forger des
concepts appropriés à la réalité profonde de l’histoire nationale, ou tout au
moins échapper aux catégories toutes faites, élaborées pour d’autres pays ou
d’autres époques. Colonisation et impérialisme, races et tribus, rébellion et
réaction, gouvernement bourgeois, régime militaire... autant de notions inadé¬
quates qui, plaquées dans le contexte historique de Madagascar, travestiraient
la vérité et transformeraient l’enseignement de l’histoire en école de mensonge
et de division. «Héritage de mots, héritage d’idées», héritage aussi de senti¬
ments4. Le philosophe peut sans crainte disserter sur les mots-clés de sa disci¬
pline : Dieu, Amour, Déterminisme, Raison, Vérité... pour affiner toujours plus
ses instruments d’intelligence de l’univers. Leur définition, sinon leur emploi
soulèvera tout au plus des querelles de clercs. L’historien espère la même sérénité,
mais il l’atteint plus difficilement. Sa réflexion sur le contenu des termes qu’il
utilise, souvent chargés de poudre et de balles, n’en devient que plus indispen¬
sable. On ne peut supprimer les mots gênants. L’UNESCO voudrait voir dispa¬
raître le mot «race», et Madagascar le mot «tribu». Mais les concepts résistent
et s’imposent. Autant les définir nettement, dans leur sens le plus limité possi¬
ble, dans leur usage le plus rigoureux, le plus adapté aux réalités historiques
et présentes. Assurons-nous et du contenu des idées, et de leur expression dans
telle ou telle langue. Si les comparaisons d’un continent à l’autre, d’un contexte

(1945),
4. Héritage
son testament
de mots,
spirituel,
héritageaprès
d’idées.
les épreuves
Titre du de
dernier
la guerre.
ouvrage de Léon BRUNSCHVICG
MONARCHIE MERINA AU XIXe SIECLE 837

historique à un autre aident effectivement à mieux comprendre les temps et les


peuples, les assimilations abusives faussent, trompent, détruisent. Or l’originalité
de l’histoire malgache, dans ses données, dans son évolution est irréductible :
il lui faut donc son langage.
Mais la vérité elle-même, si on l’obtient, la description exacte, si elle est
possible, d’un passé tourmenté, qui en garantira l’innocence ? «L’histoire est le
produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré... Il fait rêver,
il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes,
entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au
délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères,
superbes, insupportables, et vaines»5. Les deuils cruels, les déchire ments injustes
d’autrefois doivent-ils sortir imprudemment de l’oubli ? Crûment, que vaut la
vérité6 ? Pareille question, aussi choquante soit-elle pour l’esprit scientifique,
nous disons qu’elle mériterait d’être posée, et que l’apaisement de certaines
passions mériterait cent fois l’autodafé' de cent livres* d’histoire : si les «mauvais
souvenirs» pouvaient effectivementvâisparaître. Mais ils demeurent. Admettons
bien ceci : il existe une conscience historique spontanée qui s’empare la première
des pires souvenirs d’un peuple, les amplifie, les déforme, les rend nocifs. Par elle
passera toujours le prétendu venin de Clio ; et c’est elle que Valéry condamne
légitimement. Or seule l’histoire scientifique peut éclairer la mémoire populaire,
«nettoyer» cette conscience historique spontanée qui se développe inévitable¬
ment et toujours dans l’esprit de tout peuple, de tout groupe social ou ethnique.
Utilité, devoir, responsabilité de l’historien7.
On ne supprime pas l’histoire coloniale sous prétexte qu’elle rappelle aux
colonisés les humiliations passées et qu’elle inflige aux colonisateurs une trop
mauvaise conscience. Comprendre, ce n’est pas nécessairement effacer, mais c’est
toujours dépasser un conflit8. Si dans les rapports entre nations, l’histoire rejette
le ressentiment, à plus forte raison chez un même peuple. On retracera donc avec
toute la rigueur possible les diverses phases de l’unification — autoritaire ou
pacifique, de Madagascar au XIXe siècle. C’est dans l’équilibre des jugements de
vérité que l’histoire puise sa «thérapeutique», sorte de psychanalyse des peuples,
corrigeant «les faux souvenirs», fermant «les vieilles plaies», dénouant les
complexes «de grandeur ou de persécution»9. Par le sérieux et le scrupule de
ses reconstructions, par la vérité des résultats présentés au terme de la recherche,

degré
mard,
pleines
problème
ment
Cahiers
tiers
tout
paraît
Accepter
pas
Recherches
5.pour
6.
7.
8.
9. pardonner».
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1945,
P.
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p.
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n’est
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me
un
ce
838 SIMON AYACHE

une histoire sincère et saine de Madagascar offre à la conscience nationale


malgache une double chance : l’explication claire libère à la fois des inquiétudes
sur le passé et des appréhensions sur l’avenir, en situant les obstacles, en rendant
compte
au cours des
des détours,
siècles. en prouvant le mouvement vers l’unité par sa marche même

*
* *

Asa zama, ka tsy vita tsy ifanakonana.


Travaux de défrichement, cela ne se fait
point sans l’entr’aide de tous.

Organisée d’abord à l’École Normale d’instituteurs10 puis à l’Université de


Madagascar, dans le cadre de la Maîtrise d’histoire, notre recherche collective
porte donc sur l’un des multiples domaines du passé malgache qui réclament
encore des travaux de défrichement : ce champ immense des relations tissées au
cours du XIXe siècle entre Tananarive, siège d’un pouvoir central installé par les
rois merina et les nouvelles «provinces» regroupées par la conquête militaire
autour d’une capitale à vocation désormais nationale. Pouvoir central et provin¬
ces : nous prenons les deux termes dans leur sens classique, originel, seul légitime
ici11. Il n’y a, en effet, de vrai pouvoir central à Tananarive, de vraies provinces
dans le pays qu’à partir de la conquête merina, et par elle. Les deux entités
politiques apparaissent ensemble et se définissent dialectiquement dans un
contexte institutionnel surtout, mais aussi économique et social. Nous voulons
apercevoir les structures nouvelles d’un gouvernement unitaire et le passage des
anciens royaumes «périphériques» ou territoires de clans indépendants, à l’état
de «provinces» que ce gouvernement tente d’assimiler. Sujet délicat mais impé¬
rieux et nécessaire dans la mesure où il s’impose à toute réflexion historique
sur le passé et le présent du pays et par conséquent à tout enseignement d’his¬
toire malgache. L’actuelle politique de décentralisation ne donne que plus
telles
d’importance
recherches
au problème.
comme uneNous
contribution
envisageonsà donc
l’histoire
— faut-il
de l’unité
le souligner,
nationale.
de
En dépit de l’inégale importance des sources — riches pour la connaissance
de la politique royale centralisatrice, très déficientes encore pour l’histoire
locale des provinces, nous ne retenons aucun point de vue comme prioritaire :
ni celui de Tananarive ni celui des populations conquises. Au delà de récits
plus ou moins légendaires, concentrés sur la personne des rois, leurs seules
familles, leurs seules capitales, nous souhaitons atteindre l’histoire concrète
d’un pays tout entier, une histoire globale qui n’oublie aucun des groupes en
présence, aucun acteur, quels qu’en soient le rôle, le rang social, le foyer géogra¬
phique. Sous l’influence conjuguée des conceptions occidentales classiques

les
globale
in
Le11.
magistrat
10.
Annales
recrutement
six L’expérience
Origine
provinces,
s’imposait.
représentant
de l’Université
latine
dedes
Cf.
de
chaque
du
le«Travaux
places
plusieurs
pouvoir
mot
de Madagascar,
promotion
province
offertes
d’histoire
central.
années
au
: le
obéissait
n*d’enseignement
concours.
culturelle
domaine
hors-série.
au précis
àLa
principe
Taloha
l’E.N.
recherche
à où
FE.N.
d’instituteurs
1,s’exercent
de1965,
l’égale
nousp. fut
d’une 287-301.
les
histoire
répartition,
d’Antananarivo»
fonctions
très précieuse.
nationale
entre
d’un
MONARCHIE MERINA AU XIXe SIÈCLE 839

(Paris annexant toute la France par exemple) et de la vision malgache tradition¬


nelle du passé (appuyée sur les généalogies), la connaissance des capitales royales
(de Tananarive surtout) et de leurs princes s’est trouvée privilégiée trop long¬
temps. Pour le royaume central, pareille «déviation» fut d’autant plus facile que
l’œuvre immense du RJ*. Callet, fixant par écrit les traditions orales des anciens
Merina offrit une base solide à la reconstitution de leur histoire dynastique12.
Les Tantara ny Andriana permettent aussi une histoire culturelle, mais encore
une fois au bénéfice presque exclusif de l’Imerina. Il fallait dépasser ce stade et
s’attacher à découvrir les nuances régionales de la culture malgache d’autrefois,
la vie quotidienne, si possible, des populations côtières, tout au moins l’évolution
politique et sociale des provinces soumises à l’autorité merina. Aucun souci de
«petite histoire» locale, niais volonté d’intégrer l’histoire de la vie provinciale à
celle de la vie nationale en plein développement, en montrant dans quelles condi¬
tions se produisit une ouverture mutuelle de Tananarive vers les provinces, des
provinces vers la capitale, et déjà des provinces entre elles. Cette ouverture ne fut
pas, heureusement, le seul fait de la guerre, mais aussi d’un effort d’administra¬
tion et de développement économique, avec l’accroissement des échanges cultu¬
rels qui avaient commencé bien avant la conquête.
L’esprit de ce travail, nous venons de le définir : point de réalités à dissimuler,
car on ne prépare aucune harmonie en feignant de croire que les discordances
n’existèrent jamais ; s’assurer de ce qui s’est réellement produit dans le passé,
pour n’être point étonné du présent, le comprendre, le dominer. Quant à la
méthode, celle de l’interdisciplinarité, devenue classique dans tous les pays de
civilisation orale, dotés tardivement d’une littérature écrite, elle exige mainte¬
nant plus de fermeté dans l’application que d’originalité dans la conception.
Confronter documents écrits et traditions orales, rien d’exceptionnel à cela. Plus
délicat est l’effort pour une lecture nouvelle et appropriée des documents déjà
connus : témoignages européens ou américains, archives françaises ou anglaises,
tantara merina, auxquels il devient indispensable d’ajouter les traditions provin¬
ciales13. Nous avons été servis par une triple chance. L’histoire d’un pays aussi
divers attire inévitablement des étudiants de toutes origines géographiques. Ainsi
les traditions orales de chaque province malgache peuvent être recueillies, inter¬
prétées, retranscrites par des chercheurs nés dans les régions mêmes qu’ils étu¬
dient. D’autre part le Service des Archives de la République Démocratique de
Madagascar conserve, pour le XIXe siècle, un lot énorme de documents écrits,
accumulés jadis à la chancellerie royale, gardés en bloc au gouvernement général
français, en voie de classement définitif14. Enfin nous pouvons exploiter de

Journal
tive
Paris,
le
deux
description
spécialement
V.F.
Le
gogie).
14.
12.
13.
Département
Journal
par
ESO
Avant-Propos
Klincksieck,
Toutes
Cf.
l’Académie
deAVELOMAND
genèse,
Omaly
de
Rainilaiarivony
dans
le
R.
lesJournal
d’Histoire
La
les
sy
séries
analyse,
1974,
Malgache,
développent
politique
Anio
travaux
des
ROSO
448
du
(Hier
interprétation
de
( Études
A.R.D.M.
Premier
p.extérieure,
(mémoires
1908,
l’Université
:etlaL’Attitude
Aujourd’hui)
définition
Historiques
1243
ministre
(Epoque
de
1972.
des
p.de
Maîtrise
in
malgache
Tantara
Madagascar,
deDELIVRE
Rainilaiarivony
—n»
Royale)
cette
Revue
3jetny
1978)
méthode
face
thèses)
d’Ëtudes
Andriana
sont
A.,
n* au
et1*2
L’Histoire
utilisées.
cités
exploité
H.
(buts,
traité
(1975)
Historiques
RATRIMOHARINOSY
(1873-1902),
plus
moyens,
deCf.
des
et
loin.
en 1885,
3-4
Rois
énumération
particulier

Mentionnons
esprit,
(1976).
publiée
d’Imerina,
éd.
d’après
défini¬
péda¬
Les
par
et
le:
840 SIMON AYACHE

grandes oeuvres d’historiens malgaches, encore manuscrites, mais dont le dépouil¬


lement, l’analyse et bientôt l’édition se préparent. Oeuvre de Raombana (1809-
1855), secrétaire de la reine Ranavalona I (1828-1861), monument de 8000
pages (écrites en anglais, vers 1853-1855), qui fait l’objet de nos recherches
personnelles15 ; œuvre non moins considérable de Rainandriamampandry (1836-
1896), gouverneur de Tamatave entre 1882 et 1895, une trentaine d’épais
volumes, sur lesquels nous faisons porter une autre série d’études collectives16.
Après celui de l’Imerina, le passé des populations provinciales, gagné à l’his¬
toire échappe ainsi progressivement aux descriptions trop exclusivement ethno¬
logiques. Toutes les sociétés jadis sans écriture estiment aujourd’hui aue cette
promotion au niveau de l’histoire scientifique convient à leur dignité. Craignant,
au début, de solliciter exagérément des archives émanant toutes du gouverne¬
ment royal ou de ses représentants nous avons examiné d’abord la politique
même du pouvoir central, en organisant les premières études autour de la person¬
nalité et de l’œuvre des gouverneurs. Le D.E.S. de Mr. M. Esoavelomandroso
inaugure en 1968 la série de tels travaux '.Problèmes de Police et de Justice dans
le Gouvernement de Tamatave à l’époque de Rainandriamampandry (1882-
1895). Si l’action du gouverneur merina domine le tableau, largement brossé,
de la société locale, le comportement des populations betsimisaraka, fortement
présentes, fait deviner les difficultés que souleva l’instauration du régime «pro¬
vincial»17. Dans le même sens, mais pour une période plus éloignée, celle de la
fondation réelle de ce régime, Mme J. Ravonintsoa a traité en 1971 : Gouver¬
neurs merina et Gouvernement de la Province de Tamatave au début du règne de
Ranavalona I (1829-1845). Les mémoires de Maîtrise qui suivirent s’attachent
à des aspects plus spéciaux de la vie provinciale : travaux de Mr. G. Rantoandro-
Andriamiarintsoa, Le Gouvernement de Tamatave de 1845 à 1865 - Développe¬
ment économique (1973)18 et de Mme M. Rasoamiaramanana : Aspects écono¬
miques et sociaux de la vie à Majunga entre 1862 et 1881 (1974). Le tableau
des sociétés «dominées» se précise davantage. En 1976, Mr. C. Razafimbelo
adopte à son tour une nouvelle orientation, aussi délicate, avec : Les Origines
de l’Implantation chrétienne en pays sihanaka - Contribution à l’histoire des
mentalités locales. D’autres études sont en cours : de Mr. L. Ravel qjaona sur le
Boina, entre 1840 et 1861 ; de Mr. H. Florent sur Tamatave de 1865 à 1882 ;
de Mr. R. Rakotoson sur l’intégration difficile des régions sud-est (révoltes
populaires autour de Vangaindrano-Farafangana, à la fin du XDCe siècle).

d’Histoire
M.
cycle,
de
cours
Anio
XIXe
1976,

21
tu 15.
16.
17.
L’auteur
18.
l’Univ.
?,
Madagascar»
nov.
ESOAVELOMANDROSO
Neuchâtel,
n*
siècle»,
d’impression.
509
M.
AYACHE
Cf.
Le
soutenue
1974,
3*4,
de
RANTOANDRO
notre
D.E.S.
p.
de
aMad.
p.
1976,
présenté
l’ présentation
cf.Université)
en
38-42.
àS.,
Musée
de
B.A.M.,
(Lettres),
la1976
Cf.
Raombana-l’Historien
«Un
fin
M. dès
cet
Esoavelomandroso
du
d’Ethnographie,
(Paris—
regard
t.aà:XIXe
ouvrage
n*LII.1-2,
:résumé
n*
présent
a«Introduction
10,
poursuivi
1 siècle
Sorbonne)
neuf
1969,
des
dans
les
p.
leÉtudes
sur(1882-1895),
97-99.
compte
conclusions
p.
Madagascar
1973
ses
une
(1809-1855),
:11-50.
aàLa
recherches
été
l’oeuvre
Historiques
communication
—: Province
rendu
«La
Dans
publié
de
à2royauté
une
approfondi
de
vol.,
lapour
ceFianarantsoa,
(éd.
maritime
Rainandriamampandry»,
fin
mémoire
perspective
(Travaux
467
du
ronéotée
une
merina
àp.+
XIXe
l’Académie
de
thèse
orientale
dans
XLVIII
G.
etLibr.
beaucoup
siècle»,
et
par
JACOB
de
Mémoires),
: ses
Malgache
ledoctorat
Ambozontany,
du
p.provinces
Département
Malgache,
p.
—«Royaume
: plus
Omaly
325-339.
Thèse
Aqui
finales
du
1974.
large,
es-
3e
en
au
sy
le
MONARCHIE MERINA AU XIXe SIÈCLE 841

Tenues par un chapelet de postes militaires et de forteresses qui surveillent


routes et ports, les provinces malgaches, les villes surtout, deviennent le cadre
de sociétés nouvelles, complexes, divisées, souvent cosmopolites. Des groupes
multiples se côtoient, sans se mêler encore vraiment. Deux mondes semblent
s’opposer: l’un dynamique, «moderne», dominant, l’autre traditionnel et
soumis. Mais tout ici est contraste : origines ethniques et mentalités, intérêts
et privilèges, fonctions, modes de vie. Aux vainqueurs, le commandement,
l’activité productrice, la fortune et la culture ; aux vaincus l’obéissance et la
passivité, le labeur ingrat, l’ignorance. L’inégalité, qui paraît fondamentale,
se traduit au premier regard dans l’architecture urbaine, reflet des rapports entre
clans et castes, nous dirons bientôt : classes. Les représentants de la reine, le
gouverneur merina et ses officiers, du haut des «rova» fortifiés ordonnent et
contrôlent ; dans leurs «maisons blanches aux toits rouges, jetées au milieu
des bouquets de verdure» (à Tamatave), ou «construites sur les modèles arabe
et hindou» (à Majunga), les traitants étrangers, européens, américains, indiens,
antalaotra, abritent leurs entrepôts ; et pour la masse des «indigènes», «on ne
voit que de petites huttes disséminées ou formant plusieurs rues étroites»19...
S’agit-il déjà d’un monde «colonial» ? Nous ne le pensons pas. Dans le dévelop¬
pement proprement malgache de l’histoire nationale et globale du XIXe siècle,
la conquête merina et la formation des provinces s’inscrivent comme un conflit
avant tout social, qu’il convient d’interpréter sans a priori20.
*
* *

Hanao akory efa nanaiky ?


Que pouvez-vous
soumis ? prétendre une fois
Ny hery tsy mahaleo ny fanahy
La force ne vaut pas l’esprit.

Pour les Européens qui tournaient autour de la Grande Ile au XIXe siècle,
avec des ambitions clairement colonialistes, il ne faisait aucun doute que la
conquête merina fut une conquête coloniale. Les Hova étaient leurs rivaux et
agissaient comme eux en imposant leur domination aux peuples moins puissants.
H. d’Escamps écrivait en 1846 : «L’Ile de Madagascar se divise en 25 tribus prin¬
cipales, indépendantes en 1813, aujourd’hui assujetties et opprimées par l’une
d’elles, la tribu des Hova, qui des plateaux de l’intérieur a fait irruption sur toutes
les parties du littoral. Le commencement de cette usurpation ne date que de
1810, époque de l’avènement de Radama au trône». Radama est «ce chef de la

particulièrement
àconcrets.
dire
pourrait
Nous
le 20.
la
19.
16réflexion.
que
janvier
reprenons
Descriptions
L’analyse
insister
Nous
nous1975.
Nous
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yquant
des
sur
larenvoyons
de
thèse
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des
sociétés
voyageurs
à aspects
nous
de nullement
pour
provinciales,
M.
une
présenter
différents
(1857
Esoavelomandroso,
lecommunication
tableau
et
iciune
1893).
parallèlement
de
une
complet
brève
l’analyse,
«doctrine
Lesdéjà
synthèse
travaux
fourmillent
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àprésentée
détaillé
d’école».
celle
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de
beaucoup
des
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nous
àlaconclusions.
Chacun
l’Académie
sociétés
traits
société
venons
lesetd’entre
merina
provinciales.
conclusions.
d’exemples
deMalgache
Il citer,
vaforce
nous
sans
et
842 SIMON AYACHE

fZ
DES CLANS AUX ROYAUMES
( XVIe-XVlIIe siècles) AntANKARANÀ
S. AYACHE (pl. 20, Allas de Madagascar) ( 7W
¥ one
Anorotsangana
Maromandla
30 0 Km

Mâroantsetra
W\
Majun
Turrgüy
Marovoay
Stf Marre
BOINA
Fenc'
ANTAVARATRA
•J Foulpointe
Tamatave
yondra
AKALAYA A'ndevoranto
/ ACH4-V
mboh imangi
Ta.n?,n,yt;*r1±ü g//TSITÀl>fBALA
MEN ABE Yatomandry Petits royaumes du centre
Mahanoro Expansion et royaumes
Sakalava ( Maroseranana

-
Moronda va Mahabo =--TMldongy Royaumes
Betsimisaraka
Ambosit
Territoires de’sertiques per
rus par les ‘ribus dive-se
et melees
f/Mananjary Clans dispersés, anarchcrq.
ANTAMBAHOAKA ou groupes en petits 'w.
mes ephemeres
• Ben ANTEMORO
Manak
Roy au rr es "Silame" d. :»:■
M A5IKORO Vohipeno
u . BAR A y\É ihosy ANTEFASY
Royaumes
sties du ?ud*. uvc;
ZARSORO dyn
Farafongana Mcrcse-
Masikoro du Ficrera:-»:.
VEZO separes
Tulear ANTAISAKA Sakaîa yq des .volumes
Possession fronçai se
Extension prochaine d_ 'd\ a
I>

MAHÁFAL Merina sous Andrranampcmme


NTAIMANAMBONDRO
ANTANOSY
I Les grandes étapes de le
conquête Sakalavc
/Fort -Dauphin Progrès de la fédérât: c~
Betsimisaraka (du Nord'
ANT AND.ROY ”t r bu “( groupement poi-t,iqu<
13ARA géographique des clans'
i
MONARCHIE MERINA AU XIXe SIÈCLE 843

petite tribu des Hovas, qui avait conquis la côte orientale et qui en opprimait
les peuples nos alliés». «On ne pouvait imaginer sur quel titre se fondaient
d’aussi étranges prétentions» «à la souveraineté de toute File»21 - Aussitôt
apparaissent les clichés dont il importe de se défendre.
Et pourtant les apparences, et même les premières réalités rencontrées plaide¬
raient pour là thèse de la «colonisation». Toutes les notions familières à l’his¬
toire des époques coloniales authentiques peuvent être débattues pour les
provinces malgaches du XIXe siècle, que l’on examine les «causes» de l’expan¬
sion merina, les formes de l’occupation militaire ou les réactions populaires
locales. Un parallèle complet serait des plus faciles. Pour les motivations de la
conquête tout d’abord : nécessités économiques, très évidemment (les voies
commerciales rayonnant autour de Tananarive ont leur débouché naturel sur
l’océan ; les côtes fournissent de riches produits tropicaux de plantation, faciles
à exporter, pour acquérir les piastres venues de l’étranger) ; pression démogra¬
phique (la riziculture irriguée nourrit une population de plus en plus nom¬
breuse) ; impératifs stratégiques (atteindre la mer et contrôler les ports) ; élan
moral, idéologique (orgueil d’appartenir à une civilisation «supérieure», évoluée,
et, à partir des années 1870, de répandre le christianisme)... Comparaison
plus naturelle encore des politiques de domination : administration directe ou
protectorat ; assimilation ou association ; conquêtes de peuplement ou d’exploi¬
tation ; accaparement des terres et réquisition de la main-d’œuvre ; investisse¬
ments capitalistes et économies subordonnées, «extraverties» ; début d’industria¬
lisation mais entre les mains de capitalistes étrangers ; impôts et corvées, famine
et misère, révolte et répression ; sans compter l’assaut des missions chrétiennes
contre les religions traditionnelles, sous la protection des gouverneurs ; et finale¬
ment la prise de conscience, chez les «provinciaux» , d’une personnalité et d’une
dignité qui exigent d’être mieux respectées.
Tous ces problèmes se posent effectivement, évoluant au cours du XIXe
siècle, et recevant des solutions diverses, suivant les époques, suivant les règnes
ou les gouvernements, et suivant les différentes provinces. Au début de la con¬
quête, la soumission «féodale» des princes côtiers semblait suffire à Radama 1er,
suzerain suprême ; mais la politique d’assimilation et d’administration directe
commence à s’imposer sous Ranavalona I et se développe avec le Premier minis¬
tre Rainilaiarivony (1864-1895). (Toutefois, de vastes territoires, comme en pays
sakalava, conservent leurs princes, avec qui le pouvoir central accepte de compo¬
ser). Dans les ports, dans les villes, autour des postes militaires, des colons merina,
les voanjo, s’installent et font fructifier terres et troupeaux ;les gouverneurs quant
à eux s’emparent, à titre personnel, d’immenses domaines22. Colons militaires et

pandry
dans
de
en
grand
gouverneur
bon
même
reine
hypothéqués
21.
22.
Tamatave,
bénéficier
train.
ladistribue
titre
Histoire
Après
problème
province
(inventaires)
enreçoit
M.
largement
(l’usure
1846,
Andriamandroso,
etEsoavelomandroso,
dede
deGéographie
vastes
des
l’Est
614
par
l’accaparement
est
«cadeaux»
!D.
p.,
(1886-1890).
domaines
G.
admise)
RAHERISOANJATO
75-76,
Jacob,
dequi
Madagascar,
;81.
de
étude
aux
aurait
dans
la
desses
G.
propriété
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le
plus
Rantoandro
administrés
«acheté»
C.R.
particulière
Paris,
officiers,
cit.
:privée
terres
Lessa
1884,
supra
propriétés
;évoque
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de
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rééd.
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Rainandriamampandry
étudie
l’ouvrage
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piastres
éminente
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aux
Rainandriamam-
spécialement
spéculation
:soldats...
paru
des
gouverneur
il
ducomptait
terrains
sous
sol, Le
va
le
la
844 SIMON AYACHE

civils, officiers des garnisons, accaparent aussi, progressivement, le commerce


local comme le grand commerce d’importation et d’exportation. Le plus sou¬
vent, ils agissent au nom et au bénéfice des hauts personnages de la Cour.
Raombana, dans son Journal de 1854, donne la liste des douze ou treize grands
officiers, dont lui-même et son frère, à qui la reine a accordé le monopole de
l’exportation des boeufs vers les Mascareignes. Ce commerce est interdit aux
Betsimisaraka ; les «indigènes» n’ont que le droit de vendre à bas prix leur
bétail aux exportateurs monopolistes. Ils ont surtout le devoir de travailler
pour la reine, soit en transportant vers la capitale les multiples colis débarqués à
Tamatave, soit en se mettant au service des «industriels» étrangers : Delastelle,
Arnaud, Nicol. Ces «capitalistes» créoles, français, grecs, ont installé sur la côte
est, spécialement dans la région de Mananjary, des usines de sucre et de rhum,
avec la participation financière de la reine elle-même. Pour s’assurer une main-
d’œuvre abondante, permanente, sans exigence, on trouva un moyen radical ;
garder comme esclaves nombre de vaincus des campagnes de conquête ou de
répression : par exemple les «Maromiasa», capturés par Raharo et mis au service
de Delastelle, à Soamandrakizay, ou les «Tsimanoa» capturés par Lambros
(Nicol), et affectés à l’usine de Tsarahafatra. En effet, si, à l’ouest, les révoltes
de la fierté n’entraînent, contre les Sakalava, que des réactions pmdentes de
la part des autorités merina, à l’est les révoltes de la misère betsimisaraka sont
implacablement écrasées. Les journaux de campagne des généraux merina,
nombreux aux Archives, décrivent sans fard les exploits des corps de troupes
envoyés de Tananarive ou des capitales provinciales pour réprimer, chaque année,
les rébellions populaires. D’ailleurs, quiconque désirait, à la Cour, assurer sa
place et son rang, sollicitait périodiquement de la reine le commandement d’une
de ces expéditions — exactement comme les officiers français et anglais, pendant
des générations, furent invités à faire leurs preuves dans les troupes coloniales.
De nombreuses pages de Raombana, indignées et grandioses, bruissent des
triomphes des généraux, favoris de la reine, qui traversent la capitale après leurs
victoires, suivis de leurs troupeaux d’esclaves et de boeufs.
On comprend dès lors que dans maintes circonstances les populations provin¬
ciales aient pu nourrir à l’égard de leurs vainqueurs un vif ressentiment. Leur assimi¬
lation réelle, leur conquête morale restait à faire23. Le hasina qu’ils offraient à
Tananarive, sous la contrainte, ne pouvait avoir à leurs yeux la même signification
ni la même valeur que pour les Merina. Il ne représentait guère leur participation
au culte du pouvoir sacré incarné dans la personne d’un souverain trop lointain,
ni le geste de pieuse adhésion à la mystique politique de l’État : c’était un tribut
imposé, le symbole de leur condition d’hommes dominés. La lourdeur des presta¬
tions en travail et en argent, la menace perpétuelle de l’esclavage, l’application
apparemment arbitraire d’un code mal accordé à leurs propres traditions, la cupi¬
dité des officiers, enfin le sentiment que tout est fait, avec l’appui des mission¬
naires étrangers d’ailleurs, pour dévaloriser leurs croyances ancestrales24, autant

voulait
officielles
exemptait
missionnaire
«A
Non,
23.
24.
qui
aux
M.
Les
surtout
Dieu
Hova
ingrates
de
ESOAVELOMANDROSO
«mesures
avait
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britannique
parce
gagner
(rassembler
donné
d’assimilation»
qu’ils
leslaBaron,
notables.
possèdent
Force
les impôts),
devant
etconcrètes
Elle
lacite
l’Évangile
Puissance
offrait
les
(p.
la possibilité
et414)
Eglises
etprécises
aux
? Aux
beaucoup
sujets
ce
d’Imerina
d’engagement
restaient
discours,
Sakalava,
plus
l’aiment».
modestes
(Isan’Enim-Bolana
limitées.
combien
aux dans
Betsileo,
quelques
L’administration
l’armée
significatif,
auxcharges
(ce
1873)
Baraqui
du?:
MONARCHIE MERINA AU XIXe SIÈCLE 845

de motifs d’insoumission permanente et de révolte. Pour une analyse immédiate


de la vie quotidienne, l’analogie avec les systèmes coloniaux ne serait pas dénuée
de fondement ; mais nous la croyons fausse à un niveau plus profond d’inter¬
prétation et d’explication.
Une différence capitale sépare, dans leur signification et leur qualité, expan¬
sion merina et impérialisme européen, américain ou japonais : cette différence
nous interdit de conclure au fait colonial. Il serait faux scientifiquement et
socialement dangereux de déguiser en opposition «raciales» ou «nationales» des
divisions au caractère purement géographique, social, politique. Ce n’est pas un
peuple surgi des mers, un peuple «étranger» par sa culture, sa langue, sa couleur,
que les provinciaux ont vu descendre sur leurs terres. La conquête, uniquement
politique, s’est faite à l’intérieur d’un même peuple. Les «tribus» représentaient,
depuis deux ou trois siècles, des regroupements politiques de clans sous l’autorité
de dynasties prestigieuses. Il vint un moment où l’une de ces dynasties, en plein
essor, nourrit l’ambition de regrouper encore davantage, sous son autorité unique,
un même peuple, le peuple malgache. Consciente de l’unité géographique et
culturelle du pays, la monarchie de Tananarive, après avoir «reconquis» l’Imerina,
désira regrouper l’ensemble des terres malgaches, jusqu’alors dispersées politique¬
ment. Les souverains merina poursuivirent le rêve, peut-être prématuré au XIXe
siècle, de faire coïncider l’État qu’ils venaient d’organiser, et la Nation malgache.
*
* *

Fanjaitry ny tony, kofehy mando


mitam-panjakana.
[L’armée] est l’aiguille qui a cousu
le
royaume.
pays, la corde mouillée qui lie le

Je suis roi et source de l’égalité.

L’État merina, aboutissement du grand élan de regroupement qui créa les


royaumes malgaches, telle est la réalité historique. Idée simple, maintes fois
répétée, mais insuffisamment analysée. Les princes de Tananarive réalisèrent à
l’échelle nationale le même exploit que les chefs des dynasties rivales, deux
siècles plus tôt : conquête de territoires, soumission de chefs dans le cadre de
rapports «féodaux» entre suzerain et vassaux. Guerres politiques entre royau¬
mes, et non guerres «tribales». Rien de commun avec les conflits qui ont pu,
récemment encore, ensanglanter tel ou tel pays africain, aux frontières artifi¬
cielles décidées par la colonisation sans respect des individualités ethniques.
Avant la naissance des royaumes, disons clairement qu’il existait non «des
populations malgaches» mais «un peuple malgache» , dont la civilisation s’expri¬
mait déjà par sa langue commune. A la fin du XVTIIe siècle ce peuple a large¬
ment entamé sa marche à l’unité politique, par son regroupement en États, quels
que soient les particularismes forgés dans cette période. Sakalava, Merina, Ante-
moro : ce sont les Européens qui ont appelé « tribus » (et même «races » à l’épo¬
que coloniale) les populations des différents royaumes que Tananarive prétendait
unifier. Le mot n’a aucun équivalent en malgache. Pour les clans, étroits ou
846 SIMON AYACHE

L'EXPANSION MILITAIRE MERINA !d39 +


(1785-1861 )
S. AYACHE (pi. 20, Atlas de Madagascar).
ffJ'J -3; 4
Anoro isanqano
' 1826

82a 4
Majunaa
18'J +

mbatondrazaka
1S24 4
Tamatave
1817-1823 4
Tsiroanoma
ananarjve

1834 -

Midongy
Mahab
* 1/ 1824
Mananjary
Fianarantsoa

kong >
Terri torre insoumis
ftoya u me d' An dria nam poinime riña
a son événement (1785 )
Royaume d'Andrianampoinimeri na
Tulea ngamdrano a sa mort (1810)
1 Ex tension du Royaume Merina en
18 61 (mort de Rcnavalona I )
P*-?s campagnes de l'armée Merina
sous Redama I* (1810*26)
1825 4 P*f3 campagnes de l ajTnee Merina
Fort-Dauphin sous Ranavalona I (1826-61)
1852-55 4 Occupation française
Succès conquête
Echec
MONARCHIE MERINA AU XIXe SIÈCLE 847

élargis, on dit «foko», sans plus, et «fanjakana » (gouvernement) pour royaume.


On ne chassera pas le mot « tribu » du vocabulaire historique. Précisons donc
strictement le sens que nous lui donnons en histoire malgache : un sens politique,
qui désigne, exclusivement, des entités historiques, les populations regroupées,
dans ce premier stade d’unification, à l’intérieur des royaumes malgaches25.
A partir de 1817-1820, Radama I consacre toutes les forces de l’État merina à
l’achèvement de cette unité ; non sans succès, puisque à la fin du siècle, les
grandes puissances reconnaissent «le royaume de Madagascar».
Il y a loin cependant de la soumission des princes à l’assimilation des sujets.
Pour concentrer entre ses mains toutes les prérogatives royales, pour couvrir les
«provinces» d’un réseau administratif efficace, faire obéir tout le peuple à une
loi unique et au seul culte de ses propres ancêtres, le souverain merina conduit
des campagnes incessantes. «Guerres civiles» en vérité, suivies de «guerres de
sécession» que le pouvoir central veut briser. La puissance économique et mili¬
taire, le prestige religieux et culturel auraient pu permettre à un autre roi,
sakalava ou antemoro de dominer le pays26. Tout prince conscient que Mada¬
gascar était une île et les Malgaches ses parents souhaita sans doute faire de la
mer «la limite de sa rizière». Le voeu d’Andrianampoinimerina, pieusement
recueilli par Radama, n’a rien décidé. Quelles furent plutôt les conditions histo¬
riques dont profita Radama pour réaliser ses propres ambitions ? Passons sur les
«causes de décadence» qui interdirent le succès aux royaumes côtiers. Deux
séries
au trône
de merina.
circonstances définissent le «moment» privilégié qui offrit cette chance

Le dynamisme du royaume central fut d’abord servi par un essor économique


et démographique certain : le progrès des techniques agricoles, l’exploitation de
vastes plaines rizicoles remarquablement irriguées nourrissent une population de
plus en plus nombreuse, tandis que le commerce de traite enrichit et consolide
l’État27. Mais aussi le prestige des Sampy (talismans) royaux favorise la cohésion
populaire
de la monarchie
autour au
de christianisme,
la personne desla conviction
souverains d’exercer
; plus tard,
une
après
«mission
la conversion
civilisa¬
trice» fournira une assurance morale nouvelle. Sur le plan extérieur, la monar¬
chie merina assume, pour tout Madagascar, une autre mission :1a défense du sol
malgache, de l’indépendance de File contre toute menace coloniale, y compris
celle des alliés anglais. De cette alliance britannique, quel fut le rôle dans la desti¬
née du pays ? Nouveau mythe à détruire : celui d’une «influence étrangère»
souverainement exercée par l’Europe, passivement subie par Madagascar. Deux
complexes à éliminer. Farquhar n’a pas «fait» Radama roi de Madagascar.
L’appui anglais offert au roi des Merina n’est pas le fruit du hasard mais d’une

Razoharinoro-Randriamboavonjy.
regroupement,
donne
tie
conclusions
supplémentaire
ganisé
l’Imerina».
1822)
25.
26.
27.
Zafimaniry.
Certaines
tout
Une
suppose
Cf.
la vie
J.M.
deavancées
tradition
(Lapolitique
même
dans
que
de
FILLIOT,
Traite
—populations
l’identité
Cf.
Madagascar
un
orale,
une
: des
l’étroite
de
cadre
Communication
personnalité
cité
larecueillie
esclaves
decôte
n’eurent
géographique
par
laparenté
fut
culture
est,
Sans
G.
vers
jadis,
par
Jacob
historique
tandis
pas
les
croire
des
COPLAND
àmalgache
etMascareignes
de
l’Académie
précis,
institutions
pendant
(C.R.
qu’elle
roi,
à semblable.
cette
ancienne.
cit.
ou(A
enavait
plusieurs
dehors
les
unité
supra,
History
Malgache,
royales.
aurenforcé
chassèrent
Xprécoce,
p.
Ville
des
siècles,
of
329)
Nous
royaumes
the
19
lesrapidement.
siècle,
unifié
:nous
Island
ydéc.
«lavoyons
structures
ORSTOM,
traite
tirons
sous
constitués,
1974,
of Madagascar,
une
avait
une
royales
profit
Mais
depreuve
dynas¬
1974).
désor¬
Mme
leur
des
de
848 SIMON AYACHE

nécessité. Radama accepte et utilise l’intervention anglaise librement. Si les


rapports franco-malgaches du XXe siècle dans le cadre colonial relèvent de
l’oppression, la rencontre anglo-malgache du XIXe siècle, diplomatique, politi¬
que, culturelle développe ses conséquences dans une mutuelle liberté. D’où le
grand moment de 1817-1820, pour l’histoire nationale malgache : le contexte
international joua aussi en faveur de Radama I28.
«Je suis Roi, et source de l’égalité» avait proclamé Andrianampoinimerina.
Après lui, aucun prince de sa dynastie ne remit en cause le principe de l’égalité
théorique de tous les sujets malgaches à travers l’Ile. Dans la doctrine des souve¬
rains, aucun problème d’assimilation ne se posait en fait. Du premier jour de la
conquête jusqu’au dernier, toute population qui reconnaissait l’autorité du
prince merina recevait immédiatement les mêmes droits que les Ambaniandro,
en se soumettant
Sakalava et Antalaotra
aux mêmes
se soumirent
lois. James
au cri
Hastie
de «Nous
racontesommes
qu’à Majunga,
Hova». en
Ranava-
1824,
lona I elle-même, à qui l’on prête pourtant de dures paroles de colère, à l’égard
des populations soumises, veilla strictement au respect de tels principes, dont
l’application effective ne pouvait être encore que très difficile. D’autant plus que
«l’égalité» des sujets sous l’administration sévère de fonctionnaires souvent peu
intègres reflétait la tendance affirmée de la royauté au pouvoir absolu. Dans les
provinces, comme en Imerina même, et comme jadis dans les autres royaumes,
le pouvoir central rencontra la résistance obstinée des «foko»., fondés sur les
liens de parenté, et toujours indéfectiblement attachés aux traditions ancestrales
et au sol commun. Un flottement constant s’aperçoit alors entre l’effort d’uni¬
formité et le respect obligé des particularismes locaux. Le code Ranavalona I,
préparé d’ailleurs sous Radama, instaurait ainsi en province une législation plus
douce qu’à Tananarive. Avant l’application générale, mais elle aussi nuancée,
du code des 305 Articles (1881) Ranavalona II fit préparer des lois spéciales
pour le Betsileo, en 1873.
Ranavalona I sévit très rigoureusement contre les gouverneurs abusifs qui
profitaient de leurs puissantes fonctions pour dépouiller leurs administrés. Elle
écoutait, comme le Premier ministre Rainilaiarivony plus tard, les doléances de
ses sujets provinciaux, et quand celles-ci apparaissaient justifiées, elle en tirait de
justes conclusions. Le célèbre procès intenté au gouverneur de Tamatave, Raza-
kafidy, en 1847, prouve clairement les intentions royales29. Pour de multiples
exactions frauduleuses Razakafidy se trouva aux prises avec deux notables ou
«lohandriana» betsimisaraka. Non contents de plaider leur propre cause, les deux
notables, Babaningory et Sasahy opposèrent au gouverneur, devant les juges
royaux, les innombrables griefs accumulés par les Betsimisaraka dans leur ensem¬
ble. Razakafidy fut déchu et condamné. Il aurait perdu la vie s’il n’avait été «le
vainqueur» de 1845 (lors du bombardement de Tamatave par une flotte anglo-
française). Quand Andrianarosy, son successeur, entra en fonction, dès le lende¬
main du procès, la reine prit soin de rassurer ses sujets betsimisaraka dans un
kabary
rera ni de
solennel
vos biens
: «Voici
ni de
Andrianarosy
vos femmes,qui
si vous
commandera
ne commettez
à Tamatave.
aucun Il
délit.
ne s’empa¬
Il aura

S. 29.
malgaches»,
28.
AYACHE
Examen
ProcèsOmaly
étudié
: «Radama
de cette
syparAnio,
situation
G.1erRantoandro.

et3-4,
les
internationale
Anglaisp. : 9-104.
1978, lesinnégociations
: L. MUNTHE,de Ch.
1817,
RAVOAJ
d’aprèsANAHARY,
les sources
MONARCHIE MERINA AU XIXe SIÈCLE 849

comme devoir de veiller avec vous sur mes États, et de me rendre compte de
vos services». Le nouveau gouverneur connut à son tour de graves déboires.
Ranavalona le rendit responsable des rébellions qui incendièrent le pays sous
son administration. Elle l’accusa presque directement de n’avoir pas su con¬
traindre ses collaborateurs à respecter la justice envers les Betsimisaraka, et
d’avoir ainsi causé l’insurrection armée et la désertion de nombreux villages.
En revanche, d’autres gouverneurs méritèrent les éloges de la couronne et parfois
même l’attachement de leurs administrés. A Tamatave, Raharolahy et Rainan-
driamampandry, formés par les missionnaires britanniques ; à Majunga Andriana-
toro (1862-1865), grand seigneur lettré et libéral, Ramasy (1868-1881), noble
et vieux serviteur de l’État depuis Andrianampoinimerina, ami de tous. Sans
doute ces gouverneurs réputés pratiquaient volontiers un «paternalisme ver¬
tueux» ; mais ils restent célèbres pour leur vive conscience de l’unité, leur bonne
administration, leur talent de pacificateurs30.
Dans cette société, toujours marquée par l’esclavage et la corvée, l’échec
de l’assimilation réelle des provinces vient de la brutale contradiction entre
l’idéal d’égalité et de justice proclamé par le trône et la méthode de conquête
ou de soumission adoptée : par la guerre et la répression. Mais la monarchie
avait-elle alors un autre choix pour soumettre un aussi vaste pays ? C’était
justement sa puissance militaire toute récente qui lui avait permis de concevoir
une telle ambition et d’entreprendre l’œuvre immense de l’unification. Pourtant
Raombana, avec une grande partie de l’opinion merina, reproche amèrement
à Radama I sa conception guerrière de l’unité. Soupçonnant, non sans raison,
les Anglais d’avoir inspiré au roi ses initiatives militaires, il maudit —le mot
n’est pas trop fort — l’influence européenne qui plongera Madagascar dans une
aventure sanglante. «Cette année 1817, écrit-il, fut l’année la plus sinistre que
connût jamais le peuple merina, car au début de cette année fatale l’ambassade
du gouverneur (Farquhar) arriva en Imerina». Au lieu de laisser jouer les forces
démographiques et économiques, Radama et les Anglais optèrent pour une
unification réalisée «par le fer et par le feu». Or Tananarive, pense Raombana,
l’aurait de toute façon emporté, mais sans violence, par l’expansion lente et
pacifique de ses populations, par le métissage généralisé, grâce à la puissance
démographique de FImerina.
Si l’historien malgache se montre si sévère, c’est parce qu’il craint les consé¬
quences du choix de Radama sur la vie des provinces et l’unité nationale. Mais
il dénonce clairement les «coupables» : non pas ses compatriotes immédiats,
les Merina, aussi divisés entre eux que les autres Malgaches, mais les privilégiés
qui régnent à Tananarive. Ces campagnes permanentes qui traversent Madagascar
sont à ses yeux plus cruelles qu’une guerre étrangère, ou même qu’une guerre
civile ; elles représentent une guerre sociale. Car il faut bien enfin comprendre
ceci : la domination merina sur Madagascar, ce n’est pas la domination d’un
peuple favorisé sur d’autres peuples ; c’est la victoire en Imerina d’abord, dans
tout Madagascar ensuite, d’une oligarchie nouvelle, assoiffée de puissance et
de richesse. C’est elle qui asservit à la fois la masse du peuple en Imerina et les
populations côtières.

30. Portraits dans les Mémoires cités plus haut, et la thèse de M. Esoavelomandroso.
850 SIMON AYACHE

*
* *

Omby mahia tsy lelafin’ny namany :


ny malahelo tsy mba naman’ny manana.
Boeuf maigre n’est point léché par ses
compagnons ; les pauvres ne sont point
compagnons des riches.
Koranely mitafy tohiloha : lehibe ihany
fa eny an-tsisiny.
Colonel mal vêtu : c’est un grand, mais
à l’écart.

Cette classe possédante et dominatrice, qui détient le pouvoir à Tananarive


naquit elle-même de la guerre. Très certainement, nous arrivons ici à la consé¬
quence la plus considérable de la conquête merina et de la création des provin¬
ces. L’armée nouvelle, permanente, la guerre moderne, violente, forgent un autre
visage de lTmerina et de Madagascar, en donnant naissance à une autre société,
qui n’est pas bourgeoise, comme on le dit trop souvent en assimilant la «révolu¬
tion» hova à une révolution bourgeoise, mais une société militaire originale.
Cette société nouvelle est dominée par un groupe restreint, composé de Hova et
d’Andriana alliés, qui associent le sens bourgeois du profit au goût militaire de
l’autorité, tels qu’ils pouvaient se développer dans le contexte général du XIXe
siècle. Le clivage, décidé par Radama entre les «Miaramila» et les «Borizano», ira
en s’approfondissant et permettra aux officiers les plus élevés d’accaparer la
domination économique, et le pouvoir. Chefs d’armée ou gouverneurs, à la Cour
ou en province, ils disposent du butin de guerre, de la main-d’œuvre servile et
s’emparent des moyens de production et de commerce. Ce que l’on se dispute
désormais, ce sont les grades importants, les «Honneurs» qui conduisent à la
richesse et au pouvoir, par le jeu, d’ailleurs périlleux des clientèles. La guerre a
donc créé une société militaire à pratique capitalistique, qui utilise au besoin à
son service le prestige de la religion traditionnelle, puis de la religion protestante
devenue religion d’État. Rainilaiarivony, chef de cette classe dominante, tentera
de se maintenir à sa tête le plus longtemps possible, mais il aura affaire à des
groupes turbulents et indisciplinés. En tout état de cause, la nouvelle oligarchie
annexe le pouvoir, coiffe la royauté ou l’assassine, distribue places et profits,
tandis que les provinces, comme les pays merina sont mis en coupe réglée,
jusqu’à la catastrophe de la colonisation : mais la vraie colonisation cette fois,
contre
lutté. laquelle le gouvernement de Tananarive avait pourtant inlassablement

Les compagnons hova d’ Andrianampoinimerina exprimaient ainsi leur dévoue¬


ment au roi : «Ne t’attriste pas, car c’est nous-mêmes qui sommes ta poudre et
tes fusils» . Formule qui donne la clé de l’évolution sociale d’où naîtra l’oligar¬
chie merina. Riches de terres, d’esclaves, de piastres et par conséquent de fusils,
combattant eux-mêmes auprès du roi et de ses parents nobles, recevant en retour
sa faveur, les chefs des clans hova les plus élevés parviennent au premier rang
MONARCHIE MERINA AU XIXe SIÈCLE 851

de la société merina et forcent les Andriana au partage de tous les moyens de


domination, économiques et militaires. La «révolution hova», qu’il faut appeler
par son nom malgache, éclate clairement à la fin du XVIIe siècle avec l’accession
au trône d’Andriamasinavalona, supplantant son aîné grâce aux intrigues du
«plébéien» Andriamampandry, appelé à rester son principal conseiller. Contre
Andrianjafy, souverain légitime, Andrianampoinimerina s’appuie aussi sur les
clans hova de l’Avaradrano (Ambohimanga et Uafy) pour la conquête du pouvoir
(c. 1783). Radama respectera les compagnons hova de son père, confirmera leurs
privilèges à leurs descendants. Et Ranavalona 1ère, qui leur doit la couronne
(1828) scelle avec eux l’alliance la plus totale en choisissant par deux fois, dans
la seule famille hova des Andafiavaratra, son époux officiel, ministre principal et
commandant en chef. Enfin Rainilaiarivony, petit-fils d’Andriantsilavo (qui avait
assuré la fortune de Nampoina en lui gagnant les Tsimiamboholahy d’Ilafy),
épouse successivement les trois dernières reines de la dynastie merina et règne en
maître, comme Premier ministre, de 1864 à 189531.
L’oligarchie merina n’est pas une bourgeoisie, mais une aristocratie où se
«trouvent, liés et d’accord pour l’exploitation du pays, malgré de sourdes rivali-
és, les groupes andriana les plus proches de la famille royale et les clans hova les
)lus riches, dominant déjà la hiérarchie des lignages roturiers. Le malgache a
împrunté au français le mot borizano pour désigner les plébéiens les plus pauvres
ît à la limite les esclaves porteurs de fardeaux, tous les défavorisés de la fortune,
îxclus des privilèges du pouvoir. Le schéma classique et simple d’une noblesse
militaire appauvrie sur ses terres, coupée du grand commerce et finalement
supplantée par une riche bourgeoisie d’affaires ne s’applique pas à Madagascar.
Parce que les chefs hova commandaient à la guerre, et parce que la noblesse de
naissance, avec le roi lui-même, pratiquait le grand commerce de traite32. Cette
aristocratie de gouverneurs et de généraux, de bureaucrates et de marchands,
se forme encore autour du trône. Toute promotion sociale, par la richesse et le
prestige, dépend de la fonction. Grades et charges assurent la suprématie écono¬
mique et politique des Manamboninahitra («officiers» militaires et civils à la
fois), nobles ou roturiers. Le mariage de la reine et du Premier ministre laisserait
supposer que la révolution politique hova s’accompagne d’une révolution morale.
Il n’en est rien cependant. L’esprit de caste subsiste, avec la hiérarchie rigoureuse
des clans. Les attributs et signes distinctifs de la noblesse (dans le langage, dans

cruel
roka,
une
castes,
qui
boeufs
les
tôt,
malgache,
Radama,
de
si
Lui-même
modestes.
31.
32.
puissant»
Radama
3de
se
éclatante
enfin
de
descendants
chefs
Pour
Cf.
trouvait
au
temps
à leur
encore
Tamatave
bénéfice
1953)
les
et
lede
àles
(Journal
décadence
son
l’abolition
immémorial
chef
revanche.
marchands
maintenant
la
nobles
des
lefrère
famille
des
ded’une
peuple
(monopole
nobles
, tous.
anciens
de
12
bénéficiaient
D’après
(sentiment
deAndafiavaratra,
naissance,
autre
oct.
Ambohimalaza,
vivaient
d’Imerina
dans
dans
la chefs
traite
1817).
de
famille
CHAPUS
leleur
l’exportation)
àpays
de
ces
Vazimba,
:l’aise
du
ymajorité.
«Ils
Raombana).
Raombana
reconnut
hova,
mariages
même
etet
lui
de
nobles
s’il
MONDAIN
les
laavaient
rivale,
vaincus
avait
privilège,
J.
vente
avec
enfants
en
royaux
Hastie
énumère
entre
Pour
l’intention
1854
mais
satisfaction
demandé
des
jadis
les
note
pour
(Rainilaiarivony,
de
les
ont
captifs,
: respectée
4les
Andafiavaratra,
par
Rainiharo,
nobles,
pu
membres
cette
des
privilégiés
d’où
de
les
apparaître
l’union
qui
quantités
les
princes
objection
était
(Journal,
etobliger
l’avait
de
mort
les
mystique
venu
du
un
laandriana,
liés
rendu
comme
cependant
«ministres»
commerce
des
famille
homme
au
deux
tout
Daux
travail,
conseillers
1,lui-même
des
ans
Antehi-
l’argent
le
p.
royale,
c’était
d’Ëtat
signe
deux
83).
plus
eux
des
de
852 SIMON AYACHE

l’architecture domestique ou funéraire) ne sauraient être usurpés, et nulle


«mésalliance» tolérée. Eux-mêmes, la reine et son époux, s’ils partagent «la
même maison», ne partageront jamais «le même tombeau». Mais la révolution
hova aura provoqué le dépassement de cet esprit de caste : l’aristocratie nouvelle,
à l’intérieur
solidarité de classe.
de la nation, adopte un comportement de classe, manifeste une

Solidarité dans la conquête et le partage des privilèges. Même si les Andafiava-


ratra gardent seuls le pouvoir politique suprême, ils admettent une distribution
équilibrée des hautes charges et des profits. La reine envoie des gouverneurs
hova à Tamatave, andriana à Majunga. Chacun assume à son tour le commande¬
ment des grandes expéditions militaires, des «campagnes lucratives». Princes, et
princesses, de la famille royale, chefs Tsimiamboholahy et Tsimahafotsy reçoi¬
vent de grands domaines et bénéficient de la corvée pour les exploiter. Ils acca¬
parent aussi bien le travail servile. Ils participent ensemble au monopole du
commerce extérieur et tentent d’y ajouter celui des échanges intérieurs, ou des
industries naissantes lancées par les étrangers en particulier. Leurs clientèles,
leurs innombrables aides-de-camp organisent des réseaux de collecte pour les
produits importés. Afin d’asseoir cette puissance économique l’oligarchie merina
doit s’appuyer à la fois sur les étrangers «utiles» et sur les notables provinciaux.
Ces derniers lui servent d’intermédiaires, non seulement pour «tenir» les provin¬
ces, mais aussi pour les exploiter. Ne les appelons pas «collaborateurs», ni
«ralliés» ; ce sont des associés qui se séparent facilement des masses «prolétari¬
sées», et reçoivent leur part d’avantages33. Avec les étrangers, toujours surveillés,
alternent coopération et concurrence. On chasse les traitants européens en
1845 ; ils reviennent en 1854. Une fructueuse contrebande officielle s’organise
entre temps, et se poursuit en associations variées. Rainiharo, Commandant-en-
chef, partage les bénéfices de Laborde à Mantasoa, Ranavalona I, ceux de
Delastelle à Mananjary ou de Marks à Majunga ; Rainilaiarivony est membre de
La Société Bremon, Docenthe and C°... Laborde et Delastelle avec le titre,
noble, â’Andriamasinavalona s’intégrent même à l’oligarchie et nombre de
notables provinciaux font cause commune avec elle.
Cette puissante aristocratie34 exerce en Imerina comme en province un
pouvoir beaucoup plus dur que les rois des époques précédentes, pourtant
«absolus» en principe. Son idéologie de classe dominante, riche et instruite, ne
fait aucune place à l’individualisme, ni au libéralisme, encore moins à l’esprit
démocratique ou «républicain» (on prononça le mot de république en 1863,
après l’assassinat de Radama II). Dans ses jeunes années, Rainilaiarivony, éloigné
des siens, fait figure exceptionnellement de self-made man, mais sa famille le
récupère vite et lui-même développera au plus haut point le sens de la solidarité
du clan. Les initiatives libérales de Radama II, ouvrant le pays à la concurrence
commerciale étrangère, pour une bonne part lui coûtent la vie. Si elle feint de
33. Les Mémoires de Mme M. Rasoamiaramanana et de G. Rantoandro nous fournissent
quelques portraits de notables. Isaky, à Tamatave possédait en 1853 un capital de 6.300
piastres, 300 pièces d’étoffe, 100 esclaves, autant de boeufs.
esclaves)
34. Ondespeut
fortunes
être certain
considérables
que l’oligarchie
en valeurmerina
absolue,
thésaurisa
et énormes
(en terres,
à l’échelle
boeufs,
de l’économie
piastres et

malgache
oser
des entreprises
parlerdudestemps,
bancaires
paysans.
ou Cependant,
ou
proportionnellement
industrielles
aucune
de grande
accumulation
à laenvergure.
richessededes
capital
commerçants
susceptiblemoyens,
de soutenir
sans
MONARCHIE MERINA AU XIXe SIÈCLE 853

vouloir limiter le pouvoir royal en imposant à Rasoherina, en 1863, une «consti¬


tution» , en vérité l’oligarchie compte fermement utiliser au maximum le prestige
sacré de la royauté, ce qu’elle fera jusqu’au bout. Dans un climat d’oppression
économique et de luttes sociales, les privilégiés pratiquent une politique sans
concession, au contraire appuyée sur la permanente menace de l’esclavage. Le
paysan producteur malgache subit les prix décidés par les collecteurs et reven¬
deurs, au service des grands. Le commerçant modeste voit ses déplacements et
ses affaires restreints par l’obligation d’accomplir la corvée, à tout moment, dans
son village natal, ou d’obtenir un passeport délivré par des autorités qui le trai¬
tent en concurrent. La révolte populaire gronde en Imerina, autant qu’en pro¬
vince et la répression sévit sous les mêmes formes. En juillet-août 1863, quand le
peuple d’Imerina, se sentant dupé, se soulève et pille les grandes propriétés
autour de la capitale, Rainilaiarivony envoie contre lui, en Imamo, au Voni-
zongo, une armée entière, et c’est par milliers que se comptent les victimes ou
les esclaves ramenés à Tananarive. Cependant, quand le soldat de la reine, armé
d’un fusil anglais ou américain se trouve face à face avec le paysan du Vonizongo
ou du Betsileo, il ressemble plus — s’il faut encore des comparaisons — au soldat
de Clémenceau devant le vigneron du Midi français, qu’au parachutiste devant le
fellagha. Alors jaillit souvent l’étincelle de la conscience nationale. Raombana en
témoigne, pour le milieu du XIXe siècle déjà.

Sa Majesté était sur le point d’envoyer une armée contre Ivohibe pour incen¬
dier cette ville à l’aide des bombes que l’on fabriquait alors en grand nombre...
Les officiers furent désignés... Au dernier moment, deux officiers de cœur (il
s’agit de Raombana lui-même et de son frère Rahaniraka, mais beaucoup de
chefs merina partageaient leurs sentiments), qui ne désiraient pas la mort des
gens des provinces de Madagascar contre lesquels on envoyait l’expédition, et
qui ne tenaient pas à faire périr les soldats, réussirent, grâce à une politique
adroite, à empêcher le départ de l’armée35.

*
* *

Cet héritage du passé fut travesti et utilisé par la colonisation au service de sa


«politique des races». Mais la raison historique, dépassionnant un ancien débat,
permet d’apercevoir la source réelle de l’inégal développement des régions
malgaches. La monarchie merina, avant la colonisation, beaucoup moins qu’elle
cependant, porte sa part de responsabilité dans la mesure où l’aristocratie qui la
dominait laissa progressivement s’aliéner l’économie nationale et refusa aux
classes dirigeantes des provinces, elles-mêmes, une place suffisante dans l’appareil
du nouvel État. Mais peut-être, si l’on en croit Renan, «en fait de souvenirs natio¬
commandent
naux les deuilsl’effort
valent-ils
en commun».
mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils

A travers le XIXe siècle, deux combats difficiles mobilisèrent donc toutes les
forces de la monarchie merina : le regroupement des populations, des terres
malgaches, et la défense de la souveraineté nationale à l’extérieur. Ces deux

35. Annales, B 2, p. 100.


854 SIMON AYACHE

ambitions furent toujours étroitement liées : la nécessité de tenir d’une main


ferme l’ensemble des terres malgaches contre les tentatives coloniales de l’Europe
fournit à la conquête merina l’une de ses motivations principales. Un pays qui se
sentait en état de siège ne pouvait se passer de l’unité intérieure. Nombre de
kabary royaux expriment symboliquement une telle nécessité : ainsi le kabary
de Radama I, sur les rives du Manareza en 1823 :

Si quelqu’un choisit pour fiancée cette terre et prétend qu’elle constitue son
héritage, je m’y oppose.
Ayez confiance, ô Peuple d’en-bas, vivez dans la paix et la tranquillité ! Vous
n’avez rien à redouter car le pays, et le royaume m’appartiennent. Je suis votre
père, je suis votre mère ; n’appréhendez rien, ne craignez rien, livrez-vous à vos
cultures, vous les gens d’en-haut et vous les populations d’en-bas, je suis votre
père et votre mère à tous...

Mille difficultés s’opposèrent à la réussite, et la monarchie de Tananarive


manqua aussi, peut-être surtout, du temps nécessaire. En France, après des
siècles d’action centralisatrice, on constate encore en 1789 que le pays se com¬
pose d’un «agrégat de peuples désunis». Aux États-Unis, en Allemagne, en Italie,
l’unité
courrierss’accomplit
de Rainilaiarivony
à l’ère des
ont chemins
besoin dede5 jours
fer etpour
du télégraphe,
atteindre Tamatave,
alors que20les
à
30 pour Maroantsetra. La conquête et l’administration autoritaire firent surgir,
non pas des nationalismes locaux, mais le sentiment de particularismes régionaux
et suscitaient parallèlement l’essor d’un patriotisme merina qui n’était pas encore
pour tous un patriotisme national (il le devenait déjà cependant pour les esprits
éclairés). Au-delà de ses déboires, le mérite de la monarchie merina fut tout de
même d’avoir engagé le processus, irréversible, de l’unité institutionnelle. Asso¬
ciée à l’idée de l’État, elle créa le mythe de l’unité nationale, avant de pouvoir la
réaliser effectivement. Le mythe précède obstinément la réalité, mais il était
parfaitement fondé historiquement, fondé sur l’unité géographique du vaste
pays, sur les origines communes du peuple, sur l’identité de la culture. Ce qu’une
monarchie autoritaire, où l’esprit de caste durcissait les oppositions de classe, ne
fut pas en mesure de réussir, une démocratie peut se promettre de le réaliser
pleinement, créant la Nation après l’État. Depuis l’indépendance, l’unité natio¬
nale représente un thème permanent de réflexion et d’action pour la République
Malgache. L’histoire fournit ici les arguments les plus rassurants.

Simon AYACHE.

RÉSUMÉ

Fondamental dans l’histoire de Madagascar, le problème de l’unité, difficile à


dépassionner, sollicite plus que tout autre l’historien. L’étude des rapports éta¬
blis au XIXe siècle entre le pouvoir central, instauré à Tananarive par la monar¬
chie merina et les territoires conquis, érigés en provinces, fait apercevoir la
MONARCHIE MÉRINA AU XIXe SIÈCLE 855

nécessité de redéfinir strictement en fonction du contexte historique malgache


"vrai, nombre de concepts dont l’usage inconsidéré fausse les résultats de toute
recherche saine : tribu, ethnie, peuple, colonisation, féodalité, bourgeoisie.
L’analyse de l’expansion merina (causes, formes d’occupation, réactions popu¬
laires locales), le tableau des sociétés issues de la conquête, en dépit des appa¬
rences (exploitation économique) interdisent de conclure au «fait colonial».
Ici, conquête signifie affrontement entre les royaumes malgaches et non luttes
tribales. Le triomphe politique de la royauté merina, aboutissement d’un lent
mouvement vers le regroupement des terres et des hommes, servi par de multiples
circonstances (puissance économique et démographique ; alliance anglaise)
apparaît un phénomène inscrit dans le développement interne de l’histoire
malgache propre.
L’idéologie de la conquête, malgré d’infinies contradictions vivement ressen¬
ties au niveau des populations soumises, reste celle de l’égalité des sujets. Mais
une égalité politique violemment niée par l’exploitation sociale, due à l’action
d’un nouveau groupe dominant, lui aussi né de la guerre. L’oligarchie merina qui
domine à Tananarive et met en tutelle la royauté, tout en bénéficiant de son
prestige sacré, asservit et exploite à la fois la masse du peuple en Imerina et les
populations côtières. Il ne s’agit nullement d’une nouvelle «bourgeoisie» mais
d’une aristocratie militaire, composée de roturiers et de nobles, qui s’empare,
avec les hauts grades de l’armée et de l’administration, des moyens de produc¬
tion, monopolise les échanges fructueux et annexe le pouvoir. Son comportement
de classe dominante explique l’inégal développement des régions de Madagascar,
compromettant l’œuvre historique de la monarchie merina. Celle-ci manqua des
moyens et du temps nécessaires pour réaliser l’unité dans l’harmonie. Elle se
trompa sans doute aussi sur les méthodes. Mais elle garde le mérite d’avoir conçu
cette unité comme indissolublement liée à la défense de l’indépendance du pays.
nationale.
Une vision claire du passé rassure donc et consolide aujourd’hui la conscience

SUMMARY

The problem of unity, fundamental in the history of Madagascar and difficult


to render objectively, tempts more than any other the historian of this region.
The study of the relations established in the 19th century between the central
authority — installed in Tananarive by the merina monarchie — and the conque¬
red territories, divided into provinces, makes clear the need to redefine precisely
within the true Malagasy historical context certain key concepts, the careless use
of which will render even conscientious research inexact. These key concepts
are : the tribe, ethnicity, people, colonization, feudalism, bourgeoisie. An analysis
of the merina expansion, its causes, forms of occupation, local popular reaction
— and the tableau of the societies surviving this conquest, in spite of appea¬
rances (economic exploitation), does not permit one to draw a conclusion of a
«colonial» conquest. Here, «conquest» implies confrontations between Malagasy
kingdoms and not tribal wars. The political triumph of the Merina kingdom
— the result of a slow movement toward the regrouping of men and land, affected
by numerous circumstances such as economic and demographic power and the
English alliance — appears a phenomenon inscribed in the internal development
of Malagasy history.
The ideology of the conquest, despite infinite contradictions deeply felt by
the subjugated peoples, remains that of equality of the subjects. But it is a
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political equality violently negated by social exploitation emanating from a new


dominant group, itself born of war. The Merina oligarchy which dominates and
maintains the kingdom in tutelage, benefitting from its sacred prestige, enslaves
and exploits the mass of people in Imerina and those inhabiting the coastal
regions. It is not a matter of a new «bourgeoisie», but of a military aristocracy
composed of commoners and nobles which seizes, along with the higher echelons
of the army and the administration, the means of production, monopolizes
fruitful exchanges and annexes power. Its behaviour as a dominant class explains
the unequal development of the regions of Madagascar, compromising the histo¬
rical achievement of the Merina monarchy, which lacked the means and the time
to achieve harmonious unity. The ronarchy was without doubt also mistaken
in its methods but will guard its reputation of having conceived of this unity as
indissolubly linked to the defense of the independence of the country. A clear
vision of the past thus today strengthens and consolidates the national conscience.

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