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Cahiers de la Méditerranée

Notions et outils pour appréhender le paysage urbain. Une


approche épistémologique
Frédéric Pousin

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Pousin Frédéric. Notions et outils pour appréhender le paysage urbain. Une approche épistémologique. In: Cahiers de la
Méditerranée, n°60, 1, 2000. Paysages urbains (XVIe-XXe siècles). Tome II [Actes du colloque de Grasse, décembre
1998] pp. 1-20;

doi : https://doi.org/10.3406/camed.2000.1270

https://www.persee.fr/doc/camed_0395-9317_2000_num_60_1_1270

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NOTIONS ET OUTILS POUR APPREHENDER LE
PAYSAGE URBAIN
UNE APPROCHE EPISTEMOLOGIQUE.

Frédéric POUSIN
CNRS. UMR LOUEST. Paris X

II nous semble nécessaire en introduction à notre communication de


rappeler que la notion de paysage urbain implique évidemment l'ordre du
visuel. En effet dans paysage urbain il y a paysage et l'on sait que la vue est
constitutive de la notion même. Louis Marin interrogeant l'implication du
regard dans la constitution de l'idée de paysage, partait des définitions qu'ont
pu donner du terme quelques dictionnaires pour faire travailler la double
direction que suppose la présentation d'une étendue de pays à l'oeil qui le
perçoit1.
De fait, que tout paysage suppose un regard ne signifie pas pour autant
que ce regard soit à lui seul constitutif du paysage contrairement à ce que
soulignaient les dictionnaires du XIXème siècle. Louis Marin posait la question
de la présentation originaire de la Nature, dont il décelait la présence dans la
définition du Robert : "partie d'un pays que la nature présente à l'oeil",
présentation qui antéposé au geste du regard l'immersion de l'oeil,
l'enfouissement du corps sensible, ainsi que la manifestation d'un Kunstwollen
de la Nature par laquelle elle accéderait à la représentation2.
Le paysage urbain se raccrocherait alors - presque logiquement
pourrions nous dire - aux représentations de l'urbain impliquant le regard,
c'est à dire aux vues de ville .

î - "Une ville, une campagne de loin...: paysages pascaliens", Littérature n° 61, fev. 86,
2 - "Qu'est ce qu'un paysage ? A consulter les dictionnaires et malgré leurs variations, on
constatera de solides constances sémantiques dans leurs définitions. Citons en trois : Robert :
"partie d'un pays que la nature présente à l'oeil qui le regarde" - Larousse : "Étendue d'un pays
que l'on peut embrasser dans son ensemble"- Littré : "Étendue d'un pays qu'on voit d'un seul
aspect. "Pour nos trois auteurs tout paysage implique un regard, toutefois dans les deux
dernières définitions, ce regard est ramassé dans l'unité d'un sujet, se dissimulât-il dans
l'anonymat d'un "on" ou dans la modalité du possible, sujet véritablement constructeur du
spectacle qu'il se donne dans l'abstraction des conditions objectives qui en permettent la prise
en compte
Tout paysage implique un regard, mais celui-ci peut n'être point premier, antérieur au monde
qu'il perçoit. L'oeil de Robert reçoit ce que la Nature présente, c'est-à-dire cette partie d'un
pays où l'oeil est déjà immergé et le corps sensible enfoui avant même ce geste où un paysage
se recueille. Dès lors à suivre notre auteur, le paysage dans l'oeil qui le regarde, à la mesure de
cet oeil, naîtrait ou apparaîtrait d'une pliure du "pays" dans sa "partie", repli qui serait la
présentation d'un kunstwollen de la Nature par où celle-ci accéderait à la représentation", ibid.
p. 5-6.
POUSIN Frédéric : Notions et outils pour appréhender le paysage urbain.

Un tel lien entre paysage et ville, implicite dans le vocable "paysage


urbain", prend dès lors une épaisseur diachronique, et historique qui peut
paraître vertigineuse, tant il nous conduit à remonter dans le temps et à en
suivre la charge problématique. Il y a là, certes, un chantier pour l'historien et
le philosophe qui a, d'ores et déjà, fait l'objet d'investigations sérieuses3 et qui
déborde notre propos.
Pour notre part, nous voulons mentionner cette filiation entre vue de
ville et paysage urbain pour souligner le rapport étroit que la notion de
paysage urbain entretient avec la question de la représentation. C'est donc tout
naturellement que nous avons ouvert cette communication par une évocation de
Louis Marin qui, tout au long de son oeuvre, s'est attaché à construire une
pensée théorique de la représentation et surtout à en mettre à jour les
fondements philosophiques. Mais aussi, nous allons le voir, l'usage du vocable
"paysage urbain" dans le champ de l'architecture et de l'urbanisme, qui
constitue notre terrain d'étude, ouvre directement, en relation avec le visible,
sur des questions de représentation, qui ne sont pas seulement d'ordre
pragmatique, c'est-à-dire liées à l'intervention sur la ville4.
En architecture, la notion de paysage urbain fait l'objet de réflexions
conséquentes dans la seconde moitié de ce siècle. C'est surtout dans les années
1960 et 1970, période favorable aux études urbaines que le terme se répand, en
particulier dans le vocabulaire anglo-américain.
Suivant Augustin Berque5, l'apparition du terme daterait de ces mêmes
années 1960. Nous nous proposons de nous déplacer outre-Manche et outre-
Atlantique pour saisir un moment clé de l'histoire de cette notion. Il s'agira
d'étudier comment le paysage urbain se construit chez les architectes et
urbanistes, ce qu'il mobilise, d'en dégager les enjeux. Nous examinerons les
écrits "fondateurs" de la notion et nous les mettrons en perspective par
rapport à une tradition architecturale et iconographique.
Nous allons présenter pour cela deux ouvrages : Townscape de Gordon
Cullen6 qui ouvre une tradition anglo-saxonne d'intervention sur l'urbain, le
"visual planning", et Learning from Las Vegas de Denise Scott-Brown et

3 - Cf. Becte, Jean-Marc, "Représenter la ville ou la simuler ? (Réflexions autour d'une vue
d'Amsterdam au XVIème siècle), LIGEIA 19-20, Juin 1997, p. 43-55.
4 -Cf. Pousin, F., "Projet de ville, projet de paysage", LIGEIA, op. cit. , p. 112-120.
5 - Cf. Berque Augustin, "La forme de Tokyo. Parler du paysage, c'est le faire", LIGEIA, op.
cit. p. 92-95. Toutefois il nous a été donné de rencontrer une occurrence de ce terme dans les
travaux de géographes au début du siècle.
6 - Cullen, G., Townscape, Architectural Press, 1961, The concise Townscape, éd. with new
material, Architectural Press, 1971.
POUSIN Frédéric : Notions et outils pour appréhender le paysage urbain.

Robert Venturi7, essai d'architecture qui, pour certains8, domine la seconde


moitié du XXème siècle et qui modifie en profondeur le regard porté sur la
ville contemporaine. Ainsi, notre intention est ici de comprendre ce qui se joue
et ce que met en jeu l'idée de paysage urbain chez les architectes et les
urbanistes.
Le néologisme Townscape constitue le titre de l'ouvrage de Cullen
dont la première publication date de 1961. Lors d'éditions successives le titre
deviendra The Concise Townscape . Il retient notre attention pour ce qu'il
tente d'élaborer un vocabulaire original. Comment se met-il en place et à
quelles fins ?
Dans l'édition de 1961, Cullen argumente la nécessité de nouvelles
formes de pensée et d'interventions sur la ville qui s'appuient sur la faculté du
regard et qui seront au fondement même du "visual planning ".
Il est remarquable de constater que les idées forces de la pensée
contemporaine du paysage sont ici en germe, savoir appréhender le paysage
comme une relation à la fois technique et symbolique - donc traitant du sens -
de l'homme à son environnement, entendu comme une réalité complexe9.
Pour Cullen, l'essence de la ville résiderait non pas tant dans les
éléments propres qui la constituent que dans les relations que ces divers
éléments entretiennent les uns avec les autres et qui sont perçues par un sujet
sensible 10.
Nous retenons le rôle crucial dévolu à la vue en tant qu'elle est liée à la
mémoire et à l'expérience ainsi que la tentative d'en rendre compte grâce à
quatre notions qui manifestent une volonté de structuration d'un champ de la
pensée et de l'action, tout en demeurant fondamentalement empirique.
- La première notion, dénommée "optics", décrit le processus de
perception de scènes visuelles liées les unes aux autres. L'idée de "vision en
série" lui est essentielle. Il s'agit d'un processus dynamique qui lie vue
existante et vue émergente, et qui, parce qu'il articule la vue sur l'imaginaire,
introduit la dimension de théâtralité inhérente à la ville11.
- La seconde notion, le "lieu ", décrit les implications de la position d'un
corps dans l'espace, notamment lorsque celui-ci est en mouvement. Les
catégories d'ici et là bas, permettent de structurer dialectiquement le rapport
du corps à son environnement.

7 - Venturi, R., Scott Brown, D., Izenour, S., Learning from Las Vegas, MIT Press, 1977, tr.
fr. L'enseignement de Las Vegas ou le symbolisme oublié de la forme architecturale, Mardaga,
1977.
8 - Cf. Cohen, Jean-Louis, Saper vedere Las Vegas, Lotus 93, pp. 96-108.
9 - Cf. Berque, Augustin, Les raisons du paysage, Hazan, Paris, 1995.
10 -"In fact there is an art of relationship just as there is an art of architecture" (p. 7)
1 1 - Cf. Jackson, John Brinckerhoff, "Landscape as theater", Landscape 23, n°l, 1979.
POUSIN Frédéric : Notions et outils pour appréhender le paysage urbain.

- La troisième notion, le "contenu", traite de ce qui constitue la ville,


caractère et matérialité. La conventionalité y joue le rôle de toile de fond.
- La quatrième notion, la fonctionnalité, traite du caractère non
équivoque, substanciel et économique du vernaculaire.
Ces quatre notions visent à générer un "art du jeu " dans l'exercice de
la planification, destiné à contrebalancer le poids des statistiques et des
diagrammes. L'art du jeu introduit l'idée d'un développement processuel non
prévisible, se démarquant de la procédure, idée aujourd'hui prise très au
sérieux.
Pour mieux apprécier le caractère innovant du propos de Cullen et sa
critique radicale des formes de planification reposant seulement sur des
approches qualifiées de "scientifique", il faut évoquer le contexte des
approches méthodologiques alors dominantes dans le monde anglo-saxon.
Ouvrons ici une parenthèse qui permettra de mieux comprendre également la
position de Venturi et de son équipe tout à l'heure.
Une histoire des approches méthodologiques12 distingue deux étapes
majeures. L'une qui s'est développée autour des grands symposiums anglais
dans les années 1960 - dont les figures emblématiques furent sans conteste
Christopher Alexander et John Christopher Jones. Elle visait une
rationalisation des démarches de design par une mise au jour des structures
logiques mises en oeuvre. La rationalisation empruntait la voie de la rigueur
scientifique propre à la cybernétique. L'autre étape, que l'on daterait du début
des années soixante dix, emprunte la voie ouverte par Herbert Simon d'une
science de l'artificiel naissante. Elle se caractérise par une approche non plus
logicisante mais systémique. C'est le réductionnisme et le quantitativisme de la
première période, les représentations du design qui offraient l'apparence de
modèles issus de l'algorithmique que critique sans appel Cullen.
Son approche holiste de l'urbain porte en elle la critique des approches
sectorialisées, qui nourrit aujourd'hui la pensée et la pratique des paysagistes.
Ainsi, il substitue à l'architecture la notion d'"environnement" pour ce qu'elle
inclut la dimension du sujet - ce qui apparaît aujourd'hui un contre emploi du
terme13. Dans la préface de 1971 à une nouvelle édition, il constate que la
production du cadre urbain n'a pas manifesté de changements notables en 10
ans et il déplore que l'esprit de Y" Environnement Game" fût demeuré
incompris. Il critique à nouveau 1' approche parcellarisée de la ville14 et

12 - Cf. J.P. Chupin, Le projet analogue : Les phases analogiques du projet d'architecture en
situation pédagogique, thèse de Ph.D. en aménagement, Université de Montréal, janvier 1998,
ch. 2 "Horizons et limites des représentations méthodologiques de la conception architecturale".
13 - Cf. les théories du paysage développées en France par A. Berque et A. Roger, cf. Roger,
Alain, Court traité du paysage, Paris, 1997.
14 - "By breaking down the environment into its constituent parts the ecologist can fight for his
national parks, local authority for its green belts, antiquarians for conservation areas and so on.
This is already happening " pi 6.
POUSIN Frédéric : Notions et outils pour appréhender le paysage urbain.

souligne l'incompatibilité entre les temporalités toujours accélérées de la


modernité et les temporalités de l'homme.
Nous voudrions désormais interroger la valeur cognitive du visuel, à la
fois outil pour penser et agir sur l'environnement construit.
Pour cela nous réfléchirons à la manière dont les notions se déclinent
en diverses catégories15, présentées en relation étroite avec des fragments
d'espace construit.
Les notions sont reliées à des exemples, cas concrets dénotés par un
titre et décrits par un commentaire assez conséquent. L'exemple est ainsi

15 - La notion à' optics se décline au travers d'une seule catégorie : serial vision qui donne lieu
à trois exemples. La seconde notion, place, se décline suivant 48 catégories toute empiriques
dont la signification se dégage de la relation entre l'image et son commentaire. Donnons pour
exemple : possession, occupied territory, viscosity, enclaves, indoor landscape and outdoor
room, etc.... La troisième notion content est, elle aussi, confrontée à la nécessité de se décliner
suivant plusieurs catégories, dont certaines sont dites traditionnelles : great landscape,
metropolis, town, arcadia, park industrial, arable, wild nature. Au total 32 catégories en réalité
très empiriques également, dont certaines ont pour fonction de relier la perception à l'imaginaire
comme the tale tell.
La quatrième notion est constituée par la tradition fonctionnelle et déclinée suivant 9 catégories
qui vont de la structure à la route en passant par la texture, le texte (lettering), etc...
16 - Cf. Pousin F. : "Le carnet de croquis, journal de bord de l'architecte"
17 - N. Goodman, Les langages de l'art, Éditions J. Chambon, Nîme, 1990
18 - Venturi, R., et al. , op. cit., p. 17.
19 - "Dresser la carte des composants Nolli à partir d'une photographie aérienne fournit une
coupe étonnante des systèmes du Strip. Ces composants, séparés et redéfinis, pourraient être du
terrain vague, du bitume, des automobiles, des bâtiments et des espaces cérémoniels.
Ensemble, ils décrivent pour Las Vegas l'équivalent du chemin du pèlerin, bien qu'il y manque,
comme à la carte de Nolli, les dimensions iconologiques de l'expérience." p. 32
20 - Deux ordres du Strip : celui visuel, évident, des éléments de la rue et l'ordre visuel difficile à
percevoir des bâtiments et des enseignes. La zone de la grand route est un ordre partagé. La
zone hors de la grand route est un ordre individuel. Les éléments de la grand route sont d'ordre
civique. Les bâtiments et les enseignes sont privés. Ensemble ils englobent la continuité et la
discontinuité, le mouvement et l'arrêt, la clarté et l'ambiguïté, la coopération et la concurrence,
la communauté et l'individualisme farouche. Le système de la grand route régularise les
fonctions délicates des entrées et des sorties, aussi bien qu'il confère au Strip l'image d'un
ensemble cohérent. Il crée également des lieux où de nouvelles entreprises peuvent croître et
contrôle la direction générale de cette croissance. Il permet sur toute sa longueur, la diversité et
le changement et règle l'ordre compétitif et contrasté des entreprises individuelles, p. 34.
21 - Venturi, R. , Scott Brown, D., Izenour, S., L'enseignement de Las Vegas, op. cit. p. 84.
22 - Cf. les recherches sémiotiques ultérieures pour rendre compte de la construction du sens
de l'architecture et de l'urbain, notamment Rénier, A., Les représentations mentales de
personnes concernées par le quartier de la gare à Strasbourg, Agence d'urbanisme de
l'agglomération strasbourgeoise, 1988 ; Rénier, A., Groupe , L'eau et l'urbain à Laval, Paris,
Plan urbain 1989-92.
POUSEN Frédéric : Notions et outils pour appréhender le paysage urbain.

premier et de lui découle le reste, ce qui expliquerait le caractère empirique


des catégories dont certaines peuvent se trouver structurer différentes notions.
Il est clair que la réflexion part des objets urbains rencontrés et que
l'ouvrage de Cullen tente ensuite de systématiser un ensemble de références en
développant une réflexion sur ce qui, de la ville, fait paysage, c'est à dire un
lieu habitable au sens phénoménologique de ce terme, un lieu qui fait sens pour
ceux qui pratiquent et habitent les espaces urbains. Ne peut-on voir, pour
paraphraser Louis Marin, dans ces fragments de ville une manifestation du
kunstwollen de l'urbain par lequel il accéderait à la représentation ?
Pour notre part nous voudrions rappeler que Cullen est architecte et
qu'il n'est guère étonnant que celui-ci parte des objets pour élaborer sa
réflexion. Ne peut-on voir dans ce travail de relevés et d'organisation des
références, la version moderne et élargie du voyage de formation de
l'architecte tel qu'il s'est développé à la fin du XVIIIème siècle? Que l'on pense
aux carnets de Percier et Fontaine. Ceux-ci élaborent au travers de leur voyage
une idée de l'architecture urbaine qui se construit au travers de l'interprétation
des "monuments" rencontrés, "monuments" qui intègrent désormais des
fragments tels une place, une porte, etc.. fragments qui sont élevés au rang de
modèles16.
Nous voudrions situer également l'entreprise de Cullen par rapport à la
tradition des"pattern books", recueils d'exemples diffusés largement au XVIIIe
et XIXe siècle dans le monde anglo saxon. A la différence àzs'pattern books",
l'ouvrage de Cullen ne se donne pas comme un ensemble de modèles plus ou
moins adaptables. Il ne constitue pas non plus un simple système de références
personnelles du fait du souci d'organisation des exemples par rapport aux
notions constitutives du townscape.
Comprendre comment se met en place une pensée qui part des objets ne
suppose pas seulement d'interroger le regard comme une modalité cognitive. Il
convient également d'interroger la capacité de l'urbain à se présenter au
regard. Il nous est alors précieux de pouvoir relier cette interrogation à celle
de la mise en représentation, ce à quoi procède bien évidemment Cullen. Chez
lui, une telle mise en représentation se construit sur le mode de
1 'exemplification pour reprendre la terminologie de N. Goodman17.
N. Goodman distingue quatre modes de signifier - ou de référer, car
pour lui signifier c'est référer -, dont l'exemplification qui serait le mode de
signification le plus largement partagé par les édifices. L'exemplification, à la
différence de la dénotation, ne va pas du symbole vers ce à quoi il s'applique,
mais dans la direction opposée, elle remonte du dénoté vers le symbole. On
peut dire qu'un objet exemplifie une propriété lorqu'il est littéralement dénoté
POUSIN Frédéric Notions et outils pour appréhender le paysage urbain.

:
par cette propriété. Ainsi, une église peut exemplifier la géométrie de son plan
au sol.
Chez Cullen, on peut considérer que les fragments d'espaces urbains
convoqués exemplifient les catégories qui les dénotent. Toutefois, ces
fragments sont appréhendés par la vue, puis mis en image, ce qui introduit
plusieurs niveaux de complexification. Il s'agit d'une étude que nous avons
commencée et qui demande à être avancée.
Nous allons maintenant présenter l'entreprise de R. Venturi et D. Scott
Brown à Las Vegas qui, elle aussi, est une entreprise d'apprentissage du regard
et qui se positionne indépendamment des recherches méthodologiques sur le
design en architecture, bien qu'à l'instar des travaux d'inspiration systémique
évoqués dans notre parenthèse, ils placent la complexité au centre de leur
réflexion. Mais la prégnance accordée au regard et la volonté d'en rendre
compte nous ont fait choisir ce texte comme fondateur d'une pensée
architecturale sur le paysage urbain. Citons Venturi :
"La rue commerçante, le Las Vegas Strip en particulier -
exemple par excellence - lance à l'architecte le défi de la
regarder positivement, sans préjugés. Les architectes ont
perdu l'habitude de regarder l'environnement sans
jugement préconçu parce que l'architecture moderne se veut
progressiste, sinon révolutionnaire, utopique et puriste ;
elle n'est pas satisfaite des conditions existantes " I8
Remarquons que dans la formulation des auteurs, c'est la rue
commerçante qui lance le défi au regard de l'architecte. On retrouve ici
l'inversion de la direction entre regard et paysage relevée par Louis Marin
dans la définition de Robert.
En outre, Venturi et son équipe revendiquent une investigation
délibérée du côté des formes et outils de représentation, sans se référer au
"visual planning ".
La ville de Las Vegas est présentée comme un archétype de la ville
commerçante. La comparaison est menée avec la Rome du XVIIIème siècle, et
le plan établi par Nolli sert de modèle pour construire une représentation de
Las Vegas, avec pour objectif de faire voir les liens complexes et sensibles
entre espaces privés et publics de la ville. C'est le modèle de la ville
européenne et méditerranéenne que Venturi convoque comme point de repère.
La transposition du plan de Nolli est faite à partir d'une vue aérienne de Las
Vegas '9.
Venturi et son équipe se livrent ainsi à une véritable entreprise de
sémantisation des composants de la grande artère commerçante, qui entend
intégrer les recherches issues de la géographie des représentations, notamment
POUSIN Frédéric : Notions et outils pour appréhender le paysage urbain.

les études menées par Kevin Lynch et son équipe sur les représentations de
l'expérience en milieu urbain.
Nous voudrions examiner les notions et catégories - iconographiques et
cognitives - mises en oeuvre par Venturi et son équipe.
La cartographie est déclinée sous ses multiples formes, dans des
finalités parfois non conventionnelles : par exemple une carte d'utilisation des
sols permet de révéler un plan de base systématique des casinos. Les cartes de
distribution montrent des types d'activités à des fins comparatives, la carte des
rues permet de dégager et de mettre en relation mouvements et axialité
symbolique.
C'est toujours la double fonction d'enregistrement et de révélation d'un
ordre spatial, d'une densité, voire d'une intensité d'utilisation ou de kilowatts
qui est sollicitée dans la carte. Elle fait ainsi accéder au visible une information
d'un autre ordre.
Pour saisir la profusion du visuel de Las Vegas la diversité des formes
d'expression photographique est utilisée, parmi laquelle l'iconographie
touristique, en particulier les panoramas photographiques. L'inventaire
descriptif de ce qui s'offre à la vue recourt à des catégories composites
empruntées à l'architecture, à l'histoire de l'art, à la représentation. La
description n'isole pas les objets de leur environnement, de même qu'elle relie
intérieur et extérieur.
Parallèlement les auteurs proposent d'organiser le visible à partir de
deux catégories, le partagé et l'individuel, qui recoupent en fait l'opposition
public/privé issue du droit. Leur ingéniosité consiste à superposer cette
opposition archétypique des études urbaines à celle bricolée à partir d'une
théorie de la communication : le code partagé et le bruit qui peut être ramené à
une collection d'idiosyncrasies20.
Ainsi un ordre visuel désormais double, partagé et singulier, peut-il
s'énoncer au moyen de couples d'oppositions constituant des descripteurs
néanmoins hétérogènes. C'est grâce à une forme de pensée non dualiste que
Venturi assemble alors les pôles de ces couples d'opposition en une tension
complexe, caractérisée par la célèbre expression :"à la fois". La notion de
système permet en outre de relier des fonctionnalités urbaines hétérogènes au
sein d'une globalité porteuse de cohérence.
Venturi et son équipe empruntent aussi à l'histoire de l'architecture des
outils d'interprétation. Outre l'utilisation du plan de Nolli déjà commentée, sa
description de la relation architecture/ville recourt au parallèle graphique à la
même échelle comme outil de comparaison. Il convoque aussi comme points de
repère les idéaux de la modernité américaine incarnée par Wright et Broadacre
City .
POUSIN Frédéric : Notions et outils pour appréhender le paysage urbain.

De sa lecture du Strip, de son double ordre visuel, de la relation que


l'architecture entretient avec la ville, Venturi tire deux slogans pour
l'architecture moderne, dont on sait la fortune doctrinale : l'allusion et
l'inclusion :
L'allusion et le commentaire qu'ils adressent au passé ou au
présent , à nos grands lieux communs ou à nos vieux
clichés, l'inclusion du quotidien dans l'environnement
sacré ou profane - c'est cela qu'il manque à l'architecture
moderne de notre temps. 2I
Avec L'enseignement de Las Vegas, l'intelligence de l'architecture est
arrimée à celle de la ville, de son ordre visuel, de sa capacité à générer du
sens. Les concepts de la théorie de la communication, voire de la rhétorique
avec l'allusion, sont mis à contribution pour construire une compréhension
efficace - au risque d'être simpliste - de la manière dont le regard de et sur la
ville produit du sens22
En cela l'idée de paysage urbain s'énonce dans l'étude de Las Vegas.
Les nombreuses figurations qui non seulement la sous-tendent mais également
grâce auxquelles elle s'énonce tiennent lieu de portrait de ville.
De Cullen à Venturi nous pouvons constater un souci de systématisation
des instruments de lecture et de représentation de la ville et de l'architecture,
mais pas le souci de systématiser les notions ou alors sur le mode de la doctrine
architecturale chez Venturi.
Tous deux partagent l'intention ambiguë de mettre au point des
techniques d'interprétation qui seraient en même temps des techniques de
design..
A travers ces deux entreprises fondatrices du paysage urbain chez les
architectes et urbanistes, les portraits de ville se sont ouverts à une grande
diversité de représentations qui dépassent largement les silhouettes associées
aux plans auxquelles nous avaient habitués les corpus historiques.
Pour appréhender les catégories qui sous-tendent ces représentations et
l'implication du sujet par et dans la représentation qui donne accès au paysage
urbain, il convient de prendre au sérieux l'interpellation du Strip qui est à
l'origine de Learning from Las Vegas, ou l'entreprise de construction du
townscape à partir des fragments urbains qui se recueillent dans l'oeil de
Cullen.
La catégorisation s'élabore à partir des choses, et c'est ce mouvement
de la chose vers le symbole que nous avons cherché à penser grâce à
l'exemplification comme mode de référer et de signifier.
POUSIN Frédéric : Notions et outils pour appréhender le paysage urbain. *"

C'est également le sens de notre attention pour les outils


d'enregistrement et d'interprétation mis en oeuvre par Venturi et son équipe.
Car le paysage urbain, tout comme le paysage, se fonde à la fois dans une
présence que l'on peut dire phénoménale et une relation symbolique et
technique qui revêtent de multiples formes de manifestation.
Pour mieux saisir ce qui se joue et ce que met en jeu le paysage urbain,
l'étude comparative de ses manifestations dans l'histoire et dans la diversité des
espaces et des cultures reste encore - et heureusement ajouterai-je - à en
entreprendre.
Les travaux des architectes anglo-saxons des années 1960 et 1970 nous
incitent à penser de près les rapports qui se construisent entre vues,
représentations et catégories.
POUSIN Frédéric : Notions et outils pour appréhender le paysage urbain.

ANNEXE I
POUSIN Frédéric : Notions et outils pour appréhender le paysage urbain. 12

ANNEXE II
POUSIN Frédéric : Notions et outils pour appréhender le paysage urbain. 13

ANNEXE III
POUSIN Frédéric Notions et outils pour appréhender le paysage urbain. 14

: ANNEXE IV

Carte de Rome par Nolli (détail)

T,
POUSIN Frédéric Notions et outils pour appréhender le paysage urbain. 15

:
ANNEXE V

Bâtiments Espace cérémoniel Le Las Vegas de NoIH


POUSIN Frédéric Notions et outils pour appréhender le paysage urbain. 16

: ANNEXE VI

Carte montrant remplacement d'établissements du premier


niveau (1961) sur trois rues de Las Vegas

Niveaux d'illumination du Strip


POUSIN Frédéric : Notions et outils pour appréhender le paysage urbain. 17

ANNEXE VII

Un inventaire des hôtels du Las Vegas Strip ; plans, coupes


et éléments
POUSIN Frédéric Notions et outils pour appréhender le paysage urbain. 18

: ANNEXE VIII

Hôtels et casinos
POUSIN Frédéric : Notions et outils pour appréhender le paysage urbain. 19

ANNEXE IX

Une analyse comparative de grands espaces


POUSIN Frédéric : Notions et outils pour appréhender le paysage urbain. 20

ANNEXE X

Fremont Street. Un détail d'une coupe du Strip à la


manière d'Edward Ruscha » m

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