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دور الوساطة السياسية للنخبة القيادية لأهل سيدي محمود في لعصابة
دور الوساطة السياسية للنخبة القيادية لأهل سيدي محمود في لعصابة
"Il y a les chefferies imposées par les autorités, que ça soit les colons ou les mauritaniens.
Mais il y a aussi les chefs choisis et imposés par les gens de la qabîla. C'est mon cas, c'est
pourquoi les autorités ne peuvent rien contre moi."
Muhammad Râdî wull Muhammad Mahmûd (Kiffa, octobre 1991)
"419— Dans quelles circonstances dirais-je qu'une tribu a un chef ? Il faut bien que le chef
de tribu ait conscience. Il ne saurait être sans conscience !"
(L. Wittgenstein, Investigations philosophiques)
Introduction
Dans cette fin du XXème siècle il peut sembler quelque peu paradoxal, voire
anachronique de parler du rôle d'intermédiation des élites dirigeantes issues de
l'ordre de la tradition de la société bidân, arabophone, de Mauritanie2. A partir d'une
perspective anthropologique, je tenterai de montrer dans cet article que le paradoxe
n'est qu'apparent et que dans certains cas ces élites continuent à remplir un rôle
majeur dans la restructuration du politique, notamment dans le milieu rural
mauritanien. Le terme "élite traditionnelle" renvoie ici au groupe familial formé par
les membres des lignages segmentaires consensuellement reconnus comme les plus
nobles au sein d'une qabîla donnée. Des groupes lignagers qui ont assumé, en se
fondant sur cette légitimité du nasab, un rôle politique de commandement et de
dominance hiérarchique reconnue collectivement comme telle. Du point de vue
structurel, cette situation explicite que dans la société segmentaire bidân, la parenté et
le politique sont étroitement imbriqués.
Il ne sera donc pas question ici d'analyser la situation des élites politiques
"modernes", ou officielles, formées par les hauts fonctionnaires de l'appareil d'Etat
mauritanien, ni celle des élites "nouvelle manière" issues des couches enrichies de la
population, ni enfin des élites "d'un jour" composées par des anciens fonctionnaires
déchus de leurs fonctions, ou par des dirigeants des partis politiques modernes. Il est
par ailleurs bien entendu qu'aucune aspiration de théorisation globalisante sur les
élites mauritaniennes n'anime ce texte, centré sur les données recueillies au sein des
Ahl Sîdi Mahmûd, qabîla ou plutôt confédération de l'Est mauritanien forte d'environ
40.000 membres. Au sein de cette confédération, l'élite dirigeante est composée par
les descendants du fondateur éponyme de cet ensemble supratribal —Lemrâbot Sîdi
Mahmûd wull Muhtar wull ‘Abdellahi wull Muhammad wull ‘Abdellahi wull Baba
Hemdi (m. 1786)—, des Idawbja, Awlâd el-Hâjj ‘Ali, des Idawalhâjj de Wadân.
Il est clair que l'on ne saurait comprendre la situation actuelle sans faire référence au
passé. Il ne s'agit pas cependant de considérer que les élites traditionnelles que nous
observons de nos jours fonctionnent de la même manière qu'il y a cinquante ou cent
ans. En analysant les pratiques politiques de Muhammad Râdî wull Muhammad
Mahmûd (1942-1992) —auquel a succédé son fils Muhammad Mahmûd wull
Muhammad Râdî, chef confédéral actuel—, je tenterai de montrer que les stratégies
politiques de la chefferie changent en fonction des nouveaux contextes politiques,
mais que d'une manière générale, le rôle d'intermédiation politique vis-à-vis du
pouvoir central reste fondamental dans le contexte régional de l'‘Assâba
mauritanien.
Mise en contexte
Le thème des élites politiques dans les sociétés bidân et twareg pose des problèmes
théoriques et méthodologiques de taille, directement marqués par les approches —
souvent différentes— adoptées par les chercheurs concernés. Sans prétendre entrer
dans les détails de ces clivages analytiques redevables de nos formations
académiques, il me semble pertinent d'expliciter, ne serait-ce que dans ses grandes
lignes, la perspective que j'ai choisi pour comprendre ce problème à partir du
matériel recueilli chez les Ahl Sîdi Mahmûd depuis 1987 (Villasante-de Beauvais
1995, 1998a).
D'abord, il est indéniable qu'il existe un parti pris évident dans une analyse qui tout
en se voulant "objective" (terme qui pose toujours un problème méthodologique
profond dans les disciplines sociales), est en fait largement redevable d'une
idéologie, hautement intellectualiste, qui veut que les faits sociaux soient
"complexes", "flous" et "insaisissables" —voire indicibles? De fait, si ces faits sont
tellement complexes, si les variables à prendre en considération sont tellement
nombreuses et que, en conséquence, il devient quasiment impossible de dire des
choses sensées, en l'occurrence sur le thème des élites mauritaniennes, alors pour
reprendre le mot célèbre de Wittgenstein on pourrait conclure par un "ce dont on ne
peut pas parler, il faut le taire3." Or, ce type de discours de l'indicible, du non-
analysable, est devenu non seulement une nouvelle idéologie (pessimiste), mais de
plus il possède en son sein sa propre négation. Il devient une sorte de point de vue
interchangeable et aussi valable que tout autre discours dit d'analyse "objective"
d'une réalité sociale donnée. Il rend enfin difficile, voire impossible, l'approche des
faits sociaux.
S'agissant du problème des élites politiques de la société bidân, il semble évident que
la perspective déconstructiviste post-moderne laisse entièrement de côté la réalité
sociale aisément repérable dans le contexte social mauritanien. Globalement, il s'agit
d'une société où les valeurs hiérarchiques, fondées prioritairement (mais non
seulement) sur la parenté, sont prédominantes. Dès lors, le nasab (ascendance,
parenté) possède une puissance indéniable dans les classements sociaux pratiques
(au sens de Bourdieu4) adoptés par les mauritaniens. Ces classements pratiques—les
seuls sur lesquels on puisse dire des choses car ils ont et ils font le sens dans la vie
sociale—, renvoient pour l'essentiel à des distinctions hiérarchiques établies entre
groupes ethniques —c'est-à-dire linguistiques—, différents, mais aussi à des
distinctions hiérarchiques fondées sur l'insertion segmentaire et statutaire5. A ces
distinctions qui représentent une source de classements issue du monde traditionnel
—au sens de monde ancien, légitimé historiquement, connu et reconnu avant la
colonisation française—, se juxtaposent sans heurts majeurs d'autres distinctions
3L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 7 (Vienne 1918), Paris, Gallimard 1961 : 107.
4La nécessité d'inventer des classements académiques, ou des euphémismes savants comme dit Bourdieu, n'est
pas nécessaire là où nous trouvons, déjà bien établis, des classements pratiques "toujours subordonnés à des
fonctions pratiques et orientées vers la production d'effets sociaux" (P. Bourdieu, Ce que parler veut dire. L'économie
des échanges linguistiques. Paris, Fayard, 1982 : 135).
5A ce sujet voir Villasante-de Beauvais, "Genèse de la hiérarchie sociale et du pouvoir politique bidân", Cahier
d'Etudes Africaines 147, XXXVII-3 : 587-633.
4
vue généalogique, continuent à remplir leur rôle de défense des intérêts restreints de
leurs qabâ'il ou de leurs fractions (efhâd, sg. fahd). De fait, si ces élites politiques
traditionnelles continuent à jouer un rôle central dans la vie politique mauritanienne,
notamment en milieu rural, c'est avant tout parce qu'en l'absence totale d'un Etat de
droit, respectueux des droits des citoyens, redistributeur des richesses du pays et
protecteur des mauritaniens en général, elles restent la seule garantie ou le seul
espoir de bien-être collectif et individuel. Les collectivités et les individus comptent
sur "leurs" notables pour atteindre leurs objectifs sociaux d'amélioration des
conditions de vie. Si l'on reconnaît l'importance de ce fait alors l'idée de
l'instrumentalisation permanente de ces élites par l'Etat (par le Président devrions-
nous dire), paraît complétement déplacée. Cela équivaut à faire fi de l'existence
réelle des personnes et de leurs attentes sociales; ou à considérer que face au pouvoir
central il n'y a que des pantins sans intelligence. Nous pouvons reconnaître que les
tenants du pouvoir d'Etat essayent de tenir les élites traditionnelles à leur merci.
Mais il n'en reste pas moins que dans ce jeu politique, courant s'il en est, les élites
traditionnelles et les groupes et les individus qu'elles représentent —au sens premier
du terme—, trouvent un moyen puissant d'affirmer leur rôle politique
contemporain. Et de ce fait, on peut dire qu'elles utilisent à leur profit les moyens
offerts par le pouvoir central pour obtenir des avantages matériels et symboliques
bien réels (postes, argent, nourriture, prestige), destinées à être redistribuées parmi
les membres de leurs qabâ‘il ou de leurs fractions.
6A ce sujet voir Villasante-de Beauvais, "Partis politiques “modernes“ et factions “néo-traditionnelles“", sous
presse, Quaderns de l'Institut Català d'Antropologia, Barcelona.
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Les Ahl Muhammad Mahmûd, qabîla de chefferie des Ahl Sîdi Mahmûd
Dans l'histoire des Ahl Sîdi Mahmûd, le rôle des chefs politiques a été déterminant
pour l'évolution du groupement collectif dans le contexte régional de l'‘Assâba. Ceci
n'a rien de surprenant et ne contredit en rien la mise en avant des valeurs collectives
fondées sur la défense de l'honneur et de l'‘asabiyya du groupe. Globalement, on peut
dire que les valeurs individuelles dans la société bidân vont de pair avec les valeurs
hiérarchiques et masculines de la structure sociale, tandis que les valeurs collectives
se rattachent aux valeurs d'égalité —de statut non pas d'égalité occidentale—, qui
renvoient également aux valeurs masculines (les valeurs féminines sont couramment
classées du côté de la hiérarchie en vertu de l'interdiction d'hypogamie féminine
dans les alliances matrimoniales).
observe actuellement. De nos jours onze qabâ‘il forment les Ahl Sîdi Mahmûd : Ahl
Muhammad Mahmûd, Ahl Muhammad Râdî, Hellet Ahmed Taleb, Swâker, Ahl
Hamma Hattar, Zbeyrât de Kankossa, Zbeyrât de Sélibaby, Azeyzat, Hmaymîd,
Tajûnît et Lemjajta. En dehors de leurs propres chefs, elles ont toujours besoin d'un
"chef général" —selon la terminologie coloniale— et de leurs notables pour exister
politiquement.
Avant de présenter un bref aperçu du rôle joué par les cinq premiers chefs politiques
dans la naissance et l'évolution des Ahl Sîdi Mahmûd, je voudrais expliciter
quelques traits de structure et d'histoire qui aideront à mieux situer les propos
ultérieurs, portant sur la longue période de commandement (de 1942 à 1992) de
Muhammad Râdî wull Muhammad Mahmûd.
Les administrateurs coloniaux avaient bien compris ce principe et, pour administrer
les populations, ils se servaient de ces divisions factionnelles en établissant des
alliances avec telle ou telle faction, et surtout en donnant leur propre légitimité à la
faction qui allait représenter l'ensemble segmentaire. Il est évident que cette stratégie
politique de "diviser pour régner" avait comme objectif fondamental le contrôle des
populations à travers le contrôle des élites traditionnelles qui étaient les seules à
avoir une véritable autorité. L'agrément administratif de tel ou tel chef était
couramment accompagné de la distribution de cadeaux, voire des salaires aux chefs
attitrés. Parallèlement, les interventions administratives étaient également destinées
à fixer la situation segmentaire des groupes bidân. L'on procédait ainsi à des
changements de rattachement de fractions et de qabâ‘il pour les besoins
administratifs et de contrôle politique des populations. Tout cela est historiquement
attesté dans les archives coloniales (de Mauritanie, du Sénégal et de France). Mais il
faut resituer à leur véritable place les conséquences que l'on peut tirer de ces faits.
Il serait simpliste en effet de considérer que les administrateurs ont créé de toutes
pièces un système politique sophistiqué comme le système bidân et qu'ils ont inventé
de surcroît des groupes segmentaires ex nihilo. La politique explicite —dans la
8
7L'emploi du terme "traditionnel" pour parler de factionnalisme ou des principes segmentaires en général mérite
une remarque. Il ne renvoie guère à une situation "ancienne et immuable", mais simplement aux référents
structurels ou plutôt aux représentations de la structure politique segmentaire qui, ayant été remodelées au cours
de ce siècle —sous l'emprise coloniale—, apparaissent aux yeux des intéressés comme relevant de "l'ancien
temps".
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La confédération des Ahl Sîdi Mahmûd groupant actuellement onze qabâ‘il et une
centaine de fahd ("fractions"), est née à la fin du XVIIIème siècle dans la région du
Tagânet, au nord de l'‘Assâba (voir la carte). A partir de cette époque, et tout au long
du XIXème siècle, divers groupes bidân —associés notamment aux Idaw‘ish—
établissent des alliances avec la famille de Lemrâbot Sîdi Mahmûd (m. 1786),
ressortissant d'une qabîla de l'Adrâr mauritanien, les Idawalhâjj de Wadân. J'ai
montré ailleurs (Villasante-de Beauvais 1996), que les liens de parenté agnatique ne
sont pas aux fondements de la naissance de ce nouvel ensemble bidân, mais que ce
sont plutôt les liens d'alliance politique et de protection qui sont à la base de
l'émergence et de la construction progressive d'une même solidarité globale
(‘asabiyya). Si au départ, la protection établie était de type religieux (Lemrâbot Sîdi
Mahmûd était un walî, faiseur de miracles), elle se transforma rapidement en
protection simplement politique, impliquant l'établissement de relations
hiérarchisées entre les groupes "demandeurs" (qui voulaient adopter une autre
‘asabiyya) et la famille de Lemrâbot Sîdi Mahmûd, les Idawbja des Awlâd el-Hâjj ‘Ali
des Idawalhâjj.
Cette première phase de formation peut être donc conçue comme une phase
d'élargissement des rangs des Idawbja —devenu le "noyau" tribal de référence—, en
suivant un mode de filiation par alliance politique assez courant chez les bidân et
d'autres groupes sahariens (Bonte 1991). Mode de filiation sur lequel Ibn Khaldûn a
écrit abondamment dans son célèbre ouvrage al-Muqaddima8.
Les choses auraient pu rester en là, c'est-à-dire dans le cadre de l'élargissement des
Idawbja par le biais du rattachement des groupes clients. Cependant, pour des
raisons probablement conjoncturelles —les conflits qui agitaient les émirats l'Adrâr
et du Tagânet à la fin du XVIIIème siècle, et les velléités d'indépendance des groupes
rattachés aux Idaw‘ish du Tagânet—, des qabâ‘il entières décidèrent d'abandonner
leurs rattachements segmentaires et politiques et de se placer sous la bannière de
Lemrâbot Sîdi Mahmûd. Elles devinrent ainsi partie intégrante des Ahl Sîdi
Mahmûd, nouvel ensemble segmentaire du Tagânet, qui reconnaît une même famille
de chefferie (ri‘âse) de rang supérieur, et elles adoptèrent l'‘asabiyya confédérale, tout
en conservant leurs propres ‘asabiyyât —ou solidarités restreintes, fondées sur les
liens agnatiques—, au sein de leurs propres qabâ‘il.
Les structures de la confédération (ittihâd) étaient donc nées sur des bases
éminemment hiérarchiques. En effet, les groupes rattachés, étrangers aux Idawalhâjj,
ne pouvaient pas prétendre à l'égalité de rang avec la famille de chefferie, les
Idawbja. Pour bien établir cette situation ils reçurent le nom de muhâjriyyîn (litt. les
émigrés). Désormais, les Ahl Sîdi Mahmûd furent distingués hiérarchiquement de la
manière suivante : les descendants de Lemrâbot Sîdi Mahmûd ou Idawbja,
représentant le noyau (ou coeur, galb) de la confédération; ensuite les groupes issus
des Idawalhâjj et enfin les muhâjriyyîn (issus pour la plupart des Teqda et des Sara,
anciennement rattachés aux Awlâd M‘bârek puis aux Idaw‘ish du Tagânet).
8Voir en particulier "La civilisation bédouine. Nations sauvages et tribus", al-Muqaddima, Discours sur l'histoire
universelle, traduction nouvelle par V. Monteil, Beyrouth, Thesaurus Simbad. Paris, Actes Sud 1997 : 187-236.
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Après la mort du fondateur éponyme des Ahl Sîdi Mahmûd, en 1786, son fils
‘Abdellahi changa complétement de voie en choisisant la voie guerrière pour
atteindre l'objectif politique de prééminence collective dans le cadre régional du
Tagânet et de l'‘Assâba —région située au sud de la première, faisant frontière avec
le Mali actuel, déjà utilisée comme zone de nomadisation par les groupes
anciennement rattachés aux Idaw‘ish et qui faisaient partie des Ahl Sîdi Mahmûd.
Sous le commandement d'‘Abdellahi, la confédération prit part aux luttes
factionnelles des Idaw‘ish —aux côtés des Shratit et contre les Abakâk—, elle mena
également une guerre "interne" contre les Kunta. Mais c'est avec Muhammad
Mahmûd wull ‘Abdellahi (dit Nahah), que les Ahl Sîdi Mahmûd consolidèrent leur
place hégémonique dans le cadre régional. Pendant son commandement, la
puissance militaire de la confédération s'affirma considérablement, tant et si bien
que Muhammad Mahmûd est reconnu au niveau local comme étant l'amîr de
l'‘Assâba. Raison puissante, pour laquelle, après sa mort, la tente de chefferie (haymit
shyakha) de la confédération s'est fixée dans sa descendance, les Ahl Muhammad
Mahmûd des Idawbja.
qabâ‘il de l'est (Meshdûf, Kunta, Laglal…), et avec les émirs en place, notamment de
l'Adrâr. Alors qu'il se trouvait dans cette région, Sîd al-Muhtar mourut de maladie
en 1907. Les rangs de la confédération se restructurent alors, non sans avoir connu
quelques mois difficiles, notamment en raison des velléités d'autonomie de quelques
chefs des Idawbja qui, voulant s'éloigner de la chefferie dirigeante, cherchèrent à
établir des alliances séparées avec le nouveau pouvoir colonial Français. Néanmoins,
un jeune fils de Sîd al-Muhtar, Muhammad Mahmûd (deuxième du nom), fut
nommé à la tête des Ahl Sîdi Mahmûd par le biais habituel du choix consensuel des
chefs de la confédération par les chefs des qabâ‘il et les notables.
Muhammad Mahmûd), les familles de chefferie issues des Idawbja (les Ahl
Muhammad Râdî wull Owa, les Hellet Ahmed Taleb et les et les Ahl Hamma
Hattar), devinrent plus "religieuses" dans leur mode de vie pratique que par le passé.
Alors que la plupart des groupes rattachés, englobés sous la dénomination
muhâjriyyîn, continuaient à suivre les coutumes des guerriers. C'est en raison de ces
pratiques concrètes que les Ahl Sîdi Mahmûd conservèrent, dans leur région, leur
double statut guerrier et religieux. Néanmoins, sous l'influence du classement
colonial et probablement aussi parce que la famille de chefferie était d'origine
Idawalhâjj, une qabîla censée être religieuse, nombre de bidân des autres régions du
pays, classèrent les Ahl Sîdi Mahmûd sous le seul statut religieux.
Muhammad Mahmûd innova dans trois autres plans tout à fait importants pour la
reproduction du pouvoir politique des chefs de la confédération. D'une part, il se
servit de la politique de "décentralisation" des colonisateurs pour consolider son
influence au niveau local et régional. Dès 1907, les administrateurs avaient en effet
entrepris de diviser les rangs de la confédération en créant de toutes pièces trois
regroupements à base géographique : les Ahl Sîdi Mahmûd du Nord (dont le centre
était Kiffa), du Sud (dont le centre était Kayes) et de l'Est (avec pour centre Tentan et
‘Aiûn-el-Atrûs). Cependant, étant donné que Muhammad Mahmûd était reconnu
par les coloniaux comme "chef général" des Ahl Sîdi Mahmûd et qu'il était considéré
comme "un allié sûr", on lui permettait de nommer les chefs des fractions et des
qabâ‘il de la confédération. Les autorités ne faisaient ensuite que confirmer ces choix
personnels, considérant que c'était cette reconnaissance qui était la plus importante
pour les bidân… Mais rien n'était moins sûr. En faisant preuve d'une naïveté
politique remarquable, les administrateurs croyaient que le rapprochement politique
de Muhammad Mahmûd, ses liens personnels avec tous les commandants de Cercle
(division administrative des régions), nommés dans l'‘Assâba, étaient des preuves
irréfutables de sa "fidélité". Ils croyaient le manipuler. Sans se douter que c'était
Muhammad Mahmûd qui se servait de cette nouvelle alliance à ses propres fins
pour asseoir la pérennité du pouvoir politique des Ahl Sîdi Mahmûd.
image des Ahl Sîdi Mahmûd comme groupe "religieux" —censés organiser les
activités agricoles et le commerce en pays bidân. Mieux, les terres et le territoire
effectivement contrôlés depuis les années 1830, s'élargit considérablement sous la
colonisation. Il concerna désormais —et jusqu'à nos jours— d'ouest en est : la partie
occidentale de l'‘Assâba jusqu'à l'Affolé dans le Hawd ; et le début du Tagânet au
nord jusque le nord de Kayes (Mali) au sud.
9A ce sujet voir B. Acloque, Colonisation et esclavage en Mauritanie. Politique et discours de l'administration entre 1848
et 1910, Mémoire de DEA, École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1998. Par ailleurs, je prépare
actuellement un ouvrage collectif qui tentera de présenter un premier état des lieux sur la question en
Mauritanie, Les hrâtîn et les ‘abîd, groupes serviles de la société bidân de Mauritanie, Paris, L'Harmattan.
10Entretien, Kiffa le 1er novembre 1991, Villasante-de Beauvais 1998a : 91.
15
Muhammad Râdî fut désigné comme nouveau chef confédéral du vivant même de
son père, Muhammad Mahmûd wull Sîd al-Muhtar, cependant cette nomination
devait être affirmée, consolidée, par lui-même dans un contexte politique assez
complexe. Au début des années 1940, l'administration coloniale était déjà bien
installée et déployait une politique destinée à mieux contrôler les successions des
chefferies traditionnelles. Du point de vue politique interne, la qabîla de chefferie des
Ahl Sîdi Mahmûd, les Ahl Muhammad Mahmûd, se trouvait (d'abord) divisée en
deux groupes factionnels à la tête desquels se plaçaient deux frères aînés de
Muhammad Râdî12. Ils arguaient que ce dernier était trop jeune, sans aucune
expérience en matière de commandement, pour assumer la chefferie des Ahl Sîdi
Mahmûd. Si ce dernier argument correspondait à une réalité indéniable, en fait le
choix de leur père explicitait que le facteur d'âge, voire d'aînesse, n'était pas -et n'est
toujours pas— significatif dans le contexte politique des bidân. Les clivages
factionnels se restructurèrent de manière significative lorsque Muhammad Râdî
exprima publiquement son souhait d'accepter l'héritage politique de son père. L'un
des prétendants à la succession décida alors de partir en exil en Arabie —où se
trouvaient déjà quelques descendants du fondateur éponyme de la confédération,
installés dans ce pays depuis l'époque du pèlerinage d'‘Abdellahi wull Lemrâbot
Sîdi Mahmûd Sîdi Mahmûd à la Mekke, au début du XXème siècle. Parallèlement,
l'autre frère qui briguait la succession prit, officiellement si l'on peut dire, la tête du
pôle d'opposition à la chefferie de Muhammad Râdî. Dans ce cadre factionnel duel,
l'ensemble des frères prirent position pour l'un ou l'autre des "candidats" à la
chefferie qui avaient, tous deux, la légitimité puissante du nasab. Il est intéressant de
noter que seuls cinq frères soutenaient Muhammad Râdî considérant qu'il fallait
respecter la décision de leur père; tandis que les quatorze autres frères soutenaient le
candidat plus âgé.
Les choses étant arrivées là, c'est-à-dire bien au-delà d'une simple affaire de famille
de chefferie pour devenir une affaire politique qui concernait l'ensemble supratribal,
11Il s'agit du mouvement de Shaykh Hamahullâh chef de la confrérie Tijâniyya "onze grains", voir Villasante-de
Beauvais 1998a : 97-106.
12Pour des raisons de politique interne, je ne citerai guère les noms des personnes qui ont participé, ou qui
participent encore, à la vie politique des Ahl Sîdi Mahmûd depuis 1942. C'est pour une raison similaire que mon
analyse s'arrêtera à la succession politique de Muhammad Râdî, en 1992.
16
toutes les qabâ‘il rattachées aux Ahl Sîdi Mahmûd prirent position pour l'une ou
l'autre des factions. Selon les témoignages de la tradition orale que j'ai recueilli, si les
frères de Muhammad Râdî qui étaient dans son camp étaient peu nombreux, c'était
la majorité des groupes affiliés aux Ahl Sîdi Mahmûd qui l'appuyait. Pour
comprendre cette situation il faut prendre en considération le contexte politique
extérieur représenté par l'administration coloniale. En effet, je le disais
précédemment, l'administration voulait jouer un rôle plus actif dans les successions
politiques coutumières. Or dans le Cercle de l'Assaba, les autorités avaient jeté leur
dévolu sur le candidat qui était devenu le chef du pôle d'opposition et qui se
trouvait être le dernier des fils de Muhammad Mahmûd à avoir occupé le "poste" de
chef confédéral dans le cadre des "stages" organisés par le chef en titre. Il s'agissait,
selon nombreux récits, d'un personnage qui exprimait ouvertement ses ambitions
d'assumer la chefferie confédérale. Mieux, pendant son "stage" de chefferie, il s'était
préoccupé de développer des relations politiques très étroites avec les autorités
coloniales qui voyaient sûrement d'un très bon oeil cette "allégeance" spontanée. Il
était habile en effet de tenter de chercher des alliances politiques extérieures, avec les
autorités étrangères qui contrôlaient le pays, pour affirmer des aspirations politiques
individuelles. Cependant, du point de vue de la coutume, il n'était pas —et n'est
toujours pas— bien vu, accepté et admis, de voir s'exprimer haut et fort des
ambitions de pouvoir. Pour les bidân issus des vieilles familles, les bonnes manières
exigent qu'un candidat à la succession refuse —autant qu'il le peut— d'accepter ce
poste de pouvoir, surtout s'il s'agit de la succession à une chefferie aussi importante
que celle des Ahl Sîdi Mahmûd, qui groupait plusieurs milliers de personnes, qui
exerçaient leur dominance spatiale et foncière sur un territoire s'étendant sur
l'ensemble du versant oriental de la chaîne de l'‘Assâba.
13Voir à ce sujet P. Marty, Tribus maures du Sahel et du Hodh, Etudes sur l'Islam et les tribus du Soudan, Paris, Léroux,
vol. 3, 1921 : 466-467.
17
Cette alliance politique avait également des effets sociaux tout à fait pratiques.
D'abord, on peut imaginer que les rétributions monétaires pour les services rendus à
la France avaient une certaine importance pour la chefferie dirigeante de la
confédération. Cependant, dans le cas particulier de Muhammad Râdî cette
importance était surtout symbolique. La famille de chefferie des Ahl Sîdi Mahmûd
avait —et a toujours— des moyens économiques propres largement suffisants pour
le maintien de son autonomie financière et en conséquence politique. On ne peut pas
oublier en effet la valeur de la redistribution des biens matériels parmi les groupes
bidân, qui assure et garantit le rôle de protection inhérent à la fonction du pouvoir
politique. La protection des "faibles" fut par ailleurs le point de départ de l'expansion
démographique de cette qabîla particulière.
En réalité, les effets pratiques les plus importants de l'alliance politique établie avec
les colonisateurs étaient les facilités offertes par l'administration pour
l'enregistrement des terres de culture et pour la légalisation des titres de propriété
des zones de pâturage aux groupes censés avoir, comme les Ahl Sîdi Mahmûd, un
statut religieux. Le sujet mériterait un long développement, je me contenterai de
rappeler ici que, dès le début de l'installation coloniale, les Français favorisaient les
groupes religieux au détriment des groupes guerriers, leur rivaux militaires.
Dans le cas des Ahl Sîdi Mahmûd la situation statutaire était bien plus complexe.
Comme on l'a vu précédemment, pendant plus d'un siècle, entre le début du XIXème
siècle et 1907, —depuis la période de commandement d‘Abdellahi wull Lemrâbot
Sîdi Mahmûd, jusqu'à celle de son descendant Muhammad Mahmûd wull Sîdi al-
Muhtar—, les Ahl Sîdi Mahmûd avaient adopté formellement un double statut
collectif, religieux (tolba) et guerrier (‘arab), néanmoins dans leurs pratiques
courantes, et même dans les comportements des élites dirigeantes, ils étaient plutôt
guerriers. Un certain retour au modèle religieux s'amorça avec la défaite militaire du
début du XXème siècle et la signature des accords de paix de Muhammad Mahmûd
wull Sîdi al-Muhtar, père de Muhammad Râdî. Enfin, les coutumes des tolba se
généralisèrent, du moins pour les groupes issus des Idawalhâjj et de la chefferie
dirigeante, au cours de la période de chefferie de Muhammad Râdî. C'est dans ce
cadre que nous devons placer les enregistrements des terres de culture car les
18
D'une manière générale, Muhammad Râdî conserva d'excellents rapports avec les
colonisateurs, avec les objectifs politiques évidents de mieux asseoir sa propre
autorité au sein des Ahl Sîdi Mahmûd et des groupes voisins soumis à sa protection.
Néanmoins, au début des années 1950, il eut à affronter un conflit politique de
quelque importance avec un administrateur du Cercle de l'Assaba, le commandant
Gabriel Féral (m. 1995). Cet épisode historique, connu sous le nom de "Affaire Féral
contre Mohammad Radhy", doit être placé dans le cadre des tentatives de certains
administrateurs de s'immiscer directement dans les affaires politiques des bidân. Il
illustre ainsi la collusion entre pouvoir coutumier et pouvoir central et le fait
hautement significatif que les groupes locaux pouvaient se servir des autorités pour
régler leurs conflits politiques internes. Je présente maintenant un bref aperçu de son
développement et de son dénouement qui confortèrent Muhammad Râdî à sa place
de chef des Ahl Sîdi Mahmûd14.
14Pour plus de détails sur cette question voir Villasante-de Beauvais 1998a : 106-124.
15Paris, Editions France-Empire 1983 : 221-223.
19
charge. Le Procureur saisi de l'affaire, deux procès eurent lieu, l'un à Saint-Louis et
l'autre à ‘Aiûn el-Atrûs (Hawd). Les accusations portées par Féral ne furent
soutenues et Muhammad Râdî fut réconforté dans son poste de chef des Ahl Sîdi
Mahmûd. Quelque temps après, Féral quittait définitivement son poste en
Mauritanie.
Le deuxième fait établi est qu'entre 1946 et le début des années 1950, les luttes
factionnelles des Ahl Sîdi Mahmûd s'étaient restructurées dans le contexte des
premières élections politiques en AOF. En effet, comme le rappelait Muhammad
Râdî en 1988, l'affaire litigieuse qui l'opposa à Féral avait comme toile de fond les
élections des représentants locaux auprès de l'Assemblée Nationale Française. Dans
le cadre de ce système démocratique, dit des grands électeurs —les chefs coutumiers,
les notables et les titulaires des permis de port d'armes—, les premières élections
législatives du 10 novembre 1946, désignèrent comme député pour la Mauritanie
Horma wull Babana, interprète de l'administration à Tijîkja (Tagânet). Le candidat
des coloniaux, Yvon Razac, perdit contre toute attente. A partir de ce moment,
l'ensemble des groupes bidân se divisèrent en deux, celui qui appuyait les candidats
de l'administration et celui qui tentait de s'y opposer pour acquérir une parcelle
autonome de pouvoir. Etant bien entendu que ce n'étaient pas les candidats eux-
mêmes qui étaient en cause, mais les luttes factionnelles internes dans chaque qabîla.
Lors des deuxièmes élections législatives, en 1951, Horma wull Babana —à la tête du
parti de l'Entente mauritanienne—, fut battu par le candidat appuyé par
l'administration, Muhtar N'Diaye, un ami proche de Muhammad Râdî. C'est dans ce
contexte précis que se déroula l'affaire qui nous occupe. Selon les versions de la
tradition orale que j'ai recueilli, Féral voulait que Muhammad Râdî apporte son
soutien à Horma, et il se heurta à son refus car ce dernier avait déjà engagé sa parole
pour soutenir son ami N'Diaye (de l'Union Progressiste Mauritanienne). Encore une
fois, il existe deux versions des faits. Selon celle qui attribue un rôle important à
Féral dans cette affaire, ce dernier ne pouvant pas s'attaquer directement à
Muhammad Râdî, il décida d'établir une alliance avec la faction dissidente de sa
chefferie. D'après l'autre version, qui attribue un rôle dominant aux membres de la
faction dissidente, ces derniers seraient allés chercher l'aide de Féral pour affirmer
leur opposition politique à Muhammad Râdî.
Quoiqu'il en soit —quelque soit le rôle que joua soit Féral, soit les membres de la
faction dissidente—, on peut tirer quelques idées claires de cet épisode. Sur un plan
global d'abord, dans la nouvelle configuration du politique introduite en 1946, les
factions des chefferies bidân s'affrontent sous couvert des partis politiques modernes.
Les précédents de la situation politique qui s'ouvre entre 1986 et 1992 en Mauritanie
indépendante se situent à cette époque. Deuxièmement, il y eut un conflit de
personnalités évident entre les deux personnages qui occupaient, dans des systèmes
différents il est vrai, des postes de pouvoir dans la région de l'Assaba. Le facteur
factionnel intervint dans ce cadre de rivalités personnelles pour catalyser le conflit et
l'utiliser à des fins politiques. Au-delà des interprétations actuelles au sein des Ahl
Muhammad Mahmûd qui tentent de faire porter l'essentiel de la responsabilité du
conflit sur Féral (dans cette optique les conflits viendraient toujours de l'extérieur), je
pense qu'en fait, à travers les accusations graves portées contre l'honneur de
Muhammad Râdî, la faction dissidente se servit de Féral pour affaiblir son pouvoir
20
politique, voire pour obtenir son éviction de la chefferie. Or il n'en fut rien. Bien au
contraire, à l'occasion des procès de Saint Louis et d'‘Aiûn el-Atrûs, Muhammad
Râdî reçut le soutien inconditionnel de nombreux chefs coutumiers bidân; ce qui ne
fut pas sans susciter quelques inquiétudes de la part des administrateurs coloniaux
qui pouvaient craindre, non à tort, un nouveau mouvement de dissidence en
Mauritanie. Dans ces circonstances, il n'est pas étonnant de constater que le
Gouverneur de l'AOF prit résolument parti pour le chef des Ahl Sîdi Mahmûd : pour
l'administration il était impératif de garder de bonnes relations avec les élites
traditionnelles.
S'il fallait synthétiser la situation politique de l'élite traditionnelle des Ahl Sîdi
Mahmûd à la fin de la colonisation, on pourrait dire qu'elle fut confortée dans son
rôle d'intermédiation politique entre les populations locales et l'administration. Cette
situation resta pratiquement inchangée pendant toute la première décennie de
l'indépendance mauritanienne, notamment en raison de la distance entre le pouvoir
central et les pouvoirs locaux de l'intérieur du pays. Cette distance restait
subordonnée au maintien des référents politiques coutumiers dans un contexte
global toujours marqué par les pratiques du nomadisme pastoral et, en moindre
mesure, de l'agriculture sous pluies et du petit commerce local.
La grande sécheresse qui s'installe dans les régions sahéliennes à partir des années
1970 représente le facteur majeur de transformation des relations politiques,
économiques et sociales dans le pays (Villasante-de Beauvais 1995). De fait,
contrairement à une certaine vision qui attribue un rôle important à l'installation de
l'Etat dans les changements que connut la Mauritanie au lendemain de la
décolonisation (1960), je considère pour ma part que l'installation d'une
administration mauritanienne —plutôt que d'un Etat au sens occidental du terme—
ne changea pas fondamentalement les pratiques politiques des bidân : non seulement
les administrateurs mauritaniens étaient issus de l'administration coloniale, mais, de
plus, la grande majorité de la population (environ 80%) restait nomade et habitait en
milieu rural. La classe politique moderne était pour le moins réduite.
Certes, dans les nouveaux discours politique tenus par l'administration du Président
Muhtar wull Daddah (1960-1978), les "tribus" et les "tribalismes" sont présentés
comme des stades de civilisation qu'il faut dépasser pour atteindre le progrès social.
On reconnaîtra facilement ici le modèle politique forgé et transmis en Occident.
Néanmoins, les pratiques politiques, parallèles aux discours modernistes, étaient fort
différentes. Pour administrer le pays, le Président continua à s'appuyer sur les
21
chefferies et les notables issus du monde coutumier bidân et kwar. C'est pourquoi de
nombreux membres de la confédération des Ahl Sîdi Mahmûd affirment aujourd'hui
que "dans le temps de wull Daddah tout était à sa place en Mauritanie". A sa place,
c'est-à-dire que les hiérarchies statutaires et la dominance des chefferies bidân étaient
toujours actualisées; non pas "depuis des temps immémoriaux" mais tel qu'elles
s'étaient restructurées depuis le début du XXème siècle, lors de l'occupation du pays
par les Français.
Ceci étant posé, après 1960, on peut déceler l'introduction de quelques éléments
politiques nouveaux dont l'extension des services publics de l'Etat —dans certaines
régions complétement inexistants—, tels les écoles, les hôpitaux, les préfectures et les
postes de police. Pour Muhammad Râdî ces innovations étaient perçues comme une
atteinte à la vie traditionnelle car il s'agissait de services censés véhiculer les idées et
les pratiques du monde moderne. Les instances de pouvoir régional (Gouvernance,
Préfecture), de justice et de contrôle coercitif des populations en particulier (police,
gendarmerie, armée), représentaient pour lui une forme d'ingérence dans ses
fonctions de chef coutumier; et probablement aussi une menace pour l'autonomie
politique des Ahl Sîdi Mahmûd. Il affirmait ainsi que "les choses étaient plus claires,
les rapports politiques et sociaux étaient plus sérieux… lorsqu'il n'y avait pas d'Etat.
Même dans le temps des Français, il y avait dans cette région un seul Commandant
de Cercle et un seul qâdi, c'est-à-dire peu d'autorités. Maintenant il existe une infinité
d'autorités… et tout cela est très compliqué." (Villasante-de Beauvais 1998 : 164). De
fait, ce qui est souligné n'est pas autre chose que la mise en danger de son rôle
d'intermédiation politique par la prolifération des interlocuteurs, proposant des
services ouverts à tous, au nom d'une instance anonyme —l'Etat— et destinés —du
moins en théorie— à la généralisation du bien public.
Face à cette situation, qui était en partie une continuation des pratiques précédentes
et en partie nouvelle, Muhammad Râdî adopta la stratégie de discuter plus souvent
que jadis avec les autorités régionales, notamment avec ceux qui à ses yeux avaient
le plus de pouvoir (Gouverneur, Préfet). Les autorités en question étaient par ailleurs
demandeuses de ses avis sur des problèmes qui concernaient au premier chef les Ahl
Sîdi Mahmûd, mais aussi les groupes alliés installés dans la ville de Kiffa et dans les
villages de l'‘Assâba oriental.
La tendance vers une certaine modernisation du politique —qui faisait des chefs
traditionnels des partenaires obligés des autorités étatiques— fut brutalement
changée par la grande sécheresse sahélienne. Après un premier temps de flottement
22
dans la prise des décisions, dû en grande partie au fait que le pays était plongé dans
la guerre contre les saharaouis du Front Polisario, le Président organisa les secours
d'urgence aux populations à partir de 1973. L'aide alimentaire mondiale commença à
arriver en Mauritanie et pour distribuer cette aide, l'administration n'eut pas d'autre
alternative que de faire appel aux notables et aux chefferies coutumières. Le rôle
d'intermédiation des chefs comme Muhammad Râdî se trouva largement consolidé,
voire réactivé par le biais de la redistribution de nourriture et d'aide sanitaire aux
groupes qui avaient perdu l'essentiel de leurs moyens de subsistance. Ce furent donc
des conditions climatiques objectives qui ont contribué à la restructuration globale
des réseaux politiques traditionnels, du moins dans les régions orientales les moins
touchées par la sécheresse (l'‘Assâba, les deux Hawd), car dans les régions
occidentales (le Trârza, le Brâkna, l'Adrâr) l'exode rural massif vers Nouakchott
s'imposa de lui-même.
Ceci étant, cette situation concernait plutôt le milieu citadin et beaucoup moins le
milieu rural tel l'‘Assâba. Certes, ici aussi on observe l'émergence de quelques
nouveaux "patrons" en rupture avec leurs qabâ‘il d'origine. Mais dans la région de
Kiffa et de l'ar-Rgayba, Muhammad Râdî réussit à conserver son rôle d'intermédiaire
obligé des autorités nationales. D'ailleurs, les réunions des chefs des Ahl Sîdi
Mahmûd, en vue d'organiser la redistribution de l'aide alimentaire, se tenaient plus
souvent que par le passé; ce qui contribua sans nul doute —et au-delà des ré-
interprétations actuelles— au renouveau du pouvoir politique de la chefferie
dirigeante. Des alliances clientélaires furent également établies avec les nouveaux
"patrons" locaux, parfois issus de la communauté pulaarophone de la ville,
représentants du Commissariat à la Sécurité Alimentaire (CSA) et du Croissant Rouge
Mauritanien; ainsi que des représentants des organismes internationaux tels la
Fédération Luthérienne Mondiale, World Vision, Oxfam et Caritas. Au cours de cette
période, d'autres "patrons" firent leur apparition. Il s'agissait de grands commerçants
et transporteurs, étrangers à l'‘Assâba, pour qui la pénurie alimentaire était une
aubaine et une source inépuisable d'enrichissement qui, pour être "payant"
politiquement, devait passer par une redistribution des biens —du moins partielle—
aux familles démunies.
23
Dès lors, les luttes factionnelles au sein des groupes bidân furent influencées par
l'éclatement des lieux de pouvoir politique et économique, perçu globalement
comme facteur de désordre social important. A côté des chefs coutumiers reconnus
par consensus collectif, on trouvait des "cadres" enrichis du gouvernement, des
"chefs des organismes" nationaux et internationaux et enfin des "grands
commerçants"; étant bien entendu que ces personnes, n'avaient pour la plupart
aucune légitimité coutumière mais représentait, peut-être, le noyau initial de l'élite
politique moderne —souvent "détribalisée", fortunée, adepte du libéralisme et des
valeurs individualistes. Chez les Ahl Sîdi Mahmûd cependant, la situation
factionnelle fut peu influencée par cette évolution des choses. La faction d'opposition
à la chefferie avait pu se placer sur l'échiquier national —un membre éminent était
devenu député pour l'‘Assâba—, raison qui explique, du moins en partie, son relatif
immobilisme politique tout au long des années 1970. Sur le terrain, c'était la chefferie
qui remplissait toujours le rôle qui était le sien.
Tout au long de cette période contemporaine, Muhammad Râdî, ainsi que les autres
chefs des qabâ‘il issues des Idawalhâjj —les plus nobles dans la hiérarchie interne des
Ahl Sîdi Mahmûd—, continuèrent à organiser comme leurs ancêtres la reproduction
de l'élite traditionnelle sur plusieurs plans. Et ceci dans le but évident de marquer
24
Sur le plan de l'éducation des jeunes issus de ces grandes familles, il est intéressant
de noter que le "retour" aux coutumes religieuses s'affirme par l'importance accordée
à l'enseignement coranique. Cependant, de manière parallèle, les jeunes garçons
reçoivent également une éducation spéciale destinée à maintenir les valeurs
guerrières de jadis. Vers l'âge de 13-15 ans, ils effectuent leurs premiers longs séjours
dans le désert, où ils sont envoyés en compagnie d'un parent plus âgé et de bergers
dans le but de s'exercer au maniement des armes, à la connaissance du milieu
désertique et aux pratiques propres à l'élevage des troupeaux (des vaches au sud de
l'‘Assâba, des dromadaires au nord). Sur le plan des alliances matrimoniales,
l'analyse des mariages dans la famille des Ahl Muhammad Mahmûd montre que la
tendance amorcée depuis le début du XXème siècle perdure encore de nos jours
pour le maintien des mariages proches —entre cousins parallèles patrilatéraux. Ceci
notamment pour les filles mais également pour le premier mariage des garçons, qui
est considéré comme le plus important pour assurer une descendance "à l'intérieur"
de la famille. Les garçons sont ainsi ouvertement encouragés à épouser une de leurs
cousines (mint el-‘amm) et à avoir des enfants qui, dans le cas courant de divorce
ultérieur, resteront au sein de la famille pour qu'ils soient élevés, comme leurs
parents, dans le respect des valeurs familiales. Pour les mariages "secondaires" les
garçons disposent d'une liberté plus importante dans le choix des épouses, qui
peuvent même appartenir à une autre qabîla mais doivent toujours avoir un rang
statutaire au moins égal à celui de l'époux, en suivant la seule règle matrimoniale
chez les bidân du respect de l'hypergamie féminine. Néanmoins, pour des raisons de
prépondérance de la domination masculine, pour les mariages "secondaires" les filles
issues de l'élite traditionnelle seront toujours pressées d'épouser des cousins
proches, appartenant aux Idawalhâjj.
Depuis l'installation aux plus hautes fonctions de l'Etat du colonel Maauya wull
Sid'Ahmed Taya, en 1984, les pressions internes et externes conduisirent à
l'ouverture du pays à un système démocratique, du moins formellement. A la fin
1985, fut annoncé le calendrier des élections municipales de 1986, qui devait mener
aux élections présidentielles de 1992. Pendant ces années le pays connut, pour la
première fois de son histoire moderne, l'effervescence de la création de nouveaux
groupes politiques, la réactivation des alliances politiques entre divers secteurs,
traditionnels et modernes, de la population, et surtout une liberté —surveillée il est
vrai mais non moins réelle— de parole et de réunion quasiment oubliée depuis 1978.
Certains auteurs pensent que dans ce processus, qui marque toujours la conjoncture
25
actuelle, les élites traditionnelles furent —encore une fois— instrumentalisées par
l'administration mauritanienne. C'est méconnaître le fonctionnement concret et
pragmatique de l'administration qui s'appuie sur ces élites pour administrer le pays
profond, et surtout c'est oublier le poids de la volonté politique des groupes —qui
reconnaissent ces élites comme siennes— de faire entendre leurs voix et leurs
revendications sur le plan régional et national.
sens de ces distinctions et vota en se guidant uniquement sur les repères factionnels
courants. Contre toute attente (du gouvernement), ces premières élections
municipales de 1986 furent remportées par Michel Vergès, homme très populaire
dans cette ville où il avait passé son enfance et où il est décédé en 1995.
En effet, en mars 1992, après cinquante années de chefferie, Muhammad Râdî wull
Muhammad Mahmûd wull Sîd al-Muhtar wull Muhammad Mahmûd wull
‘Abdellahi wull Lemrâbot Sîdi Mahmûd, décédait brusquement à Nouakchott, dans
son sommeil. Sa disparition jeta dans le plus grand désarroi non seulement les
membres des Ahl Sîdi Mahmûd, mais aussi tous les groupes de l'‘Assâba auprès
desquels il jouissait d'un respect et d'une affection profond. Lors des funérailles,
organisés à Disag, village qu'il avait fondé dans les années 1950, les Ahl Muhammad
Mahmûd reçurent les condoléances des notables et des chefs de toutes les régions de
la Mauritanie, le Président lui-même, ainsi que Ahmed wull Daddah, envoyèrent
également leurs délégations.
cohérent avec l'histoire politique des Ahl Sîdi Mahmûd, et cohérent enfin avec les
attentes des populations rurales qui reconnaissent l'importance de l'identité
segmentaire et qui savent qu'elles ne peuvent pas compter sur un Etat de droit pour
satisfaire leurs besoins concrets et leurs espoirs d'amélioration de leurs conditions de
vie. Vu sous cet angle, et en dernière analyse, le choix de Muhammad Mahmûd ne
contredit en rien ses idéaux d'égalitarisme et de développement social non
seulement pour les Ahl Sîdi Mahmûd mais également pour les populations rurales
de l'‘Assâba. Cette vision des choses, qui attribue une place importante au "bien
public", rend d'ailleurs plus tangible la modernisation actuelle de la chefferie de la
confédération. Désormais, les intérêts restreints des Ahl Sîdi Mahmûd se placent
dans le contexte plus large des intérêts régionaux, voire nationaux.
Depuis lors, Muhammad Mahmûd concentre deux postes de pouvoir politique, l'un
traditionnel à la tête des Ahl Sîdi Mahmûd, et l'autre moderne, comme Maire de la
ville de Kiffa, forte d'environ 50.000 habitants. Le fait n'est pas anodin dans le pays.
Ce sujet qui mérite une longue argumentation, a été traité ailleurs (Villasante-de
Beauvais 1998b), aussi je me limiterai ici à souligner que le rôle des pouvoirs locaux,
des Mairies, ne peut pas être négligé ou rabaissé dans l'examen du politique en
Mauritanie. Face aux interprétations post-modernes qui considèrent que les Maires
sont —eux aussi !—, sujets à l'instrumentalisation de l'Etat, il faut se rendre à
l'évidence que les pouvoirs municipaux représentent des véritables lieux de pouvoir
local, relativement autonomes face aux autorités centrales. Relativement seulement
car le processus d'ouverture démocratique en Mauritanie est toujours surveillé.
Néanmoins, cela n'implique pas l'exercice d'un contrôle total et permanent des
groupes citadins ou simplement sédentaires.
Épilogue
J'espère avoir pu montrer au long de ces pages que le rôle d'intermédiation des chefs
traditionnels des Ahl Sîdi Mahmûd n'est pas une vue d'esprit de certains
anthropologues, mais une réalité politique qui garde tout son sens lorsqu'on
examine l'histoire politique contemporaine de la Mauritanie. Des conditions
objectives —comme celle du moindre impact des effets de la sécheresse dans la
région habitée par les groupes de cette confédération, et même le fait de la sous-
administration de l'‘Assâba qui a perduré depuis l'époque coloniale—, ont contribué
sans doute à la reproduction du pouvoir politique de cette famille de chefferie de
l'Est mauritanien. Néanmoins, il me paraît indéniable qu'il a également existé,
depuis le temps de l'émergence des Ahl Sîdi Mahmûd, une volonté politique
marquée pour affirmer et consolider un pouvoir politique régional qui s'est adapté
remarquablement aux transformations globales de la société bidân.
Depuis la fin du XVIIIème siècle, les chefs des Ahl Sîdi Mahmûd, ont fait preuve
d'une conscience réelle de leur rôle de chefferie et d'une volonté politique forte de
perpétuation de leur héritage politique non point pour leur seul prestige personnel,
mais surtout en fonction de leur rôle de représentants, de défenseurs, des groupes
attachés à eux par le sang ou par l'alliance politique. C'est dans ce cadre que l'on doit
placer le fait apparemment anachronique de la succession de Muhammad Râdî wull
Muhammad Mahmûd en mars 1992. Quant à la question de savoir pourquoi une
succession à la chefferie légitimée par le nasab est importante en cette fin du XXème
siècle, je voudrais avancer que son importance repose, d'abord, sur la nécessité des
groupes identitairement attachés à cette famille, toujours respectée, de la voir
incarner l'unité politique confédérale. Il y va de leur prestige identitaire, ainsi que de
la pérennité de leur existence sociale et politique en tant que groupe. Parallèlement,
l'actualisation de cette succession est indissolublement liée à la configuration actuelle
de l'Etat mauritanien qui —étant pauvre en ressources humaines et matérielles—, ne
peut faire autrement que de continuer à administrer le pays en alliance avec les
structures politiques anciennes, modernisées à partir des modèles politiques
coutumiers, c'est-à-dire factionnels. Dans ce contexte, je ne pense pas qu'il y ait des
raisons véritables pour considérer que la démocratisation de "style mauritanien",
entamée seulement il y a une dizaine d'années, puisse impliquer —en un laps de
30
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