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Expérience de maladie chronique et vie professionnelle :

les ajustements professionnels des travailleurs atteints de


broncho-pneumopathie chronique obstructive
Lise Monneraud, Patrick Brochard, Chantal Raherison, Bruno Housset, Pascal Andujar
Dans Sciences sociales et santé 2016/1 (Vol. 34), pages 39 à 63
Éditions John Libbey Eurotext
ISSN 0294-0337
DOI 10.1684/sss.2016.0103
© John Libbey Eurotext | Téléchargé le 14/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.248.48.18)

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Sciences Sociales et Santé, Vol. 34, n° 1, mars 2016

Expérience de maladie chronique


et vie professionnelle : les ajustements
professionnels des travailleurs
atteints de broncho-pneumopathie
chronique obstructive

Lise Monneraud*, Patrick Brochard**, Chantal Raherison***,


Bruno Housset****, Pascal Andujar*****
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* Lise Monneraud, sociologue, INSERM U897, Université de Bordeaux, 166, cours de
l’Argonne, 33000 Bordeaux, France ; lise.monneraud@u-bordeaux.fr
** Patrick Brochard, médecin, Université de Bordeaux-CHU de Bordeaux, service de
pathologie professionnelle, 146, rue Léo Saignat, 33076 Bordeaux Cedex, France ;
patrick.brochard@chu-bordeaux.fr
*** Chantal Raherison, médecin, Université de Bordeaux-CHU de Bordeaux, Centre
hospitalier Haut-Levêque, service des maladies respiratoires, 1, avenue Magellan,
33604 Pessac, France ; chantal.raherison-semjen@u-bordeaux.fr
**** Bruno Housset, médecin, INSERM 955-CHI Créteil, service de pneumologie et
pathologie professionnelle, 40, avenue de Verdun 94010 Créteil, France ;
bruno.housset@chicreteil.fr
***** Pascal Andujar, médecin, INSERM 955-CHI Créteil, service de pneumologie
et pathologie professionnelle, 40, avenue de Verdun 94010 Créteil, France ;
doi: 10.1684/sss.20160103

pascal.andujar@chicreteil.fr

Les auteurs remercient l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de


l’environnement et du travail pour son soutien financier (APR ANSES ESt 2012-
132).
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Résumé. Prendre la mesure de l’impact de la maladie chronique sur les


interactions et rôles sociaux implique de s’intéresser au monde du travail
qui représente l’espace principal dans lequel se pose la question du main-
tien des engagements sociaux. Notre analyse sociologique a pour objectif
de spécifier l’impact de la broncho-pneumopathie chronique obstructive
(BPCo) sur le travail, entendu selon deux dimensions : le maintien dans
l’emploi et l’activité professionnelle (accomplissement des tâches). Elle
se fonde sur le matériau recueilli au cours de 69 entretiens semi-directifs
avec des patients atteints de BPCo et suivis dans le cadre hospitalier,
dans deux bassins d’emplois différents. L’expérience de la BPCo au
travail apparait problématique pour le travailleur, parce qu’elle relève de
phénomènes diffus, progressifs, qui ne s’imposent pas toujours à la cons-
cience du sujet. Elle est avant tout une expérience de diminution des
capacités de travail qui amène le sujet à procéder à de multiples ajuste-
ments, pour une grande part informels, permettant de « faire comme si »
et « faire avec », afin de conserver une activité compatible avec l’évolu-
tion des capacités physiques.

Mots-clés : santé au travail, ajustements professionnels, parcours profes-


sionnel des malades chroniques.
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Après les travaux fondateurs de Parsons (1951), Mechanic (1962) et
Freidson (1970) sur le comportement du malade, beaucoup d’auteurs ont
montré l’impact singulier de la maladie chronique sur le psychisme et le
positionnement social des individus atteints. La temporalité de la chroni-
cité oblige à sortir du modèle parsonien du sick role (Parsons, 1951)
présentant la guérison comme horizon de trajectoire individuelle : il s’agit
de gérer au quotidien des maux permanents. Aussi, le malade chronique
doit-il s’acquitter en partie de ses obligations sociales ordinaires
(Baszanger, 1986).
La question de la gestion quotidienne de la maladie chronique se
pose particulièrement dans le cas de la broncho-pneumopathie chronique
obstructive (BPCo), pathologie « muette » (Holguin et al., 2005), très peu
connue de la population générale et sous-diagnostiquée. L’absence de
discours public sur la maladie (Pinnock et al., 2011) et de conscience indi-
viduelle des symptômes permet de la considérer comme invisible, pour la
société comme pour l’individu.
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VIE PRoFESSIoNNELLE AVEC UNE BPCo 41

Cependant la BPCo est une pathologie très fréquente et en progres-


sion avec un fort impact de santé publique dans les pays développés (1).
or, sa forte prévalence jure avec l’absence de sensibilisation des popula-
tions. L’expérience de la BPCo est donc plus qu’une expérience de
maladie : elle est la gestion de symptômes restant parfois longtemps non
étiquetés comme synonymes de « maladie » mais ayant néanmoins des
effets désorganisateurs sur l’accomplissement des rôles sociaux et l’image
de soi. La lente progression des symptômes et leur invisibilité — au moins
périodique — impliquent un maintien des activités ordinaires.
L’expérience de la BPCo est donc ancrée dans l’existence sociale des
patients. or, à ce jour, peu d’études traitent de sa dimension psychosociale
à partir de données françaises.
Prendre la mesure de l’impact des symptômes sur les interactions et
l’accomplissement des rôles sociaux implique de s’intéresser au monde du
travail qui représente l’espace principal dans lequel se joue le maintien des
engagements sociaux avec — ou malgré — la maladie chronique.
Alors que près du quart de la population active française déclare un
handicap ou un problème de santé durable (Amrous et Barhoumi, 2012),
la question de l’articulation entre activité professionnelle et santé
dégradée reste peu traitée. Des travaux tentent de mesurer l’impact du
travail sur la santé des employés (2), par des approches sociologiques,
épidémiologiques, ou en médecine du travail, sur le front de l’étiologie
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professionnelle des maladies (Boschetto et al., 2006 ; thébaud-Mony,
2012) ou des conditions de travail (Sparks et al., 2010). Cependant, l’im-
pact de la maladie chronique sur le travail reste moins traité.
Les analyses traitent surtout de la vie quotidienne des patients
atteints de maladie chronique (Da Silva, 1999 ; Winance, 2003), et parti-
culièrement des pathologies respiratoires (Fagerhaugh, 1975 ; Meier et al.,
2011), mais peu d’études portent sur l’expérience de la maladie chronique
au travail (Huyez-Levrat et Waser, 2014 ; Lhuilier et al., 2007), d’autant
que la focale est souvent mise sur les enjeux du secret et de la révélation
de la pathologie dans le cercle professionnel (Munir et al., 2005). La
rareté des sources françaises s’agissant des maladies chroniques et, parti-
culièrement, des maladies respiratoires incite à proposer de nouveaux
éclairages permettant de comprendre les enjeux de la poursuite des acti-

(1) Cinquième cause de mortalité dans le monde, l’oMS prévoyant pour 2020 sa
progression au 3e rang.
(2) Voir notamment à cet égard les travaux produits par l’Institut national de recherche
et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies profession-
nelles et le Centre d’étude de l’emploi.
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vités professionnelles pour la part de la population active atteinte de trou-


bles chroniques.
Ce sont alors deux pans de la recherche que l’on réunit ici : la socio-
logie du « faire avec » la maladie et l’analyse des liens entre maladie et
travail. L’objectif est de spécifier l’impact de la maladie chronique en
analysant les conséquences concrètes de la BPCo sur le travail, compris
en termes de déroulement de carrière (donc la question du maintien dans
l’emploi) et d’accomplissement des tâches professionnelles quotidiennes.
Les caractéristiques nosologiques particulières de la BPCo rendent
ses conséquences sur le travail spécifiques. La maladie lentement invali-
dante et tardivement diagnostiquée fait que les patients considérés ne sont
pas de jeunes actifs confrontés à l’irruption violente d’une pathologie
comme c’est notamment le cas pour le VIH ou l’hépatite C (Lhuilier et al.,
2007). Les sujets sont généralement en fin de carrière, voire déjà à la
retraite. Cependant, pour certains, l’expérience de maladie diagnostiquée
s’étend sur plusieurs années d’activité. Mais, surtout, des années avant le
diagnostic, les travailleurs connaissent des symptômes qui impactent
profondément leur vie au travail, sans pour autant qu’il s’agisse, pour eux
comme pour leur employeur, d’une maladie chronique. L’apparition
progressive des difficultés, souvent tardivement dans la trajectoire profes-
sionnelle, rend d’ailleurs la pathologie d’autant plus invisible, empêchant
l’individu de prendre conscience de ses diminutions physiques comme
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symptômes et non comme effet normal de l’âge en fin de carrière.
Dans ces conditions, l’impact de la BPCo se traduit de trois
manières sur lesquelles nous reviendrons successivement : ce qui frappe
d’abord dans le discours des patients est l’apparente continuité des
carrières ; cette continuité déclarée masque des stratégies construites par
les patients et leur entourage professionnel, d’abord pour le maintien dans
l’emploi et, ensuite, pour l’accomplissement des activités quotidiennes de
travail, par des aménagements qui relèvent surtout d’ajustements pragma-
tiques informels.

Méthodologie

L’analyse se fonde sur un matériau recueilli au cours d’entretiens


semi-directifs avec des patients atteints de BPCo et suivis dans le cadre
hospitalier. Notre approche est une des ramifications du premier
programme de recherche multicentrique français sur les BPCo profes-
sionnelles en population générale qui comporte trois volets (étiologique,
biologique, et sociologique). Notre projet a donc bénéficié du recrutement
actif des cas de BPCo de la cohorte BPRoFEtIo entre 2010 et 2014.
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L’échantillon se compose de 69 entretiens avec des patients recrutés


au CHU de Bordeaux (n = 34) et au Centre hospitalier intercommunal de
Créteil (n = 35), par les centres de consultations en pathologie profession-
nelle. Les sujets ont été interrogés sur la base du volontariat, donc sans
sélection a priori (3). Ils ont été rencontrés dans les locaux hospitaliers ou
à domicile, selon leur préférence. Il s’agit de 20 femmes et 49 hommes,
âgés de 45 à 84 ans, avec un âge moyen de 66,3 ± 8,1 ans. Le recrutement
dans deux centres permet de réduire les biais liés à la spécificité socio-
économique des bassins d’emplois.
Les patients font partie d’une fraction de la cohorte BPRoFEtIo
selon la répartition suivante : 33 patients BPCo post-tabagiques sans
composante professionnelle et 36 patients BPCo avec une composante
professionnelle, dont 19 sujets exposés à des gaz-poussières-vapeurs-
fumées dans l’industrie, 12 dans le secteur du bâtiment et travaux publics
et 5 dans les secteurs agricole, textile, du travail du bois et mécanique. De
manière intéressante, l’effectif compte un nombre important de patients
BPCo sans composante professionnelle (n = 33), ce qui oblige d’emblée
à considérer la BPCo au-delà de la seule BPCo d’origine professionnelle.
Les patients interrogés ont un stade de BPCo moyen à 2,4 ± 0,9
(4) dont la distribution est la suivante : seulement 6 patients souffrent
d’une BPCo de stade 1 (obstruction bronchique légère), une majorité de
patients (n = 38) sont au stade 2 (obstruction modérée), 12 ont une BPCo
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de stade 3 (obstruction sévère) et 12 sont enfin classés au stade 4 (obstruc-
tion très sévère).
Dans la lignée de la grounded theory, la construction de l’analyse ne
repose pas sur des catégorisations a priori mais sur les catégorisations
proposées par les individus eux-mêmes, à travers leurs récits d’expérience
et leur recoupement, avec un traitement thématique des données discur-
sives.
Les questions posées portent sur : la description de leurs emplois
successifs et activités professionnelles, le déroulement de la carrière, l’ex-
périence de difficultés particulières durant l’activité professionnelle et la
nature de ces difficultés, et la gestion des symptômes de BPCo au travail.

(3) Critères d’inclusion des sujets dans la cohorte : âgés entre 40 et 80 ans, diagnostic
de BPCo (critères AtS/ERS/GoLD), exploration fonctionnelle respiratoire (EFR)
pratiquée dans le centre inférieure à 3 mois avant/après les prélèvements sanguins et
en dehors d’un épisode d’exacerbation, recueil du curriculum laboris et du consente-
ment du patient.
(4) La sévérité de la BPCo est déterminée par le stade GoLD, Global Initiative for
Chronic Obstructive Lung Disease.
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Si les sujets sont classés par l’équipe médicale en groupes d’exposi-


tion professionnels (expositions monomorphes, expositions mixtes, sans
exposition), le traitement de l’échantillon ne se fonde pas a priori sur cette
classification. Cependant, nous avons procédé à des tris thématiques des
données selon l’origine professionnelle des patients, pour questionner les
spécificités par métiers et type d’exposition (5).
La collecte des données a pris fin non pas quand un nombre suffisant
d’entretiens au sens épidémiologique a été effectué mais quand le point de
saturation a été atteint, chaque entretien supplémentaire n’apportant plus
de données nouvelles (Glaser et Strauss, 1967) (6). Les cinq derniers
entretiens ont servi d’éléments de validation, les patients n’introduisant
plus de nouvelles catégories ni de nouveaux éléments à la grille de lecture.

La BPCo au travail : stratégies multiples de conciliation


entre maladie chronique et vie professionnelle

Mesurer l’impact de la BPCo au travail nécessite de distinguer la


carrière, donc la trajectoire professionnelle, des tâches quotidiennes. En
effet, l’expérience des patients ne montre pas de lien systématique entre
impact sur le déroulement de carrière et impact sur l’accomplissement des
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tâches. Compte tenu de l’apparition tardive des symptômes, les limitations
physiques dues à la maladie n’entraînent pas nécessairement un boulever-
sement de la trajectoire professionnelle, justement parce que les sujets
s’adonnent à des activités multiples d’ajustement (Radley et Green, 1987)
de leurs tâches, sans compter les stratégies de dissimulation qu’ils
déploient pour que les symptômes interfèrent le moins possible avec leur
développement de carrière. Le discours des patients montre donc claire-
ment une différenciation faite entre la carrière, conçue de manière globale,
et les rôles professionnels au quotidien.
De même il n’est pas pertinent, au regard de l’expérience des
patients, de considérer la BPCo à compter de la date du diagnostic. on ne
peut en effet distinguer absolument, s’agissant de l’impact psychosocial
de la maladie, un temps prédiagnostic d’un temps postdiagnostic
marquant l’entrée en maladie du sujet. on note plutôt une continuité du
vécu de la maladie qui s’enracine, la plupart du temps, dans l’expérience

(5) Utilisation de tableaux croisés dynamiques Excel et du logiciel tanagra.


(6) C’est là la différence méthodologique première avec les équipes traitant des volets
biomédicaux de cette recherche collective.
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du sujet bien avant le diagnostic. La trajectoire professionnelle avec la


maladie est même parfois totalement déconnectée de l’événement du
diagnostic.
Pour certains patients, le diagnostic n’implique pas de conséquences
propres sur le parcours professionnel, supplémentaires à celles déjà liées
aux symptômes.
Pour d’autres, le diagnostic marque bien une rupture, un point situé
dans le parcours biographique et professionnel, qui matérialise l’occur-
rence de la maladie (Bury, 1982) : il donne lieu à un arrêt de l’activité ou,
dans certains cas plus rares, à des aménagements officiels de poste.
Cependant, s’en tenir à ces effets prive de l’expérience professionnelle
vécue avec des symptômes avant leur étiquetage « pathologique ». La
dimension de relative invisibilité de la BPCo rend justement inopérante la
distinction entre maladie et bonne santé dans le cas des travailleurs consi-
dérés ici. La « maladie », au sens de illness, peut être manifeste sans pour
autant être nommée, labellisée (en tant que disease cette fois) et donner
lieu à des aménagements particuliers.
Il convient alors de traiter le diagnostic non pas comme un élément
déclencheur systématique de bouleversements professionnels mais
comme un événement jalon dans l’expérience de la maladie.
Nous nous centrons sur les ajustements déployés par les sujets avant
et après le diagnostic, le phénomène de sous-diagnostic participant juste-
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ment aux modalités de ces ajustements. Car en l’absence (ou dans l’at-
tente) de diagnostic les « stratégies permettant les compromis […] qui
rendent possible la vie professionnelle avec la maladie chronique »
(Lhuilier et al., 2007 : 130) ne sont que plus nécessaires.

Apparence et déclaration de continuité des carrières

Il est notable que la plupart des patients de l’échantillon (plus de


72 %) (7) affirment de prime abord que la BPCo n’a pas eu de consé-
quence sur leur carrière, alors même que leur maladie a été diagnostiquée
avant la retraite (c’est le cas pour 63 % d’entre eux).
À la question explicite d’une « conséquence sur la carrière » de la
maladie, la plupart des sujets répondent par la négative. Cependant, on
trouve bien, au détour de leurs récits, l’expression de conséquences

(7) Les pourcentages donnés ici ne peuvent, étant donnée la méthodologie utilisée,
avoir de stricte représentativité statistique. Ils sont mentionnés à titre descriptif, pour
indiquer des ordres de grandeur dans l’échantillon.
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concrètes sur la trajectoire professionnelle. Il convient donc de


comprendre la manière dont les patients entendent et mesurent cet impact.
Parmi ceux qui affirment ne pas avoir subi d’impact sur leur carrière,
un quart a connu un arrêt prématuré d’activité et 20 % affirment que leur
maladie a limité le bon accomplissement de leurs tâches. Si l’on ne consi-
dère que les patients diagnostiqués durant la période d’activité, les chiffres
s’élèvent à 30 %, sans que le sexe ou les catégories d’emploi n’influencent
ce résultat.
L’idée d’une conséquence sur la carrière est en fait conçue de façon
très restrictive par les sujets : ils ne la mentionnent que s’ils imputent
directement à la maladie une difficulté à monter en grade ou en responsa-
bilité dans l’entreprise, ou s’ils considèrent qu’elle les a empêchés d’ac-
céder à des postes spécifiques s’ils avaient projeté de changer d’emploi.
or, compte tenu de l’âge relativement tardif auquel survient le diagnostic,
la trajectoire professionnelle a en général déjà été tracée, sans réelle
perspective de changement.
Ainsi, même l’arrêt prématuré n’est pas systématiquement assimilé
à une conséquence sur la carrière : « C’était à la fin, donc ça ne changeait
rien pour moi au niveau de ma carrière » (Christiane, employée de bureau
et qui a pourtant connu un reclassement dans son entreprise puis une mise
en invalidité) ; « Non, parce que j’avais fait mon temps » (Alain, chef
cuisinier).
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D’ailleurs, les deux seuls sujets de l’échantillon ayant connu un
reclassement officiel dans leur entreprise ne considèrent pas que leur
carrière ait été impactée par la maladie. Leur changement de service pour
l’une, carrément de métier pour l’autre, impliquant des tâches, des
horaires et un environnement de travail nouveaux, ne sont pas conçus
comme des « conséquences sur la carrière ». tous deux considèrent ce
changement comme une opportunité de faire autre chose de moins sollici-
tant à la fin d’une carrière qu’ils estiment derrière eux.
Dans ces conditions, moins d’un tiers des patients affirment que la
BPCo a affecté leur trajectoire professionnelle. Ce qui frappe est l’appa-
rente continuité des carrières.
Les récits des patients obligent cependant à aller plus loin. Sous-
diagnostic et non-prise en compte des symptômes ressentis forment un
cache suffisamment opaque pour que la trajectoire professionnelle
conserve sa linéarité.
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VIE PRoFESSIoNNELLE AVEC UNE BPCo 47

Stratégies de maintien dans l’emploi et masque des difficultés

Une première tendance clé que l’on retrouve en filigrane de la conti-


nuité de carrière — et qui l’explique largement — est celle qui consiste à
« faire comme si ». Le sujet fait en sorte d’ignorer ses symptômes, de les
nier, afin de conserver intacte son activité et partant, son statut de
travailleur. Ainsi, l’expression selon laquelle « je ne me rendais pas
compte » est très fréquente : « Je me sentais fatigué c’est vrai. Je perdais
un peu de poids. Mais bon […] je me disais “bon ben on verra ça après” »
(Éric, boulanger) ; « Je pense que j’ai commencé à avoir ces problèmes
vers 50 ans. Sans vraiment m’en apercevoir » (Dominique, employée de
bureau).
or, si on fait « comme si » ce n’est pas seulement pour soi-même
mais aussi vis-à-vis des autres. La continuité des carrières se fonde sur les
efforts constants déployés pour masquer sa fatigabilité, son manque de
tonus, autant de stigmates (Goffman, 1977) de maladie qui peuvent mettre
en péril la carrière et les relations professionnelles : « Je faisais en sorte
que les gens ne s’en aperçoivent pas que je n’étais pas en forme. Il faut
ruser un peu ! » (Patricia, commerciale) ; « Je faisais en sorte de prendre
sur moi et puis voilà » (Michel, garçon de café).
En particulier avant le diagnostic ou en l’absence de révélation du
diagnostic au travail, les stigmates physiques peuvent en effet être assi-
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milés — au moins c’est la crainte des sujets — aux stigmates moraux du
mauvais travailleur (Lhuilier et al., 2007). Le cas de Maria, immigrée
portugaise, montre cette volonté de continuer malgré tout et d’afficher sa
bonne volonté, donc d’éviter tout ce qui pourrait mettre en péril sa
carrière. C’est notamment le cas pour une génération et des catégories
socioprofessionnelles pour lesquelles l’accomplissement et la réussite par
le travail sont des valeurs essentielles : « Quand je suis arrivée en France,
je suis arrivée à Amiens dans une usine de jeans. Des filles s’arrêtaient
toujours et on disait “elle s’est arrêtée mais elle n’a rien… C’est parce
que c’est les fêtes, c’est parce que ci ou ça”… Et je ne voulais pas passer
pour une feignante. Déjà, je venais d’un autre pays, donc si je m’arrêtais
à chaque fois… »
Ainsi, chez certains sujets, l’affirmation d’une continuité de carrière
équivaut aussi à une fierté, à une démonstration de fait que l’on n’a pas
cédé à la facilité de l’arrêt de travail. Le regard des collègues, que la diffi-
culté du travailleur soit ou non manifeste, incite certains à essayer de
préserver une position sociale acquise au sein de l’environnement de
travail. Sans que cela ne fasse l’objet de normes explicites, il s’agit de
faire en sorte que les comportements et la gestion de la maladie ne puis-
sent pas susciter de jugements moraux négatifs (Dodier, 1986).
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Il est d’ailleurs intéressant de mettre en miroir ce constat avec les


pratiques des travailleurs vis-à-vis des expositions nocives. Certains poin-
tent clairement l’imputation professionnelle de leur pathologie et décri-
vent les négligences courantes, s’agissant des dispositifs de protection, de
la part de leur employeur mais surtout de leur propre part. Ressentir des
symptômes de dyspnée ou de fatigue générale, subir des crises de toux en
présence de ciment, de copeaux ou de solvants ne signifie pas pour autant
qu’on se protège plus. L’enjeu est de conserver une image de travailleur
volontaire qui ne fuit pas devant la difficulté, une posture de travailleur
« normal ».
Aussi, paradoxalement, l’expérience des patients témoigne de
comportements qui peuvent être néfastes pour la santé, voire qui exacer-
bent les symptômes mais sont conservés pour préserver un statut et une
image sociale dans l’entreprise. on minimise sciemment l’impact des
symptômes sur ses capacités, pour manifester, en filigrane, sa légitimité à
conserver son emploi. En contrôlant la visibilité des symptômes, il s’agit
de démontrer son aptitude à satisfaire les exigences professionnelles, tout
en limitant la mention de la maladie dans sa gestion de l’effort. Si la
menace du déclassement formel dans l’entreprise n’est pas relevée dans
notre échantillon comme dans le cas du milieu ouvrier des années 1980
étudié par Dodier (1986), un autre type de déclassement, moral celui-ci,
est bel et bien présent en arrière-plan des comportements.
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Cependant, les récits des salariés comme des travailleurs indépen-
dants révèlent également l’angoisse associée à la cessation d’activité qui
renforce elle aussi les efforts pour préserver la continuité des carrières.
L’arrêt de travail long, voire définitif, est assimilé à une difficulté finan-
cière autant qu’à un déclassement social.
La crainte du manque d’argent, notamment pour des travailleurs qui
ne maîtrisent pas les rouages institutionnels de la couverture du risque
maladie, incite à tout faire pour ne pas s’arrêter ou alléger son activité.
Ainsi on « tient » pour éviter une perte de revenu immédiate ou à prévoir
lors du calcul de ses indemnités : « Je voulais aller au bout ! À 60 ans !
Pour avoir la retraite » (Jean, fraiseur).
Le cas de José, maçon, constitue à cet égard une situation extrême de
dissimulation de sa maladie à la médecine du travail, afin d’éviter une
cessation d’activité qu’il devine inévitable au regard de ses symptômes :
« Quand il fallait passer les visites, je disais à mon chef de me mettre à un
autre endroit. Et ils s’en sont rendu compte au bout de 7 ou 8 ans… […]
je leur ai dit, “j’ai quatre enfants, une femme qui est malade, je ne vais pas
y arriver !” […] mon seul métier c’était ça, je ne pouvais pas faire autre
chose. Quand vous avez une famille derrière […] on est obligé ! On ne peut
pas s’arrêter, c’est pas possible. Avec quoi je les aurais nourris ? »
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VIE PRoFESSIoNNELLE AVEC UNE BPCo 49

Si, pour la grande majorité des sujets, la BPCo ne constitue pas un


facteur de rupture des trajectoires professionnelles ce n’est pas tant parce
que les symptômes ont peu d’incidence sur le travail mais bien parce que
les sujets multiplient les efforts et les stratégies d’(auto)dissimulation de
la maladie. La perte d’emploi signifie une perte de statut social, le travail
étant conçu comme une « condition de normalité » (Pierret, 2006).
L’angoisse de la rupture de carrière est donc aussi celle du désœuvrement,
le déclassement social étant lié certes au revenu mais aussi à l’insertion
sociale par le travail, surtout dans les catégories socioprofessionnelles les
moins aisées cultivant peu les activités de loisir : « Ce n’est pas évident,
quand on a été actif, de se retrouver à rien faire quoi. C’est une petite
mort. Je comprends qu’il y en ait qui se foutent en l’air ! » (Pascal, ouvrier
du bâtiment).
Reste que, pour près d’un tiers des patients, la BPCo engendre bien,
de manière explicite, des conséquences sur la carrière. tout l’intérêt des
récits détaillés est justement de permettre de comprendre pourquoi, de
dérouler les liens qu’ils font entre la maladie et la rupture subie dans leur
vie professionnelle. Pour une large majorité de sujets (80 %), c’est l’épui-
sement physique entraînant une difficulté dans l’accomplissement des
rôles qui constitue un facteur clef de l’impact sur leur déroulement de
carrière : « J’ai dû racheter des années de cotisations. Je serais resté, je
n’aurais pas racheté ces années. Mais bon il fallait que je parte, j’étais à
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bout, j’étais pressé de partir. J’étais à bout nerveusement, j’en avais
assez, physiquement j’en avais assez, ce RER, cette transpiration perma-
nente, cette fatigabilité… » (Ahmed, psychologue).
Parfois cette baisse des capacités et de l’endurance pousse à
réorienter sa carrière vers des postes jugés moins sollicitants. Cette
démarche ne correspond pas à une procédure institutionnelle de reclasse-
ment mais à la recherche individuelle d’un autre métier, que l’on retrouve
chez les indépendants comme chez les salariés.
Nicolas, ouvrier multiservices à son compte, abandonne une part de
son activité, l’entretien des chaudières, pour laquelle il est pourtant spécia-
lisé, pour se concentrer sur d’autres, moins difficiles. De même Pascal,
jardinier municipal, prend un poste de gardien de parc, jugé plus facile,
dès que l’occasion se présente.
Les changements de poste ne sont donc pas systématiquement vécus
comme des échecs mais comme synonymes d’un certain soulagement
pour l’individu qui y voit une opportunité de pouvoir continuer à
travailler.
Cependant, si l’on mentionne une conséquence de la BPCo sur la
carrière, c’est aussi, majoritairement, parce que cette dernière a dû cesser
de façon prématurée, parfois brutale. L’arrêt prématuré du travail s’ex-
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50 LISE MoNNERAUD ET AL.

plique pour un sujet seulement par une déclaration de maladie profession-


nelle. D’autres, bien plus nombreux (40 % des patients de l’échantillon),
connaissent une mise en invalidité ou longue maladie qui les oblige à
cesser le travail jusqu’à leur passage en retraite : « J’aurais été en
meilleure santé, j’aurais continué un peu plus. Mais là, j’étais vraiment
au bout du rouleau. On m’a arrêtée en 2008. En invalidité. Et en 2010,
avec mes 60 ans, on m’a mise à la retraite » (yvette, aide-soignante).
Mais ces types de ruptures relevant de catégorisations institution-
nelles ne permettent pas d’englober l’ensemble des situations vécues par
les patients. Pour certains, l’impact sur la carrière est clairement associé à
un licenciement dû à leur maladie. Ainsi, Henri, représentant, a vu ses
missions diminuées jusqu’à son licenciement : « Au bout d’un moment la
société m’a dit qu’il fallait qu’ils me remettent quelqu’un sur mon secteur,
donc on m’a gentiment demandé de partir et c’est tout ». Suit ensuite un
parcours chaotique, entre arrêts de travail et retours à l’emploi, marqué par
une incapacité à retrouver un poste stable qui aboutit à une retraite anti-
cipée.
Enfin, la mention d’une conséquence sur la carrière est liée à un
blocage de l’avancement dans l’entreprise. C’est alors de progression de
carrière dont il est question, avec le sentiment d’être mis « au placard ».
Ghyslaine conseillère dans un organisme de prestations sociales, revient
sur ses derniers temps au travail, marqués par un sentiment de relégation :
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« On est pénalisé sur l’avancement. Ça c’est clair […] J’allais tous les
ans en fin d’année dire “mais pourquoi ?” Personne ne vous le dit. Enfin,
on vous le dit mais de façon détournée » ; « Vous vous portez volontaire
pour les tâches, on ne vous prend pas ! Moi, j’ai voulu faire des forma-
tions, pour des mises à niveau, mais non ! “Pourquoi tu veux le faire ?
Reste donc sur ton siège”. »

L’accomplissement des tâches professionnelles :


des ajustements informels pour « faire avec »

Les conséquences majeures de la maladie sur le travail sont à recher-


cher dans l’accomplissement des tâches professionnelles et le respect des
attentes de rôles liées au travail. La conciliation entre continuité des
carrières et symptômes doit nécessairement se traduire par une adaptation
dans la durée du travailleur à ses capacités diminuées. Le maintien dans
l’emploi nécessite la mise en œuvre de stratégies multiples, quotidienne-
ment revues, pour concilier la double injonction que représentent le travail
et la maladie chronique.
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VIE PRoFESSIoNNELLE AVEC UNE BPCo 51

En effet, même si l’insertion et le maintien dans l’emploi des


personnes présentant des handicaps sont affichés comme une priorité en
France et dans d’autres pays industrialisés depuis les années 1990
(Rosenthal et al., 2007 ; Shrey et Hursh, 1999), des analyses montrent que
la plupart des travailleurs malades chroniques travaillent sans aménage-
ment particulier de leur poste ou de leur environnement de travail
(Høgelund et Holm, 2014).
Dans l’échantillon, on note effectivement seulement trois cas pour
lesquels existe un « ajustement matériel » (Baanders et al., 2001 ; Roessler
et Rumrill, 1998), dont un pour lequel il n’est que très marginal. Il s’agit
d’une secrétaire à laquelle on fournit un chariot pour collecter et distribuer
le courrier, afin de limiter son essoufflement. Dans les deux autres cas,
l’ajustement formel consiste en un changement de poste dans l’entreprise.
Pour une employée de bureau sous oxygénothérapie plusieurs heures par
jour, l’entreprise aménage un poste de travail impliquant une mission
moins lourde et une relocalisation au rez-de-chaussée, proche de l’entrée
du bâtiment. Un boulanger dans une usine est, quant à lui, repositionné sur
un poste moins physique et moins exposé aux farines, à l’emballage du
pain.
Cette situation lacunaire ne peut être attribuée seulement à la négli-
gence des employeurs. En l’absence de connaissance sur leurs droits, les
sujets atteints tendent eux-mêmes à y contribuer, se montrant réfractaires
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à tout aménagement formel qui matérialiserait leur difficulté et donc
représenterait un révélateur de stigmate plus pénalisant que la maladie
elle-même.
Par ailleurs, la nature même d’une maladie chronique dont « l’im-
pact fonctionnel », donc les « conséquences sur la capacité des salariés à
réaliser leur travail dans les conditions habituelles » (Huyez-Levrat et
Waser, 2014) est changeant et relativement imprévisible, implique une
difficulté d’ajustement de l’environnement et des tâches. En effet, une
maladie visible et impliquant des limitations continues permet la mobili-
sation des cadres cognitifs et institutionnels relatifs au handicap. De
même, le port d’une béquille, d’une attèle ou tout autre « artifice » permet
de révéler la maladie à l’entourage professionnel (Dodier, 1986). or, à ces
deux égards, la BPCo pose problème : les capacités peuvent à tout
moment être mises à mal par une manifestation impromptue des symp-
tômes, mais le sujet peut aussi, selon les jours et les tâches, assumer
parfaitement ses missions. La BPCo est marquée par l’incertitude et l’ins-
tabilité de l’état physique du travailleur qui donc, pour les autres et lui-
même, n’est pas un travailleur « handicapé ». L’individu n’a pas non plus
à sa disposition d’indice matériel à mettre en avant : l’usage de l’inhala-
teur comme celui utilisé pour les crises d’asthme est conçu comme le
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52 LISE MoNNERAUD ET AL.

signe d’une maladie finalement bénigne (8) ; seule l’oxygénothérapie


constitue un signe manifeste de maladie « grave » mais elle n’est de fait
pas utilisée sur le lieu de travail (sauf par un sujet de l’échantillon), soit
parce qu’elle n’est prescrite que pour la nuit, soit parce que sa prescription
correspond à la cessation d’activité.
Aussi la BPCo ne convient-elle pas aux dispositifs d’aménagement
habituels du travail. Dans la mesure où l’environnement de travail n’est
pas officiellement ajusté aux capacités des travailleurs, ce sont ces
derniers qui procèdent à ces ajustements pour rendre conciliables leur état
de santé et leurs activités.

Gérer le pointillé des arrêts de travail


La gestion des arrêts de travail est le premier ordre d’ajustement
entrepris par les patients, dans la mesure où ces arrêts rompent le rythme
habituel de travail et induisent des problèmes relationnels. Le sous-
diagnostic de la BPCo entraîne des arrêts multiples, plusieurs fois par an,
pour « des bronchites » ou un état de fatigue prononcé, qui peuvent aller
de quelques jours à plusieurs semaines. or, ces arrêts, souvent de courte
durée, paraissent plus problématiques que le long arrêt de travail survenu
suite à une décompensation respiratoire et explicitement imputé à une
maladie chronique. Rompant le déroulement des tâches, ils produisent une
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discontinuité des récits de carrières, basés sur une description de l’alter-
nance entre période de travail et d’arrêts maladie : « J’étais souvent
malade, j’étais souvent arrêté. Quand ça a commencé… à cause de ces
bronchites-là. J’en avais pas mal sur la fin… on va dire 3 mois sur 12
quand même. Quand j’allais voir mon médecin, il me mettait 10 jours et
j’y retournais… » (Pascal, employé des espaces verts).
Beaucoup de patients mentionnent ces arrêts comme la gêne princi-
pale au travail liée à la BPCo. Cette « gêne » est liée à la discontinuité
dans le suivi de ses tâches mais aussi à l’obligation d’augmenter ses
cadences de travail pour « rattraper » le temps d’absence (Lhuilier et al.,
2007) : « J’essayais de me rattraper. Pour pallier le fait que j’étais
absente, malade. J’essayais de compenser » (theresa, assistante adminis-
trative) .
Cependant, puisqu’ils sont apparemment causés par des maux
conçus comme bénins, ces arrêts de travail sont eux-mêmes porteurs de
stigmates. Ils impliquent une relégation sociale de fait au sein de l’équipe,

(8) L’asthme est certes une maladie potentiellement grave mais qui, dans la conscience
populaire, est associée à une maladie courante et sans gravité.
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VIE PRoFESSIoNNELLE AVEC UNE BPCo 53

dans la mesure où « on ne peut pas compter sur » le collègue régulièrement


absent, et induisent le risque de passer pour un tir au flanc, ou quelqu’un
« qui s’écoute ». Que ce stigmate lié à une carrière en pointillés soit effectif
ou seulement anticipé (Scambler et Hopkins, 1986), il est bien présent dans
le discours des salariés comme à l’origine de troubles dans leurs relations
de travail et dans l’estime que peut leur porter leur entourage professionnel
et partant, qu’il peuvent se porter eux-mêmes : « Ça posait problème parce
que je m’arrêtais souvent […] On ne pouvait pas compter sur moi. Je vous
dis tout haut ce qu’ils pensaient tout bas » (theresa).
Ici réside un risque clé dans l’impact psychosocial de la maladie
chronique au travail, surtout lorsqu‘elle n’est pas reconnue comme telle
par les collaborateurs. L’alliance du sous-diagnostic et de l’irruption
imprévisible et momentanée des symptômes pèse sur l’insertion au travail,
créant un environnement délétère pour le sujet atteint, entre souci de faire
preuve de bonne volonté et critique des collègues.

Système D
Les symptômes de BPCo entraînent une réduction des capacités
physiques générales (problème de concentration, difficulté à l’effort,
essoufflement, fatigue chronique) qui obligent à des ajustements en
continu lors de la réalisation des missions. Ces ajustements, la plupart du
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temps élaborés en sous-main, consistent en de multiples aménagements
informels des tâches : « C’est de la ruse de Sioux quoi ! Je m’arrangeais
pour que… système D » (Pascal, employé des espaces verts) ; « Je trichais
un peu » (Serge, laveur de vitres).
Les « ajustements informels » (Baanders et al., 2001) ne sont pas
systématiquement conscientisés par les sujets au moment de leur mise en
œuvre et font souvent l’objet d’une reconstruction rétrospective. Ici réside
un point intéressant s’agissant de l’expérience de maladie chronique au
travail : la maladie chronique montre une continuité des façons de
prévenir l’usure liée au travail. Car ces stratégies d’aménagement ne sont
pas l’apanage des malades mais celles de tous les travailleurs, d’autant
plus s’ils avancent en âge. Les processus observés se rapprochent de ceux
caractérisant le vieillissement au travail (Faurie et al., 2008 ; Laville et
Volkoff, 2004). Mais le cas de la maladie chronique est spécifique : il ne
peut être pensé strictement en termes de classes d’âge ; surtout, les stig-
mates liés à l’âge se mêlent à ceux propres à la maladie, d’autant qu’elle
est mal connue. Le caractère diffus des symptômes et leur inégalité (du
point de vue clinique et du point de vue du ressenti individuel) comme
leur non-linéarité, obligent à penser le travailleur malade chronique autre-
ment que comme un travailleur vieillissant.
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54 LISE MoNNERAUD ET AL.

L’installation progressive des symptômes, et donc le glissement vers


la « maladie », amplifie des façons de prendre des libertés, de s’écarter des
normes, de se protéger, que l’on retrouve chez tous les salariés, notam-
ment dans les métiers du bâtiment ou de l’artisanat où, finalement, tout le
monde souffre et doit fournir un effort physique intense (Brochier, 2006).
Les « ajustements immatériels » (yelin et al., 1980) mis en œuvre
par les patients atteints de BPCo consistent d’abord en un fractionnement
des tâches, par de multiples pauses permettant littéralement de « reprendre
son souffle ». La charge de travail et la mission restent inchangées car les
travailleurs se ménagent de courtes parenthèses, pour boire, s’asseoir —
voire s’allonger— sortir, selon le secteur professionnel : « Parfois, il
fallait que je m’arrête ! Pour respirer. Ils le savaient, quand il y a trop de
poussière, moi je sortais un peu. Je buvais un peu de lait, parce qu’il
fallait que je boive beaucoup pour éliminer la poussière » (Serge, ouvrier
du bâtiment) ; « Je sentais des fois que j’avais un problème. Mais bon je
m’asseyais, je ne sais pas, deux minutes, et j’arrivais à récupérer »
(Sylvie, aide-soignante).
Les ajustements du rythme de travail peuvent aussi consister en une
modification du planning : s’il n’est pas officiellement « aménagé » pour
répondre à un handicap déclaré, les sujets peuvent faire en sorte d’avoir
des amplitudes horaires moins larges ou d’effectuer les tâches les plus
difficiles plus tôt dans la journée : « J’étais opérationnelle le matin […]
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Je travaillais très tôt le matin, parce que l’après-midi j’étais vraiment…
j’étais fatiguée quoi. Autant le matin j’arrivais à faire. Et j’arrivais à faire
au moins les deux tiers de mon ratio. Mais l’après-midi je ne pouvais pas.
Je n’étais pas opérationnelle l’après-midi. Je le savais donc j’avais
aménagé mon poste de travail en fonction. Et je demandais toujours à
avoir un poste d’accueil le matin […] C’est sûr que j’avais demandé, non
pas des aménagements, mais de préférence qu’on me mette le matin »
(Ghyslaine, conseillère dans un organisme de prestations sociales).
De la même manière, les travailleurs indépendants réduiront leur
charge de travail, en acceptant moins de contrats ou moins d’heures de
travail. Ainsi continuent-ils à travailler mais en réduisant l’intensité de
leur charge, avec tout le stress que cela induit concernant leur revenu.
Les ajustements informels concernent directement les tâches à
réaliser. Les salariés comme les indépendants s’attachent à remplir leurs
missions en économisant leurs forces. Cela passe par la « rentabilisation-
optimisation des efforts » (Lhuilier et al., 2007), notamment dans les
professions de service nécessitant pourtant moins d’effort physique. Le
geste le plus insignifiant est calculé de manière notamment à ne pas être
inutilement répété : on ne traverse le couloir qu’une fois pour aller cher-
cher deux documents successivement envoyés à l’impression ; on montre
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VIE PRoFESSIoNNELLE AVEC UNE BPCo 55

une chose au tableau depuis sa chaise sans se lever, etc. Ces ajustements
passent aussi, dans des métiers plus physiques, par des contournements de
tâches jugées trop éprouvantes, en les remplaçant par d’autres.
Hocine, grutier, accepte de participer à diverses tâches sur les chan-
tiers sauf celles impliquant le dégagement de poussières qui l’empêchent
de respirer : « La poussière moi je n’arrive pas à le faire dans le chantier,
je ne le fais pas […] Parce que je ne peux pas ! Je n’arrive pas à respirer
après. Je disais au chef de chantier “ça non je ne peux pas”. Et il me
donnait une chose où il n’y a pas de poussière, des choses comme faire
des courses avec la camionnette, ou quelque chose comme ça ».
Apparaît ici une modalité importante des arrangements mis en œuvre
au travail face à des capacités physiques diminuées : la délégation. Dès
lors que c’est possible, donc que le sujet travaille dans une équipe, une
stratégie centrale est celle qui consiste à s’adjoindre l’aide d’un ou
plusieurs de ses collègues. La construction de l’ajustement ne se fait donc
pas toujours « en solitaire » (Lhuilier et al., 2007), mais collectivement,
pour venir en aide à un salarié en difficulté.
Il peut s’agir d’échanges périodiques de postes, les plus jeunes
prenant en général les tâches les plus difficiles, dans des dynamiques qui
ne sont pas propres à la maladie chronique mais peuvent apparaître dès
qu’existent des différences générationnelles dans les équipes (Millanvoye
et Colombel, 1996). Mais il peut également s’agir de don pur, un salarié
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assumant tout bonnement une part de la charge de son collègue, pour lui
éviter un reclassement ou un arrêt de travail. C’est notamment le cas pour
Ghyslaine, dans son organisme de prestations sociales : « J’ai eu un
soutien visible, même au niveau parfois de mon ratio que je n’arrivais pas
à faire. Mes collègues faisaient du boulot pour moi. Oui ! Il y a des jours
où je n’étais vraiment pas bien. Mais je ne voulais pas être arrêtée ! Donc
j’ai des collègues qui ont fait du travail sous mon matricule, pour que
j’aie mon ratio ! Je n’y arrivais plus ! Mais c’est caché. Elles le faisaient
sur leur temps à elles et sur leur propre ratio ! Et il ne fallait pas que ça
se sache au-dessus ! […] Les collègues très honnêtement, elles ont bossé
pour moi ».
C’est également le cas pour Alain qui, en cuisine, peut déléguer les
tâches les plus pénibles : « J’échangeais de poste avec un autre. C’est
naturel. On avait une bonne équipe ! Selon les capacités de l’autre, on
arrivait à se compléter, ensemble. Je m’organisais […] J’ai réussi à me
maintenir. Oui je me suis organisé ! J’avais du monde autour de moi ! On
était huit en cuisine donc il y avait du monde […] C’était volontaire
quoi ».
Notons que ces aménagements qui reviennent au ménagement d’un
salarié par les autres ne sont pas systématiquement occultes. Ils peuvent
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56 LISE MoNNERAUD ET AL.

se faire en accord avec le supérieur ou le patron qui y trouve également un


intérêt : ils lui permettent de conserver un salarié expérimenté et sur qui il
peut compter, sans procéder à des aménagements officiels nécessitant un
remaniement des équipes. Il arrive, notamment dans l’artisanat et le bâti-
ment, que le supérieur accepte de la part de certains salariés des cadences
moindres ou des absences lorsqu’a été construite avec eux une relation
privilégiée de confiance permettant de leur confier en retour certaines
charges, d’encadrement notamment. Ces dynamiques contribuent
d’ailleurs à l’invisibilité de la maladie puisque les petits arrangements
trouvés permettent de garder en l’état les missions et l’environnement de
travail du salarié.
Aussi existe-t-il une certaine réciprocité dans l’aménagement
informel. Le salarié expérimenté est mis en situation de responsabilité et
de contrôle d’autres salariés (le simple ouvrier passe chef d’équipe), ce
qui implique des tâches physiquement moins pénibles et une possibilité de
gérer lui-même ses efforts. L’apparition tardive des symptômes privilégie
ces types d’ajustements qui sont finalement ceux de nombreux salariés
prenant de l’âge (Laville et Volkoff, 2001), notamment dans les métiers
manuels : une carrière bien avancée induit souvent une montée en grade
et un positionnement vers des postes moins physiques (chef d’équipe ou
d’atelier), impliquant que l’on bénéficie de plus d’autonomie dans le
travail. D’où la possibilité de prendre quelque liberté avec la répartition
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officielle des tâches, de quitter le chantier quelques minutes pour
« respirer », ou de partir plus tôt parce que l’on n’est « pas bien » : « Le
patron, il savait que je bossais bien. Ils étaient contents parce que…
j’avais avec moi cinq bonshommes. Et c’est moi qui dirigeais […] Bon il
était tout content et puis toujours, si je m’arrêtais il ne me disait rien.
Parce qu’il savait que j’étais malade. Il me disait “arrête toi une semaine,
ou deux, et puis après tu reviens”, voilà » (Serge, ouvrier du bâtiment).
La prise de « galon » dans l’entreprise permet donc de garder infor-
mels des arrangements et des écarts parfois importants dans la distribution
de tâches (Sokka et al., 1999). Ces processus mis en lumière par les
travaux de sociologie du travail centrés sur le vieillissement sont, dans le
cas de sujets malades et parfois déjà insuffisants respiratoires, une condi-
tion sine qua non au maintien au travail, au-delà d’une adaptation à
l’usure.
Ainsi, les ajustements informels apparaissent-ils bien plus nombreux
que les ajustements formels du poste ou de l’environnement de travail,
parce qu’ils représentent une solution simple et adaptable pour les
employeurs et les travailleurs qui les mettent en œuvre de manière prag-
matique. Permettant un maintien dans l’emploi de sujets physiquement
diminués, ils empêchent cependant le développement d’adaptations plus
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VIE PRoFESSIoNNELLE AVEC UNE BPCo 57

formelles — donc potentiellement reproductibles — des postes ou des


tâches.
Notons que cette généralisation du « système D » se retrouve dans
les différents groupes de métiers. De manière surprenante, les ajustements
quotidiens pour mettre en cohérence les nécessités de l’emploi et les capa-
cités physiques ne sont pas l’apanage des métiers dits « manuels » ou
fortement sollicitant. on les retrouve dès lors que le travail nécessite une
posture debout, des déplacements (dans le cadre du travail ou pour s’y
rendre), ou simplement de la concentration, soit potentiellement tous les
métiers. Les sujets issus de professions intellectuelles ou de services les
mentionnent autant que les artisans ou les ouvriers.
Notre analyse ne met bien sûr pas en cause les travaux montrant une
pénibilité du travail socialement distribuée (Volkoff et thébaud-Mony,
2000). Ce qui apparaît déterminant dans l’échantillon n’est pas tant le
corps de métier que la présence d’un entourage professionnel. Les
travailleurs disposant d’une équipe peuvent s’appuyer sur des collègues
pour aménager leur charge de travail, alors que les travailleurs, plus rares,
travaillant absolument seuls (notamment les indépendants) n’auront
d’autre choix que de cesser leur activité prématurément.
Cette absence de nette différenciation entre catégories profession-
nelles peut en partie s’expliquer par des écarts de prise en compte des états
morbides selon les catégories professionnelles et une plus grande tolé-
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rance de l’usure physique dans les catégories les plus basses (Boltanski,
1971). Mais cela est à relier aussi aux caractéristiques de la maladie qui
non seulement handicape certains gestes précis (lever une charge lourde,
courir) mais entraîne un état de fatigue et de fragilité global affectant
toutes les catégories d’emplois, au-delà des activités dites « pénibles ».

Conclusion

L’expérience de la BPCo au travail apparaît problématique parce


qu’elle relève de phénomènes diffus, progressifs, qui ne s’imposent pas
toujours à la conscience du sujet. Elle ne peut s’inscrire tout à fait dans le
cadre d’une expérience de maladie puisque justement, cette dernière n’est
pas toujours médicalement attestée. Elle est avant tout une expérience de
diminution des capacités de travail, que le sujet s’explique par son âge, par
sa consommation de tabac, ou qu’il ne s’explique pas, mais qui l’amène à
revoir ses activités quotidiennes dont celles liées au travail.
L’expérience de la maladie chronique au travail relève d’une négo-
ciation continue, la plupart du temps personnellement orchestrée, qui rend
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58 LISE MoNNERAUD ET AL.

la mesure et la réponse institutionnelles difficiles. Elle donne lieu à un


« ordre négocié » au travail (Baszanger, 1986), basé sur la conciliation
entre les règles de conduites professionnelles et les nécessités imposées
par l’état de santé. Ces processus permettent le maintien dans l’emploi
mais limitent aussi l’appel à des dispositifs de prise en charge mal adaptés
aux situations vécues. Ainsi, l’observation fine du discours des sujets
atteints de BPCo amène à questionner les cadres de pensée des maladies
chroniques et leurs cadres institutionnels de prise en charge.
Ce n’est pas toujours le diagnostic de BPCo qui, en tant qu’événe-
ment perturbateur, bouleverse la carrière de l’individu. La plupart du
temps, ce sont les symptômes, en l’absence justement d’étiquetage
médical (adéquat), qui impactent la carrière, par les nécessités qu’ils
imposent au travailleur. Car, une fois le diagnostic posé, soit il ne se passe
rien, au sens où le travail continue, sans prise en compte matérielle des
difficultés du sujet, soit l’activité professionnelle cesse, sous le coup
d’une mise en invalidité ou en longue maladie. Les catégorisations insti-
tutionnelles s’avèrent donc lacunaires, manquant de passerelles entre le
travail « normal » et la cessation d’activité.
Aussi, les processus révélés ici doivent permettre de renouveler les
dispositifs institutionnels de prise en charge des malades chroniques car
ces derniers apparaissent mal adaptés aux situations vécues par les
patients atteints de pathologies chroniques comme la BPCo. Les disposi-
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tifs existants relevant de la socialisation du risque maladie sont conçus
pour encadrer soit une absence générée par un problème de santé pério-
dique (congé maladie), soit une incapacité fonctionnelle temporaire ou
pérenne (temps partiel thérapeutique, restriction d’aptitude, ou statut de
travailleur handicapé) (Huyez-Levrat et Waser, 2014). or, les travailleurs
atteints de BPCo n’entrent dans aucun de ces deux cas : si incapacité
fonctionnelle il y a, elle n’est pas stabilisée. L’enjeu est d’autant plus
prégnant pour la BPCo marquée par un diagnostic tardif qui empêche
l’objectivation et l’attestation médicale des incapacités éventuelles. De
même, les travailleurs atteints ne peuvent être pensés seulement comme
des travailleurs « âgés » : certes les symptômes ne surviennent en général
pas en début de carrière, mais ils peuvent apparaître alors que le sujet ne
peut prétendre à des dispositifs d’aménagements spécifiquement créés
pour les travailleurs les plus vieux, et alors même qu’il n’est pas considéré
sur son lieu de travail (y compris par lui-même) comme un « senior ».
L’« ajustement permanent entre capacités des salariés malades et
demandes de l’environnement professionnel » (Huyez-Levrat et Waser,
2014) n’étant pas institutionnalisé ou systématisé par des cadres adéquats,
sa gestion revient aux travailleurs eux-mêmes.
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VIE PRoFESSIoNNELLE AVEC UNE BPCo 59

L’analyse des dynamiques pragmatiques d’ajustement permet alors


aussi de renouveler la problématique des risques psychosociaux au travail
car s’acquitter de ses rôles professionnels lorsque l’on est malade chro-
nique représente une difficulté psychique supplémentaire. La maladie
chronique constitue par elle-même un risque psychosocial, au-delà de la
dimension d’épreuve induite par les symptômes. En impactant la vie au
travail, elle implique une pénibilité supplémentaire, mettant en jeu la
qualité des relations de travail et l’estime de soi.

Liens d’intérêt : les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en


rapport avec cet article.

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62 LISE MoNNERAUD ET AL.

ABSTRACT

Adjusting professional lives in the context of chronic disease:


the case of Chronic obstructive Pulmonary Disease

Measuring the impact of chronic disease on social interactions and roles


implies to consider work above all, given that it is the main environment
where social involvement is needed. our aim is to analyze the specific
impact of Chronic obstructive Pulmonary Disease (CoPD) on work,
considering two aspects: job retention and the concrete achievement of
professional duties. the experience of CoPD at work is revealed by the
analysis of 69 interviews with hospital patients. this experience appears
problematic for workers: it represents progressive, diffuse phenomena,
people with CoPD are not even always aware of. It is above all an expe-
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rience of decreasing work capacities leading them to implement multiple
adjustments — mainly informal — allowing coping with and behaving as
if nothing was going on, in order to keep a professional activity compa-
tible with the evolution of abilities.
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VIE PRoFESSIoNNELLE AVEC UNE BPCo 63

RESUMEN

La experiencia de la enfermedad crónica y la vida profesional :


los ajustes profesionales de los trabajadores con EPoC

tomar conciencia del impacto de la enfermedad crónica sobre las inter-


acciones y los roles sociales requiere prestar atención al mundo laboral
que representa el ámbito principal en que se plantea la cuestión del soste-
nimiento de los compromisos sociales. Nuestro análisis sociológico tiene
como objetivo especificar el impacto de la enfermedad pulmonar obstruc-
tiva crónica (EPoC) en el trabajo desde dos perspectivas: la continuidad
del empleo y la ocupación profesional (realización de tareas). Se basa en
el material recogido a través de 69 entrevistas semiestructuradas con
pacientes con EPoC y monitoreados en el ámbito hospitalario en dos
cuencas de empleo distintas. La experiencia del EPoC en el ámbito
laboral es problemática para el trabajador ya que cae dentro de los fenó-
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menos difusos, progresivos, que no siempre se imponen a la conciencia
del sujeto. Se trata ante todo de una experiencia de disminución de las
capacidades de trabajo que lleva al sujeto a realizar varios ajustes, en gran
medida informales, lo cual permite “hacer como” y “hacer con”, con el
fin de mantener una actividad compatible con la evolución de las capaci-
dades físicas.

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