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Couv Etude E&P2_2010 17/05/10 16:59 Page1

N°302
étude
mars 2012
De la régulation sociale
à la performance sociale ?
Réguler une conflictualité
qui se déplace, se transforme, se déguise....

François Dubreuil
avec la contributation de Jean-Pierre Basilien

Siège Social
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Lyon
Le Rodin
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mars 2012 N° 302
étude

De la régulation sociale
à la performance sociale ?
Réguler une conflictualité
qui se déplace, se transforme, se déguise…

François Dubreuil
avec la contribution de Jean-Pierre Basilien

Introduction 3

1. A l’origine : analyser et agir sur le système social interne 6


1. Le modèle de la régulation sociale à E&P ................................................................................................... 6
2. Les limites théoriques du modèle ................................................................................................................ 8
3. Les points clés des transformations du contexte économique et social ......................................... 10

2. La régulation désertée 17
1. Les limites opérationnelles des canaux de la régulation sociale ........................................................ 17
2. De la régulation sociale à la performance sociale ? ............................................................................... 22
3. La nouvelle posture victimaire de la critique radicale .......................................................................... 27

3. Nouvelles modalités, nouveaux enjeux de la régulation sociale 30


1. Les enjeux émergents de la régulation sociétale ................................................................................... 30
2. Elargir le champ d’observation pour comprendre les évolutions ...................................................... 36
3. Réguler le social dans l’entreprise d’aujourd’hui ................................................................................... 41

Conclusion 47
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Introduction
La régulation sociale est un concept central pour Entreprise&Personnel. Conçue en 1967, née en
1969, notre association a vu le jour autour de quatre projets : améliorer l’organisation du travail
pour sortir de la « crise des OS » (Jean Bonis), renouveler les relations sociales, pour sortir de
l’affrontement de classe (Jean Noharet, Jean Dubois), mesurer le progrès social à travers la pratique
de l’audit social (Raymond Vatier) et pour accomplir tout cela, professionnaliser et développer ce qui
s’appelait la fonction personnel (Robert Bosquet).
Dans ce projet initial, la régulation sociale est essentiellement une régulation des relations sociales,1
entendues au sens des relations entre la direction de l’entreprise et le ou les syndicats. La notion de
régulation renvoie alors essentiellement à deux choses : régulation de l’imprévisibilité, de l’intensité
et de la durée des conflits sociaux, et régulation au sens de la production de règles et notamment de
conventions collectives (interprofessionnelles, de branche, d’entreprise). Il faut élargir le champ et
décentraliser la négociation pour sortir d’un modèle de gestion basé sur le tout collectif/tout salaire
et encourager le développement d’un syndicalisme réformiste.
C’est dans les années 1980/90, qu’E&P formalise son modèle d’analyse et d’action en vue de la
régulation sociale2. La France connaît durant cette période, comme de nombreux autres pays, un
déclin syndical marqué. En parallèle, les démarches de concertation et d’implication des salariés
prennent de nouvelles formes : communication interne et enquêtes de climat social d’une part,
participation directe des salariés à des groupes d’expression, cercles de qualité, démarches projets.
Dans ce contexte, E&P propose aux dirigeants et DRH un modèle de la régulation sociale élargi à ces
nouvelles modalités d’action sur le corps social interne (voir infra partie 1). La dernière publication
d’Entreprise&Personnel sur le thème de la régulation sociale date de 20003. Cette étude pointait déjà
à l’époque un risque d’inadéquation du modèle devant les mutations de l’entreprise et du social :
développement de l’entreprise en réseau (franchises), mise sous contrôle des process,
développement du travail à distance et en mode projet (en lieu et place des divisions métiers), dans
un contexte de fragmentation du corps social. Pour tenir compte de ces phénomènes, Gérard
Donnadieu proposait d’observer la régulation externe : les réseaux inter-individuels et le
développement de formes syndicales de type associatif.
Depuis 2000, toutes ces évolutions se sont accélérées, d’autres enjeux émergents en 2000 sont
devenus omniprésents en 2012 : internet, discriminations, risques psychosociaux. D’autres évolutions
se sont inversées, ainsi la décentralisation à l’œuvre dans les années 80-90 a été suivie dans les
années 2000-2010 d’une phase de centralisation croissante.
Au-delà de ces évolutions, depuis 2008, l’économie mondiale semble entrée dans une crise majeure
dont l’ampleur ne cesse d’être réévaluée à la hausse. La période a déjà été marquée par plusieurs
épisodes révolutionnaires (printemps arabe en 2011), l’avenir de l’Europe comme union politique est
en débat, la domination économique et militaire de l’Occident est de moins en moins évidente...

1
Donnadieu, J.L., Dubois J., Noharet J., Valdiguié, P., Chavagnat G., 1979, L’avenir des relations sociales et syndicales - 6 modèles d’action,
Groupe de Pratique Associative des directeurs de relations sociales– E&P
2
Donnadieu G., Dubois, J., Noharet, J. (1986), Quelles relations sociales dans l’entreprise Demain, Note de problématique E&P,
Donnadieu G., Layole, G., (1992), La régulation sociale dans l’entreprise : Théorie et perspectives opérationnelles, Etude E&P,
Donnadieu, G. Dubois, J. (1995), Réguler le social dans l’entreprise, crise ou mutation des relations sociales, Editions Liaisons
3
Donnadieu G., (2000), Réguler le social dans les nouvelles organisations, Etude E&P

3
Dans le champ plus strict de l’économique et du social, les entreprises n’ont cessé de multiplier les
discours affirmant leur responsabilité sociale et les actions visant à la démontrer4. Notre note
d’orientation ou encore le récent appel du MEDEF à « changer d’aire » en témoignent. Mais cette
aspiration peut-elle tenir en temps de crise ? Ou bien n’est-elle qu’un paravent masquant la réalité
d’un épuisement du modèle économique et social ? Les entreprises, et surtout les grandes
entreprises, peuvent-elles jouer un rôle dans la régulation des tensions sociétales : émeutes urbaines,
altermondialisme, mouvements écologistes, etc. ?
Débutée en 2010, cette étude a été rédigée tout au long de l’année 2011, nourrie par les échanges
avec les experts d’Entreprise&Personnel, les DRH et responsables d’observation sociale. Son objet
est de fournir aux dirigeants, DRH et responsables de l’observation sociale, une grille de diagnostic
de la situation sociale de leur entité et un outil pour agir sur la performance sociale. L’idée de
régulation sociale associe dès l’origine une vision humaniste des rapports sociaux en entreprise,
recherchant explicitement « l’harmonie sociale », une vision institutionnaliste cherchant à instaurer
des dispositifs de régulation des conflits plutôt qu’à s’en remettre aux qualités de leadership des
dirigeants ou à une hypothétique révolution finale, et une vision pragmatique : comment conduire les
changements souhaités en anticipant et en maîtrisant les risques sociaux ? Comment tenir ce projet
dans le contexte actuel en forte mutation ?
La première partie revient sur l’historique des concepts de la régulation sociale développé au sein
d’E&P et procède à une analyse critique de cette construction. Elle propose une synthèse des
grandes mutations du contexte socio-économique qui viennent réduire la pertinence de ce modèle
aujourd’hui.
La seconde partie présente les difficultés de la régulation sociale dans les entreprises. Les corps
intermédiaires qui assuraient cette régulation (encadrement, représentants du personnel) sont en
crise, communication et participation semblent tourner à vide, de sorte qu’on assiste de plus en plus
à une coupure entre les opérationnels (salariés et managers de proximité) d’une part et la direction
et les syndicalistes professionnels d’autre part. Le schéma de la régulation sociale ne semble plus
aussi pertinent d’ailleurs pour éclairer l’action des dirigeants qui se préoccupent de plus en plus de
leur empreinte et de leur performance sociale. Les acteurs de la contestation radicale, SUD,
altermondialistes et ONG écologistes mobilisent également de plus en plus la référence à un
épuisement des ressources humaines par excès de mobilisation.
La troisième partie propose de suivre les enjeux sociaux émergents : santé (en particulier santé
mentale), équité, utilisation des nouvelles technologies pour porter atteinte à l’image de l’entreprise
et organiser rapidement des actions coup de poing. Dans l’entreprise ouverte, la régulation sociale
porte sur des crises indissociablement internes et externes. Pour repérer les causes et peser sur ces
enjeux, il faut élargir le périmètre d’observation et d’action et porter attention aux normes de
performance attendues, à leur rétribution, ainsi qu’à l’organisation du travail. Ceci permet d’observer
que les opérationnels peinent à atteindre des objectifs, appliquer des procédures et respecter des
normes, qui leur sont imposés, dans les organisations matricielles, par des instances qui se
coordonnent peu. Dans ce contexte, le DRH et le dirigeant ont pour mission de construire et de
mettre en visibilité la cohérence entre ces éléments, la fonction de DRH évoluant d’un rôle de
régulateur en direct à un rôle d’architecte et de pilote médiatique.

4
E&P accompagne ce mouvement, Enlart, S., Bailly, J.P., (2011), « L'entreprise est un acteur engagé de la cohésion sociale », Le Monde

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COMMENT UTILISER CETTE ETUDE ?

Cette étude propose une grille de lecture du fonctionnement des entreprises, une
typologie des risques sociaux et des leviers d’action. Il s’agit donc d’une étude théorique
et générale, dont la vocation est de servir d’appui à la décision et à l’action. Elle est issue
de discussions en interne et avec des DRH, des diagnostics sociaux menés auprès de
plusieurs entreprises adhérentes, des diverses missions menées par E&P.
Vous êtes dirigeant ou manager, cette étude vous invite à repérer comment, dans votre
entité, l’action de vos salariés est régulée, les forces et faiblesses de chaque mode de
régulation. Elle vous invite aussi à vous interroger sur votre performance sociale et sur
les leviers qui permettront une insertion plus vertueuse de votre entité dans son
environnement.
Vous êtes DRH, cette étude vous encourage à organiser, dans l’intérêt des opéra-
tionnels et de la direction générale, un meilleur dialogue entre services fonctionnels du
groupe, à assurer la cohérence entre le pilotage financier et la stratégie sociale. Dans les
organisations actuelles, le dialogue entre management opérationnel et représentants du
personnel ne suffit plus parce que ces deux acteurs sont percutés simultanément par les
sollicitations fréquemment non coordonnées desdits services fonctionnels (qui
structurent l’organisation et les outils de travail) et du couple direction des
finances/contrôle de gestion qui focalise l’attention sur certains objectifs de
performance.
Vous êtes Directeur des relations sociales, cette étude vous propose une réflexion sur
l’évolution des modes d’action des organisations syndicales et plus généralement sur la
manière dont les salariés négocient leur niveau d’effort afin d’atteindre leurs objectifs
propres. La dénonciation de l’épuisement, la mise en scène du statut de victime, les
atteintes à l’image de l’entreprise, des conflits brefs dans des endroits stratégiques
remplacent l’affrontement collectif permanent (la grève froide) entre la base et
l’encadrement.
Vous êtes en charge de la marque employeur, de la RSE ou du développement durable,
cette étude vous invite à vous rapprocher des DRH et managers, pour que les objectifs
tournés vers l’externe de la RSE soient davantage intégrés dans les pratiques concrètes
des salariés. Un mauvais climat social interne entraîne un risque accru d’atteintes à
l’image de l’entreprise. Ce mauvais climat peut résulter d’un manque de priorités entre
objectifs partiellement contradictoires et/ou d’un décalage entre l’image affichée et le
vécu concret.
Proposer une grille de lecture du social sur fond de ruptures majeures comporte une
prise de risque. Nous faisons le pari qu’un regard en hélicoptère sur les évolutions de
moyen/long terme est utile pour mesurer le chemin parcouru et envisager les possibles
sur les années à venir. L’essentiel demeure d’échanger entre nous, afin de construire
collectivement une représentation opérationnelle nous permettant de faire évoluer les
pratiques de gestion des personnes en entreprise en cohérence avec les nécessités du
temps.

5
1. A l’origine : analyser et agir sur le système
social interne

1. Le modèle de la régulation sociale à E&P


Dès l’origine d’Entreprise&Personnel, Jean Dubois propose d’analyser le fonctionnement des
relations sociales au travers d’un schéma en forme de losange. Gérard Donnadieu intègre cette
schématisation dans un cadre systémique. Dans une note de problématique, en 1986, puis un
ouvrage en 19955, les auteurs proposent de résumer l’évolution des relations sociales ainsi :

SCHEMA 1 : LE LOSANGE DES RELATIONS SOCIALES (1945-1980 )


D
Les enjeux de la régulation
CP
sociale se situent ici

D- Dirigeant
CP- Chef du Personnel
E R
E - Encadrement
P- Personnel
R- Représentants
Relation d’alliance

Dans ce schéma, la direction du personnel arbitre les conflits entre l’encadrement (singulier) et
les représentants du personnel. On repère deux sous-ensembles :
- DEP : « aux ingénieurs la technique »
- PRD : « aux représentants (et au chef) du personnel, le social »

5
Donnadieu G., Dubois, J., Noharet, J. (1986), Op. Cit., p. 6 et p. 8, - Donnadieu, G. Dubois, J, (1995), Op. Cit,

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SCHEMA 2, LE LOSANGE DE LA REGULATION SOCIALE (1980-2000 )

D
CP
Communication interne

D- Dirigeant
E R CP- Chef du Personnel
E- Encadrement
P- Personnel
R- Représentants

Négociation décentralisée
P

Dans ce schéma, la direction sort des affrontements collectifs rituels par une plus grande
communication et association du personnel. Entre les deux schémas, les changements,
encouragés par E&P, sont les suivants :
 Décentralisation aux opérationnels et créations d’équipes autonomes de production,
 Décentralisation de la négociation (des branches vers l’entreprise, des sièges vers les
établissements), encouragement de la participation des responsables de services aux IRP,
 Communication directe entre la direction et le personnel (journaux internes, enquêtes),
 Développement de la participation, époque des lois Auroux, des cercles de qualité, et des
projets d’entreprise.
Le passage d’un schéma à l’autre est couplé avec un outil d’aide à la structuration d’un plan
d’action dans son entreprise/son unité, le clavier du dirigeant, porté par Gérard Donnadieu6.

Canaux Encadrement Représentatif Médiatique Participatif


Action sur
Organisation
Culture
Jeu des acteurs

Le clavier du dirigeant permet à la fois de détecter les forces et faiblesses de chacun des
canaux dans les trois dimensions et de préconiser des actions via tel ou tel canal (objectif à
l’encadrement, négociation, action de communication…) pour conduire/piloter un changement
de type organisationnel, culturel ou de relations entre acteurs.
Ce modèle d’analyse de la régulation sociale conduisant à ces préconisations semble
effectivement suivi par les entreprises en France et en Occident tout au long des années 70, 80
et 90. On assiste à l’époque à une véritable décentralisation dans les entreprises (ex. mises en
place des agences locales multi-métiers à EDF GDF Services, possibilité pour les chefs de
rayons des grandes surfaces de négocier avec les fournisseurs) à un élargissement des emplois
(attribution de la totalité du règlement d’un dossier à un salarié dans le back office des
assurances, élargissement des postes de production au premier niveau de contrôle qualité et
de maintenance, équipes autonomes de production… ACAP 2000).
La responsabilisation des hiérarchiques est censée « couper à la racine » les raisons qui
poussent certains à se tourner vers les syndicats ou à se mobiliser collectivement dans la

6
Donnadieu G., (2000), Réguler le social dans les nouvelles organisations, Etude E&P n° 194

7
grève. La maîtrise par un collectif en proximité de la totalité du processus de production
permettant de rendre un service au client est pensée comme devant permettre une meilleure
réponse à ses attentes, la mobilisation de tous au service de la qualité.
Les années 80/90 semblent accomplir une sorte d’âge d’or de ce pour quoi
Entreprise&Personnel avait été fondé, améliorer le contenu du travail par élargissement et
enrichissement des tâches, pacifier les relations sociales, associer de façon accrue les salariés à
la marche de leur entreprise (lois Auroux, cercles de qualité, projets d’entreprise).
Aujourd’hui force nous est de constater que cet « âge d’or » n’a pas constitué une fin de
l’histoire en matière de gestion. Les entreprises connaissent des évolutions dont il est difficile
de rendre compte à l’intérieur de ce modèle de la régulation sociale. L’objet de cette étude est
de présenter ces évolutions et de tenter de formaliser une nouvelle grille d’analyse permettant
à chaque dirigeant/DRH de diagnostiquer la situation de son entreprise ou de son entité et de
pronostiquer des modifications à apporter. Cette démarche reste évidemment exploratoire, la
pertinence de la grille proposée en partie 3 est à tester et à améliorer par les échanges entre
nous. Mais auparavant il peut être pertinent de revenir sur les limites théoriques du modèle.

2. Les limites théoriques du modèle


La conceptualisation de la régulation sociale a pour objectif de mieux comprendre comment
réguler les relations conflictuelles nouées entre les acteurs internes à l’entreprise : la direction,
les hiérarchiques, les salariés et les syndicats. Cette C E N T R A T I O N S U R L E R E L A T I O N N E L
CONFLICTUEL INTERNE A L’ENTREPRISE CONDUIT A MINIMISER :

 La façon dont la direction, les hiérarchiques et les salariés co-construisent les éléments qui
cadrent leurs interactions. L’organisation du travail, le système de pilotage par objectifs et le
système de rémunération sont présentés comme étant des sous-systèmes distincts et
externes au système social dont on pense la régulation. L’interne est distinct de l’externe, la
technique du social, là où l’évolution actuelle rend les frontières poreuses (flux continu
d’informations, de commentaires d’opinion sur l’entreprise) ;
 Les relations avec et entre les acteurs transverses ou externes à l’entreprise (associations
de défense de groupes discriminés, de victimes d’une atteinte à la santé, de défense des sans
papiers…) et en particulier les modalités de la méritocratie en entreprise et de la lutte
contre les discriminations illégitimes, les enjeux de santé publique ;
 Les relations de coopération, d’engagement ou à l’opposé, les pratiques de retrait
susceptibles d’être adoptées par les salariés, les clients, les sous-traitants.
Les enjeux théoriques peuvent ne pas intéresser le lecteur de cette étude et mériteraient
d’ailleurs un traitement plus détaillé en eux-mêmes. Le point suivant pose quelques éléments
sur les limites du cadrage théorique initial au vu de l’évolution des sciences sociales.

 Le cadre systémique au service de la régulation des conflits internes


Dans le modèle de la régulation sociale qui a été proposé par G. Donnadieu et G. Layole en
1992, le système social est un système distinct du système technico-économique productif (les
lieux de production/vente/service) et du système organisationnel de l’entreprise qui oriente
son action (système décisionnel, système d’information, règles et procédures, système de
fonctions). Ces trois systèmes sont en interaction, mais l’étude de la régulation sociale est bien
centrée sur l’étude du jeu des acteurs et de leurs identités. Cf. Graphique ci-après7

7
Donnadieu, G., (1990), Le système organisationnel – Document pédagogique et technique, p. 2 – E&P

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3 SYSTEMES INTERDEPENDANTS

Le système organisationnel

SD Système
social

SRP SF

SI

SRP : Système de règles


et de procédures
SF : Système de fonctions
SI : Système d’information
Système technico-économique SD : Système de décision

Cette théorisation était en prise avec les sciences sociales de l’époque, cohérente avec la
pratique d’E&P, celle des entreprises, ainsi qu’avec les modalités d’action des salariés.
Sur le plan théorique, le cadre systémique de la régulation sociale, inspiré par un des pères
fondateurs des relations industrielles (Dunlop) a été renouvelé par différents sociologues
français. Le modèle du clavier du dirigeant s’appuie très fortement sur la synthèse de la
sociologie de l’entreprise proposée par Renaud Sainsaulieu8 à partir d’auteurs tels que Michel
Crozier et Erhart Friedberg, Jean Daniel Reynaud, Philippe d’Iribarne, et en opposition à un
courant d’inspiration marxiste encore bien présent.
Les relations sociales « qui comptent », celles qui mobilisent la participation de directeurs
généraux, sont les relations entre la direction et les syndicats, au sommet de l’entreprise. La
classification (système de fonctions) est présentée essentiellement comme un cadre
d’inspiration rationnelle négocié avec les syndicats à l’initiative de la direction. L’organisation du
travail est un domaine relevant clairement de l’établissement, voire de l’atelier9. La régulation
sociale est pensée à côté de la réflexion sur l’organisation du travail ou sur la rémunération.
Ce modèle est désormais moins cohérent avec les approches dominantes en sciences sociales,
aux études d’E&P ou les pratiques des entreprises et des salariés.
Plusieurs synthèses récentes convergent pour dire que les sciences sociales ont évolué, depuis
1990, de la façon suivante :
 Un désintérêt croissant pour la conflictualité et les classes sociales (avec peut-être un
regain d’attention depuis 2008). Les sciences sociales se sont centrées davantage sur les
thèmes liés aux aspirations individuelles à l’égalité de traitement (homme-femme, suivant
l’origine ethnique…) et au développement des capacités réelles d’action (Handicap), avec
un intérêt croissant pour les enjeux éthiques (Rawls, Sen…).
 Un tournant constructiviste. Les sciences sociales s’attachent à défaire la distinction entre
phénomènes « sociaux » et phénomènes « naturels » (Callon, Latour). Elles observent la
construction par les acteurs des dispositifs qui cadrent leur action (Giddens, Thévenot,

8
Sainsaulieu, R., Piotet, F, (1994), « Méthodes pour une sociologie de l’Entreprise » les Presses de la FNSP
9
Par exemple, Donnadieu G., Dubois J., Noharet J., (1986), Op. Cit, - Donnadieu G., Denimal Ph., (1995), Classification, qualification : de
l’évaluation des emplois à la gestion des compétences, Ed. Liaisons - Douard H., (1977), Job enrichment, équipes autonomes de production,
nouvelles perspectives dans la restructuration du travail, Etude E&P

9
Boltanski) et s’intéressent plus aux relations entre acteurs/catégories sociales qu’aux
propriétés intrinsèques de ces acteurs/catégories,
 Un intérêt croissant pour les questions de santé et d’environnement en lien avec une
approche en termes d’alertes et de risque (Beck, Chateauraynaud). L’enjeu principal est
moins la « question sociale » du partage des profits entre producteurs (travailleurs et
employeur) que celle de la prévention des risques et l’attribution des responsabilités, et ce,
que ces risques soient « techniques » (accidents industriels, contamination alimentaire,
médicaments et produits défectueux, pollution électromagnétique, aérienne), économiques
(défaut de paiement, variation de prix, faillite) ou psycho sociaux (stress, harcèlement,
discrimination, agression…).
Le cadre systémique de la régulation sociale est également moins en phase avec l’action d’E&P
d’aujourd’hui. Dans nos travaux récents, les relations qui comptent sont les relations entre
collègues ou avec la hiérarchie en charge d’animer ce « vivre ensemble ». L’organisation du
travail doit être objet de l’attention des directions d’entreprise et des DRH centrales, compte
tenu de la faible autonomie en la matière des établissements ou ateliers. L’entreprise est en
permanence traversée par les enjeux sociétaux au point qu’elle est appelée à s’engager dans
leur régulation10.
Cette évolution des sciences sociales et de nos publications répond pour partie à un progrès
des connaissances, elle découle également de l’évolution de la société, des pratiques des
entreprises, comme de celles des salariés. Quelles sont les causes et modalités d’émergence de
ces nouveaux enjeux sociaux à réguler ?

3. Les points clés des transformations du contexte


économique et social
Plusieurs des évolutions patentes aujourd’hui étaient déjà bien engagées en 2000. Le déclin
syndical est évoqué dès le milieu des années quatre-vingt. L’importance croissante de la
propriété intellectuelle, le développement de l’organisation en réseau ou en mode projet, la
segmentation croissante du corps social entre salariés du premier cercle, travailleurs précaires
et sous-traitants, tous ces points étaient déjà bien repérés dans les études de 200011. Ces
tendances se sont renforcées, d’autres sont apparues ou doivent être également soulignées.
Sans pouvoir développer toutes ces transformations, il convient de revenir sur les principales
d’entre elles pour mieux saisir ce qui, dans l’activité économique, entraîne ou accompagne la
modification des enjeux de régulation sociale.

 De la grande entreprise nationale à la firme mondiale


La nouveauté principale réside probablement dans l’évolution de l’extension géographique des
entreprises en France et en Europe au cours des années 2000. Au début des années 2000, la
Grande Entreprise Nationale, mono-métier, à croissance interne forte sur le territoire
national, au capital fortement public ou familial constituait encore la référence principale.
Aujourd’hui, chez la majeure partie de nos adhérents, la majorité du chiffre d’affaires et des
profits sont réalisés hors de France. Les perspectives de croissance interne ou externe sont
essentiellement hors de France. Parallèlement le poids de l’actionnariat public ou familial dans

10
De Ré Vannière, L. Vivre Ensemble, Etude E&P, à paraître - O’Donnell, A., Perrier P., Vesin, P., (2011), Manager de proximité, non merci,
Etude E&P n° 298 - Fotius, P., Dégruel, M. (2010), Fonction RH et organisation, E&P Pratiques - Enlart S., (2011), L’entreprise engagée :
Cohésion sociale, performances et société, Note d’orientation E&P, 2011, 2015
11
Donnadieu, G. (2000), Op. Cit., - Leclair, P., Leboulaire, M. (1999), Portraits de groupes avec ou sans personnel : quelle GRH dans les
entreprises-réseaux ? Etude E&P n°189

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beaucoup des très grandes entreprises dont le siège social est en France a diminué. La taille
des organisations, leur caractère fréquemment multi-métiers et/ou multi-marchés a contribué
au renforcement du pilotage de l’activité par les résultats financiers, plutôt que par la
supervision directe de l’activité ou par la maîtrise d’un processus technique. La distance qui a
toujours existé en France comme ailleurs entre les établissements et sièges sociaux s’est
renforcée avec l’insertion d’une ou deux couches intermédiaires supplémentaires (zone France
ou Europe, direction métier/marché), une barrière linguistique et culturelle tendant
progressivement à s’instaurer entre les pilotes de l’entreprise monde et les acteurs des
établissements français.

 De l’industrie triomphante à l’économie de l’immatériel


L’économie a connu un triple mouvement de dématérialisation : renforcement de la part des
services, montée de l’importance des droits de propriété intellectuelle, financiarisation.
La progression des services dans l’activité économique renvoie à bien plus que la progression
de la part des services dans le PIB. Elle transforme en profondeur les rapports sociaux et
remet en question des concepts fondamentaux de nos sociétés industrielles. Les usines
industrielles des années soixante étaient de gigantesques rassemblements humains. Les progrès
de l’automatisation, la décentralisation des productions en divers lieux pour assemblage au plus
près des marchés ont conduit à une chute spectaculaire des effectifs des grands établissements.
La moindre fréquence des conflits collectifs a aussi partie liée avec cette diminution de la taille
des collectifs de travail. Un bien industriel est une unité discrète. L’achat d’un bien industriel
est une action anonyme sur le marché. La productivité peut se mesurer de façon extérieure
comme le nombre de biens d’une qualité donnée par unité de travail. Un service est une
relation dans laquelle le client est coproducteur du service rendu. La relation est d’autant plus
réussie qu’il y a apprentissage réciproque. La relation de service entraîne plus facilement des
démarches de fidélisation de la clientèle, elle est perçue davantage comme un flux. L’efficacité
de nombreux services : loisirs, formation, santé, est difficile à mesurer sans interroger la
perception des prestataires et des clients12.
Près d’une personne sur dix sur la planète dispose d’une page personnelle sur le réseau
Facebook. Googler est devenu un verbe transitif et internet modifie notre façon de penser. En
2012, le I Phone est devenu l’objet industriel de référence de ce début de siècle, à l’instar de
ce qu’avait pu être la Ford T. Or la profitabilité d’Apple dépend moins de la vente de l’objet I
Phone que des usages qui en sont faits et notamment des achats d’« applications » conçues
pour lui. Le succès de ces trois entreprises est un signe tangible de ce que nous sommes
entrés dans une nouvelle période du capitalisme : le profit de ces trois entreprises repose en
effet fondamentalement sur la contribution volontaire13 des consommateurs qui postent des
informations, créent des logiciels... Cette transformation est loin de se limiter aux entreprises
du secteur informatique ou des télécommunications. L’ensemble des entreprises industrielles a
progressivement concentré son activité sur la production, la validation et la valorisation de
droits de propriété intellectuelle : brevets, marques, droits d’auteur, dessins et modèles, bases
de données, appellations d’origine contrôlée. La valorisation peut prendre la forme de
l’utilisation exclusive (production en propre), de la licence ou de la franchise. La disparition
progressive des boutiques indépendantes au profit d’établissements franchisés est une rupture
importante dans l’imaginaire. Le « petit patron » disparaît et avec lui la possibilité d’être
« maître chez soi »14. Cette évolution s’accompagne d’une mobilisation de l’attention de
salariés prestataires et des consommateurs. La mobilisation des affects se substitue à la
discipline des corps.

12
Gadrey, J., (2003), Socio-économie des services, La Découverte
13
Moulier Boutang, Y., (2010) L’abeille et l’économiste, Éd. Carnets Nord
14
Leclair P. Le Boulaire M., (1999), Op. Cit, - voir aussi, Petit, H., Thévenot N., (2006), Les nouvelles frontières du travail subordonné, La
Découverte - Mariotti, F., (2005) « Qui gouverne l’entreprise en réseau », Les presses de Sciences-Po

11
La libéralisation des activités financières (flux de capitaux internationaux, produits dérivés,
fonds mutualisés, titrisation des dettes…) a augmenté fortement la crédibilité à tout moment
de la menace d’un rachat d’une entreprise par un actionnaire institutionnel ou une autre
entreprise. Les fusions et acquisitions aux Etats-Unis d’Amérique sont passées de 120 à plus de
700 milliards de dollars entre 2002 et 2007. Les actionnaires semblent avoir renforcé leur
pouvoir par rapport aux autres parties prenantes de l’entreprise (salariés, consommateurs,
riverains et fournisseurs). La part des dividendes dans la valeur ajoutée des sociétés non
financières a progressé (de 4,5 % en 1990 à 8 % en 2007 en France (INSEE)). Dans une
enquête récente d’Entreprise&Personnel menée en partenariat avec Sociovision15, un tiers des
DRH répondants déclaraient avoir la perception que dans leur entreprise « ce ne sont pas les
dirigeants qui décident, mais les actionnaires ». Or l’évaluation par le marché de la valeur de
l’entreprise varie en fonction de l’image de cette entreprise.
Du fait de ces évolutions, l’enjeu historique du contrôle « des moyens de production » décline,
tandis que l’enjeu du contrôle de l’image progresse.

 Du progrès partagé à l’ossification de strates étanches


Au sein des firmes mondialisées, comme au sein des territoires, les distances semblent
s’accroître entre les personnes dotées de diplômes, revenus et héritages différents. La
croissance économique et plus encore celle des grandes entreprises faisait que chacun
anticipait des revenus croissants. Les ouvriers de 1970 disposaient des revenus des cadres des
années 50, ils pouvaient anticiper disposer en 1990 des revenus des cadres de 1970 et pouvoir
adopter sous peu les produits que seuls ces derniers pouvaient se payer en 1970. L’arrêt de la
croissance, bien plus que l’accroissement très modéré des inégalités en France a conduit à une
distance croissante entre strates de revenus.
De fait, en France, en Occident, le produit intérieur brut croît de moins en moins vite. Dans ce
contexte, il n’y a guère de « grain à moudre » et d’autant moins que l’Etat français a assuré une
progression continue du salaire minimum de 1968 (point le plus bas de l’après guerre) à 2002
et une forte protection de l’emploi pour les salariés des grandes entreprises. Pour l’immense
majorité des salariés, l’essentiel des écarts entre revenus se décide donc dans les premières
années lors de l’accès à des postes en CDI dans les grandes entreprises. On assiste au passage
de la « lutte des classes » à la « lutte des places ».
Au sein des entreprises, l’étanchéité entre strates est lisible dans l’impact toujours croissant du
diplôme initial sur les inégalités de parcours internes, dans la différence entre salariés de PME
sous-traitantes, travailleurs précaires de grande entreprise, salariés envisageant leur avenir sur
un seul site, salariés mobiles sur le sol national et l’élite se projetant dans un référentiel
mondial. Dans les villes, la coexistence entre milieux sociaux se réduit aux deux extrémités du
spectre : les chambres de bonne dans le XVIème arrondissement de Paris disparaissent, ceux qui
le peuvent fuient les quartiers pauvres.

 Des conflits sur le partage des profits aux conflits sur l’exposition aux
risques
Certains perçoivent cette évolution comme liée à un repli conjoncturel de la croissance et/ou
liée au déclin de la France, de l’Europe et de l’Occident face à l’Asie. Il faut envisager une autre
interprétation, celle d’une entrée en crise profonde de notre société industrielle. La parution
en 1972 du rapport du club de Rome « The limits to growth16 » avait déjà posé les données
essentielles : une croissance économique infinie est impossible sur une planète finie, pénurie de
ressources ou pollution viennent rapidement mettre un terme à la croissance. La conscience

15
« Proximité(s), un enjeu de performance », Actes de l’Université d’Hiver E&P du 19 janvier 2011
16
Meadows D., Meadows D, Randers J. et Behrens I. (1972), Halte à la croissance ? (rapport au Club de Rome), Fayard, Paris

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du caractère non universalisable du mode de vie occidental est devenue depuis une vérité
admise par tous sous l'effet d’accumulation des crises écologiques successives, résolues ou non
(réchauffement climatique, pollution de l’eau et des sols par les désherbants et insecticides
(DDT), épuisement des ressources halieutiques…) et grâce à la diffusion de concepts tels que
« l’empreinte écologique ».
Ulrich Beck17 a proposé dès 1986 l’idée que nous serions en train de passer d’une société
industrielle, dans laquelle les producteurs s’affrontent pour procéder au partage des revenus
issus de la production en commun, à une société du risque dans laquelle une part croissante
des conflits est relative à l’attribution des coûts et responsabilités en matière de prévention et
de réparation des dommages issus de la production. Les pollutions diverses (chimiques,
radioactives, électromagnétiques, mais aussi désormais le « risque psychosocial ») ont en
commun de n’être ni perceptibles par les sens, ni évitables par l’individu. Exposé contre sa
volonté à un risque qu’il ne peut pas éviter, chacun est tenté de réclamer une protection
accrue auprès des autorités. Cette demande a tendance à se traduire par un renforcement des
contrôles bureaucratiques (traçabilité, autorisation de mise en marché, seuils minima à
respecter, autorité indépendante, dispositif de veille sanitaire…). Avec la répétition des crises
(pluies acides, couche d’ozone, sang contaminé, vache folle, mais aussi les crises relatives à des
suicides sur le lieu de travail…), l’opinion publique devient de plus en plus méfiante vis-à-vis de
la science, désormais difficile à distinguer de la technique et des experts, qui sont toujours
suspectés d’entretenir des liens avec ceux qui tirent profit des activités polluantes.

 Des appartenances durables aux liens faibles


Cette évolution du rapport à la technique s’accompagne d’une évolution dans la sphère
familiale. L’ère moderne avait fortement réduit l’importance de la famille élargie : fin de la
noblesse, éclatement géographique du fait des mobilités croissantes, montée en puissance de la
protection sociale étatique… Aujourd’hui, sous l’effet combiné de la protection sociale, des
attentes du marché et de l’individualisme croissant, la famille nucléaire est à son tour remise en
cause. Les Français (et les Occidentaux en général) vivent de plus en plus seuls. Entre 1968 et
2007, la taille moyenne des ménages français a chuté d’un tiers, de 3,1 à 2,3 : les jeunes vivent
seuls plus longtemps, en lien avec l’allongement des études et le report du premier enfant, les
couples sont plus fragiles (le nombre de familles monoparentales a triplé sur la période), les
veuves sont plus nombreuses avec l’allongement de la durée de vie. Alors qu’il y avait encore
20 % de ménages regroupant plusieurs générations, ce n’est aujourd’hui le cas que pour 5 %
d’entre eux. Le nombre d’hommes seuls a doublé (12 % des ménages en 2007), celui des
femmes a augmenté de 50 % (18 % en 2007), la solitude a été déclarée grande cause nationale
en 2011 en France. Cette évolution signifie qu’au cœur même de leur vie intime et
fréquemment dès leur plus jeune âge, les Français font l’expérience d’une insécurité liée à la
fragilité des relations, mais aussi de l’ouverture et de la liberté qui accompagnent leur
renouvellement fréquent (familles recomposées, célibat)18. A la révolte contre l’ordre
patriarcal a succédé la crainte de l’échec sentimental et de la solitude.
Parallèlement, le sentiment d’appartenir à une classe sociale continue à s’éroder. L’influence du
parti communiste diminue, les syndicats continuent à voir leur base adhérente et militante
s’éroder et surtout vieillir, les plus jeunes rejoignant peu ces organisations. Louis Chauvel19
voit dans ce déclin du sentiment d’appartenance à « sa » classe sociale, un phénomène
potentiellement cyclique, lié à la réduction des inégalités sur la période 1945-1970.
L’augmentation des inégalités sociales (plus nette dans le reste de l’Europe qu’en France)

17
Beck, U, (2001), La société du risque, Aubier, l’édition allemande originale date de 1986
18
Plusieurs auteurs pointent cet affaiblissement des relations et le double sentiment de liberté/insécurité qui en découle, par exemple
Zyngmunt Bauman, (2010), L’amour liquide, de la fragilité des liens entre les hommes, Hachette, ou pour une forme littéraire, Michel
Houellebeck, (1994), L’extension du domaine de la lutte, Maurice Nadeau
19
Chauvel, L. (2001), « Le retour des classes sociales », Revue de l’OFCE http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/9-79.pdf

13
annoncerait un retour de la conscience de classe et des affrontements entre classes sociales.
Ce potentiel retour n’est toutefois pas encore visible.
G. Donnadieu et J. Dubois proposaient20 le schéma suivant :

SYNDICALISME ET REGULATION SOCIALE

Régulation de nature culturelle Régulation de nature


avec un syndicat de masse et de organisationnelle
classe par la hiérarchie
La régulation sociale en France :
+ Régulation par l’opposition
groupe - Régulation par la négociation et
participation à la régulation de contrôle
social des entreprise
ouvriers ++ Régulation par le politique

La régulation sociale opposait deux groupes sociaux cohérents, l’entreprise organisée de façon
rationnelle grâce à l’action efficace de l’encadrement et le groupe social des ouvriers se
percevant comme la classe ouvrière en lutte grâce à l’action de la CGT et du parti
communiste. En France, ces deux groupes sociaux s’affrontaient régulièrement dans le cadre
de conflits collectifs, médiatisés par l’Etat. Par comparaison, d’autres pays, dont l’Allemagne,
privilégiaient la négociation et la participation des salariés à la régulation de contrôle.
Aujourd’hui la réalité sociale semble bien plus complexe aux salariés et aux dirigeants. Les
conflits à arbitrer au sein du corps social (entre hommes et femmes, précaires et CDI,
minorités visibles et « caucasiens »…)21, comme au sein des entreprises (donneurs d’ordre et
sous-traitants, groupe et filiales, relations entre filiales) sont plus nombreux. L’opposition
salariés/employeur dans le cadre de la relation salariale semble du coup moins fondamentale.

DE LA SOCIETE INDUSTRIELLE A LA SOCIETE DU RISQUE ?

La fin prochaine de la société industrielle, comme celle du capitalisme est régulièrement


annoncée (ex. action des luddites au XVIIIème siècle, certains socialistes du XIXème siècle,
comme William Morris ou Georges Bataille…). Le déclin des emplois industriels et de la
part de l’industrie dans le PIB dans les années 1960 alimente l’hypothèse d’une sortie de
l’ère industrielle pour entrer dans la société de la connaissance. Cet avènement est
attendu essentiellement du fait de la place croissante de la connaissance. En quoi la
« société du risque » est-elle une perspective crédible d’évolution de nos sociétés
industrielles ?
Ulrich Beck axait son propos sur les risques effectivement encourus par les personnes
du fait de leur exposition aux pollutions issues de l’activité industrielle. Ce sont ces
risques objectifs qui entraînent une remise en cause de la légitimité de la science et des
techniques.
Dans un article qui a fait date, François Ewald et Denis Kessler22 célèbrent « les noces
du risque et de la politique », ils y repèrent que les risques ont changé de nature, au
risque de privation de revenu (chômage) succède le risque d’être inemployable (non

20
Donnadieu, G., Dubois J., 1995, op. Cit., p.33
21
Cette évolution était déjà repérée dans Dubois, J., Donnadieu, G., (1993), Canal des relations sociales : de la crise au renouveau ?, Etude
E&P
22
Ewald, F., Kessler, D, (2000), « les noces du risque et de la politique », Le Débat

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renouvellement des compétences, inaptitude) et les risques de l’existence (crise
sanitaire). Plus généralement, « le fait que l’on pense désormais pratiquement tous les
événements individuels et collectifs comme des risques constitue en soi-même une
nouveauté ». Ils appellent, pour faire face à cette situation, à un nouveau partage des
rôles entre l’entreprise et la sécurité sociale et à des politiques plus actives sur le
marché du travail.
Olivier Borraz23 distingue un double mouvement : le risque comme attente de
protection de la part de populations confrontées aux crises sanitaires et le risque
comme technique de gouvernement, qui doit affecter ses ressources limitées à la
prévention des risques les plus importants. L’Etat impose, dans ce cadre, la traçabilité,
des obligations de résultat, des mécanismes d’imputabilité qui relancent la possibilité
pour des acteurs sociaux de se saisir de la notion de risque.
Ainsi se construit une architecture à quatre niveaux entre :
 le risque objectif de subir des dommages,
 l’estimation subjective des risques encourus, l’évaluation économique de ces
dommages potentiels ou subis en vue de leur imputabilité juridique,
 le risque de se voir imputer des dommages et le coût des mécanismes assurantiels
publics ou privés,
 le risque de réputation qui menace les autorités si elles devaient échouer à prévenir
l’apparition de dommages.
Cette nouvelle société appelle une sociologie attentive24 à décrire comment certains
acteurs cherchent à capter, par des alertes, l’attention des régulateurs (politique et
juridique), afin d’obtenir qu’ils interviennent pour réduire des risques et/ou compenser
les dommages subis, face à d’autres qui s’attachent à minorer les risques, les dommages
et leur compensation.

SYNTHESE DES EVOLUTIONS DU TRAVAIL

1945 -1980 2000 -


ENTREPRISE Grande Entreprise Nationale ou Multinationale cotée sur plusieurs
entreprise familiale bourses avec des actionnaires
institutionnels (fonds mutuels …)
SOURCE DE PROFIT Détention des moyens de Détention des droits de propriété
production (usine) intellectuelle (brevet, marque …)
TRAVAIL Dépense d’énergie25 pour une Production d’une saillance pour
transformation matérielle mobiliser l’attention des autres
INTERDEPENDANCE Avec les collègues, encadrée par Avec les clients/fournisseurs,
PRINCIPALE l’organisation du travail (OST) encadrée par les contrats
commerciaux (marketing)
MARCHE INTERNE Fermé, animé par la croissance Recrutement à différents niveaux
interne, source d’ascension sociale de diplôme, comprimé par les
réductions d’effectif, offre peu de
perspectives

23
Borraz, O. (2008), Les politiques du risque, Les presses de Sciences Po
24
Chateauraynaud, F., (2011), Argumenter dans un champ de forces. Essai de balistique sociologique, Paris, éditions Pétra
25
Sur la continuité entre travail et travail des forces, voir Vatin, F. (2008), Le travail et ses valeurs, Albin Michel

15
1945 -1980 2000 -
EMPLOYEUR L’employeur est l’organisateur, Eclatement des rôles, l’employeur
l’investisseur, le site de production, légal « héberge » sur son site ses
le dirigeant salariés, ainsi que d’autres
travailleurs qui sont
managés/organisés/outillés par
d’autres
SALARIE L’homme marié est le chef d’une Egalité des parents, famille
famille nucléaire, travailleur monoparentale, PACS et
étranger masculin concubinage, égalité salariale,
minorités visibles
ORGANIGRAMME Unité de commandement Organisation matricielle
HIERARCHIQUE / Impliqué dans le travail Client du travail dont il mesure les
MANAGER Membre de l’encadrement résultats par des indicateurs

PORTE PAROLE DES Délégué syndical Elu du personnel, représentant


SALARIES (représentativité présumée ou d’association de victimes
par les grèves
CONFLICTUALITE Affrontement collectif de masse Atteintes à l'image via le lancement
opposant le corps social à d’alertes sur des risques (impact sur
l’encadrement la santé ou environnement) et
poursuites pour imputabilité

Ce tableau résume les modifications intervenues dans le fonctionnement de l’économie,


l’organisation des entreprises et le corps social. Toutes ces évolutions remettent en cause le
modèle de la régulation sociale utilisé jusqu’ici par E&P : parce que l’entreprise, le travail et son
organisation ont changé, les relations sociales et leur régulation ont changé également.
Dans la société industrielle, le militant syndical était le porte-parole de la classe ouvrière en
lutte par la grève, quitte à remettre en question la propriété privée. Dans le nouveau contexte,
c’est la figure du lanceur d’alerte qui tend à s’imposer (Chateauraynaud, Torny, 1995). Ce
dernier attire l’attention des décideurs sur le risque qu’encourt tout ou partie de la
communauté, quitte à remettre en question le discours scientifique et les expertises établies,
en agitant la menace de poursuites judiciaires.
Le chapitre suivant présente les enjeux sociaux que nous avons observés chez nos adhérents,
en quoi ils remettent en cause notre méthode d’analyse de la régulation sociale et les enjeux
émergents dont il faut rendre compte.

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2. La régulation désertée
Dès l’origine, les concepts de Régulation Sociale ont été développés dans une perspective
opérationnelle. Comment définir une stratégie sociale ? Sur quels leviers agir ? Comment éviter les
blocages, les conflits au moment de tout changement ? Voilà quelques-unes des questions auxquelles
ont cherché à répondre vingt ans de travaux sur le sujet.
Comme rappelé dans la première partie, le losange des relations sociales élaboré dans les années 60
a été élargi à la fin des années 80 aux démarches de communication interne, participation et
négociations décentralisées. La notion de clavier du dirigeant a alors été formalisée autour des 4
canaux de régulation sociale ou vecteurs de l’action et des trois modalités ou types de changement
apporté… Cette représentation continue d’être pertinente dans les situations sociales les plus
proches de celles pour lesquelles ces notions avaient été élaborées. Pourtant, ce modèle d’analyse
pour l’action rencontre aujourd’hui des difficultés :
Dans les diagnostics que nous réalisons, les 4 vecteurs de l’action qui avaient été identifiés
(l’encadrement, la communication, la participation, les accords sociaux et institutions représentatives)
ne régulent plus aussi efficacement. Le fonctionnement social que nous observons est marqué par
une coupure croissante entre la base et le sommet.
L’attention des dirigeants est de plus en plus concentrée sur la recherche d’une insertion
harmonieuse dans l’environnement externe. La régulation de la conflictualité interne par l’édiction de
règles effectives semble désormais moins importante que la mesure et la promotion de la
performance sociale, composante d’une stratégie de développement durable.
De leur côté, les militants syndicaux et les théories critiques en sciences sociales qui les guident
quittent de plus en plus le registre de l’héroïsme dans la lutte contre l’ordre oppresseur, pour
l’adoption de postures victimaires, dénonçant l’épuisement qu’entraîne la concurrence permanente.

1. Les limites opérationnelles des canaux


de la régulation sociale
Les diagnostics que nous avons réalisés dans divers établissements de grandes entreprises
industrielles ou de service, les enquêtes de climat social convergent pour constater une
distance croissante entre opérateurs et dirigeants, établissements et filiales, filiales et groupes.
Les 4 canaux de la régulation sociale de contrôle qui avaient été identifiés et formalisés à partir
de 1986 semblent aujourd’hui entrés en crise et avoir perdu de leur cohérence.

 La nouvelle coupure base sommet


De façon typifiée, nous observons un système social qui semble être le symétrique de celui qui
s’observait dans les usines tayloriennes des années 60. Les salariés semblent plus proches de
leur hiérarchie directe que de leurs représentants élus. Les managers ont un rapport de plus
en plus distancié à la direction du groupe dont ils estiment qu’elle se préoccupe avant tout du
développement hors de France. La direction et les représentants du personnel négocient de
nombreux accords dont la mise en œuvre sur le terrain n’est pas toujours perceptible.

17
Dans les années 60, un conflit de classe opposait le personnel et ses représentants à la
direction et à l’encadrement. Le directeur du personnel avait alors un rôle d’ambassadeur et
de médiateur dans l’obtention de la paix sociale. En 2010, la situation a profondément changé,
le jeu social semble opposer plutôt la base et le sommet26, le rôle du DRH doit donc évoluer.

QUELLE REGULATION SOCIALE ? (2000 - )


D
Les enjeux de la régulation
DRH sociale se situent ici

D- Dirigeant
L DRH - Directeur de Ressources Humaines
M M – Managers (Encadrement)
C – Collaborateurs (Personnel)
L- Lanceurs d’alerte (Représentants)
Relation forte

 Deux sous-ensembles se dégagent (voir encadré ci-dessous la terminologie) :


MDL : Pilotage de l’image externe par l’affichage de référentiels, l’adoption de processus, la
prise d’engagements, les parties prenantes mettent sous pression le management
opérationnel en lançant continuellement de nouvelles alertes qui se traduisent par des
règles renforcées,
MCL : Gestion locale des injonctions contradictoires par l’improvisation et la coopération,
le management opérationnel compose avec les règles, avec la complicité des collaborateurs
et tend à écarter les lanceurs d’alerte27 lorsqu’ils font obstacle aux arrangements locaux.

ENTRE LES LIGNES : QUEL SENS AUX TRANSFORMATIONS DES APPELLATIONS ?

Entre 1960 et 2010, les acteurs en présence ont changé. Ceci est visible dans les termes
qu’ils emploient pour s’autodéfinir et désigner les autres. Ce ne sont pas le personnel et
l’encadrement qui voient leurs conflits régulés par l’action conjointe de la direction et les
représentants du personnel, mais des managers et leurs collaborateurs qui composent
avec les objectifs de la direction, sous la menace du succès d’éventuelles alertes.
L’évolution terminologique reflète la montée de l’individualisation, le passage d’une
régulation à un pilotage du social. Le personnel acteur collectif est remplacé par les
salariés, les ressources humaines ou les collaborateurs. L’encadrement (qui définissait
collectivement le cadre de l’action des salariés) a éclaté à partir des années 90 en de
nombreux managers qui poursuivent l’atteinte de leurs objectifs individuels.
La notion de lanceur d’alerte est encore émergente. De fait, le cadre législatif instaure
des délégués du personnel ainsi que des instances « représentatives du personnel ».
Toutefois la réforme de la représentativité de 2008 a fait symboliquement évoluer le
statut de ces représentants. Les membres du comité d’entreprise et les délégués du
personnel tiraient leur légitimité d’abord de leur mandat syndical leur permettant de
parler au nom du personnel (entité collective). Ils sont désormais davantage des
représentants élus par une partie des salariés. On parle de plus en plus souvent des
« élus du personnel ». Par ailleurs, le cadre juridique s’ouvre peu à peu à la protection

26
Au plan national, cette évolution fait penser également à la « fracture sociale » qui opposerait selon Emmanuel Todd et Marcel
Gauchet, l’élite bien pensante (de gauche ou de droite) à la France des marges renvoyée vers l’extrême droite
27
Sur l’émergence de cette notion, Chateauraynaud, F., (2009), « Les lanceurs d’alerte et la loi », Experts, n°83

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des lanceurs d’alerte et cette notion de concept sociologique prend un contenu
juridique et social. A l’observation, les élus des salariés sont de moins en moins des
représentants du personnel, tirant leur force du nombre d’adhérents et de militants
mobilisés dans des actions collectives (grèves). Ils agissent de plus en plus en lanceur
d’alertes, via le CHSCT (droit d’alerte), en incitant à l’exercice simultané du droit de
retrait, ou plus généralement en cherchant à attirer l’attention en interne comme en
externe sur des pratiques qu’ils jugent dangereuses, illégales ou scandaleuses.

Comment expliquer la distance croissante entre la base et le sommet ? Une analyse du


(dys)fonctionnement des canaux de la régulation sociale permet une première réponse.

 Le canal « encadrement » ne peut pas jouer le rôle attendu


La faille principale du modèle aujourd’hui réside dans les faibles marges de manœuvre des
premiers niveaux d’encadrement. L’ensemble de ses « moyens » d’action sont en fait encadrés
par des process prescripteurs. S’il a moins de marge pour décider, sa charge de travail
administratif s’accroît. Les obligations légales environnementales (Seveso) et sanitaires
(document unique), la recherche d’imputabilité pour tous les accidents et la prévention du
risque image ont incité également nos adhérents à investir dans les normes ISO, les labels, la
traçabilité. Au nom du contrôle sur la masse salariale, de la marque employeur, de la
protection contre les accusations de discrimination, l’activité ainsi que les sujets RH sont
également de plus en plus contraints.
Le manager de proximité est attendu sur l’atteinte d’objectifs individuels et d’objectifs pour
son équipe. Sa marge de négociation dans la fixation des objectifs est souvent restreinte. Il n’a
pas été associé aux décisions (d’ailleurs à quel niveau sont-elles prises ?), il n’a pas de budgets
en propre, à sa main. Il n’est pas maître des choix d’organisation. La fragilité potentielle
croissante des grandes organisations et le caractère cessible des filiales ou des établissements
rend difficile L A P R I S E D ’ E N G A G E M E N T S D A N S L A D U R E E . Tout ceci fait que le manager de
proximité a peu de leviers pour réguler le social local.
Il ne reste guère à ce manager que quelques négociations dans la zone grise de la régulation
dite autonome, autour du jeu sur les règles formelles pour peser sur quelques enjeux
individuels (la pose des congés en particulier). Il lui reste son crédit personnel, sa valeur
d’exemplarité, la qualité et la personnalisation des relations.
Chez plusieurs de nos adhérents28, les réorganisations conduisent à réduire le nombre de
hiérarchiques intermédiaires : fermeture de sites, fusion d’établissements, création de centres
partagés. Ces transformations, fréquemment douloureuses pour des acteurs de longue date
impliqués dans le développement de l’entreprise n’ont évidemment pas suscité un
enthousiasme collectif de tous les managers. D’où une tendance à la centralisation (et un
manque d’opérationnalité) des décisions faute d’adhésion des managers opérationnels et de
capacité à intéresser ces décideurs opérationnels aux transformations en cours.
A cela s’est ajoutée la diffusion d’outils technologiques permettant un suivi à distance de
l’activité (remontées des ventes, de l’état de fonctionnement des installations productives, géo
localisation, alertes Google sur les événements sociaux locaux…). Le siège et ses services
fonctionnels sont en état d’interpeller beaucoup plus rapidement et précisément les
établissements pour demander des précisions, interroger sur les raisons d’un délai…
Signalons enfin la perception d’une distance toujours accrue entre les encadrants et les
décisionnaires. Entre les enjeux stratégiques d’une entreprise dans une économie-monde et les

28
Fusion de 2 à 3 centres régionaux en entreprises régionales à la Lyonnaise des eaux, éclatement des cent centres de distribution de
distribution de gaz et d’électricité en une quarantaine d’agences mono métiers chez EDF et GDF SUEZ, fermeture de sites dans de
nombreuses entreprises industrielles (Renault, Peugeot, Legrand…), fermeture d’établissements postaux et ouverture de centres
multi-services, regroupement des services en pôles médicaux multi-sites et des hôpitaux en groupements hospitaliers à l’APHP, fusion
des caisses d’allocations familiales locales en une caisse par département…

19
enjeux locaux d’un manager, les points de rencontre sont limités. Entre le siège groupe
parisien et la BU France ou le centre d’expertise technique français, la proximité se réduit,
qu’elle soit géographique (Paris, versus la Défense, Gennevilliers, St Denis…) ou sociale
(parcours internationaux, anglais langue de travail… versus parcours nationaux langue
française).
Notre Université d’hiver 2011 consacrée à la proximité a montré cette divergence entre des
micro-collectifs de travail chaleureux, soudés autour du manager de proximité et une direction
du siège vue comme distante. Les salariés ont le sentiment d’une mise en concurrence
croissante entre équipes, par une direction qui divise plus qu’elle ne rassemble. Il est difficile,
dans ces conditions, pour le manager de proximité dans un site précis de porter la « stratégie
monde » auprès des salariés. La métaphore du « canal », d’une liaison continue de
l’encadrement, du directeur général aux premiers niveaux de salariés n’apparaît plus
pertinente. Il faudrait plutôt parler de discontinuité entre différentes strates managériales, avec
des managers reliés les uns aux autres par le principe de subordination et de dépendance.
L’unité de la ligne managériale a peut-être toujours été un récit de nature
idéologique, mais celui-ci est de moins en moins crédible.
A trop vouloir faire du management l’élément-clé de la régulation sociale, on le place dans des
injonctions contradictoires.29 Il y a peu d’enjeux sur lesquels il puisse réellement agir, et ses
collaborateurs le savent. L’antienne de l’importance du management de proximité est
inversement proportionnelle à la réalité de son pouvoir dans la plupart des organisations.

 Le canal représentatif ne mobilise guère


L’unité syndicale qu’incarnait la CGT entre 1905 et 1920, puis entre 1936 et 1947 n’a, elle, plus
guère de réalité en France depuis plus de 60 ans. L’essor de la CFDT dans les années 60, puis
de Sud et l’UNSA ont parachevé le morcellement syndical.
A une époque, ce pluralisme était clairement rattachable à des options idéologiques majeures
(la CGT communiste, CGT-FO socialiste et radicale et la CFTC catholique). Aujourd’hui ce
n’est plus le cas et ces divisions sont de moins en moins comprises par les salariés. La réforme
de la représentativité en 2008 semble avoir brouillé encore plus les cartes. La réforme a
entraîné de nombreuses recompositions des équipes syndicales en local. Cela a conduit de
nombreux militants à changer d’affiliation syndicale. Dans ce contexte de forte division
syndicale et d’importance accrue des élections représentatives, les syndicats privilégient des
stratégies électoralistes par rapport à l’organisation de mouvements unitaires.
Au-delà de cette division « horizontale » bien connue, ce qui frappe dans nos diagnostics, c’est
surtout l’affaiblissement de l’unité verticale de chaque syndicat. Dans plusieurs de nos
diagnostics, des responsables syndicaux locaux font entendre leur différence par rapport à la
ligne syndicale fédérale ou confédérale, les projets d’accord approuvés au niveau national sont
désavoués en local. La réforme de la représentativité a d’ailleurs peut-être accentué également
ce point en conférant une autonomie accrue aux élus par rapport aux confédérations
syndicales. Les syndicats sont un relais utile et efficace de mobilisations décidées sur le terrain,
mais ils ont beaucoup de difficultés à les impulser ou à y mettre fin.
Enfin les syndicats connaissent actuellement une crise de renouvellement. Quelles qu’en soient
les causes (représentativité longtemps garantie de par la loi aux grandes organisations
syndicales, faible poids des cotisations dans les ressources financières des syndicats, faible offre
de service des syndicats, incompréhension des salariés vis-à-vis du grand nombre de
syndicats…) le taux de syndicalisation a chuté de 25 % à 7 % environ, avec un poids croissant
des fédérations de retraités. D’ici à 2022, environ la moitié des militants syndicaux devraient
partir en retraite. Concentrés dans le secteur public et les très grands groupes et sur une

29
Cf. O’Donnell., A., Manager de proximité, non merci ! Op. Cit.

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minorité de salariés en leur sein, les syndicats sont de moins en moins légitimes pour parler au
nom de tous les « travailleurs ».30
Paradoxalement, cette baisse d’influence dans la régulation sociale s’accompagne d’une hyper
activité réglementaire. Partout chez nos adhérents, le nombre d’accords sociaux s’est multiplié,
sous l’effet mécanique des négociations obligatoires (senior, GPEC, égalité homme-femme…).
Or ces accords sociaux, fréquemment obtenus sans conflits, sont peu mis en œuvre sur le
terrain. Ceci contribue au découplage entre des représentants centraux absorbés par la
négociation d’accords groupes mondiaux et le suivi des réorganisations et des délégués locaux
plus attentifs aux évolutions locales de l’emploi et des salaires.

 La dimension participative de plus en plus absente


Cette dimension a pu être perçue dans les années 80/90 comme un levier efficace des
transformations des représentations des salariés. Groupes projets inspirés des démarches
socio-techniques, expression des salariés, cercles de qualité… les modalités ont été
extrêmement diverses. Les quelques évaluations réalisées en ont montré l’intérêt du point de
vue des salariés (occasion d’être acteurs, lieux d’apprentissages multiples, efficacité des
solutions retenues, acceptation sociale accrue de celles-ci…).
Les modalités de participation des salariés à l’action sur leur environnement de travail ont
pourtant progressivement disparu (cette histoire reste à faire, mais on peut citer comme
facteurs connus, la lassitude des acteurs moteurs, la centralisation croissante des décisions, la
primauté donnée à la gestion des performances individuelles de court terme.
30 ans après les lois Auroux, nous n’avons pas rencontré au cours de nos diagnostics récents
de situation où la dimension participative soit fortement développée. Au contraire, celle-ci
semble ne plus faire partie du vocabulaire managérial. Ceci ne signifie pas la disparition des
réunions et des occasions de participation : Le succès de l’organisation par projet, le
développement des organisations matricielles ont abouti à une situation de sollicitation
permanente et tous azimuts, avec de nombreuses instances multi-métiers, multi-niveaux
hiérarchiques. Simplement ces rencontres ne débouchent pas sur une réelle participation, au
sens d’une prise en compte des réalités du travail et des besoins des salariés au travail.
Les situations de travail sont imposées et les ajustements se font dans des rapports de force
ponctuels ou dans l’urgence de solutions à trouver face aux dysfonctionnements. A cela trois
raisons avancées par le management :
 L’absence de temps : une décision prise doit se mettre en place dans des délais de plus en
plus courts. Il n’y aurait plus d’espace temps pour la concertation sur les organisations.
 L’absence de moyens : on ne peut pas dégager les salariés de leur activité productive, il
n’est pas possible de les remplacer.
 L’absence de marges de manœuvre : de toute façon, « les projets sont conçus pour être
appliqués comme tels ». L’organisation du travail apparaît comme une donnée contrainte,
résultante d’un ensemble de process censés garantir la performance attendue.
Dans ce contexte, la participation de l’ensemble des salariés est perçue comme appartenant à
un passé révolu, un luxe qu’on ne pourrait plus se permettre.

30
Institut Montaigne, Entreprise&Personnel, (2011), Reconstruire le dialogue social. Rapport

21
 La communication « interne », un « bruit » parmi d’autres…
Dans « l’infosphère » où l’information se diffuse, circule, rebondit dans tous les sens,
l’information structurée que veut donner l’entreprise à ses salariés à travers le « canal
médiatique » est toujours E N R E T A R D par rapport à ce que tout un chacun peut trouver par
ses propres moyens. Longtemps la concurrence portait entre organisations syndicales et
directions d’entreprise sur la rapidité dans la communication des messages-clés à « faire
passer » aux salariés pour orienter leurs représentations d’une situation. Les sources
d’informations étaient rares encore à la fin des années 90. Elles étaient le plus souvent sous
contrôle : communiqués de presse, annonces formatées, commentaires d’opinion parfaitement
identifiés et prévisibles. Cette course de vitesse entre l’info direction et les tracts syndicaux
apparaît dépassé quand sur Twitter se retraduisent en T E M P S R E E L les éléments d’un débat,
d’une négociation, d’un procès.
Chaque salarié est potentiellement émetteur d’informations, lanceur d’alertes, critique
anonyme sous pseudo de son entreprise dans les pages ouvertes des multiples blogs, y compris
institutionnels.
L’entreprise est constamment observée, surveillée, dans ses décisions, ses actions, ses
résultats, et cela dans pratiquement toutes les zones géographiques et domaines où elle
intervient. Ces décisions font l’objet de multiples commentaires. La transparence demandée
conduit à une information continue sur les médias économiques. Ce « dévoilement » des
stratégies dans les I.R.P. est en décalage régulier.
Le salarié est confronté ainsi à une masse non hiérarchisée, non contrôlée d’informations,
de rumeurs, de commentaires à partir desquels il se construit, de façon autonome et
aléatoire, ses propres représentations. Le salarié est acteur de fait de son analyse et les
volontés de contrôle, qu’elles soient patronales ou syndicales apparaissent aujourd’hui bien
velléitaires.
Utiliser le modèle de la régulation sociale permet de repérer une distance croissante entre la
base et le sommet. Les canaux qui portaient l’essentiel de la régulation sociale sont affaiblis. Si
la régulation a lieu, c’est probablement par d’autres voies (voir infra partie 3). La régulation des
tensions internes par la direction est-elle d’ailleurs encore un enjeu ? Peut-être est-il dépassé
de chercher à réguler des conflits entre des partenaires indissociables. Serait-il davantage
d’actualité de chercher à nouer des relations gagnant-gagnant avec des partenaires choisis ?

2. De la régulation sociale à la performance sociale ?


Jusque dans les années 80, Entreprise&Personnel mobilisait régulièrement des directeurs
généraux pour discuter de l’avenir des relations sociales. Aujourd’hui, les préoccupations des
dirigeants semblent davantage tournées vers la recherche d’une insertion harmonieuse dans les
sociétés : empreinte environnementale, empreinte sociale31 (égalité homme-femme,
diversité…). Dans une société de service, mettre en confiance les opérationnels pourrait
s’avérer un outil compétitif crucial. Il devient de plus en plus important de communiquer
auprès des clients, des actionnaires, des collectivités publiques et même auprès de l’ensemble
des salariés, sur la qualité de vie au travail dans son entreprise, sur sa « performance sociale ».

31
Cf. sur cette notion, Medef, (2011), « Besoin d’aire »

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 De la concentration sur le cœur de métier à l’entreprise symbiote
L’entreprise d’aujourd’hui redéfinit en permanence son périmètre et son identité par sa
stratégie de création et de captation de la valeur créée dans ses relations externes (d’où
l’importance des salariés aux interfaces) et par ses dispositifs d’emprise sur les entités externes
(marque, licences, franchises, cahiers des charges, CRM).
Comme le montre Antoine Rebérioux32, la mise en valeur de la RSE est aussi une réponse des
dirigeants à la pression accrue des actionnaires sur la rentabilité. Pour maximiser la rentabilité,
l’entreprise se concentre sur les activités qui permettent de capter l’essentiel de la valeur
produite dans toute la chaîne. Les grands groupes se veulent le plus souvent architecte
(Automobile, électronique, mode). Ils « proposent » une plateforme, des projets, à tout un
réseau productif. La valeur est donc obtenue dans les relations avec l’extérieur (fournisseurs,
sous-traitants, clients), en dehors du strict contrôle hiérarchique. Dans ce contexte, la
performance sociale a pour but l’acquisition et le maintien d’une image positive (goodwill) qui
attire la coopération de l’extérieur. Les pratiques de marketing relationnel insistent sur
l’implication des clients dans la définition des produits (avis, retours), leur commercialisation
(Tupperware, Natura), voire dans la production (application Iphone, second life).
Certaines entreprises se fixent désormais pour but une interaction positive avec leur
écosystème. Il nous a semblé pertinent de retracer l’évolution à quarante ans de distance entre
les prises de position des dirigeants Antoine et Franck Riboud.
Antoine Riboud s’exprimait en 1972, à la suite de l’écho reçu par le rapport dit « du club de
Rome » en période de forte croissance économique en France, devant le CNPF. Il était alors
PDG de BSN, une entreprise encore fortement industrielle, s’élevant contre la coupure entre
l’homme producteur et l’homme consommateur, son propos annonçait la mise en place de
vastes projets participatifs en interne visant à requalifier le travail. Il déclarait :
Le pouvoir dans l’entreprise, détenu le plus souvent par la technostructure, n’aura de sens que si les
valeurs d’ETRE ont été respectées dans l’entreprise. Le rôle et la responsabilité du Chef d’Entreprise
(…) sera soumis à deux critères d’appréciation :
 La réalisation des objectifs économiques vis-à-vis de ses actionnaires et de l’environnement,
 La réalisation des objectifs humains et sociaux vis-à-vis de son personnel.33
Son fils Franck Riboud s’est exprimé en pleine crise financière mondiale, comme PDG d’une
entreprise mondiale de l’alimentaire, spécialisée dans l’alimentaire-santé, dans une tribune au
journal Le Monde. Son propos annonçait son souhait de mettre en place un fond Danone
destiné au développement de ses partenaires (sous traitants, communautés) :
Les évolutions de la crise actuelle (…) nous rappellent le bon sens : aucun organisme ne se développe
dans un milieu appauvri ou dans un désert. Il est donc de l'intérêt même d'une entreprise de prendre
soin de son environnement économique et social, ce qu'on pourrait appeler, par analogie, son
"écosystème".34
L’entreprise se devait de réguler un conflit interne lié aux intérêts divergents des actionnaires
et des salariés, il s’agit désormais de (re)construire une relation symbiotique avec l’externe
pour que l’écosystème tout entier gagne en richesse. La coopération dans des relations
externes choisies tend à remplacer la régulation de l’indépassable conflictualité interne.

32
Rebérioux, A., (2006), Peut-on faire l’économie de l’environnement, (ouvrage collectif), Editions Apogée
33
Riboud, A., (1972), Discours prononcé aux Assises Nationales du C.N.P.F., Marseille – 25 octobre
34
Riboud, F., (2009), « La crise impose de repenser le rôle de l'entreprise », par Franck Riboud, Le Monde, 02.03.09

23
 Une nouveauté « 2.0 » ?
Le livre « les employés d’abord, les clients ensuite » mérite qu’on s’y arrête. Actuel directeur
général de HCL, une entreprise d’origine indienne, Vineet Nayar s’efforce d’y théoriser son
action de 2005 à 2010. Il y présente comment il a réussi à transformer une entreprise réputée
pour ses produits informatiques innovants, première en Inde, en une entreprise mondialement
reconnue pour la qualité de son action comme intégratrice de prestations informatiques (et
faire croître, de façon considérable, chiffre d’affaires, profits et effectifs).
Selon lui, son action a consisté à créer un accord sur la situation actuelle de l’entreprise,
dessiner une vision de la cible à atteindre, construire la confiance au sein de l’entreprise et
pour cela d’abord D O N N E R L A P R I O R I T E A U X O P E R A T I O N N E L S .
Donner la priorité aux opérationnels, c’est leur permettre de mobiliser de manière traçable les
services fonctionnels à leur service, d’évaluer les managers dans le cadre de 360°, d’interpeller
de façon privée ou publique la direction sur les difficultés rencontrées, de donner leur avis sur
les problèmes exposés par le directeur général.
HCL a souhaité également donner à ses salariés la possibilité de se regrouper autour de leurs
passions, professionnelles ou non, et cela a conduit à un très fort engagement et à des
innovations importantes.
L’ensemble de cette vision du management s’appuie sur plusieurs technologies « 2.0 » : 360°
informatisés, dossiers informatisés de suivi des demandes des opérationnels auprès des
services fonctionnels, blog du directeur général, forum de discussion des difficultés,
présentations vidéo par les top managers de leur vision de la stratégie, passion survey…
Au-delà de la personnalité du dirigeant, des technologies utilisées, de l’habillage marketing, si ce
livre interroge, c’est aussi parce qu’il paraît marqué du sceau du bon sens. HCL est une
entreprise qui propose des activités de service (conseil sur l’architecture et réalisations de
prestations informatiques). L’achat et la coréalisation de ces activités reposent avant tout sur la
confiance des clients dans les salariés opérationnels d’HCL. Il est donc primordial que les
salariés au contact des clients aient confiance, en eux d’une part, et dans le soutien qu’ils
pourront mobiliser auprès de leurs collègues et de leur employeur. L’intérêt du dirigeant est
donc de mettre ses salariés en confiance. Il doit pour cela se mettre à l’écoute de leurs besoins
et engager un dialogue ouvert, parce que c’est la stratégie la plus efficace.

 RSE, performance sociale, BIB : un outillage croissant


La place des activités de service s’accroît et donc a priori l’intérêt qu’il y a à disposer de salariés
en confiance. Avec la mondialisation, les stratégies de concentration sur le cœur de métier, de
plus en plus de grands groupes ont également comme Danone un grand réseau de sous
traitants, de collectivités publiques régulatrices, de parties prenantes portant des enjeux
différents et ont donc intérêt à développer des relations coopératives en externe avec les uns
et les autres. Ci-dessus, nous avons présenté les propos de deux dirigeants charismatiques.
Leur action est loin d’être isolée. Depuis 1990, les dispositifs relatifs à la RSE et à la
performance sociale n’ont cessé de se renforcer.
L’entreprise citoyenne, démarche encore peu structurée du début des années 90 a cédé la
place aux démarches de responsabilité sociétale (RSE). Leur contenu est de plus en plus
structuré. La norme ISO 26000 présente des lignes directrices sur la responsabilité sociétale,
elle a vocation à aider les organisations à contribuer au développement durable. Cette norme
validée en 2010 à l’issue d’un processus de concertation incluant 99 pays et 42 organisations
(ONG, organismes onusiens…), n’est actuellement pas certifiable. Elle pourrait le devenir,
d’autres normes ayant un contenu proche le sont : ecolabel, label diversité, ISO 14000. La
norme privée SA 8000 qui porte sur le social est d’ailleurs déjà certifiable. La loi sur les
nouvelles régulations économiques, entrée en vigueur en 2003 a imposé aux entreprises
cotées en bourse en France de présenter, dans le rapport de gestion annuel, parallèlement à
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leurs informations comptables, des données sur les conséquences environnementales et
sociales de leurs activités. Le décret d’application de l’article 225 de la loi dite Grenelle 2
devrait être publié courant 2011, il augmente le nombre d’entreprises concernées, le nombre
de données demandées et impose une vérification par un tiers indépendant.
Plusieurs opérateurs privés proposent des certifications ou des « ranking » sociaux avec des
démarches d’ailleurs très différentes : Top employeurs, Great Place to Work, Investors in
People, Good corporation… La notation sociale (Vigeo, créée en 2002, BMJ ratings…)
consiste à évaluer de façon externe, le respect de la réglementation et le niveau de
performance sociale de grandes entreprises pour le compte des actionnaires (en particulier
pour le compte des fonds éthiques).
La notion de performance sociale s’inscrit dans la lignée de cette évolution. Elle trouve son
origine pour partie dans la diffusion de la notion de développement durable, qui repose sur 3
piliers : développement économique, écologique et social.
Cette nouvelle filiation écologique est d’ailleurs intéressante dans la mesure où cette notion,
dans son outillage et sa finalité, est proche de l’audit social proposé dans les années 70 par
Raymond Vatier, cofondateur d’Entreprise&Personnel et fondateur par la suite de l’Institut
International de l’Audit Social. La mesure de la performance sociale, qu’elle s’appuie sur des
référentiels de type GRI ou sur les indicateurs imposés par le Grenelle II… n’est jamais très
éloignée des éléments présents dans le bilan social (« Le moment est venu de donner une base
chiffrée au dialogue entre les partenaires de l’entreprise, permettant de mesurer l’effort
accompli en matière sociale et de mieux situer les objectifs » disait le rapport Sudreau en
1975). L’enjeu et la cible ont toutefois changé. Il s’agit désormais de démontrer que l’on
répond aux attentes des clients, des actionnaires, des autorités publiques et de la société civile.
Plusieurs entreprises se sont dotées de démarches d’évaluation de leurs performances
environnementale et/ou sociale : Baromètre planète et société de Schneider Electric, Danone
et Rhodia way, Indicateur Composite de Performance Sociale chez Orange…
Notons que cette évolution de l’évaluation des performances de l’entreprise privée
s’accompagne d’une réflexion similaire sur le plan de la comptabilité publique nationale
(rapport Stiglitz Sen, Fitoussi, et l’exemple du Bhoutan avec son bonheur national brut35),
L’OCDE s’est également saisie de ces enjeux. Dans son rapport « Comment va la vie, mesurer
le bien être36»), ses auteurs questionnent la pertinence des dispositifs actuels de comptabilité
nationale. « [Par rapport à la crise financière enclenchée en 2008] notre système de mesure a
fait défaut (…), ni la comptabilité privée ni la comptabilité publique n’ont été en mesure de
jouer un rôle d’alerte précoce (…). La crise actuelle nous apporte une leçon très importante :
ceux qui s’efforcent de guider nos économies et nos sociétés sont dans la même situation que
celle de pilotes qui chercheraient à maintenir un cap sans avoir de boussole fiable. » Ils
proposent de croiser des indicateurs objectifs (ex. indicateurs objectifs relatifs à la pollution et
la sécurité des personnes, souvent en baisse d’ailleurs), avec des indicateurs subjectifs
(perception des risques individuels, sentiment de bien-être…). Il se pourrait donc que les
pouvoirs publics et instances normalisatrices exigent à l’avenir des entreprises davantage de
comptes sur leurs performances sociales et environnementales.

35
http://www.stiglitz-sen-fitoussi.fr/documents/rapport_francais.pdf
http://www.grossnationalhappiness.com/docs/2010_Results/PDF/National.pdf
36
OCDE, (2011), « Comment va la vie, mesurer le bien être », éditions OCDE

25
FAUT-IL REMUNERER LA PERFORMANCE SOCIALE ?

La thématique de la performance sociale a pris une place grandissante dans le débat


public à partir de la remise en février 2010 du rapport Lachman, Larose et Pénicaud
« bien être et efficacité dans le travail »37. A la suite de ce rapport, Entreprise&Personnel
a été sollicité pour accompagner plusieurs entreprises adhérentes dans l’élaboration
d’indicateurs d’évaluation de la performance sociale.
Nous avons également envoyé un questionnaire à nos adhérents qui a reçu les réponses
de plus de 35 d’entre eux. 42 % des répondants utilisent dans leur entreprise
l’expression « performance sociale ». Quand ce n'est pas le cas, 34 % parlent de RSE.
Pour les répondants, performance sociale est par ordre de priorité, une organisation qui
coopère avec son environnement externe, qui maintient l'employabilité des salariés, qui
maintient ou veille à la santé de ses salariés. Une entreprise sur cinq rémunère la
performance sociale via le variable individuel ou collectif, la performance sociale peut
aussi être prise en compte dans les augmentations annuelles (15 %). Sa prise en compte
est surtout effective dans les revues de personnel ou de détection des potentiels (37 %).
La moitié (50 %) des entreprises considère que c'est un élément important de la gestion
des carrières. Il est intéressant de noter qu’au-delà de l’enjeu symbolique lié au variable
annuel, dans la pratique, la performance sociale est d’ores et déjà prise en compte dans
les promotions. Pour les répondants, la mesure de la performance sociale affecte
positivement l'image de l'entreprise auprès de ses salariés (81 %) et de l'extérieur
(69 %), le dialogue social (75 %), le climat social dans l'entreprise (69 %) et la
performance économique de l'entreprise (44 %). 97 % des répondants disent que la
mesure de la performance sociale est appelée à se développer.
Ces résultats confortent les échanges que nous avons eus avec les DRH en diverses
occasions. La mesure de la performance sociale et sa prise en compte dans la
rémunération individuelle et collective de court et surtout de long terme paraît
cohérente avec les attentes des salariés, de la société et avec les besoins des entreprises
qui adoptent des organisations qui font que la performance collective repose avant tout
sur la coopération et le travail collectif.
Il convient toutefois de ne pas surestimer l’importance des incitations financières. Dans
le domaine du social et de l’environnemental en particulier, faire appel à l’éthique
professionnelle est également incontournable. Il serait également dangereux de se
contenter de fixer à distance des objectifs individuels de performance sociale à court
terme, en se désintéressant du travail réel permettant de les atteindre.

Les dirigeants, les managers et la discipline de gestion ont toujours eu tendance à minorer les
conflits qui traversent inévitablement les activités de travail en commun. Leur fonction leur
impose de porter une stratégie de développement de l’entreprise se voulant inclusive, ce
faisant, ils perçoivent spontanément les conflits comme des résistances au changement à
surmonter, ou comme résultant de déficiences individuelles à combler. Ceci n’a pas changé. En
revanche, la manière de produire un discours inclusif a changé. Alors que l’accent était mis
dans les années 80 sur la mobilisation de l’interne (la nécessité de requalifier le travail et
revaloriser le producteur), l’accent est mis désormais davantage sur la mobilisation de
l’externe (la nécessité d’une stratégie compatible avec le développement durable). En interne,
un nouveau discours se développe, mettre la direction générale au service des opérationnels et
mesurer sa performance sociale, y compris pour en rendre compte en externe.

37
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics//104000081/0000.pdf

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3. La nouvelle posture victimaire de la critique radicale
Cette mise en disparition du conflit est fortement dénoncée par Bertrand Mesheust38, qui voit
dans la multiplication des oxymores « développement durable », « flexicurité », « agriculture
raisonnée », « performance sociale » l’émergence d’une novlangue, véritable menace pour la
pensée rationnelle, mise en place afin de supprimer toute résistance. Or, la contestation
radicale n’a pas disparu de l’entreprise (émergence des SUD), de la société civile (Partisans de
la décroissance, Réseau sortir du nucléaire, Robin des toits, Pièces et main d’œuvre, RAP…)
ou des sciences sociales. Elle s’est en revanche profondément modifiée.
Il est intéressant de repérer comment les salariés et leurs défenseurs se sont emparés de la
thématique écologiste de l’épuisement afin de répondre aux stratégies des grandes entreprises
de concentration sur leur cœur de métier et la gestion de la relation client.

EXIGENCES DE PERFORMANCE ET RENOUVELLEMENT DES RESSOURCES

Performance médiatique par


Tête de groupe, le contrôle de l’image et des
Dirigeants/ONG, droits de propriété
intellectuelle

Quel renouvellement ?
Syndicats monde

Performance technique par


Entreprise / l’expertise et l’innovation
Professionnels, Performance émotionnelle par
Syndicat d’entreprise l’empathie, la personnalisation

ouvriers Entreprise
Performance effective par le
Sous-traitants/ travail matériel
Précaires, sans papiers.

Quel ajustement ?
Ressources naturelles
Cohésion sociale, santé

Dans ce schéma, l’enjeu n’est plus le conflit autour de la répartition des gains de productivité
mais autour des conditions de renouvellement des ressources (naturelles, humaines) Ce
schéma représente aussi la hiérarchie entre entreprises au sein des grands groupes mondialisés
actuels. Une filiale est à la fois dirigée à distance par un groupe, donneur d’ordre exerçant de
fait une forme de pouvoir hiérarchique sur les salariés de ses sous-traitants et prédatrice de
ressources naturelles partiellement renouvelables (y compris les ressources humaines). Les
enjeux se situent ainsi de plus en plus en dehors de la relation salariale. Ce schéma tranche en
cela avec celui que nous avons présenté dans la partie 1 et qui est reproduit à droite en petit
pour mémoire.
La contestation radicale se porte à ces différents niveaux. Vis-à-vis des groupes, que le propos
se porte contre l’omniprésence des logos (Naomi Klein), des récits (Christian Salmon), de la
culture d’entreprise (Nicole Aubert, Vincent de Gaulejac, Hélène Weber39), il s’agit toujours

38
Mesheust, B., La politique de l’oxymore, 2009, La Découverte
39
Klein, N., (2001), No Logo : la tyrannie des marques, Actes Sud -
Salmon, C.,(2007), Storytelling la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte -
Aubert, N., Gaulejac V. (1991), Le coût de l’excellence, Seuil -
Weber H., (2005) Du ketchup dans les veines. Pourquoi les employés adhèrent-ils à l'organisation chez McDonald's ?, Edition Erès
27
de contester l’emprise des entreprises sur la psychologie des salariés et des consommateurs.
La propriété intellectuelle est plus que jamais objet de débat et de confrontations
au niveau mondial (marque et publicité, brevet et recherche, droits d’auteur et contrôle des
communications). Depuis la signature en 1994 des accords de Marrakech instituant l’OMC, les
contestations, fréquemment coordonnées au niveau mondial, n’ont cessé de faire obstacle à de
nouveaux traités, échec de l’Accord multilatéral sur l’Investissement (1998), échec de
l’extension de l’Accord général sur le commerce des services dans le cadre du cycle de Doha
(2007). La vive contestation en 2012 du traité ACTA (accord commercial anti contrefaçon)
s’inscrit dans cette logique. Dans divers pays d’Europe, des « partis pirates » ont d’ailleurs vu le
jour et la loi Hadopi est un des sujets en débat dans les élections françaises de 2012.
Les activistes sociaux (associations de défense des droits de l’homme, ONG locales)
contestent également la réalité de l’indépendance juridique des sous-traitants40 et cherchent à
rendre le donneur d’ordre responsable des pratiques de ses sous-traitants, travail
des enfants et conditions de travail (Nike, Apple), respect du droit syndical (Sodexo), travail
forcé (Total) etc. Les écologistes se préoccupent tout particulièrement de l’épuisement des
ressources naturelles (eau, poissons, sols, forêts, minerais…).
L’aspect qui nous concerne plus directement est la montée en puissance de la dénonciation de
l’épuisement des salariés comme découlant d’une mobilisation de type manipulatoire
(communication d’entreprise, harcèlement). Le médiateur de la République Française ne disait-
il pas en 2011 que la France était au bord du Burn-Out41 ?
Parce qu’il y a exposition des salariés à un « Risque Psycho-social » entendu comme un risque
d’origine psychique ou social lié au travail et influant sur la santé, l’entreprise doit s’engager
dans des démarches de prévention, de traitement et de réparation des dommages liés à
l’exposition à ce risque. Pour empêcher un effondrement identitaire des individus ou collectifs
en difficulté, il faut agir sur les collectifs en régulant la pression en termes de charge de travail,
redonnant des marges de manœuvre aux opérationnels, s’assurer que les salariés disposent des
compétences nécessaires, et garantir leur employabilité, garantir une reconnaissance adéquate
des efforts accomplis et un traitement équitable.
Alain Ehrenberg42 fournit un éclairage précieux pour comprendre la place de plus en plus
centrale de la santé mentale et en particulier de la dépression dans nos sociétés occidentales. Il
explique que le XXème siècle a marqué une transition fondamentale (1968 pouvant fonctionner
comme un tournant important). Au XIXème siècle, la société est cadrée par des interdits
nombreux et un contrôle strict sur les corps (au travail, à l’école, dans les danses, les postures
sont imposées). La folie est alors essentiellement caractérisée par la figure de l’hystérie,
révolte contre les interdits intenables. Dans les sciences sociales, les courants critiques
appellent à l’émancipation contre l’ordre oppressif. Aujourd’hui cette situation a été
profondément renouvelée. Les corps ont été libérés, chacun est appelé à s’affirmer comme
individu, mais tous n’y arrivent pas. La dépression est alors la marque d’une société de
la performance individuelle. Elle est aussi le nouveau langage de la contestation.
L’énoncé d’une souffrance propre n’est plus un aveu de faiblesse, cela devient une source de
légitimité pour obtenir des changements de la part de ses partenaires - Si je souffre, je peux
exiger que la situation soit modifiée en ma faveur - Alain Ehrenberg observe l’influence durable
de deux ouvrages publiés au tournant des années 2000, qui ont entraîné des conséquences
importantes pour les entreprises : Souffrance en France, de Christophe Desjours et Le
harcèlement moral de Marie-France Hirigoyen43. Peu à peu, se diffuse sur leur base une nouvelle

40
Voir par exemple, Barraud de Lagerie, P., (2011), « L’affaire Spectrum, La RSE à l’épreuve d’un drame », RFS, Vol 52, n°2
41
http://www.securitesoins.fr/fic_bdd/pdf_fr_fichier/13010704580_Mediateur_RA2010_VD.pdf
42
Ehrenberg, A., (2010) La société du malaise, le mental et le social, Odile Jacob, - Ehrenberg, A.,(2000) La fatigue d’être soi, dépression et
société, Odile Jacob
43
Dejours, C., (1998) Souffrance en France, La Découverte – Hirigoyen, M.F., (1998), Le harcèlement moral, Editions du Seuil

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forme d’opposition au travail. Pascal Marichalar et Emmanuel Martin44 parlent d’une
« sanitarisation » du discours syndical. Selon eux, il semble que « le langage sanitaire soit
devenu le médium privilégié pour remettre en cause l’évidence des formes de division du
travail et de répartition du pouvoir ».
Du côté des salariés, on assiste ainsi au déplacement que nous évoquions dans la première
partie d’une figure du militant syndical, héros d’une lutte collective pour la répartition des
fruits de la production commune à celle du lanceur d’alerte agissant en défense des victimes
potentielles d’un système anonyme défaillant ou d’individus nocifs.
Pour conclure, nos diagnostics sociaux nous amènent à repérer dans de nombreux
établissements une coupure entre d’un côté les équipes opérationnelles et, de l’autre, la
direction et les partenaires sociaux ; cette coupure s’accentue également entre établissements
et direction centrale. Les canaux de la régulation sociale qu’E&P avaient identifiés par le passé
semblent entrés dans une crise profonde. La régulation des conflits internes semble être un
enjeu moins important pour les dirigeants, qui communiquent surtout sur l’insertion de leur
entreprise dans l’environnement sociétal et les actions qu’ils engagent au service et à l’écoute
de leurs salariés (performance sociale). Les syndicats et ONG exigent parallèlement un
meilleur soutien des salariés pour éviter leur épuisement. Est-ce à dire qu’il n’y a plus de
régulation sociale ? Ou est-ce que l’objet et les modalités de cette régulation se sont déplacés ?

44
Lallement, M., Marry, C., Loriol, M., Molinier, P., Gollac, M., Marichalar, P., Martin, E., (2011) « Maux du travail : dégradation,
recomposition ou illusion » Sociologie du travail, vol 53, N°1
29
3. Nouvelles modalités, nouveaux enjeux de
la régulation sociale
De fait nos diagnostics sociaux nous amènent à constater une transformation de ce qui est à réguler.
Les conflits collectifs de masse diminuent, les nouveaux « conflits » à réguler se situent davantage
autour de la santé, de l’équité et de l’image externe. La conflictualité sociale qui persiste est
davantage mobile, concentrée sur des points-clés, couplée à une communication externe active.
La partie précédente a souligné les limites des leviers de régulation que constituaient l’encadrement,
les accords collectifs et le dialogue social, la communication et la participation. Par où passe donc la
régulation aujourd’hui ? Elle prend de nouvelles formes. Les normes qui fixent des exigences de
performance à atteindre prennent le pas sur les règles qui fixent des interdits45. Il faut porter
davantage attention aux systèmes de fixation et d’évaluation des objectifs et à l’articulation entre
objectifs, organisation du travail et valeurs affichées. Une des difficultés des nouvelles organisations
est que les activités font l’objet de régulations à distance par le siège, plus ou moins coordonnées.
Sur la base de ces analyses, nous invitons le DRH à s’impliquer pour assurer une régulation
transverse qui mette les opérationnels au centre en faisant mieux dialoguer services fonctionnels et
parties prenantes et à intégrer un volet humain à la stratégie de l’entreprise pour assurer son
caractère durable, ce qui implique de s’engager dans la régulation d’enjeux sociétaux.

1. Les enjeux émergents de la régulation sociétale


Nos diagnostics sociaux et les échanges que nous avons avec les DRH, DRS et responsables de
l’observation sociale nous amènent à repérer 3 enjeux émergents :
- La santé, sous toutes ses formes
- Le sentiment d’équité, source de confiance
- L’image externe et le risque réputation

 La santé sous toutes ses formes


Nous l’avons souligné dans la partie précédente, la dénonciation de l’épuisement des
ressources devient un marqueur commun au discours environnemental et social. Présenter
l’engagement demandé par la direction comme excessif et cause d’atteinte à la santé devient un
moyen de négocier le niveau d’implication exigible.
Suivant les entreprises, les établissements, la qualité du climat et du dialogue social, les
syndicats s’impliquent plus ou moins pour faire reconnaître un arrêt-maladie comme lié à un
accident de travail, aider les salariés à bénéficier d’un mi-temps thérapeutique, faire reconnaître
l’existence d’une maladie professionnelle ou la pénibilité d’un emploi.

45
Après 1968, s’il est interdit d’interdire, il est naturel d’exiger.

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La santé et en particulier la santé mentale forment une incertitude contrôlée partiellement par
les salariés et leurs représentants46. Cette zone devient d’ailleurs un biais par lequel sont
amenés à s’exprimer potentiellement d’autres enjeux. La menace de retrait (arrêt-maladie) est
un levier de négociation individuel pour obtenir des augmentations ou mutations demandées
ou des indemnités de rupture. La menace de plainte pour harcèlement ou d’alerte en direction
de la presse est un levier de pression à l’égard de managers (plus ou moins délicats) pour
obtenir des compensations, une mutation voire la sanction desdits managers. On a commencé
à voir à la suite d’une agression d’un contrôleur de la SNCF, un exercice collectif du droit
individuel de retrait en cas de danger (manière de contourner l’encadrement du droit de grève
dans le secteur). La dénonciation des atteintes à la santé des salariés est aussi une arme pour
contester les politiques d’entreprise (cf. encadrés ci-dessous). L’imputation à des managers
individuels ou à des pratiques managériales d’épisodes dépressifs ou de suicides (avérés ou
potentiels) constitue la modalité d’action à la fois individuelle et collective la plus radicale.
Sur le plan juridique, sous l’influence de l’Europe (directive européenne du 12/06/1989), la
législation française a donné aux employeurs une obligation de résultat en matière de
protection de la santé des salariés (art L. 4121-1). Cet article a été consacré par la
jurisprudence française depuis février 200247. Le CHSCT voit son importance
considérablement renforcée.48 Les enjeux se situent toutefois également largement en dehors
des frontières de l’entreprise. Les victimes directes et indirectes, éventuellement représentées
par des associations de victimes peuvent avoir une influence déterminante en recourant au
juge et/ou à l’opinion publique. Le désamiantage des locaux professionnels et l’attribution par
le juge d’une « faute inexcusable de l’employeur » a été obtenu moins par l’action syndicale
dans le cadre des CHSCT locaux qu’à la suite de la formation d’une association des victimes de
l’amiante. C’est aussi une action en justice qui a entraîné la reconnaissance de l’un des suicides
sur lieu de travail au Technocentre de Renault comme résultant d’une faute inexcusable de
l’employeur. La création d’une association de victimes à un plan de réorganisation d’entreprise
« les blessés de Next » (le plan de réorganisation contesté de France Télécom - Orange) est, à
notre connaissance, une première, dont il faudra suivre les éventuels effets.

DU TRAVAIL INDICIBLE AU TRAVAIL SYNDICAL DE MISE EN MAUX

L’association Entreprise&Personnel a été amenée à observer ce déplacement de la


conflictualité vers la santé à différents niveaux. Nous avons ainsi été sollicités sur la
gestion des médecins du travail (pénurie importante sur ce métier), sur la gestion des
incapacités dans plusieurs grandes entreprises, sur les manières de réduire l’absentéisme
maladie, sur la montée en force des CHSCT et la nécessité de former ses élus et les
représentants patronaux, sur la gestion juridique des cas de harcèlement. L’enjeu santé
est apparu au cœur de plusieurs diagnostics sociaux.
En 2008, dans une enquête au sein de plusieurs magasins de grande distribution sur les
causes de l’absentéisme, nous observons l’impact du management de proximité. Etre un
bon manager de caisses, c’est savoir, face à une absence imprévue d’une caissière, ne pas
compter l’absence et déplacer la plage de travail contre promesse de présence sur appel
téléphonique de la part du manager. Mieux vaut des arrangements au bénéfice de tous,
que des arrêts à répétition pour cause de conflit. Un responsable dénote le cas d’une
altercation suivie d’un arrêt pour dépression avec demande de reconnaissance comme
accident de travail, acceptée par la sécurité sociale.
En 2009, au sein d’une usine de production automobile, l’arrêt du recours aux
intérimaires dans le cadre d’un plan social entraîne la soudaine « découverte » de la

46
Dubreuil, F. et Gautier B. « Mesure de la santé et maladie de la mesure : le contrôle des corps dans une usine de production
automobile », Sociologies Pratiques, n°22, 2011
47
Voir aussi les « Côté Droit » d’E&P n° 10 (faute inexcusable et RPS) et n°16 (harcèlement)
48
Gilabert, M.,, le CHSCT acteur du dialogue social, Note d’actualité n° 289, avril 2010

31
dureté de certains postes. Les opérateurs résistent à cette dégradation du travail par la
multiplication des arrêts maladie, une grève de deux jours, tandis que la CGT mobilise
sur le thème des conditions de travail et du harcèlement. Sur le plan opérationnel, le
fort absentéisme désorganise la production en sur sollicitant la hiérarchie de proximité
appelée à combler les nombreux incidents dans le respect de processus prévus pour un
fonctionnement stabilisé. Les réponses élaborées avec le management conduisent à un
renforcement en effectif et qualité de la hiérarchie de proximité, un allègement des
processus et un renforcement de l’appui ergonomique.
L’« observatoire du Stress et des mobilités forcées » est créé au sein de France Télécom
en 2007 par SUD et la CFE CGC qui s’opposent au plan Next de réorganisation et de
réduction des effectifs. Débute à cette date une mise en série des suicides sur le lieu de
travail. Sans que celle-ci ne relève d’aggravation du nombre de suicides en 2009 par
rapport aux années précédentes (ou ultérieures), la juxtaposition en septembre 2009 de
plusieurs cas particulièrement dramatiques focalise massivement l’attention des média
sur la société France Télécom. L’attention médiatique sert de révélateur à l’existence
d’un mal être important des salariés de cette entreprise, d’autant plus que le malaise de
ces salariés au regard des départs « volontaires » et de l’appel régulier à la mobilité
géographique trouve d’ailleurs un écho plus général en France. Nous sommes intervenus
pour accompagner la mise en place d’un Indicateur Composite de Performance Sociale
au sein de France Télécom Orange. Il s’agissait de donner à la direction un outil pour
mesurer si la mise en œuvre du nouveau contrat social se traduisait ou non par une
amélioration de la situation du point de vue des salariés, en particulier sur le champ des
conditions de travail. Cet indicateur s’est appuyé sur des éléments négociés avec les
partenaires sociaux, des outils établis « objectifs » (utilisation de questions présentes
dans des questionnaires « recherche » ex. Karasek) et doit être utilisable de façon
lisible pour entrer en compte dans la rémunération des dirigeants (incluant le directeur
général).
En 2010, dans une plateforme clientèle d’une entreprise de services au public, les salariés
adressent un courrier à la direction générale en évoquant leur souffrance au travail.
Nous intervenons en amont d’une potentielle affaire juridique (qui pourrait ou non se
traduire par des plaintes pénales) liée à la mise à l’écart de deux superviseurs. Plusieurs
des salariés rencontrés, à différents niveaux hiérarchiques, évoquent une souffrance au
travail. Ces salariés et l’entreprise hésitent, y a-t-il harcèlement managérial ?
Organisationnel ? Discrimination ? Officiellement les syndicats ne sont pas directement
impliqués, ils procèdent à des écoutes du personnel, officieusement l’implication locale
de la CGT sur les enjeux de prévention des RPS pourrait avoir un lien avec la mise en
forme juridique. Les salariés sur place indiquent qu’une grève de solidarité, un moment
envisagée, a été abandonnée entre autres du fait de la nécessité de préavis de grève. Les
métiers d’accueil clientèle sont un point d’entrée sur le marché interne de l’entreprise.
A la suite d’une série de réorganisations mal accompagnées, la plateforme doit
fonctionner près d’une année avec un taux d’intérimaires de plus de 50 %. L’entrée par
la santé semble bien liée aussi à l’efficacité relative de ce mode de protestation, y
compris pour aborder des problématiques assez distantes des aspects santé.

 Equité, reconnaissance, confiance


Dans nos diagnostics, les tensions se cristallisent également de plus en plus autour des enjeux
de justice. Notre note de conjoncture sociale 2010 indiquait en conclusion que « le sentiment
d’injustice est probablement le moteur le plus fort de la mobilisation aujourd’hui ».
Ce sentiment d’injustice s’exprime à plusieurs égards :

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 Au regard des écarts de revenus avec les dirigeants, dans un contexte de faibles
progressions de revenus,
 En lien avec les critères de justification des écarts de revenus, dans un contexte d’attention
croissante aux discriminations selon le sexe, l’âge, la couleur de peau etc.,
 En rapport au respect et à la franchise dans la relation managériale et donc à l’équité des
managers, condition d’un sentiment de reconnaissance de son action.
En France, contrairement à d’autres pays, le salaire minimum a continué à progresser par
rapport au revenu moyen. Les aides sociales aux plus démunis (RMI, RSA, minimum vieillesse)
se sont également plutôt renforcées au cours des trente dernières années. Les ouvriers et
techniciens de grandes entreprises ont donc fréquemment vu l’écart se réduire entre leur
situation et celle des salariés des PME. Ils vivent fréquemment une situation de mise en
compétition avec l’externe (extension de la sous-traitance en France, transfert d’activité à
l’étranger). Parallèlement les opportunités de progression en interne se sont réduites. Dans ce
contexte, cette population a d’autant plus de mal à accepter l’envolée des revenus des
dirigeants. Elle manifeste à ses yeux une inégalité dans la répartition des efforts face à la
concurrence externe49.

LORSQUE LES ECARTS D’AUGMENTATION CREENT DU CONFLIT

E&P est fréquemment sollicité pour réaliser des diagnostics sociaux post ou en cours de
conflits sociaux. Plusieurs interventions récentes ont pour déclenchement « inattendu »,
l’écart entre les augmentations accordées aux salariés de base et celles accordées aux
dirigeants.
Par exemple, en 2008, nous sommes à la suite d’un conflit social ayant duré plus de trois
semaines dans une filiale aérospatiale. Ce conflit avait été exacerbé par la dénonciation
des augmentations dont bénéficiaient les plus hauts salaires de l’entreprise et l’écart
entre le niveau des profits de la filiale et les augmentations annuelles.
Le conflit de 2009 dans la branche des IEG est un cas idéal typique. Il débute en effet
avec la juxtaposition par les organisations syndicales de l’augmentation annuelle générale
donnée par la convention collective de branche (0,3 %) et l’augmentation des dirigeants
de GDF SUEZ et d’EDF (plus de 20 %). Or ce conflit social marque un retour à une
conflictualité dure, avec des arrêts de tranches dans le nucléaire (inconnues depuis plus
de 30 ans), des coupures dans la distribution, des rétablissements d’électricité aux
ménages en défaut de paiement (association des robins des bois)… Les conséquences
financières ont été majeures pour les entreprises concernées (a fortiori au regard des
gains obtenus dans la durée sur la masse salariale).
En 2010, nous sommes également intervenus pour éclairer les raisons d’un mouvement
social inattendu chez un producteur automobile. L’annonce d’augmentations accordées à
l’encadrement entraîne un mouvement social du fait du décalage entre ces
augmentations et celles accordées aux ouvriers et techniciens.

Les questions d’égalité homme-femme, de discriminations sur des critères illégaux (couleur de
peau, religion…) se sont par exemple considérablement renforcées. L’évolution récente de la
législation, les campagnes de sensibilisation dans les entreprises sont venues renforcer dans
leur sentiment d’injustice, des catégories de salariés qui autrefois auraient plus facilement cédé
à la résignation. Les recours se sont d’ailleurs multipliés (6000 recours devant la Halde relatifs
à des discriminations en emploi en 2010, dont 5000 relatifs à la carrière, plus 40 % par rapport
à 2008 et une multiplication par 10 depuis 2005). Le juge s’est également saisi des critères
pertinents pour opérer des distinctions entre salariés, remettant notamment en cause la
validité de distinctions opérées en fonction du statut cadre/non cadre (arrêt 1er juillet 2009). Il

49
Voir Richard A., (2007), L’acceptabilité sociale de la rémunération des dirigeants - Note d’actualité E&P

33
a également été appelé à se prononcer sur l’usage des distributions forcées pour les
évaluations du personnel et sur l’usage de critères relatifs à des comportements. Sur tous ces
aspects, il existe une incertitude juridique forte et croissante pour les entreprises avec la
multiplication des recours envisageables : Prudhommes (en mobilisant depuis 2010 l’exception
d’inconstitutionnalité), la Halde, Cour européenne des droits de l’Homme. Les droits
fondamentaux sont ainsi de plus en plus mobilisés en complément du strict droit du travail.
Mais au-delà des enjeux juridiques, qui peuvent avoir des conséquences financières importantes
pour les entreprises, il se pourrait qu’il y ait un problème particulièrement marqué en France
de déficit de légitimité des procédures d’augmentation et de promotion. Il y a un refus français
du face à face, une crainte de l’arbitraire, une culture aristocratique qui ont conduit à une
disqualification historique de l’entreprise comme source de hiérarchies sociales légitimes.
L’ouvrage Les Français face aux inégalités et à la justice sociale50 indique que les Français
perçoivent leur société comme étant fortement inégale et injuste et ceci, bien que la France
soit un des rares pays de l’OCDE dans lequel ces inégalités ont diminué du milieu des années
1980 au milieu des années 2000. Le chapitre sur la perception du mérite est à cet égard très
pertinent. En effet, il révèle que les Français contestent très fortement les critères qui leur
paraissent fonder les inégalités de revenus. Selon eux, le mérite devrait être estimé d’abord en
fonction des efforts, puis sur la base des résultats, ensuite en tenant compte du talent et en
dernier lieu sur la base du diplôme. Or d’après eux, le mérite est d’abord établi sur la base du
diplôme, puis sur les talents, ensuite sur les résultats et en dernier lieu sur les efforts. Il y a une
contestation forte de la place du diplôme en France et une impression très nette que les
efforts ne sont pas reconnus.51 Ce constat rappelle celui qu’avaient posé Yann Algan et Pierre
Cahuc52 dans la société de défiance ; le problème français réside peut-être moins dans le
niveau des inégalités de revenus que dans l’absence de légitimité des critères qui les fondent.
Notre système de protection sociale, nos hiérarchies d’emplois et de rémunérations restent
trop marquées par le corporatisme. Au-delà des questions d’inégalités de revenus, il y aurait
donc surtout une défiance et un manque de légitimité des procédures de promotion interne.
Le juge s’est d’ailleurs prononcé à plusieurs reprises sur la légalité des critères utilisés pour
l’évaluation (Airbus), de règles de distribution forcée (GE), invalidant plusieurs dispositifs. Le
centre d’analyse stratégique53 a proposé 6 propositions sur l’entretien annuel d’évaluation,
notamment, veiller à ce que les critères comportementaux utilisés pour l’évaluation soient en
lien avec l’activité professionnelle et mettre en place des procédures d’appel pour les salariés.
La quête de respect et de reconnaissance a fait l’objet de nombreuses publications qui y voient
une évolution sociale continue vers une plus grande reconnaissance des personnes54. La quête
de reconnaissance se joue aussi dans la relation managériale55. Cette relation étant
interpersonnelle, il est plus difficile de démontrer empiriquement qu’il y a une montée des
attentes. Un aspect surgit toutefois assez clairement, les nouvelles technologies facilitent à la
fois la surveillance et le dénigrement, leur usage dans le cadre de la relation hiérarchique pose
question, fait débat, conflit et suscite l’intervention fréquente de la justice. Le point suivant
concerne d’ailleurs précisément l’impact des nouvelles technologies de communication.

50
Forsé, M., Galland, O., (dir.), (2011), Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Armand Colin, coll. « Sociétales »
51
Notre enquête en partenariat avec Sociovision indiquait d’ailleurs que 60 % des Français sont d’accord avec l’affirmation « que je
travaille plus ou moins, cela ne fait aucune différence »
52
Algan Y., Cahuc P., (2007), La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit, Editions ENS Rue d'Ulm
53
Centre d’analyse stratégique (2011), « Les entretiens annuels d’évaluation », note d’analyse 239
54
Caillé A., (dir), (2010), La quête de la reconnaissance, la Découverte - Honneth, A., (2000), La Lutte pour la reconnaissance, Cerf
55
Voir par exemple la synthèse de notre Université d’hiver 2011 sur la proximité http://www.entreprise-personnel.com/#/entre-
nous/activites/publications/syntheses-de-nos-journees-detudes/cahier-de-luniversite-dhiver

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 Internet, réseaux sociaux, réputation, et immédiateté
Le déploiement d’internet sous toutes ses formes (téléphones intelligents, ordinateurs, web,
web 2.O, réseaux sociaux) transforme la relation hiérarchique, la conflictualité sociale et les
rapports entre collègues, ces trois aspects étant fortement inter-reliés.
La faillite d’Enron en 2001 a révélé l’ampleur que pouvaient prendre les
« améliorations »/fraudes comptables. Dans la suite de cette faillite, les Etats-Unis ont voté la
loi Sarbanes-Oxley qui impose à toutes les entreprises cotées en bourse aux Etats Unis de
mettre en place un dispositif permettant aux salariés de dénoncer les actes illégaux de leurs
hiérarchiques ou collègues. La mise en place de cette loi en France pose des difficultés relatives
à l’archivage des données, l’accès des personnes dénoncées à ces données, le contenu des
dénonciations. Dans l’Arrêt Dassault du 8 décembre 2009, le juge a considéré par exemple que
le dispositif mis en place par la société portait atteinte à la liberté d’expression des salariés.
Plus généralement, les techniques disponibles permettent à l’employeur d’exercer une
surveillance accrue sur une part croissante des salariés : clients, chiffre d’affaires par caisse,
nombre d’appels, géolocalisation des routiers et commerciaux, vidéosurveillance des clients
utilisable pour contrôler les salariés. Plusieurs affaires de surveillance ont récemment fait grand
bruit dans la presse (Gaccio/Canal Plus, Audiovisuel Extérieur de France/Ockrent, Renault et
l’espionnage industriel présumé par trois salariés).
Si la surveillance est accrue, c’est aussi parce que les possibilités de diffusion d’information et
de dénigrement sont accrues. Les nouvelles technologies peuvent aussi être saisies par les
syndicats, les ONG, des assemblages de salariés pour engager des actions collectives. Dès
1998, Ubisoft s’est vu contesté par un « syndicat virtuel », ubifree56. L’interpellation, sur le net
alors naissant, d’un fleuron de l’industrie informatique française, a trouvé un écho important
dans la presse et entraîné au sein d’Ubisoft une modification des pratiques de gestion des
ressources humaines. Des syndicalistes d’IBM Italie se sont rendus célèbres pour avoir
organisé le 27 septembre 2007, la première grève virtuelle sur la plateforme « second life » (un
monde virtuel sur le déclin en 2012).
Les mobilisations les plus rapides et surprenantes par leur ampleur sur internet se font autour
d’un « scandale » (contrairement à l’« affaire », le scandale pointe du doigt un coupable désigné
dès le départ, ici, l’entreprise). C’est le cas du scandale autour du licenciement d’une salariée
d’un magasin Cora en Moselle en 201157, accusée d’avoir ramassé un ticket de réduction. Ici,
ce n’est pas tant le cas manifeste de discrimination syndicale qui a noirci les pages virtuelles,
que le caractère dérisoire du motif de licenciement. C’est autour de l’histoire d’une mère de
famille modeste, plus que d’une représentante CGT que se sont mobilisés les internautes. Les
protestations sur la page Facebook de l’enseigne furent si nombreuses que la salariée fut
réintégrée. Cora tenta de retourner les armes qui l’avaient fait plier à son avantage : quelques
jours après, une vidéo diffusée sur Youtube montrait des employés déclarant leur bonheur de
travailler pour Cora. Ces images, censées avoir été tournées à l’initiative des employés,
déclenchèrent une nouvelle vague de colère chez les internautes persuadés d’une grossière
manipulation de la part de la direction. Les actions militantes visant à faire émerger un scandale
sont très nombreuses dans le champ de la RSE (The Yes Men, Dow Chemical et Bhopal,
Greenpeace, Nestlé et les Orangs-outangs, Total et la Birmanie, Apple et Foxcom…).
L’usage des nouvelles technologies ne se limite pas à la sphère virtuelle, les interconnexions
avec les conflits sociaux réels sont importantes. Le mouvement social à ERDF en 2009 a été
marqué par de nombreux cas de flash mob convoquée avec l’appui des réseaux sociaux et des
SMS. Sur un autre plan, les organisations en juste-à-temps et l’interconnexion que les nouvelles

56
http://membres.multimania.fr/ubifree/Index2.htm
57
Il s’agit d’une affaire récente au moment de la rédaction de cette étude, de nombreux autres cas existent, et nourrissent parfois des
séries. Le cas Cora se rapproche du licenciement d’un salarié d’un franchisé de Mac Donald à Albi en 2000, à l’origine d’un
renforcement de la politique RH du groupe Mac Donald par rapport aux franchisés. Les suicides au Technocentre ont été mobilisés
comme précédent dans le cas France Télécom, etc.
35
technologies facilitent, font que des conflits collectifs ciblés sur les nœuds sensibles du réseau
sont très rapidement extrêmement coûteux pour l’entreprise (blocage des centres logistiques
de Carrefour en 2011 par exemple). Il y a donc bien avec les nouvelles technologies une
modification des formes de la conflictualité sociale, davantage virtuelle,
ponctuelle, mobile, qu’il est aisé de rapprocher des modifications des conflits armés
(terrorisme, guérilla).
Mais au-delà de cette dialectique, surveillance renforcée/possibilités accrues de coordonner
rapidement des mouvements collectifs, dans le cadre d’une conflictualité asymétrique d’un type
nouveau, il y a également une transformation des rapports horizontaux. La proximité
géographique est moins nécessairement corrélée à la fréquence et l’intensité des échanges.
Chacun sur son lieu de travail coopère et entre en relation avec des collègues, clients,
supérieurs hiérarchiques très éloignés. Surtout, la distinction entre la parole officieuse (qui
s’envole) et les écrits officiels (qui restent) est de plus en plus difficile. Tout propos est
susceptible d’être enregistré, toute situation est susceptible d’être filmée et donc de prendre
un caractère définitif. Enregistrements et films peuvent être ensuite diffusés hors contexte, ce
qui rend inévitable l’existence de dérapages publics (extraits de propos managériaux, courses
de tire palettes, film de soirées arrosées postés sur Youtube, Facebook), A l’ opposé, les écrits
échangés sur Facebook, les forums, dans les SMS, les chats sont fréquemment rédigés dans le
registre de l’oralité : rapidement, avec une orthographe phonétique, sur le registre de la
plaisanterie. Le juge a été appelé à se prononcer par exemple sur le caractère public ou non du
dénigrement d’un supérieur hiérarchique sur un mur Facebook ouvert aux amis d’amis. Mais
avant même que le juge soit saisi, que doit faire un employeur qui apprend la création d’un
groupe Facebook « qui a peur d’aller voir le médecin du travail XY » ? Comment doit-il réagir
à l’expression du malaise exprimé à l’écrit par plusieurs salariées féminines de l’entreprise vis-
à-vis d’un médecin du travail ? Informé à l’oral, en off, le DRH aurait eu le loisir d’en discuter
sereinement avec le médecin, d’arranger les choses. Informé publiquement ainsi que tous les
salariés présents sur Facebook, il est en quelque sorte sommé d’agir rapidement, y compris
pour protéger la réputation du médecin potentiellement diffamé. Se pose également la
question des possibilités de faire retirer des informations diffamatoires postées sur soi par
d’autres. La commission européenne a présenté le 25 janvier 2012 une proposition de
directive sur le droit à l’oubli numérique. L’employeur, en tout cas, est de plus en plus amené à
protéger son image d’employeur, comme celle de ses salariés.

2. Elargir le champ d’observation pour comprendre les


évolutions
La seconde partie de cette étude nous a laissés avec une double interrogation : (1) Comment
expliquer l’inversion des relations entre les acteurs du losange ? (2) Si les 4 « canaux de la
régulation sociale » que nous avions identifiés sont en crise, par où passe la régulation de
contrôle ? Le premier point de cette troisième partie a ajouté à ces interrogations : (3)
comment expliquer l’émergence des nouveaux enjeux sociaux ?
Nous proposons pour répondre à ces trois questions d’élargir le champ de l’observation à
deux aspects négligés, l’organisation du travail d’une part, le pilotage par objectifs de résultats
d’autre part.
Nous nous appuyons pour cela sur le modèle proposé par Mintzberg58. Nous aménageons son
modèle de deux façons, par l’ajout d’une sixième partie de l’entreprise, formée des
représentants des salariés, et en attribuant à chaque partie un mode de régulation privilégié.

58
Mintzberg, H., (1982), Structure et dynamique des organisations, Les éditions d’organisation - Mintzberg, H., (2010), Managing, Prentice
Hall

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Le modèle que nous proposons distingue ainsi le rôle de la hiérarchie de proximité, qui opère
par supervision directe descendante, de celui des représentants qui remontent les attentes des
salariés. La direction générale fixe à distance les objectifs à atteindre, suit leur réalisation et
sanctionne leur atteinte (avec l’appui du contrôle de gestion et de la direction des finances), les
directions techniques standardisent les procédures et outils de travail, les fonctions soutien
(directions de communication, RH, DD et RSE) influent sur la culture d’entreprise, affichent
des valeurs et engagements externes. Les salariés régulent, quant à eux, leurs interactions par
ajustement mutuel. Par rapport au losange des relations sociales (direction, encadrement,
salariés, représentants), ce schéma ajoute en quelque sorte un deuxième losange (objectifs,
process, salariés, valeurs), dans lequel le DRH est appelé à mettre en cohérence process et
valeurs affichées avec la stratégie. Le modèle que nous proposons permet de présenter une
synthèse de l’évolution du fonctionnement interne des entreprises.

LE SCHEMA DE LA REGULATION SOCIALE

Direction,
Contrôle de
gestion

Fonctions de
Directions soutien,
techniques Com,
RH

Canal Canal
hiérarchique représentatif

Salariés

L’ O R G A N I S A T I O N TAYLORIENNE L’ORGANISATION QUALIFIANTE

Le passage de l’organisation taylorienne à l’organisation qualifiante a été présenté dans la


première partie. Le schéma proposé permet d’insister sur la diminution du prescrit dans les
années 80-90, qui était couplé à une affirmation de projet d’entreprise avec une culture forte
(entreprise communautaire), donnant plus d’autonomie aux salariés et aux managers
opérationnels.

37
L’ORGANISATION MEDIATISEE (2000-…)
Actionnaires

Direction Clients
générale
ONG
Qualité Collectivités

DSI RH
Com

Métier 1

Métier 2

Riverains

Collectivités

L’ORGANISATION PILOTEE PAR INDICATEURS

Les 4ème et 5ème schémas illustrent la


situation actuelle. La croissance de la taille
des entreprises européennes (plus tardive
qu’aux Etats-Unis d’Amérique) et le
renforcement du poids des actionnaires
ont conduit à une séparation croissante
entre le siège des grands groupes
européens, leurs filiales et établissements.
Le pilotage de la firme amirale s’est
d’ailleurs étendu bien au-delà des
établissements de l’entreprise (cœur de
métier) aux entreprises sous-traitantes.
Les organisations matricielles sont
devenues de plus en plus fréquentes pour
assurer la coopération entre établis-
sements sous le contrôle du siège. La
régulation ne passe donc plus par l’encadrement, la communication ou l’ajustement mutuel, elle
s’appuie d’abord sur la fixation d’objectifs de résultats (benchmark inter-filiales, inter
établissements, inter équipes, inter individus). En parallèle, le contrôle sur les process s’est
fortement renforcé (lean production, qualités, ERP, outils groupes…). A cela s’ajoute le
maintien d’un affichage de valeurs, engagements éthiques, politiques de RSE.
Pour les salariés en unité, cela se traduit par une difficulté croissante à atteindre les objectifs
de résultat imposés, avec les outils techniques imposés, dans le respect des normes et valeurs
affichées. Ces salariés disposent en effet de peu de soutien de leur ligne hiérarchique qui a la
même difficulté à arbitrer entre des attentes contradictoires. Au plus haut niveau de
l’entreprise, la direction elle-même doit répondre à des exigences de résultat de la part de
parties prenantes (actionnaires, associations environnementales, de victimes, pouvoirs publics).

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On peut ainsi mieux comprendre l’inversion du losange présentée dans la partie 2 : Il y a
fréquemment une coopération entre la direction et des parties prenantes (notamment les
représentants des salariés) dans la production des valeurs, normes de références, etc. Par
contre ces normes ne sont pas toujours aisées à mettre en œuvre pour des opérationnels
confrontés à la réduction des fonctions de soutien en local et à la montée de l’exigence de
résultats. Les opérationnels s’en débrouillent au mieux, en privilégiant les parties prenantes
localement les plus puissantes. Ces arrangements locaux sont potentiellement susceptibles
d’être dénoncés par des lanceurs d’alerte. Ils interviennent en effet fréquemment pour
défendre les intérêts à long terme de groupes potentiels (les générations futures, les riverains
ou salariés menacés par un risque), dans des démarches parfois individuelles. Les représentants
du personnel étaient auparavant davantage les porte-parole des intérêts immédiats des salariés
en place.
Avant de se demander ce que peut et doit être l’action du DRH dans ce nouveau contexte, il
convient de présenter les trois leviers de régulation de contrôle actuellement les plus utilisés.

 Objectifs, reporting et évaluation de la performance


Le suivi individuel de la performance s’est considérablement renforcé. La complainte du
manager submergé par les exigences du reporting est devenue une antienne dans toutes les
enquêtes de terrain. Ce suivi à distance du travail est accusé de dégrader la confiance et donc
la performance, voire de porter atteinte à la santé des salariés. Philippe Zarifian évoque un
déni du travail59. Il écrit en conclusion p181-182 : « Le changement majeur est que l’on passe d’un
contrôle disciplinaire de la réalisation des opérations de travail (des tâches) vers un contrôle distancé et
modulé, qui porte de moins en moins sur le travail lui-même, mais sur l’engagement de l’individu dans
l’activité qu’il doit réaliser (ses objectifs, ses missions) et les résultats de cet engagement, avec en
parallèle, un respect des procédures. Dans ce contrôle d’engagement, le travail lui-même disparaît
progressivement du regard et de l’évaluation. (…) Le résultat peut en être particulièrement négatif
pour la santé des salariés concernés » Alain Supiot60 parle d’une nouvelle gouvernance par les
nombres dans laquelle « la croyance en des images chiffrées se substitue progressivement au contact
avec les réalités qu’elles sont censées représenter ». Cette évolution a partie liée pour lui au
remplacement progressif d’un gouvernement par la loi (les règles), valable pour tous sur un
périmètre dirigé par un souverain, à un gouvernement par les hommes dans lequel chacun est
appelé à se conformer aux normes qui s’imposent à lui du fait de sa place dans le réseau. L’Etat
(la direction de l’entreprise), est désormais moins souverain que Suzerain, son autorité ne
s’étend guère au-delà de ses vassaux directs (autorités de régulation, filiales) et il mesure
l’impact indirect de son action à travers des indicateurs chiffrés.
A cette difficulté croissante à parler travail avec sa hiérarchie, s’ajoute une difficulté à en parler
à ses pairs. Les collectifs métiers sont mis à mal tant par le management par projet que par
l’individualisation de la rémunération. Comme l’écrit Jean Pierre Le Goff,61 : La réduction des
hiérarchies, le décloisonnement entre les différents secteurs d’activités, l’insistance portée sur la
polyvalence, la communication et la réactivité… déstabilisent les catégories professionnelles et les
collectifs au sein desquels chaque salarié pouvait s’inscrire et se repérer comme membre d’un tout
ordonné et hiérarchisé, fonctionnant encore selon une logique de l’honneur qui dicte à chaque groupe
professionnel un sens du devoir et de la responsabilité. La plus grande implication subjective exigée
dans le travail s’accompagne ainsi d’une insécurité identitaire.

59
Zarifian, P., (2009) Le travail et la compétence : entre Puissance et contrôle, PUF - Scott Adams a également caricaturé ce management par
les résultats des travailleurs de la connaissance avec une pertinence qui en a fait un des auteurs de référence en management - Adams,
S., (1996), The Dilbert Principle, HarperBusiness
60
Supiot, A., (2010), L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total, Seuil
61
Le Goff, J-P., (2008), La France Morcelée, Folio

39
 Perte de prise sur l’organisation et l’outil de production
Dans les usines, la figure de l’ingénieur et cadre assurait la continuité entre opérationnels
(directeur de la production, chef d’atelier) et fonctionnels (directeur de la maintenance, de la
technique). Si l’ouvrier d’usine est au service d’une machine qu’il ne maîtrise pas, son chef
d’atelier, le responsable de la maintenance, le directeur d’usine ont une capacité à piloter
l’évolution technique. Les entreprises industrielles font du pilotage du process de production
une compétence cœur de métier. L’informatisation croissante des activités de service entraîne
une situation différente. Les logiciels structurant pour l’activité de relation avec les clients
(commerciaux, agence, plateaux téléphoniques) sont moins à la main des managers
opérationnels, lesquels n’ont pas d’ailleurs de compétence explicite en informatique. Les
établissements de service sont aussi fréquemment plus petits et moins dotés en fonctions
supports. Les managers y ont donc moins la main sur le travail, la technique.
Dans les organisations matricielles les process sont fréquemment développés par des services
fonctionnels différents et pas toujours coordonnés. Un certain nombre de contraintes sont
d’ailleurs liées à des engagements externes (qualité, environnement, RSE…) qui sont parfois
pris sans connaissance des contraintes pour la production.
Les entreprises ont fréquemment cherché des gains de productivité dans les fonctions de
soutien par la mise en place de centres de services partagés. Ce faisant les opérationnels ont
perdu le pouvoir hiérarchique direct sur ces fonctions (RH, comptabilité, informatique). Les
gains de productivité obtenus sur les fonctions de soutien ont souvent été accompagnés d’un
accroissement de la charge de travail des managers opérationnels, d’une perte de flexibilité de
ces derniers, avec un impact sur la productivité totale discutable.
Ces trois évolutions ont réduit la prise officielle des managers sur l’outil et l’organisation du
travail. Pour François Dupuy62, cette évolution est la marque d’un renforcement de la défiance,
au lieu de redonner aux hiérarchiques directs une vraie capacité à faire le ménage et piloter le
travail (au prix de conflits sociaux et politiques), les entreprises ont choisi la voie d’une
centralisation et bureaucratisation accrue.

DES OBJECTIFS ET PROCESS IMPOSES AU TRAVAIL INDICIBLE

A partir des engagements de performance financière affichés auprès des actionnaires, les
objectifs descendent dans les entreprises en cascade, avec peu de marges de négociation
en local. Dans un diagnostic social réalisé pour une usine d’assemblage automobile, un
opérateur déclare par exemple : Le chef d’atelier, il regarde juste l’indicateur : nombre de
fiches mises à jour, il a un planning et il nous relance, c’est la seule chose qui l’intéresse. (…)
On a des chefs, ils ne fonctionnent qu’à l’indicateur, ils ne cherchent pas à savoir pourquoi il y a
un problème. (…)63
Dans des diagnostics sociaux au sein de centrales de production d’électricité ou d’un
établissement fabriquant des pièces pour l’aérospatiale, les plaintes se concentrent sur le
développement de la sous-traitance. Au-delà de l’enjeu évident sur l’emploi, les salariés
s’inquiètent d’une perte de maîtrise de l’activité et d’une perte de solidarité technique
avec la hiérarchie, qui est perçue comme se détournant du produit pour se tourner
principalement vers le résultat financier.
Dans un autre diagnostic social sur une plateforme clientèle, les managers en place,
arrivés récemment de l’extérieur, sont critiqués pour leur absence de compétences
techniques et leur focalisation sur les objectifs à atteindre, les quotas, au détriment du
service client. Le management souligne d’ailleurs la difficulté qu’il rencontre également à

62
Dupuy, F. (2011), Lost in management, Seuil
63
Dubreuil, F. et Gautier B. « Mesure de la santé et maladie de la mesure : le contrôle des corps dans une usine de production
automobile », Sociologies Pratiques, 2011, n°22

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obtenir une implication de sa propre hiérarchie dans l’examen de ses difficultés
techniques. « On avait suggéré un déploiement en avril 2011. On nous a dit, c’est un projet
2010 » « un management qui soulève des problèmes, c’est un management qui pose
problème ».
Le nouvel outil informatique est donc déployé, sans que les managers puissent prendre
en compte l’organisation locale du travail local.
A contrario, il est frappant de constater que dans le cadre de son projet « conquêtes
2015 », l’amélioration de l’ergonomie des outils informatiques est devenue une priorité
stratégique pour le groupe France Télécom Orange : la perception de la qualité des
outils informatiques et des process est un des éléments pris en compte dans la mesure
de la performance sociale.

 Diffusion des valeurs, RSE


Les opérationnels sont également sommés de respecter les engagements externes du groupe
en matière de RSE (diversité, handicap, alternance, sénior, environnement, éthique …). Or ces
engagements externes ne sont pas toujours cohérents avec les résultats attendus ou les
moyens et outils techniques fournis.
La notion de performance sociale est née de la volonté de mettre fin à cette distorsion en
exigeant également des managers l’atteinte d’objectifs sociaux. L’articulation avec les outils
techniques est également à opérer, difficile d’afficher comme valeur la « simplicité », lorsque
les offres tarifaires et les bases de données clients sont d’une complexité croissante, difficile
d’afficher la « priorité à la qualité du service rendu au client », lorsque le temps d’appel est
l’indicateur phare suivi en temps réel sur un plateau téléphonique (au lieu par exemple du délai
de résolution des difficultés clients, nombre d’appels multiples…).
Le risque de l’affichage de valeurs ou d’engagement RSE, c’est que le moindre responsable
d’équipe soit tenu d’avoir « une vision », et de partager celle du dirigeant du groupe, tandis
que tout ce qui concerne les détails qui résistent au déploiement de ladite stratégie et qui
nécessitent des décisions et priorisations ne soit pas vraiment pris en charge.

3. Réguler le social dans l’entreprise d’aujourd’hui


Au terme de cet exposé des évolutions, des enjeux, comment agir comme dirigeant, DRH,
Directeur de la RSE pour une meilleure régulation du social ? Comment analyser son contexte
et identifier les leviers d’action ?
Nous proposons d’élargir le spectre d’observation et d’action pour réguler le social :
 de contribuer à une régulation intégrée du social au service des opérationnels plutôt
qu’éclatée entre divers spécialistes en charge de répondre aux attentes de chaque partie
prenante. Pour cela, il convient de porter un regard en interne, sur les leviers que sont les
objectifs de performance et l’organisation du travail, et en externe, sur les contraintes et
leviers d’action disponibles,
 en s’efforçant de répondre en particulier aux enjeux actuellement majeurs de la régulation
sociale : santé mentale, équité, réputation, tout en analysant l’ensemble des enjeux
pertinents pour les salariés et les parties prenantes afin de repérer les plus importants dans
son entreprise,
 De dessiner, à partir d’une analyse des leviers d’action interne et externe et des enjeux,
une stratégie sociale.

41
 Réguler de façon transverse
Vis-à-vis des parties prenantes, il existe dans la plupart des entreprises une pluralité des
instances de concertation, animées par des directions différentes, qui entraînent une pluralité
de régulation et d’instrumentation. Ainsi, la volonté de garantir une qualité au client conduit à
l’adoption de normes qualité, certifiées par des tiers externes, ainsi qu’à une animation de
communautés de clients par la direction marketing. Simultanément, riverains et associations
écologistes seront reçus par la direction communication ou développement durable, tandis que
la charte de la diversité pourra être portée par la DRH, les agences de notation sociale et
environnementale s’adresseront au département RSE …
Cet éclatement des régulations participe à l’évolution que nous avons décrite vers
une organisation pilotée à distance par indicateurs. Le risque est que le projet
unifiant l’entreprise soit perdu, chaque direction fonctionnelle de l’entreprise traitant
séparément avec des parties prenantes, chacune exigeant un reporting séparé des
opérationnels, chacune donnant la priorité à l’image affichée à l’extérieur plutôt
qu’à la réalisation des progrès opérationnels.
L’évolution récente des instances des organisations d’entreprise, des réseaux productifs, des
instances représentatives du personnel n’a pas forcément facilité cette intégration. Au sein du
territoire national, il y avait un ordre clair entre interprofessionnel, branche, entreprise,
établissement. Aujourd’hui, s’ajoutent des instances européennes émergentes, des instances de
groupe mondial et/ou européennes, des instances multi-employeur sur un site… Mais surtout,
si une très grande majorité des grandes entreprises a créé des instances de dialogue avec les
différentes parties prenantes de l’entreprise dans le cadre des démarches RSE, ces instances
demeurent de la seule initiative de l’employeur, sans prérogatives légalement établies. En plus
de 100 ans d’existence, le politique et la jurisprudence ont pu, y compris à travers divers
revirements, stabiliser des critères pour établir la représentativité des syndicats d’employeur
et de salariés. En manière de défense de l’environnement, des riverains, des consommateurs, le
débat sur la représentativité des ONG et des associations ne fait que commencer (cf. la
controverse qui a suivi la parution le 13 juillet 2011 du décret « relatif à la réforme de l'agrément
au titre de la protection de l'environnement et à la désignation des associations agréées, organismes et
fondations reconnues d'utilité publique au sein de certaines instances » qui imposait notamment un
minimum de 2000 adhérents pour prendre part aux débats dans les instances consultatives). Il
est probable que les entreprises européennes auraient intérêt à favoriser l’émergence
d’instances de dialogue davantage unifiées, dont la forme, le positionnement, les modalités de
fonctionnement restent à établir.
Au niveau du siège, cela signifie que la DRH doit également se préoccuper de la relation client,
en particulier dans les métiers de service où le rapport au client est un élément fondamental
de la satisfaction au travail. La grande réussite de la réorganisation des bureaux de poste au
tournant des années 2010 est que cette réorganisation a réduit les temps d’attente pour les
clients et donc amélioré leur rapport aux salariés et donc leur acceptation des nouvelles
missions qui leur ont été confiées. Inversement les filtres téléphoniques préalables à l’accès à
un interlocuteur, s’ils énervent le client, dégraderont sa relation au salarié et donc la
satisfaction et l’implication de ce dernier. De même, la DRH doit se préoccuper des relations
avec les riverains et avec les collectivités publiques dès lors qu’il y a un impact sur les salariés
(agressions, transports publics …).
Au risque d’écartèlement par l’externe, s’ajoute fréquemment une excessive division du travail
interne. Lorsque la DRH se tient/est tenue à l’écart de l’évolution des organisations et du
pilotage de la performance attendue, les opérationnels peuvent être confrontés à des
demandes contradictoires. Réguler de façon transverse, c’est positionner le DRH non pas
uniquement comme ambassadeur de la direction auprès des organisations syndicales, en charge
de négocier le changement dans la paix sociale, mais également comme ambassadeur des
opérationnels auprès des services fonctionnels du siège, en charge de favoriser la mise en

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cohérence des prescriptions. Un projet d’entreprise cohérent, pensé pour être mis en œuvre
par les opérationnels comme celui que présente avec enthousiasme Vineet Nayar favorisera la
coopération de tous en interne et, du fait de ses réussites, bien au-delà de l’entreprise.

 Intégrer une stratégie sociale


Il reviendra à une prochaine publication de proposer un guide méthodologique pour passer du
diagnostic de régulation sociétale au pronostic de stratégie sociale. Le modèle de la régulation
sociale a été expérimenté et perfectionné durant plus de 20 ans, la proposition ci-dessous a
une vocation exploratoire.
L’entreprise, à ses différents niveaux, est exposée à différents types de risques (risque
juridique pénal ou civil, risque économique, qu’il soit lié à un moindre engagement des
parties prenantes, à des délais ou conflits résultant de tensions non résolues, risque
d’image), auxquels s’ajoutent les risques encourus personnellement par les dirigeants et DRH
(risque juridique individuel, risque éthique et identitaire, voire risque d’agression physique).
Nous proposons de distinguer 5 sources d’exposition à ces risques, qui sont autant d’enjeux
sociaux à réguler, il s’agit des atteintes à :
 la santé, en particulier la santé mentale,
 la compétence, l’emploi ou l’employabilité des personnes,
 l’équité et la qualité du management,
 la coopération entre les acteurs internes et externes,
 l’intérêt au travail et l’engagement dans l’entreprise.
Les trois premiers thèmes font aujourd’hui l’objet d’exigences de résultat par l’Etat français et
par l’Europe. Cette étude a suivi l’évolution du quatrième thème, à savoir les modalités des
atteintes à la coopération (les stratégies d’opposition), en soulignant qu’à la conflictualité
collective par des grèves avaient succédé des actions plus ponctuelles, visant notamment
l’image de l’entreprise ou l’engagement de sa responsabilité sur les thèmes de la santé ou de
l’équité. Le dernier thème est plus difficilement objectivable, il fait surtout courir un risque de
non atteinte des objectifs par dégradation de l’implication, turn-over et absentéisme.
Comment réduire l’exposition à ces risques ? En faisant appel aux différents leviers de
régulation, nous en avons proposé six :
 Le pilotage des résultats par la direction générale, la direction des finances et le contrôle de
gestion,
 La standardisation des procédés par la technostructure (direction informatique, qualité,
direction technique, pilotage fonctionnel des métiers …),
 La fixation des normes attendues par la communication, la RSE, la DRH,
 La supervision directe qu’assurent les managers en cascade le long de la ligne hiérarchique,
 Le dialogue social avec les représentants du personnel et les parties prenantes,
 L’aide à la coopération (plateforme collaborative, salles de réunion, techniques de
résolution de problème…).
En croisant les enjeux sociaux sources de risque pour l’entreprise et les grandes fonctions de
l’entreprise et leur manière de réguler ces enjeux, nous proposons un clavier du dirigeant
élargi et modifié. Par rapport au clavier présenté dans la partie 1, le modèle est élargi, par la
prise en compte explicite d’autres enjeux que la conflictualité sociale interne et par une
attention au poids du pilotage de la performance.
Comme outil de diagnostic, cette grille invite à repérer les principaux risques pour
l’entreprise : sont-ils autour de la santé (RPS), de la conflictualité sociale, de l’employabilité ? La

43
grille invite à se demander ensuite quel est le poids des différentes parties de l’entreprise
(catégorie d’acteurs) dans le fonctionnement de l’entreprise et leur rôle dans la régulation de
ces enjeux. Exemple : L’amélioration de la santé au travail passe-t-elle d’abord par la hiérarchie
directe ? La direction générale fixe-t-elle et évalue-t-elle des objectifs relatifs à la santé ?
Comme outil de pronostic, cette grille invite à identifier ce que pourrait être la contribution
des différents groupes d’acteurs à la régulation des différentes sources de risque, en se
focalisant sur le ou les risques majeurs. Par exemple, sur la santé, comment modifier les
process, outils informatiques et l’organisation du travail en vue d’améliorer la santé ? Comment
faciliter la coopération entre salariés (former des secouristes, s’équiper en défibrillateurs…) ?
LE NOUVEAU CLAVIER DU DIRIGEANT

ENJEUX SOCIAUX A REGULER

Santé Compétence Equité Coopération Engagement

DIRECTION GENERALE
(objectifs)

DIRECTIONSMETIERS ET
INFORMATIQUES
(process)

DIRECTION
COMMUNICATION
(Culture)

MANAGERS
(supervision directe)

PARTIES PRENANTES
(Dialogue social)

SALARIES
(outillage de la coopération)

EVALUATION :
Performance obtenue,
risque économique,
risque juridique, risque
d’image

Ce diagnostic sur les enjeux sociaux et les modalités de leur régulation doit permettre de
proposer des pistes d’action. Pour ne citer ici que quelques pistes envisageables au regard des
constats posés dans cette étude :
 Rééquilibrer les fonctions en renforçant la position des managers opérationnels, non plus au
regard des syndicats (ce qui était l’utilisation la plus fréquente du clavier du dirigeant
antérieur) mais au regard des exigences du siège en matière de reporting ou de respect de
process, quitte à encourager également un renforcement de la légitimité locale des
partenaires sociaux.
 Améliorer le fonctionnement des organisations et des process. Les dysfonctionnements
sont ce qui pèse le plus dans la perception qu’ont les salariés de leur travail et de leur
entreprise. Ces dysfonctionnements contribuent à l’émergence des risques psychosociaux.
C’est donc sur ce champ que doivent se concentrer les actions.
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 Mettre en cohérence les objectifs de performance suivis au quotidien (reporting), les
critères effectivement les plus importants pour la carrière, les outils et procédures en place
et le discours affiché par l’entreprise en matière de qualité du service au client ou de RSE.
 Remettre à plat des règles de progression au sein de l’entreprise, pour que celle-ci découle
effectivement davantage de critères méritocratiques comme la performance, la compétence,
les efforts et le potentiel. Autrement dit, moins d’accords « sociétaux » « vitrines » et plus
d’engagements (moyens, process…) contrôlables et crédibles.
Pour préciser ce diagnostic des enjeux sociaux, il est souvent pertinent de distinguer entre
les sites et les populations. L’engagement peut être un enjeu majeur pour les cadres du centre
technique, alors que les risques psychosociaux dominent pour les populations au contact avec
les clients ; la conflictualité sociale reste un enjeu pour certaines populations détenant des
leviers importants (conducteurs de centrales, pilotes d’avion, aiguilleurs…). Des risques
d’image, voire des risques juridiques majeurs peuvent être relatifs à des populations externes à
l’entreprise (salariés de sous-traitants). Il faut donc ouvrir le diagnostic sur l’externe.

 Promouvoir la performance sociale au-delà des frontières de


l’entreprise
L’absence de performance sociale est source de risque pour l’entreprise, très directement
lorsqu’il s’agit de salariés pour lesquels l’entreprise doit répondre à une obligation de résultat
(en matière de santé ou de maintien de l’employabilité), mais aussi indirectement, via l’action
des militants associatifs et/ou syndicaux qui révèlent des « scandales » ou engagent des
poursuites juridiques.
Volens nolens, l’entreprise est engagée. Ses parties prenantes engagent des rapports de
confrontation/coopération avec elle pour obtenir d’elle des performances sociales et
environnementales. Confrontée ainsi à ces exigences externes, elle doit en permanence
maintenir sa cohésion interne autour d’une stratégie cohérente de développement durable.
L’engagement de l’entreprise peut prendre les formes suivantes (des plus au moins
contraignantes) :
— Une modification de la gouvernance de l’entreprise :
Avec l’ajout de représentants des salariés, d’administrateurs indépendants issus d’ONG
environnementales ou d’associations de consommateurs et/ou l’adoption de formes de
gouvernance actionnariale garantissant une protection vis-à-vis des exigences excessives de
fonds mutuels
— Analyse de l’empreinte sociale du cycle de vie des produits64 et sélection des
fournisseurs selon des critères sociaux :
Accidents du travail, respect des droits de l’homme, actions contre l’illettrisme, insertion et
emploi local, signature du pacte mondial, engagement dans des certifications sociales…
— Un lobbying social auprès des pouvoirs publics :
Il s’agit d’obtenir des mesures incitatives pour soi et/ou contraignantes pour les autres, par
exemple exemptions fiscales pour les fondations d’entreprise, obligations en matière de
formation. Anticiper constamment les nouvelles mesures (ex. développement de l’alternance,
réduction des émissions de dioxyde de carbone …) confère un avantage compétitif.
— Marketing de sa qualité sociale :
Développer des offres mettant en valeur la qualité sociale du groupe auprès des clients, des
salariés des filiales65 ou des actionnaires (commerce équitable, label attestant la qualité des
pratiques d’employeur, notation sociale…)

64
http://www.unep.fr/shared/publications/pdf/DTIx1211xPA-Guidelines%20for%20sLCA%20of%20Products%20FR.pdf

45
— Dialogue avec les parties prenantes :
Rencontres informelles, création d’instances ad hoc spécifiques (concertation locale avec les
riverains chez Rhodia) ou multi-parties prenantes (forum des parties prenantes chez Veolia)
— Mesure de sa performance sociale et de son impact sur la performance
économique :
Etablir une corrélation entre engagement (Sodexo), confiance (Great Place to Work), équité,
compétence, santé (Danone) et performance économique
— Exemplarité des dirigeants et promotion des pratiques vertueuses.
Indexer la rémunération des dirigeants sur des critères de performance sociale et/ou
environnementale (cf. partie 2.2), donner l’exemple comme manager (écoute, clarté de la
stratégie et des consignes, honnêteté de la communication, équité dans l’évaluation)…
Les pratiques de RSE sont encore loin d’être stabilisées et il est difficile de faire la part entre :
 la réalité et la mise en scène des performances sociales et environnementales,
 l’identification des actions sources de performance globale durable lorsqu’elles contribuent
à améliorer simultanément les performances économiques, sociales et durables et
l’identification des arbitrages possibles entre performance économique, sociale et
environnementale et l’émergence d’instances habilitées à faire ces arbitrages,
 les actions pilotées par l’intérêt de l’entreprise en termes de performance, celles dictées
par la volonté d’éviter des conflits avec des parties prenantes puissantes, et celles qui
répondent à des exigences éthiques de légitimité transverses à tout le corps social66.
Il n’en reste pas moins que ces pratiques se développent en particulier dans les nouvelles
configurations organisationnelles. Pour piloter l’offre employeur, ou répondre à des crises
locales, il peut s’avérer utile de procéder à un diagnostic sociétal des représentations, des
ressources et stratégies des différentes parties prenantes67, internes (syndicats) comme
externes (riverains, réseaux patronaux locaux, pouvoirs publics…).
En conclusion de cette partie, il apparaît que la régulation sociale n’a pas disparu. Elle s’est
déplacée vers l’externe (filiales, fournisseurs, sous-traitants, intérim, clients). Elle s’est
transformée ; les IRP construites dans l’après-guerre avaient pour but explicite de réguler une
conflictualité sociale permanente (grève froide68). Aujourd’hui, les conflits sociaux rémanents
sont plus brefs, ponctuels, concentrés sur quelques points névralgiques. La conflictualité prend
surtout de nouveaux atours, elle se déguise, la santé est un terrain d’affrontement implicite,
avec la mise en cause des politiques et du management de l’entreprise comme source
d’épuisement des ressources humaines.

Réguler le social dans ce nouveau contexte, c’est porter davantage attention au pilotage par les
objectifs de résultats et par les process, s’assurer de la cohérence des prescriptions groupes et
de leur plus-value pour les opérationnels. C’est aussi penser aborder la contribution des
différentes fonctions à la régulation des risques sociaux, ainsi que l’engagement de la tête de
groupe à promouvoir la performance sociale au-delà de sa responsabilité envers ses salariés
directs.

65
François Pichault diagnostique l’émergence d’un « DRH médiatique », en charge de favoriser la coopération au sein de réseaux inter
organisationnels, en valorisant la qualité « employeur » du réseau, malgré les différences de statut et d’appartenance. Voir sa préface
dans Ulrich, D., Brockbank W., (2010), RH : Création de valeur pour l’entreprise, de Boeck
66
Voir par exemple sur ces sujets, Revue Française de Socio Economie, (2009), Les entreprises responsables de la société », Second
Semestre, La découverte - Capron M., Quairel Lanoizelée, F., (2004), Mythes et réalité de l’entreprise responsable, La découverte
67
Xhauflair, V. et Zune, M. (2004), « Agir de manière socialement responsable : la richesse d'une approche par les parties prenantes »,
Entreprise Ethique, n°21, octobre, p 105-111.
68
Morel, C., (1994), La grève froide, Ed. Organisation

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Conclusion
Entreprise&Personnel a formalisé dans le milieu des années quatre-vingt un modèle de la régulation
sociale résumé par le schéma de la régulation sociale et le clavier du dirigeant. Ce modèle a
fonctionné comme guide pour l’observation et l’action à la fois des permanents
d’Entreprise&Personnel et de nombreux managers et DRH d’entreprises adhérentes. Face à un
conflit social, un changement technique ou organisationnel majeur venant mettre à mal la poursuite
des fonctionnements antérieurs, le manager et le DRH étaient invités à diagnostiquer le
fonctionnement des différents canaux de la régulation sociale (encadrement, instances
représentatives, communication, participation), ce que les changements envisagés risquaient de
changer et comment déployer ces changements en s’appuyant sur les différents leviers d’action
disponibles. Cette étude a entendu faire un point sur ce modèle de la régulation sociale.
Du fait de leur taille mondiale, du caractère multimétier ou du renforcement des contraintes
actionnariales, les entreprises ont vu un renforcement du pilotage par objectifs de performance. Ces
objectifs, affichés en externe auprès des marchés financiers, sont devenus de moins en moins
négociables compte tenu de la situation locale, des moyens disponibles… Les diagnostics sociaux que
nous avons conduits au cours de ces dernières années nous ont ainsi amené à constater une coupure
croissante entre les opérationnels (salariés et hiérarchiques de proximité) et les acteurs du siège
(direction et partenaires sociaux). Les corps intermédiaires (la ligne hiérarchique, les syndicats)
semblent avoir perdu leur cohésion et leur capacité à réguler le social. Quant à la communication
interne et aux démarches de participation, elles semblent avoir perdu de leur crédibilité auprès de
salariés qui constatent des réorganisations fréquemment imposées dans l’urgence et une
communication interne en décalage avec les informations qu’ils sont en capacité d’obtenir de plus en
plus facilement de l’externe. Les canaux de la régulation sociale que nous avions repérés ne semblent
donc plus aussi pertinents. Mais la régulation sociale elle-même est elle un concept pertinent pour les
acteurs ? Les dirigeants semblent se préoccuper en effet de plus en plus de l’insertion de l’entreprise
dans son environnement sociétal, la régulation sociale des conflits internes leur importe moins que la
démonstration de la responsabilité sociétale de leur entreprise et de sa capacité à obtenir en interne
une performance sociale. Parallèlement les militants, syndicalistes ou associatifs recourent de plus en
plus au langage de l’exposition aux risques et de l’épuisement des ressources à la place du discours
de la dénonciation marxiste de l’exploitation. La demande porte moins sur la conquête de l’outil de
production que sur le développement d’organisations capacitantes assurant un développement
durable.
Cette évolution a des conséquences observables dans les nouveaux enjeux sociaux que les
entreprises doivent apprendre à réguler : santé mentale (risques psycho-sociaux), équité, enjeux
d’image. Pour comprendre l’émergence de ces enjeux, il convient d’élargir le spectre de l’observation
sociale. Confrontés à un pilotage par objectifs individuels imposés, à des organisations matricielles, à
des procédures contraignantes et à une réduction des fonctions de soutien disponible en local, les
salariés opérationnels rencontrent des difficultés croissantes, qui nourrissent la montée des plaintes
en termes d’épuisement, la dénonciation de l’inéquité de la répartition des efforts et des rétributions
et dégradent l’image des entreprises.
Reprendre la main face à ces évolutions, c’est s’efforcer de mettre en cohérence les engagements
pris auprès de l’externe, la stratégie et les demandes faites par le siège aux opérationnels. C’est
identifier les enjeux sociaux que l’entreprise doit mieux réguler pour limiter les risques auxquels elle
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est exposée. Quelles sont les thématiques sociales sur lesquelles elle doit être plus performante ?
Comment peut-elle éviter ou limiter les risques de mise en cause juridique, d’atteinte à son image ou
les risques économiques ? C’est ensuite se demander par quels biais ces enjeux sociaux peuvent être
régulés, en envisageant par exemple de donner un rôle plus important aux hiérarchiques de
proximité, en améliorant la qualité de l’organisation du travail…
Dans la crise majeure que connaît l’économie mondiale, il est difficile de prédire l’avenir. A court
terme, les entreprises vivent un durcissement de la contrainte financière. A court terme, les
systèmes de protection sociale, les instances de dialogue social, l’architecture des règles sociales sont
remises en cause. Ceci pourrait donner le sentiment que la régulation sociale est un thème dépassé,
que le rapport de force sur le marché du travail et le contrôle des moyens de communication
donnent aux dirigeants des leviers suffisants pour conduire les changements qu’ils désirent mettre en
œuvre.
Mais les crises sont aussi le moment où se creusent les écarts de performance, où certaines
entreprises et activités meurent pour que d’autres naissent. Dans un contexte de crises sociales et
politiques, dans une économie bouleversée par les possibilités de diffusion de l’information
qu’ouvrent les évolutions technologiques, il est probable que la capacité des entreprises à établir des
relations positives avec leur environnement social, sera à l’avenir un facteur discriminant des
différences de performances. Cet environnement social débute avec leurs salariés, au contact des
consommateurs, citoyens, membres d’association, parfois actionnaires. Les jeunes générations ne s’y
trompent pas. L’engouement des jeunes pour les associations, les ONG et le développement durable
est un message à prendre en compte.

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