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Le temps se donne à comprendre à la fois dans le cadre d'une « cosmologie » et comme cadre de l'
« histoire » (des choses humaines). Cette double liaison se donne à voir à partir de la considération du « devenir ». Si
on ne peut pas penser le temps sans penser le devenir du monde ou des choses humaines, faut-il pour autant
identifier devenir et temps ?
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I- Du devenir au temps :
Difficile de penser le mouvement et le changement, chez Parménide : en effet, « l'être est ; le non-être n'est
pas ». Une première approche du « temps » (aiôn), se trouve alors chez Héraclite, qui pose le devenir cyclique (destin
juste : diké). Il ne s'agit pas d'un « pur devenir », d'un « mouvement chaotique », mais d'un mouvement « régulier »
dont le principe est l'enfant « souverain » qui joue aux dés (la nécessité est un arbitraire fondamental).
Platon ajoute la périodicité (retour du même selon des unités stables, ex : les saisons) à la régularité : on peut nombrer
le mouvement : c'est là que le temps (chronos) entre en scène dans l'histoire de la philosophie (quoique l'idée de
génération de trente ans déjà chez Héraclite se dise aussi chronos).
Aristote, Physique, IV :
– Aristote critique de cette conception qui fait du temps « le mouvement du tout ». Il faut faire un pas de plus
dans la direction du nombre. Le temps n'est pas mouvement : argument de la vitesse, qui se dit du
mouvement et qu'on repère grâce au temps.
– Le mouvement est continu (pas de discontinuité dans un transport ou dans un changement d'état). Le temps
est continu lui aussi. Par-là il peut recevoir un nombre (différent du trajet « physique » du mouvement). Ainsi
le temps est « le nombre d'un mouvement selon l'avant et l'après ». Le temps n'est pas un mouvement mais
« ce par quoi un mouvement a un nombre ». Aristote précise qu'il ne s'agit pas d'un nombre nombrant, mais
d'un nombre nombré (les nombres arithmétiques ne sont principes d'aucun mouvement).
– Le « maintenant » (nûn) délimite le temps. Ce qui demeure dans le temps est le « maintenant », alors que le
passé n'est plus, et l'avenir pas encore (comme la substance est ce qui demeure dans le mouvement). Chaque
« maintenant » est une telle délimitation, mais aucun n'est identique à un autre pour autant. Cette explication
remplace la position d'un devenir cyclique. Le point de vue demeure « cosmologique » : selon Aristote, le
temps est éternel, aussi bien que le mouvement – cette éternité est garantie par le mouvement
éternellement circulaire des sphères célestes environnant la Terre selon son modèle astronomique.
– Si temps implique mouvement, alors âme (percevant le mouvement) et temps sont solidaires. Plus encore,
c'est l'âme rationnelle qui nombre le mouvement. Certains animaux ont de la mémoire : ils saisissent le passé.
Est-ce à dire qu'ils saisissent le temps, alors qu'ils ne le « nombrent » pas ? Il y a encore une dimension
« objective » du temps, qui est fondamentale, chez Aristote. En outre, à la totalité du temps, sa mesure pose
question : quelle « âme » le nombre ?
Saint Augustin, Confessions, XI :
– Dans la ligne de Plotin qui fait du temps « l'image de l'éternité » (Ennéades, Traité 45), Saint Augustin pense le
temps dans son contraste avec l'éternité : « dans l'éternité, rien ne passe mais tout est tout entier présent,
tandis qu'aucun temps n'est tout entier présent ».
– En théologien, Saint Augustin reprend la question de la création ab initio temporis. Il n'y a pas de temps
précédant la création parce que la création est création du temps. L'acte de création ouvre un futur mais n'a
pas de passé. On peut penser cette asymétrie du temps à l'aide de la notion d'origine.
– En outre, Saint Augustin refuse la thèse qui confond le temps et le mouvement du ciel. « Quid est enim
tempus ? » ; Le temps est puisque nous le mesurons en mesurant des durées 1. Et pourtant, il ne faut pas
diviser le temps en parties que seraient le présent, le passé et l'avenir, mais considérant que l'être se dit au
présent, penser la temporalité au présent. Il y a ainsi le « présent du passé », le « présent du présent » et le
« présent du futur », donnés dans l'âme. « C'est en toi mon âme, que je mesure le temps »
– Le temps est alors ce qui est vécu comme « distentio animi » : attente, attention, mémoire : trois actes de
l'âme qui s'enchevêtrant, voient « passer » le temps. Ce n'est pas dire que le temps n'a pas de rapport avec le
mouvement, mais il est chez Saint Augustin, concentré dans la saisie complexe de la durée, de sa mesure. Il
n'y a de temps que subjectif.
– Alors, la durée peut être celle de « la série entière des siècles vécus par les enfants des hommes », qui est le
tout des « vies des hommes ». L'humanité remplace les astres. L'unité des subjectivités est le rapport à
l'éternel (à Dieu), qui tisse l'histoire du Salut, à la fois collectif et individuel (l'incarnation du Dieu fait homme,
la Rédemption par la mort du Christ sur la croix). Ce rapport à l'éternel est celui de tout homme au cours de
sa vie, homme que Dieu a créé « pour qu'il y ait un commencement », c'est à dire libre d'agir pour ou contre
le Salut que Dieu lui offre.
*
Avec la modernité, vient la rupture entre l'homme et la nature, qu'on la considère du point de vue des choses
humaines qui ne sont plus considérées dans leur ancrage naturel mais dans leur fondement humain ou du point de
vue de la physico-mathématique qui ignore les considérations morales et politiques. On devra donc distinguer un
temps « humain » (le « temporel » laïcisé, l'ordre de l'action politique et morale) et un temps « physique » (temps qui
« s'écoule » dans le monde devenu « univers »); on parlera bientôt, dans l'idéalisme allemand, d'un « temps
historique » et d'un « temps naturel ».
A] Du « temporel » :
Le « temporel » contre le « spirituel » : chez saint Augustin, l'homme créé par Dieu est orienté vers Lui.
« Fecisti nos ad Te Domine, et inquietum est cor nostrum donec recquiescat in Te » ; le « temporel » est ainsi articulé au
« spirituel » et tendu vers lui. La modernité politique et morale, inversement, consiste à « émanciper » le « temporel »
du « spirituel » ; cela passe par l'examen du jeu des passions et de la raison dans le temps, au fil du désir humain.
1 Faire de la perception de la durée une perception sui generis fait penser à Kant, qui fera du temps une « forme a priori de la sensibilité ». Mais
dans la mesure où une telle perception n'est pas sans rapport au mouvement (sensible) saint Augustin est plus proche encore de Leibniz.
2 On peut comparer Hobbes avec le Nietzsche de Vérité et mensonge au sens extramoral : Nietzsche parle d'une faculté d'oubli » plus grande chez
l'animal que chez l'homme, plutôt que d'une véritable « mémoire » comme faculté, d'une part. C'est là une condition du malheur, pour Nietzsche :
un être hyperrmnésique serait alors on ne peut plus malheureux, semble-t-il.
contrat social et l'édification de l’État).
– Enfin, suivant cette distinction entre les passions et la raison, il faut distinguer entre les hommes qui sont plus
ou moins enclins à la prévoyance (à penser la satisfaction du désir à long terme plutôt qu'à satisfaire un désir
immédiat). Cette distinction rejoint celle qu'il y a entre les passions et l'intérêt.
– Les hommes, quoiqu'il en soit, ne cherchent qu'à saisir « pouvoir après pouvoir » (moyens ou fins), ce désir
étant concomitant de la vie elle-même. Il n'y a pas de « fin » vers lequel notre désir se porterait par nature et
qu'il s'agirait de connaître, mais il y a une succession de désirs « passionnels » ou véritablement
« intéressants » pour l'individu.
Inversement, Hegel (Encyclopédie des sciences philosophiques, §258) considère que le temps n'est pas « ce en quoi »,
les êtres naturels naissent et périssent, mais leur devenir propre, leur temporalité. Hegel fait du temps une cause et un
principe destructeur (comparable au dieu Kronos). Le temps est la finitude du fini : « c'est parce que les choses sont
finies qu'elles vont dans le temps, et non l'inverse ».