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Journal d'agriculture tropicale et

de botanique appliquée

Les Méthodes d'Enquête en Ethnobotanique. Comment mettre en


évidence les taxonomies indigènes ?
Claudine Friedberg

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Friedberg Claudine. Les Méthodes d'Enquête en Ethnobotanique. Comment mettre en évidence les taxonomies indigènes ? .
In: Journal d'agriculture tropicale et de botanique appliquée, vol. 15, n°7-8, Juillet-août 1968. pp. 297-324;

doi : https://doi.org/10.3406/jatba.1968.2992

https://www.persee.fr/doc/jatba_0021-7662_1968_num_15_7_2992

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NOTES ET ACTUALITES

Les Méthodes d'enquête en Ethnobotanique

Comment mettre en évidence les taxonomies indigènes ? (*)

Par Gl. FRIEDBERG.

Introduction.

Par l'étude critique de ces deux articles je voudrais tenter de


faire le point sur quelques-uns des problèmes qui se posent
actuellement à tous ceux qui se préoccupent de mettre en
évidence les classifications indigènes dans les domaines végétal et
animal étant donné le perfectionnement des méthodes d'enquête
et d'analyse que les ethnologues ont maintenant à leur disposition.
Ces deux articles m'ont paru se prêter particulièrement à ce
type d'étude pour plusieurs raisons. D'abord parce que les auteurs
replacent toujours les problèmes qu'ils se posent dans le contexte
plus vaste de ce qu'il est maintenant convenu d'appeler « l'ethno-
science » et que, selon une formule très prisée par les auteurs
américains, ils attaquent et se défendent en se servant de
références prises aux travaux à la fois les plus importants dans ce
domaine (Conklin, Frake, Lounsbury, Sturtevant, etc..) et les
plus récents (Bright et Bright, Metzger et Williams, etc.),
nous faisant ainsi rapidement passer en revue ce qui a été dit
sur la question; ensuite et surtout parce que les méthodes d'en-

(*) A propos de :
I. Some Northern Paiute Native Categories, par C. S. Fowler et J. Leland
(University of Nevada) dans Ethnology, oct. 1967, vol. VI, n° 4, pp. 381-404
avec 1 page de notes et 2 pages 1/2 de bibliographies, 8 figures sous forme de
tableau.
II. Covert Categories and Folk Taxonomies, par Brent Berlin, Dennis
E. Breedlovb (University of California; Berkeley, et Peter H. Raven (Stanford
University) dans American Anthropologist, vol. 70, n° 2, avr. 1968, pp. 290-
299, avec 1 page de notes et 1 de bibliographies et 6 figures,
avec références aux méthodes utilisées par Cl. Friedberg pour étudier les
classifications botaniques bunaq.
JOURNAL D'AGRIC. TROPICALE ET DE BOTANIQUE APPLIQUEE, T. XV, N° 7-8, JUIL.-AOUT 1968
— 298 —

quête employées sur le terrain par les auteurs sont exposées avec
suffisamment de détails pour que l'on puisse se rendre compte
de ce qui, dans les résultats obtenus, a pu être induit par la façon
même dont l'enquête a été menée. Je profiterai de la discussion
sur les méthodes de travail sur le terrain pour exposer la façon
dont j'ai moi-même procédé pour parvenir aux résultats dont j'ai
rendu compte en partie dans « Analyse de quelques groupements
de végétaux comme introduction à l'étude de la classification
botanique bunaq » (1).
En outre, les résultats exposés sont à la fois suffisamment
comparables et différents pour soulever de nombreux problèmes.
Les auteurs ont en effet mis en évidence les uns et les autres
pour deux groupes différents d'Indiens les Paiute et les Tzeltal,
une classification basée sur des catégories hiérarchisées; mais
les critères sur lesquels sont établies ces catégories ne sont pas
les mêmes pour ces deux groupes d'Indiens : caractères basés
essentiellement sur l'utilisation et l'endroit où on trouve les
plantes et les animaux qui sont traités ensemble, pour les Paiute,
caractères basés, tout au moins pour les exemples qui nous sont
donnés, sur la phytomorphologie pour les Tzeltal, chez lesquels
les plantes sont distinguées des animaux.

Résumé des articles.

I. Quelques catégories indigènes chez les Paiute du Nord.

Dans une courte introduction les auteurs définissent ainsi leur


démarche : « trouver le plus grand nombre d'informations
pertinentes en évitant les partis-pris et en appliquant les suggestions
des théoriciens de l'« ethnoscience » ; c'est-à-dire : « à travers une
approche structurale utilisant le langage indigène comme outil,
essayer d'atteindre par-delà le stérile niveau descriptif la façon
dont les phénomènes sont organisés et communiqués. »
Puis les auteurs exposent de quelle façon les Paiute, Indiens
vivant dans le Great Basin au Sud-Ouest des Etats-Unis classifient
les phénomènes naturels.
D'abord il existe trois catégories principales :
1) les choses qui sont mangées, 2) les choses qui sont utilisées,
3) les choses qui ne sont pas utilisées.

(1) A paraître dans Echanges et Communications, Mélanges offerts à Claude


Lévi-Strauss pour son 60e anniversaire.
— 299 —

Ces catégories renferment aussi bien des plantes que des


animaux; de plus les auteurs disent avoir décelé une tendance à une
hiérarchisation entre ces trois catégories de la première à la
dernière.
Ces trois catégories sont ensuite examinées les unes après les
autres.

Les choses qui sont mangées (p. 383).


Elles sont divisées en :
1) choses qui poussent en place; 2) choses qui se déplacent.
Dans la première de ces catégories on trouve : les choses que
Von trouve dans Veau et celles que Von trouve dans la terre.
Les plantes de la première catégorie sont groupées selon la partie
de la plante qui est mangée : graines, racines, baies, verdures,
chair : « la partie utilisée semble avoir plus d'importance que
tout autre caractéristique physique. »
La deuxième catégorie est divisée entre les choses qui nagent,
les choses qui ont des griffes, les choses qui ont des sabots, les
choses qui volent et les choses qui sont sous Veau. La catégorie
des choses qui volent est divisée en oiseaux et choses semblables
à des mouches; parmi les premières se trouvent les oiseaux aussi
bien que les chauve-souris; parmi les deuxièmes des petits animaux
volant comme les sauterelles. Il semble plus difficile d'établir ce
qui entre dans la catégorie des choses qui sont sous Veau; en tous
les cas plusieurs types de poissons en font partie.

Les choses qui sont utilisées (p. 387) :


Comparées à l'organisation des choses qui sont mangées, celle
des plantes de cette catégorie est différente au-dessous du niveau
des choses qui sont dans le sol et des choses qui sont dans Veau :
les segmentations sont basées sur un mélange de critères qui sont
fonction de l'utilisation, de l'aspect, de la formation végétale à
laquelle les plantes appartiennent, etc.. Deux divisions effectuées
à ce niveau sont basées sur l'utilisation des plantes : la première
est celle des remèdes médicinaux; la deuxième celle des gommes.
Les remèdes médicinaux sont groupés selon leur mode de
préparation et d'administration. Plusieurs classifications successives
ont été proposées pour ces remèdes. Etant donné que beaucoup de
plantes peuvent être utilisées de différentes façons, elles peuvent
être placées dans plus d'une catégorie : « les plantes ne forment
pas d'ensembles en opposition : ce sont les utilisations qui
s'opposent. »
— 300 —

Plusieurs sortes de catégories sont ensuite données comme


exemple : la catégorie forêt est définie par un type d'association
végétale de montagne; la catégorie herbe groupe certaines plantes
selon des critères basés sur l'apparence physique; certains saules
qui sont utilisés en vannerie se trouvent placés ici; d'autres plantes
n'entrent dans aucune sous-catégorie.
Quelques exemples sont aussi donnés pour les choses sous
Veau, les choses qui se déplacent, les choses qui volent.
Les choses qui ne sont pas utilisées (p. 390) :
Certains informateurs appellent aussi cette catégorie celle des
choses sans valeur ou pour les plantes : qui ne font que pousser.
Des exemples sont donnés : ainsi des catégories autres que
celles trouvées dans les deux premières grandes classes
apparaissent ici : les fourmis, les lézards, les serpents, etc.
Puis les auteurs passent à un nouveau chapitre (p. 393) :
Discussion de la classification et des techniques utilisées pour les
faire apparaître :
Les techniques utilisées par les auteurs sont celles qui ont été
suggérées par les chercheurs ayant travaillé récemment sur les
mêmes problèmes.
Mais comment ne pas fausser les résultats? « Les détails des
schemes classificatoires diffèrent légèrement dans toute culture et
l'ethnologue, consciemment ou pas, guide ses informateurs dans
une ou plusieurs voies qui dépendent de sa façon d'aborder le
problème; il se trouve alors en face d'un dilemne : est-ce que le
système découlant de ce qu'un seul informateur dit du phénomène
est une meilleure représentation de la réalité que la moyenne des
réponses établies par l'ethnographe, entre ce que plusieurs
personnes en ont dit dans divers contextes, plus ce que ce dernier a
observé dans des situations non explicitées verbalement? » Les
auteurs évoquent alors les réponses qu'ont essayé d'apporter à
ce problème divers chercheurs, puis ils passent à l'exposé détaillé
de leur propre méthode.
Les premières informations sont recueillies pendant la collecte
elle-même; les auteurs ont demandé aux informateurs de décrire
les plantes qu'ils ne peuvent nommer: qu'est-ce que Hun .ïbuil (1),
wadai ? une racine, ce que les Indiens mangent, etc.; la réponse
à la question : Où poussent ces plantes? suggère une opposition
entre : dans la terre/dans l'eau.

(1) Nous avons été obligés dans certains cas, d'adopter la transcription des
noms vernaculaires, quand l'imprimeur n'avait pas les signes diacritiques
nécessaires.
Things in the ground
*


O. f3
f<4
PU
Things in the. water
W
Things that crawl M
o
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Things that have claws t*
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Things that crawl H
Things that have claws
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Things that fly
f
Pi
Things in the water
— 302 —

Des textes recueillis chez les Paiute, avec pour sujet des plantes
particulières, ont fourni des informations pour formuler ces
questions ou d'autres plus complexes.
A partir de ces directions d'enquête les auteurs ont commencé
à construire des portions de taxonomies qui ont été des points de
départ pour de nouvelles investigations.
Ils exposent ensuite comment ils ont expérimenté un
questionnaire construit suivant le schéma de Metzer et Williams qui
utilisent comme cadre initial : « que sont toutes choses sur et
au-dessus de la terre. » En se servant de ce questionnaire et en
utilisant les textes et les discussions avec les informateurs, ils
ont pu mettre en évidence la première des catégories majeures,
celle des choses qui sont mangées. Ce sont les textes uniquement
qui ont permis de faire apparaître la deuxième : choses qui sont
utilisées.
Les auteurs donnent ensuite des détails sur les hésitations de
leurs informateurs ou sur la facilité avec laquelle ces derniers
peuvent modifier le schéma donné initialement. Nous ne pouvons
faire état ici de tous ces détails mais certains seront abordés dans
la discussion. Les auteurs signalent que les catégories finales et
initiales sont faciles à mettre en évidence alors que cette
opération est plus difficile pour les niveaux intermédiaires. Notons que
cette constatation a été faite par tous ceux qui se sont intéressés
aux taxonomies indigènes.
Ils expliquent ensuite comment pour trouver ces catégories
intermédiaires ils ont essayé d'utiliser les concepts « genre de » ou
« semblable à » ou « en relation avec », mais ils ont trouvé qu'ils
n'étaient pas appropriés à ce type d'enquête ou sans signification
pour les informateurs. Pour terminer les auteurs avancent
l'hypothèse que la mise en évidence de niveaux intermédiaires pourrait
être mise en rapport avec la situation écologique dans le Great
Basin, région où vivent les Paiute. En effet les ressources sont très
différentes selon les zones et la façon dont les Indiens les utilisent
varie même au sein d'une population parlant la même langue :
« chaque culture définit ce qui est comestible à ses yeux et cette
définition n'épuise pas les potentialités du milieu. Les possibilités
varient avec les saisons et les auteurs supposent qu'il peut y avoir
une relation entre la facilité avec laquelle une forme verbale est
donnée à une taxonomie et une situation donnée. Les relations de
parenté entre diverses plantes paraissent de loin moins
importantes que la capacité de pouvoir reconnaître les spécimens et
les nommer.
— 303 —

Espérant recevoir une réponse donnant des caractéristiques


physiques, les auteurs avaient demandé à leurs informateurs :
« comment reconnaissez-vous cette plante? » la réponse a été :
« si nous ne la reconnaissons pas nous ne pouvons pas la trouver. »
Et les auteurs ajoutent « les informateurs préfèrent nous montrer
à quoi les plantes ressemblent et où elles poussent plutôt que de
décrire leurs structures » : ils indiquent ensuite que
l'apprentissage des enfants dans ce domaine se fait plus à travers des
démonstrations qu'à travers une expression verbale. Des détails sur
■cette partie de l'enquête nous sont donnés; un informateur dit :
« oh, je sais ce que c'est, c'est mangé » ; quand une personne ne se
remet pas un nom, une autre n'essaie pas de l'obtenir en lui
décrivant les caractéristiques de la plante; il dit « s'il ne la
■connaît pas, il ne la connaît pas ».

Conclusion. La valeur des matériaux et les observations générales


(p. 400) :
Les auteurs concluent en soulignant combien a été fructueux
leur souci de ne pas borner leur enquête à des questions sur la
classification exprimée verbalement : ceci leur a permis d'obtenir
des informations complémentaires sur les implications sociales de
la collecte de la nourriture, les associations végétales, les micro-
habitats et en général les effets de l'environnement. Ils reprennent
alors une citation de Sturtevant disant que « la description ethno-
«cientifique complète d'une seule culture occuperait des milliers
de pages après de nombreuses années d'enquêtes de terrain basées
sur des méthodes ethnographiques de plus en plus complètes au
fur et à mesure que les années passent ».
Faisant leurs, les idées de Frake, ils déclarent : « l'utilisation
des systèmes taxonomiques est un principe fondamental de la
pensée humaine; ces systèmes peuvent être aussi reliés à d'autres
domaines dans un réseau de relations; un tel réseau est la clef
d'une approche structurale de l'ethnographie. »
Ils terminent enfin en disant que si on ne comprend pas les
principes d'organisation qui se trouvent derrière une taxonomie
cette dernière est superficielle. Pour leur part ils ont constaté que
les textes indigènes apportent plus d'informations sur la taxonomie
elle-même et ses principes d'organisation qu'une mise en évidence
formelle; ils pensent qu'il est également essentiel de continuer à
observer les relations des informateurs avec le monde végétal et
de s'inquiéter des autres domaines de l'ethnographie.
— 304 —

II. Catégories dissimulées et taxonomies indigènes.

Dans un chapeau les auteurs nous exposent l'objet de leur


article : fournir la preuve que, d'une part, les catégories non
nommées ont une aussi grande signification taxonomique que
les catégories désignées par un terme propre et d'autre part, que
ces deux sortes de catégories doivent être traitées ensemble; en
outre les preuves qu'ils apportent montrent combien, en
reconnaissant l'existence de ces catégories non nommées, on peut
atteindre à une meilleure compréhension des structures dans un
domaine particulier de la sémantique qui est actuellement voilé
si on se borne à ne considérer que les catégories nommées.
Dans une courte introduction les auteurs situent leur recherche
dans le cadre plus général de l'ethnobiologie et, en se référant à
plusieurs autres chercheurs, ils donnent les perspectives dans
lesquelles ils se placent : « les structures sémantiques mises en
évidence par ces recherches sont hiérarchiques dans leurs
caractéristiques formelles. Elles ressemblent en cela aux structures classi-
ficatoires utilisées dans les sciences biologiques et ont généralement
été appelées taxonomies (indigènes).» Ils donnent ensuite deux
citations; l'une de Conklin contenant une définition des
taxonomies indigènes dont ils contestent donc la première partie : « c'est
un système de ségrégats désignés par un monolexeme et qui
sont entre elles dans des rapports d'inclusion hiérarchique; l'autre
de Keesing soutenant leur point de vue. Puis ils passent à l'exposé
des résultats qu'ils ont recueillis chez les Indiens de langue-
Tzeltal au Mexique.

La taxonomie botanique Tzeltal.


Au niveau le plus haut de la taxonomie botanique tzeltal, il n'y a
pas de taxon désigné par un monolexeme qui incluerait toutes les
plantes, bien que, comme ils le montreront plus loin, les plantes,
et les animaux soient distingués.
Le plus haut niveau de la taxonomie botanique Tzeltal est
représenté par quatre grands lexemes classificatoires botaniques-
dans lesquels 80 % des noms de plantes Tzeltal sont inclus; ce
sont te? (trees), ?ak' (vines), ?ak (grasses), et wamal (herbs) (1).
S'a joutant à ces quatre grandes catégories et se coordonnant
avec elles on trouve des classes mineures incluant par exemple
les epiphytes, les cactus, les bambous.

(1) Nous avons laissé la traduction des termes indigènes en anglais ne-
pouvant pas en français traduire grasses et herbs par deux termes différents-
— 305 —

II y a très peu de catégories intermédiaires qui portent un nom.


Par exemple dans le taxon te? on trouve inclus 138 taxa
spécifiques et 28 qui incluent eux-mêmes de 2 à 7 taxa spécifiques; on
ne trouve jamais plus de deux niveaux hiérarchiques.
Un exemple de ces niveaux intermédiaires nous est fourni par
le taxon non spécifique hihte? (chêne) qui comprend des arbres
dans le nom desquels figure le mot hihte? et d'autres où il ne
figure pas mais que les Tzeltal considèrent comme des hihte?.

Les catégories intermédiaires non visibles.


On pourrait disent les auteurs arrêter là la description de la
catégorie te?; on pourrait alors classer les taxa alphabétiquement
ou selon la classification botanique scientifique, mais ce ne serait
pas très enrichissant sur le plan ethnographique. Mais si on suit
l'intuition selon laquelle il peut y avoir des niveaux intermédiaires
non nommés et si on peut démontrer leur existence, on apporterait
alors des informations hautement pertinentes sur le plan
psychologique.

Vérification des Hypothèses.


Les auteurs vont maintenant exposer les différentes méthodes
qu'ils ont utilisées pour mettre en évidence ces niveaux
intermédiaires.
La première consiste en de nombreuses heures de discussions
informelles avec les informateurs au cours de la récolte des
10 000 spécimens recueillis; ces discussions portaient sur les
similitudes entre les plantes, leur utilisation, etc., elles ont fourni des
indices sur ce qui peut être ou non une dimension sémantique
ethnobotanique.
La deuxième méthode a consisté à chercher jusqu'où les
informateurs subdivisent une liste de noms de plantes. Pour cela ils
ont écrit divers noms de plantes et d'animaux sur des feuilles de
papier séparées; puis ils ont demandé aux informateurs de mettre
dans des groupes séparés ceux qui étaient les plus semblables entre
eux. Les informateurs n'ont eu aucun problème pour placer les
animaux d'un côté et les plantes de l'autre, indiquant ainsi que
même en l'absence de terme pour la désigner il existe bien une
catégorie « plante ».
Puis les Tzeltal ont groupé les fiches entre les quatre grandes
catégories données ci-dessus, enfin, de proche en proche, en
donnant les taxons inclus dans les précédents, les informateurs
formaient des piles de fiches correspondant chacune au taxon du
niveau immédiatement inférieur. Par la même occasion ils
— 306 —

mettaient en évidence les traits rapprochant ou séparant les


éléments à l'intérieur d'une même catégorie.
Une fois démontrée l'existence de ces sous-groupes les auteurs
ont utilisé trois procédés pour découvrir les critères permettant
de les définir.
Le premier procédé utilisé est celui du test des triades utilisé
pour l'étude de la parenté et consistant à demander à l'intérieur
d'un groupe de trois éléments lequel est le plus différent des deux
autres; étant donné que le nombre de combinaisons de triades
augmente très vite avec le nombre d'éléments compris dans le
sous-groupe étudié, ce procédé ne peut être utilisé que si ce dernier
est relativement restreint.
Le deuxième procédé consiste à faire construire par les
informateurs une clef dichotomique en demandant à l'informateur
d'exprimer verbalement les concepts lui permettant d'établir
chaque division.
Le troisième procédé est celui de la comparaison par paire de
tous les éléments d'un groupement en demandant aux
informateurs de reprendre pour chacun d'eux toutes les différences et
similitudes considérées pertinentes pour chacun des autres; les
caractères utilisés ont été : la façon dont la tige pousse, la taille
et la forme des fruits.
Puis pour illustrer la méthode qui vient d'être exposée les
auteurs montrent comment ils l'ont utilisée sur un groupe de
plantes appelées « lianes » composées de cinq Cucurbitacées ; des
tableaux nous sont donnés pour représenter chaque procédé. Cette
méthode a permis aux auteurs de mettre en évidence d'une part
un groupe formé par deux calebasses appartenant au genre
Lagenaria et, d'autre part, un groupe formé par trois courges
appartenant au genre Cucurbita; et dans ce dernier groupe ils ont
pu montrer que les courges appartenant aux espèces C. pepo et
C. moschata sont rapprochées l'une de l'autre par les Tzeltal.

Conclusion.

Les auteurs concluent en disant qu'ils ont donc montré


l'existence de taxa non désignés par un terme chez les Indiens de
langue tzeltal. Ils rappellent alors la phrase de Davies et Heywood
disant que « le concept de Genre est aussi vieux que la science
populaire » ; pour eux c'est en donnant des noms à des catégories
jusqu'alors non nommées, ayant fait la preuve de leur validité sur
le plan culturel, que s'est ouverte la voie vers la verbalisation de
hiérarchies de plus en plus complexes.
— 307 —

Lagenaria siceraria
(large gouTd)
C/i Lagenaria siceraria
S. S

(battle gourd)
* o
Cucurbita ficifolia
u mayil
î
&
Cucurbita pepo
I

~£ Cucurbita moschata
r

a!' i

Lagenaria siceraria
Qarge. gourd)
Lagenaria siceraria
(bottle gourd)

Cucurbita ficifolia

Cucurbita pepo î .8.

Cucurbita moschata 3
«f

H.classificatoire
un
— autre
Figuretenant
n° ne
5 du
compte
tenant
deuxième
des
compte
catégories
article
que montrant
des
nommées
catégories
la etdifférence
non
nommées
nommées
entre
(à un
gauche)
(à droite)»
tableau
et
— 308 —

Les auteurs considèrent également que leur matériel peut aider


à soutenir l'hypothèse quelque peu négligée de Miller et Wallace
concernant les capacités de YHomo sapiens en ce qui concerne le
stockage et l'avancement de l'information; selon cette hypothèse
un niveau d'une taxonomie indigène ne peut pas contenir plus de
26 entités et en conséquence ne peut pas requérir plus de 6
dimensions binaires en relation orthogonale pour définir tous ces termes.
Pour terminer, les auteurs disent qu'il est urgent que d'autres
travaux soient entrepris pour étudier ces catégories non nommées
dont l'existence est maintenant prouvée.

Discussion.

Nous espérons avoir montré à travers ces deux rapides résumés


toute l'importance et l'intérêt de ces deux articles. Cet intérêt
réside principalement dans le fait que les auteurs nous livrent à
la fois deux expériences de terrain et deux types différents de classi-
cation, nous fournissant ainsi matière à réflexion dans le domaine
des classifications indigènes où les matériaux recueillis sont encore
peu nombreux, et, plus particulièrement, en ce qui concerne les
catégories non nommées où ils le sont encore moins. Il paraissait
en effet urgent de dépasser le stade de l'ethnobotanique où on
croyait avoir tout dit d'une classification quand on avait fait les
remarques suivantes : 1) les membres de telle population ont
une méthode de repérage très minutieuse pour distinguer un type
de plante d'un autre; 2) cette méthode est particulièrement
remarquable quand il s'agit de plantes cultivées; 3) la
nomenclature botanique indigène est généralement binomale : un des
termes étant appliqué à un ensemble de plantes, l'autre étant un
qualificatif permettant de distinguer chaque sorte de plante dans
cet ensemble; 4) les informateurs divisent le monde végétal en
grandes catégories regroupant les arbres d'une part, les lianes
d'autre part et enfin les herbes; 5) entre ces trois grandes classes
et le niveau inférieur on trouve peu de termes pour désigner les
catégories intermédiaires.
Notons à ce propos que le premier article est d'autant plus inté*
ressant que le découpage en catégories primordiales échappe au
schéma auquel nous ont habitué les récents travaux en ethnobo-
tanique : herbe/arbre/liane.
Mais il était difficile d'imaginer que, même s'il n'y avait pas de
terme spécifique pour les désigner, il n'existait pas de
regroupements à l'intérieur de ces trois ou quatre vastes classes; en effet
— 309 —

c'était précisément ce type de groupements établis en fonction de


l'organisation sociale ou des mythes que des ethnologues plus
anciens avaient mis en évidence (voir en particulier les citations
de Lévi-Strauss dans le chapitre « La logique des classifications
totémiques » de la Pensée Sauvage, Paris, 1962).
Ces deux articles sont trop riches pour qu'on puisse discuter en
détail de tous les problèmes qu'ils soulèvent, nous nous
contenterons donc de n'aborder que certains d'entre eux. Tout d'abord il
me paraît indispensable de préciser un certain nombre de points
qui me semblent prêter à confusion quant à l'objet même que
l'on s'efforce d'observer.

Où peut-on saisir le phénomène classificatoire?


En effet les auteurs ne distinguent pas dans leur étude : 1)
Système d'identification des plantes et des animaux, 2) système de
nomenclature, 3) système de représentation, c'est-à-dire système
rendant compte de la façon dont est organisé, au sein d'une
culture particulière, l'ensemble du monde naturel.
Il est vrai qu'il y a souvent coïncidence en tout ou en partie
entre ces trois systèmes ce qui peut entraîner une confusion dans
l'esprit de l'observateur : pour donner à une plante, par exemple,
sa place dans un système de représentation du monde végétal, il
faut d'abord pouvoir la reconnaître; pour pouvoir en parler il
faut la désigner par un nom, ce nom pouvant aussi bien déceler
ce qui a permis de la reconnaître que le rôle qu'elle joue dans la
société; de la même façon la place que cette plante occupe dans
le système de représentation peut dépendre du système de
nomenclature et du système d'identification. Mais quand on veut déceler
un phénomène classificatoire il me paraît essentiel de garder
présent à l'esprit que l'on peut se trouver en face de trois types
de démarche qui ne sont pas toujours superposables : identifier
une plante ou un animal, c'est-à-dire le reconnaître, lui donner un
nom, lui donner une place dans un système de représentation du
monde végétal ou animal.
Dans le premier article le problème est constamment présent
sans être traité de front car il semble que les auteurs aient été
portés par les informateurs eux-mêmes, dès le début de l'enquête,
à ne voir dans la classification qu'ils mettaient en évidence que le
système de représentation. Ce n'est qu'à la fin de l'article que le
problème de la reconnaissance des plantes est abordé nettement,
mais c'est pour nous dire qu'ils n'ont pu obtenir de réponses
indiquant sur quel critère morphologique les plantes sont reconnues.
Pourtant ils nous signalent que leurs informateurs leur disent
« à quoi les plantes ressemblent » ; on ne voit pas très bien
Journal d'Agriculture tropicale 19
— 310 —

comment on peut dire « à quoi quelque chose ressemble » sans


faire appel à sa morphologie. De plus ils remarquent que
l'apprentissage des enfants se fait plus à travers des démonstrations qu'à
travers une expression verbale; mais qu'est-ce que ces
démonstrations? On imagine mal des parents n'accompagnant pas une
« leçon de choses » dans la nature d'une explication verbale, si
minime soit-elle, donnant ainsi à l'enfant le moyen de reconnaître
à l'avenir ce qu'on vient de lui montrer. Enfin, une réponse de
type : « je sais ce que c'est, c'est mangé », ne prouve pas que
l'informateur n'ait pas un « truc » pour reconnaître la plante.
Par contre la technique d'enquête exposée dans le deuxième
article et qui est basée sur la mise en évidence de la façon dont les
informateurs distinguent une plante d'une autre, semble avoir
porté essentiellement sur des distinctions d'ordre morphologique.
Rien à priori n'interdit évidemment de penser que les auteurs
ont fait une bonne enquête. Mais nous pouvons nous demander,
étant donné que l'ambiguïté entre classification et système
d'identification n'est pas levée, s'il n'y a pas eu, sur le terrain confusion
dans l'esprit des enquêteurs sur l'objet même de leurs recherches.
Cependant si les deux études avaient été bien menées on devrait
trouver dans la culture des deux populations étudiées des indices
permettant de corroborer ces résultats; c'est-à-dire montrant pour
les Tzeltal une culture portée vers l'analyse des faits d'observation
et pour les Paiute une culture tournée vers les problèmes de
subsistance. Malheureusement s'en tenant aux règles du savoir-vivre
du bon ethnologue américain pour lequel on ne peut traiter dans
un article que d'un aspect d'un problème à la fois, les auteurs ne
nous renseignent pas sur ce sujet et nous n'avons droit qu'à une
tranche de pensée indigène. C'est un peu gênant, car somme toute,
savoir comment telle ou telle population classe les différentes
parties du monde naturel ne nous intéresse que dans la mesure
où cette étude permet de révéler l'ensemble de la culture.
Quant au système de nomenclature, il n'a pas non plus été
traité par les auteurs, sans doute dans la mesure où ils se sont
surtout intéressés aux catégories non nommées. Je traiterai donc
dans leur ensemble des problèmes qui se posent au niveau
linguistique, dans la perspective où se sont placés les auteurs.

Le Niveau linguistique.

Remarquons tout d'abord combien à la lecture de ces deux


articles, l'ethnobotanique apparaît tributaire de l'évolution des
recherches linguistiques.
— 311 —

Quand Conklin donnait sa définition des taxonomies indigènes


citées dans le deuxième article : « Un système de ségrégats qui
ont entre elles des relations d'inclusion hiérarchique... » c'était
l'époque où il paraissait évident que pour une ethnie donnée on
pouvait trouver la totalité des schemes de pensée au niveau des
mots. Puis en se penchant plus spécialement sur les problèmes
de syntaxe et de sémantique, les linguistes se sont intéressés aux
notions susceptibles d'exister dans la pensée des informateurs
sans qu'il y ait pour autant un terme spécifique pour les désigner.
C'est à ce problème que s'attaquent actuellement tous ceux qui
veulent dresser un tableau des connaissances d'une population
donnée et étudier comment elles sont communiquées.
Dans les articles analysés ici, il semble qu'il y ait confusion
entre plusieurs problèmes; en effet les auteurs ne se sont pas
préoccupés de définir nettement les différents cas qui peuvent se
présenter à l'ethnologue en matière de classification indigène et
ils ne précisent donc jamais auquel de ces cas ils ont à faire.
En effet entre la catégorie désignée par un terme spécifique et
celle qui, ne l'étant pas, n'est pas consciente à l'esprit des
informateurs et que l'ethnologue met en évidence par une enquête
appropriée, il y a toute la gamme des possibilités que la langue
met à la disposition des individus qui la parlent pour définir des
catégories dont ils ont une conscience plus ou moins nette, de
la façon qui leur semble la mieux appropriée; c'est-à-dire par
l'intermédiaire de périphrases ou de mots composés, dont la
formulation peut être plus ou moins stéréotypée et donc appartenir plus
ou moins à un mode d'expression commun à toute une culture.
Il s'agit de savoir au milieu de toutes ces possibilités, lesquelles
ont été retenues dans la culture étudiée ou lesquelles l'ethnologue
a pu mettre en évidence.
La confusion n'existe peut-être pas d'ailleurs, dans l'esprit des
auteurs, mais en l'absence d'un minimum d'indications susceptibles
de nous éclairer à ce sujet et concernant la structure des langues
pratiquées par les informateurs, le lecteur ne sait ce qu'il doit en
penser. Quelle est par exemple la structure des mots servant à
désigner les trois catégories principales mises en évidence dans le
premier article : [nadi kadi] , [nahân . idi] [Kâi nahân . idi] ?
Trouve-t-on parfois et dans quelle proportion, les termes te?,
?ak', ?ak et wamal désignant les catégories principales chez le
Tzeltal dans des noms de plantes composés? Aucun des auteurs
n'indique non plus si les termes qui désignent les plantes ont un
sens autre dans la langue.
— 312 —

De plus on ne dit pas si en l'absence de termes spécifiques les


Tzeltal ne désignent pas cependant par une périphrase l'ensemble
des cinq Cucurbitacées qui nous est donné comme exemple de
sous-groupe; on en vient à se demander si en l'absence totale de
désignation, les enquêteurs n'ont pas tout simplement amené
les informateurs à faire état de ressemblances morphologiques
entre certaines plantes parce qu'ils étaient eux-mêmes intéressés
par cet aspect du problème; en effet leurs techniques d'enquête
rappellent plus souvent les moyens utilisés pour tester
l'intelligence des enfants au sein de notre propre culture, qu'une méthode
capable de faire apparaître une démarche de pensée étrangère à
cette culture.
En ce qui concerne les rapports du système de nomenclature
et du système de classification nous n'avons pas de remarques à
faire au sujet du deuxième article pour lequel trop peu d'exemples
nous sont fournis.

Pour le premier relevons les faits suivants :


On trouve, selon qu'ils sont utilisés ou pas dans la vannerie,
des saules c'est-à-dire des plantes appelées siibi dans la deuxième
ou la troisième catégorie, c'est donc que pour les auteurs les siibi
ne constituent pas une classe d'arbres; il semblerait cependant que
si les Paiute ont éprouvé le besoin de donner ce nom à un certain
nombre d'arbres c'est que ces arbres avaient à leurs yeux quelque
chose en commun; malheureusement nous n'avons aucune
explication à ce sujet.
Le problème des termes qui pourraient être interprétés comme
classificateurs est soulevé aussi à propos du morphème pui qui
semble s'appliquer aux baies; mais des plantes appartenant à la
catégorie « baies » ne portent pas ce terme tandis qu'une autre qui
le porte appartient au groupe « racines ». Ces derniers faits nous
sont livrés avec ce commentaire tiré de Frake: «C'est l'usage qui
est fait d'un terme et non sa structure linguistique qui fournit des
preuves sur ce qu'il inclut; si on ne tient compte que des critères
linguistiques on risque d'être conduit à faire des confusions. Il
est cependant intéressant de noter les possibilités de grouper les
plantes en se référant à des raisons linguistiques ». Là aussi nous
serions en droit d'attendre une étude plus poussée du problème,
d'autant plus que l'on nous dit plus haut que apûi signifie œil.
Nous en arrivons maintenant à l'analyse de la structure même
des classifications qui nous sont fournies.
— 313 —

Notions de catégories hiérarchisées.

Si la première partie de la définition que Conklin a donné des


classifications indigènes est contestée dans les deux articles et plus
particulièrement dans la deuxième puisque c'est le sujet même de
cet article, ni dans l'un, ni dans l'autre on ne voit contesté la
deuxième partie de cette définition, c'est-à-dire « que les ségrégats
doivent être entre eux dans des rapports d'inclusion hiérarchique ».
Dans le même temps, ni pour les Tzeltal ni pour les Paiute, il
n'est fait d'allusions à l'existence de plusieurs taxonomies qui
fonctionneraient simultanément comme Conklin avait pu en
trouver chez les Hanunôo. Cet auteur a formulé lui-même les
réflexions suivantes qui montrent comment doit être interpréter sa
définition :
«A la différence des taxa scientifiques les ségrégats indigènes
peuvent appartenir à plusieurs structures hiérarchisées distinctes.
Le même ségrégat peut être placé comme catégorie terminale
dans une taxonomie basée sur la forme et l'apparence et en même
temps comme une catégorie terminale ou non dans une autre
taxonomie basée sur une approche culturelle (par exemple un
type de ségrégat basé sur la morphologie florale, opposé à des
catégories basées sur l'aspect fonctionnel des plantes qui sont
considérées comme des cultigènes alimentaires, médicinaux,
ornementaux, etc..) » (Conklin, 1962 b, p. 129).
Nous nous trouvons donc pour les Tzeltal comme pour les Paiute
en face d'un système classificatoire unique dans lequel est appliqué
le principe de rapports d'inclusion hiérarchique, c'est-à-dire avec
des catégories s'emboîtant les unes dans les autres et allant du
plus général au plus particulier.
Rappelons que les critères sur lesquels sont basés ces
classifications appartiennent à des domaines différents selon les
populations : caractères basés sur la morphologie pour les Tzeltal, sur
le mode d'utilisation et l'endroit où l'on trouve les phénomènes
en question pour les Paiute.
Cependant le problème que pose l'existence de catégories non
hiérarchisées est évoqué dans le premier article à propos de
résultats trouvés par Bright et Bright chez les Indiens de langue
Yarok et Karok (p. 398). Ces auteurs avaient suggéré que ces
Indiens avaient des biotaxonomies non hiérarchisées; ils avaient
mis en évidence des relations basées sur la ressemblance et les
avaient présentées par des modèles donnés sous forme de « sphères
d'influence ». C. S. Fowler et J. Leland disent à ce propos : « des
modèles semblables pourraient être élaborés pour certaines don-
— 314 —

nées recueillies chez les Paiute du Nord, mais les principes


hiérarchiques, qui existent bien (en anglais : that do exist), seraient
obscurcis. Nous pensons que l'ensemble des données Paiute (du
Nord) représentent un mélange de schémas hiérarchiques et non
hiérarchiques et ces derniers présentent des problèmes spéciaux
aux investigateurs. » II ressort de ces réflexions, d'une part, que
l'existence d'une structure classificatoire hiérarchisée n'est pas mise
en doute et, de l'ensemble de l'article, d'autre part, que l'on veut
mettre cette structure en évidence en écartant de façon manifeste
tout ce qui n'y appartient pas. Cette attitude est accompagnée
d'un principe semble-t-il admis par les auteurs des deux articles,
bien qu'il ne soit pas exprimé explicitement, que chaque plante
ne peut occuper dans la classification qu'une place et une seule,
comme dans la systématique botanique scientifique.
Or dans le premier article, les auteurs disent que plusieurs
classifications ont été alternativement fournies pour les remèdes
médicinaux et que, les plantes médicinales pouvant être utilisées à
diverses fins, certaines sont placées dans plus d'une catégorie.
De plus le paragraphe consacré à ces plantes se termine sur
cette réflexion : « Les plantes ne forment pas des ensembles en
opposition; ce sont les utilisations qui s'opposent», sans que les
auteurs s'arrêtent plus longuement à cette idée qui jette pourtant
un doute sur l'ensemble de leurs résultats : et s'ils avaient mis
en évidence une classification des différents types d'utilisation
du monde naturel et non une taxonomie végétale et animale?
D'autres contradictions surgissent ici et là dans le premier
article : Où doit-on placer, par exemple, une plante qui aurait
des fruits comestibles et dont la tige serait utilisée pour faire
des paniers? ou une plante qui aurait à la fois des racines et des
fruits comestibles? Plus loin, aucune explication ne nous est
donnée sur les raisons qui ont amenés les auteurs à penser que
des critères basés sur des techniques de récolte ne convenaient
pas pour ordonner des plantes dans une taxonomie.
Enfin, on se demande comment les problèmes qui se sont posés
aux auteurs pour établir la figure 8 ne les ont pas portés à réfléchir
sur la validité des relations hiérarchiques présentées au début
de l'article puisqu'ici elles sont renversées et que la catégorie
des choses qui poussent en place englobe tout, étant ainsi
supérieure à la catégorie des choses qui sont mangées.
Pour le deuxième article, étant donné le peu d'exemples qui nous
sont donnés, c'est surtout à propos de la méthode d'enquête
utilisée pour mettre en évidence des catégories hiérarchisées que
nous voyons apparaître des contradictions.
—— olO — —

II n'y a rien de particulier à dire sur l'enquête « informelle »


qui ne semble avoir joué qu'un rôle d'indicateur et non directeur
pour les auteurs. Mais examinons de plus près les autres procédés
utilisés.
Le système de fiches classées par les informateurs eux-mêmes
est très intéressant; le seul inconvénient est que l'on ne peut
l'utiliser qu'avec des informateurs sachant lire ; notons de plus
que ce système d'enquête semble pousser les informateurs à
n'établir de catégories qu'à l'intérieur d'une catégorie plus vaste :
ils divisent un grand tas en plusieurs petits tas sans reprendre
de fiches ailleurs, c'est-à-dire que cette méthode d'enquête semble
induire automatiquement un système « en arbre •» de relations
hiérarchisées.
Examinons maintenant les procédés employés par les auteurs
pour chercher la façon dont les Tzeltal définissent et délimitent
les catégories mises en évidence :
le test des triades : les auteurs en donnent eux-mêmes les
limites; il ne peut servir qu'à l'intérieur de séquences relativement
petites.
Mais c'est sur les derniers procédés que porteront plus
spécialement les critiques :

1) la clef dichotomique :
En demandant à un informateur de construire une clef
dichotomique l'ethnologue présuppose qu'il existe toujours dans l'esprit
de cet informateur une différenciation de type binaire entre les
plantes; ainsi en forçant l'informateur à rechercher puis à
exprimer verbalement les différences entre deux plantes, il peut faire
croire qu'il y a conscience d'un phénomène là où il y en a peut-
être pas. Il est fort possible qu'un processus de différenciation de
type binaire existe chez les Tzeltal mais rien dans l'article ne nous
permet de le penser; on a plutôt l'impression qu'en demandant
aux informateurs de construire des clefs dichotomiques les
enquêteurs les ont amenés à se livrer à un exercice tout à fait artificiel
ne correspondant à aucun scheme de pensée habituel.
2) La comparaison par paires :
La tournure passive de la phrase indiquant que ce sont des
caractéristiques morphologiques qui ont été utilisées dans les
différenciations à l'intérieur des paires ne nous permet pas de
savoir si ces critères ont été fournis spontanément ou non par les
informateurs. Selon la réponse qu'il faut donner à cette question
le sens de cette partie de l'enquête est tout à fait différent. Dans le
— 316 —

cas où ces critères auraient été fournis spontanément, les auteurs


auraient dégagé de cette façon un phénomène classificatoire
conscient. Dans l'autre cas il s'agirait d'une « analyse componentielle »
par laquelle les auteurs auraient essayé de déceler les facteurs
de différenciation considérés par les informateurs comme étant
les plus pertinents; mais ces facteurs étant au départ proposés
par l'ethnologue il devrait alors en établir une liste la plus
exhaustive possible et nous pouvons alors nous étonner que l'on ne nous
parle ici que de caractères morphologiques.
Pour terminer cette discussion je parlerai du sentiment qui a
le plus constamment animé les auteurs de ces articles, c'est-
à-dire du désir de donner à leurs résultats les meilleures garanties
d'objectivité.
Recherche de l'objectivité.

Le souci d'objectivité des auteurs est rappelé à plusieurs reprises


dans leur article; pour ce qui est du premier dès la première page,
les auteurs nous disent qu'ils veulent éviter les partis-pris a priori,
plus loin (p. 393) ils nous parlent du dilemne qui se pose à
l'ethnologue : soit faire confiance à un seul informateur, soit faire la
moyenne entre les réponses de plusieurs. Pour le deuxième article,
les auteurs affirment dans leur conclusion que grâce à leurs
méthodes d'investigation, « la structure taxonomique qu'ils ont
mise en évidence n'est pas une clef arbitraire découlant
d'oppositions de leur propre invention qui ne seraient pas valables
pour les Tzeltal ».
J'ai suffisamment montré au cours de cette discussion comment
certaines des méthodes employées par les auteurs avaient pu
induire le type de résultats obtenus en le présupposant à l'avance,
et plus particulièrement en ce qui concerne le principe d'inclusion
hiérarchique entre les catégories pour qu'il ne soit pas nécessaire
d'y revenir ici. Mais comme il est difficile de montrer les dangers
d'une méthode sans en proposer une autre, je vais donc présenter
la façon dont j'ai moi-même travaillé sur le terrain pour récolter
les résultats dont une partie est exposée dans l'article cité plus
haut (p. 298).
Je présentais dans cet article une méthode d'exploration des
matériaux susceptible de relancer l'enquête, mais non ma méthode
de travail sur le terrain même, ce qui est fort regrettable. Si les
américains ont tort à nos yeux de consacrer des articles à des
problèmes de méthode sans indiquer dans quel contexte général
ils s'inscrivent, en France on aurait, paraît-il, trop tendance à
vouloir jouer les « illusionnistes » et à ne pas dire comment on
— 317 —

est arrivé aux résultats que l'on expose. Heureusement depuis que
j'ai écrit cet article, nous avons appris à nous contester nous->
même et je vais donc dès maintenant dévoiler comment j'ai
travaillé.

MÉTHODE D'ENQUÊTE UTILISÉE PAR CLAUDINE FrIEDBERG


CHEZ LES BUNAQ (TlMOR) (1).

Comment faire pour ne pas être tributaire des à-priori?


Pour ma part je n'ai trouvé qu'un seul moyen d'y échapper :
les utiliser tous sucessivement, ou plus exactement étudier le
problème de tous les points de vue possibles, en essayant
évidemment de ne pas en oublier. Ce n'est d'ailleurs pas une démarche
originale et nouvelle, même en ethnobotanique, puisque c'est celle
suivie par Conklin dans sa thèse. Pratiquement, en ce qui
concerne l'enquête sur le terrain, cela signifie que chaque fois que
sera abordé avec les informateurs un sujet où les plantes
interviennent on essayera de voir si on ne va pas faire apparaître un
phénomène classificatoire.
Par exemple, si on parle d'agriculture, on cherchera à savoir
si les différentes façons de traiter les plantes font apparaître une
classification; si on parle de cueillette on verra si les techniques
de cueillette ne permettent pas d'établir des catégories; de la
même façon on cherchera si les oppositions qui se manifestent
dans le rituel s'appliquent aussi aux plantes et si elles ont une
valeur classificatoire; au niveau de la langue chaque fois qu'un;
informateur donnera un nom de plante, on demandera s'il n'y
a pas de plantes portant le même terme de base avec un autre
déterminant.
Le problème au bout d'une enquête de ce genre est d'organiser
les divers résultats obtenus; c'est-à-dire déterminer si on se trouve
en face de plusieurs systèmes classificatoires juxtaposés, résultat
auquel était arrivé Conklin pour les Hanunôo, ou si un point de
vue l'emportant sur les autres, les informateurs arrivent à englober
tout le monde végétal dans un seul système classificatoire. Il

(1) Cette enquête a été menée au cours d'une mission ethnologique


pluridisciplinaire franco-portugaise (financée par le C.N.R.S. côté français et par
la Junta de Investigates do Ultramar, côté portugais) ; elle s'est déroulée
de mai à novembre 1966 dans l'Ile de Timor, une des petites îles de la Sonde
au Nord-Ouest de l'Australie. Cette mission était dirigée par L. Bertre et
comprenait en outre Maria et Henri Campagnolo et Brigitte Clamagirand qui
ont travaillé sur d'autres populations de la partie portugaise de l'Ile. Les.
principes généraux d'enquête exposés ici qui ont été élaborés en commun, ont
aussi été appliqués par les autres membres de la mission.
— 318 —

s'agit alors de savoir pourquoi pour telle plante est-ce tel critère
qui l'emportera sur les autres : morphologie, utilisation, rôle rituel,
mythologique, etc.; il peut aussi se faire qu'il n'y ait pas de
système du tout, ou tout au moins un système fractionnaire.
Pour les Bunaq, je me trouve en face d'une conception du monde
végétal dont certaines parties sont structurées et d'autres pas ou
presque pas. Les catégories peuvent avoir entre elles des rapports
d'inclusions hiérarchiques ou se chevaucher, certaines plantes
pouvant alors appartenir à plusieurs catégories. Pour certaines
plantes, en particulier pour celles qui étant cultivées possèdent de
nombreuses variétés, le système d'identification coïncide avec le
système classificatoire. Quant au système de nomenclature il
semblerait déceler un système classificatoire basé sur la morphologie.
Avec des structures de ce type il semble que s'il y avait évolution
vers une désignation d'un nombre de plus en plus élevé de
catégories, ce ne serait pas, comme le suggèrent les auteurs du
deuxième article dans leur conclusion, à partir de tous les types de
groupements de plantes qui existent dans l'esprit des Bunaq sans
être désignées par un terme spécifique; s'il devait y avoir évolution,
je pense que ce serait plutôt après compétition entre différents
types de critères : certains seulement seraient conservés comme
pertinents et seules les catégories résultant de ces critères seraient
retenues.
Nous ne pouvons pas entrer ici dans le détail des résultats que
je me suis efforcée d'explorer partiellement dans l'article cité ci-
dessus en me donnant pour règle de ne diviser aucun des
groupements qui m'était apparu comme ayant une existence dans l'esprit
des Bunaq. Ce principe de non-division des groupements reconnus
comme tels, m'a empêchée en particulier d'utiliser certaines
différenciations de type dichotomique qui avaient pu au début
apparaître comme primordiales et auxquelles j'ai dû donner une
valeur plus restreinte à l'intérieur de groupements déjà constitués.
Par exemple l'opposition fondamentale, tant sur le plan mythique
que sur celui de l'organisation sociale et du rituel, entre le chaud
et le froid n'a pas de valeur classificatoire primordiale étant donné
qu'une même plante peut varier de « température » au cours de
sa croissance; il existe cependant un petit groupe de plantes
froides et un autre de plantes chaudes. Il existe également une
opposition entre des plantes dites mâles et d'autres dites femelles
mais qui sert uniquement à distinguer deux types de plantes
portant un même nom de base dans un nombre assez limité de
paires. J'aurais pu aussi me servir d'une série d'oppositions qui
— 319 —

m'avait été fournie par les Bunaq pour construire la clef ci-
dessous; dans cette clef nous ne donnons que quelques exemples
mais qui montrent comment les tubercules y sont dispersés au
lieu de se retrouver tous dans la même classe comme les Bunaq
le pensent.

/s.

\
plantes à tige plantes^^ sans tige

à feuilles à feuilles
a noeuds ^ étroites non étroites
/ i x^ x t
herbacées] ligneuses N ; J
des Grami- les taros
i lianescentes \ courtes et
i sans noeud
herbacées
millet, etc.
herbacées 1 ligneuses
I
lianescentes \
manioc
ignames

Comment a été menée sur le terrain l'enquête elle-même?

Tout d'abord je me suis contentée de récolter des plantes en


demandant simplement leur nom et leur utilisation. Puis quand
j'ai eu un certain nombre de spécimens j'ai regroupé ceux
d'entre eux qui portaient un terme en commun; ensuite, d'après la
structure générale de la langue bunaq, j'ai déterminé si ce terme
devait être considéré comme étant un terme de base ou un
déterminant? J'ai alors demandé systématiquement les noms de toutes
les plantes portant le même nom de base et me suis procuré les
spécimens de chacune d'entre elles quand cela était possible.
Dans le même temps à travers des exemples qui m'étaient donnés
spontanément, j'ai commencé à cerner ce que la notion de
catégorie pouvait représenter pour les Bunaq. Par exemple quand
mes informateurs m'ont donné le nom du Bancoulier, Barut
— 320 —

(Aleurites molucana Willd.) ils m'ont dit qu'il y avait trois Barut,
et m'ont désigné alors le Ricin, Malaka (Ricinus communis L.) et
Alul (Jatropha curcas L.). De la même façon quand ils me
montraient un haricot appartenant au genre Vigna, Ho guzu — Ho
noir (1) — ils me disaient : « mais il y a aussi celui-ci » en mé
désignant le Dolichos lalab L., Pao uor — Pao légume — ; par la
suite j'ai obtenu une liste de plantes portant le terme de base Ho
et d'autres le terme Pao; c'étaient des plantes qui à mes yeux
étaient toutes des haricots. J'ai demandé alors quelle était la
différence entre Pao et Ho; il m'a été répondu que la gousse des
premiers était plate et celle des seconds cylindrique; ceci
concordait parfaitement avec le fait que dans certains villages le
Phaseolus vulgaris L., d'introduction récente, était appelé Pao Ho,
sa gousse pouvant être considérée comme étant intermédiaire entre
celle des Ho et celle des Pao.
Le principal obstacle qu'il m'a fallu surmonter pour mener
mon enquête a été dû au fait que mes informateurs et moi
utilisions la langue indonésienne pour communiquer. Or dans cette
langue il existe des termes désignant des catégories qui sont
absents dans la langue bunaq. Par exemple il existe en indonésien,
contrairement au bunaq, un terme (katjang) qui désigne les
haricots et un autre (ubi) qui désigne les tubercules. Mais les
inconvénients de l'emploi de la langue indonésienne pour
l'enquête ont été atténués du fait que l'indonésien parlé par les
Bunaq n'est pas exactement celui qui est parlé à Djakarta, dans
la mesure où les Bunaq qui l'apprennent à l'école avec des
instituteurs bunaq l'ont adapté à leurs notions.
Ainsi après que j'eus relevé un certain nombre de catégories
apparues spontanément au cours de l'enquête, sans qu'il y ait
toujours un terme spécifique pour les désigner, mais au moins
toujours une formulation stéréotypée commune à tous les
informateurs et se présentant sous forme de périphrases, nous sommes
tombés d'accord, les Bunaq et moi, pour utiliser le terme
indonésien golongan (catégorie) dans nos discussions; je demandais,
par exemple, à quelle golongan appartenait telle ou telle plante.
Il ne semble pas qu'il y ait d'équivalent bunaq à golongan, mes
informateurs traduisaient ce terme, s'il s'agissait d'un arbre, par
Hotel ginil tita mal c'est-à-dire les arbres dont les noms vont
ensemble.

(1) Nous indiquons entre tirets en français, les termes traduisibles, ce


qui dans les exemples donnés ici ne se produit que pour certaines
déterminants.
— 321 —

Mais il est certain qu'une enquête menée directement en langue


Imnaq eut donné des résultats plus satisfaisants et que j'ai dû faire
des contre-sens dans mes interprétations.
Le seul des procédés d'enquête que j'ai utilisé qui soit proche
de ceux décrits dans le deuxième article a été un relevé
systématique des différenciations entre plusieurs types de plantes
appartenant à un groupement, procédé s'apparentant à celui de la
■comparaison par paires; je ne l'ai utilisé que dans quelques cas
seulement et encore de façon très limitée comme on pourra le
constater pour les ignames par exemple.
J'ai longtemps fait des confusions entre certains types d'ignames
•que je ne connaissais que de nom, ayant pris des noms de
catégories pour des noms de types. J'ai débrouillé le problème en me
faisant donner, pour toutes les ignames dont j'avais le nom, les
•caractéristiques de tous les éléments de la plante que mes
informateurs m'avaient signalée, seuls ou associés, pour chaque igname
séparément. La présence ou l'absence d'épines sur la tige et les
tubercules est apparu alors le caractère permettant de distinguer
deux catégories d'ignames : les Dik loi — Dik bon — (Dioscorea
dilata) et les Dik taliq (Dioscorea esculenta) . J'ai cru alors pouvoir
continuer à établir une clef de distinction en jouant sur les
combinaisons entre les différentes couleurs que peuvent prendre la
►chair et la peau des ignames, compte tenu que pour certaines les
Bunaq considèrent que la peau est formée de trois couches de
ccouleurs différentes. Mais assez rapidement je me suis rendue
^compte que je n'arriverai à rien; en effet certaines ignames ayant
la même combinaison de couleurs sont cependant considérées
•comme appartenant à des types différents. J'ai alors demandé à
mes informateurs comment ils les distinguaient : « par la forme »
me fut-il répondu. Je leur ai demandé s'ils pouvaient les dessiner
et j'ai ainsi obtenu un dessin différent pour le tubercule de chaque
type d'igname mais aucune clef dichotomique basée sur des caraco
tères pouvant s'exprimer verbalement.
Mais j'ai surtout beaucoup enquêté dans le cadre de sortes de
réunions contradictoires qui s'organisaient quand je voulais
discuter de problèmes concernant la conception que les Bunaq ont
«du monde végétal; je leur soumettais alors des informations que
j'avais recueillies ailleurs et nous en discutions ensemble; ou je les
questionnais sur la façon dont il fallait interpréter certains faits
contenus dans le rituel ou les textes de littérature orale. Il me
faut ajouter que ce type d'enquête n'était possible que parce que
l'organisation sociale des Bunaq et le reste de leur culture étaient
létudiés par ailleurs par L. Berthe qui était en même temps que
— 322 —

moi sur le terrain et y avait déjà travaillé 18 mois, plusieurs années


auparavant.
En fait, je ne pense pas que l'on puisse jamais obtenir de
résultats satisfaisants si en allant travailler sur un terrain quelconque
on croit pouvoir s'intéresser d'emblée aux classifications indigènes.
Il faut un minimum de connaissances générales du fonctionnement
de la société à laquelle on s'adresse et du contexte culturel et
naturel dans laquelle elle évolue pour parvenir à cerner le ou les
niveaux auxquels on pourra saisir un phénomène classificatoire,
puis pour chacun de ces niveaux trouver en fonction du contexte
les questions qu'il faut poser pour délimiter petit à petit ce qui
peut être une classe.
Il est curieux de constater (voir le résumé de la conclusion
p. 303) comment pour les auteurs du premier article les
informations qui paraissent à d'autres être des préalables à toute enquête
sur les classifications ne constituent pour eux que des compléments
dont l'importance ne leur est apparue qu'une fois leur étude
achevée. Pourtant, il n'est que de lire, par exemple, dans le dernier
numéro de ce journal, les résultats des études de J. Dournes sur
l'aspect végétal de l'univers Jôrai, pour être convaincu qu'une
analyse de classification ne peut se faire qu'une fois que le
problème a été situé dans l'ensemble de la culture de la population
à laquelle on s'intéresse.
Je pense qu'il y a là une différence fondamentale dans la
démarche même qui est entreprise; d'un côté il s'agit de découvrir
les normes suivant lesquelles fonctionne l'esprit de Y Homo sapiens
(cela nous est presque dit en ces termes) et on essaiera alors de
saisir ces normes à tous les niveaux, de l'autre il s'agit d'observer
le comportement de l'homme dans sa totalité au sein d'une
certaine organisation sociale. Dans ce dernier cas la classification
indigène n'est pas en elle-même l'objet que l'on veut étudier, elle
n'est qu'un des révélateurs d'un certain type d'organisation sociale
qui est celui auquel appartiennent les informateurs et dont, en se
proposant d'analyser tous les aspects, on veut saisir le
fonctionnement.
Etant donné ces différences de perspectives il est évident que les
méthodes d'enquête ne peuvent pas être les mêmes dans les deux
cas. Par exemple pour le deuxième le système des questionnaires-
systématiques est difficilement utilisable. Il serait naïf de croire
que des questions comme celles qui nous sont présentées dans le
tableau p. 395 du premier article puisse rendre compte de la
conception que les Indiens se font du monde végétal et animal :
— 323 —

« Question » Que sont les choses sur et au-dessus de la terre?


« Réponse » Les choses que nous mangeons.
« Question » Quoi d'autre?
« Réponse » Les choses que nous chassons.
« Question » Quoi d'autre?
« Réponse » Les choses sous l'eau.
« Question » Quoi d'autre?
« Réponse » Les choses qui volent.
« Question » Quoi d'autre?
« Réponse » C'est tout.
« Question » Qu'est-ce qui est mangé?
« Réponse » Le tournesol, les pignons, etc..
« Question » Qu'est-ce qui est chassé?
« Réponse » Les daims, les antilopes, les moutons de montagnes..
« Question » Qu'est-ce qui vole
etc..

Ceux qui l'ont utilisé semblent l'avoir fait dans le but d'atteindre
une certaine objectivité mais, même s'il est basé sur les premières
réponses fournies par les informateurs, il ne peut mener qu'à une
objectivité illusoire, dans la mesure même où il ne sera basé que
sur les premiers résutats obtenus.
Et qu'est-ce que l'objectivité en ethnologie? L'informateur lui-
même peut-il être objectif à l'intérieur de sa propre société? Non,,
sa réponse dépend de sa position dans cette société. Vouloir
atteindre à l'objectivité en faisant la moyenne des réponses comme
nous le proposent C. S. Fowler et J. Leland est sans commune
mesure avec le but que se donne l'ethnologue. Ce but n'est pas
d'établir le comportement moyen des individus de la société qu'il
observe mais de mettre en évidence le ou les modèles selon lesquels
on se comporte dans cette société et comment chaque informateur
se situe par rapport à ce ou ces modèles et pour quelle raison.
Quant à l'ethnologue ce n'est pas en se bornant à ne tenir compte
que de ce qui lui paraît cohérent, en éliminant ce qui ne lui paraît
pas « convenable », qu'il fera preuve d'objectivité scientifique. Car
ce qui lui paraît cohérent ne l'est peut-être que dans le cadre d'une
certaine culture : la sienne. Il est frappant de voir à quel point
les auteurs des deux articles ont été poussés par le désir de
retrouver chez leurs informateurs indiens des structures
familières : celles de nos systèmes classificatoires scientifiques; ceci
est surtout sensible dans le deuxième article.
Mais peut-on vraiment s'effacer en tant qu'individu représentant
d'une certaine culture pour n'être sur le terrain qu'une machine
— 324 —

■enregistreuse de faits que l'on voudrait objectifs? Je pense que


ce n'est pas possible et qu'il vaut mieux une fois pour toutes en
prendre son parti.
Le dialogue que l'ethnologue engage sur le terrain ne s'établit
pas entre une société qui ne se manifesterait que par
l'intermédiaire de modèles qu'il faudrait déceler et un chercheur qui ne
serait qu'un instrument de mesure, mais entre les individus
représentant la société que l'on veut étudier et des individus appartenant
à une autre société qui sont les ethnologues.
Je pense qu'il est plus facile d'atteindre le phénomène que l'on
veut étudier en se montrant aux informateurs tel qu'on est,
«'est-à-dire avec des habitudes de pensée propre à notre culture
plutôt qu'en essayant d'oublier cette culture, ce qui de toute
façon au niveau des schemes inconscients est illusoire. Pour ma
part il m'a toujours paru fructueux d'entamer une discussion en
manifestant les différences qu'il pouvait y avoir entre mes
informateurs et moi, sur l'idée que nous nous faisions d'une plante,
de façon à prendre mieux conscience de leur façon de voir; je
m'étonnais ouvertement par exemple de voir mettre dans une même
catégorie des plantes à feuilles peltées comme les Colocasia et
d'autres ayant des feuilles qui ne le sont pas comme les Xantho-
soma, ou de ce que les vertus purgatives des graines du Ricin ne
soient pas la caractéristique la plus évidente de la plante; ou
encore je donnais mon interprétation d'éléments contenus dans
leurs mythes pour leur demander leur avis. Au cours des réunions
contradictoires dont j'ai parlé plus haut, je n'étais pas passive
mais participais à la discussion en donnant mon point de vue.
Encore faudrait-il pour que ce type de dialogue s'engage que
l'ethnologue ait réellement conscience d'appartenir à une culture
«t qu'il en maîtrise tous les aspects.
Or l'apprenti ethnologue sortant de sa civilisation urbaine où
les végétaux et les animaux considérés dans leur habitat naturel
ne tiennent plus guère de place est-il encore capable d'appréhender,
à travers sa propre culture, les aspects du monde végétal et animal
qui se présentent à lui sur le terrain?

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