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Les « Forces Profondes » outil d’analyse des

Relations Internationales

La Première Guerre mondiale sonne l’heure du changement. La mobilisation de toutes les ressources,
le carnage, les destructions et les conséquences d’un conflit « total », impliquant autant les civils que
les militaires à une échelle inconnue jusque-là, transforment le regard sur la chose internationale. La
recherche des causes et des éléments belligènes oblige à regarder au-delà des facteurs politiques et
personnels. Connaître les calculs des uns et des autres, l’adresse de tel dirigeant ou l’incompétence
de tel responsable, tout cela apparaît comme accessoire à côté de l’hécatombe à expliquer.
L’ampleur de la tragédie amène les historiens à scruter de près ces problèmes internationaux si
pleins de dangers. Il faut comprendre comment et pourquoi l’Europe en est arrivée à la guerre
illimitée. Le conflit ébranle la société et la bouleverse de fond en comble. Ses sources ne sauraient
être limitées à la seule action des milieux politiques et diplomatiques. Expliquer le fait international
oblige à diriger son regard plus loin que les chancelleries et vers les conditions générales de la société
(l’« environnement »). Aussi fondamentales soient-elles, politique et diplomatie ne peuvent plus être
prises comme des domaines se suffisant à eux-mêmes.

La Première Guerre mondiale n’est pas l’unique agent de la mutation qui s’amorce. La réalité
s’impose sur un autre plan : l’influence amplifiée du marxisme après 1917 contribue à éveiller
l’intérêt pour le rôle des facteurs économiques dans l’explication des phénomènes. On commence à
mesurer les carences de l’histoire purement diplomatique. L’attention est portée sur la multiplicité
des forces sous-jacentes qui influencent la formulation et la mise en œuvre de la politique étrangère,
qu’elles soient économiques, sociales, démographiques ou autres.

L’historien Pierre Renouvin (1893-1974) est le maître d’œuvre et l’animateur de la transition. Sa


perspective est essentiellement diplomatique dans Les origines immédiates de la guerre (1925). La
notion de « forces profondes » qui agissent sur la diplomatie apparaît pour la première fois dans La
crise européenne et la Grande Guerre (1934). Elle est mise à contribution dans La question
d’Extrême-Orient 1840-1940 (1946) et elle sous-tend l’Histoire des relations internationales qu’il
dirige et dont les huit tomes paraissent entre 1953 et 1958. Dans Introduction à l’histoire des
relations internationales (1964), rédigé avec son élève Jean-Baptiste Duroselle (1917-1994), Renouvin
livre un exposé méthodologique qui définit les « forces profondes » et situe leur rôle dans
l’explication historique.

L’élargissement et l’approfondissement du domaine se reflètent dans le changement de


l’appellation : l’histoire diplomatique cède le pas à l’HRI (Histoire des Relations Internationales). La
critique de l’histoire diplomatique ne bascule pas dans le rejet de l’État, objet d’étude qui n’a rien
perdu de son intérêt. Il ne s’agit pas de renoncer à l’étudier, mais de mieux le comprendre. Plus
ambitieuse et plus vaste que l’histoire diplomatique, l’HRI scrute, sous tous les angles et toutes les
coutures, les rapports entre communautés humaines. Dans l’introduction générale d’Introduction à
l’histoire des relations internationales, Renouvin écrit :

Ce n’est pas l’objet de l’histoire diplomatique qui prête à contestations ; c’est sa méthode, telle que
ses adeptes la pratiquent souvent. Parce qu’il dispose de « sources » abondantes, dont l’accès est
facile, l’historien se laisse submerger par les documents, sans se résoudre à sacrifier dans sa
recherche les menus incidents qui ont retenu, pour un instant fugitif, l’attention des chancelleries.
[…] L’erreur de cet historien est de croire que les documents diplomatiques peuvent suffire à étudier
l’histoire des relations internationales. (Renouvin 1953, xii)

La démarche de Renouvin est prudente. Dans l’Introduction à l’histoire des relations internationales,
les « forces profondes » sont présentées au début de chaque volume, mais, dans le traitement des
relations internationales, les facteurs politiques – souci de sécurité, désir de prestige, volonté de
puissance – l’emportent. Le facteur économique n’a qu’un rôle d’appoint : c’est tantôt une arme
utilisée à des fins politiques, tantôt une monnaie d’échange. Les intérêts non politiques s’exercent,
mais les intérêts politiques demeurent primordiaux. La primauté de l’État est confirmée. La décision
appartient à l’homme d’État mû, en dernier ressort, par des considérations politiques. Dépendant de
la recherche disponible, l’Introduction à l’histoire des relations internationales ne pouvait
qu’exprimer la primauté du politique.

La vision est interétatique. La première phrase de l’Introduction à l’histoire des relations


internationales marque le terrain : « L’étude des relations internationales s’attache surtout à analyser
et à expliquer les relations entre les communautés politiques organisées dans le cadre d’un territoire,
c’est-à-dire entre les États. » Le premier paragraphe se termine par une phrase qui ne laisse aucune
place à l’ambiguïté : « C’est donc l’action des États qui se trouve “au centre des relations
internationales”. Tel est le cadre général où nous nous sommes placés ici. »

Renouvin a ouvert la voie menant à une histoire globale des relations internationales. Il a opéré le
virage décisif sur les plans conceptuel et méthodologique. L’étude de la politique étrangère ne
saurait plus se faire à partir d’elle-même. L’historiographie doit tenir compte des mouvements de
fond et des facteurs non politiques dans l’explication de l’action internationale des États. Tout en
conservant leur spécificité, l’extérieur et l’intérieur sont mis en communication par le va-et-vient de
l’historien. C’est une insigne contribution dont il n’a vu que les premiers fruits de son vivant. La
recherche historique concrète dans la nouvelle optique ne faisait que commencer.

À ce stade, le projet consiste à élaborer des explications adéquates du comportement des États en
mettant en lumière les forces diverses qui les influencent. L’HRI commence par englober tous les
phénomènes interétatiques, quelle que soit leur nature. Aucune recherche nouveau genre ne se
limite aux sources diplomatiques, même si leur apport ne peut de quelque manière que ce soit être
sous-estimé. Des archives économiques de l’État aux archives d’entreprises, des fonds d’associations
aux sources littéraires, l’historien des relations internationales doit se renseigner là où les « forces
profondes » le mènent. Quant aux relations non étatiques, elles représentaient une interrogation
d’avenir autant dans les sciences humaines et sociales que dans la société elle-même, où elles n’en
sont qu’aux balbutiements. Il n’empêche que, dès lors que la sortie de la sphère strictement politico-
diplomatique est amorcée, tout devient possible.

Les « forces profondes » : outillage analytique de l’HRI

Le passage à l’HRI est marqué par la fin de la singularité de l’État comme entité dotée d’une
personnalité internationale et par la fin de l’autonomie du politique par rapport aux autres
dimensions de la vie collective (économie, société, mentalités, culture, etc.). On comprend de mieux
en mieux que l’État n’est pas l’unique acteur sur la scène internationale. Entreprises, financiers,
commerçants, missionnaires, groupes de pression, partis politiques, syndicats, associations de toute
nature et individus se déploient dans le monde. On se rend à l’évidence que l’État ne s’occupe pas
que de questions de haute politique, même si celles-ci demeurent sa prérogative et son champ de
prédilection. On reconnaît que l’État n’agit pas en vase clos : il prend en considération les exigences
et les souhaits de certaines forces nationales intéressées par le monde extérieur ; il doit souvent
arbitrer ; il est soumis à des contraintes diverses (géographiques, démographiques, économiques,
militaires et autres).

Ce sont là les facteurs sous-jacents de l’action internationale, à côté desquels les tractations
diplomatiques peuvent ressembler à des mouvements de surface ou à des activités
d’accompagnement. L’HRI prend en compte les influences de tous ordres qui agissent sur la politique
étrangère. Présentées dans la première partie de l’Introduction à l’histoire des relations
internationales, les « forces profondes » sont matérielles et morales. Les facteurs géographiques
comportent les ressources naturelles, la position dans le monde et l’étendue. Parmi les conditions
démographiques, sont retenus l’accroissement des populations et les mouvements migratoires. Les
forces économiques ont droit à trois chapitres. Viennent enfin les facteurs de mentalité collective et
les idéologies qui s’expriment à travers le sentiment national, le nationalisme et le mouvement
pacifiste. Les « forces profondes » ont un caractère collectif et durable. Leur évolution est lente ;
elles appartiennent au temps long, autrement dit aux structures qui vont désormais intervenir dans
l’explication de l’événement. Le mobile, l’éphémère et le malléable, telle l’opinion publique, trop
souvent mouvement d’humeur, n’en font pas partie.

La deuxième partie traite du décideur et des rapports qu’il a avec les « forces profondes ». C’est
l’homme d’État qui définit les finalités d’une politique étrangère, mais il ne le fait pas
souverainement. Sa personnalité a son importance, tout comme sa conception de l’intérêt national.
Au-delà de ses traits personnels, il y a les intérêts plus généraux. L’homme d’État est inséré dans un
contexte collectif. Sa relation avec les « forces profondes » est double. D’une part, elles font partie
de sa personne, par son milieu d’origine, son univers mental, sa formation, ses fréquentations et ses
attaches socioprofessionnelles. D’autre part, elles exercent directement leur pression sur lui sous la
forme d’intérêts concernés par la politique étrangère, incarnés dans des individus, des associations
et des groupes, formels et informels. Cependant, le décideur n’est pas impuissant, car il peut agir sur
ces forces, qu’elles soient économiques et sociales, ou relatives à la psychologie collective. Il est en
mesure de modifier leur cours, et même de les plier à ses volontés. De cette chimie des « forces
profondes » et de la personne du décideur naît la décision, sujet du dernier chapitre. La combinaison
est exprimée ainsi quelques années plus tard : les dirigeants sont la source de la stratégie d’action (la
finalité), mais ce calcul doit tenir compte des forces (la causalité) (Duroselle 1981, 73).

La deuxième page de l’Introduction à l’histoire des relations internationales énonce un programme


large mais exigeant.

Pour comprendre l’action diplomatique, il faut chercher à percevoir les influences qui en ont orienté
le cours. Les conditions géographiques, les mouvements démographiques, les intérêts économiques
et financiers, les traits de la mentalité collective, les grands courants sentimentaux, voilà quelles
forces profondes ont formé le cadre des relations entre les groupes humains et, pour une large part,
déterminé leur caractère. L’homme d’État, dans ses décisions ou dans ses projets, ne peut pas les
négliger ; il en subit l’influence, et il est obligé de constater quelles limites elles imposent à son
action. Pourtant, lorsqu’il possède soit des dons intellectuels, soit une fermeté de caractère, soit un
tempérament qui le portent à franchir ces limites, il peut essayer de modifier le jeu de ces forces et
de les utiliser à ses propres fins. (Renouvin et Duroselle 1964, 2)

L’HRI nouveau genre est une méthodologie, non un schéma rigide et simplificateur. Il n’y a pas dans
son approche de prédisposition au déterminisme. Les événements ne sont pas le résultat
automatique de l’action d’une ou de plusieurs « forces profondes ». Ils ont un faisceau de causes que
la recherche est appelée à identifier au cas par cas. La médiation des décideurs a toujours un rôle,
d’une importance variable. Les « forces profondes » ne dictent pas les décisions des responsables et
ne sécrètent pas les événements ; elles les suggèrent, les conditionnent, les rendent possibles ou,
inversement, les freinent. Elles en sont à la fois un fondement, un moteur, des ressorts et des balises.
Le décideur n’est pas le docile exécutant de forces qui s’exercent sur lui ; il conserve un espace plus
ou moins extensible d’autonomie. Il ne peut ignorer les « forces profondes », mais il dispose de la
latitude lui permettant des choix : se conformer strictement au jeu des « forces profondes », en
ralentir le rythme ou l’accélérer.

L’historien des relations internationales tente de comprendre quelles influences ont été opératoires
et quel rôle elles ont pu avoir dans la décision. Si l’idée que le décideur est un être absolument libre
n’a plus cours, elle n’a pas été remplacée par l’apriorisme, encore moins par la prétention de
confectionner une théorie générale ou des modèles abstraits valables pour tous les temps. « C’est
sur le dialogue que l’homme d’État mène avec la société, sur l’influence des forces profondes, des
facteurs économiques, des comportements collectifs, sur la psychologie du décideur, l’ambiance
dans laquelle se prennent les décisions, sur le rôle des circonstances que l’accent sera mis »
(Freymond 1985, 6).

Déterminer l’articulation entre l’action consciente sur le plan international (événement) et les
« forces profondes » (structures), démêler l’écheveau des causes opératoires dans les décisions
d’ordre international, constitue de redoutables défis à relever pour l’HRI.

Cela implique l’analyse du développement économique, en fonction des divers paramètres, aussi
quantifiés que possible, permettant ce développement, et où entrent en jeu notamment la
géographie (espace, situation, ressources…) et la démographie ; la prise en compte des relais de
l’appareil de production aux formations sociales, à leurs conflits ; la prise en compte de l’apparition
et de l’évolution de tout ce qui constitue l’expression des intérêts de ces formations à travers
l’opinion, les mentalités, les débats et affrontements idéologiques ; la prise en compte des relais des
formations sociales à l’organisation politique, aux institutions politiques, à l’appareil d’État, comme
on dit, au sein duquel s’élaborent les décisions de politique extérieure. (Thobie 1985, 33)

L’HRI après Renouvin : l’acquis

La conception nouvelle de l’HRI est une révolution épistémologique dans l’étude de l’histoire
internationale. Réorientation majeure, elle ouvre des horizons larges et extensibles. Revivifiée et
refondue, la recherche connaît un étoffement et une dilatation rapide. Prenant la suite des
fondateurs, Renouvin et Duroselle – ce dernier laisse de nombreux ouvrages –, deux générations
d’historiens construisent sur leur travail et l’étendent, confirmant la fécondité de la méthode
proposée. Le domaine s’est immensément enrichi, embrassant tous les phénomènes internationaux.

Les axes d’investigation et d’enquête des élèves et successeurs sont divers : lien économie-politique
dans les relations bilatérales (Guillen, Poidevin, Bariéty, Girault, Thobie, Allain, Durandin, Rey,
Bussière, Saul, Delaunay et Lefèvre) ; buts de guerre économiques (Soutou) et relations franco-
américaines durant la Première Guerre mondiale (Nouailhat, Kaspi) ; dettes internationales résultant
de ce conflit (Artaud) ; rôle des États-Unis dans l’unification de l’Europe (Melandri) ; problèmes de
stratégie (Pedroncini, Vaïsse) ; guerre froide (Soutou) ; plan Marshall (Bossuat) ; immigration et
émigration (Ponty, Schor) ; étude du groupe dirigeant (Allain) ; rôle de l’opinion publique (Milza,
Becker, Miquel), de la psychologie collective et des mentalités (Milza) ; problématique de la
« perception » et de la construction du réel dans les relations internationales (Girault, Frank) ; poids
des représentations (« images ») et des cultures (Girault, Bossuat) ; place des échanges intellectuels,
des transferts culturels et des imaginaires (Ruscio, Cœuré) ; etc.
En 1974 est lancée la revue Relations internationales, champ d’application de l’HRI selon la nouvelle
conception. Thématiques, ses numéros portent sur des régions du monde et sur les rapports entre
les relations internationales et des thèmes tels la politique intérieure, la littérature, la culture, les
transferts culturels, les Églises, les banques, la diplomatie nouvelle, la stratégie, le sport, l’olympisme,
la diplomatie multilatérale, l’énergie, la science et les techniques, les congrès scientifiques
internationaux, le pacifisme, les migrations, la mer, la frontière, le nucléaire, les réfugiés et exilés, les
organisations internationales, le renseignement, la sécurité collective, les conflits de minorités
nationales, les transports, la monnaie, le tourisme, les guerres civiles, la géopolitique. Guerres
mondiales et conflits contemporains (anciennement Revue d’histoire de la Deuxième Guerre
mondiale) s’inscrit dans le courant de l’HRI et ouvre ses pages aux articles portant sur l’explication de
toutes les dimensions des rapports internationaux. La centenaire Revue d’histoire diplomatique elle-
même élargit ses horizons à l’HRI, vivifiant et renouvelant ainsi l’histoire diplomatique. Dans le
monde anglophone, The International History Review (Burnaby, C.-B.) ouvre ses pages autant à
l’histoire proprement diplomatique qu’à l’HRI. La revue américaine Diplomatic History envisage de
changer son nom et de s’appeler International Relations. Quoi qu’il en soit, l’histoire diplomatique
n’est pas appelée à s’éteindre. En Grande-Bretagne, la revue Diplomacy and Statecraft permet de
mesurer combien elle demeure vigoureuse. HRI et histoire diplomatique, critique et dynamisée par
l’HRI, font bon ménage.

Il n’y a aucune restriction en ce qui concerne les facteurs qui entrent en ligne de compte pour la
compréhension du phénomène international. L’HRI est globale. Son horizon s’étend indifféremment
à l’élucidation d’un point de vue historique des relations interétatiques, des relations inter sociétales
et de tout type de relations extra-ou non étatiques (multi-, pluri-, trans- et supranationales).

[Elle] est une thématique spécifique qui focalise sur les dimensions historique et internationale des
phénomènes, qu’ils soient collectifs ou individuels, bilatéraux ou multilatéraux, de courte ou de
longue durée. […] [Elle] englobe l’histoire de toutes les formes de contacts internationaux entre
individus, groupes, États et sociétés. Elle les explique en eux-mêmes et dans leurs rapports avec les
influences politiques, économiques, sociales, culturelles, idéologiques, intellectuelles, scientifiques,
religieuses, militaires, institutionnelles, etc., présentes dans la collectivité. (Montréal, GIHRIC 2004)

L’HRI et l’interdisciplinarité

La transition vers l’HRI a été une formidable instigatrice d’interdisciplinarité. Ce courant va en se


renforçant. L’arrimage entre les « forces profondes » et les décideurs, entre les facteurs et les
acteurs, oblige l’historien des relations internationales à recourir aux disciplines qui traitent les
champs dans lesquels s’inscrivent les « forces profondes ». Il doit se tremper dans leurs
méthodologies et mettre à contribution leurs découvertes. L’objet n’est pas de déterminer à l’avance
les conclusions auxquelles il va aboutir, mais de s’en inspirer pour poser des questions, formuler sa
problématique et anticiper les écueils possibles dans sa démarche.

À la quête de tous les éclairages sur les « forces profondes » qu’il repère, l’historien des relations
internationales est tour à tour politiste, juriste, philosophe, économiste, sociologue, psychologue,
linguiste, etc. Il a le devoir de comprendre les processus de prise de décision, les institutions, les
groupes de pression, les idéologies, la jurisprudence, les mécanismes de la production et les
pratiques financières, les catégories sociales, la psychologie collective, le discours et ses stratégies, et
tout autre sujet pertinent à sa recherche. La collaboration entre historiens de l’international et autres
spécialistes est chose courante.

L’inter-, multi-ou pluridisciplinarité rencontre peu de résistance chez les historiens, tant est répandue
l’attitude de disponibilité. La préoccupation est d’un autre ordre : conserver la spécificité de la
discipline historique face aux charmes de la pensée empruntée, au vocabulaire savant ou perçu
comme tel, aux facilités de la prédétermination des résultats et à la ruée vers la « théorie » ou ce qui
passe pour de la théorisation. Comment rester elle-même, tout en collaborant avec d’autres, voilà le
défi.

La spécificité de l’histoire tient au fait qu’elle étudie et cherche à expliquer des processus sur le
temps (long, moyen, court). Son approche est « diachronique » plutôt que « synchronique ». Pour
une discipline qui traite le passé de pratiquement tout et dont l’armature méthodologique est, pour
cette raison, souple, l’engagement dans la démarche interdisciplinaire pourrait faire oublier que
l’histoire doit demeurer l’axe principal et le pôle central du travail de l’historien. La dissolution de
l’histoire, sa mise à l’écart ou sa réduction à un rôle d’appoint ou de garniture seraient une
dénaturation de l’interdisciplinarité. Évacuer armes et bagages du terrain de l’histoire ne pourrait
que décevoir des partenaires qui demandent de l’histoire, non du mimétisme de la part des
historiens. À se faire imitateurs, ceux-ci se rendraient inutiles et redondants. Les autres disciplines
n’ont pas besoin d’alias, de sosies ou de clones : dédoublement sans intérêt.

Prolongements

La sacralisation du politico-diplomatique (le tout-politique), la proscription du politique (le tout-


sociétal ou le tout-culturel) ou le mécanisme qui ferait prescrire les politiques par les structures ont
la vertu de la simplification et le défaut du simplisme synonyme de démission intellectuelle. L’HRI
navigue sans trop de mal entre ces écueils. Le défi pour l’historien des relations internationales, et
dont peuvent être épargnés certains autres historiens, est de dégager les articulations entre les
mouvements conjoncturels du temps relativement court (actions et politiques) et les pesanteurs
structurelles de longue durée (« forces profondes »), entre les choix circonstanciels et les tendances
lourdes, entre le mobile et le massif, entre le conscient et l’inconscient, entre le texte et le contexte.
C’est dans cet espace de réflexion que se situent les recherches les plus stimulantes.

Dans cette perspective, le travail s’oriente sur quatre axes. Tous constituent une poursuite d’activités
déjà entamées. D’abord, l’extension de l’étude des relations bilatérales aux pays du « Sud » depuis
les indépendances se réalisera pleinement lorsque les archives de ces derniers deviendront
disponibles. Ensuite, les enquêtes multilatérales, impliquant plus de deux États ou formations
sociales, du « Nord » ou du « Sud », conduiront à confronter les sources documentaires et les
traditions de plusieurs pays.

En troisième lieu, parmi les « forces profondes », la culture inspirera de nouvelles recherches.
L’étude des politiques culturelles a déjà fait des progrès sensibles. L’histoire culturelle a connu un
certain développement au cours des 20 dernières années, surtout aux États-Unis sous l’influence du
postmodernisme. « Déconstruction » du discours, analyse des représentations et intérêt pour les
questions identitaires permettent de mieux comprendre la texture culturelle d’un contexte
historique. Reste l’essentiel pour l’HRI : le rapport entre les conditions culturelles et l’action
consciente. Découvrir le lien de causalité entre cette « force profonde », fort diffuse, et les décisions
internationales s’annonce plus ardu que pour les forces économiques, démographiques ou militaires.
Dans quelle mesure la culture est-elle une variable explicative de l’HRI ? Quel facteur culturel a
conduit quelles personnes ou quels groupes à engager quelle action ? Il serait fâcheux que la
difficulté de réussir la démonstration dans des cas historiques concrets fasse rater l’occasion de
réaliser la jonction entre l’approche culturaliste et l’HRI. Plus triste encore – et indubitable aveu
d’échec – serait la fuite en avant par la disqualification ex cathedra de l’une ou de l’autre.

Enfin, se développeront l’étude pour soi et la prise en compte dans le processus décisionnel des
« forces profondes » multi-, pluri-, trans- et supranationales, au fur et à mesure qu’elles se feront
sentir. Quelles sont ces forces ? Comment agissent-elles ? Quelles sont les influences réciproques
qu’elles ont les unes sur les autres ? Quel est leur poids par rapport aux « forces profondes »
internes ? Comment leur impact se fait-il sentir sur l’instance politique et sur le système
international ? La lucidité et l’attitude critique sont plus que jamais nécessaires, car les phénomènes
dits transnationaux tendent à être parés tantôt de propriétés tantôt de vertus censées bouleverser
les relations internationales, voire l’internationalité elle-même. Sont-ils universels, autonomes et
affranchis de la géopolitique ? Sont-ils les précurseurs d’un monde dépassant l’inter étatisme ou des
leviers potentiels des États ? La transnationalité rend-elle l’État et l’inter étatisme moins pertinents
ou désuets ? Seraient-elles indépendantes des gouvernements, les réalités transnationales le sont-
elles des pays qui en constituent la matrice et le lieu d’émergence ? Si la transnationalité a des lieux
de naissance identifiables, dans quelle mesure charrie-t-elle les préoccupations, les valeurs,
l’idéologie et les intérêts des pays dont elle est issue ? Plus précisément, les forces dites
transnationales sont-elles des facteurs indépendants ou des canaux de transmission de l’influence du
plus fort, en l’occurrence les pays occidentaux, notamment les États-Unis ? N’est-ce pas pour
souligner leur ancrage dans des espaces nationaux précis qu’on avait dénommé « transnationales »
(débordant leur pays d’origine) les entreprises qui jadis étaient qualifiées de « multinationales »
(réparties dans plusieurs pays et sans nationalité particulière) ? L’antiétatisme et l’antipolitisme sont-
ils des constats ou des courants tendant à faciliter la pénétration de ces forces plus nationales qu’il
n’y paraît ? Sur un plan général, la territorialité et la spatialisation sont-elles périmées ou
d’actualité ? De nombreuses questions attendent des réponses. Autant abondent les « évidences »,
les formules toutes faites et les conceptions péremptoires, autant est indispensable la rigueur
scientifique. Sur le chantier de l’HRI, l’activité continue.

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