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Création de liaisons carbone-carbone en synthèse organique

Un des objets de la synthèse organique consiste à élaborer des édifices moléculaires


complexes à partir de molécules relativement simples et peu fonctionnalisées. Bien souvent,
cela implique la formation de liaisons carbone – carbone. Le moyen le plus simple (et le plus
classiquement employé) pour y parvenir consiste à engendrer une espèce carbonée
nucléophile capable d’attaquer un site carboné électrophile. Les chapitres 3 et 4 de ce cours
s’attachent à décrire quelques méthodes parmi les plus usuelles pour réaliser ce type de
connexion.

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Chapitre 3 : réactions d’alkylation

I- Formation de carbanions par déprotonation

Déprotonation d’un carbone situé en  d’un groupe carbonyle :

ou, plus généralement, en  d’un groupe à effet (-M) :

-NO2 > -C(O)R > -CN, -CO2R > -Ph

Pour arriver à une concentration significative de l’espèce nucléophile, il est nécessaire que le
pKa de « l’acide carboné » soit inférieur au pKa de l’acide conjugué de la base utilisée. Pour
rappel, une différence de pKa de 2 unités permet un déplacement d’équilibre de 91% à partir
d’un mélange équimolaire d’acide et de base ; une différence de 4 unités permet un
déplacement de 99%.

- R-C=CH2 + R'-CH2-OH K<1


R C CH3 + R'-CH2-O
O O- pKa = 16
pKa = 20

- R-C=CH2 + R3C-OH K=1


R C CH3 + R3C-O
O O
-
pKa = 20
pKa = 20

-
R C CH3 + i Pr2N Li+ R-C=CH2 + i Pr2N-H K>1
O O
-
pKa = 35
pKa = 20
LDA : di-iso-propylamidure de lithium

II- Régiosélectivité lors de la formation des énolates

1- Cas des dialkylcétones dissymétriques

Sur ce type de composé, l’arrachement d’un atome d’hydrogène en  du groupe carbonyle


peut potentiellement conduire à la formation de deux énolates régioisomères.

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Le premier énolate formé est dit cinétique. Etant le plus facilement formé, il résulte donc de
l’arrachement de l’hydrogène le plus acide. L’énolate le plus stable (celui dont la double
liaison C=C est la plus substituée) est dit thermodynamique.

Selon les conditions expérimentales choisies, l’un ou l’autre de ces deux énolates pourra être
obtenu très majoritairement voire exclusivement.

ATTENTION : le choix des conditions expérimentales n’est pas de permettre la préparation


en une étape de l’un ou l’autre des deux énolates : quelles que soient les conditions suivies,
l’énolate cinétique sera toujours formé. Les conditions expérimentales suivies permettront
soit de conserver cet énolate cinétique, soit de le transformer en énolate thermodynamique.

1-a Contrôle cinétique

Lorsqu’une réaction est sous contrôle cinétique, cela signifie que l’on se place dans les
conditions permettant de conserver le composé le plus facilement formé (l’énolate cinétique),
même s’il n’est pas thermodynamiquement le plus stable.

Pour cela, la réaction de déprotonation conduisant à l’énolate cinétique doit impérativement


être irréversible afin d’interdire le retour vers le dérivé carbonylé de départ et l’éventuelle
formation de l’énolate thermodynamique :

Typiquement, les conditions favorables au contrôle cinétique requièrent :


une déprotonation complète, cad le recours à une base forte (ex : LDA, pKa = 36, cf. I)
l’absence de protons et donc : l’utilisation de solvants aprotiques (ex : THF)
pas d’excès de dérivé carbonylé
un milieu réactionnel à basse température (typiquement -78°C).

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1-b Contrôle thermodynamique

Une réaction est sous contrôle thermodynamique quand tout est mis en œuvre pour faciliter
les équilibres afin d’aboutir au composé thermodynamiquement le plus stable.

Dans cette situation, il y aura interconversion entre les deux énolates et la proportion de
chacun sera fixée par la constante d’équilibre K, représentative de la stabilité
thermodynamique relative des deux espèces :

K
énolate cinétique énolate thermodynamique
base

Typiquement, il y aura contrôle thermodynamique lorsqu’au moins une des conditions


précédemment définies pour obtenir un contrôle cinétique, ne sera pas respectée :
utilisation d’une base faible
et/ou source de protons (solvant protique, excès de cétone)
et/ou température élevée.

Exemple :

O O
- O
-

quantités Ph3CLi
28% 72% contrôle cinétique
stoëchiométriques DME, -78°C

cétone Ph3CLi 6% contrôle thermodynamique


94%
en excès
DME, +20°C

Exercice 3.1 : prévoir l’énolate obtenu selon les conditions expérimentales. Expliquer

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2- Cas des cétones conjuguées (pour info)

2-a Contrôle cinétique


Déprotonation en ’ du groupe carbonyle :
O O-
'  LDA
 THF, -70°C

100%

2-b Contrôle thermodynamique


Déprotonation en  du groupe carbonyle :
- O
-
H3C O O H3C
NaNH2
C CH C CH3 H2C=C-CH=C-CH3 plus stable que C CH C CH2
  NH3 H3C
H3C CH3

système non totalement conjugué

III- O-alkylation vs. C-alkylation

1- Rappel sur les notions de dureté et mollesse

Un site dur peut se définir comme étant à la fois très électropositif (ou très électronégatif) et
peu polarisable (donc peu volumineux) : la charge (totale ou partielle) portée par un site dur
est de ce fait, très « concentrée ». A l’inverse, un site mou sera peu électropositif (ou peu
électronégatif) et très polarisable (donc volumineux) : la charge (totale ou partielle) portée par
un site mou sera donc plus diffuse.

Exemple d’ions durs : H+, Al3+, Li+, Mg2+, H-, RO-, F-


Exemple d’ions mous : Cu+, Pb2+, I-, H3C-, HS-

On constate empiriquement une forte affinité des sites nucléophiles durs pour les sites
électrophiles durs et alternativement, des sites nucléophiles mous pour les sites électrophiles
mous.

2- Application aux énolates

Les énolates sont des nucléophiles ambidents. Engagés dans des réactions de type SN2, ils
pourront selon la nature de l’électrophile, donner soit de la C-alkylation (si l’électrophile est
mou), soit de la O-alkylation (si l’électrophile est dur).

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Le seul électrophile dur au programme de L3 est H+. En d’autres termes :

la O-alkylation des énolates est hors programme !

IV- C-Alkylation des énolates


Une fois formés, les nucléophiles carbonés issus de dérivés carbonylés peuvent réagir sur des
carbones électrophiles. Ici, nous voyons le cas de ces nucléophiles réagissant sur des atomes
de carbone électrophiles hybridés sp3 dans des réactions de type SN2.

1- Alkylation de méthylènes activés (9 < pKa < 14)

Les alkylations des -dicétones, des -cétoesters, des diesters de l’acide malonique et des -
cyanoesters sont, en général, effectuées en milieu alcoolique en présence des alkoxydes
correspondants utilisés comme bases (16 < pKa < 20).

La deuxième acidité n’étant que légèrement inférieure à la première, la dialkylation est


possible en présence d’une quantité suffisante de base et d’agent alkylant.

NB : les agents alkylants sont, le plus souvent, des halogénures primaires. Les halogénures
secondaires peuvent conduire à des réactions d’élimination (E2) qui, dans le cas des
halogénures tertiaires, deviennent les seules réactions observées.

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Exemple 1 : synthèses maloniques

CO2Et Cl - -
EtO Na+ 1- HO , H2O, 
CH2 + CH(CO2Et)2 CH2 CO2H
EtOH 2- H+, H2O, 
CO2Et
Rdt = 61%
malonate de diéthyle
CO2Et -
EtO Na+ excès -
Br Cl
CO2Et 1- HO , H2O, 
CH2 + CO2H
EtOH CO2Et 2- H+, H2O, 
CO2Et
Rdt = 55%

Exemple 2 : synthons de l’acétone

-
H3C C CH2 CO2Et
EtO Na+ 1- HO-, H2O, 
+ Cl CH2 CO2Et H3C C CH CO2Et
O EtOH O 2- H+, H2O, 
CH2 CO2Et

synthons de l'acétone
H3C C CH2 CH2 CO2H
O
2 BuLi - 1- R-X
H3C C CH2 CO2H H3C C CH CO2 H3C C CH2 R
O
- 2- H+, H2O,  O
O

Rappel de L2 : décarboxylation des -cétoacides et des -diacides (acides maloniques)

H
O OH
O O

+ CO2 R'
X O X R' X C
R R' équilibre céto-énolique R
décarboxylation par chauffage R
H
type -cétoacides : X = R"
type acides maloniques : X = OH

Exercice 3.2 : identifier les composés A, B, C et D en détaillant le mécanisme de leur


formation et en précisant à chaque étape le type de réaction impliqué :

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2- Alkylation en  d’un seul groupe carbonyle

Remarque générale : les énolates doivent être formés rapidement et quantitativement pour que
les condensations de type aldolique (voir chapitre 4) puissent être évitées.

2-a Enolates d’aldéhydes (16 < pKa < 18)

La méthode d’alkylation, la plus efficace, nécessite de préparer les énamines correspondantes


(cf. paragraphe VI). On peut noter, cependant, quelques cas d’alkylation directe en présence
d’hydrure de potassium dans le THF ou d’amidure de potassium dans l’ammoniac liquide.

Exercice 3.3 : identifier le composé A en détaillant le mécanisme de sa formation et en


précisant à chaque étape le type de réaction impliqué :

2-b Enolates de cétones (pKa = 20)

Exemple :

O O
- O
H3C LDA, léger excès H3C H3C CH2-Ph
Ph-CH2-Br
DME addition rapide
-50° à -20°C -20°C à +50°C Rdt = 60%

Exercice 3.4 : identifier les composés A, B et C en détaillant le mécanisme de leur formation


et en précisant à chaque étape le type de réaction impliqué :

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2-c Enolates d’esters (pKa > 20)

En présence d’alkoxydes, il se forme essentiellement des réactions d’auto-condensation de


type réaction de Claisen (cf. chap 4).

Exemple :

-
1- i -Pr N , Li+
CH3-(CH2)4-CO2Et CH3 (CH2)3 CH CO2Et
THF -78°C (CH2)4 CH3
2- CH3-(CH2)3-Br Rdt = 75%

2-d Enolates d’acides carboxyliques

L’alkylation est obtenue en utilisant :


1- deux équivalents de bases fortes type : LDA à basse température
2- un équivalent de bromure ou d’iodure d’alkyle

Exemple :

2 LDA H3C -
O Li+ 1- CH3-(CH2)3-Br Rdt = 80%
(CH3)2CH-CO2H C C (CH3)2C CO2H
THF, -78°C -
O Li+ 2- H+, H2O
H3C
(CH2)3-CH3

Exercice 3.5 : à partir de l’exemple précédent, déterminer quel(s) produit(s) serai(en)t


obtenu(s) si l’on n’utilisait qu’un seul équivalent de LDA. Même question, si l’on utilisait
deux équivalents de 1-bromobutane.

2-e Cas particulier des dianions (Rappel de L2)

Les dianions sont obtenus par traitement de composés 1,3-dicarbonylés par 2 équivalents de
bases fortes. L’alkylation se fera avec le carbanion le plus nucléophile (le plus basique).

Exemple :

Exercice 3.6 : identifier les composés A, B, C, D et E en détaillant le mécanisme de leur


formation et en précisant à chaque étape le type de réaction impliqué.

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V- Autres types d’alkylation

D’autres carbanions que ceux précédemment rencontrés peuvent être obtenus par
déprotonation, en particulier par arrachement d’un proton :
1- en  d’une autre fonction à effet –M que carbonyle (-CN, -NO2),
2- en  d’un atome capable de stabiliser les carbanions (S),
3- porté par un atome de carbone très électronégatif (Csp).

1- Alkylation en  d’un groupe nitrile (cf. réaction de Thorpe, pKa  25)

Exemple :

Exercice 3.7 : proposer un mécanisme de formation du composé A, précurseur de la


mépéridine en précisant à chaque étape le type de réaction impliqué.

2- Alkylation en  d’un groupe nitro (pKa  10)

Exemple :
-
Et-O Na+
CH3-CH2-NO2 + Cl-CH2-C6H5 CH3-CH-NO2 TiCl3, H2O CH3-C-CH2-C6H5
EtOH CH2-C6H5
nitroéthane chlorure de benzyle O

3- Déprotonation en  d’atomes de soufre : réactions « umpolung »

Cette réaction utilise l’aptitude du soufre à stabiliser les charges négatives en  Elle permet
d’accéder à des cétones à partir d’aldéhydes.

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Remarque : la réduction de Mozingo utilise également les 1,3-dithianes et procède par
hydrogénolyse. Elle peut constituer une variante aux réductions de Clemensen et de Wolff-
Kishner.

3- alkylation d’alcynes vrais (pKa  25) (Rappel L2)

Exercice 3.8 : identifier les composés A, B, C et D en détaillant le mécanisme de leur


formation et en précisant à chaque étape le type de réaction impliqué.

VI- Les énamines : équivalents neutres de carbanions

Les chapitres IV et V ont traité des nucléophiles carbonés obtenus par déprotonation.
Toutefois, des équivalents neutres de carbanions peuvent être obtenus en profitant d’effets
mésomères donneurs, au sein d’un système conjugué. C’est typiquement le cas des énamines
(et des énols qui seront abordés dans le chapitre suivant).

1- Accès aux énamines

Les enamines sont obtenues à partir d’un dérivé carbonylé (aldéhyde ou cétone) énolisable et
d’une amine secondaire. Les amines secondaires étant des nucléophiles faibles, ces réactions
sont acido-catalysées et conduisent aux énamines de façon réversible.

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On notera que le mécanisme de formation des énamines est directement calqué sur celui des
imines (cf. chap 1) :

Typiquement, les amines secondaires utilisées pour la préparation des énamines sont la
pyrrolidine et la morpholine.

3- Alkylation des énamines

Exemple :

Exercice 3.9 : identifier les composés A, B, C et D en détaillant le mécanisme de leur


formation et en précisant à chaque étape le type de réaction impliqué

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VII- Alkylation de nucléophiles carbonés par addition conjuguée

Dans ce paragraphe, les liaisons C-C sont obtenues non plus par SN2 mais par addition de
nucléophiles carbonés sur des carbones électrophiles sp2 de doubles liaisons C=C appauvries
en électrons. Ce type de réactions appartient à la classe des additions nucléophiles dites
conjuguées ou 1,4 (appelées encore additions de Michael).

1- Additions conjuguées d’énolates

A noter que les énolates peuvent être obtenus sous contrôle thermodynamique ou sous
contrôle cinétique.

Exemple : contrôle thermodynamique

O O
-
t -BuO K+ CH3
CH3 + H C=CH-CO CH Rdt = 53%
2 2 3 CH2-CH2-CO2CH3
t -BuOH
contrôle thermodynamique

Exercice 3.10 : identifier les composés A, B et C en détaillant le mécanisme de leur


formation et en précisant à chaque étape le type de réaction impliqué. Indiquer (en justifiant)
si la réaction est sous contrôle cinétique ou thermodynamique.

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2- Additions conjuguées d’énamines

Comme les énolates, les énamines peuvent être engagées dans des réactions de type addition
de Michael.

Exemple :

CH3 CH3 O CH3


O pyrrolidine N 1- H2C CH C CH3 O
- H2O dioxane, 16h Rdt = 66%
CH2
2- +, H2O
H
i -Pr i -Pr i -Pr CH2
formation de l'énamine C O
la moins substituée CH3

Exercice 3.11 : donner la structure des composés A, B et C en détaillant le mécanisme de leur


formation et en précisant à chaque étape le type de réaction impliqué.

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