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Chapitre 2.

La mise en scène du retour

Ø L’argument de la pièce est celui d’un retour, celui de Louis, qui bouleverse les relations entre les
personnages.

I. Un ressort dramatique

Ø Mettre en scène le retour d’un personnage est une manière de renverser la situation, c’est ressort
dramatique conventionnel, réinterprété par Lagarce.

A. Révélation et coup de théâtre

- Le retour d’un personnage disparu ou invisible est souvent l’occasion d’un renversement de situation,
qu’il soit comique – le déguisement des personnages appelant un dévoilement, une reconnaissance,
comme chez Marivaux ; ou tragique - on pense notamment au retour de Thésée dans Phèdre, qui
précipite le dénouement tragique
- Le retour du fils est ici l’argument central de la pièce, avec pour but de formuler ses adieux à sa
famille : « « je décidé de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage ».

B. Une reconnaissance ratée

- Le retour du fils bouleverse la famille, mais pour révéler l’absence de lien entre les personnages. Les
membres de la famille ne se connaissent pas, ignorance mutuelle avouée plusieurs fois dans le texte.
C’est d’abord la scène d’ouverture, où Louis et Catherine sont présentés l’un à l’autre, et donc ne se
connaissent pas encore : cette première rencontre de sa belle-sœur souligne le malaise provoqué par
son absence, et par son retour :

« Mais je suis ainsi, jamais je n’aurais pu imaginer qu’ils ne se connaissent,


Que ne vous connaissiez pas,
Que la femme de mon autre fils ne connaisse pas mon fils,
Cela, je ne l’aurais pas imaginé,
Cru pensable.
Vous vivez d’une drôle de manière. » (La mère, I, scène 1)

- Cette ignorance s’approfondit avec les échanges entre les personnages, qui soulignent les uns après les
autres leur méconnaissance de Louis : son absence n’est plus seulement physique, il s’agit d’une
absence aux autres, qui lui est reprochée.

« et nous, nous nous taisons,


Est-ce qu’on sait ?
On ne te connaît pas » (Suzanne, I, scène 3)

« Ils voudront t’expliquer mais ils t’expliqueront mal,


Car ils ne te connaissent pas, ou mal.
Suzanne ne sait pas qui tu es,
Ce n’est pas connaître, cela, c’est imaginer,
Toujours elle imagine et ne sait rien de la réalité,
et lui, Antoine,
Antoine c’est différent,
Il te connaît mais à sa manière comme tout et tout le monde
Comme il connait chaque chose ou comme il veut la connaitre » (La mère, I, scène 8)

« Tu crois que c’est important pour moi ?


Tu te trompes, ce n’est pas important pour moi, cela ne peut plus l’être » (Antoine, I, scène 11)
Ø Le retour de Louis ne permet pas aux personnages de se rencontrer ou de se retrouver, mais bien de
constater leur absence et leur ignorance.

II. Des modèles de reconnaissances inopérants

Ø L’un des enjeux du retour de Louis, c’est celui de la reconnaissance par les membres de sa famille.
C’est une scène typique dans la littérature, notamment au théâtre : l’anagnorisis, outre ses fonctions
dramatiques dans l’intrigue, a aussi des fonctions esthétiques, pathétiques (déclenchement
d’émotions). Lagarce, outre qu’il n’utilise pas les fonctions dramatiques, déconstruit ces moments
pathétiques : si l’émotion persiste, elle est plutôt rentrée et enferme chaque personnage dans sa solitude
(Suzanne, I, 3 ; Louis, I, 5 notion de FRUSTRATION) ou dans sa colère (I, 11 Antoine).
Ø Il s’ingénie ainsi à ruiner des modèles auxquels le spectateur pourrait s’attendre

A. Le retour du fils prodigue

- L’un des modèles de récit qui évoque le retour du fils est issu de la Bible : il s’agit de la parabole dite
du « Fils Prodigue ». Relatée par l’Évangile selon Saint Luc, cette parabole (récit dont on tire un
enseignement) raconte le retour d’un enfant dans sa famille, famille qu’il a quittée pour faire fortune.
Il revient ruiné, et il est pourtant accueilli par son père, personnage miséricordieux qui lui pardonne
son erreur.

Il [Jésus] dit encore : Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : mon père, donne-moi
la part de bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son bien. Peu de jours après, le plus jeune fils,
ayant tout ramassé, partit pour un pays éloigné, où il dissipa son bien en vivant dans la débauche. Lorsqu'il
eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans le besoin. Il alla
se mettre au service d'un des habitants du pays, qui l'envoya dans ses champs garder les pourceaux. Il aurait
bien voulu se rassasier des caroubes que mangeaient les pourceaux, mais personne ne lui en donnait. Étant
rentré en lui-même, il se dit : Combien de mercenaires chez mon père ont du pain en abondance, et moi, ici,
je meurs de faim ! Je me lèverai, j'irai vers mon père, et je lui dirai : Mon père, j'ai péché contre le ciel et
contre toi, je ne suis plus digne d'être appelé ton fils ; traite-moi comme l'un de tes mercenaires. Et il se leva,
et alla vers son père. Comme il était encore loin, son père le vit et fut ému de compassion, il courut se jeter à
son cou et le baisa. Le fils lui dit : Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d'être
appelé ton fils. Mais le père dit à ses serviteurs : Apportez vite la plus belle robe, et l'en revêtez ; mettez-lui
un anneau au doigt, et des souliers aux pieds. Amenez le veau gras, et tuez-le. Mangeons et réjouissons-nous ;
car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé. Et ils commencèrent
à se réjouir. Or, le fils aîné était dans les champs. Lorsqu'il revint et approcha de la maison, il entendit la
musique et les danses. Il appela un des serviteurs, et lui demanda ce que c'était. Ce serviteur lui dit : ton frère
est de retour, et, parce qu'il l'a retrouvé en bonne santé, ton père a tué le veau gras. Il se mit en colère, et ne
voulut pas entrer. Son père sortit, et le pria d'entrer. Mais il répondit à son père : voici, il y a tant d'années que
je te sers, sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais tu ne m'as donné un chevreau pour que je me
réjouisse avec mes amis. Et quand ton fils est arrivé, celui qui a mangé ton bien avec des prostituées, c'est
pour lui que tu as tué le veau gras ! Mon enfant, lui dit le père, tu es toujours avec moi, et tout ce que j'ai est
à toi ; mais il fallait bien s'égayer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et qu'il est revenu à la
vie, parce qu'il était perdu et qu'il est retrouvé.

- Ce modèle est omniprésent dans la mise en scène littéraire de la famille, et ici, il est évoqué par la
dramaturgie : un fils, l’aîné, revient dans une structure statique, laissée derrière lui pour aller vivre une
vie lointaine. Son retour est compromis par les personnages laissés dernière lui : l’interprétation de ce
thème par Lagarce neutralise le modèle et l’enseignement qu’il était possible d’en tirer.

B. La fin du voyage : un Ulysse déçu


- Le prologue évoque l’issue d’un voyage, terme qui coïncide avec la mort, mais aussi avec le retour
dans le cadre familial pour Louis : « je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes
traces et faire le voyage ».
- Le dénouement du voyage n’est pas sans évoquer le retour d’Ulysse à Ithaque : l’absent doit retrouver
sa place dans la famille, et il y parvient par un jeu de dissimilation, culminant dans la mise à mort des
prétendants, des usurpateurs.
- Ici, la situation est inversée, en négatif : le fils revient, et cherche à être reconnu. Devant son échec, il
repart, et redevient un vagabond : c’est ce qu’évoque l’épilogue.

« Après, ce que je fais,


Je pars.
Je ne reviens plus jamais. Je meurs quelques mois plus tard, une année tout au plus ». (Louis, Épilogue)

- La seconde partie de la pièce est centrée non plus sur le retour mais sur la tentative de départ (« je
demandais à ce qu’on m’accompagne à la gare / qu’on me laisse partir », Louis II, scène 1). Cette
tentative est entravée par les autres personnages : l’échec de la reconnaissance est redoublé par cet
enfermement.

C. Un autre modèle retravaillé en profondeur (I, 3) : le retour d’Oreste

Conclusion

- Le texte propose une dramaturgie familiale dont les ressorts sont neutralisés : les modèles évoqués
sont mis en crises et ne fournissent plus de sens à la confrontation des personnages.
- Cet épuisement de la dramaturgie familiale donne à la pièce sa tonalité pessimiste : les personnages
sont enfermés dans la structure familiale, incapables de se reconnaître. La pièce offre une variation
absurde sur les thèmes de la dramaturgie familiale, et neutralise le sens du retour de l’enfant.

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