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BOOK JC
LES CONTES

DE L'ALHAMBRA .
LES CONTES
DE

L'ALHAMBRA ,
PRÉCÉDÉS D'UN VOYAGE

DANS LA PROVINCE DE GRENADE ;


TRADUITS

De Washington Irving ,
PAR Mlle A. SOBRY .
TRADUCTEUR DE LADY MORGAN , le coin du feu d'un
HOLLANDAIS, etc.

TOME 1 .

BRUXELLES.
MELINE , CANS ET COMPAGNIE.
LIBRAIRIK , IMPRIMERIE ET FONDERIE.

1837
1
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81178
ft
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JC
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Gi
(
)
A

LES CONTES
8

DE L'ALHAMBRA .
13.30.6

&
.mot
Am
S

L'ALHAMBRA.4235949
Le Voyage.

Pendant le printemps de 1829 , la curiosité


m'ayant conduit en Espagne , je fis une excur-
sion de Séville à Grenade avec un ami , alors
attaché à l'ambassade russe à Madrid . Le ha-
sard nous avait amenés de régions bien éloi-
gnées dans celle où nous nous trouvions réunis ,
et la conformité de nos goûts nous inspira le
désir de parcourir ensemble les montagnes ro-
mantiques de l'Andalousie . Si ces pages tom-
bent sous ses yeux dans le pays où les devoirs
de sa place auront pu le conduire, soit qu'elles
8 L'ALHAMBRA.

le trouvent mêlé aux pompes des cours ou


méditant sur les gloires plus réelles de la na-
ture, puissent -elles lui rappeler notre aventu-
reux pèlerinage et le souvenir de celui à qui
le temps ni l'éloignement ne feront jamais
oublier sa douceur et son mérite !
Avant d'aller plus loin , qu'il me soit permis
de présenter quelques observations prélimi-
naires sur l'aspect général de l'Espagne et sur
la manière d'y voyager. On se figure en géné-
ral ce pays comme une douce région parée de
tous les charmes de la voluptueuse Italie. C'est
au contraire , à l'exception de quelques provin-
ces maritimes, une contrée agreste, austère
et triste, avec des montagnes nues , escarpées ,
des plaines immenses , dépourvues d'arbres ,
silencieuses et solitaires à un degré indicible
et participant en quelque sorte du caractère
de l'Afrique. Ce qui ajoute encore à ce silence,
à cette solitude, c'est l'absence d'oiseaux
chanteurs, suite naturelle du manque de bois
et de haies . On voit l'aigle et le vautour planer
autour des monts rocailleux et au-dessus des
plaines. Des troupes d'outardes rusées se glis-
sent dans les bruyères ; mais ces myriades
LE VOYAGE . 9

d'oiseaux de plus petite espèce qui animent


la face de la terre dans les autres pays , ne se
trouvent que dans certaines parties de l'Es-
pagne, et plutôt encore dans les vergers et les
jardins qui entourent les habitations que dans
la campagne .
Dans les provinces centrales, le voyageur
en traversant de longues plaines de blé, tan-
tôt vertes et onduleuses, tantôt dorées , tantôt
nues et brûlées par le soleil , cherchera vaine-
mentT la main qui les a cultiveés . Enfin il aper-
cevra sur une montagne escarpée un village
avec des fortifications moresques en ruine, ou
quelque vieille tour, ancien refuge des habi-
tants pendant les guerres civiles ou les inva-
sions des Maures. L'usage de se réunir , pour
se protéger mutuellement dans les dangers,
existe encore chez les paysans espagnols , grâce
au maraudage des voleurs errants.
Mais si la plus grande partie de l'Espagne
est privée de la riche parure des bois et des
forêts et des grâces les plus aimables de la cul-
ture, ses paysages ont un caractère de grandeur
bien propre à compenser ce qui leur manque
sous d'autres rapports. Ils possèdent quelques-
1.
10 L'ALHAMBRA .

unes des qualités de leurs habitants, et je con-


çois mieux le fier, l'indomptable , le frugal
Espagnol, depuis que j'ai vu son pays.
Les traits simples et sévères des paysages
espagnols ont quelque chose de sublime . Les
immenses plaines des Castilles et de la Man-
che s'étendant à perte de vue, prennent une
sorte d'intérêt par leur uniformité et leur
grandeur, et font une impression analogue
à celle que produit l'Océan. En parcourant
ces solitudes sans bornes apparentes, on aper-
çoit de loin à loin un troupeau sous la con-
duite d'un pâtre immobile comme une statue,
portant son bâton ferré en guise de lance, une
file de mules traversant lentement le désert,
comme les caravanes de chameaux traversent
les sables de l'Arabie, un pâtre qui chemine
seul armé du stylet et de la carabine . Ainsi ,
le pays , les habitudes, tout , jusqu'à la physio-
nomie du peuple, a le caractère arabe . L'usage
général de ne marcher qu'avec des armes
prouve le peu de sûreté des routes . Le berger
dans les champs, aussi bien que le pâtre dans
les plaines incultes, porte toujours son fusil
et son poignard . Le riche laboureur s'aventure
LE VOYAGE . 11
rarement à se rendre au marché voisin sans son
trabuco, ou carabine , s'il ne se fait pas suivre
par un valet armé. Le plus petit voyage exige
les préparatifs d'une expédition militaire.
Les dangers des chemins donnent lieu à
une manière de voyager qui rappelle sur une
plus petite échelle les caravanes de l'Orient .
les arrieros ou muletiers partent en grand
nombre et bien armés à des jours fixés; et les
voyageurs accidentels qui se joignent à eux
augmentent encore leurs forces . C'est au
moyen de ce mode primitif de communica-
tion que se fait tout le commerce du pays .
Les arrieros, voyageurs privilégiés de la Pénin-
sule, la traversent depuis les Pyrénées et les
Asturies jusqu'aux Alpuxares, aux montagnes
de Ronda et même aux portes de Gibraltar .
Leur vie est dure et frugale . Un bissac de toile
grossière renferme leurs pauvres provisions .
Une bouteille de cuir suspendue à l'arçon de
leur selle contient du vin ou de l'eau pour le
passage des montagnes stériles ou des plaines
arides. Une des couvertures de leurs mules
leur sert de lit et leur selle d'oreiller. Ces
hommes de taille médiocre, mais bien faits et
12 L'ALHAMBRA .

robustes , ont le teint brun et hâlé , l'œil


ferme et tranquille à l'ordinaire, mais plein
de feu quand de soudaines émotions les agi-
tent, les manières franches , mâles et polies;
jamais ils ne passent près de vous sans vous
saluer gravement avec l'une de ces phrases.
Dios guarde à usted, - vaya usted con Dios,
caballero. Dieu vous garde, - Dieu vous ac-
compagne, cavalier.
Comme les muletiers ont souvent toute leur
fortune sur le dos de leurs mules , ils ont tou-
jours des armes à leur portée, et sont préparés
à s'en servir dans un combat désespéré. Mais
leur nombre les met à l'abri des attaques des
petites bandes de voleurs , et le bandolero
isolé , armé jusqu'aux dents , rôde autour
d'eux sans les aborder , de même qu'un pirate
suit de loin un convoi de bâtiments marchands
qu'il n'ose attaquer.
Le muletier espagnol possède un fonds iné-
puisable de chansons et de romances , qui
charment ses fatigues continuelles. Les airs
de ces chansons populaires sont d'une ex-
trême simplicité , et ne consistent que dans
un petit nombre de notes . Ils les chantent
LE VOYAGE . 13

d'une voix forte, avec des cadences prolon-


gées , assis sur leur mule qui les écoute avec
une gravité infinie , en conformant son pas à
la mesure. Les couplets ainsi chantés sont de
vieilles romances traditionnelles sur les Mau-
res , des légendes de saints, des lais d'amour,
et plus souvent encore des complaintes sur
quelque fameux contrabandista ou bandolero ;
car les contrebandiers et les bandits sont les
héros poétiques du peuple en Espagne. Quel-
quefois le chant du muletier est improvisé,
paroles et musique , et se rapporte à quelque
scène locale ou à quelque incident de voyage.
Ce talent d'improvisation commun en ce pays ,
vient , dit-on , des Arabes . Il y a quelque
chose de singulièrement agréable dans ces
chants d'une mélodie facile , qui n'est pas
sans charme, entendus au milieu des campa-
gnes agrestes et solitaires qu'ils célèbrent , et
accompagnés par le bruit argentin des son-
nettes des mulets .
Rien de plus pittoresque que la rencontre
d'une file de mules dans un passage de mon-
tagnes. Vous entendez d'abord les sonnettes
de la mule conductrice , dont le bruit mono-
14 L'ALHAMBRA .

tone et répété rompt le silence des hauteurs


aériennes , et peut-être la voix d'un muletier
rappelant à son devoir quelqu'une de ses bê-
tes tardive ou égarée , ou bien chantant de
toute la force de ses poumons une vieille ro-
mance nationale. Enfin , vous apercevez les
mules tournant lentement les défilés, quelque-
fois descendant une pente si rapide et si éle-
vée qu'elles se dessinent en plein relief sur le
eiel , d'autres fois avançant péniblement à
travers les ravins au-dessous de vous . A me-
sure qu'elles approchent , vous distinguez
leurs ornemens de couleur éclatante, les cou-
vertures , les harnais brodés , les plumets ,
et , lorsqu'elles sont plus près , le trabuco
toujours chargé , placé derrière les paquets ,
comme un avertissement des dangers de la
route .
L'ancien royaume de Grenade, dans lequel
nous allions entrer , est une des parties les
plus montagneuses de l'Espagne . De vastes.
sierras ou chaînes de montagnes , dénuées d'ar-
bres et de buissons , et bigarrées de marbres
et de granit de diverses couleurs , élèvent leurs
cimes desséchées au milieu d'un ciel bleu foncé.
LE VOYAGE . 15

Mais des vallées verdoyantes et fertiles sont


cachées dans leur sein , et le désert y cède la
place à la culture, qui force même les rochers
les plus arides à produire l'oranger, le figuier,
le citronnier , à se parer des fleurs du myrte
et du rosier.
Dans les gorges les plus sauvages de ces
montagnes , des villages ou des bourgs entou-
rés de murailles crénelées , construits comme
des nids d'aigle aux sommets des précipices ,
des tours demantelées, perchés sur des pics
élevés , rappellent les jours de la chevalerie ,
les guerres des Maures et des Chrétiens , leur
lutte romantique pour la conquête de Gre-
nade. En traversant ces hautes chaînes , le
voyageur est souvent obligé de mettre pied à
terre, et de conduire son cheval par la bride,
pour monter et descendre des sentiers étroits ,
raboteux , qui ressemblent à des escaliers rui-
nés . Quelquefois le chemin côtoie des abîmes
étourdissants , dont aucun parapet ne vous
sépare ; d'autres fois il plonge dans une pente
rapide et dangereuse , qui se perd au milieu
d'une obscure profondeur ; ou bien il passe
dans des ravins formés par les torrents de l'hi-
16 L'ALHAMBRA.

ver, et qui servent de retraites aux contreban-


diers . L'on aperçoit de temps en temps une
croix de triste présage ; et ce monument du
vol et du meurtre, érigé sur un monceau de
pierres dans un coin de la route , avertit le
passant qu'il est dans des lieux hantés par les
bandits , et que peut-être à l'heure même il
est guetté par un de ces brigands en embus-
cade . Souvent , au détour d'une sombre vallée
surpris d'entendre un rauque mugissement
dans les airs , on lève la tête , et l'on dé-
couvre , sur l'un des replis verdoyants de la
montagne , un troupeau de fiers taureaux an-
dalous, destinés aux combats de l'arène. Rien
de plus imposant que l'aspect de ces terribles
animaux , errant dans toute leur force primi-
tive sur leur pâturage natal : indomptés, pres-
que étrangers à l'homme , ils ne connaissent
que le pâtre qui les garde et n'ose pas tou-
jours en approcher. Le cri de ces taureaux et
leurs yeux menaçants, quand ils regardentau-
dessous de leur prairie élevée, ajoutent encore
à l'expression sauvage de la scène.
Je me suis laissé entraîner à parler plus
longuement que je ne l'aurais voulu des traits
LE VOYAGE . 17

généraux de la nature en Espagne ; mais les


souvenirs de ce beau pays ont un charme si
puissant sur mon imagination , qu'il m'est
toujours difficile de les éloigner une fois qu'ils
ont été réveillés .
Ce fut le premier jour de mai que nous
partimes , mon compagnon et moi , de Séville
pour Grenade. Nous connaissions le pays que
nous avions à parcourir , la difficulté des che-
mins et leur peu de sûreté ; en conséquence ,
la meilleure partie de nos effets avait été en-
voyée d'avance par les muletiers , et nous ne
portions avec nous que nos habits et l'argent
nécessaire pour le voyage , avec un surplus
destiné à satisfaire les bandoleros dans le cas
où nous serions attaqués , et nous sauver ainsi
des mauvais traitements auxquels sont exposés
les voyageurs trop avares ou trop pauvres .
Nous savions aussi qu'il ne faut pas compter
sur les garde-manger des auberges espagno-
les , et que nous devions traverser de longs
espaces sans habitations ; et nous prîmes les
précautions convenables pour assurer notre
subsistance. Nous louâmes deux bons chevaux
pour nous, un troisième portait notre léger
T. I.
18 L'ALHAMBRA.

bagage , et un robuste Biscayen d'environ


vingt ans , qui devait nous servir de guide
dans le labyrinthe de ces montagnes, prendre
soin de nos bêtes , enfin nous servir , suivant
les occurrences , de valet de chambre ou de
garde : il s'était pourvu d'un formidable tra-
buco pour nous défendre , à ce qu'il préten-
dait, contre les rateros ou voleurs isolés ; et ses
vanteries à propos de cette arme étaient sans
fin , bien que , à la honte de la prudence mili-
taire de l'homme , la carabine en question
restât toujours pendue derrière la selle , mais
non chargée . Toutefois , c'était un serviteur
fidèle , zélé , de bonne humeur, aussi fécond
en dictons et en proverbes que ce modèle des
écuyers , le célèbre Sancho dont nous lui don-
nâmes le nom : véritable Espagnol dans ses
moments les plus gais ; et malgré la familiarité
avec laquelle nous le traitions , il ne sortit ja-
mais des bornes d'une respectueuse décence.
Ainsi équipés et suivis , nous nous mîmes
en route , bien décidés à tirer le meilleur
parti possible de notre voyage. Avec de sembla-
bles dispositions, quel délicieux pays à par-
courir ! La plus misérable auberge en Espagne
LE VOYAGE . 19

fournit plus d'aventures qu'un château en-


chanté, et chaque repas effectué peut passer
pour une espèce de prouesse ! Que d'autres
vantent les chemins unis à barrières, les hôtels
somptueux d'un pays cultivé et civilisé , au
point de n'offrir que des surfaces planes et des
lieux communs : quant à moi , l'Espagne avec
ses monts agrestes , ses mœurs franches ,
demi barbares , les hasards de son état de guerre
domestique, l'Espagne seule peut satisfaire
mon imagination .
Dès notre première soirée nous éprouvâmes
un des plaisirs romantiques de ce pays . Nous
arrivâmes après le coucher du soleil dans une
petite ville , fatigués d'avoir traversé une
immense plaine inhabitée, où nous avions
été plusieurs fois trempés par la pluie. Une
compagnie de miquelets, alors occupée à pour-
suivre des voleurs dans ces parages , se trou-
vait à l'auberge où nous descendimes . Des
étrangers de notre genre étaient un objet
d'étonnement dans cette ville écartée . L'hôte ,
aidé de deux ou trois de ses voisins en man-
teaux bruns, étudiait nos passeports dans un
coin de la salle, tandis qu'un alguazil en petit
20 L'ALHAMBRA.

manteau noir prenait des notes à la faible


clarté de la lampe. Les passeports en langue
étrangère les intriguaient fort ; mais Sancho ,
notre écuyer, vint leur prêter le secours de
ses lumières, et sut augmenter notre impor-
tance par l'éloquence magnifiante d'un Es-
pagnol . En même temps la distribution de
quelques cigares nous gagna tous les cœurs ,
et bientôt la commune entière fut en mouve-
ment pour nous faire accueil. Le corregidor
en personne vint nous visiter ; un grand fau-
teuil de cannes fut porté avec pompe dans
notre chambre par l'hotesse elle-même, pour
que l'illustre voyageur pût être assis commo-
dément . Le commandant de la compagnie
ci-dessus mentionnée soupa avec nous, et nous
amusa infiniment par le récit animé d'une
campagne qu'il avait faite dans l'Amérique du
sud , et de ses exploits amoureux et guerriers
qui devaient tout leur intérêt à ses phrases
ampoulées, à ses gestes multipliés , surtout
à certains roulements d'yeux qui voulaient
dire beaucoup de choses . Il prétendait avoir
les noms et signalements de tous les bandits de
la province , et comptait les dénicher et les
LE VOYAGE . 21

prendre les uns après les autres . Cet officier


voulut bien nous offrir l'escorte de quelques-
uns de ses hommes . « Mais , » reprit-il, « un
seul vous suffira , les voleurs nous connaissent,
la vue de l'un de mes gens jettera l'épouvante
dans toute la sierra . » Nous le remerciâmes de
son offre obligeante, en l'assurant dans le
même style, qu'avec le redoutable écuyer
Sancho , nous ne craindrions pas d'affronter
tous les bandoleros de l'Andalousie.
Tandis que nous soupions avec cet aimable
matamore , les sons d'une guitare se firent
entendre , accompagnés d'un cliquetis de cas-
tagnettes, et bientôt après, un chœur de voix
chanta un air populaire. C'était une galante-
rie de l'hôte , qui avait rassemblé pour nous
fêter les musiciens amateurs et les belles du
voisinage , et nous vîmes en nous avançant
dans la cour une véritable scène de gaieté es-
pagnole. Nous prîmes place sous le portail
avec l'hôte , l'hôtesse et le commandant , et
la guitare , ayant passé de main en main ,
tomba dans celle d'un jovial cordonnier , qui
nous parut l'Orphée du lieu . C'était un homme
d'une figure agréable , avec d'épaisses mous-
2.
23

.
L'ALHAMBRA
22
taches noires et les manches de sa chemise re-
troussées au-dessus du coude. Ses doigts par-
couraient l'instrument avec une légèreté et
une habileté remarquables , et il chantait de
petites chansons d'amour en lançant des œil-
lades expressives aux femmes , auprès des-
quelles il paraissait en grande faveur. Il dansa
ensuite le fandango avec une fraîche Anda-
louse , au grand délice des spectateurs . Toute-
fois aucune des femmes présentes ne pouvait
se comparer à la fille de l'hôte, la jolie Pepita,
qui s'était hâtée de faire une toilette pour le
bal improvisé , et avait orné ses cheveux de
roses elle se distingua dans un bolero avec
un beau jeune dragon . Nous avions commandé
que l'on servit du vin et des rafraîchissements
à discrétion ; cependant parmi cette société
mêlée de soldats , de muletiers , de paysans ,
personne ne sortit des bornes d'un divertisse-
ment honnête . Un peintre eût été heureux de
contempler cette scène. Le groupe élégant des
danseurs , les cavaliers en demi-uniforme ,
les villageois enveloppés de leurs manteaux
bruns , enfin jusqu'au maigre alguazil , digne
du temps de don Quichotte , que l'on voyait
LE VOYAGE . 23

écrire diligemment à la clarté douteuse d'une


grande lampe de cuivre , sans prendre garde
à ce qui se passait autour de lui; tout cela for-
mait un ensemble véritablement pittoresque.
Je ne ferai point l'histoire exacte des évé-
nements de cette course de quelques jours
par monts et par vaux . Nous voyagions en
vrais contrebandiers , nous abandonnant au
hasard en toutes choses et les prenant bonnes
ou mauvaises comme elles se trouvaient. C'est
la meilleure manière de voyager en Espagne.
Mais nous avions pris soin de remplir le bissac
de notre écuyer de viandes froides , et sa bota
ou grande bouteille de cuir , d'un excellent
vin de Valdepenas . Comme ce dernier article
était de bien plus grande importance pour
notre campagne que la carabine de Sancho
elle-même , nous exhortâmes celui - ci à veiller
avec attention sur cette partie de sa charge ;
et je lui dois la justice de dire que son homo-
nyme , si remarquable par son dévouement à
sa bouche , ne le surpassait pas comme pour-
voyeur vigilant. Ainsi donc , bien que les
sacoches et la bota fussent vigoureusement et
souvent attaquées , elles paraissaient avoir la
24 L'ALHAMBRA .

miraculeuse propriété de n'être jamais vides ,


notre ingénieux écuyer ne manquant point
d'y placer les restes du souper d'auberge de la
veille pour servir à notre dîner en plein vent
du lendemain .
Et quels repas délicieux n'avons-nous pas
faits au milieu de la matinée , à côté d'un
ruisseau ou d'une fontaine , sous un arbre
épais ! Quelles délicieuses siestes sur nos man-
teaux étalés sur l'herbe !
Nous nous arrêtâmes une fois , à midi , pour
prendre un repas de ce genre dans une jolie
prairie entourée de collines couvertes d'oli-
viers. Nos manteaux furent étendus sous un
orme , près d'un ruisseau murmurant , nos
chevaux attachés où ils pouvaient paître , et
Sancho déploya ses provisions d'un air de
triomphe. Les sacs contenaient des munitions
ramassées pendant quatre jours ; mais ils
avaient été singulièrement enrichis par les
reliefs de notre souper précédent à l'une des
meilleures auberges d'Antequera . Notre écuyer
tirait un à un les contenus hétérogènes de son
bissac ; et je crus qu'ils ne finiraient jamais . Il
montra d'abord une épaule de chevreau rôtie ,
LE VOYAGE . 25

presque aussi bonne que lorsqu'on nous l'avait


servie , ensuite un beau morceau de morue
sèche enveloppé dans du papier , le reste d'un
jambon , la moitié d'un poulet , plusieurs mi-
ches , enfin un rout de figues , d'oranges , de
raisins et de noix ; la bouteille avait été éga-
lement regarnie en excellent vin de Malaga.
A chaque apparition nouvelle , il jouissait de
notre surprise comique en se rejetant en ar-
rière sur le gazon avec de grands éclats de
rire. On flattait extrêmement ce simple et bon
garçon en le comparant , dans son dévoue-
ment à la baffre , au célèbre écuyer de don
Quichotte. Il était très- versé dans l'histoire de
ce chevalier , et , comme la plupart des gens
du peuple en Espagne , il croyait fermement
à sa réalité.
<< Tout cela est arrivé , il y a bien bien long-
temps , señor? » me dit-il un jour avec un
regard interrogatif. — « Oui , très-longtemps, »
lui dis-je. « Je parierais qu'il y a plus de
mille ans , » fit-il en me regardant avec un
doute encore plus marqué. – ་་ Mais je ne crois
pas qu'il y ait beaucoup moins . » L'écuyer
n'en demanda pas davantage.
26 L'ALHAMBRA .

Tandis que nous exploitions les provisions ci-


dessus décrites en nous amusant des naïves
plaisanteries de notre écuyer, un mendiant , qui
ressemblait presque à un pèlerin , s'approcha
de nous. Sa barbe grise , le bâton sur lequel
il s'appuyait annonçaient la vieillesse ; mais
son corps, très-peu courbé, montrait les restes
d'une belle taille . Il portait le chapeau rond
des Andaloux , une casaque de peau de mou-
ton , des culottes de peau , des guêtres et des
sandales. Ses vêtements, quoique fanés et cou-
verts de pièces , étaient propres , et il nous
aborda avec cette grave courtoisie qui se fait
remarquer chez les Espagnols , même dans les
dernières classes . Nous étions favorablement
disposés pour un semblable visiteur , et , dans
un élan de charité capricieuse , nous lui don-
nâmes quelque monnaie , un morceau de pain
blanc et un verre de notre bon vin de Malaga .
Il reçut tout cela avec reconnaissance , mais
sans aucune marque servile de gratitude .
Quand il eut goûté le vin , il l'examina à tra-
vers le jour , et , montrant un certain étonne-
ment , l'avala d'un trait , et dit : « Voilà bien
des années que je n'ai tâté d'un pareil vin ;
LE VOYAGE . 27

c'est un vrai cordial pour un pauvre vieil-


lard . » Il considéra ensuite le pain en disant :
« Bendito sea el tal pan ! Béni soit ce pain ! » Puis
il le mit dans son sac ; nous l'engageâmes à le
manger à l'instant . « No , señores , » répliqua-
t-il , «་་ le vin, il me fallait le boire ou le laisser;
mais je dois porter le pain au logis et le parta-
ger avec ma famille . » Sancho consulta nos
yeux , et donna au pauvre homme d'amples
fragments de notre repas , à condition toute-
fois qu'il en mangerait sur-le-champ une partie .
Il s'assit donc à quelque distance de nous ,
et mangea lentement avec une décence et une
sobriété qui eussent fait honneur à un hidalgo .
Je crus voir dans cet homme une sorte de
dignité tranquille , de politesse mesurée qui
annonçaient qu'il avait vu de meilleurs jours;
il n'en était rien ; il n'avait que la courtoisie
naturelle à tout Espagnol , et ce tour poéti-
que distingue les pensées et le langage de ce
peuple spirituel . Pendant cinquante ans , cet
homme avait été berger , et maintenant il
était sans emploi et sans moyens d'existence .
« Quand j'étais jeune , » disait-il , «< rien ne
pouvait me nuire ou me chagriner ; j'étais
28 L'ALHAMBRA.

toujours bien portant , toujours gai , mais j'ai


soixante-dix-neuf ans , je suis forcé de men-
dier mon pain , et le courage commence à me
manquer. >>
Cependant il n'était pas encore mendiant
d'habitude ; il n'y avait pas longtemps que le
besoin l'avait obligé de recourir à cette triste
et dégradante ressource , et il nous fit une
peinture bien touchante des combats que son
orgueil avait soutenus contre la faim . Il reve-
nait de Malaga sans argent ; il y avait déjà
quelque temps qu'il n'avait mangé , et il de-
vait traverser une de ces vastes plaines où
l'on trouve si peu d'habitations ; à demi mort
d'inanition , il demanda d'abord à la porte
d'une hôtellerie de campagne ; on lui répon-
dit : Perdone usted, por Dios, hermano (excu-
sez-moi , frère , pour l'amour de Dien ) , for-
mule ordinaire pour refuser l'aumône en
Espagne. « Je m'éloignai , » dit- il , avec plus
de honte encore que de faim , car l'orgueil de
mon cœur n'était pas encore abattu . En pas-
sant près d'une rivière dont les bords étaient
élevés et le courant profond et rapide , je fus
tenté de m'y précipiter . « Pourquoi , » me di-
LE VOYAGE . 29
sais-je , »> un pauvre vieillard comme moi
resterait-il sur la terre? » Mais quand je fus
sur le bord , je pensai à la Sainte-Vierge , et
je m'éloignai . Je marchai jusqu'à une petite
maison située à quelque distance de la route ,
et j'entrai dans la cour : la porte de la maison
était fermée ; mais deux jeunes señoritas
étaient à l'une des fenêtres . Je m'avançai et
et leur demandai : Perdone usted, por Dios ,
hermano , fut encore la réponse que je reçus ,
et la fenêtre se referma . Je me traînai hors de
la cour, prêt àm'évanouir; je croyais mon heure
arrivée, et me laissant tomber contre la porte,
je me recommandai à la Vierge et couvris ma
tête pour mourir . Peu de minutes après , le
maître de la maison survint , et me trouvant
gisant à sa porte , eut pitié de mes cheveux
gris , me fit entrer chez lui, et me donna quel-
que nourriture . Ainsi , vous voyez , señores ,
qu'on doit toujours avoir confiance dans la
protection de la Vierge .
Le vieillard se rendit dans son pays natal ,
Archidona , que nous decouvrions tout près
de nous, sur le sommet d'une montagne es-
carpée. Il nous montra les ruines d'un ancien
T. I. 3
30 L'ALHAMBRA .

château des Maures , qu'un de leurs rois avait


habité dans le temps des guerres de Grenade.
La reine Isabelle l'avait assiégé avec une puis-
sante armée ; mais il les regardait du haut de sa
forteresse au milieu des nuages , et se moquait
de leurs efforts . Alors la Vierge apparut à la
reine , et la conduisit , elle et ses soldats , par un
chemin mystérieux où personne n'avait jamais
passé auparavant et ne passa depuis . Quand
le Maure vit arriver la reine , il resta confondu ,
et , poussant son cheval vers le précipice , s'y
jeta et fut mis en pièces. Les marques des fers
sont encore visibles sur le bord du rocher , et
vous pouvez voir d'ici , messieurs , le chemin
par lequel la reine et son armée montèrent la
montagne qui s'étend comme un ruban le long
de ses flancs ; mais ce qu'il y a de miraculeux ,
c'est que , bien qu'on puisse le voir à certaine
distance , il disparaît lorsqu'on en approche.
Ce chemin idéal que nous montrait le vieux
berger était probablement un ravin sablon-
neux qui paraissait à la distance où la per-
spective diminuait sa largeur , et se confon-
dait avec le reste de la surface quand on le
voyait de plus près .
LE VOYAGE. 31
Comme le vin et notre bon accueil avaient
animé le vieillard , il nous conta encore l'his-
toire d'un trésor que le roi maure avait enterré
sous le château . La maison du bonhomme
était située près des fondations de cet édifice .
Le curé et le notaire du village , ayant rêvé
trois fois de trésor , fouillèrent à la place que
leurs rêves leur avaient indiquée. Le gendre
de notreconvive avait entendu la nuit le bruit
de leurs pioches . Personne ne sait ce qu'ils
trouvèrent ; mais ils devinrent tout à coup
très-riches et gardèrent leur secret . Ainsi le
vieux berger s'était trouvé à la porte de la for-
tune, mais le sort avait décidé qu'elle ne se
trouverait jamais sous le même toit que lui.
J'ai remarqué que les histoires de trésors
enfouis par les Maures sont répandues prin-
cipalement parmi les gens les plus pauvres en
Espagne . C'est ainsi que la nature donne l'om-
bre pour consoler de l'absence de la réalité .
L'homme altéré rêve aux eaux courantes , aux
claires fontaines , l'homme affamé à de somp-
tueux festins , le pauvre à des monceaux d'or
cachés ; rien de plus riche que l'imagination
d'un mendiant .
32 L'ALHAMBRA.

La dernière scène de mon voyage que je


rapporterai, est notre soirée dans la petite ville
de Loxa , célèbre place frontière du temps des
Maures , qui vit échouer Ferdinand contre ses
murailles. Ce fut de cette forteresse que le
vieil Aliatac , beau-père de Boacdil , sortit
avec son gendre pour la désastreuse expédi-
tion qui finit par la mort du général et la
captivité du monarque. Loxa est dans une si-
tuation romantique , au milieu d'un défilé
qui suit les bords du Xenil , entourée de ro-
chers sauvages , de bosquets , de prairies et
de jardins. Notre auberge , bien assortie à la
place, était tenue par une jeune et belle veuve,
andalouse , dont la basquine de soie noire gar-
nie de franges accusait gracieusement des for-
mes souples et élégantes . Sa démarche était
ferme et légère , son œil noir plein de feu , et
son air coquet , sa parure soignée , montraient
qu'elle était accoutumée à exciter l'admira-
tion .
Un frère à peu près de son âge offrait
avec elle le parfait modèle du majo et de la
maja andalous. Il était grand , vigoureux ,
bien fait , son teint olivâtre n'était pas des
LE VOYAGE . 33

plus foncés ; ses yeux étaient noirs et bril-


lants , et des favoris châtains et frisés se joi-
gnaient sous son menton . Une petite veste de
velours vert , ornée d'un profusion de bou-
tons d'argent , serrait sa taille , et de chacune
de ses poches sortait le coin d'un mouchoir
blanc; ses culottes , de la même étoffe que la
veste, avaient des rangées de boutons depuis
la hanche jusqu'aux genoux ; un mouchoir de
soie rose entourait son cou et passait dans
un anneau pour se croiser sur une chemise bien
plissée. Il portait de plus une ceinture , des
guêtres du plus beau cuir fauve élégamment
faites , et s'ouvrant vers le mollet pour mon-
trer le bas , enfin des souliers bronzés qui fai-
saient paraître avec avantage un pied d'une
forme parfaite.
Tandis qu'il se tenait sur la porte , un homme
à cheval arriva , et entra avec lui dans une
conversation à voix basse qui paraissait fort
sérieuse. Le nouveau venu était vêtu dans le
même goût et presqu'aussi élégamment que
l'hôte. Il pouvait avoir trente ans , sa taille
était forte et carrée , ses traits romains avaient
de la beauté , quoiqu'ils fussent légèrement
3.
34 L'ALHAMBRA.

marqués de la petite vérole , et son air, sa tour-


nure avaient de l'aisance , de la hardiesse ,
même une sorte d'audace. Son puissant che-
val noir , orné de housses et de bizarres accou-
trements, avait une couple de gros mousquets
attachés derrière sa selle . La figure de cet
homme me rappela les contrabandistas que
j'avais vus dans la montagne de la Ronda , je
m'aperçus qu'il était en grande intelligence
avec le frère de notre hôtesse , et je pensai de
plus, sauf erreur, qu'il était amant favorisé de
la jolie veuve. Toute la maison et ses habitants
avaient en effet je ne sais quel aspect de con-
trebande ; et le mousquet reposait dans un
coin à côté de la guitare . Le cavalier susdit
passa la soirée à la posada , et chanta plusieurs
romances guerrières des montagnes , avec
beaucoup d'expression . Pendant que nous
étions à souper , deux pauvres Asturiens vin-
rent demander du pain et un asile pour la nuit.
Des voleurs les avaient attaqués comme ils re-
venaient d'une foire dans les montagnes , leur
avaient pris le cheval qui portait leurs mar-
chandises, leur argent, une partie de leurs vê-
tements, et les avaient battus pour avoir cher-
LE VOYAGE . 35
ché à faire résistance. Mon compagnon , avec
la prompte générosité qui lui est naturelle ,
commanda pour eux un souper et un lit , et
leur donna l'argent nécessaire pour retourner
chez eux .
Mais à mesure que la soirée avançait , de
nouveaux personnages entraient en scène . Un
gros et grand homme d'environ soixante ans,
vint se joindre au gai caquetage de l'hôtesse .
Il portait le costume ordinaire des Andalous ,
avec l'addition d'un grand sabre , qu'il tenait
sous son bras . Ses moustaches épaisses don-
naient une certaine gravité à son visage , qui
exprimait une sorte de confiance insolente.
Chacun semblait le considérer avec beaucoup
de respect .
Sancho nous dit tout bas que ce personnage
était don Ventura Rodrigues , le héros , le
champion de Loxa , fameux par ses prouesses
et sa force prodigieuse. Pendant l'invasion
française , il surprit six cavaliers endormis ,
s'assura de leurs chevaux , les attaqua ensuite
l'un après l'autre , en tua plusieurs , et fit le
reste prisonnier . En récompense de cet ex-
ploit , le roi lui a fait une pension d'une pesete
36 L'ALHAMBRA.

par jour (environ un franc ) , et l'a décoré du


titre de don .
Son langage et ses manières emphatiques
me divertissaient infiniment . C'était un véri-
table Andalou , d'une jactance au moins égale
à sa bravoure. Il ne quittait pas plus son
grand sabre qu'un enfant ne quitte sa pou-
pée , et le tenait tantôt dans sa main , tantôt
sous son bras , l'appelant sa santa Theresa ;
«< et , >» disait-il , « quand je le tire , tiembla la
tierra ( la terre tremble ). »
Je restai fort tard à écouter les propos de
ces personnages si différents qui causaient en-
semble avec toute la liberté d'une posada es-
pagnole. Nous entendîmes des chansons de
contrebandiers , des histoires de voleurs et de
guérillas , de vieilles romances des Maures ;
enfin notre belle hôtesse chanta los infiernos,
ou les régions infernales de Loxa , sombres
cavernes dans lesquelles des ruisseaux sou-
terrains et des cascades font un bruit mysté-
rieux . Le peuple dit que de faux monnayeurs
habitent ces cavernes depuis le temps des
Maures , et que leurs rois y tenaient leurs
trésors .
LE VOYAGE . 37

Je pourrais remplir ces pages des incidents


de notre expédition , mais d'autres sujets m'ap-
pellent. En voyageant ainsi nous parvinmes
enfin à sortir des montagnes pour entrer dans
la belle Vega de Grenade. Là nous prìmes
notre dernier repas de midi , en plein air ,
sous un bosquet d'oliviers près d'un ruisseau ,
ayant en face de nous l'ancienne capitale du
dernier royaume musulman en Espagne , sur
laquelle les tours de l'Alhambra jetaient un
intérêt puissant , tandis que la Sierra Nevada
brillait au-dessus des édifices , comme une
couronne d'argent . Le jour était pur et sans
nuages, les vents frais des montagnes tempé-
raient l'ardeur du soleil . Après avoir dìné
nous étendimes nos manteaux et goûtâmes
encore une fois le plaisir de nous endormir
sur le gazon , bercés par le bourdonnement
des abeilles dans les fleurs et le roucoulement
des tourterelles dans les oliviers . Quand les
heures brûlantes furent passées , nous nous
remîmes en marche , et après avoir passé en-
tre des haies d'aloës et de bananiers , et à tra-
vers une multitude de jardins, nous arrivâmes
un peu avant la nuit aux portes de Grenade.
38 L'ALHAMBRA.
Aux yeux du voyageur prévenu d'un sen-
timent de prédilection pour l'historique et
poétique Alhambra de Grenade , ce moument
est aussi vénérable que la kaaba , ou maison
sacrée de Mahomet , l'est aux yeux des dévots
pèlerins musulmans . Combien de légendes et
de traditions vraies ou fabuleuses , combien
de chants , de romances d'amour et de guerre ,
espagnols ou arabes , se rattachent à ce ro-
mantique édifice ! Le lecteur peut donc se fi-
gurer quel fut notre ravissement quand , peu
après notre arrivée à Grenade , le gouverneur
de l'Alhambra nous permit d'occuper ses ap-
partements vacants dans ce palais des rois mau-
res. Les suivantes esquisses sont le fruit de mes
rêveries et de mes recherches pendant ce dé-
licieux séjour. Si elles pouvaient faire passer
dans l'imagination du lecteur une partie de
l'enchantement du lieu où elles ont été tra-
cées , il ne regretterait pas d'avoir passé un
été avec moi dans ces salles de l'Alhambra , si
fécondes en merveilleux souvenirs.
Gouvernement de l'Alhambra.

L'Alhambra est une ancienne forteresse ou


palais fortifié des rois maures de Grenade . Ils
dominaient de là sur leur paradis terrestre
tant vanté , et ce fut le dernier siége de leur
empire en Espagne. Le palais ne forme qu'une
partie de la forteresse dont les murailles cré-
nelées s'étendent irrégulièrement autour de
la crête d'une haute colline qui commande la
ville et tient à la chaîne des montagnes de
neige.
Du temps des Maures , cette forteresse pou-
40 L'ALHAMBRA.
vait contenir dans son enceinte une armée de
quarante mille hommes , et servit souvent de
retraite aux souverains contre leurs sujets ré-
voltés . Après que le royaume eut passé dans
les mains des chrétiens , l'Alhambra continua
d'être une demeure royale , et fut accidentel-
lement habité par les monarques castillans .
Charles-Quint commença l'érection d'un palais
dans ses murs , mais il fut empêché d'achever
cette entreprise par plusieurs secousses de
tremblements de terre . Les derniers rois qui
habitèrent ce palais furent Philippe V et sa
belle reine Élisabeth de Parme, au commence-
ment du dix-huitième siècle .
On fit de grands préparatifs pour les rece-
voir ; on répara le palais , les jardins ; l'on
construisit de nouveaux appartements que des
artistes italiens furent chargés de décorer.
Cependant , après le séjour passager de ces
princes , l'Alhambra redevint encore une fois
solitaire et désolé ; mais l'on y entretenait
toujours un état militaire. Le gouverneur te-
nait sa charge immédiatement du roi ; et sa
juridiction s'étendait jusqu'aux faubourgs de
la ville , et ne dépendait en rien du capitaine-
SON GOUVERNEMENT . 41

général de Grenade. La garnison était nom-


breuse ; le gouverneur habitait les apparte-
ments qui forment la façade du vieux palais ;
et jamais il ne descendait à Grenade sans quel-
que appareil militaire . La forteresse était en
effet une petite ville ; car elle contenait plu-
sieurs rues, un couvent de franciscains et une
église paroissiale.
L'abandon de la cour porta cependant un
coup fatal à l'Alhambra . Ses belles salles se
détériorèrent chaque jour , et plusieurs tom-
bèrent en ruines : ses jardins furent détruits ;
les fontaines cessèrent de jouer. Une popu-
lation de gens sans aveu s'empara petit à petit
des parties désertes de ses bâtiments . Les con-
trebandiers profitaient de l'indépendance de
sa juridiction pour y suivre en sûreté leurs
opérations frauduleuses ; les voleurs , les fri-
pons de tout genre s'y réfugiaient, et portaient
de là leurs déprédations sur Grenade et son
voisinage. La force publique intervint enfin
pour faire cesser ce désordre. La place fut
entièrement épurée ; l'on n'y laissa que ceux
dont l'honnêteté était bien reconnue , et le
droit de résidence incontestable. La plupart
L'ALHAMBRA. T. I. 4
42 L'ALHAMBRA .

des maisons furent démolies , et il ne resta


qu'un petit hameau , le couvent et la paroisse.
Pendant les dernières guerres de la Péninsule ,
les Français occupèrent Grenade , et mirent
une garnison dans l'Alhambra . Le comman-
dant habitait le palais ; et ce monument de la
grandeur et de l'élégance des Maures fut
alors sauvé d'une complète dévastation par ce
goût éclairé qui distingue la nation française.
On répara la toiture ; on garantit ce qui res-
tait des salles et des galeries des injures du
temps ; les jardins furent cultivés , les con-
duits d'eau réparés, et les fontaines jaillirent
encore au milieu des fleurs . L'Espagne doit
à ses envahisseurs la conservation du plus
beau , du plus intéressant de ses monuments
historiques.
Avant d'évacuer la forteresse , les Français
firent sauter plusieurs tours de la muraille
extérieure, et laissèrent les fortifications hors
d'état de servir. Depuis ce temps , l'importance
militaire de cette place n'existant plus , sa
garnison consiste seulement en une poignée
d'invalides , dont le service principal est de
garder les tours extérieures , dans lesquelles
SON GOUVERNEMENT. 43

on enferme quelquefois des prisonniers poli-


tiques. Le gouverneur lui-même abandonne
les hauteurs de l'Alhambra , et réside au cen-
tre de Grenade , où il trouve plus de facilité
pour ses communications avec le gouverne-
ment . Je ne puis terminer cette notice abrégée
sans rendre témoignage de la manière hono-
rable dont le commandant actuel de l'Alham-
bra, don Francisco de Serna , remplit les de-
voirs de sa charge, et emploie les faibles
ressources dont il peut disposer à réparer les
ruines du palais, et à retarder par de sages
précautions une décadence qui n'est que trop
certaine. Si chacun de ses prédécesseurs eût
fait comme lui, ce monument aurait conservé
presque toute sa beauté première; et si le gou-
vernement secondait le zèle de cet estimable
officier, ces vestiges précieux orneraient encore
longtemps le pays et y conduiraient de tous
les coins de la terre les curieux éclairés .
Intérieur de l'Alhambra.

L'Alhambra à été si souvent et si minutieu-


sement décrit , que quelques traits généraux
suffiront sans doute pour le rappeler à la mé-
moire du lecteur . Je vais donc raconter som-
mairement notre visite à ce monument le ma-
tin qui suivit notre arrivée à Grenade.
En sortant de l'auberge de la Espada , où
nous logions , nous traversâmes le quartier
célèbre de Vivarambla , autrefois le théâtre
des joûtes et des tournois , maintenant trans-
formé en un marché très-fréquenté. De là
4.
46 L'ALHAMBRA.

nous passâmes dans le Zacatin , dont la princi-


pale rue était , du temps des Maures , un grand
bazar ses petites boutiques , ses étroites al-
lées , ont encore le caractère oriental . Après
avoir passé la place sur laquelle se trouve le
palais du capitaine-général , nous montâmes
une rue tournante et peu large , dont le nom
reportait aux jours chevaleresques de Gre-
nade. C'était la calle ou rue des Gomères ,
ainsi nommée d'une tribu fameuse dans les
chroniques et les romances . Cette rue conduit
à une porte massive , d'architecture grecque ,
bâtie par Charles-Quint , et formant l'entrée
des domaines de l'Alhambra.
Deux ou trois vétérans assis sur un banc de
pierre remplaçaient les Zegris et les Aben-
cérages ; tandis qu'un grand et maigre valet
de place cachait , avec son vieux manteau
brun , le reste de ses habits encore plus misé-
rables , et causait avec la sentinelle à cheveux
gris. Dès qu'il nous aperçut , il courut à nous ,
et nous offrit ses services pour nous montrer
la forteresse .
J'ai toujours eu certaine répugnance de
voyageur pour les ciceroni , et le costume de
SON INTÉRIEUR. 47

celui-ci ne me disposait pas à faire une excep-


tion en sa faveur.
« Vous connaissez bien cette place , sans
doute? Ninguno mas ; pues , señor, soy hijo
de la Alhambra. » ( Personne ne pourrait la
mieux connaître , monsieur , car je suis fils
de l'Alhambra. )
Les Espagnols ont réellement une façon de
s'exprimer tout à fait poétique. Fils de l'Al-
hambra ! cette appellation me frappa, les gue-
nilles de mon interlocuteur prirent de la di-
gnité à mes yeux, elles me parurent le juste
emblème des fortunes du lieu, et convenaient
d'ailleurs parfaitement à la progéniture d'une
ruine.
Je questionnai l'homme et trouvai qu'il
avait un droit légitime au titre qu'il prenait.
Safamille habitait sa forteresse depuis le temps
de la conquête. Il se nommait Mateo Xime-
nès . « Seriez-vous un descendant du grand
cardinal Ximenès ? » -« Dios sabe , señor. Dieu
le sait , monsieur , cela pourrait être. Nous
sommes la plus ancienne famille de l'Alham-
bra , de vieux chrétiens sans mélange de sang
maure ou juif. Je sais que nous appartenons à
48 L'ALHAMBRA.

une grande maison , mais j'ai oublié laquelle.


Mon père sait tout cela ; il conserve notre écus-
son pendu à la muraille de sa chaumière , là-
haut dans la forteresse. » Vous ne trouverez
pas un Espagnol , quelque pauvre qu'il soit ,
qui ne se croie de grand lignage. Mais le pre-
mier titre que s'était donné ce noble dé-
guenillé m'avait complétement captivé , et
j'acceptai avecjoie les services du fils de l'Al-
hambra.
Nous entrâmes dans un étroit et profond
ravin, rempli de bosquets d'une riche verdure .
Une avenue en pente rapide le traversait , et
des sentiers tournoyants ornés de fontaines
avec des bancs de pierre le coupaient en tout
'sens. A gauche s'élevaient au-dessus de nos
têtes les tours de l'Alhambra ; à droite , du
côté opposé au ravin , nous étions dominés par
des tours non moins élevées , bâties sur un
rocher. C'étaient les torres vermejas , tours
vermeilles , ainsi nommées à cause de leur
couleur ; personne ne connaît leur origine.
Elles sont d'une date beaucoup plus ancienne
que l'Alhambra; quelques-uns les supposent
construites par les Romains , d'autres par une
SON INTERIEUR . 49
des colonies errantes des Phéniciens . En mon-
tant l'avenue ombragée et raide , nous arri-
vâmes au pied d'une tour carrée , dans la-
quelle était pratiquée la principale entrée de
la forteresse. Là se trouvait un autre groupe
d'invalides dont l'un montait la garde sous le
portail , tandis que les autres dormaient sur
les bancs de pierre , enveloppés dans leurs
manteaux . Ce portail est nommé porte de la
Justice , parce que c'était sous son porche que
se tenait le tribunal qui jugeait immédiate-
ment les petites causes , sous la domination
des Maures. Cette coutume , commune dans
tout l'Orient , est consacrée dans plusieurs
passages de l'Écriture.
Le grand vestibule ou porche est formé par
un arc immense en forme de fer à cheval ,
qui s'élève presque à la moitié de la hauteur
de la tour. Sur la pierre fondamentale de la
voûte extérieure , une main gigantesque est
gravée , et sur la pierre correspondante dans
l'intérieur , une clef énorme est représentée
de la même manière. Ceux qui prétendent à
quelques connaissances des symboles maho-
métans disent que la main est l'emblème de
50 L'ALHAMBRA.

la doctrine , et la clef celui de la foi ; ils ajou-


tent que ce dernier signe distinguait toujours
les étendards musulmans quand ils subjuguè-
rent l'Andalousie . Mais le fils légitime de l'Al-
hambra expliquait la chose d'une manière
différente.
Suivant Mateo , qui s'appuyait sur l'auto-
rité d'une tradition transmise de père en fils ,
depuis les premiers habitants de la forteresse ,
la main et la clef étaient des figures magiques
auxquelles le sort de l'Alhambra était attaché.
Le roi maure qui l'avait fait bâtir, grand ma-
gicien , et qui même , au dire de plusieurs ,
avait rendu son âme au diable , plaça la for-
teresse sous un charme. Par la puissance de
cet enchantement elle a résisté pendant des
siècles aux assauts divers , aux tremblements
de terre qui ont détruit la plupart des édifi-
ces moresques . On dit que le charme conser-
vera toute sa force jusqu'à l'instant où la main
viendra à s'abaisser au point de toucher la clef,
et qu'alors l'Alhambra s'écroulera , et décou-
vrira les trésors des rois maures , cachés sous
ses masses .
Nonobstant cette prédiction effrayante,
SON INTÉRIEUR. 51

nous passâmes sous le portail enchanté , un


peu rassurés, il est vrai , par l'image de la
Vierge qui ornait le frontispice.
De là nous montâmes un passage étroit
et tortueux pratiqué entre les murailles et
conduisant à une esplanade intérieure nommée
place des Citernes ( plaza de los Algibes ) . De
grands réservoirs creusés dans le roc s'éten-
dent en effet sous cette place, et l'on y voit
aussi un puits immense qui fournit une eau
d'une fraîcheur et d'une clarté admirables .
Ces ouvrages prouvent la recherche volup-
tueuse des Arabes, et le prix qu'ils attachaient
à obtenir cet élément dans toute sa pureté .
En face de cette esplanade on aperçoit le
palais commencé par Charles-Quint , et qui
devait, dit-on , éclipser l'ancienne demeure
des rois maures. Mais en dépit de sa grandeur
et d'une architecture qui n'est pas sans mérite,
ce monument ne paraît qu'un intrus arro-
gant; et, passant devant lui sans nous arrê-
ter, nous entrâmes sous la porte simple et sans
ornements par laquelle on pénètre dans l'in-
rieur du vieux palais .
La transition était presque magique, nous
52 L'ALHAMBRA.

nous crûmes transportés tout à coup en d'au-


tres lieux , à un autre siècle ; nous allions
assister aux scènes de l'histoire des Arabes !
Nous étions dans une grande cour pavée de
marbre blanc , décorée à chaque extrémité
par de légers péristyles moresques . C'était la
cour de l'Alberca , ou du grand vivier . Un
immense bassin de cent trente pieds de long ,
rempli de poissons et bordé par des haies de
rosiers , occupait le centre de cette cour , ter-
minée à son extrémité supérieure par la tour
de Comares .
Du côté opposé à la tour , nous entrâmes
par un passage voûté dans la célèbre cour
des Lions. Aucune partie de l'édifice ne donne
une idée plus complète de son ancienne ma-
gnificence que celle-ci; car il n'en est point
qui ait moins souffert des ravages du temps .
On voit au milieu cette fontaine si fameuse
dans l'histoire et dans les chants populaires .
Les bassins d'albâtre épanchent toujours leurs
diamants liquides , et les douze lions répandent
leurs ruisseaux cristallins comme aux jours
de Boabdil . La cour est couverte de fleurs et
entourée de légères arcades formées par des
SON INTÉRIEUR . 53

sculptures à claires- voies, d'un travail aussi


fin que de la dentelle, et soutenues par de
minces colonnes de marbre blanc . L'architec-
ture, comme celle du reste du palais, a plus
d'élégance que de grandeur; elle indique un
goût délicat , aimable, une disposition aux
jouissances indolentes. Quand on jette les
yeux sur ces portiques aériens avec leurs fra-
giles appuis, qui paraissent l'ouvrage des fées ,
on ne conçoit pas comment le temps, les trem-
blements de terre, l'abandon , le pillage des
voyageurs curieux, non moins dangereux que
celui des guerriers, ont épargné une si grande
partie de ce monument : de telles réflexions
feraient presque admettre la tradition qui le
suppose protégé par un charme .
D'un côté de la cour, un portail richement
orné sert d'entrée à une grande pièce pavée
de marbre blanc , nommée la salle des deux
sœurs. Une coupole ouverte y laisse pénétrer
une lumière douce et l'air extérieur . La par-
tie inférieure des murailles est incrustée de
belles briques moresques sur lesquelles on voit
les écussons des rois maures . La partie supé-
rieure est revêtue de ce beau stuc inventé
T. I. 5
54 L'ALHAMBRA .

à Damas, qui se compose de grandes plaques


moulées, jointes ensemble avec tant d'art ,
qu'elles paraissent avoir été sculptées sur
place en bas-reliefs élégants, en arabesques
fantastiques, mêlés de textes du koran et d'in-
scriptions poétiques en caractères arabes . Les
ornements des murs et de la coupole sont riche-
ment dorés, et leurs interstices remplies par
du lapis-lazuli et d'autres couleurs brillantes
et solides. De chaque côté de la salle sont des
alcôves destinées à contenir des ottomanes
ou des lits. Au-dessus d'un porche intérieur
règne une galerie qui communique à l'appar-
tement des femmes . On y voit encore les jalou .
sies à travers lesquelles les beautés aux yeux
noirs du harem pouvaient voir, sans être vues,
les fêtes de la salle au-dessous.
On ne peut contempler cet ancien séjour
favori des Arabes , ce palais où les mœurs
orientales déployèrent toute leur splendeur,
toute leur élégance, sans que les anciennes
créations des romans se réveillent dans l'i-
magination. L'on s'attend presque à voir la
blanche main d'une princesse faire un si-
gne du balcon, ou bien un œil noir briller
SON INTÉRIEUR . 55

derrière la jalousie . L'asile de la beauté est là,


comme s'il avait été habité hier ; mais où
sont les Zoraïde , les Lindaraxa ?
Du côté opposé à la cour des Lions est la salle
des Abencérages , ainsi nommée en souvenir
des braves chevaliers de cette illustre famille
qui furent massacrés en ce lieu . Quelques per-
sonnes doutent de la vérité de l'histoire dans
tous ses détails; mais notre humble guide nous
montra le guichet par lequel on les fit entrer
l'un après l'autre , et la fontaine de marbre
blanc au milieu de la salle , dans le bassin de
laquelle on fit tomber leurs têtes; bien plus , il
nous fit remarquer certaines taches rougeâtres
sur le pavé, qu'il nous dit être les traces de leur
sang qui ne peuvent s'effacer. Comme il s'a-
perçut que nous l'écoutions avec une crédu-
lité facile, il ajouta que l'on entendait quel-
quefois la nuit dans la cour des Lions un son
bas et confus, tel que le murmure d'une mul-
titude , entremêlé par intervalle d'un bruit
semblable à un cliquetis de chaînes dans
l'éloignement. Il est probable que ces bruits
proviennent des courants d'eau qui passent
sous le pavé par divers tuyaux pour alimen-
56 L'ALHAMBRA .

ter les fontaines; mais le fils de l'Alhambra


les attribue aux esprits des Abencérages mas-
sacrés, qui hantent la nuit le théâtre de leur
supplice, et appellent la vengeance divine sur
leur meurtrier.
De la cour des Lions nous revînmes sur nos
pas, et , traversant encore la cour du Vivier,
nous arrivâmes à la tour de Comares, qui
porte le nom de son architecte arabe. Elle est
forte, massive, d'une élévation hardie, et
domine tout l'édifice et le revers le plus es-
carpé de la colline qui descend rapidement
jusqu'aux bords du Darro . Un passage voûté
nous conduisit dans la salle immense qui oc-
cupe l'intérieur de la tour, et servait de salle
d'audience aux rois de Grenade; on la nomme
en conséquence salle des Ambassadeurs . Des
vestiges de son ancienne magnificence y sont
encore visibles. Les murs sont richement
ornés d'arabesques en stuc ; le plafond cintré
en bois de cèdre, que son élévation dérobe
presqu'à la vue, brille de dorures et des riches
teintes du pinceau arabe. De trois côtés du
salon, des fenêtres sont percées dans l'im-
mense profondeur des murailles , et leurs bal-
SON INTÉRIEUR . 57

cons donnent sur la verte vallée du Darro,


les rues et les couvents de l'Albaizia, et décou-
vrent au loin la Vega .
Jepourrais décrire minutieusement d'autres
pièces élégantes de ce côté de l'édifice, le to-
cador ou toilette de la reine, belvédère ouvert
sur le sommet d'une tour, où la sultane allait
respirer la brise rafraîchissante des monta-
gnes et jouir de la vue de ce paradis ter-
restre qui entoure le palais ; la petite cour
retirée ou jardin de Lindaraxa , avec sa fon-
taine d'albâtre , ses buissons de roses , ses
massifs de myrtes, de citronniers ; les salles
fraîches et les grottes des bains , où l'éclat
et la chaleur du jour sont réduits à une clarté
mystérieuse, à une douce température . Mais
je ne veux point entrer dans les détails de ces
scènes : mon but en ce moment est d'introduire
le lecteur dans un séjour où il pourra , s'il lui
plaît, errer avec moi pendant tout le cours
de cet ouvrage, et se familiariser graduelle-
ment avec ses localités .
Des aqueducs de construction arabe appor-
tent, des montagnes, l'eau qui circule en abon-
dance par tout le palais, remplit ses bains, ses
5.
58 L'ALHAMBRA.

étangs, jaillit au milieu de ses salles , et mur-


mure dans des canaux pratiqués sous les par-
vis de marbre. Quand elle a payé son tribut
à la demeure des rois, et visité ses jardins et
ses prairies, elle descend en ruisseaux et en
fontaines innombrables , le long de l'avenue
qui mène à la ville, et entretient une verdure
perpétuelle dans les bosquets qui ombragent
et embellissent la colline de l'Alhambra.
Il faut avoir habité les climats brûlants du
midi, pour sentir tout le prix d'une retraite
où les vents légers et frais des montagnes sont
unis à la fraîche verdure des vallées.
Tandis que la ville au-dessous languit sous
les rayons d'un soleil ardent , et que la Vega
brûlée paraît trembler à l'œil, les brises de la
Sierra Neveda se jouent à travers les hautes
salles de l'Alhambra , et leur portent les par-
fums suaves des jardins environnants. Là tout
invite à ce profond repos, la plus grande jouis-
sance des pays méridionaux; les yeux à demi
fermés entrevoient , à travers les balcons
ombragés , le brillant paysage, et l'on s'en-
dort bercé par le bruit du feuillage douce-
ment agité, et par le murmure des eaux .
La Tour de Comares .

Après avoir parcouru l'intérieur de l'Al-


hambra , le lecteur désirera peut- être connaî-
tre les environs de ce palais . La matinée est
claire et belle , le soleil n'a pas encore tout à
fait détruit la fraîcheur de la nuit . Montons
sur la tour de Comares , et prenons une vue à
vol d'oiseau de Grenade et des campagnes voi-
sines.
Viens , gentil lecteur , et compagnon , suis
mes pas dans ce vestibule orné de riches sculp-
tures qui donne sur la salle des ambassadeurs ,
60 L'ALHAMBRA.

que nous laisserons pour prendre à gauche


cette petite portepratiquée dans le mur. Prends
garde ! c'est un escalier raide , tournant , et
très-obscur ; cependant c'est ce même escalier
étroit , difficile , mal éclairé , que montaient
les fiers souverains de Grenade et leurs belles
sultanes , pour voir , des créneaux de la tour ,
l'approche des armées chrétiennes ou les ba-
tailles qui se livraient dans la plaine . Enfin
nous voilà sur la terrasse , nous allous respirer
un instant , et jeter ensuite un coup d'œil sur
le brillant panorama qui nous montre des
montagnes hérissées de rochers , des vallées
ombragées , une plaine fertile , une ville où
l'on distingue une cathédrale , des tours mo-
resques , des dômes gothiques , des édifices
tombant en ruines , et des jardins fleuris.
Approchons des créneaux et jetons les yeux
directement au-dessous d'eux . De ce côté , le
plan tout entier de l'Alhambra s'offre à no-
tre vue , nous plongeons sur ses cours et ses
jardins . Au pied de la tour est la cour de l'Al-
berca et son grand vivier entouré de fleurs ;
plus loin la cour des Lions avec sa fameuse
fontaine et ses légères arcades ; au centre de
LA TOUR DE COMARES . 61

l'édifice le petit jardin de Lindaraxa , que ses


buissons et ses arbustes font paraître de loin
comme une brillante émeraude .
Cette ceinture de créneaux , fortifiée de
distance en distance par des tours carrées , et
couronnant le sommet de la colline , forme les
limites de la forteresse. Vous pouvez voir que
plusieurs de ces tours sont tombées en ruines;
leurs massifs fragments gisent à demi enter-
rés parmi les vignes, les bananiers et les aloès .
Maintenant regardons au nord de la tour .
Quelle hauteur effrayante ! les fondations
mêmes se trouvent au-dessus des bouquets de
bois du flanc le plus escarpé du mont . Et voyez !
une longue fissure , dans l'épaisse muraille ,
montre qu'elle a été ébranlée par un des trem-
blements de terre qui, de temps en temps, ont
jeté la désolation dans Grenade , et doivent
tôt ou tard changer ce reste de monument en
un monceau de ruines . Cette clairière étroite
et profonde , au-dessous de nous , qui s'élar-
git à mesure qu'elle s'éloigne des monta-
gnes , est la vallée du Darro . Vous pouvez sui-
vre cette petite rivière dans ses sinuosités à
travers des terrasses plantées d'arbres , des
62 L'ALHAMBRA.

vergers et des parterres ; autrefois , dit-on ,


elle chariait de l'or , et l'on crible encore
quelquefois des sables pour y chercher le pré-
cieux métal. La plupart de ces pavillons blancs
qui brillent au milieu des bosquets et des vi-
gnes étaient des retraites champêtres où les
Maures allaient jouir de la fraîcheur de leurs
jardins.
Ce palais aérien avec ses hautes tours blan-
ches et ses longs portiques , justement en face
de la colline , au milieu de riches bosquets et
de jardins en terrasses , est le Généralife , an-
cienne résidence d'été des rois de Grenade ,
où l'on respire un air plus frais encore que
celui de l'Alhambra. Le sommet aride et nu
qui s'élève au-dessus du Généralife , et sur le-
quel on distingue des ruines informes , est
la Silla del Moro , ou Siége du Maure , ainsi
nommé pour avoir servi de retraite au mal-
heureux Boabdil pendant le temps d'une in-
surrection : on dit qu'il venait s'asseoir en ce
lieu et regardait tristement sa ville rebelle .
Un bruit de cascade s'élève de temps en
temps de la vallée . Il vient de l'aqueduc de ce
moulin moresque situé presque au pied de la
LA TOUR DE COMARES . 63
colline. L'allée d'arbres au-delà est l'Alameda
sur la rive du Darro , promenade favorite du
soir et rendez-vous des amants dans les nuits
d'été ; l'on entend souvent la guitare résonner
sur ses bancs à une heure très-avancée . Main-
tenant l'on n'y voit que quelques moines , et
un groupe de porteurs d'eau de la fontaine
d'Avellanos .
Vous tressaillez ! c'est un faucon que nous
avons effarouché. Cette vieille tour est le ré-
ceptacle de tous les oiseaux de l'air . Le mar-
tinet , l'hirondelle , abondent dans ses crevas-
ses , et planent en cercle autour d'elle tout le
jour ; la nuit , quand les autres volatiles sont
retirés , le hibou rechigné sort de son repaire
et fait entendre sur les créneaux son cri de
mauvais augure. Voyez comme le faucon que
nous avons délogé prend son vol au-dessous
de nous , en rasant la cime des arbres de la
vallée pour s'élever ensuite jusqu'aux ruines
du Généralife .
Du côté de l'ouest , on voit au loin une
chaîne de montagnes qui borne la Vega et
formait jadis la barrière entre les domaines
des rois de Grenade et les terres des chrétiens.
64 L'ALHAMBRA .

Parmi les hauts sommets , vous pouvez distin-


guer des villes fortifiées , dont les murailles
grises et les créneaux semblent tenir au rocher
sur lequel ils sont bâtis , et quelques tours
d'observation , ou atalayas , placées sur des
pics élevés et isolés , et dominant de toutes
parts la campagne. Ce fut par l'un des défilés
de ces montagnes , le Pas de Lope , que les ar-
mées chrétiennes descendirent sur la Vega.
Autour de la base de ce mont grisâtre et nu ,
presque détaché du reste de la chaîne , et
dont les promontoires de rochers avancent
jusqu'au sein de la plaine , les escadrons en-
nemis parurent aux yeux des Grenadins , mar-
chant avec leurs drapeaux flottants , au son
des tambours et des trompettes . Quel change-
ment de scène ! Au lieu de la ligne resplendis-
sante de ces guerriers bardés de fer , nous
voyons une caravane de patients muletiers ,
suivant lentement leur chemin le long des
flancs de la montagne . Derrière ce promon-
toire est le pont aventureux de Los Pinos , cé-
lèbre par tant de sanglants combats , et plus
encore comme le lieu où Colomb fut atteint
par le messager de la reine Isabelle, à l'instant
LA TOUR DE COMARES . 65

où , désespérant de réussir dans son projet ,


il partait pour la France avec l'intention d'y
porter sa découverte .
Remarquez une autre place fameuse dans
l'histoire de ce grand homme. Cette ligne de
murailles et de tours , éclairée par le soleil du
matin , au centre de la Vega , est la ville de
Santa-Fé , bâtie par les rois catholiques pen-
dant le siége de Grenade , après un incendie
qui avait détruit leur camp . Ce fut dans ses
murs que Colomb , rappelé par l'héroïque Isa-
belle , conclut le traité qui donna lieu à la
découverte du Nouveau-Monde.
Vers le sud , l'œil se repose agréablement
sur les beautés de la riche Vega , vaste étendue
de bosquets , de jardins , de vergers couverts
de fruits et de fleurs , que le Xenil entoure de
ses anneaux d'argent . D'innombrables ruis-
seaux , conduits par d'anciens canaux con-
struits par les Maures, portent ses eaux vivi-
fiantes de tous côtés , et entretiennent la
verdure perpétuelle de cette belle campagne ,
où se voient encore ces bocages , ces jardins
délicieux , que les Maures de Grenade ont dé-
fendus avec une valeur désespérée. Les fermes
T. I. 6
66 L'ALHAMBRA .

et les chaumières , maintenant habitées par des


paysans , offrent des traces d'arabesques et
d'autres ornements qui montrent qu'elles ont
été des demeures élégantes sous la domination
musulmane .
Au-delà de cette plaine richement cultivée ,
vous voyez une chaîne de collines arides 9
qu'une file de mules descend lentement : c'est
du sommet de l'une de ces hauteurs que l'in-
fortuné Boabdil jeta sur Grenade un dernier
regard et se livra à toute l'angoisse de son ame.
C'est la place si souvent citée dans les roman-
ces et dans l'histoire sous le nom du Dernier
soupir du Maure.
Maintenant levez les yeux jusqu'aux cimes
neigeuses qui brillent comme un blanc nuage
d'été sur l'azur des cieux . C'est la Sierra Nevada,
l'orgueil et les délices de Grenade , la source
de ses brises rafraîchissantes , de sa verdure
éternelle , de ses fontaines jaillissantes , de ses
ruisseaux que la saison brûlante ne tarit jamais .
C'est cette glorieuse chaîne de montagnes qui
permet à Grenade de réunir la fraîche végéta-
tion et l'atmosphère tempérée du nord à l'ar-
deur vivifiante d'un soleil des tropiques , à la
LA TOUR DE COMARES . 67

pureté d'un ciel méridional . C'est ce trésor de


neiges aériennes , qui , se fondant en propor-
tion de la chaleur , envoie des ruisseaux et des
rivières à travers tous les défilés des Alpuxarres
et fertilise une suite d'heureuses et solitaires
vallées.
On peut en effet nommer ces montagnes la
gloire de Grenade. Elles dominent toute l'An-
dalousie , et se distinguent des parties les plus
éloignées de cette province . Le muletier salue
de ses plaines basses et brûlantes leurs pics
glacés ; et le marin espagnol , veillant sur le
tillac de son bâtiment , loin , bien loin sur les
eaux bleues de la Méditerranée , fixe sur elles
des regards pensifs , rêve à la délicieuse Gre-
nade , et chante à voix basse quelque vieille
romance du temps des Maures .
Mais c'en est assez , le soleil s'élève au- dessus
des montagnes, et ses rayons tombent à plomb
sur nos têtes. Déjà le toit de la tour brûle nos
pieds , descendons , allons chercher la fraî-
cheur sous les portiques , près de la fontaine
des Lions.
RÉFLEXIONS

Sur la domination des Arabes en Espagne.

Une de mes places favorites est le balcon de


la fenêtre centrale de la salle des ambassadeurs
dans la tour de Comares . Je viens d'y passer
une heure délicieuse , tranquillement assis , et
jouissant de la fin d'un beau jour. Le soleil ,
en se cachant derrière les montagnes pour-
prées de l'Alhambra , lançait des torrents de
lumière sur la vallée du Darro , et jetait sur
l'Alhambra un éclat qui renforçait encore son
expression mélancolique ; tandis que la Vega ,
couverte d'une légère vapeur d'été que traver-
6
70 L'ALHAMBRA.

saient les rayons obliques , s'étendait au loin


comme un océan doré. Pas un souffle de vent
ne troublait le calme de la soirée. Le bruit
éloigné des rires et de la musique , que l'on en-
tendait par intervalles s'élever des jardins du
Darro, rendait plus frappant lesilence sépulcral
de l'édifice sous l'ombre duquel je me trouvais .
En de tels instants, la mémoire exerce un em-
pire presque magique , et , de même que les
derniers feux du jour éclairaient alors ces an-
ciennes tours , elle porte son flambeau sur les
grands événements du passé.
En admirant l'effet du déclin de la lumière
sur le vieil édifice , mes pensées se portèrent
sur l'élégance voluptueuse , la légèreté gra-
cieuse de son architecture intérieure , qui offre
un si parfait contraste avec la solennité impo-
sante, mais sombre, des monuments gothiques ,
contraste que l'on retrouve dans tous les traits
caractéristiques des deux vaillantes nations
qui ont si longtemps disputé l'empire de la
péninsule . Ces réflexions me conduisirent à
rêver sur les singulières fortunes des Maures
d'Espagne, dont l'existence paraît un roman ,
et fournit l'épisode le plus anomal et en même
LES ARABES EN ESPAGNE. 71

temps le plus brillant de l'histoire. On ne sait


comment qualifier leur domination , malgré
son étendue et sa durée ; car ce peuple n'a
point de patrie , point de nom légitime . Comme
une vague lointaine de la grande inondation
arabe, il déborda sur les rives de l'Europe avec
l'impétuosité d'un torrent . Les conquêtes des
musulmans , depuis le rocher de Gibraltarjus-
qu'aux Pyrénées , furent aussi rapides , aussi
brillantes que celles de leurs frères en Syrie
et en Égypte. S'ils n'eussent pas été arrêtés
dans les plaines de Tours, la France , le reste
de l'Europe , eussent été renversés avec la
même facilité que les empires d'Orient , et le
croissant brillerait peut-être aujourd'hui sur
les monuments de Paris et de Londres.
Repoussées dans les limites des Pyrénées ,
les hordes mêlées de l'Afrique et de l'Asie , qui
formaient cette grande irruption , abandon-
nèrent le dogme mahométan de la conquête
pour établir en Espagne un empire stable et
pacifique. Ces conquérants se distinguèrent par
une modération égale à leur valeur , et sous ces
deux rapports surpassèrent longtemps les na-
tions qu'ils avaient à combattre. Éloignés de
72 L'ALHAMBRA .

leur terre natale , ils s'attachèrent à celle qu'ils


supposaient leur avoir été donnée par Allah, et
tâchèrent de l'enrichir de tout ce qui peut con-
tribuer au bonheur de l'homme. Des lois sages ,
équitables , la culture des sciences et des arts ,
l'encouragement accordé à l'agriculture , au
commerce " aux manufactures , fondèrent un
état dont la prospérité surpassait de beaucoup
celle des royaumes chrétiens . Les Maures d'Es-
pagne , en appelant autour d'eux les raffine-
ments de l'époque la plus brillante de la do-
mination arabe en Orient , répandirent les
lumières de la civilisation sur l'Europe encore
plongée dans la barbarie.
Les ouvriers chrétiens venaient dans les
villes musulmanes d'Espagne, s'instruire dans
les arts utiles . Les étudiants de tous les pays
de l'Europe se rendaient en foule aux uni-
versités de Tolède , de Cordoue , de Séville et
de Grenade , pour s'instruire dans les sciences
des Arabes , et parcourir les trésors d'anciennes
histoires que l'on conservait dans ces asiles
du savoir. Les amants de la gaie science ve-
naient aussi à Cordoue , à Grenade , s'imbiber
de la poésie , de l'harmonie de l'Orient ; et le
LES ARABES EN ESPAGNE. 73

guerrier du nord s'empressait de les visiter


pour apprendre les gracieux exercices , les
usages courtois de la chevalerie.
Si les monuments mahométans , qui exis-
tent encore en Espagne , la mosquée de Cor-
doue , l'alcazar de Séville , l'Alhambra de
Grenade , portent des inscriptions où la puis-
sance et la stabilité de la domination des Ara-
bes sont exaltées , peut- on les taxer d'un vain
orgueil ? des générations nombreuses se sont
succédé avant qu'ils aient cessé de régner sur
leur conquête. Ils avaient vu s'écouler un laps
de temps plus considérable que celui qui s'est
passé depuis que l'Angleterre a été envahie
par les Normands ; et les descendants de Moussa
et de Tarik devaient aussi peu se figurer qu'ils
seraient chassés au-delà de ce détroit que tra-
versèrent leurs ancêtres victorieux , que les
fils de Rollo, de Guillaume , et de leurs anciens
pairs , ne supposent maintenant que l'on pour-
rait les renvoyer sur les rives de la Nor-
mandie.
Cependant , malgré tout cet éclat , l'empire
des Arabes en Espagne n'était qu'une belle
plante exotique qui ne jeta jamais des raci-
74 L'ALHAMRRA.

nes profondes dans le sol qu'elle embellissait .


Séparés de la plupart des peuples voisins par
l'insurmontable barrière de la religion et des
mœurs , les Maures espagnols restaient isolés,
et leur existence ne fut qu'un long combat
pour obtenir une résidence passagère sur une
terre usurpée .
Ils formaient les avant-postes de l'islamisme.
La péninsule fut le champ de bataille sur le-
quel les conquérants gothiques du Nord et les
conquérants mahométans de l'Orient se dis-
putèrent l'empire ; et le bouillant courage des
derniers finit par être subjugué par la valeur
obstinée et persévérante des premiers .
Jamais nation ne fut plus complétement
effacée de la terre que les Maures d'Espagne.
Où sont-ils maintenant ? il faut chercher leurs
restes sur les côtes de Barbarie , et dans les
déserts qui les avoisinent . Les débris de ce
peuple autrefois si puissant ont disparu parmi
les hordes barbares de l'Afrique ; ils ont cessé
d'être un peuple ; ils n'ont pas même laissé un
nom après eux , bien qu'ils aient pendant
huit siècles formé un état distinct et glorieux .
Le pays de leur choix , leur demeure chérie ,
LES ARABES EN ESPAGNE . 75

refuse de les reconnaître si ce n'est comme


usurpateurs. Quelques édifices délabrés attes-
tent seuls leur ancienne puissance , comme
les pointes des rochers élevés marquent l'éten-
due de quelque grande inondation . Tel est
l'Alhambra , ce palais oriental au milieu des
édifices gothiques, cet élégant monument d'un
peuple brave, intelligent, aimable, qui triom-
pha , domina , et disparut. ·
Economie domestique.

Il est temps de donner quelque idée de mes


arrangements domestiques dans cette singu-
lière demeure. Le palais de l'Alhambra est
confié aux soins d'une bonne vieille fille
nommée dona Antonia Molina, mais plus con-
nue sous le nom familier de tia Antonia ( tante
Antonia ) . Elle est chargée de tenir les salles
et les jardins en bon ordre , et de les montrer
aux curieux ; en récompense , elle perçoit les
offrandes des visiteurs et dispose de tout le
produit des jardins , sauf le tribut de fruits et
L'ALHAMBRA . T. I. 7
78 L'ALHAMBRA .

de fleurs qu'elle envoie de temps à autre au


gouverneur . Cette bonne femme habite un
coin du palais avec sa famille , composée d'un
neveu et d'une nièce , enfants de deux de ses
frères . Le neveu , Manuel Molina , est un jeune
homme d'un caractère solide , d'une gravité
vraiment espagnole . Après avoir servi quelque
temps en Espagne et en Amérique , il a quitté
l'état militaire pour étudier la médecine dans
l'espoir de devenir un jour médecin de l'Al-
hambra , place qui rapporte au moins cent
quarante piastres par an. Quant à la nièce ,
c'est une petite Andalouse fraîche et dodue ,
aux yeux noirs , au visage riant , qui a nom
Dolores , et dément complétement par son
humeur gaie la tristesse de ce nom . Cette
jeune personne est l'héritière déclarée de tous
les biens de sa tante , consistant en quelques
bicoques de l'intérieur du fort , dont la loca-
tion produit environ cent cinquante piastres.
J'avais à peine passé quelques jours dans l'Al-
hambra quand je découvris qu'un amour dis-
cret unissait le sage Manuel et sa vive cousine,
et qu'ils n'attendaient pour voir leurs vœux
comblés que la dispense du pape , nécessaire
ÉCONOMIE DOMESTIQUE . 79

à cause de leur parenté , et le diplôme qui


devait donner au futur le titre de docteur .
Je traitai avec madame Antonia pour mon
logement et ma nourriture , et il fut convenu
que la gentille Dolores prendrait soin de mon
appartement et me servirait à table . J'avais de
plus à mes ordres un grand garçon bègue , à
cheveux roux , nommé Pépé , qui travaillait
ordinairement au jardin , et m'aurait volon-
tiers servi de domestiqne , mais Mateo Ximenès
K<< le fils de l'Alhambra » l'avait prévenu . Cet
alerte et officieux personnage était parvenu ,
je ne sais comment , à s'attacher à moi depuis
notre première rencontre , à se mêler à tous
mes plans , jusqu'à ce qu'il fût enfin réguliè-
rement installé chez moi comme valet de
chambre , cicerone , guide , garde , écuyer-
historiographe. J'avais été obligé d'améliorer
l'état de sa garde-robe , pour qu'il ne fit pas
honte à son maître dans ses diverses fonctions;
il avait donc jeté son vieux manteau brun ,
comme un serpent quitte sa vieille peau , et se
montrait dans la forteresse avec une veste et
un chapeau andalous très-propres , au grand
étonnement de ses camarades . Le principal
80 L'ALHAMBRA.

défaut de l'honnête Mateo est un zèle sura-


bondant , un désir inquiet de se rendre utile
qui va jusqu'à l'importunité. Comme il sent
bien qu'il m'a presque forcé de le prendre à
mon service , et que mes habitudes simples et
tranquilles font de sa place une sinécure , il
met son esprit à la torture , pour trouver
moyen de devenir nécessaire à mon bien-être
intérieur. Je suis en quelque sorte victime de
son empressement et ne puis mettre le pied
sur le seuil du palais pour aller faire un tour
dans la forteresse , sans qu'il vole à mes côtés
pour m'expliquer tout ce que je pourrai voir ;
et si je m'aventure à me promener sur les col-
lines voisines, il insiste pour me suivre comme
garde, bien que je sois intimement convaincu
qu'il aurait plutôt recours à la légèreté de ses
jambes qu'à la force de son bras en cas d'atta-
ques. Toutefois ce pauvre garçon est quelque-
fois amusant naïf , toujours de bonne hu-
meur , babillard comme un barbier de village,
il est au courant de tout le commérage de la
place ; mais ce qui fait son orgueil c'est le
trésor de connaissances locales qu'il possède .
Il n'existe pas une tour , pas un portail , pas
ÉCONOMIE DOMESTIQUE . 81

une voûte de la forteresse , qui ne lui four-


nisse une histoire merveilleuse à laquelle il
ajoute une foi implicite.
La plupart de ces histoires lui viennent de
son grand-père , petit tailleur , bavard et con-
teur , qui vécut près de cent ans , et ne sortit
que deux fois de l'enceinte de la forteresse.
Pendant près d'un siècle sa boutique fut le
rendez-vous d'une coterie de vénérables com-
mères qui passaient là une partie de la nuit à
parler des anciens temps , des événements
merveilleux et des mystères de la place . Toute
la vie , les actions , les pensées de ce petit tail-
leur historien , avaient été renfermées dans
les murs de l'Alhambra. Ces murs l'avaient
vu naître , grandir , vieillir ; il y trouvait son
existence , il y mourut , et y fut enterré . Heu-
reusement pour la postérité, ses traditions ne
sont pas mortes avec lui . L'authentique Mateo,
quand il était petit garçon , écoutait avec dé-
lice les narrations de son grand-père et des
commères qui formaient sa société . C'est ainsi
qu'il ramassa dans sa tête un trésor de con-
naissances vraiment précieuses sur l'Alham-
bra , connaissances que l'on ne trouve dans
7.
82 L'ALHAMBRA .

aucun livre , et qui sont réellement dignes de


l'attention de tout voyageur curieux .
Tels sont les personnages qui contribuent à
rendre ma vie domestique confortable dans
l'Alhambra , et je doute qu'aucun des souve-
rains chrétiens ou musulmans , mes prédéces-
seurs dans ce palais , ait été servi avec plus de
fidélité , ait joui d'un empire plus paisible.
Aussitôt que je suis levé , Pépé , le garçon
jardinier bègue , m'apporte des fleurs fraîche-
ment cueillies que la main adroite de Dolores ,
qui met une sorte d'orgueil féminin à la déco-
ration de ma chambre , arrange ensuite dans
des vases . Je prends mes repas où bon me
semble, tantôt dans l'une des salles , tantôt
sous les portiques de la cour des Lions , en-
touré de fleurs et de fontaines ; et lorsqu'il
me prend envie de courir la campagne , mon
guide infatigable me conduit aux retraites les
plus romantiques des montagnes ou des val-
lées adjacentes , et j'apprends sur chacune de
ces places quelque merveilleuse aventure dont
elle fut le théâtre .
Malgré mon goût pour la solitude , je romps
quelquefois l'uniformité de la mienne en pas-
ÉCONOMIE DOMESTIQUE . 83

sant quelques moments dans le petit cercle de


famille de dona Antonia , ordinairement ras-
semblé dans une chambre moresque qui sert
de cuisine et de salon . Une cheminée grossiè-
rement construite dans un coin de la pièce a
sali les murs par sa fumée , et presque effacé
les arabesques . Une fenêtre à balcon donnant
sur la vallée du Darro laisse pénétrer la brise
du soir , et là je prends mon frugal repas de
fruits et de lait , tout en causant• avec ces
bonnes gens . On trouve toujours chez les
Espagnols ce qu'ils appellent de l'esprit natu-
1
rel ; aussi leur conversation n'est- elle jamais
dépourvue d'intérêt et d'agrément , quelle que
soit leur condition et leur éducation : ajou-
tons à cela que leurs manières ne sont jamais
basses , grâce à une certaine dignité inhérente
à leur caractère . La bonne tia Antonia est une
femme d'un esprit juste et solide , quoique sans
aucune espèce de culture ; et la jolie Dolores ,
qui n'a pas lu quatre volumes dans tout le
cours de sa vie , offre un piquant mélange de
naïveté et de bon sens et m'étonne souvent
par ses reparties ingénieuses . Quelquefois le
neveu nous lit le soir une des vieilles comédies
84 L'ALHAMBRA .

de Calderon ou de Lope de Vega , dans le but


évident d'instruire sa jeune cousine en l'amu-
sant ; mais, à sa grande mortification , la petite
personne s'endort généralement avant la fin
du premier acte. De temps à autre la tia Anto-
nia reçoit ses humbles amis et dépendants , les
femmes des soldats invalides et les habitants
du hameau . Tous montrent les égards les plus
respectueux à l'intendante du palais, et luifont
leur cour en lui rapportant les nouvelles de la
place , et les bruits qui circulent dans Grenade ,
quand le hasard les a fait parvenir jusqu'à eux .
J'ai souvent appris dans ces caquets de veillées
des faits curieux qui m'ont éclairé sur les
mœurs du peuple Espagnol , et des particula-
rités intéressantes sur les usages locaux . Qu'on
me pardonne le récit de ces simples divertis-
sements , qui paraîtra peut-être insignifiant à
ceux qui ne sentent point le charme que leur
donnent à mes yeux les lieux où ils se passent .
Je foule un sol enchanté , entouré de souve-
nirs romantiques. A peine sorti de l'enfance ,
quand je parcourus sur les rives de l'Hudson
une vieille histoire des guerres de Grenade ,
cette ville devint l'objet de mes rêves , et de-
ÉCONOMIE DOMESTIQUE . 85

puis ce moment je me suis mille fois transporté


en imagination dans les salles de l'Alhambra.
Que je voie ainsi un château en Espagne , et
bien véritable château en Espagne, se réaliser,
c'est ce que le témoignage même de mes sens
peut difficilement me persuader ! Suis-je en
effet dans le palais de Boabdil ? Est- ce bien
cette Grenade , si fameuse dans les annales de
la chevalerie, que j'aperçois de ce balcon élevé?
Oui , ce n'est point un songe , je parcours à
mon gré ces chambres orientales , j'entends
le murmure des fontaines , je respire le par-
fum des roses , je cède à l'influence de cette
atmosphère embaumée , je suis tenté de sup-
poser que je suis dans le paradis de Mahomet ,
et que la fraîche et mignonne Dolores est
une des houris aux yeux brillants destinées à
faire le bonheur des vrais croyants .
1
L'enfant prodigue.

Depuis quej'ai tracé les pages précédentes ,


un triste incident a troublé le repos de l'Alham-
bra , et jeté un sombre nuage sur le visage
radieux de Dolores. Cette jeune fille a une pas-
sion féminine pour élever de jeunes animaux ,
de quelque espèce que ce soit , et la tendresse
surabondante de son cœur a peuplé de ses favo-
ris toutes les cours ruinées du palais . Un paon
majestueux et sa compagne paraissent régner
sur les arrogants dindons , les pintades babil-
lardes et la foule vulgaire des coqs et des poules .
88 L'ALHAMBRA .

Mais le grand délice de Dolores était depuis


quelque temps une paire de jeunes pigeons
récemment entrés dans le saint état du ma-
riage , et pour lesquels une chatte couleur de
martre et son intéressante famille avaient été
oubliées.
Afin de donner à ses protégés un logement
où ils pussent commencer leur ménage , Dolores
avait arrangé une petite chambre adjacente à
la cuisine , dont la fenêtre s'ouvrait sur l'une
des tranquilles cours moresques . Là , nos pi-
geons vivaient dans une heureuse ignorance
de tout ce qui existait au-delà de la petite cour
et des toits qui l'entouraient . Leur union ver-
tueuse fut enfin bénie par la naissance de deux
œufs , du blanc le plus pur, à la grande joie de
leur soigneuse petite maîtresse. Rien de plus
exemplaire que la conduite des jeunes mariés.
en cette importante occasion . Ils se tenaient
l'un après l'autre sur les œufs, jusqu'à ce qu'ils
fussent couvés ; et tant que les petits eurent
besoin de chaleur et d'abri , l'un des parents
demeurait sur le nid , tandis que l'autre allait
chercher de la nourriture .
Mais cette scène de bonheur conjugal fut tout
L'ENFANT PRODigue . 89

àcoup interrompue . Ce matin , de bonne heure,


Dolores, en donnant à manger au pigeon mâle,
prit fantaisie de lui montrer le grand monde.
Ouvrant donc une fenêtre qui donne sur la
vallée du Darro, elle le lança au-delà des murs
de l'Alhambra . Pour la première fois de sa vie,
l'oiseau étonné eut besoin d'employer toute la
force de ses ailes. Il plongea d'abord dans la
vallée , puis , s'élevant , il fut bientôt presque
dans les nuages . Jamais il ne s'était vu à une
telle hauteur , jamais il n'avait ressenti tant
de délices en volant ; et, semblable à un jeune
prodigue qui vient d'hériter , il paraissait
étourdi de l'excès de liberté et du vaste champ
d'action qui lui étaient accordés . Il passa toute
la journée à porter son vol capricieux de tour
en tour, d'arbre en arbre. Vainement les grai-
nes répandues sur les fenêtres et les toits le
rappelaient au gîte ; il semblait avoir perdu
tout souvenir du logis, de sa tendre épouse , de
leurs chers et faibles petits. Pour ajouter à
l'inquiétude de Dolores , il avait été accosté par
deux palomas ladrones , ou pigeons voleurs ,
qui ont l'instinct singulier d'entraîner à leur
colombier les pigeons errants qu'ils rencon-
T. I. 8
90 L'ALHAMBRA.

trent . Le fugitif, comme tant d'autres jeunes


écervelés à leur première entrée dans lemonde ,
fut entièrement captivé par les connaissan-
ces de ces oiseaux dépravés , qui entreprirent
de le lancer dans la société. Il avait plané
avec eux sur tous les toits et tous les clochers
de Grenade . Un orage avait éclaté sur la ville ,
et il n'avait pas cherché un refuge dans son
logis ; enfin la nuit arriva sans qu'on le vît
revenir. Pour comble de malheur , la femelle,
après avoir passé plusieurs heures sur le nid
sans être relevée de son poste fatigant , sortit ,
et chercha de tous côtés son ingrat époux; mais
son absence fut si longue, que les petits mouru-
rent par la privation de la chaleur maternelle.
Enfin à une heure très- avancée de la soirée ,
on vint dire à Dolores que son pigeon avait été
vu sur les tours du Généralife . Il se trouve que
l'administrador de cet ancien palais a un co-
lombier où l'on prétend que deux ou trois de
ces oiseaux matois , la terreur des amateurs de
pigeons de tout le voisinage , se sont glissés .
Dolores conclut immédiatement que les deux
enjôleurs emplumés qu'elle avait vus avec son
favori , étaient des hôtes du Généralife. On
L'ENFANT PRODigue . 91

tint conseil dans la chambre d'Antonia . Le Gé-


néralife est une juridiction séparée de celle de
l'Alhambra , d'où il s'ensuit naturellement
quelques picoteries ou jalousies d'étiquette en-
tre les gardiens respectifs de ces palais . L'affaire
à traiter était donc assez délicate , et l'on dé-
cida que Pépé le jardinier bègue serait envoyé
comme ambassadeur à l'administrador, pour
le prier, dans le cas où lefugitifserait trouvé sur
ses terres, de lerendre comme sujet de l'Alham-
bra. Pépé partit muni de ses instructions diplo-
matiques, et traversa par un beau clair de lune
les bosquets et les avenues ; mais une heure
après il revint apporter la fâcheuse nouvelle
que l'on n'avait vu aucun oiseau semblable à
celui qu'il avait décrit dans le colombier du
Généralife. L'administrador avait cependant
donné sa parole de souverain , que si le vaga-
bond paraissait dans ses domaines , fût-il mi-
nuit , il le ferait arrêter sur-le-champ , et re-
conduire à sa petite maîtresse aux yeux noirs.
Tel est l'état actuel de cette triste affaire
qui a causé tant de troubles dans le palais , et
menace l'inconsolable Dolores d'une nuit sans
sommeil.
9222 L'ALHAMBRA.

« Si vous vous couchez triste, » dit un pro-


verbe , « la joie vous attend à votre réveil. »
Le premier objet que mes yeux ont aperçu ce
matin, était Dolores , le visage rayonnant de
joie, tenant dans ses bras le pigeon vagabond .
Il avait paru de très-boune heure sur les cré-
neaux , volant timidement de toit en toit ;
enfin il s'était résolu à rentrer par la fenêtre
et à se rendre à discrétion . Toutefois son re-
tour ne pouvait lui faire grand honneur , car
la manière dont il dévora la nourriture que
l'on mit devant lui, prouvait que , véritable
enfant prodigue , c'était la faim qui l'avait
ramené au logis . Dolores lui reprocha son in-
gratitude en lui donnant tous les noms qui
qualifient les vauriens , quoique son indul-
gence de femme le lui fit en même temps ser-
rer contre son sein et couvrir de baisers . Je
remarquai néanmoins qu'elle lui avait coupé
les ailes , pour prévenir d'autres escapades,
précaution que je note ici au profit de celles
qui ont des amants ou des maris volages . Plus
d'une morale utile peut être tirée de l'histoire
de Dolores et de son pigeon.
Ma Chambre.

Quand il fut arrêté que je logerais à l'Al-


hambra , on prépara pour me recevoir l'ap-
partement de construction moderne destiné
au gouvernement. Il occupait la façade du
palais qui regarde l'esplanade , et communi-
quait à un groupe de petites pièces moitié mo-
resques , moitié modernes , habitées par tia
Antonia et sa famille , et terminées par une
grande salle servant tout à la fois de salon , de
cuisine et de salle d'audience à la bonne dame.
Cettesalle avait été probablement très-magnifi-
8.
94 L'ALHAMBRA.

que du temps des Maures , mais la fumée de la


cheminée que l'on avait bâtie dans un coin,
avait terni la couleur des murs , gâté les or-
nements, et répandait une teinte sombre sur le
tout. Un corridor étroit et obscur conduisait de
ce triste appartement à un escalier tournant , à
peine éclairé , pratiqué dans un angle de la
tour de Comares . En ouvrant une petite porte
au milieu de cet escalier, on était ébloui en
se trouvant soudain dans la brillante anti-
chambre de la salle des ambassadeurs , ayant
en face de soi la fontaine jaillissante de la cour
de l'Alberca .
Peu satisfait demon logement tout moderne,
et désirant quitter la frontière et m'enfoncer
dans le cœur du vieil édifice . Je remarquai , un
jour, en parcourant les salles moresques , une
petite porte que je n'avais pas encore aperçue.
Cette porte communiquait à un grand appar-
tement fermé au public . Il y avait donc là
quelque mystère; c'était là sans doute la par-
tie du monument hantée par les esprits . Ce-
pendant j'obtins la clef de la petite porte sans
difficulté , et je vis qu'elle conduisait à une
longue suite de pièces d'architecture euro-
MA CHAMBRE . 95

péenne, quoique bâties sur un portique arabe,


qui règne autour du petit jardin de Lindaraxa .
Deux vastes chambres avaient des plafonds
en bois de cèdre richement ornés de fleurs et
de fruits entremêlés de masques et de figures
fantastiques, le tout très-artistement sculpté,
mais brisé en plusieurs places. Les murs pa-
raissaient avoir été autrefois tendus en damas ,
mais leurs panneaux dépouillés n'étaient main-
tenant couverts que par les noms insignifiants
de voyageurs vaniteux . Les fenêtres délabrées
qui laissaient pénétrer le vent et la pluie, don-
naient sur le jardin de Lindaraxa , et les bran-
ches des orangers et des citronniers s'éten-
daient jusque dans la chambre . Après ces deux
pièces , l'on trouvait deux salons moins grands
donnant aussi sur le jardin . Dans les compar-
timents de la boiserie de leurs plafonds , des
corbeilles de fruits et des guirlandes de fleurs
étaient peintes à fresque dans le style italien
par une main habile : les couleurs de ces pein-
tures étaient assez bien conservées , mais cel-
les des murs étaient presque effacées , et les
fenêtres étaient en aussi mauvais état que dans
les autres chambres. Cet appartement singu-
96 L'ALHAMBRA .

lier se terminait par une galerie ouverte avec


des balustrades qui suivait à angles droits
l'autre côté du jardin . Une certaine recherche
élégante dans les décorations , jointe à la po-
sition retirée et tranquille de ces chambres ,
me donnèrent le désir de savoir leur histoire.
J'appris qu'elles avaient été arrangées par des
artistes italiens au commencement du dernier
siècle, quand Philippe V et la belle Élisabeth
de Parme étaient attendus à l'Alhambra , et
qu'elles étaient destinées à la reine et aux
dames de sa suite . Une des grandes pièces était
la chambre à coucher de cette princesse , et
un petit escalier, maintenant muré, conduisait
de là au mirador, ou belvédère des sultanes
maures, dont on avait fait un cabinet de toi-
lette pour Élisabeth, et qui conserve le nom de
tocador, ou toilette de la reine. La chambre à
coucher ci-dessus mentionnée découvrait par
l'une de ses fenêtres le Généralife et ses ter-
rasses ombragées ; et devant l'autre fenêtre
jouait la fontaine d'albâtre du jardin de Lin-
daraxa , dont la vue conduisit mes pensées à
l'époque bien plus reculée d'un autre règne de
beauté .
MA CHAMBRE . 97

«Combien il est beau , » dit une des in-


scriptions arabes , « ce jardin où les fleurs de
de la terre rivalisent avec les étoiles du firma-
ment ! Que peut-on comparer au vase de cette
fontaine d'albâtre , rempli d'eau cristalline ?
Rien autre chose que la lune dans son plein , res-
plendissante au milieu d'un ciel sans nuages . »
Des siècles ont passé ; cependant une grande
partie des beautés de ce lieu , de ces beautés
en apparence si fragiles , existe encore. Le jar-
din de Lindaraxa est toujours orné de fleurs ;
sa fontaine présente toujours son miroir de
cristal ; l'albâtre , il est vrai , a perdu sa
blancheur ; le bassin, caché sous les mauvaises
herbes , est devenu le repaire des lézards :
mais ces marques de déclin accroissent encore
l'intérêt de la scène en éveillant l'idée des
changements et de la décadence auxquels
l'homme et tous ses ouvrages sont irrévoca-
blement soumis . De même , la désolation de
ces chambres, autrefois habitées par la fière ,
l'élégante Élisabeth , leur donnait à mes yeux
un charme plus touchant que si je les avais
contemplées dans leur première splendeur, au
milieu des pompes d'une cour . Je me déter-
98 L'ALHAMBRA .

minai tout à coup à prendre mes quartiers


dans cet appartement .
Ma détermination causa la plus grande sur-
prise à la famille , qui ne pouvait imaginer
aucun motif raisonnable pour choisir un ap-
partement aussi triste , aussi écarté. La bonne
tia Antonia voyait même du danger à l'habi-
ter . Le voisinage , disait-elle , est infesté de
bandits ; les cavernes des collines adjacentes
sont pleines de Bohémiens ; on peut pénétrer
dans le palais ruiné par plusieurs endroits ;
et la nouvelle d'un étranger logé seul dans un
des appartements trop éloigné des autres pour
que l'on puisse de la être entendu , en cas
d'attaque , par le reste des habitants , peut
attirer quelques visiteurs nocturnes, d'autant
plus que l'on croit généralement que les étran-,
gers ont une bourse bien garnie. Dolores, de
son côté, me représentait la solitude effrayante
du lieu, qui n'était habité que par les chauves-
souris et les hiboux , que l'on voyait voler
au-dessus du jardin aussitôt que le soleil
était couché ; elle me parla aussi d'un renard
et d'un chat sauvage qui se retiraient sous les
voûtes et criaient toute la nuit.
MA CHAMBRE. 99

Rien ne put cependant me faire renoncer à


cette fantaisie, et bientôt, à l'aide d'un char-
pentier et de l'officieux Mateo , les fenêtres
et les portes furent suffisamment réparées
pour la sûreté.
Malgré ces précautions , j'avoue que la
première nuit que je passai dans cet apparte-
ment isolé fut vraiment terrible . Toute la fa-
mille m'accompagna le soir jusqu'à ma cham-
bre , et les adieux qu'ils me firent , leurs pas
que j'entendais dans la vaste antichambre et
le long des galeries retentissantes , me rappe-
laient ces romans où le héros est laissé seul
pour achever une aventure dans un château
enchanté. Le souvenir de la brillante Elisa-
beth et des beautés de sa cour , qui d'abord
avait donné tant d'attrait à ces chambres ,
ajoutait maintenant à leur tristesse. Ces murs
les avaient vues , dans tout l'éclat de leurs char-
mes passagers , jouir des plaisirs que le monde
offre à la jeunesse et à la grandeur on y
voyait encore les traces de l'élégance dont elles
étaient entourées ; mais elles , qu'étaient-elles
devenues ? cendre et poussière , dans la tombe,
vains fantômes dans la mémoire des hommes .
100 L ALHAMBRA.

Une terreur vague , indéfinissable, s'emparait


de moi : j'aurais voulu l'attribuer à la pensée
des voleurs , éveillée par les conversations de
la soirée ; mais je sentais que c'était quelque
chose de moins réel, de moins raisonnable . En
un mot, les impressions des contes de nourrice,
depuis si longtemps effacées , se ravivaient et
reprenaient leur pouvoir sur mon imagination .
Bientôt mon esprit malade travailla sur tous
les objets présents : le souffle du vent dans les
citronniers au- dessous de ma fenêtre me parut
un bruit sinistre . Je jetai les yeux sur le jardin
de Lindaraxa ; ses bosquets me firent l'effet
d'un gouffre d'une effrayante obscurité ; les
buissons avaient l'apparence d'ombres infor-
mes .Je me hâtai de fermer la fenêtre , mais ma
chambre était également infestée . Une chauve-
souris s'y était introduite , et volait au-dessus
de ma tête et à travers ma lampe solitaire ;
les figures bizarres du plafond paraissaient
me narguer et se moquer de moi .
Cependant , souriant à demi de ma faiblesse,
je résolus de la braver , et , prenant ma lampe ,
je sortis pour faire une tournée dans cette par-
tie du palais. En dépit des efforts de ma raison ,
MA CHAMBRE . 101

je ne pérsistai pas dans mon entreprise sans


difficultés et sans frayeur. La lumière de la
lampe ne s'étendait qu'à quelques pas devant
moi ; au-delà ce n'était que profondes ténè-
bres. Les corridors voûtés semblaient des ca-
vernes , les plafonds des salles se perdaient
dans l'obscurité , un ennemi inaperçu pouvait
être à mes côtés , devant moi , derrière moi !
Mon ombre flottant sur les murs , le bruit
même de mes pas me faisait tressaillir . Comme
je traversais la salle des Ambassadeurs dans
cet état d'excitation , des sons réels vinrent
ajouter à mes craintes imaginaires . J'entendis
de sourds gémissements , des accents indis-
tincts, au-dessous du sol sur lequel je marchais .
Je m'arrêtai pour écouter. Ils me parurent alors
résonner en dehors de la tour . Quelquefois ils
ressemblaient aux hurlements d'un animal ,
d'autrefois à des cris aigus mêlés d'impréca-
tions articulées . L'effet horrible de ces sons ,
à une heure et dans un lieu semblables , me
dissuada de continuer ma ronde . Je retournai
dans ma chambre plus vite que je n'en étais
sorti , et ne respirai librement que lorsque j'en
eus fermé sur moi les verrous. Quand je m'é-
T. I.
102 L'ALHAMBRA.

veillai, le lendemain , le soleil dardait à travers


ma fenêtre , éclairant toute la pièce de ses
rayons vivifiants . Je me rappelais confusément
les chimères , les ombres que la nuit précédente
avait conjurées , et ne concevais pas comment
mon imagination avait pu voir tant d'ob-
jets d'horreur sur ces murs tout unis , que
l'œil pouvait parcourir si facilement d'un seul
regard .
Cependant les hurlements, les exclamations
n'étaient pas imaginaires, mais ils me furent
expliqués par ma jeune chambrière . Ils ve-
naient d'un pauvre maniaque , frère de sa
tante, que l'on enfermait pendant les accès de
son mal , dans une chambre voûtée , sous la
salle des Ambassadeurs.
L'Alhambra au Clair de Lune.

J'ai décrit mon appartement tel qu'il était


quand je vins en prendre possession . Peu de
jours cependant ont apporté un changement
notable dans son aspect et dans les émotions
qu'il excite en moi . La lune , qui n'éclairait
point au moment de mon installation , a gra-
duellement empiété sur la nuit , et roule main-
tenant dans toute sa splendeur au- dessus des
tours , en versant des flots de douce lumière
sur les cours et les portiques. Le jardin au-
dessous de mes fenêtres est éclairé d'un demi-
104 L'ALHAMBRA.

jour, les pointes des citronniers et des orangers


paraissent argentées, la fontaine réfléchit les
rayons lumineux , l'on distinguerait presque
la couleur des roses .
Je passe des heures entières assis à ma fe-
nêtre, respirant les douces odeurs des plantes,
et rêvant à la singulière destinée de ceux qui
ne vivent dans la mémoire des hommes que par
ces monuments élégants dont je suis entouré.
Souvent à minuit, quand tout est tranquille ,
je parcours ce palais désert . Comment décrire
la beauté d'un clair de lune dans un tel climat,
dans un tel lieu ! La température des nuits
d'été de l'Andalousie est la plus délicieuse
que l'on puisse imaginer. On se croit élevé au-
dessus des lourdes vapeurs de la terre , dans
les régions éthérées ; la sérénité de l'âme, l'é-
lasticité des membres, que produit cet air suave
et léger , font de l'existence seule une jouis-
sance . L'effet de la clarté de la lune sur l'Al-
hambra a quelque chose de magique . Tous les
ravages du temps , les crevasses , les taches ,
les parties altérées disparaissent ; le marbre
reprend sa teinte primitive; les longues arca-
des brillent ; les salles sont illuminées ; tout
LE CLAIR DE LUNE . 105

l'édifice rappelle les palais enchantés des Mille


et une Nuits.
Je suis monté , à une heure semblable , au
petit pavillon , nommé la toilette de la reine,
pour jouir de sa vue immense et variée. A
droite , les sommets de la Sierra Nevada bril-
laient comme des flots d'argent sur un ciel
obscur, et la forme des montagnes se dessi-
nait légèrement , mais distinctement. Toute-
fois, je trouvais plus de charme à me pencher
sur le parapet du tocador , pour contempler
Grenade , qui se déployait comme une carte
de géographie au-dessous de moi, plongée dans
un profond repos , avec ses blancs palais , ses
couvents, ses églises éclairées par les rayons de
la lune.
Quelquefois j'entendais le faible son des
castagnettes d'une société dansante , attardée
dans l'Alameda; d'autres fois les notes douteu-
ses d'une guitare ou les accents d'une voix iso-
lée s'élevant d'une rue solitaire, je me repré-
sentais un jeune cavalier donnant une sérénade
sous le balcon de sa dame , galant usage des
anciens temps qui se perd malheureusement
tous les jours , hors dans les villes et villages
9.
106 L'ALHAMBRA.

les plus écartés. Telles étaient les scènes qui


m'ont fait passer plusieurs douces heures sur
les balcons et dans les cours du château, jouis-
sant de ce mélange de rêveries et de sensations,
au milieu duquel la vie s'écoule sans qu'on
s'en aperçoive, dans un climat méridional. Le
jour était prêt à paraître avant que je me fusse
retiré dans mon lit, où je tombai bientôt dans
un agréable sommeil , .bercé par le murmure
de la fontaine de Lindaraxa .
Habitants de L'Alhambra.

J'ai souvent observé que les demeures qui


dans leurs jours de gloire ont été habitées par
les hôtes les plus illustres, sont abandonnées
aux plus humbles dans leur déclin; car les
palais des rois finissent communément par
devenir l'asile des mendiants .
L'Alhambra est bien près d'arriver à cette
période de décadence. Chaque fois qu'une
de ses tours menace ruine , des familles de
gueux s'en emparent, deviennent, avec les
chauves-souris et les chats-huants, les tenan-
108 L'ALHAMBRA .

ciers de ses salles dorées, et l'on voit les hail-


lons, tristes enseignes de la misère, suspen-
dus en dehors des fenêtres et des barbacanes.
Je me suis amusé à observer quelques- uns
des personnages de toute espèce qui ont ainsi
usurpé l'ancienne résidence de la royauté,
et semblent n'y être placés que pour termi-
ner par une farce grotesque le drame de
l'orgueil humain . Un de ces personnages offre
la parodie d'un titre souverain . C'est une
petite vieille qui s'appelle Maria-Antonia Sa-
bouca , mais que l'on a surnommée la Reina
Coquina, la reine ridée . Elle est si petite qu'elle
pourrait passer pour une fée , et peut-être
l'est -elle en effet, car personne ne sait d'où
elle est venue. Sa demeure est un petit recoin
sous le premier escalier du palais , et tout le
jour on la voit assise sur la froide pierre du ves-
tibule, causant et chantant, et trouvant tou-
jours un bon mot à dire à chaque passant ; car
bien que ce soit une des plus pauvres , c'est une
des petites femmes les plus gaies que j'aie vues.
Son grand mérite est le don de conter des histoi-
res ; et je pense qu'elle en a autant à son com-
mandement que l'inépuisable Scheherazade .
SES HABITANTS . 109

J'ai eu le plaisir d'en entendre quelques-unes


dans les tertulias de Dona Antonia , auxquel-
les la petite vieille assiste de temps en temps .
Il est difficile de ne pas supposer dans cette
bonne femme quelque chose de surnaturel
quand on considère son bonheur extraordi-
naire; puisque , bien qu'elle soit très-petite,
très-laide, très-pauvre, elle a trouvé, suivant
son propre calcul,1 cinq maris et demi , en
comptant pour un demi-mari un jeune dragon
qui mourut pendant qu'il lui faisait la cour.Un
personnage qui rivalise d'importance avec
cette reine des fées est un vieillard à la mine
haute, au nez bourgeonné, aux habits cras-
seux et râpés, au chapeau retapé, décoré d'une
cocarde rouge . C'est encore un fils légitime
de l'Alhambra , où sa vie entière s'est passée
à remplir divers emplois , tels que ceux d'al-
guazil délégué, de bedeau de la paroisse, et
de marqueur d'un jeu de quilles établi au
pied de l'une des tours. Il est plus pauvre
qu'un rat, mais encore plus fier que pauvre,
et se vante sans cesse de descendre de l'illus-
tre maison d'Aguilar, à laquelle appartenait
Gonsalve de Cordoue, le grand capitaine. Il
110 L'ALHAMBRA.

porte, en effet , le nom de Alonzo de Aguilar,


si célèbre dans l'histoire de la conquête,
quoique les mauvais plaisants de la forteresse
l'aient décoré du titre de Saint-Père, que
j'avais crujusqu'alors trop vénérable aux yeux
des vrais catholiques pour que l'on osât le
donner en sobriquet . C'est un bizarre caprice
de la fortune que de présenter, dans la per-
sonne de ce pauvre hère, un homonyme et
un descendant du fier Alonzo de Aguilar, le
miroir des chevaliers de l'Andalousie, men-
diant presque son pain au milieu de l'enceinte
de cette forteresse autrefois si redoutable, que
son grand ancêtre aida à réduire. Tel eût été
peut-être le lot des descendants d'Agamemnon
et d'Achille, s'ils fussent restés autour des rui-
nes de Troie .
Dans cette peuplade mêlée , la famille de
mon loquace écuyer , Mateo Ximenès , est im-
portante, du moins par le nombre. Il se vante,
à juste titre , d'être fils de l'Alhambra ; car
ses aïeux habitent ce fort depuis la conquête ,
et ont fait passer de génération en génération
une pauvreté héréditaire à leurs enfants ; au-
cun d'eux n'ayant jamais , à la connaissance
SES HABITANTS . 111

des contemporains, possédé un seul maravédis .


Le père de Mateo , rubanier de son métier , a
succédé au petit tailleur conteur , comme chef
de nom et armes : il a maintenant soixante-
dix ans , et vit dans une cabane de roseaux et
de plâtre , qu'il a construite de ses propres
mains au-dessus de la porte de fer. Son mobi-
lier consiste en un mauvais grabat , une table,
deux ou trois chaises et un coffre de bois ,
contenant ses habits et les archives de la fa-
mille , c'est-à-dire certains papiers concer-
nant de vieux procès, qu'il lui serait impossible
de lire . Mais l'orgueil de sa cabane , l'écusson
de ses armes brillamment enluminé , placé
dans un cadre contre le mur , montre par ses
divers quartiers , de combien de nobles mai-
sons cette misère peut réclamer la parenté.
Quant à Mateo lui - même , il a fait tout son
possible pour que sa lignée ne s'éteignît point;
car il a une femme et une nombreuse pro-
géniture , qui habitent tous une cabane pres-
que ruinée dans le hameau . Comment ils vi-
vent , celui qui connaît les mystères les plus
cachés de l'univers , pourrait seul le dire .
L'existence d'une famille espagnole de cette
112 L'ALHAMBRA .

espèce est une énigme pour moi , cependant ils


subsistent , et , ce qui est plus , ils paraissent
heureux de vivre. La femme va le dimanche
se promener dans le Passeo de Grenade avec
un enfant dans ses bras , et une demi-douzaine
d'autres sur ses talons ; et la fille aînée , qui
approche de l'âge nubile , orne ses cheveux
de fleurs, et danse gaiement aux castagnettes .
Il est deux classes de gens pour lesquels la
vie peut être un long jour de fête : ce sont les
gens très-riches et les gens très-pauvres ; les
uns parce qu'ils n'ont besoin de rien , les au-
tres parce qu'ils n'ont rien à faire . Mais nulle
part on n'entend l'art de ne rien faire et de
vivre de rien , comme parmi le bas peuple en
Espagne. Le climat est pour moitié dans cette
heureuse insouciance ; le caractère fait le reste .
Donnez à un Espagnol de l'ombre en été , du
soleil en hiver , un peu de pain , d'ail , d'huile
et de garbanzos , un vieux manteau brun et
une guitare ; et que le monde roule comme il
lui plaît. La pauvreté ne lui apporte point la
honte ; elle tombe sur lui dans un style gran-
diose , comme son manteau déchiré . C'est un
hidalgo même sous des haillons .
SES HABITANTS 113

Les fils de l'Alhambra sont des exemples


frappants de cette philosophie pratique. Je
serais tenté de croire , suivant l'opinion des
Maures , que le paradis est situé au-dessus de
cette terre favorisée ; on dirait en effet qu'un
rayon de l'âge d'or brille encore sur ses habi-
tants en guenilles . Ils ne possèdent rien , ne
font rien, n'ont souci de rien . Toutefois , bien
qu'ils paraissent inoccupés toute la semaine ,
ils observent aussi scrupuleusement les diman-
ches et les jours fériés que les artisans les
plus laborieux . Ils suivent assidument les dan-
ses et les fêtes patronales de Grenade et des
environs, allument des feux sur les collines la
veille de la Saint-Jean ; et dernièrement je les
ai vus passer la nuit à danser , au clair de la
lune , pour fêter la moisson d'un petit champ
de blé de l'enceinte de la forteresse , qui rap-
porte trois ou quatre boisseaux de grains.
Avant de terminer ces remarques , je dois
faire mention d'un des amusements de la place
qui m'a particulièrement frappé. J'avais sou-
vent observé un grand garçon perché sur le
sommet d'une tour et faisant manœuvrer deux
lignes , comme s'il eût voulu pêcher les étoi-
L'ALHAMBRA. T. I. 10
114 L'ALHAMBRA .

les. Pendant longtemps les évolutions de ce


pêcheur aérien , que je ne pouvais m'expli-
quer , me donnèrent à penser ; et ma per-
plexité augmenta quand je vis plusieurs autres
personnes occupées de la même manière sur
les créneaux et les bastions . Enfin , je ne pus
pénétrer ce mystère qu'en consultant Mateo
Ximenès .
La pureté de l'air attire dans l'Alhambra
des myriades d'hirondelles qui se jouent en
cercles prolongés au-dessus des tours , et bra-
vent la glu que leur tendent les enfants ma-
lins , le dimanche et à la sortie de l'école .
Mais les jeunes gens plus avisés prennent ces
oiseaux dans leur vol circulaire , avec des ha-
meçons couverts de mouches. C'est un des
amusements favoris des fils de l'Alhambra ,
qui dans leur oisiveté , toujours ingénieuse
pour les choses inutiles , ont inventé l'art de
pêcher en l'air.
La Cour des Lions .

Le charme particulier de ce vieux palais


fantastique, est la puissance qu'il possède pour
exciter de vagues rêveries , des images du
passé qui revêtent la nudité des réalités , des
illusions de la mémoire . Comme je trouve un
délice inexprimable à errer parmi ces ombres
vaines, mes pas sont toujours entraînés vers
les parties de l'Alhambra les plus favorables
à cette fantasmagorie de l'esprit . La cour des
Lions est une de ces places . C'est là que la main
du temps a laissé les traces les plus légères ,
et permet à l'élégance , à la splendeur mores--
116 L'ALHAMBRA .

ques de se montrer encore, presque dans leur


état primitif. Des tremblements de terre ont
ébranlé les fondations de l'édifice , attaqué
ses plus massives tours , et pas une des colon-
nes élancées, pas une des arcades fragiles qui
entourent la cour des Lions n'a été déplacée ,
et tout le travail de fées qui pare ses dômes et
paraît aussi peu solide que les ouvrages cris-
tallins de la gelée du matin , existe après des
siècles , aussi frais que s'il sortait de la main
de l'artiste musulman . J'écris au milieu de
ces souvenirs, pendant la fraîcheur de la pre-
mière heure du jour , dans la salle fatale des
Abencérages. La fontaine tachée de sang, mo-
nument de leur massacre , est devant moi ; la
rosée de son jet d'eau élevé atteint presque
mon papier. Combien il me semble difficile
de concilier cette histoire sanglante avec la
scène paisible et douce qui m'entoure ! Les for-
mes délicates , gracieuses , les couleurs gaies,
jusqu'à la lumière adoucie qui descend d'en-
haut par un dôme , peint et sculpté comme
par la main des génies , tout paraît calculé
pour inspirer des sentiments heureux et bien-
veillants. A travers la grande et riche arcade
LA COUR DES LIONS . 117

du portail , je contemple la cour des Lions ,


dont les colonnades et les fontaines brillent
sous les rayons du soleil levant . Les vives hi-
rondelles plongent dans la cour , puis , s'éle-
vant aussitôt , volent en caquetant au-dessus
des toits . L'abeille laborieuse ramasse en bour-
donnant son butin parmi les fleurs , des pa-
pillons étalent leurs riches couleurs , en vol-
tigeant d'un buisson à l'autre et se jouant
dans l'air tiède et embaumé . L'imagination
n'a pas besoin de grands efforts pour se re-
présenter une des beautés pensives du harem ,
errante au milieu de ces retraites , encore
parées de tout le luxe oriental.
Toutefois , si l'on veut contempler cette
scène sous un aspeet plus conforme à ses sou-
venirs historiques , il faut la visiter quand les
ombres du soir tempèrent l'éclat des portiques
de la cour , et jettent une obscurité mysté-
rieuse sur les salles adjacentes . C'est alors que
l'expression doucement mélancolique de ces
lieux est en harmonie avec les idées de gran-
deur déchue qu'ils rappellent à la mémoire.
A des heures semblables , je tourne mes pas
vers la salle de justice dont les arcades pro-
10.
118 L'ALHAMBRA .

fondes et obscures s'étendent le long de la


cour. Là fut accomplie en présence de Ferdi-
nand , d'Isabelle et de leur cour triomphante,
la cérémonie pompeuse de la grand' messe pour
la prise de possession de l'Alhambra. On voit
encore sur la muraille , à la place où l'autel
fut érigé, la croix devant laquelle officia le
grand cardinal d'Espagne et d'autres dignitai-
res ecclésiastiques du pays . Je me figure ce
lieu rempli par la foule des vainqueurs , prélats
mitrés , moines tonsurés , chevaliers couverts
d'acier , courtisans vêtus de soie ; je vois les
crosses , les croix , les bannières religieuses
mêlées aux enseignes des orgueilleux barons
espagnols , flotter en triomphe dans les salles
moresques. Je vois ce Colomb , destiné à dé-
couvrir plus tard un nouvel hémisphère , se
plaçant modestement dans un coin reculé ,
parmi les spectateurs vulgaires. Je vois les rois
catholiques se prosternant devant le symbole
de la foi , et rendant grâces au ciel de leur
victoire , tandis que les voûtes retentissent
des sons de la musique grave et solennelle du
Te Deum.
Mais l'illusion passagère se dissipe , en un
LA COUR DES LIONS . 119

instant tout disparaît ; monarques , prêtres ,


guerriers , retombent dans l'oubli avec les
malheureux musulmans qu'ils ont vaincus . La
salle où ils célébraient leur triomphe est dé-
vastée , déserte. On ne voit que les chauves-
souris voltigeant autour de ses arceaux à demi
éclairés , l'on n'entend que la voix sinistre de
la chouette sur la tour voisine de Comares.
Entrant l'un des soirs de la semaine passée
dans la cour des Lions , je tressaillis en voyant
un Maure coiffé du turban , assis auprès de la
fontaine. Je crus un moment que l'une des
superstitions de la place se réalisait , et que
quelque ancien habitant de l'Alhambra était
sorti de la tombe où il dormait depuis des siècles
pour visiter ce séjour . Cependant il se trouva
que ce n'était qu'un simple mortel , natif de Té-
tuan , qui tenait dans le zacatin de Grenade
une petite boutique où il vendait de la rhu-
barbe , des quincailleries et des parfums.
Comme il parlait bien l'espagnol , je pus lier
conversation avec lui , et il me parut intelli-
gent et avisé. Il me dit que pendant l'été il
montait souvent la colline pour passer une
partie de la journée dans l'Alhambra , qui lui
120 L'ALHAMBRA.

rappelait les anciens palais barbaresques qui


sont construits et ornés dans le même style ,
bien qu'avec moins de magnificence.
«< Oh ! señor , » disait-il , « quand les Mau-
res dominaient à Grenade, ils étaient bien dif-
férents de ce qu'ils sont aujourd'hui ! ils ne
pensaient qu'à l'amour , à la poésie , à la mu-
sique. Ils faisaient des stances en toute occa-
sion , et les mettaient en musique . Celui qui
composait les meilleures ballades , celle qui
possédait la voix la plus sonore , étaient sûrs
de réussir partout. Dans ce temps- là, si quel-
qu'un avait besoin de pain , on lui disait : Faites
une chanson ; et le pauvre mendiant , s'il dé-
mandait en vers , était souvent récompensé
par une pièce d'or . »
- « Ce goût populaire pour la poésie est-il
entièrement perdu parmi vous ? >>
<< Nullement , señor ; les Maures barba-
resques , même ceux des dernières classes, font
encore des chansons en couplets , quelquefois
très-bonnes ; mais le talent n'est pas récom-
pensé maintenant comme il l'était autrefois :
le riche préfère le son de l'or à celui des vers
et de la musique . »>
LA COUR DES LIONS . 121

Tandis qu'il parlait ainsi, son œil se fixa sur


l'une des inscriptions qui ont survécu à la
puissance dont elles prédisaient la durée. Il
secoua la tête et plia les épaules en l'inter-
prétant. « Il en eût été ainsi , » reprit-il ,
<«< et les musulmans régneraient encore dans
l'Alhambra si le traître Boabdil n'eût pas livré
sa capitale aux chrétiens . »
Je tâchai de justifier la mémoire de l'infor-
tuné Boabdil, et de montrer que les dissen-
sions qui amenèrent la chute du trône de
Grenade étaient dues à la cruauté de son
père au cœur de tigre . Mais le Maure ne vou-
lait admettre aucune excuse en faveur du
malheureux prince .
<< Muley Hassan , » disait-il , « pouvait être
cruel ; mais il était brave , actif , patriote. S'il
eût été convenablement secondé , Grenade
serait encore à nous ; mais son fils Boabdil
traversait tous ses desseins , ébranlait son
autorité , semait la division dans son armée ,
la trahison dans son palais ; puisse la malé-
diction de Dieu tomber sur le traître ! » Eu
achevant ces mots le Maure s'éloigna de
l'Alhambra .
122 L'ALHAMBRA

L'indignation de ce mahométan s'accorde


avec une anecdote que m'a contée un de mes
amis, qui, dans une tournée en Barbarie , eut
une entrevue avec le pacha de Tétuan. Ce
gouverneur barbaresque lui fit beaucoup de
questions sur l'Espagne , spécialement sur les
heureuses régions de l'Andalousie, Grenade et
son royal palais . Les réponses à ces questions
réveillaient dans le cœur du pacha des souve-
nirs que les Maures conservent avec unefidélité
religieuse, et , se tournant vers ceux de sa suite,
il fit de profondes lamentations sur la perte
d'un si glorieux empire. Cependant il se con-
solait par la ferme persuasion où il était que
la prospérité des Espagnols allait en déclinant ,
que le temps où les Maures rentreraient en
vainqueurs dans leurs anciens domaines ap-
prochait , et que le jour où l'on verrait la
religion de Mahomet rétablie dans la mosquée
de Cordoue , et un prince musulman sur le
trône de Grenade , n'était peut-être pas éloi-
gné.
Tel est l'espoir , telle est la croyance des
Maures de Barbarie à l'égard de l'Espagne ,
principalement de l'Andalousie , qu'ils regar-
LA COUR DES LIONS . 123

dent comme un héritage légitime, dont ils ont


été dépouillés par la fraude et la violence. Ces
idées sont conservées et perpétuées de père en
fils parmi les descendans des Maures de Gre-
nade , dispersés dans les villes barbaresques
Plusieurs de ceux qui sont établis à Tétuan ,
conservent leurs anciens noms de Paez, de Mé-
dina , etc. Ils évitent de s'allier à des familles
qui n'ont pas la même origine; et le peuple con-
sidère ces rejetons de maisons autrefois puis-
santes , avec un respect que les musulmans
montrent rarement aux distinctions hérédi-
taires, excepté quand il s'agit du sang royal.
On dit que ces familles soupirent sans cesse
après le paradis terrestre de leurs ancêtres ,
et que tous les vendredis , à la mosquée , ils
prient Allah de hâter l'époque où Grenade
doit rentrer sous le joug des fidèles musul-
mans.
Ils croient aussi fermement que cet événe-
ment doit arriver , que les chrétiens des croi-
sades croyaient au recouvrement du saint
sépulcre. On prétend même que quelques-uns
de ces exilés conservent les plans, les états des
palais et des jardins de leurs aïeux à Grenade,
124 L'ALHAMBRA.

etjusqu'aux clefs des maisons, comme des preu-


ves de leurs droits, qu'ils produiront au jour
tant désiré de la restauration .
La cour des Lions possède aussi sa part de
légendes merveilleuses . J'ai déjà parlé du
murmure de voix et du cliquetis de chaînes
que les esprits des Abencérages massacrés y
font entendre la nuit ; mais l'autre soir , au
cercle de dame Antonia , Mateo Ximenès nous
a conté un fait bien plus extraordinaire , qui
s'est passé à la connaissance de son grand-
père le tailleur aux histoires .
Il y avait dans ce temps-là un invalide qui
était chargé de montrer l'Alhambra aux étran-
gers. Comme il se promenait au crépuscule
dans la cour des Lions , il entendit un bruit
de pas dans la salle des Abencérages ; et , sup-
posant que c'étaient quelques visiteurs qui ne
pouvaient retrouver leur chemin , il entra pour
leur offrir ses services et les reconduire . Mais ,
à son grand étonnement , il vit quatre Maures
richement vêtus , avec des cuirasses , des sa-
bres et des poignards ornés de pierres pré-
cieuses . Ils marchaient d'un pas lent et solen-
nel , et , s'arrêtant devant le vieux soldat , ils
LA COUR DES LIONS . 125

lui firent signe d'approcher ; mais il se sauva


de toute la vitesse de ses jambes , sortit de la
forteresse , et rien ne put le décider à y ren-
trer. C'est ainsi que les hommes tournent
quelquefois le dos à leur bonne fortune ; car
Mateo est entièrement convaincu que les Mau-
res avaient l'intention de lui révéler la place
où leurs trésors étaient enterrés . Cependant
un des successeurs de l'invalide fut mieux
avisé, à ce qu'il semble. Il vint pauvre à l'Al-
hambra, et au bout d'un an il partit pour Ma-
laga , acheta des maisons , prit un équipage ,
et c'est à cette heure l'un des plus riches et
des plus vieux habitants de cette ville. Mateo
soupçonne , non sans raison , que tout cela
vient du secret que lui ont révélé les fan-
tômes .
13

T. I. 11
Boabdil El Chico.

Ma conversation avec l'homme de la cour


des Lions me fit réfléchir sur la singulière des-
tinée de Boabdil . Jamais surnom ne fut plus
justement appliqué que celui de El-Zogoybi
ou le Malheureux , qui lui fut donné par ses
sujets . Ses infortunes commencèrent à son
berceau. Dans sa plus tendre jeunesse il fut
emprisonné , menacé de la mort par un père
inhumain , et n'échappa que par un strata-
gème de sa mère. Plus tard , sa vie fut semée
de dangers sans cesse renaissants par l'ambi-
128 L'ALHAMBRA .

tion de son oncle , les invasions étrangères ,


les dissensions intérieures . Tour à tour en-
nemi , prisonnier , ami de Ferdinand , mais
toujours sa dupe il finit par céder son trône à
la ruse et à la force réunies de ce perfide mo-
narque. Exilé de son pays , réfugié chez un
des princes de l'Afrique , il mourut ignoré en
combattant pour la cause d'un étranger. Mais
ses malheurs ne finirent point avec sa vie . Si
Boabdil a quelquefois espéré laisser après lui
un nom honorable , son espoir a été bien
cruellement déçu ! Qui a jamais parcouru les
pages romanesques de l'histoire des Arabes
en Espagne , sans frémir d'indignation au
récit des atrocités attribuées à Boabdil ? Qui
n'a pas été touché des malheurs de sa belle et
douce sultane , qu'il soumit à un procès cri-
minel sur une fausse accusation d'infidélité ?
Qui n'a pas été révolté du meurtre de sa sœur
et de ses deux neveux dont on accuse encore
ce prince , et surtout du massacre des braves
Abencérages qui, suivant les chroniques, fu-
rent décapités au nombre de trente - six dans
la cour des Lions ? Toutes ces accusations ont
été répétées sous diverses formes ; elles ont
BOABDIL EL CHICO . 129

passé dans les ballades , dans les drames, dans


les romans , et leur croyance s'est ainsi tel-
lement répandue , qu'il est impossible de la
déraciner. Il n'est pas d'étranger un peu in-
struit qui ne demande , en visitant l'Alham-
bra , la fontaine où les Abencérages furent
massacrés , qui ne regarde avec horreur la ga-
lerie grillée qui servit de prison à la reine . Il
n'est pas un paysan de la Vega ou de la
Sierra , qui ne chante ces histoires , en vers
populaires , en s'accompagnant de sa guitare ;
tandis que ses auditeurs apprennent à détes-
ter le nom de Boabdil.
Cependant jamais homme ne fut plus injus
tement, plus indignement calomnié. J'ai exa-
miné toutes les chroniques dignes de foi, et les
lettres écrites par des auteurs espagnols , con-
temporains de Boabdil , et dont plusieurs
avaient la confiance des rcis catholiques , et se
trouvaient dans leur camp pendant la guerre
de Grenade. J'ai examiné les autorités arabes
que des traductions me permettaient de con-
sulter , et n'ai rien trouvé qui puisse justifier
ces noires accusations . Tous ces contes ont leur
origine dans un ouvrage intitulé Les guerres
11 .
130 L'ALHAMBRA .

civiles de Grenade, qui renferme l'histoire pré-


tendue des querelles des Zegris et des Abencé-
rages pendant la dernière lutte de l'empire
moresque. Cet ouvrage parut d'abord en espa-
gnol, comme traduit de l'arabe par un certain
Ginez Perez de Hila, habitant de Murcie. Depuis
il a passé en diverses langues , et Florian a tiré
de ses pages la plus grande partie de la fable de
son Gonzalve de Cordoue. Par la suite des temps ,
cette histoire , évidemment fictive , a usurpé
l'autorité d'une véritable histoire , et le peuple,
surtout parmi les paysans de Grenade , y
ajoute une foi complète. Cependant ce n'est
qu'un amas de faussetés mêlées à un petit
nombre de vérités défigurées , qui donne cré-
dit au reste. Le livre présente à des yeux non
prévenus des preuves incontestables du peu de
confiance que l'on doit avoir en lui . Partout
les mœurs et les usages des Maures y sont dé-
crits de la manière la plus extravagante et la
plus fausse ; et des scènes incompatibles avec
leur religion et leurs habitudes y sont dépein-
tes . Des erreurs aussi grossières ne sauraient
être attribuées à un écrivain mahométan.
J'avoue que je trouve quelque chose de
BOABDIL EL CHICO. 131

presque criminel dans la manière dont cet


ouvrage dénature les faits . Sans doute le
romancier peut se permettre quelque licence ;
mais il est certaines limites qu'il ne devrait
jamais dépasser; et les noms des morts célè-
bres qui appartiennent à l'histoire ne doivent
pas plus être calomniés que ceux des vivants
illustres . D'ailleurs, l'infortuné Boabdil avait
été assez puni par la perte de son royaume
de la juste guerre qu'il avait faite aux Espa-
gnols; il n'était pas nécessaire de noircir sa
mémoire , d'en faire un thême d'infamie
dans son propre pays, dans le palais de ses
pères .
Je ne veux pas affirmer toutefois que les
faits attribués à Boabdil soient totalement dé-
nués de fondements historiques ; mais, autant
que l'on peut les retracer, il semble qu'ils
appartiennent à son père , Aben Hassan , que
les chroniques arabes et espagnoles s'accor-
dent à représenter comme un homme cruel et
féroce. Ce fut lui qui fit mettre à mort les che-
valiers de l'illustre famille des Abencérages ,
parce qu'il les soupçonnait d'avoir pris part
à une conspiration pour le détrôner .
132 L'ALHAMBRA .

On peut aussi reconnaître l'histoire de l'ac-


cusation et de l'emprisonnement de la femme
de Boabdil dans un incident de la vie de son
père au cœur de tigre. Aben Hassan épousa
dans son âge avancé une belle captive chré-
tienne de noble maison , qui prit le nom
maure de Zoraïde, et donna deux fils à son
royal époux . Cette femme ambitieuse, désirant
assurer le trône à ses enfants , excitait sans
cesse les soupçons du roi , et sa jalousie con-
tre les fils qu'il avait eus d'autres femmes ,
en les accusant de comploter contre sa cou-
ronne et sa vie. Plusieurs de ces princes furent
tués par les ordres de leur barbare père. Aïxa
la Horra, la vertueuse mère de Boabdil, qui
avait été autrefois la favorite du vieux mo-
narque, devint à son tour l'objet de ses soup-
çons. Il l'enferma avec son fils dans la tour
de Comares; et ce dernier eût été sacrifié à sa
fureur, si sa tendre mère ne l'eût fait descen-
dre de la tour, pendant la nuit, par le moyen
des écharpes de ses femmes et de la sienne
attachées au bout l'une de l'autre, et ne lui eût
ainsi donné le moyen de se réfugier à Cadix .
C'est là tout ce que j'ai pu trouver qui ait
BOABDIL EL CHICO . 133
une ombre de ressemblance avec l'histoire
de la reine accusée. Or, dans celle que je viens
de rapporter, Boabdil est le persécuté, non le
persécuteur.
Pendant le cours de son règne si court et
si désastreux , Boabdil a donné de grandes
preuves de bonté et de douceur . A son avé-
nement au trône, il gagna le cœur du peuple
par ses manières affables; il fut toujours clé-
ment, et n'infligea de punitions sévères qu'à
des rebelles . Sa bravoure personnelle était
incontestable ; mais il manquait de courage
moral : et, dans les temps difficiles , son irré-
solution leperdait . Cette faiblesse de caractère
hâta sa chute, et l'empêcha de subir ses re-
vers avec cette grâce héroïque, cette grandeur
qui pouvaient les ennoblir, et le rendre lui-
même digne de terminer le drame brillant de
la domination maure en Espagne.
Souvenirs de Boabdil.

Tandis que mon esprit se trouvait ainsi


échauffé au sujet de l'infortuné Boabdil , je
voulus rechercher tout ce qui le rappelle sur
ce théâtre de son règne et de ses malheurs .
Dans la galerie de peinture du Généralife on
voit le portrait de ce prince. Il a de beaux
traits, d'une expression douce et mélancoli-
que, des cheveux blonds , un teint blanc et
délicat. Si ce portrait est fidèle , celui qu'il
représente a pu être faible, indécis ; mais rien
dans sa physionomie ne donne l'idée de la
malignité , encore moins de la cruauté. ·
136 L'ALHAMBRA .

J'ai visité dernièrement la prison dans la-


quelle il fut renfermé pendant sa jeunesse ,
quand son indigne père méditait sa mort . C'est
une chambre voûtée de la tour de Comares,
au-dessous de la salle des Ambassadeurs ; et
dans une pièce semblable , séparée de la pre-
mière par un étroit passage, était renfermée
sa mère, la vertueuse Aïxa la Horra . Les murs
de ces deux chambres sont d'une épaisseur
prodigieuse , et les fenêtres étroites sont gar-
nies de barreaux de fer . Une étroite galerie de
pierre, avec un parapet très -bas , règne de
trois côtés de la tour, et passe au -dessous de ces
fenêtres; mais il est encore très-élevé audessus
du sol. Il est probable que ce fut de là que
la reine descendit son fils pendant la nuit,
du côté de la colline , au pied de laquelle un
domestique l'attendait avec un cheval pour
le conduire dans les montagnes .
En parcourant cette galerie , je me repré-
sentais la reine inquiète , appuyée contre le
parapet , s'avançant pour écouter, avec les
angoisses d'un cœur de mère ; les pas du
cheval qui s'éloignait , emportant son fils le
long de la vallée du Darro .
SOUVENIRS DE BOABDIL 137

Je cherchai ensuite la porte par laquelle


Boabdil sortit de l'Alhambra pour remettre
les clefs de sa capitale . Par une triste fantaisie,
il pria les rois catholiques de ne permettre à
personne de passer après lui cette porte. Sa
prière , suivant d'anciennes chroniques , lui
fut accordée d'après la volonté de la reine
Isabelle, qui plaignait ses malheurs ; et la porte
fut murée. Longtemps mes recherches sur la
place qu'elle avait occupée furent inutiles ;
enfin mon humble confident Mateo , apprit en
causant avec d'anciens résidents de la forte-
resse, qu'il existait un portail ruiné, par lequel
on disait que le roi maure était sorti du fort,
et que ce portail n'avait jamais été ouvert , à
la connaissance des plus vieux habitants .
Il me conduisit à cette place. La porte est
dans le centre de ce qui fut jadis une immense
tour, nominée la torre de los Siete Suelos , ou
la tour des Sept Étages . C'est un lieu fameux
dans les histoires superstitieuses du voisinage;
et l'on en fait le théâtre d'enchantements et
d'étranges apparitions .
Cette tourjadis redoutable, n'est plus qu'un
monceau de ruines , ayant été l'une de celles
T. I. 12
138 L'ALHAMBRA .

que les Français firent sauter avant d'évacuer


la citadelle . Des morceaux de murailles énor-
mes gisent épars sur la place, à moitié ense-
velis sous les herbes touffues, ou cachés par les
vignes et les figuiers. L'arc qui formait le por-
• tail , quoique rompu par la secousse , se voit
encore ; et le dernier vœu du pauvre Boabdil
a été rempli , bien que sans intention ; car des
gravois ont comblé l'ouverture , et rendent le
passage impossible .
En suivant la route du monarque musul-
man, telle que l'indiquent ses annales, je tra-
versai à cheval la colline de Los Martiros en
longeant le jardin du couvent de ce nom , et
descendant ensuite un ravin rempli de massifs
d'aloès et de bananiers , et bordés de grottes
et de cabanes qui recelaient un fourmilière
de Bohémiens . C'était la route que prit Boab-
dil pour éviter de passer dans la ville . La des-
cente était si escarpée , que je fus obligé de
mettre pied à terre et de conduire mon cheval
par la bride .
A la sortie du ravin , en passant par la puerta
de los Molinos ( porte des Moulins) , je me
trouvai sur la promenade publique nommée
SOUVENIRS DE BOABDIL. 139

le Prado, sur les bords du Xenil , et j'arrivai


à une petite mosquée convertie en une cha-
pelle, ou ermitage consacré à saint Sébastien .
Sur une tablette fixée au mur on lit que Boab-
dil remit en ce lieu les clefs de Grenade aux
rois castillans . De là je me rendis à petit pas,
à travers la Vega, au village dans lequel la fa-
mille etles serviteurs du malheureux monarque
l'attendaient après la reddition de sa capitale .
La veille de son départ il les avait fait sortir
de l'Alhambra pour empêcher sa mère et sa
sœur de participer à son humiliation, et d'être
exposées aux regards des vainqueurs . Je con-
tinuai de suivre ces exilés dans leur route mé-
lancolique, et j'atteignis le pied d'une chaîne
de montagnes arides et très-élevées , qui for-
ment la barrière des Alpuxares . De l'un de
ces sommets , auquel on donne le nom expres-
sif de Cuesta de las Lagrymas, Colline de Lar-
mes, l'infortuné Boadbil jeta un dernier regard
sur Grenade. Plus loin, un chemin sablonneux
serpente à travers une vaste solitude, dont la
tristesse devait paraître encore plus profonde
aux yeux du malheureux prince, puisqu'elle
le conduisait à l'exil.
140 L'ALHAMBRA .

Je poussai mon cheval sur la cime du rocher


où Boabdil exhala ses derniers regrets, après
avoir dit adieu d'un regard à sa terre chérie.
Ce rocher porte encore le nom de El ultimo
suspiro del Moro, le dernier soupir du Maure.
Quelle douleur en effet ne devait- il pas ressen-
tir en se voyant chassé d'un si beau royaume,
d'une si belle demeure! avec l'Alhambra il avait
cédé tous les honneurs de sa race , toute la
gloire, toute la félicité de sa vie. Là, son afflic-
tion fut encore aigrie par les reproches de sa
mère Aïxa , qui l'aida si souvent dans les pé-
rils, et chercha vainement à lui inculquer sa
fermeté d'âme. « Vous avez raison de pleurer
comme une femme ce que vous n'avez pu dé-
fendre comme un homme, » lui dit-elle en prin-
cesse orgueilleuse plutôt qu'en mère sensible.
Quand cette anecdote fut contée à Char-
les-Quint par l'évêque Guevara , l'empereur
exprima le même mépris que la mère de Boab-
dil pour la faiblesse et l'irrésolution de ce
malheureux prince . « Si j'avais été à sa place,»
dit le fier monarque, « l'Alhambra eût été mon
tombeau ; et je ne serais jamais sorti détrôné
de l'enceinte des Alpuxares . »
SOUVENIRS DE BOABDIL. 141

Combien il est facile , quand on est heu-


reux et puissant , de prêcher l'héroïsme aux
vaincus ! mais combien on songe peu que la
vie peut être d'autant plus chère aux mal-
heureux que c'est le seul bien qui leur reste !

12.
Le Balcon.

J'ai déjà parlé du balcon de la fenêtre cen-


trale dans la salle des Ambassadeurs . Il se
projette comme une cage en dehors de la
tour , et s'élève dans la moyenne région de
l'air , au-dessus de la cime des arbres qui
croissent sur le flanc de la colline . Ce balcon
est pour moi une sorte d'observatoire , d'où
je puis non-seulement contempler le ciel ,
mais la terre . Outre le paysage magnifique
qui se découvre au loin , une petite scène
animée et bruyante de la vie humaine se pré-
144 L'ALHAMBRA .

sente à mon inspection immédiatement au-


dessous de moi . Au pied de la montagne on
voit une alaméda ou promenade publique ,
moins à la mode que le moderne Prado de
Grenade , sur les bords du Xenil , mais fré-
quentée par de nombreux promeneurs , dont
les costumes variés offrent le coup d'œil le
plus pittoresque. Là se rendent les bourgeois
des faubourgs , les prêtres et les moines qui
marchent pour prendre de l'appétit ou pour
mieux digérer , les majos et les majas , ou les
beaux et les belles de la dernière classe avec
leurs habits andalous, les contrebandiers fan-
farons , et quelquefois des personnages d'un
rang plus élevé , cachant à demi leur visage ,
et paraissant attirés là par quelque rendez-
vous mystérieux .
J'aime à étudier ce tableau mouvant des
mœurs et du caractère espagnol , et de même
que le naturaliste a son microscope pour
mieux examiner les objets de ses recherches ,
je suis muni d'un petit télescope qui rap-
proche tellement de moi ces groupes divers ,
que je crois pouvoir deviner ce qu'ils disent
d'après leurs gestes et le jeu de leurs traits.
LE BALCON . 145

Je joue ainsi le rôle d'un observateur invisi-


ble, et, sans quitter ma solitude je me trouve
transporté au milieu de la société , rare avan-
tage pour un ami du repos, qui se plaît comme
moi à observer le drame de la vie sans y de-
venir acteur.
Au- dessous de l'Alhambra , un grand fau-
bourg remplit l'étroite gorge de la vallée et
s'étend sur la colline de l'Albaycia en face.
La plupart des maisons de ce faubourg, con-
struites à la moresque , ont des cours rafrai-
chies par des fontaines , et comme les ha-
bitants passent la plus grande partie de leur
temps dans ces cours ou patios , ou bien sur
leurs toits en terrasse , mon poste aérien me
permet de saisir plus d'un détail de leur vie
domestique.
Je jouis à quelque degré des avantages que
le diable boiteux accorde à l'écolier , dans le
fameux roman espagnol ; et mon babillard
d'écuyer remplit l'office d'Asmodée en me
contant les anecdotes qu'il sait sur les mai-
sons et leurs habitants .
Toutefois je préfère en général forger moi-
même des histoires conjecturales ; et je reste
146 L'ALHAMBRA.

assis en ce lieu pendant des heures, occupé à


démêler d'après les incidents casuels, les in-
dications qui passent sous mes yeux , le fil
des intrigues , des plans qui occupent les
êtres que je vois s'agiter au- dessous de moi .
Il existe à peine un joli visage ou une figure
frappante , parmi ceux que je vois ainsi tous
les jours , qui ne m'ait fourni le sujet d'un
roman. Souvent , il est vrai , mes personnages
agissent directement en sens inverse du rôle
que je leur ai assigné , et dérangent l'écono-
mie de mon drame ; mais j'en suis quitte pour
le recommencer sur nouveaux frais. L'un de
ces jours , en promenant ma lunette sur les
rues de l'Albaycia , j'aperçus près d'un cou-
vent une procession : elle accompagnait une
novice qui allait prendre le voile , et je re-
marquai diverses circonstances d'après les-
quelles je me sentis ému de la plus vive sym-
pathie pour cette jeune créature qu'on allait
enfermer vivante dans la tombe. Je la trou-
vai suffisamment belle , et sa pâleur me fit
juger qu'elle était victime de la volonté des
autres , et non entraînée par sa dévotion . Elle
était parée comme une mariée , avec une
LE BALCON . 147

couronne de fleurs blanches sur ses cheveux ;


mais son cœur se révoltait évidemment contre
la dérision de cette union spirituelle , et sou-
pirait après son amant terrestre. Un grand
homme à la mine sévère marchait à côté d'elle ;
c'était sans doute son tyran de père qui , par
quelque motif de fanatisme ou d'avarice , la
forçait à accomplir ce sacrifice . Au milieu de
la foule, un beau jeune homme au teint brun ,
aux cheveux noirs , en costume andalou ,
fixait sur elle des regards désespérés . C'était
l'amant secret dont elle allait être pour ja-
mais séparée . Je ne pouvais contenir mon
indignation en remarquant l'expression ma-
ligne qui se peignait sur les visages des moi-
nes . Enfin la procession arriva à la chapelle
du couvent ; le soleil brilla pour la dernière
fois sur la couronne de la pauvre novice pen-
dant qu'elle passait le seuil fatal et disparais-
sait dans les murs de l'édifice . La foule des
ecclésiastiques , des moines , des chantres se
pressa sur ses pas ; l'amant s'arrêta un instant
à la porte . Je devinai les sentiments qui l'agi-
taient ; mais il s'en rendit maître et entra .
Il y eut un long intervalle pendant lequel
148 L'ALHAMBRA .

je me représentais la scène qui se passait dans


l'intérieur du couvent ; la pauvre novice dé-
pouillée de ses habits de noces , de son chapeau
de mariée ; sa belle tête privée de ses tresses
de soie ; je l'entendais murmurer ses vœux irré-
vocables ; je la voyais étendue sur la bière ,
couverte du linceul funèbre ; le service des
morts était célébré ; j'entendais les sons graves
de l'orgue et le requiem plaintif ; le père re-
gardait tout cela d'un œil froid et impassible .
L'amant ,... mais , non , mon imagination se
refusait à le peindre. La figure de l'amant
resta en blanc dans le tableau.
Au bout d'un certain temps , la foule sor-
tit de l'église et se dispersa de divers côtés ,
chacun se hâtant d'aller se mêler aux scènes
animées de la vie ; mais la victime resta. Les
derniers qui passèrent la porte du couvent
étaient le père et l'amant . Ils paraissaient avoir
ensembleune conversation sérieuse; et , d'après
les gestes passionnés du jeune homme , je
m'attendais à quelque sanglant dénouement
pour mon drame ; mais l'angle d'un bâtiment
les déroba à ma vue , comme une toile de théâ-
trefait disparaître la scène et les acteurs . Depuis
LE BALCON . 149

ce moment , mes regards se sont bien souvent


fixés avec un intérêt pénible sur ce couvent . Je
remarquais , à une heure assez avancée de la
nuit , une lumière à une fenêtre éloignée de
l'une des tours du monastère . « La , » me di-
sais-je , "«< la malheureuse nonne pleure dans
sa cellule solitaire , tandis que son amant erre
dans la rue au-dessous , livré à des angoisses
inutiles . »
L'officieux Mateo interrompit un jour mes
méditations , et détruisit en un instant le tissu
léger de ma fiction. Avec son zèle accoutumé
il s'était empressé de recueillir tous les ren-
seignements possibles sur la scène qui m'avait
si vivement touché. L'héroïne de mon roman
n'était ni jeune , ni belle . - Elle n'avait point
d'amant. - Elle était entrée au couvent li-
brement et volontairement , pour y trouver
un asile décent ; et maintenant c'était l'une
des plus heureuses parmi celles qui habitaient
dans ses murs .
Il se passa longtemps avant que je pusse
pardonner à la religieuse le tort qu'elle m'avait
fait en se trouvant ainsi heureuse et satisfaite
dans sa cellule , contre toutes les règles des
L'ALHAMBRA. T. I. 13
150 L'ALHAMBRA.

romans . Cependant je tâchai de dissiper ma


mauvaise humeur en m'occupant un jour ou
deux de la piquante coquetterie d'une jolie
brunette qui , de son balcon ombragé d'arbus-
tes fleuris , entretenait une mystérieuse cor-
respondance avec un beau cavalier au teint
foncé , aux moustaches épaisses , qui passait
continuellement sous ses fenêtres . Quelquefois
je le voyais de très - bonne heure s'esquiver
enveloppé jusqu'aux yeux dans son manteau .
D'autres fois , caché dans un coin sous divers
déguisements, il attendait sans doute un signal
convenu pour entrer chez la belle . Pendant la
nuit , j'entendais les sons d'une guitare , et je
voyais une lanterne paraître , tantôt à une
place du balcon , tantôt à une autre . Je me fi-
gurai quelque intrigue comme celle d'Alma-
viva ; mais je fus encore déconcerté dans tou-
tes mes suppositions . J'appris que l'amant
prétendu n'était que le mari de la dame , con-
trebandier renommé , et que les signaux et les
mouvements mystérieux que j'avais observés
se rapportaient à quelque tour de son métier.
Je m'amusais souvent à remarquer du bal-
con des changements que les différentes heu-
LE BALCON. 151

res du jour amenaient dans les scènes sur


lesquelles je planais .
A peine la ligne blanchâtre du crépuscule
se montre le matin à l'horizon saluée par les
coqs des chaumières de la colline , que les
faubourgs donnent des signes de vie ; car les
heures fraîches du commencement du jour sont
précieuses dans les climats brûlants . Le mule-
tier fait sortir son train de mulets tout chargé;
le voyageur jette sa carabine sur son dos , et
monte à cheval à la porte de l'hôtellerie ; le
paysan hâlé presse l'animal paresseux , qui
porte ses paniers remplis de fruits dorés par le
soleil, de légumes couverts de rosée , car déjà
les ménagères actives arrivent au marché.
Le soleil monte , il éclaire la vallée , il dore
les pointes transparentes des arbres . Les clo-
ches , qui appellent aux offices du matin ré-
sonnent mélodieusement dans l'air pur et
serein. Le muletier arrête ses bêtes chargées
devant la chapelle , passe son bâton dans sa
ceinture , entre , chapeau bas , après avoir lissé
avec la main ses cheveux d'ébène , et entend
une messe pour obtenir une heureuse traver-
sée de la Sierra . Maintenant la gentille señora
152 L'ALHAMBRA .

sort d'un pied léger, en basquine élégante, ne


laissant jamais en repos l'éventail qu'elle tient
à la main , et lançant les éclairs de ses yeux
noirs sous les plis gracieux de sa mantille.
Elle cherche quelque église à la mode pour y
faire ses dévotions matinales ; mais sa toilette
soignée , ses souliers mignons et collants , ses
bas aussi fins que des toiles d'araignée, ses
tresses noires , ajustées avec un goût exquis ,
parmi lesquelles brille une rose fraîchement
cueillie, montrent que la terre partage avec le
ciel l'empire de son cœur. Ayez l'œil sur elle,
vigilante mère , duègne soigneuse , tante cé-
libataire , enfin qui que vous soyez , vous que
je vois suivre ses pas .
A mesure que la matinée avance , le bruit
des travaux augmente de tous côtés ; les rues
sont encombrées d'hommes , de chevaux , de
bêtes de somme ; un murmure , semblable à
celui des vagues de la mer , monte jusqu'à
moi . Quand le soleil approche de son méri-
dien , le bourdonnement et l'agitation cessent
par degrés : à midi , tout est calme . La ville
cède à la fatigue , à l'épuisement de la cha-
leur ; et , pendant plusieurs heures , un repos
LE BALCON . 153

général règne dans son enceinte , les fenêtres


sont fermées, les rideaux tirés, les habitants en-
dormis dans les plus fraîches retraites de leurs
maisons. Les moines à face rebondie ronflent
dans leurs dortoirs ; les vigoureux portefaix
s'étendent sur le pavé à côté de leurs charges ;
le paysan dort sous les arbres de l'Alameda ,
bercé par le chant criard de la cigale , ce
bruit qui rappelle si fortement l'été. Les rues
sont abandonnées aux seuls porteurs d'eau
glacée , qui rafraîchissent l'oreille en procla-
mant le mérite de leur breuvage cristallin ,
plus froid que la neige des montagnes .
Quand le soleil est sur son déclin , on se ra-
vive par degrés ; et la cloche des vêpres sem-
ble appeler toute la nature à se réjouir de la
fuite du tyran du jour. Alors commence le
mouvement des plaisirs ; les habitants de Gre-
nade en sortent pour aller respirer l'air du
soir, et jouir de l'instant si court du crépuscule
dans les allées et les jardins du Darro et du
Xenil.
Dès qu'il fait nuit , la scène capricieuse
prend un nouvel aspect. Des lumières brillent
l'une après l'autre ici c'est un flambeau sur
13.
154 L'ALHAMBRA .

un balcon couvert ; là une lampe votive de-


vant l'image d'un saint. La ville sort graduelle-
ment des ténèbres éclairées par des étincelles
éparses comme un firmament étoilé . C'est alors
que l'on entend surgir des cours et des jardins ,
des rues et des ruelles , le tintement des in-
nombrables guitares et le cliquetis des casta-
gnettes , qui se confondent ensemble par l'é-
loignement. Jouir du présent est un des articles
de foi de l'amoureux et jovial Andalou , et ja -
mais il ne le met en pratique avec plus de zèle
que pendant les nuits embaumées de l'été , en
cherchant à plaire à sa maîtresse par la danse,
les chansons d'amour , les sérénades passion-
nées.
Aventure du Maçon .

Il était une fois un pauvre maçon de Gre-


nade , qui chômait les fêtes de tous les saints,
et la saint Lundi par-dessus le marché, et qui,
malgré sa dévotion , devenait tous les jours
plus pauvre , et pouvait à peine donner du
pain à sa nombreuse famille . Une nuit , il fut
réveillé dans son premier sommeil par un coup
frappé à sa porte : il l'ouvrit et vit devant lui
un prêtre , grand , maigre , à la face allongée
et cadavéréuse .
156 L'ALHAMBRA.

« Ami , » dit l'inconnu , « j'ai remarqué


que vous étiez un bon chrétien , et qu'on pou-
vait, comme tel, avoir confiance en vous : vou-
lez- vous entreprendre un ouvrage cette nuit?>>
- < « De tout mon cœur , senor padre ,
pourvu que je sois raisonnablement payé. >>
- << Vous le serez ; mais il faut souffrir que
que l'on vous bande les yeux. »
Le maçon consentit à cela , et fut conduit
par le prêtre à travers plusieurs rues et passa-
ges détournés , jusqu'à la porte d'une maison
où ils s'arrêtèrent . Le prêtre tira une clef, ou-
vrit une serrure qui semblait tourner diffici-
lement , et poussa une porte , à ce qu'il sem-
blait , très-lourde . Ils entrèrent ; la porte fut
refermée et verrouillée ; et le maçon fut amené
en passant par un corridor retentissant et une
salle spacieuse , dans l'intérieur du bâtiment .
Là on le délivra du bandeau qui lui couvrait
les yeux, et il se trouva dans un patio, ou petite
cour faiblement éclairée par une seule lampe .
Au milieu se voyait le bassin à sec d'une an-
cienne fontaine moresque , sous laquelle le
prêtre ordonna au maçon de construire un
petit caveau , en lui montrant des briques et
AVENTURE DU MAÇON . 157

du mortier préparés à cet effet . Il travailla


toute la nuit , mais ne put terminer l'ouvrage.
Un peu avant le jour , le prêtre lui mit une
pièce d'or dans la main , et le reconduisit ,
toujours les yeux bandés , à son logis.
« Êtes-vous disposé à revenir et à complé-
ter votre ouvrage? » dit le prêtre.
- <« Assurément , mon père, pourvu que je
sois aussi bien payé. »
- « Alors demain , à minuit , je viendrai
vous chercher. »
L'inconnu fut exact , et le caveau fut ter-
miné.
« Il faut maintenant , » dit le prêtre, « que
<< vous m'aidiez à porter les corps qui doivent
être enterrés dans ce caveau . »>
Les cheveux du pauvre maçon se dressèrent
sur sa tête à ces terribles paroles : il suivit son
conducteur d'un pas tremblant dans une
chambre retirée de la maison , s'attendant à
voir quelque horrible spectacle de mort ; mais
il fut bien soulagé en apercevant trois ou
quatres grandes jarres rangées dans un coin :
elles étaient évidemment pleines d'argent , et
ce fut avec beaucoup de peine que le prêtre et
158 L'ALHAMBRA.

le bonhomme les enlevèrent pour les placer


dans leur tombe. La voûte fut fermée, le pavé
replacé au-dessus , et toutes traces du travail
effacées. Le maçon fut conduit hors de la mai-
son , toujours avec le bandeau , mais , à ce
qu'il lui sembla , par un chemin différent de
celui qu'il avait pris les autres fois . Après
avoir erré pendant longtemps à travers un
labyrinthe de rues et d'allées , son guide s'ar-
rêta , lui mit deux pièces d'or dans la main , et
lui dit : « Attendez ici jusqu'à ce que vous
entendiez sonner matines à la cathédrale . Si
vous avez la hardiesse d'ôter votre bandeau
avant ce moment, malheur à vous ! » En ache-
vant ces mots , le prêtre s'éloigna. Le maçon
se conforma fidèlement à ses injonctions , et
passa le temps en faisant sonner les pièces d'or
dans sa main. Au premier coup de matines
donné par la cloche de la cathédrale , il ôta
son bandeau , et vit qu'il était sur le bord du
Xenil : il se hâta de regagner son logis , et se
régala pendant une quinzaine avec le produit
de son travail de deux nuits , après quoi il se
retrouva aussi pauvre que jamais.
Il continua de la sorte, travaillant un peu,
AVENTURE DU MAÇON . 159

priant beaucoup , fêtant les saints jours et les


dimanches bien régulièrement pendant des
années . Ses enfants grandissaient et ressem-
blaient à une bande de Bohémiens , tant ils
étaient maigres et déguenillés . Un soir qu'il
prenait le frais assis à la porte de sa cabane ,
il fut abordé par un riche vieillard , proprié-
taire de plusieurs maisons , connu par son ava-
rice sordide. Le richard , fixant sur le pauvre
diable ses yeux ombragés par des sourcils
épais et froncés , lui parla en ces termes :
« On m'a dit , l'ami , que vous étiez fort
pauvre. »
- « Je ne puis nier le fait , señor, il parle de
lui-même. »
« Je présume , en ce cas , que vous se-
rez bien aise de travailler et que vous ne serez
pas trop cher . »
<«<Aussi bon marché qu'aucun maçon de
Grenade. »
- « C'est ce qu'il
me faut . J'ai une vieille
maison qui tombe en ruines et me coûte en ré-
parations plus qu'elle ne vaut, car personne
ne veut l'habiter ; ainsi je dois tâcher de la
faire réparer en gros , seulement pour l'empê
160 L'ALHAMBRA .

cher de tomber , et aux moindres frais possi-


bles .
Il conduisit le maçon à une grande maison
inhabitée qui paraissait en effet très-délabrée.
Après avoir traversé plusieurs salles et cham-
bres vides , ils entrèrent dans une cour inté-
rieure où les yeux du bonhomme furent frap-
pés de la vue d'une fontaine moresque . Il la
regarda un instant , cherchant à débrouiller
dans son esprit le souvenir confus que cette
fontaine lui rappelait. Il demanda au vieillard
par qui la maison avait été dernièrement ha-
bitée.
<< Que le ciel confonde celui qui l'a occu-
pée le dernier ! » répondit le propriétaire ;
« c'était un vieux prêtre égoïste et avare : on
disait qu'il était immensément riche , et que ,
n'ayant point de parents , il laisserait tous ses
trésors à l'église. Il mourut subitement , et les
prêtres et les moines se hâtèrent de venir
prendre possession de son bien ; mais ils ne
trouvèrent que quelques ducats dans une vieille
bourse de cuir . Cependant le pire des malheurs
est tombé sur moi , car ce vilain homme conti-
nue d'occuper ma maison sans payer de loyer,
AVENTURE DU MAÇON . 161

et l'on n'a aucun moyen de donner congé à


un mort . On prétend que l'on entend toute
la nuit un tintement de métal dans la chambre
où il dormait , comme s'il y comptait encore
son argent , et quelquefois des gémissements
et des plaintes dans la petite cour . Que ces
histoires soient vraies ou fausses , elles n'en
empêchent pas moins ma maison de se louer;
aucun locataire ne veut y demeurer . >>
་« Écoutez , » dit le maçon d'un air assuré,
<< laissez-moi habiter gratuitement votre mai-
son jusqu'à ce qu'un meilleur locataire se pré-
sente, et je m'engage à la réparer , et de plus à
calmer l'âme en peine qui la hante . Je suis un
bon chrétien et un pauvre homme, le diable
lui-même ne me ferait pas peur, dût-il m'ap-
paraître sous la forme d'un sac d'argent . »
L'offre de l'honnête maçon fut acceptée
avec joie, il s'établit avec sa famille dans la
maison et remplit tous ses engagements . Petit
à petit il la remit en bon état , le cliquetis de
l'or ne fut plus entendu dans la chambre du
prêtre défunt, mais il commença à l'être dans
la poche du maçon vivant . En un mot, sa for-
tune s'augmenta rapidement à la grande admi-
T. I. 14
162 L'ALHAMBRA .

ration du voisinage, et il devint l'un des plus


riches particuliers de Grenade. L'église reçut
de lui des sommes considérables , sans doute
pour l'acquit de sa conscience, et il ne révéla
le secret de la voûte qu'à son lit de mort, à
son fils et héritier.
Une course dans les montagnes.

Souvent au déclin du jour, quand la chaleur


commence à s'apaiser , je fais de longues pro-
menades à travers les collines et les profondes
vallées , accompagné de mon écuyer historio-
graphe Mateo . En ces occasions je lui permets
de donner pleine carrière à sa verve conteuse,
et je ne sache pas qu'il existe un rocher , une
fontaine ruinée , une clairière de ces solitudes
sur laquelle il ne m'ait conté une histoire
merveilleuse. Mais les légendes dorées domi-
naient sur tout le reste ; car jamais pauvre
164 L'ALHAMBRA.

diable ne fut plus prodigue de trésors dans ses


récits .
Dernièrement nous fîmes ensemble une ex-
cursion de ce genre , pendant laquelle il fut
encore plus communicatif que de coutume . Le
soleil commençait à baisser quand nous sor-
times par la porte de Justice , et comme nous
montions une avenue plantée d'arbres , Mateo
s'arrêta sous un groupe de figuiers et de gre-
nadiers au pied de la tour en ruines , que l'on
nomme la tour des Sept Étages . Là , me dési-
gnant un arceau dans les fondations de la tour,
il me dit qu'un esprit , un fantôme horrible.
hantait cette tour, même du temps des Maures,
et gardait les trésors d'un de leurs rois . « Quel-
quefois , me dit-il , <« il sort au milieu de la
nuit et parcourt les avenues de l'Alhambra et
les rues de Grenade , sous la forme d'un cheval
sans tête , que six chiens poursuivent avec des
aboiements , des hurlements affreux .
« L'avez-vous quelquefois rencontré vous-
même, Mateo? » lui dis-je. « No , señor , Dieu
merci ! mais mon grand-père le tailleur a connu
plusieurs personnes qui l'ont vu ; car il sortait
dans ce temps-là bien plus souvent qu'à présent ,
COURSE DANS LES MONTAGNES . 165

et tantôt sous une forme,tantôt sous une autre.Il


n'est fils de bonne mère à Grenade , qui n'ait ouï
parlé du Bellado , dont le nom sert aux vieilles
femmes et aux nourrices pour effrayer les petits
enfants et les faire taire quand ils crient . Plu-
sieurs disent que ce Bellado est l'esprit d'un
méchant roi maure , qui tua six de ses fils et les
fit enterrer sous ces voûtes , et qu'ils le pour-
suivent la nuit pour se venger de sa cruauté. »
Je n'entrerai point dans les détails merveil-
leux qui me furent donnés par Mateo , sur ce
fantôme formidable qui de temps immémorial
est un sujet favori de contes mystérieux et de
traditions populaires dans Grenade, et duquel
un grave historien topographe de cette ville
fait une mention très-honorable. Je rappelle-
rai seulement que c'est dans cette même tour
que se trouve la porte par laquelle l'infortuné
Boabdil sortit de son palais pour la dernière
fois.
Laissant ces ruines hantées , nous continuâ-
mes notre course en côtoyant les riches ver-
gers du Généralife, dans lesquels deux ou trois
rossignols faisaient entendre leur douce mélo-
die. Derrière ces vergers se trouve une suite de
14.
166 L'ALHAMBRA.

bassins moresques , près desquels est une porte


creusée dans le roc , mais dont l'ouverture est
comblée. Mateo me dit qu'il venait souvent
dans son enfance se baigner avec ses jeunes
camarades dans ces viviers ; mais qu'ils en
avaient été chassés par l'histoire qui leur fut
contée d'un Maure enchanté , de hideuse figure ,
que l'on voyait sortir tout à coup de la porte
du rocher , pour se saisir des imprudents bai-
gneurs.
En quittant ces viviers enchantés, nous sui-
vîmes un sentier de mules qui tourne les col-
lines, et bientôt nous nous trouvâmes au milieu
de montagnes sauvages et tristes totalement
dépourvues d'arbres, et seulement couvertes çà
et là d'une verdure maigre et fanée . On ne
voyait autour de soi qu'une nature âpre et
stérile, et l'on pouvait à peine se persuader que
l'on fût à côté du Généralife , de ses vergers
magnifiques , de ses jardins en terrasse , et dans
le voisinage de la délicieuse Grenade. Mais
telle est l'Espagne; agreste et sévère dès qu'elle
échappe à la culture , le désert et lejardin s'y
montrent partout côte à côte.
On appelle l'étroit défilé dans lequel nous
COURSE DANS LES MONTAGNES . 167
venions de passer El Barranco de la Tinaja ou
le Ravin de la Jarre, parce qu'une jarre pleine
de monnaie d'or des Moresques fut trouvée
là dans les anciens tepms . La tête du pauvre
Mateo travaille sans cesse sur ces légendes
dorées.
་<< Mais, » lui dis-je, « que signifie cette croix
que j'aperçois là-bas , sur ce monceau de
pierre, dans la partie la plus étroite du ravin ? »
« Ce n'est rien, señor : un muletier qui fut
assassiné à cette place il y a quelques années ,
voilà tout. » ------ « Ainsi vous avez des voleurs
et des meurtriers jusqu'aux portes de Grena-
de ? » — « Non, pas à présent, monsieur, c'était
seulement dans le temps que la forteresse
était remplie de tant de vauriens, mais on a
extirpé toutes ces mauvaises herbes ; ce n'est
pas que les Bohémiens qui habitent les caver-
nes de la colline, vaillent beaucoup mieux ;
mais au moins n'avons -nous pas eu de meurtre
depuis assez longtemps . L'homme qui tua le
muletier a été pendu dans l'Alhambra . »
Nous continuâmes à monter le ravin, ayant
à notre gauche une montagne rocailleuse et
hardie, nommée la Silla del Moro, le Siége du
168 L'ALHAMBRA.

Maure , parce que , d'après la tradition déjà


mentionnée , l'infortuné Boabdil se réfugia
sur cette montagne pendant une insurrection
populaire, et passait des jours entiers assis sur
son sommet, regardant tristement sa ville fac-
tieuse.
Nous arrivâmes enfin sur la plus haute
partie du promontoire qui domine Grenade,
et que l'on nomme le Mont du Soleil. La nuit
approchait, les cimes les plus élevées étaient
dorées par les derniers rayons du jour ; ou
voyait ici un berger solitaire, chassant son
troupeau le long des collines pour le ramener
au bercail ; là un muletier avec ses mules
chargées , se hâtant de traverser une gorge de
montagne, afin d'arriver aux portes de la ville
avant la nuit.
Les sons lointains de la cloche de la cathé-
drale montaient jusqu'à nous, et annonçaient
l'heure de l'angélus . Les cloches des églises de
la ville et les clochettes argentines des couvents
de la montagne, répondaient à cet appel. Le
berger s'arrêta sur la pente de la colline, le mu-
letier au milieu de la route, ils ôtèrent leur cha
peau, et restèrent quelques minutes immobiles,
COURSE DANS LES MONTAGNES . 169

prononçant à voix basse leur prière du soir.


Je trouve quelque chose de doux et d'imposant
à la fois dans ce signal harmonieux qui ap-
pelle tous les habitants de cette terre à offrir
tous ensemble leurs actions de grâces au
Créateur pour les bienfaits qu'il leur a accor-
dés pendant la journée. Une sainteté passa-
gère semble se répandre sur la nature en-
tière , et le soleil disparaissant dans toute sa
gloire ajoute encore à la solennité de cet in-
stant.
1
La sauvage solitude de la montagne` aride
sur laquelle je me trouvais alors , rendait cet
effet encore plus frappant . Des citernes , des
viviers en ruines , et les fondations de bâti-
ments d'une grande étendue, attestaient que
cette cime sourcilleuse , où régnaient mainte-
nant le silence et la désolation , avait été jadis
couverte d'habitants.
Tandis que nous errions parmi ces débris
des anciens temps , Mateo me montra un trou
circulaire qui paraissait pénétrer profondé-
ment dans le sein de la montagne : sans doute
c'était un puits creusé autrefois par les Maures,
infatigables dans leurs travaux pour se pro-
170 L'ALHAMBRA.

curer de l'eau pure et fraîche. Mon écuyer en


jugeait cependant tout autrement . Il supposait
que ce puits servait d'ouverture aux cavernes
de la montagne dans lesquelles Boabdil et sa
cour étaient enchantés , et qu'ils en sortaient
à des temps réguliers pour visiter leurs an-
ciennes demeures.
Le crépuscule, qui dans ces climats est
d'une si courte durée, nous avertissait qu'il
était temps de quitter ce repaire de fantômes.
En descendant la montagne nous ne voyions.
plus ni bergers, ni muletiers, nous n'enten-
dions plus aucun bruit, hors celui de nos pas
et le cri des grillons. Les ombres des vallées
devenaient de plus en plus sombres ; enfin tout
s'obscurcit autour de nous . Le sommet élevé
de la Sierra Nevada retenait seul un dernier
rayon de lumière, et l'on voyait briller sur
un ciel bleu ces pointes neigeuses , que la pu-
reté de l'air faisait paraître presqu'à côté de
nous .
<< Comme la Sierra semble près de nous ce
soir, monsieur ! » dit Mateo, <« on dirait qu'on
va la toucher avec la main, cependant elle est
à plusieurs lieues. » Tandis qu'il parlait , une
COURSE DANS LES MONTAGNES . 171

étoile se leva au-dessus du sommet neigeux de


la montagne : cette étoile, la seule visible
dans les cieux en ce moment, était si pure, si
brillante, si belle, que Mateo s'écria dans
son ravissement : « Que estrella bella ! que
clara y limpia es ! no puede ser estrella mas
brillante !... ( quelle belle étoile ! quelle est
claire et pure ! aucune étoile ne pourrait être
aussi brillante ! )
J'ai souvent remarqué l'extrême sensibilité
des Espagnols des dernières classes pour les
beautés de la nature . Le scintillement d'une
étoile , le parfum d'une fleur , le pur cristal
d'une fontaine leur fait éprouver une sorte de
délice poétique ; et tous les mots euphoniques
de leur idiome majestueux sont employés à
exprimer leurs transports.
« Mais quelles sont ces lumières que je vois
briller sur la Sierra Nevada , juste au-dessous
de la région des neiges ? on les prendrait pour
des étoiles si leur clarté n'était pas rougeâtre ,
et si elles n'étaient pas collées sur le flanc
noir de la montagne . » « Ce sont des feux
allumés par des hommes qui ramassent de la
neige et de la glace pour les porter à Grenade .
172 L'ALHAMBRA .

Ils se rendent à la Sierra toutes les après-


midi , avec des mulets et des ânes , et se re-
layent pour remplir les paniers de glace , et se
réchauffer auprès des foyers ; ensuite ils des-
cendent et arrivent à la ville avant le coucher
du soleil. Cette Sierra , señor , est un beau
morceau de glace placé dans le centre de
l'Andalousie , pour l'entretenir fraîche pen-
dant l'été . »
L'obscurité était complète , et nous traver-
sions le ravin où s'élève la croix du muletier
assassiné , quand j'aperçus un grand nombre
de lumières qui paraissaient avancer´ vers
nous . Elles approchaient en effet , et nous vî-
mes que c'étaient des torches portées par une
suite de figures bizarres , vêtues de noir : cette
vue , propre à causer en tout temps une sorte
d'épouvante , était effrayante au plus haut de-
gré , en ce lieu sauvage et solitaire et à une
heure semblable.
Mateo se serra contre moi , et me dit tout
bas que c'était un mort que l'on portait au ci-
metière sur la montagne .
A mesure que la procession passait , la lu-
mière lugubre des torches , en tombant sur les
COURSE DANS LES MONTAGNES . 173

rudes visages et les vêtements funèbres de


ceux qui suivaient le corps, produisait un effet
fantastique ; mais cet effet devenait horrible
quand la lueur vacillante éclairait les traits
du cadavre que l'on portait , suivant la cou-
tume d'Espagne , dans une bière découverte.
Je restai quelque temps immobile après que
le convoi eut disparu dans le sombre défilé .
Ce spectacle m'avait rappelé le vieux conte
d'une procession de démons emportant le
corps d'un pécheur sur le cratère de Strom-
boli.
« Oh ! señor , » dit Mateo , «je pourrais vous
conter l'histoire d'une procession étrange que
l'on a vue une fois dans ces montagnes ; mais
vous vous moqueriez de moi, en me disant que
c'est encore un des contes que m'a légués
mon grand-père le tailleur. »
- « Ne craignez point cela , Mateo . Rien
ne me plaît davantage qu'une histoire mer-
veilleuse , vous le savez. »
- <« Eh bien , monsieur , celle-ci
se rapporte
à un de ces hommes dont nous parlions tout
à l'heure , et qui ramassent la neige sur la
Sierra Nevada.
T. I. 15
174 L'ALHAMBRA.

« Il faut que vous sachiez qu'il y a bien des


années , du temps de mon grand-père , il ÿ
avait un vieillard que l'on appelait tio Nicolo.
Ce vieillard descendait la montagne après avoir
rempli les paniers de sa mule avec de la neige et
de la glace, et comme il se sentait grande envie
de dormir, il monta sur sa bête et bientôt s'en-
dormit profondément , sa tête allant et venant
en avant et en arrière , tandis que la mule
marchait sur le bord des précipices , d'un pas
aussi sûr que si elle eût été sur un terrain uni.
Enfin tio Nicolo se réveilla , se frotta les yeux ,
et certes il avait bien raison de chercher à
s'assurer qu'il voyait clair. La lune était alors
presque aussi brillante que le jour , et il dé-
couvrait la ville au-dessous de lui , aussi plate
que votre main , avec ses blancs édifices res-
plendissants comme de l'argent : mais , hélas !
monsieur , ce n'était pas la même ville qu'il
avait laissée quelques heures auparavant ! Au
lieu de la cathédrale avec son dôme et ses
tourelles , des églises avec leurs clochers , des
couvents avec leurs pinaclês , tous surmontés
de la sainte croix , il ne vit que mosquées , mi-
narets et coupoles moresques , couronnés du
COURSE DANS LES MONTAGNES . 175

croissant , tel que vous le voyez sur les pavil-


lonas barbaresques. Vous imaginez bien ,
señor, que tio Nicolo fut grandement étonné en
apercevant tout cela . Mais pendant qu'il re-
gardait la ville , une grande armée montait
la montagne tantôt éclairée par la lune , tan-
tôt plongée dans l'obscurité , suivant qu'elle
sortait des ravins ou s'enfonçait dans leurs
profondeurs. Quand elle fut proche de lui , il
vit qu'elle se composait de fantassins et de
cavaliers , armés à la manière des Maures. Le
bonhomme voulait s'éloigner , mais sa mule
obstinée ne voulut pas bouger et resta collée à
la terre , tremblant de tous ses membres ; car
les bêtes sont aussi effrayées des apparitions
que nous pouvons l'être , nous autres pauvres
humains . Enfin , senor , l'armée fantastique
approcha , l'on y distinguait des hommes qui
sonnaient de la trompette , d'autres qui bat-
taient du tambour ou jouaient des cymbales ;
mais ils ne formaient aucun sons , et leur
marche ne faisait pas plus de bruit que celle
des armées peintes que j'ai vues traverser le
théâtre à Grenade , et tous étaient d'une pâ-
leur de mort . A la fin , après l'arrière-garde ,
176 L'ALHAMBRA .

le grand inquisiteur de Grenade , monté sur


une mule blanche , marchait entre deux cava-
liers maures tout noirs. Tio Nicolo fut bien
surpris de le voir en pareille compagnie , car
l'inquisiteur était connu pour sa haine vio-
lente contre les Maures et toute espèce d'in-
fidèles , de juifs ou d'hérétiques , qu'il pour-
suivait avec la flamme et le fer . Toutefois , tio
Nicolo se sentit plus rassuré en voyant un si
saint prêtre à sa portée . Il fit le signe de la
croix et lui demanda sa bénédiction , quand ,
chose inouïe , il reçut au lieu de bénédiction ,
un grand coup de poing qui le fit rouler avec
sa mule dans le précipice. Tio Nicolo ne reprit
ses sens que longtemps après le lever du soleil ,
et se trouva au fond d'un ravin profond ; sa
mule , à côté de lui , le regardait tranquille-
ment , ses paniers étaient renversés et toute sa
glace fondue. Il se traîna clopin- clopant jus-
qu'à Grenade , et fut heureux d'y trouver les
églises et les croix , enfin tout dans le même.
état où il l'avait laissé. Quand il conta son
aventure , chacun lui rit au nez ; les uns lui
disaient qu'il avait rêvé, d'autres , qu'il inven-
tait toutes ces choses : mais le plus étrange de
COURSE DANS LES MONTAGNES . 177

l'affaire , et ce qui fit songer aux gens qu'elle


était plus sérieuse qu'ils ne l'avaient cru d'a-
bord , c'est que le grand inquisiteur mourut
dans l'année. J'ai même souvent entendu dire
à mon grand-père le tailleur , qu'il y avait un
sens plus profond que l'on n'osait le soupçon-
ner dans cette armée diabolique emmenant
le fantôme de ce prêtre. >>
-Vous supposeriez donc, ami Mateo , qu'il
existe dans le sein de ces montagnes une sorte
de purgatoire maure , dans lequel le père in-
quisiteur aurait été emmené ? » - Dieu me
préserve de supposer rien de semblable , mon-
sieur! Je ne sais rien de tout cela . Je ne fais
que raconter ce que je tiens de mon grand-
père . »
Quand le bon Mateo arriva à la fin de ce
conte , que j'ai succinctement narré , et qu'il
avait au contraire allongé par de nombreux
commentaires et des détails minutieux , nous
nous trouvâmes à la porte de l'Alhambra.

15 .
Traditions locales.

Le peuple espagnol a une passion orientale


pour les contes , surtout les contes merveil-
Jeux . On les voit rassemblés en cercle devant
la porte de leur chaumière en été , ou sous
le manteau immense des cheminées des ventas
en hiver , écoutant avec délices les légendes
miraculeuses des saints, les aventures péril-
leuses des voyageurs , et les exploits hardis
des contrebandiers et des voleurs. Le carac-
tère sauvage de la contrée , l'ignorance , la
rareté des sujets de conversation , et la vie
180 L'ALHAMERA .

aventureuse que l'on mène dans un pays où


l'on voyage encore à la manière des temps les
plus barbares , tout contribue à entretenir
l'amour des narrations orales , et dispose à
croire les choses les moins vraisemblables , les
plus extravagantes . Mais les thêmes favoris de
ces histoires sont les trésors cachés par les
Maures. En traversant les sierras désertes ,
autrefois le théâtre de tant de beaux faits d'ar-
mes, vous ne rencontrerez pas une seule ata-
laya perchée sur un pic élevé au milieu des
rochers , ou dominant un village qu'on dirait
creusé dans le roc , sans que votre muletier ,
questionné sur cet édifice , ne suspende la
fumée de son cigarillo pour vous faire quelque
conte de pièces de monnaie arabe enterrées
sous ses fondations . Vous ne rencontrez pas
non plus un seul alcazar dans les villes , qui
n'ait également sa tradition dorée , perpétuée
parmi les pauvres gens du voisinage , de géné-
ration en génération .
Ces traditions , de même que la plupart des
fictions populaires , doivent leur origine à des
faits réels . Pendant ces guerres entre les chré-
tiens et les Maures qui ont si longtemps affligé
TRADITIONS LOCALES 181
le pays , les châteaux et les villes étaient sujets
à changer souvent de maîtres ; et les habitants
avaient coutume , lorsqu'ils étaient assiégés ,
d'enterrer leurs bijoux et leur argent dans les
caves ou les puits , ainsi que cela se pratique
encore dans les régions guerrières de l'Orient .
A l'époque de l'expulsion des Maures , plusieurs
d'entre eux cachèrent leurs effets les plus pré-
cieux , dans l'espoir de revenir bientôt dans
leur terre natale et d'y retrouver leur trésor.
Il est certain qu'en fouillant la terre dans les
ruines , ou dans les environs des maisons et des
palais moresques , on trouve quelquefois des
coffres pleins de monnaie d'or et d'argent, qui
revoient le jour après être restés enfouis pen-
dant des siècles . Il suffit d'un petit nombre d'é-
vénements semblables pour donner lieu à mille
contes fabuleux .
Ces sortes d'histoires offrent toujours ce mé-
lange de gothique et d'oriental , qui me semble
distinguer toutes les habitudes , tous les traits
essentiels des mœurs de l'Espagne , surtout
dans les provinces du Midi . Le trésor caché
est toujours placé sous la puissance d'un
charme. Tantôt il est gardé par un dragon ter-
182 L'ALHAMBRA.

rible , tantôt par des Maures enchantés , qui ,


depuis des siècles , se tiennent tout armés,
l'épée nue , immobiles comme des statues ,
auprès de l'endroit où leurs richesses ont été
enterrées .
Il est assez naturel que l'Alhambra , en rai-
son des circonstances particulières de son his-
toire , fournisse une plus ample matière à ces
fictions que tout autre lieu célèbre dans les
chroniques. Des reliques trouvées de temps en
temps parmi ces ruines ont accrédité les mer-
veilleuses traditions répandues sur elles . Une
fois on déterrait un vase rempli d'or , et le
squelette d'un coq , et les plus habiles en ces
matières supposaient que cet oiseau avait dû
être enterré vif. Une autrefois , on découvrait
une boîte contenant un grand scarabée , et
couverte d'inscriptions arabes, que l'on regar-
dait commedes paroles magiques d'une grande
puissance. Enfin , les plus beaux esprits de la
population déguenillée qui habite l'Alhambra,
se sont creusé la tête jusqu'à ce qu'il ne restât
pas une tour, une salle, un caveau de la vieille
forteresse qui n'eût son histoire miraculeuse.
Comme j'espère avoir familiarisé mes lec-
TRADITIONS LOCALES . 183

teurs, dans les précédents chapitres, avec les


localités de ce palais , je vais me lancer har-
diment dans ses étonnantes légendes , que je
me suis efforcé de rétablir dans leur entier en
réunissant les fragments qui me furent contés
en différents temps et par différentes person-
nes. C'est ainsi qu'un savant antiquaire formue
souvent un document historique avec quel-
ques lettres détachées d'une inscription à
demi effacée par le temps.
Si le lecteur trouvait dans mes récits quel-
que chose d'incroyable, qu'il daigne songer que
le lieu dans lequel je me trouve ne saurait être
soumis aux lois de probabilité qui gouver-
nent les scènes de la vie commune. Le sol que
je foule est enchanté, et les événements les
plus ordinaires y prennent une teinte surna-
turelle.
La Maison de la Girouette.

Sur le sommet de la haute colline de l'Al-


baycia, le quartier le plus élevé de la ville
de Grenade, on trouve les restes d'un château
royal, fondé peu de temps après la conquête
de l'Espagne par les Arabes . Il est maintenant
transformé en manufacture , et tombé dans
un tel oubli que j'ai eu la plus grande peine
à le découvrir, nonobstant les secours que je
tirais des lumières du judicieux et très-savant
Mateo . Cet édifice porte encore le nom sous
lequel il a été connu pendant des siècles, ce-
L'ALHAMBRA . T. I. 16
186 L'ALHAMBRA.

lui de Casa del Gallo de viento , Maison de la


Girouette. Il fut ainsi nommé parce qu'il était
surmonté d'une figure de bronze, qui tour-
nait à tous vents, et représentait un guerrier
à cheval, armé de la lance et du bouclier . On
lisait sur la girouette deux vers arabes, que
l'on traduit ainsi en espagnol :

Dice el sabio Aben Habuz


Que asi se defiende el Andaluz .

« C'est ainsi , dit le sage Aben Habuz , que doit


se défendre l'Andalou . »
Cet Aben Habuz, suivant les chroniques
arabes, fut l'un des capitaines de Tarik qui
le fit alcayde de Grenade. Il est probable
qu'il fit cette effigie guerrière pour rappeler
aux habitants musulmans du pays, qu'entou-
rés d'ennemis comme ils l'étaient , leur sû-
reté exigeait qu'ils fussent toujours prêts à
combattre.
Les traditions populaires expliquent cepen-
dant d'une manière différente ce qui concerne
Aben Habuz et son palais, et nous apprennent
que le cavalier de bronze était dans l'origine
LA MAISON DE LA GIROUETTE . 187

un talisman d'une grande vertu occulte; mais


que, par la suite des temps, il a perdu son
pouvoir magique, et n'a plus été qu'une sim-
ple girouette .
J'ai consigné ces traditions dans le suivant
chapitre.
Légende de l'Astrologue Arabe.

Il était une fois , il y a bien des siècles ,


un roi maure , nommé Aben Habuz , qui ré-
gnait sur le royaume de Grenade . C'était un
conquérant retiré des affaires , c'est- à -dire
qu'après avoir , dans son jeune temps , mené
une vie d'hostilités et de déprédations conti-
nuelles, maintenant qu'il devenait vieux et
faible , il n'aspirait qu'à rester en paix avec
tout le monde , à mettre ses lauriers à l'abri ,
à jouir en repos des domaines qu'il avait en-
levés à ses voisins .
16.
190 L'ALHAMBRA.

Il advint cependant que ce monarque , si


raisonnable et si pacifique , eut à combattre
de jeunes rivaux dans toute l'ardeur de leur
passion pour la gloire et les combats , et très-
décidés à lui demander compte de ce qu'il
avait arraché à leurs pères . Certaines parties
éloignées de son territoire , qui , dans les jours
de sa vigueur première , n'osaient broncher
sous sa main de fer , s'avisèrent , maintenant
qu'il aspirait au repos , de se révolter , et me-
nacèrent même d'envahir sa capitale. Ainsi
attaqué au dedans et au dehors, le malheureux
Aben Habuz vivait au milieu des montagnes
qui entourent Grenade dans des alarmes per-
pétuelles , ne sachant de quel côté commen-
ceraient les hostilités.
Ce fut en vain qu'il bâtit des tours d'obser-
vation sur les montagnes , et qu'il fit garder
tous les passages par des troupes stationnaires,
qui avaient ordre d'annoncer l'approche des
ennemis par des feux la nuit , et par de la
fumée le jour. Il avait affaire à des gens plus
actifs et plus alertes que lui , qui , malgré
toutes ses précautions , trouvaient toujours
moyen de pénétrer sur ses terres par quelque
L'ASTROLOGUE ARABE . 191

défilé , les ravageaient , et emmenaient avec


eux beaucoup de prisonniers. Fut-il jamais
conquérant paisible et retiré plus tourmenté
que le pauvre Aben Habuz ?
Tandis qu'il vivait ainsi harassé par toutes
les tribulations auxquelles il était en butte ,
un vieux médecin arabe vint à sa cour. Une
grande barbe lui descendait jusqu'à la cein-
ture , et il avait toutes les marques d'une ex-
trême vieillesse ; ce qui n'empêchait pas qu'il
n'eût fait le voyage d'Égypte à pied , avec
la seule aide d'un bâton sur lequel étaient
gravés des caractères hiéroglyphiques . Sa re-
nommée l'avait précédé. Il se nommait Ibra-
him Eben Abou Agib ; et l'on disait qu'il était
né du temps de Mahomet , et que son père ,
Abou Agib , avait été le dernier des compa-
gnons de ce prophète . Dans sa première jeu-
nesse , Eben Abou Agih , dont nous parlons
ici , avait suivi l'armée victorieuse d'Amrou
en Égypte , et s'était fixé pendant plusieurs
années en ce pays pour étudier les sciences
abstraites , particulièrement la magie , avec
les prêtres égyptiens .
On disait encore qu'il avait trouvé le secret
192 L'ALHAMBRA .

de prolonger la vie , au moyen duquel il avait


déjà atteint plus de deux siècles. Malheuren-
sement il était déjà fort âgé quand il décou-
vrit ce secret , et ne put perpétuer que ses
rides et ses cheveux gris .
Cet étonnant vieillard fut honorablement
accueilli par le roi , qui , de même que la
plupart des vieux monarques , commençait à
prendre un goût décidé pour les médecins et
les astrologues. Il voulut loger celui - ci dans
son palais ; mais l'astrologue préféra une ca-
verne sur la colline au-dessus de Grenade ,
et précisément la même sur laquelle on érigea
depuis l'Alhambra. Il fit élargir cette caverne,
et en fit une vaste salle. Une ouverture circu-
laire pratiquée dans le sommet , et commu-
niquant avec l'extérieur , permettait de voir ,
comme du fond d'un puits , les étoiles en
plein midi. Les murs de cette salle étaient
couverts d'hieroglyphes égyptiens , de signes
cabalistiques et de figures des constellations
et des étoiles. Des instruments fabriqués sous
la direction du sage , par les ouvriers les plus
intelligents de Grenade , remplissaient la ca-
verne ; mais ces instruments avaient des qua-
L'ASTROLOGUE ARABE . 193

lités occultes que le seul Ibrahim connaissait .


En peu de temps , il devint le conseiller in-
time du roi , qui ne faisait rien sans le con-
sulter . Aben Habuz se plaignait une fois amè-
rement à son confident de l'injustice de ses
voisins et de la vigilance continuelle qu'il
était forcé d'observer pour se garantir de leurs
invasions. Quand il eut achevé ses doléances ,
l'astrologue le regarda quelques instants en
silence , et lui répondit ensuite à peu près en
ces termes . Apprends , ô roi , que lorsque
j'étais en Égypte je vis une grande merveille ,
l'ouvrage d'une princesse païenne des temps
passés . Sur une montagne qui domine une
ville considérable , et plonge sur la grande
vallée du Nil , on voyait la figure d'un bélier ,
sur lequel était un coq , l'un et l'autre en
airain et tournant sur un pivot . Toutes les
fois que le pays était menacé d'une invasion ,
le bélier se tournait du côté par lequel arri-
vait l'ennemi , et le coq chantait , ce qui aver-
tissait les habitants de la ville qu'ils étaient en
danger et leur indiquait le point vers lequel
devait se diriger leur défense. »
« Dieu est grand ! » s'écria le pacifique
194 L'ALHAMBRA.
Aben Habuz. « Quel trésor serait pour moi un
bélier semblable , qui aurait l'œil sans cesse
fixé sur ces montagnes qui m'environnent ,
et un coq qui m'avertirait en cas de danger !
Allah Akbar ! combien je dormirais plus tran-
quille que je ne le fais à présent dans mon
palais , si de telles sentinelles veillaient sur
son sommet ! >>
L'astrologue laissa passer les premiers trans-
ports du roi, et continua ainsi :
« Après que le victorieux Amrou ( puisse-
t-il reposer en paix ! ) eut achevé la conquête
de l'Égypte, je demeurai parmi les anciens
prêtres de ce royaume, avec lesquels j'étudiais
les rites et cérémonies de leur idolâtrie , cher-
chant surtout à me rendre maître des con-
naissances occultes pour lesquelles ils sont si
renommés. Un jour que je causais avec un
vieux prêtre , assis l'un et l'autre sur les bords
du Nil , il me montra du doigt les puissantes
pyramides qui s'élevaient comme des mon-
tagnes au-dessus du désert . « Tout ce que je
puis t'enseigner, » dit-il, « n'est rien en com-
paraison des connaissances que renferment ces
masses gigantesques. Dans le centre de la
L'ASTROLOGUE ARABE . 195

pyramide du milieu, une chambre sépulcrale


contient la momie du grand-prêtre qui aida
à bâtir cet énorme édifice ; avec ce prêtre est
enseveli un livre merveilleux où se trouvent
tous les secrets de l'art magique. Ce livre, qui
avait été donné à Adam avant sa chute, passa
de père en fils au sage roi Salomon , et lui fut
d'une grande utilité pour la construction du
temple de Jérusalem . Comment il arriva en-
suite à l'architecte des pyramides, celui pour
lequel rien n'est caché pourrait seul le dire. »
Dès que j'eus entendu ces paroles du prêtre
égyptien , mon cœur brûla du désir de pos-
séder le livre. Je pouvais disposer d'une partie
de l'armée victorieuse à laquelle je joignis un
certain nombre d'Égyptiens , et j'entrepris,
avec le secours de leurs bras , de percer la
masse solide de la pyramide. Après de longs
travaux, je parvins à découvrir un des pas-
sages secrets de l'intérieur de l'édifice , je le
suivis , et rampant à travers un labyrinthe
effrayant et sombre, je pénétrai à la chambre
sépulcrale du centre, celle- là même où la momie
du grand-prêtre reposait depuis des siècles .
Je brisai son enveloppe extérieure, et dérou-
196 L'ALHAMBRA

lant les bandages qui serraient son corps , je


trouvai enfin le précieux volume. Je le saisis
d'une main tremblante et me hâtai de sortir
de la pyramide , laissant la momie du grand-
prêtre attendre le grand jour du jugement dans
le silence et l'obscurité de son sépulcre . »
« Fils d'Abou Agib , » s'écria Aben Habuz,
<< tu es un grand voyageur , tu as vu de mer-
veilleuses choses, mais que m'importe à moi
le secret de la pyramide et le livre de science
du sage Salomon ? »
« Je vais te le dire, ô roi . Par l'étude con-
stante de ce livre, je me suis instruit dans tous
les secrets de la magie, et je puis commander
aux génies de m'aider dans l'exécution de mes
plans. Le mystère du talisman de Burse m'est
connu , et je puis en faire un semblable , et
même lui donner encore plus de force. »
«O sage fils d'Abou Agib, » dit Aben Habuz,
ravi de joie , « un talisman semblable vaut
mieux que mes sentinelles sur la frontière et
mes tours d'observation dans la montagne .
Donne-moi cette bienheureuse sauvegarde ,
et dispose des richesses de mon trésor, »
L'astrologue se mit à l'ouvrage sur-le-
L'ASTROLOGUE ARABE . 197

champ , pour satisfaire aux vœux du monar-


que. Il fit élever une haute tour sur la cime
du palais, en face de la colline de l'Albaycia ;
et l'on dit que les pierres qui servirent à sa con-
struction avaient été tirées de l'une des pyrami-
des d'Égypte . Une salle ronde avec des fenêtres
donnant sur tous les points de l'horizon , occu-
pait la partie supérieure de la tour. Devant
chacune de ces fenêtres était une table sur
laquelle on avait rangé, comme des échecs ,
une petite armée , infanterie et cavalerie ,
avec un roi à sa tête, le tout sculpté en bois .
Près de chaque table on voyait encore une
lance de la grandeur d'un poinçon , sur la-
quelle étaient gravés certains caractères chal-
déens. La rotonde restait toujours fermée par
une porte d'airain avec une serrure d'acier ,
dont le roi gardait la clef.
Sur le sommet de la tour était une figure
de bronze attachée sur un pivot , et repré-
sentant un cavalier maure, qui tenait d'une´
main son bouclier, de l'autre une lance la
pointe en l'air ; son visage était tourné du
côté de la ville comme pour veiller sur elle ;
mais si quelque ennemi en approchait , il se
T. I. 17
198 L'ALHAMBRA .

tournait vers le point menacé et mettait sa


lance en arrêt .
Aussitôt que ce talisman fut achevé , Aben
Habuz, impatient d'éprouver sa vertu , désira
aussi ardemment une invasion qu'il la crai-
gnait auparavant. Ses désirs furent bientôt
satisfaits. Un matin , de très-bonne heure ,
la sentinelle qui montait la garde sur la tour
vint avertir le roi que le visage du cavalier de
bronze était tourné vers Elvira , et sa lance
pointée en droite ligne sur le pas de Lope.
<< Que les tambours et les trompettes sonnent
l'alarme dans Grenade , » dit le roi ; <« que
chacun prenne les armes. »
<< Oroi , » dit l'astrologue, « ne trouble pas le
repos de ta capitale , n'appelle pas tes guerriers
aux armes , la force n'est point nécessaire pour
te délivrer de tes ennemis . Éloigne ta suite
et montons seuls à la chambre secrète de la
tour. >>
« Le vieil Aben Habuz monta l'escalier de
la tour appuyé sur le bras d'Ibrahim Eben Abou
Agib , encore plus vieux que lui ; ils ouvrirent
la porte d'airain , et entrèrent dans la rotonde.
La fenêtre qui regardait le pas de Lope était
L'ASTROLOGUE ARABE . 199
ouverte. « C'est de ce côté , "} dit l'astrolo-
gue , « que vient le danger , approche, ô roi ,
et contemple les merveilles de la table . »
Le roi Aben Habuz s'approcha de l'échiquier
sur lequel les petites figures de bois étaient
rangées , et vit , à sa grande surprise , qu'elles
étaient toutes en mouvement . Les chevaux
caracolaient et battaient du pied , les guer-
riers brandissaient leurs armes , on entendait
en diminutif le son des trompettes et des tam-
bours , le cliquetis des armures , et le hennis-
sement des coursiers ; mais le tout ne faisait
pas un bruit plus fort que le bourdonnement
d'une abeille .
« Tu vois ici , ô grand roi , » dit l'astrolo-
gue , « la preuve que tes ennemis sont déjà en
campagne . Ils doivent s'avancer par le pas de
Lope. Veux-tu jeter la confusion dans leurs
rangs par une terreur panique , et les forcer
à faire retraite sans effusion de sang ? frappe
ces figures avec le bout non ferré de la lance
magique ; mais si tu veux au contraire du car-
nage , frappe avec la pointe. >>
Une teinte livide parut un instant sur le
visage du pacifique Aben Habuz , le mouve-
200 L'ALHAMBRA .

ment de sa barbe grise montrait le transport


qui faisait jouer tous les muscles de sa face ,
il saisit la lance en tremblant d'agitation , et
s'approcha de la table . « Fils d'Abou Agib , }}
dit-il , « je crois que nous verserons un peu
de sang. »
En parlant ainsi , il frappa quelques-unes
des figures magiques de la pointe de la lance ,
tandis qu'il touchait les autres avec le bâton .
Aussitôt les premiers guerriers tombèrent
morts sur l'échiquier , et le reste se tournant
les uns contre les autres , commencèrent pêle-
mêle un combat où les chances étaient à peu
près égales pour tous.
Ce fut avec beaucoup de peine que l'astro-
logue arrêta la main du plus pacifique des
monarques , et l'empêcha d'exterminer ses
ennemis jusqu'au dernier. Il parvint enfin à
le faire descendre de la tour pour envoyer des
espions aux montagnes , par le pas de Lope.
lls revinrent, et rapportèrent au roi qu'une
armée chrétienne s'était avancée à travers la
Sierra presque jusqu'aux portes de Grenade ,
et que tout à coup, une querelle s'étant élevée
entre eux , ils avaient tourné leurs armes les
L'ASTROLOGUE ARABE . 201

uns contre les autres , et après un combat san-


glant avaient regagné leurs frontières.
Aben ne se sentait pas de joie d'avoir ainsi
éprouvé l'efficacité de son talisman . « Enfin , »
dit-il , «< je vais passer une vie tranquille , le
sort de tous mes ennemis est entre mes mains .
Sage fils d'Aben Agib , quelle récompense puis-
je t'offrir pour un si grand bienfait ? »
<< Les besoins d'un vieillard et d'un phi-
losophe sont simples et bornés ; ô mon roi ,
donnez-moi le moyen de faire de ma caverne
un ermitage habitable , je suis content . >>
« Voilà bien la modestie du véritable sage ! >>
s'écria Aben Habuz , intérieurement très-sa-
tisfait de la modération de la demande . Il fit
appeler son trésorier , et lui ordonna de re-
mettre à Ibrahim toutes les sommes qu'il
pouvait exiger , soit pour achever de con-
struire son ermitage , soit pour le meubler.
L'astrologue fit creuser dans le roc plusieurs
chambres qui formèrent un appartement con-
tigu à son salon astrologique ; ensuite , il les
meubla de divans et d'ottomanes superbes , et
tapissa les murs avec de riches tentures de
soie de Damas. «་་ Je suis vieux, » disait-il, « je
17.
202 L'ALHAMBRA .

ne puis plus reposer mes os sur une couche de


pierre , et ces murailles humides ont besoin
d'être revêtues . "
Il eut aussi des bains pourvus de toutes
sortes de parfums et d'huiles aromatiques ,
« car , » disait-il , « les bains sont nécessaires
pour combattre le dessèchement de l'âge , et
rendre la souplesse et la fraîcheur à un corps
fatigué par l'étude. »>
Il fit suspendre dans tout l'appartement une
quantité prodigieuse de lampes d'argent et de
cristal , dans lesquelles brûlait une huile odo-
riférante, dont il avait trouvé la recette dans les
tombeaux égyptiens . Cette huile avait la pro-
priété de brûler sans s'épuiser , et répandait
une douce clarté. « La lumière du soleil , >>
disait-il , » est trop vive , trop éclatante pour
les yeux d'un pauvre vieillard , et la lumière
de la lampe est celle qui convient pour les
études d'un philosophe . »
Cependant le trésorier d'Aben Habuz n'ac-
cordait plus qu'en rechignant les sommes qui
lui étaient journellement demandées pour
achever cet ermitage , et il finit par porter
ses plaintes au roi.
L'ASTROLOGUE ARABE . 203

« J'ai donné ma parole royale , » dit Aben


Habuz en pliant les épaules ; <« il faut prendre
patience. Ce vieillard veut imiter dans sa re-
traite philosophique ce qu'il a vu dans l'inté-
rieur des pyramides et dans les vastes édifices
de l'Égypte ; mais toute chose a sa fin , et l'a-
meublement de la caverne en aura une sans
doute. »
Le roi ne se trompait point ; l'ermitage fut
enfin achevé , et forma un palais souterrain
d'une magnificence inouïe.
<<Maintenant je suis content , » dit Ibrahim
Eben Abou Agib au trésorier . « Je vais m'en-
fermer dans ma cellule , et consacrer tout
mon temps à l'étude. Je ne désire rien de plus ,
excepté une bagatelle , une petite récréation
pour remplir les intervalles entre mes travaux
abstraits . >>>
- « 0 sage Ibrahim ! demande ce que tu
voudras . Il m'est ordonné de te fournir tout
ce qui te sera nécessaire dans ta solitude . »
- « Alors , » dit le philosophe , « je serais
bien aise d'avoir quelques danseuses . »
« Des danseuses ? » répéta le trésorier avec
surprise.
204 L'ALHAMBRA .
« Oui , des dansenses , » répliqua le sage
gravement . » Un petit nombre suffira ; car je
suis un vieillard et un philosophe ; mes habi-
tudes sont très-simples, et je suis facile à con-
tenter. Qu'elles soient cependant jeunes et
agréables ; car la vue de la jeunesse et de la
beauté réjouit et ranime la vieillesse . »
Tandis que le philosophe Ibrahim Eben
Abou Agib passait ainsi sagement son temps,
retiré dans son ermitage , le pacifique Aben
Habuz faisait de glorieuses campagnes en effi-
gie dans sa tour . C'était une chose bien com-
mode et bien flatteuse pour un roi de son âge
et de son humeur que ce talisman par lequel ,
tout en s'amusant dans sa chambre, il pouvait
chasser de puissantes armées comme des es-
saims de mouches .
Iljouit pendant quelque temps de ce plaisir , et
même il insultait parfois ses voisins tout exprès
pour les induire à l'attaquer ; mais des mal-
heurs réitérés les rendirent prudents, et enfin
aucun d'eux n'osa plus envahir son territoire .
Pendant plusieurs mois , la figure de bronze
resta sur le pied de paix , avec sa lance per-
pendiculaire; et le bon vieux roi commençait
L'ASTROLOGUE ARABE . 205

à regretter son divertissement accoutumé , et


à s'ennuyer bien fort de sa tranquillité mo-
notone.
A la fin , le cavalier magique tourna subi-
tement sur son pivot, et mit sa lance en arrêt,
en la dirigeant vers les montagnes de Cadix .
Aben Habuz se hâta de monter à la tour ; mais
il fut bien surpris de ne voir aucun mouve-
ment sur la table placée dans la direction in-
diquée par le cavalier ; pas un de ses petits
guerriers ne bougeait. Cette circonstance in-
quiétant le roi , il envoya une compagnie de
cavalerie dans les montagnes , avec ordre de
les reconnaître et de lui rendre compte de ce
qu'ils auraient découvert. Après trois jours
d'absence , il revinrent et dirent à leur maître .
« Nous avons parcouru tous les défilés des
<
montagnes sans y découvrir ni lances , ni
casques ; tout ce que nous avons trouvé dans
notre expédition , c'est une jeune fille chré-
tienne , d'une beauté surprenante , qui dor-
mait près d'une fontaine , et que nous avons
emmenée captive . »
>
«Une jeune fille d'une beauté surprenante ! >>
s'écria Aben Habuz les yeux petillants de
206 L'ALHAMBRA .

" Qu'on l'amène en ma présence. >>


joie. «
On amena donc au vieux roi cette belle
personne. Ses habits étaient ornés avec tout
le luxe qui distinguait les Goths-Espagnols à
l'époque de l'invasion arabe. Des perles d'une
éblouissante blancheur étaient entrelacées
dans ses tresses noires ; les diamants qui bril-
laient sur son front , rivalisaient d'éclat avec
ses yeux ; une chaîne d'or , autour de son
cou , soutenait une lyre d'argent , qui pendait
à son côté.
Les éclairs que lançaient ses yeux noirs et
brillants tombèrent comme des étincelles sur
le cœur d'Aben Habuz , qui , malgré sa vieil-
lesse , était encore combustible. Il contem-
plait avec extase le balancement voluptueux
de sa démarche.
« O la plus belle des femmes ! » s'écria-t-il ,
<< qui es-tu ? Quel est ton nom ? »
« Je suis fille de l'un des princes goths
auxquels ce pays obéissait naguère . Les armées
de mon père ont été détruites comme par en-
chantement dans ces montagnes ; il a été
exilé dans son pays natal ; maintenant sa fille
est captive ! >>
L'ASTROLOGUE ARABE . 207

« Prends garde , ô roi , » dit tout bas Ibra-


him. « Cette belle fille pourrait bien être une
de ces sorcières du Nord , qui prennent les
formes les plus séduisantes pour faire tomber
dans leurs piéges les imprudents qui se fient
à elles. Je crois lire la sorcellerie dans ses
yeux et dans tous ses mouvements . Sans doute
c'est là l'ennemi que désignait le talisman . »
« Fils d'Abou Agib , » répondit le roi , « tu
es un grand philosophe , bien plus un grand
magicien , je t'accorde cela ; mais tu n'en-
tends rien à ce qui regarde les femmes. Sur ce
point je ne le cèderais en connaissance à qui
que ce soit au monde , fût- ce le grand Salo-
mon lui-même , malgré le nombre prodigieux
de ses femmes et de ses concubines. Quant à
cette jeune fille , je ne vois dans ses yeux rien
d'effrayant ; et toute sa personne plaît singu-
lièrement aux miens . »
«< O roi , " dit l'astrologue , » écoute -moi .
Je t'ai procuré un grand nombre de victoires
par mon talisman sans avoir jamais eu la
moindre part aux dépouilles des vaincus . Ac-
corde-moi cette captive pour charmer ma soli-
tude avec sa lyre. Si elle est en effet sorcière ,
208 L'ALHAMBRA .

j'ai pardevers moi des contre-enchantements


qui mettront sa science en défaut , »>
<< Il te faut encore une femme? » dit Aben
avec humeur. « N'as-tu pas assez de tes dan-
seuses pour charmer ta solitude , comme tu
dis ? »
« Oui , j'ai des danseuses , mais point de
chanteuses . Il me faudrait un peu de musique
pour reposer et rafraîchir mon esprit quand
il est fatigué par l'étude. »
« Trève aux demandes de l'ermite ! « dit
le roi en colère, « cette demoiselle est desti-
née à mon harem ; elle consolera ma vieillesse,
de même que la jeune sulamite Abisag con-
sola celle de David . >>
De nouvelles sollicitations et de nouvelles
remontrances de la part de l'astrologue ne
servirent qu'à provoquer une réplique plus
décisive encore de celle du monarque; et ils se
séparérent pleins de dépit l'un contre l'autre.
Le sage alla s'enfermer dans son ermitage
pour y digérer son affront . Toutefois , avant de
sortir, il invita encore une fois le roi à se
méfier de sa dangereuse captive . Mais quel
vieillard amoureux a jamais écouté de tels
L'ASTROLOGUE ARABE . 209

avis ? Aben Habuz se livra sans résistance à sa


passion. Sa seule étude était de se rendre ai-
mable aux yeux de la belle chrétienne . Il ne
pouvait, il est vrai , lui plaire par sa jeunesse,
mais il était riche, et les vieux amants sont or-
dinairement très- généreux . On dépouilla le
zacatin de Grenade de ses plus précieuses mar-
chandises ; les étoffes de soie, les diamants, les
parfums exquis , tout ce que l'Asie et l'Afri-
que offraient de plus rare , était prodigué à
la princesse. On inventait pour l'amuser tou-
tes sortes de spectacles et de fêtes , des tour-
nois, des danses, des concerts de ménestrels ,
des combats de taureaux . Grenade devint le
séjour des plaisirs . La princesse gothe regar-
dait tout cela de l'œil d'une personne accou-
tumée à la magnificence. Elle recevait les
attentions et les présents du roi comme des
hommages dus à son rang , ou plutôt à sa
beauté ; car l'orgueil de la beauté surpasse
celui de la noblesse. Elle prenait un secret
plaisir à induire le monarque fasciné en dé-
penses qui épuisaient son trésor , et regardait
son extravagante profusion comme une chose
toute simple. En dépit de ses soins et de sa
T. I. 18
210 L'ALHAMBRA .

munificence , la vénérable amant ne pouvait


se flatter d'avoir fait la moindre impression
sur son cœur. Jamais elle ne le recevait avec
un front sévère , il est vrai ; mais jamais elle
ne lui accordait un sourire. Quand il commen-
çait à parler de son amour , elle faisait réson-
ner les cordes de sa lyre. Ce son avait un
charme mystérieux. Dès qu'il frappait l'oreille
d'Aben Habuz , ce vieillard tombait dans un
profond sommeil , dont il sortait ensuite frais,
gaillard , et momentanément délivré de sa
passion . L'effet de cette lyre était on ne peut
plus fatal au succès de sa galanterie ; mais
comme des songes agréables charmaient ses
sens pendant ces instants d'assoupissement ,
il continua de rêver ainsi près de sa belle, tan-
dis que tout Grenade se moquait de son infa-
tuation et murmurait en voyant ses trésors
prodigués pour des chansons .
Cependant, un danger sur lequel son talis-
man ne pouvait lui donner aucun avertisse-
ment , menaçait Aben Habuz . Il y eut une
insurrection dans sa capitale , et son palais fut
entouré par la populace en armes , qui de-
mandait sa vie et celle de sa maîtresse chré-
L'ASTROLOGUE ARABE. 211
tienne. Une étincelle de l'ancienne valeur du
roi se réveilla dans son cœur. Il sortit à la tête
d'une poignée de ses gardes , mit les rebelles
en fuite , et la révolte fut ainsi étouffée dans
son germe .
Quand la tranquillité fut rétablie , il alla
trouver l'astrologue qui se tenait renfermé
dans son ermitage , rongeant son frein et
nourrissant le ressentiment le plus amer con-
tre le roi.
Aben Habuz l'aborda d'un air ouvert et
conciliant . «< Sage fils d'Abou Agib , » dit-il ,
« tu m'avais bien prédit que cette belle cap-
tive attirerait sur moi des dangers ; dis-moi
cependant , toi qui sais si bien prédire les
maux, ce que je dois faire pour les éviter . »
Éloigner de toi l'infidèle qui les cause. »
« J'aimerais mieux perdre mon royaume , »
dit Aben Habuz avec feu,
« Tu risques de perdre l'une et l'autre , »
reprit l'astrologue.
- << Ne sois pas si brusque et si découra-
geant, ô le plus profond des philosophes .
Prends pitié de la double détresse d'un monar-
que et d'un amant , et trouve quelque moyen
212 L'ALHAMBRA.

de me garantir des infortunes qui me mena-


cent. Je ne me soucie ni de grandeur , ni de
puissance ; je ne soupire qu'après le repos . Ne
pourrais -je trouver quelque asile , où , loin du
monde , de ses pompes et de ses inquiétudes,
je consacrasse le reste de ma vie à la tranquil-
lité et à l'amour ?
L'astrologue le regarda pendant quelques
instants en fronçant ses épais sourcils.
« Et que me donnerais-tu , » lui dit-il enfin ,
<< si je te procurais une retraite semblable? »
-< « Tu indiquerais toi- même ta récom-
pense ; et s'il était en mon pouvoir de te l'ac-
corder , sur mon âme, tu pourrais la regarder
comme tienne. »
---- << As-tu jamais entendu parler, ô roi , du
jardin d'Hiram , l'un des prodiges de l'Arabie
heureuse? >>
- <<J'ai entendu parler de ce jardin ; il est
cité dans l'Alcoran , au chapitre intitulé ,
l'Aurore du jour. De plus , j'ai entendu conter
de merveilleuses choses de ce même jardin
par les pèlerins de la Mecque; mais je les consi-
dérais comme des fables , telles que les voya-
geurs ont coutume d'en faire. »
L'ASTROLOGUE ARABE . 213

« Ne méprise pas, ô roi , les récits des voya-


geurs , » reprit l'astrologue d'un air grave ,
<< ils renferment de rares connaissances ap-
portées d'un bout de la terre à l'autre. Quant
au palais et au jardin d'Hiram , ce qu'on en
rapporte généralement est vrai. --Je les ai
vus de mes propres yeux. - Ecoute bien ce
que je vais te conter ; car mon aventure a des
rapports très -intimes avec l'objet de ta re-
quête.
<< Dans mes jeunes années, quand je n'étais
qu'un simple Arabe du désert , je conduisais
les chameaux de mon père. Un jour, en tra-
versant le désert d'Éden , un de ces animaux
s'égara; je le cherchai plusieurs jours , mais en
vain; enfin, épuisé de fatigue, à l'heure où le
soleil est à son méridien , je m'endormis sous
un palmier, à côté d'un puits presque dessé-
ché. En m'éveillant , je me trouvai à la porte
d'une ville ; j'y entrai ; je vis de belles rues ,
de grandes places , des marchés ; mais tout était
silencieux comme la tombe : la ville parais-
sait inhabitée. J'errai de tous côtés , et décou-
vris enfin un palais entouré d'un jardin orné
de fontaines, de viviers, de bosquets couverts
18.
214 L'ALHAMERA .

de fleurs, de vergers chargés de fruits . Cepen-


dant aucun être vivant ne se montrait encore
dans ce lieu de délices ; effrayé de cette soli-
tude, je me hâtai de sortir du palais et de la
ville. Après m'en être éloigné de quelques
pas , je me retournai pour la regarder , et je
ne vis plus rien que le désert , qui s'étendait
à perte de vue.
« Je rencontrai , peu de temps après , un
vieux derviche très-versé dans les traditions
et les secrets du pays , et je lui contai mon
aventure. «Ce que tu as vu , » me dit-il, <« est
le célèbre jardin d'Hiram , l'une des mer-
veilles du désert. Il apparaît de temps en
temps à des voyageurs égarés comme toi, et´
les réjouit par la vue de ses tours, de ses jar-
dins, de ses murs tapissés d'arbres chargés de
fruits; puis il s'évanouit , et laisse à sa place
une solitude aride . Voici son histoire. Dans
les anciens temps, quand ce pays était habité
par les Addites, le roi Sheddah, fils de Ad , ar-
rière -petit-fils de Noé , y fonda une superbe
ville; quand elle fut achevée , et qu'il vit sa
grandeur et sa beauté, son cœur s'enfla d'or-
gueil , et il résolut de bâtir un palais et des
L'ASTROLOGUE ARABE . 215

jardins qui égaleraient ce qu'on raconte dans


l'Alcoran des beautés du paradis . Mais sa pré-
somption attira sur lui la malédiction céleste.
Il disparut de la terrre avec tout son peuple;
et sa ville magnifique, son palais , ses jardins,
furent placés sous la puissance d'un charme
qui les dérobe à l'œil humain , excepté dans
certains moments où ils apparaissent pour per-
pétuer la mémoire de son péché .
<<< Cette histoire et les merveilles que j'ai
vues ne se sont jamais effacées de mon esprit;
et dans la suite , quand je me trouvai en Égypte
et possesseur du livre du sage Salomon , je ré-
solus de revoir le jardin d'Hiram . Je le retrou-
vai en effet , à l'aide de mon livre , j'en pris
possession, et je passai plusieurs jours dans
cette imitation du paradis . Les génies qui le
gardent , obéissant à mon pouvoir magique,
me révélaient les enchantements par lesquels
il avait été construit , et ceux qui le rendent
invisible. Je puis donc , ô roi , te construire un
palais semblable sur la montagne qui domine
la ville; je connais tous les secrets magiques,
je possède le livre de Salomon le sage ; rien
n'est impossible à ma puissance. »>
216 L'ALHAMBRA.

« O fils d'Abou Agib, le plus sage des hom-


mes , » dit Aben Habuz , tremblant de désir,
« tu es un grand voyageur ! tu as vu et ap-
pris de merveilleuses choses ! Que je te doive
un semblable paradis , et demande la récom-
pense que tu voudras; fût-ce la moitié de mon
royaume, je te l'accorde. >>
« Hélas ! » répliqua l'autre , « tu sais que
je ne suis qu'un vieillard , un pauvre phi-
losophe bien facile à satisfaire ; je ne de-
mande que la première bête de somme qui
passera la porte du palais magique avec sa
charge. >>
Le monarque accepta volontiers celte con-
dition modeste , et l'astrolonge se mit à l'ou-
vrage. Il fit ériger sur le sommet de la colline,
immédiatement au-dessus de son ermitage
souterrain, un grand portail qui passait dans
le centre d'une forte tour.
Sur la pierre fondamentale de l'arc exté-
rieur qui formait le portail , le magicien grava
lui-même une main gigantesque , et sur la
pierre fondamentale de l'arc intérieur, au-
dessus des portes , il représenta une grande
clef. Ces figures étaient de puissants talismans,
L'ASTROLOGUE ARABE . 217

sur lesquels il prononça des paroles dans une


langue inconnue.
Quand cette porte fut terminée, il s'enferma
deux jours dans sa chambre magique , et le
troisième jour il monta sur la colline , et resta
jusqu'au soir sur son sommet . A une heure
très- avancée de la nuit, il descendit et se pré-
senta chez Aben Habuz . « Enfin , » dit-il , « ô
mon roi , j'ai terminé mon ouvrage . J'ai érigé
sur la cime de ce mont le plus délicieux palais
que le génie human ait jamais inventé. Il réu-
nit tout ce qui peut contribuer au bonheur de
la vie : salons magnifiques, jardins ombragés
et fleuris, fraîches fontaines, bains parfumés;
en un mot , la colline est transformée en un
paradis. De même que le palais d'Hiram , ce-
lui-ci est protégé par une charme d'une grande
puissance, qui le rend invisible, excepté pour
ceux qui possèdent le secret de son talisman . >>
« C'est assez, » dit Aben Habuz, plein de
joie ; « demain , au premier rayon du jour,
nous monterons sur la colline, et nous pren-
drons possession de cette heureuse demeure. »
Le monarque dormit peu cette nuit; à peine
la lumière du soleil commençait- elle à dorer
218 L'ALHAMBRA .

les pointes de la Sierra Nevada , qu'il monta


son destrier, et, suivi d'un petit nombre de
gens choisis, monta la colline par un chemin
étroit et escarpé. A ses côtés était la princesse,
montée sur un palefroi blanc ; ses habits étaient
resplendissants de diamants , et sa lyre fidèle
était , comme de coutume , suspendue à son
cou. L'astrologue marchait à pied de l'autre
côté du roi, en s'appuyant sur son bâton hié-
roglyphique; carjamais il ne montait à cheval.
Aben Habuz regardait de tous ses yeux, es-
pérant découvrir au- dessus de sa tête les tours
du palais, ses jardins, ses bosquets ; mais il ne
vit rien de semblable . « C'est en cela que
consiste la sûreté, le mystère de ce lieu, » dit
l'astrologue; <« on ne peut rien discerner avant
d'avoir passé la porte enchantée , et pris dû-
ment possession de la place. »
Quand ils furent arrivés près de la porte ,
l'astrologue , s'arrêtant , montra au roi la main
et la clef mystérieuses, gravées sur l'arc et sur
le portail. « Les figures que vous voyez , » dit-
il , <«< sont les talismans qui gardent l'entrée
de ce paradis . Tant que cette main ne s'abais-
sera pas au point de toucher la clef , aucun
L'ASTROLOGUE ARABE . 219

pouvoir humain , aucun artifice magique


ne pourra triompher du seigneur de cette col-
line . »
Tandis qu'Aben Habuz contemplait bouche
béante , dans un silence d'admiration et d'é-
tonnement , ces talismans mystérieux , le
palefroi de la princesse avançait toujours , et
la porta sous le porche , au centre de la tour.
« Voici, » dit l'astrologue , « la récompense
que vous m'avez promise ; le premier animal
qui entre sous ces portes magiques avec sa
charge. >>
Aben Habuz sourit à ce qu'il croyait une
plaisanterie du vieillard ; mais quand il vit
qu'il parlait sérieusement , sa barbe grise
trembla d'indignation.
« Fils d'Abou Agib , » dit-il d'un air très-
grave , « que veut dire cette équivoque ? Tu
sais ce que j'ai entendu promettre ; c'était la
première bête de somme qui entrerait sous le
portail avec sa charge. Prends la plus forte
mule de mes écuries ; forme sa charge des
objets les plus précieux de mon trésor , elle
est à toi ; mais n'élève pas tes pensées jusqu'à
celle qui fait les délices de mon cœur. »
220 L'ALHAMRRA .
"( Qu'ai-je affaire de ton or , de tes riches-
ses ? » dit l'astrologue avec mépris ; « ne
suis-je pas possesseur du livre de Salomon
le Sage ? Tous les trésors de la terre ne sont-ils
pas à ma disposition ? La princesse m'appar-
tient de droit ; ta parole royale est engagée ,
je la réclame comme mon bien. »
La princesse , du haut de son palefroi , leur
jetait des regards hautains , et souriait dédai-
gneusement , en voyant ces deux barbes grises
se disputer la possession de sa jeunesse et de
sa beauté. La rage du monarque l'emportant
sur sa prudence , il s'écria : « Vil enfant du
désert, tu peux être savant dans plus d'un art ,
mais reconnais que je suis ton maître ; ne
sois pas assez téméraire pour te jouer de ton
roi. » «Toi mon maître ! » reprit l'astrologue ,
« mon roi ! Le souverain d'une taupinière
voudrait donner des lois à celui qui possède
le livre de Salomon ! Adieu , Aben Habuz ;
règne sur ton petit royaume , et réjouis-toi
dans ton paradis des fous : quant à moi , je
vais rire à tes dépens dans ma retraite philo-
sophique. >>
En parlant ainsi , il saisit la bride du pale-
L'ASTROLOGUE ARABE . 221

froi de la princesse , frappa la terre de son


bâton , et s'enfonça avec la belle dame à
travers le centre de la tour. La terre se referma
sur leurs têtes , et il ne resta aucune trace de
l'ouverture par laquelle ils avaient passé.
Aben Habuz demeura quelques instants muet
d'étonnement ; enfin , revenant à lui -même ,
il ordonna à mille ouvriers de creuser la terre
avec des pioches et des bêches , à la place où
l'astrologue avait disparu . Ils travaillèrent
avec ardeur ; mais ils avaient beau creuser et
creuser encore , leurs efforts étaient vains ;
leurs instruments étaient repoussés par le ro-
cher en certains endroits , en d'autres la terre
revenait remplir l'ouverture qu'ils avaient
faite aussi vite qu'ils l'en avaient enlevée. Aben
Habuz chercha , au pied de la montagne , l'ou-
verture de la caverne qui conduisait au palais
souterrain du perfide magicien ; mais il fut
impossible de la découvrir à la place où se
trouvait l'entrée de cette caverne , on ne
voyait plus que la roche tout unie.
Cependant la disparition d'Ibrahim Eben
Abou Agib fit cesser la puissance de ses talis-
mans . Le cavalier de bronze resta en repos , le
L'ALHAMBRA. T. I. 19
222 L'ALHAMBRA.

visage tourné vers la colline , et sa lance


pointée vers la place où l'astrologue s'était
enfoncé , comme pour indiquer que c'était là
que se cachait le plus mortel ennemi d'Aben
Habuz .
Quelquefois on entendait les sons d'un in-
strument et les accents d'une voix de femme ,
à peine distincts , et qui paraissaient sortir
des entrailles de la terre. Un paysan rapporta
un jour au roi que , la nuit précédente , il avait
aperçu une fente dans le rocher , par laquelle
il s'était glissé et avait vu , bien loin au- dessous
de lui , une salle souterraine , dans laquelle
l'astrologue , assis sur un divan magnifique ,
sommeillait , en balançant la tête , aux sons
de la lyre de la princesse, qui paraissait exer-
cer un pouvoir magique sur ses sens .
Aben Habuz chercha cette fente du rocher ,
mais ne la trouva point ; sans doute elle s'était
refermée. Il renouvela ses tentatives pour
fouiller la terre ; elles furent aussi infructueu-
ses que les premières. Nul pouvoir humain
ne devait surmonter l'enchantement de la
main et de la clef. A l'égard du sommet de la
montagne sur lequel le palais et les jardins
L'ASTROLOGUE ARABE . 223

promis devaient être construits , on n'y voyait


qu'une solitude aride , soit que cet élysée restât
invisible par l'effet du charme , soit qu'il
n'eût jamais existé et qu'il ne fût qu'une fable
de l'astrologue. Le monde adopta charitable-
ment cette dernière version ; et les uns nom-
maient cette place la Folie du roi , les autres
le Paradis des fous.
Pour ajouter aux chagrins d'Aben Habuz ,
les voisins qu'il avait défiés , provoqués et
repoussés à son gré lorsqu'il était maître du
talisman , s'apercevant qu'il n'était plus pro-
tégé par la magie , envahirent son territoire.
de toutes parts ; et le reste de la vie du plus
pacifique des monarques ne fut qu'un tissu
de guerres et de troubles .
Enfin Aben Habuz mourut , et fut enterré.
Des siècles se sont écoulés. L'Alhambra a été
bâti sur la montagne aventureuse , et réalise en
quelque sorte les délices fabuleuses du jardin
d'Hiram . Le portail enchanté, qui existe encore
dans son entier , protégé sans aucun doute par
la main et la clef mystérieuses, forme la porte
de justice et la principale entrée de la forte-
resse. On prétend que le vieil astrologue est
224 L'ALHAMBRA.

encore au-dessous de ce portail dans son salon


souterrain , sommeillant sur son divan aux
sons de la lyre de la princesse.
Souvent les invalides qui montent la garde
à cette porte , entendent ces sons pendant les
nuits d'été , et , cédant alors à leur puissance
soporifique , s'endorment tranquillement à
leur poste . L'influence narcotique de cette
place est telle , que , même pendant le jour ,
les sentinelles sont presque toujours assou-
pies sur les bancs de pierre du vestibule , ou
sous les arbres voisins . C'est en effet le poste
militaire le plus endormi de la chrétienté.
Tout cela , disent les légendes , doit se perpé-
tuer d'âge en âge ; la princesse restera cap-
tive de l'astrologue et l'astrologue soumis à
la magie assoupissante de la princesse , jus-
qu'au jour du jugement , à moins que la main
en saisissant la fatale clef ne détruise l'en-
chantement de la montagne .
La tour des Infantes.

En me promenant un soir dans un étroit


défilé , ombragé de figuiers , de grenadiers et
de myrtes , qui sépare le territoire de la for-
teresse de celui du Généralife , je fus frappé
de l'effet pittoresque d'une tour de la muraille
extérieure de l'Alhambra ; son élévation au-
dessus de la cime des arbres lui permettait
de recevoir la rouge lumière du couchant.
Une fenêtre solitaire près de son sommet , do-
minait le ravin dans lequel je me trouvais ;
19.
226 L'ALHAMBRA .

et tandis que je la regardais, unejeune femme


y parut et avança sa tête ornée de fleurs . Elle
appartenait évidemment à une classe supé-
rieure à celle des habitants ordinaires des vieil-
les tours ; et son apparition inattendue et gra-
cieuse me rappela les beautés captives des
contes de fées .
Ces associations fantasques furent renfor-
cées quand j'appris de mon confident Mateo ,
que c'était la Torre de las Infantas ( la Tour
des Infantes ) , que j'avais sous les yeux . Sui-
vant les traditions , cette tour est ainsi nom-
mée parce qu'elle servait de résidence aux
filles des rois maures . Je l'ai visitée depuis, et
quoiqu'il ne soit pas d'usage de la montrer aux
étrangers , son architecture intérieure m'a paru
d'une élégance aussi remarquable que celle
des autres parties du palais . Le salon du mi-
lieu , avec sa fontaine de marbre , ses arceaux
élevés , son dôme enrichi de sculptures , les
arabesques et les ouvrages en stuc d'une
chambre peu vaste , mais d'une belle propor-
tion , contiguë au salon , sont très-dignes d'at-
tention , bien que le temps et la négligence
les aient détériorés à quelque degré. Tous ces
LA TOUR DES INFANTES . 227

objets confirment l'idée que ces murs ont été


jadis l'asile de la beauté.
La petite vieille , reine des fées , qui habite
le dessous de l'escalier de l'Alhambra , et fré-
quente les tertulias de dame Antonia , conte
des choses merveilleuses sur trois princesses
maures , que leur père enferma dans cette
tour. Il ne leur était permis de sortir que la
nuit, pour se promener à cheval dans les mon-
tagnes ; et quiconque se trouvait sur le che-
min , était puni de mort . Suivant la bonne
vieille , on les voit encore , quand la lune est
dans son plein , courir le long des flancs de
la colline , montées sur des palefrois riche-
ment caparaçonnés et resplendissantes de dia-
mants ; mais elles disparaissent aussitôt qu'on
leur adresse la parole.
Avant d'entrer dans les détails que je me
propose de donner sur ces princesses , le lec-
teur ne sera peut- être pas fâché que je lui dise
quelque chose de la belle résidente actuelle
de la tour. Je sus que c'était la nouvelle épouse
d'un digne major des invalides , qui , en dépit
de son âge avancé , n'avait pas craint de lier
son sort à une jeune et fraiche Andalouse.
228 L'ALHAMBRA .

Puisse la tour des Infantes conserver le trésor


que lui confie ce bon vieux cavalier , mieux
qu'elle n'a gardé les beautés qui furent enfer-
mées dans ses murs au temps des Maures , si
l'on en croit la chronique que je vais rap-
porter !
Histoire des trois belles Princesses .

Il était une fois un roi de Grenade qui avait


pour nom Mahomet , et que ses sujets surnom-
mèrent el Haygari, c'est- à-dire le Gaucher. Les
uns disent que ce sobriquet lui avait été donné
parce qu'il était plus adroit de la main gauche
que de la main droite , mais d'autres préten-
dent qu'on le désignait ainsi parce qu'il pre-
nait en général les choses de travers ; en un
mot , qu'il gâtait toutes les affaires dont il se
mêlait . Ce qu'il a y de certain , c'est que , soit
maladresse , soit malheur , sa vie était conti-
230 L'ALHAMBRA .

nuellement troublée. Il fut chassé trois fois de


ses états , et obligé dans l'une de ces occasions
de s'enfuir en Afrique , déguisé en pêcheur .
Toutefois sa bravoure égalait son étourderie
malencontreuse , et il sut toujours regagner
son trône en combattant . Ainsi donc , au lieu
de profiter des leçons de l'adversité pour deve-
nir sage , il ne fit que se roidir contre elle et
se confier de plus en plus dans la force de son
bras gauche. Les maux qu'il attira sur son
peuple et sur lui -même par ce caractère , sont
consignés dans les annales arabes de Grenade ;
mais l'histoire présente ne traite que de son
gouvernement domestique .
Un jour que ce Mahomet se promenait à
cheval, suivi de sa cour, au pied de la montagne
d'Elvira , il rencontra une troupe de cavaliers
qui revenait d'une excursion sur le territoire
chrétien. Ils conduisaient une longue file de
mules chargées de dépouilles, et un grand
nombre de prisonniers des deux sexes , parmi
lesquels le roi distingua une belle fille riche-
ment parée, qui fondait en larmes sur son petit
palefroi , et ne paraissait pas écouter les con-
solantes paroles que lui adressait une duègne .
LES TROIS PRINCESSES . 231
Le monarque, frappé de sa beauté, demanda
au capitaine de la troupe , qui elle était , et cet
homme lui dit qu'elle était fille du gouverneur
d'une forteresse de la frontière , qu'ils avaient
surprise et saccagée. Mahomet désigna cette
captive comme sa part du butin , et la fit con-
duire dans son harem de l'Alhambra . Là, tout
fut employé pour dissiper sa tristesse ; et le roi ,
toujours plus amoureux , voulut enfin partager
le trône avec elle , et lui offrit sa main . La
belle Espagnole repoussa d'abord ses vœux ;
c'était un infidèle , un ennemi de son pays , et
qui pis est , un vieillard!
Le monarque , voyant que ses soins n'a-
vaient aucun succès , se décida à mettre dans
ses intérêts la duègne qui avait été prise avec
la belle dame. Cette femme était Andalouse de
naissance ; mais son nom chrétien est inconnu ,
car elle n'est citée dans les légendes arabes
que sous le nom de la discrète Kadige , appel-
lation qui lui convenait parfaitement comme
le prouve toute son histoire. Le roi maure
n'eut pas plus tôt tenu avec cette bonne duègne
une conférence secrète que , persuadée par la
force des arguments qu'il employa , elle em-
232 L'ALHAMBRA .

brassa vivement sa cause auprès de sa jeune


maîtresse.
« Eh , madame ! » lui dit-elle , « pourquoi
ces pleurs, cette tristesse? Ne vaut-il pas mieux
être maîtresse de ce beau palais , que de rester
confinée dans la forteresse de votre père? A
l'égard de la fausse croyance de ce Mahomet,
cela ne fait rien à l'affaire ; ce n'est pas sa
religion que vous épousez ; et s'il est un peu
avancé en âge vous en serez plus tôt veuve, et
libre de disposer de vous-même. Enfin vous êtes
en son pouvoir et vous ne pouvez être que
reine ou esclave. Il est bien plus avantageux de
vendre des marchandises à bel et bon prix que
de se les voir enlever de vive force. »
Les raisonnements de la discrète Kadige
étaient sans replique. La dame espagnole sécha
ses larmes , devint l'épouse de Mahomet- le-
Gaucher ; et même se conforma en apparence
à la foi de son royal époux . La duègne se con-
vertit également , prit le nom arabe de Ka-
dige , et il lui fut permis de rester auprès de
sa maîtresse , qui eut toujours en elle la plus
haute confiance .
Au bout du temps prescrit , le roi maure
LES TROIS PRINCESSES . 233

devint l'heureux père de trois belles princes-


ses qui naquirent le même jour. Il aurait pré-
féré des fils , mais il se consola en songeant
que pour un homme d'un certain âge , pour
un gaucher , il était encore assez glorieux
d'avoir eu trois filles en une seule fois .
Suivant l'usage oriental , il consulta les
astrologues sur la destinée des princesses . Ils
firent leurs calculs , et , branlant la tête , di-
rent au roi : « Les filles , grand prince , sont
en général , une propriété de difficile garde ;
mais celles-ci exigeront toute votre surveil-
lance quand elles deviendront nubiles . Te-
nez-les constamment sous votre aile paternelle
dans ce temps critique , et ne les confiez qu'à
vous seul. >>
Mahomet-le-Gaucher passait pour un homme
d'une haute sagesse parmi ses courtisans , et
se regardait lui-même comme tel . La prédic-
tion des astrologues l'inquiéta fort peu , car
il comptait fermement sur sa prudence et sa
vigilance pour garder ses filles et donner un
éclatant démenti au destin .
Cette triple naissance fut le dernier trophée
conjugal de Mahomet- le- Gaucher . La reine
T. I. 20
234 L'ALHAMBRA .

ne lui donna pas d'autres enfants , et mourut


peu d'années après , en léguant ses filles à son
amour et à la fidélité de la discrète Kadige .
Il s'en fallait encore de plusieurs années
que les princesses ne fussent arrivées à cette
période dangereuse désignée par les astrolo-
gues , l'âge nubile . Cependant le rusé Maho-
met se dit à lui-même : « On ne saurait user
de trop de précautions ; il est bon surtout de
les prendre à temps . » Il se détermina en con-
séquence à faire élever ses filles dans le châ-
teau royal de Salobreña , palais magnifique ,
mais comme enchâssé au milieu d'une forte-
resse bâtie sur le sommet d'une colline qui
domine les côtes de la Méditerranée. C'était
là que les souverains musulmans retenaient
ceux de leurs parents qui leur donnaient quel-
que ombrage ; ils jouissaient dans ces murs
de tous les ainusements que le luxe peut
fournir , et passaient leur vie dans une volup-
tueuse indolence.
Les princesses habitèrent ce séjour , sépa-
rées du monde , mais entourées de jouissan-
ces , et servies par des femmes esclaves qui
prévenaient tous leurs désirs . Elles avaient
IES TROIS PRINCESSES . 235

des jardins délicieux remplis des fruits et des


fleurs les plus rares , et des bains parfumés .
La vue du château s'étendait de trois côtés
sur une riche vallée émaillée de toute sorte
de culture , et de l'autre sur la vaste mer.
Dans cette belle demeure , sous un ciel si
pur , dans un climat si prospère , les trois prin-
cesses croissaient et embellissaient rapide-
ment . Leur beauté devenait tous les jours plus
éclatante, et bien qu'elles fussent toutes trois
élevées de la même manière, chacune d'elles
annonçait un caractère différent . Leurs noms
étaient Zaïde , Zoraïde et Zoraïdée .
Zaïde , l'aînée ( car il existait entre elles un
ordre de primogéniture , puisqu'il s'était
écoulé trois minutes entre chacune de leurs
naissances respectives ) , Zaïde , l'aînée , était
vive , décidée , et prenait le pas sur ses sœurs
en toute occasion , comme elle l'avait fait à
son entrée dans le monde. Son esprit était
avide d'objets nouveaux , et voulait toujours
connaître le fond des choses.
Zoraïde était éminemment douée du senti-
ment de la beauté , et c'était là , sans doute ,
ce qui lui faisait trouver tant de plaisir à con-
236 L'ALHAMBRA.

templer son image dans les miroirs ou les fon-


taines , ce qui lui inspirait un goût si vifpour
les fleurs , les bijoux et les autres objets de
toilette.
Quant à Zoraïdée, la cadette, elle était
douce , timide et très-sensible ; sa tendresse
surabondante se manifestait par le grand
nombre de fleurs favorites, d'oiseaux favoris ,
d'animaux favoris qu'elle soignait avec un
dévouement extrême. Tous ses amusements
étaient d'une nature paisible , et son carac-
tère la disposait à la rêverie . Souvent elle
passait des heures entières sur un balcon, les
yeux fixés sur le ciel étoilé d'une belle nuit,
ou sur les flots de la mer éclairés par les rayons
de la lune. En de tels moments , le chant loin-
tain d'un pêcheur dans la baie, ou les sons
d'une flûte moresque, qui s'élevaient d'une
barque qu'elle voyait glisser sur les vagues ,
la jetaient dans une sorte d'extase. Mais le
choc des éléments en fureur remplissait son
âme de crainte ; et un coup de tonnerre suffi-
sait pour lui faire perdre connaissance.
Les années de l'enfance s'écoulaient ainsi ,
pour les princesses, dans le calme et la séré-
LES TROIS PRINCESSES. 237

nité. La discrète Kadige, fidèle à sa charge,


les surveillait avec les soins les plus constants .
Nous avons déjà dit que le château de Sa-
lobreña dominait la côte; une de ses murail-
les extérieures suivait le revers de la colline
jusqu'à un rocher qui se projetait sur la mer :
au pied de ce rocher se trouvait une grève
sablonneuse, couverte par les vagues bouil-
lonnantes. Une petite tour d'observation , bâ-
tie sur ce promontoire, avait été arrangée en
pavillon, avec des fenêtres à jalousies , qui
laissaient pénétrer le vent de la mer. C'était
là que les princesses avaient coutume de
passer les heures brûlantes de la journée .
La curieuse Zaïde était un jour assise à l'une
des fenêtres du pavillon , tandis que ses sœurs
faisaient la sieste sur des ottomanes . Une ga-
lère, qui côtoyait le rivage, attira son atten-
tion; elle vit qu'elle était pleine de gens ar-
més . Ce bâtiment jeta l'ancre au pied de la
tour, et quelques soldats maures , conduisant
des prisonniers chrétiens , débarquèrent sur
la grève. La curieuse Zaïde éveilla ses sœurs ,
et toutes trois regardèrent timidement à tra-
vers les jalousies qui les dérobaient à la vue.
238 L'ALHAMBRA .

Parmi les prisonniers se trouvaient trois


chevaliers espagnols , richement équipés . Ils
étaient jeunes, bien faits , et la dignité de leurs
manières, bien qu'ils fussent chargés de chaî-
nes et entourés d'ennemis, annonçait l'éléva-
tion de leur âme. Les princesses les considé-
raient avec un intérêt profond , osant à peine
respirer. Renfermées comme elles l'étaient
depuis l'enfance , au milieu de leurs femmes,
n'ayant jamais vu d'autres hommes que des
esclaves noirs et les grossiers pêcheurs de la
côte , il n'est pas surprenant que l'aspect de
ces brillants chevaliers dans tout l'orgueil de la
jeunesse et d'une mâle beauté, ait éveillé quel-
que émotion dans leur sein .
« Avez-vous jamais contemplé une plus no-
ble créature que le chevalier à l'écharpe
rouge ? » disait l'aînée des sœurs , la belle
Zaïde . « Quelle fierté dans sa démarche ! on
dirait que, loin d'être captif, il est entouré de
ses esclaves. »
« Mais voyez aussi le chevalier en écharpe
verte , » disait à son tour Zoraïde; « quelle
grâce ! quelle élégance ! quelle vivacité ! »
La douce Zoraïdée ne disait rien , mais
LES TROIS PRINCESSES . 239

elle préférait en secret le troisième chevalier .


Les princesses suivirent de l'œil les prison-
niers tant qu'il leur fut possible de les apercé-
voir; alors elles s'éloignèrent de la fenêtre en
poussant de profonds soupirs , se regardèrent.
les unes les autres pendant un moment, puis se
jetèrent toutes pensives sur leurs ottomanes .
La discrète Kadige les trouva en cet état ;
et lorsqu'elles lui contèrent ce qu'elles avaient
vu , le cœur de la duègne fut touché malgré
les glaces de l'âge. « Pauvres jeunes gens ! »
s'écria-t-elle, « leur captivité fera sans doute
verser bien des larmes à plus d'une belle et
noble dame ! Ah ! mes enfants , vous ne savez
pas tout ce qu'ils ont à regretter dans leur
pays ! les brillants tournois, les carrousels, les
sérénades , la galanterie ! >>
Ce peu de mots suffisait pour exciter la cu-
riosité de Zaïde : elle devint intarissable dans
ses questions, et finit par obtenir de la duègne
une peinture exacte des scènes qu'elle avait
vues dans ses beaux jours. La belle Zoraïde se
détourna pour se regarder furtivement dans
un miroir quand la bonne vieille parla de la
beauté des dames espagnoles, et la tendre Zo-
240 L'ALHAMBRA.

raïdée étouffa un soupir au récit des sérénades .


Chaque jour la curieuse Zaïde renouvelait
ses questions, et chaque jour la 'duègne répé-
tait ses histoires que les jeunes personnes écou-
taient avec un intérêt profond . Tout à coup
la discrète Kadige sentit le mal que pouvaient
✦ faire de tels récits. Jusqu'alors elle avait re-
gardé les princesses comme des enfants ; mais
le temps avait insensiblement développé leurs
charmes, et maintenant c'était trois belles
filles à marier qu'elle avait sous les yeux .
«Il est urgent, » pensa la vieille femme, « que
le roi sache où nous en sommes. Je vais sans
plus tarder lui envoyer un message. »
Mahomet- le-Gaucher reposait sur un divan
dans une des salles les plus fraîches de l'Al-
hambra quand le messager de Salobreña fut
introduit en sa présence , et le complimenta
de la part de la sage Kadige sur l'anniversaire
de la naissance de ses filles. Ce messager lui
remit en même temps une corbeille ornée de
fleurs dans laquelle on voyait sur des feuilles
de vigne et de figuier une pêche, un abricot
et un brugnon, vivement colorés par le soleil
et couverts du léger duvet qui marque le
LES TROIS PRINCESSES . 241

point de maturité le plus attrayant . Le mo-


narque , versé dans le langage oriental des
fruits et des fleurs , comprit facilement le
sens de cet envoi emblématique .
<<Ainsi la période critique désignée par les
astrologues est arrivée, » dit le roi . « Voilà
mes filles nubiles . Qu'allons-nous faire ? Elles
sont enfermées loin des regards des hommes ,
sous la garde de la discrète Kadige ; tout
cela est bien , très-bien ; mais elles ne sont
pas sous mes yeux , comme les sages me
l'avaient prescrit. Il faut donc «< que je les
prenne sous mes ailes , que je ne les confie qu'à
moi seul. » Ce sont leurs propres paroles . Je
dois leur obéir. >>
Il fit préparer une des tours de l'Alhambra
pour recevoir les princesses et partit à la tête
d'un détachement de ses gardes pour la forte-
resse de Salobreña afin de conduire lui-même
ses filles sous le toit paternel .
Il y avait plus de trois ans que le roi n'avait
vu les princesses, et son étonnement fut grand
lorsqu'il vit le changement que ce court inter-
valle avait produit dans leur personne. Pen-
dant ce laps de temps elles avaient franchi la
T. I. 21
242 L'ALHAMBRA.

ligne qui sépare la petite fille étourdie , igno-


rante, irréfléchie, de la jeune fille qui sait pen-
ser et rougir. Ce passage d'un âge à l'autre
offre une transition aussi brusque que celle
dont le voyageur est frappé quand il quitte
les plaines monotones de la Manche pour entrer
dans les voluptueuses vallées de l'Andalousie.
Zaïde était grande , parfaitement faite ; sa
démarche était fière, son œil vif et pénétrant .
Elle entra dans le salon où Mahomet les atten-
dait d'un pas majestueux et ferme , fit une
profonde révérence et montra plutôt le respect
qu'elle devait à son souverain que la tendresse
d'une fille pour son père. Zoraïde était de
moyenne taille, ses regards étaient séduisants,
ses mouvements remplis de grâce . Une parure
d'un goût exquis la faisait paraître encore plus
piquante. Elle s'approcha du monarque en sou-
riant , lui baisa la main , et lui récita des stan-
ces d'un auteur qu'elle savait qu'il aimait .
Zoraïdée était plus petite que ses sœurs , et sa
beauté avait ce caractère de frêle délicatesse,
qui semble implorer l'appui , la protection de la
tendresse . Elle ne paraissait faite ni pour com-
mander comine Zaïde , ni pour éblouir comme
LES TROIS PRINCESSES . 243

Zoraïde , mais pour s'insinuer doucement dans


le cœur de l'homme de son choix , s'y réfugier
comme dans un sûr asile , y trouver le bonheur
de sa vie. Elle s'avança toute tremblante , et
se préparait à baiser la main du roi ; mais en
levant ses yeux timides sur le visage de ce vieil-
lard , elle y vit une expression de bonté pater-
nelle, et sa sensibilité l'emportant sur sa timi-
dité, elle se jeta dans ses bras.
Mahomet-le-Gaucher considérait ses char-
mantes filles avec un sentiment mêlé d'orgueil
et d'inquiétude : car s'il était fier de leur beauté ,
les prédictions des astrologues lui donnaient fu-
rieusement à penser . «Trois filles ! trois filles ! »
disait-il en lui-même, « et toutes trois nubiles !
Quel dragon pourra garder ces fruits plus sédui-
sants que ceux du jardin des Hespérides !
Il eut soin d'envoyer avant son retour à
Grenade des hérauts qui annoncèrent la route
par laquelle il devait passer , afin que toutes
les portes et toutes les fenêtres fussent fermées
à l'approche des princesses . Cette précaution
prise , il partit escorté par une compagnie de
cavaliers noirs , revêtus d'armes brillantes ,
mais laids à faire peur.
244 L'ALHAMBRA.

Les princesses marchaient à côté du roi ,


soigneusement enveloppées de leurs voiles ,
montées sur de blancs palefrois couverts de
caparaçons en velours brodés d'or et traînant
jusqu'à terre : leurs mors et leurs étriers étaient
d'or, et leurs brides de soie enrichies de perles
et de pierres précieuses . Ils avaient aussi de
petites sonnettes d'argent qui formaient un
tintement musical à mesure qu'ils avançaient
d'un pas lent et mesuré . Malheur à celui
qui aurait osé rester sur le chemin quand il
entendait le bruit de ces sonnettes ! Les
gardes avaient ordre de le tuer sans miséri-
corde.
La calvacade n'était pas éloignée des portes
de Grenade quand elle rencontra sur les bords
du Xenil un convoi de prisonniers conduits
par une petite troupe de soldats maures. Les
soldats , qui n'avaient pas le temps de se reti-
rer , se précipitèrent la face contre terre et
enjoignirent à leurs captifs de les imiter. Or ,
les trois chevaliers que les princesses avaient
vus de leur pavillon se trouvaient justement
parmi ces prisonniers . Ils n'entendirent point ,
ou ne voulurent pas entendre l'ordre qui leur
LES TROIS PRINCESSES . 245
était donné et restèrent debout , les yeux fixés
sur le cortége qui approchait.
Mahomet , transporté de colère à cette trans-
gression de ses ordres , tira son cimeterre , et
poussant son cheval , se préparait à porter un
coup de gaucher qui eût été fatal au moins à
l'un des regardants; mais les princesses l'entou-
rèrent , en demandant grâce pour les prison-
niers . La timide Zoraïdée elle- même, oubliant
sa retenue accoutumée, devint éloquente pour
plaider leur cause. Mahomet s'arrêta , le bras
toujours levé , et le capitaine des gardes , se
jetant à ses pieds , lui dit : « Que Votre Ma-
jesté prenne garde à ce qu'elle va faire ; un
tel acte causerait un scandale affreux dans le
royaume. Ces captifs sont de braves et nobles
chevaliers espagnols ; ils ont été pris en com-
battant comme des lions ; ils appartiennent à
des très-grandes familles , qui donneront pour
eux des rançons considérables . » - « C'est
assez , » dit le roi , persuadé par cette dernière
raison ; « j'épargnerai leur vie , mais je veux
punir leur audace. Qu'on les emmène aux
Tours Vermeilles , et qu'on les mette aux tra-
vaux forcés . >>
21.
246 L'ALHAMBRA .
Mahomet faisait en ce moment une de ses
gaucheries accoutumées ; car les voiles des
princesses étant tombés dans le tumulte , l'é-
clat de leurs charmes avait été révélé ; et le
roi , en prolongeant ainsi les pourparlers, leur
laissait le temps de produire leur effet.
Dans ces temps anciens , l'on devenait
amoureux bien plus promptement que de nos
jours , comme tous les romans en font foi . Il
n'est donc pas surprenant que le cœur des
trois cavaliers se soit trouvé subitement pris,
d'autant mieux que la reconnaissance se joi-
gnait à l'admiration pour assurer le triomphe
des princesses . Mais un fait un peu plus singu-
lier , quoique aussi certain , c'est que chacun
d'eux fut épris d'une différente beauté. A l'é-
gard des princesses , elles se sentirent plus tou-
chées que jamais des manières nobles de leurs
captifs , et conservèrent précieusement dans
leur mémoire tout ce qu'elles avaient entendu
dire de leur valeur et de leur haut lignage.
Le cortége se remit en marche ; les trois prin-
cesses avançaient à côté de leur père , silen-
cieuses et pensives , jetant de temps en temps
un regard en arrière, pour tâcher d'apercevoir
LES TROIS PRINCESSES . 247

les prisonniers chrétiens que l'on conduisait


aux Tours Vermeilles .
La résidence destinée aux princesses réu-
nissait tout ce que l'imagination la plus riche
et le goût le plus délicat peuvent inventer .
C'était une tour séparée du reste du palais ,
auquel, toutefois , elle était liée par l'enceinte
crénelée qui couronne le sommet de la colline .
Du côté qui donnait sur l'intérieur de la for-
teresse , un petit jardin , rempli de fleurs exo-
tiques, s'étendait au pied de la tour . De l'autre
côté l'on découvrait le profond ravin qui sé-
pare le territoire de l'Alhambra de celui du
Généralife. L'intérieur de la tour était divisé
en petites chambres, ornées dans le style élé-
gant et léger des Arabes , et entourant une
vaste salle , dont le plafond en voûte s'élevait
presque au sommet de la tour . Les ornements
de cette salle magnifique étaient éblouissants
d'or et de riches couleurs ; une fontaine d'al-
bâtre , entourée d'arbustes à fleurs odoriféran-
tes , lançait uu jet d'eau cristalline qui rafraî-
chissait toute la pièce , et berçait doucement
par le bruit de sa chute . Des cages d'or et d'ar-
gent , qui contenaient des oiseaux chantants
248 L'ALHAMBRA .

du plus beau plumage , étaient suspendues


tout autour de la salle.
On avait dit au roi , quand les princesses
demeuraient à Salobreña , qu'elles étaient tou-
jours gaies et disposées à s'amuser de tout ; il
s'attendait donc à les voir enchantées de leur
nouveau séjour. Cependant , à sa grande sur-
prise , il observait qu'elles s'attristaient tous
les jours davantage , et ne se montraient satis-
faites d'aucun des objets qui les entouraient .
L'odeur des fleurs leur donnait mal à la tête , le
chant du rossignol troublait leur repos la nuit;
la fontaine d'albâtre les impatientait avec son
éternel glou-glou , du matin au soir et du soir
au matin .
Le roi , qui n'était pas des plus endurants ,
allait se fâcher sérieusement ; mais il pensa
que ses filles étaient arrivées à l'âge où l'es-
prit des femmes s'étend et forme sans cesse de
nouveaux désirs. « Ce ne sont plus des en-
fants , » se dit-il à lui-même ; « ce sont des
personnes faites , qui ont besoin de s'occuper
d'objets intéressants . » Il mit, en conséquence ,
tous les joailliers et les marchands d'étoffes
en réquisition , et le zacatin de Grenade fut
LES TROIS PRINCESSES . 249

mis à contribution pour offrir des colliers , des


bracelets , des bagues , des robes de soie , des
châles de Cachemire , enfin toutes sortes de
choses précieuses , aux trois sœurs .
Mais ce fut peine perdue ; les princesses
étaient toujours languissantes , au milieu de
leurs beaux atours ; c'étaient trois boutons de
rose qui se penchaient sur leur tige . Le roi
était à bout comme il avait une grande
confiance en lui -même , il ne prenait jamais
l'avis de personne ; mais , de sa vie , il ne s'é-
tait trouvé dans une perplexité semblable.
« Les caprices de trois filles nubiles , » se dit-il ,
<< suffiraient pour faire tourner la tête de
. l'homme le plus sensé. » Ainsi donc , pour la
première fois, il eut recours aux conseils d'au-
trui .
La personne qu'il consulta fut la duègne
expérimentée , la discrète Kadige.
<« Kadige , » lui dit le roi , « je vous con-
nais pour la plus discrète des femmes , et c'est
pour cela que je vous ai laissée près de la per-
sonne de mes filles ; car les pères ne sauraient
être trop délicats dans le choix de ceux aux-
quels ils accordent leur confiance par rapport
250 L'ALHAMBRA .

à leurs enfants . Maintenant, je voudrais savoir


de vous quel mal secret mine les princesses ;
peut-être trouverais-je alors le moyen de leur
rendre leur bonne santé et leur bonne hu-
meur. »
Kadige promit d'obéir aux ordres de son
maître ; et dans le fait , la bonne duègue en
savait plus sur la maladie des princesses qu'el-
les n'en savaient elles-mêmes . Toutefois , elle
s'enferma avec elles , et tâcha de pénétrer
leur secret .
« Mes chères enfants, » leur dit-elle , « pour-
quoi cet air triste , abattu , ces yeux baissés ,
dans un si beau lieu , où l'on trouve tout ce
que le cœur peut désirer ? »
Les princesses portèrent des regards dis-
traits tout autour de la chambre , et se mirent
à soupirer .
- " Que désirez -vous de plus ? Voulez -vous

que je vous achète ce merveilleux perroquet


qui parle toutes les langues et fait les délices
de Grenade ? »
« Fi donc ! » s'écria la princesse Zaïde ;
«< un vilain oiseau criard , qui ne fait que ré-
<
péter des mots sans idées : il faut n'en avoir
LES TROIS PRINCESSES . 251

aucune soi-même pour supporter une pareille


peste ! »
- " Ferais-je venir un singe du rocher de
Gibraltar pour vous divertir par ses grimaces
et ses gambades ? »
- «Un singe! quelle horreur! » ditZoraïde . « Je
hais cette hideuse ressemblance de l'homme.>>
- « Que diriez-vous du fameux chanteur
noir , Casem , venu depuis peu du harem du
roi de Maroc ? On dit que sa voix est aussi
belle et aussi élevée que celle d'une femme. »
« Je suis toujours effrayée à la vue de ces
esclaves noirs , » dit la délicate Zoraïdée .
«" D'ailleurs , j'ai tout à fait perdu le goût de
la musique . »>
<< Ah ! mon enfant! vous ne diriez pas cela, »
reprit la vieille d'un air malin , «< si vous aviez
entendu comme moi celle que faisaient hier
au soir les trois chevaliers que nous avons
rencontrés dans notre voyage. Mais , Dieu me
pardonne ! chères filles , vous voilà toutes
troublées ; qui peut vous faire rougir , vous
agiter ainsi ? >>
« Rien , rien , ma bonne ; continuez , je
vous prie. >>
252 L'ALHAMBRA .
- << Eh bien , comme je passais près des
Tours Vermeilles, hier au soir , je vis les trois
chevaliers qui se reposaient des travaux de
leur journée. L'un d'eux jouait de la guitare ,
et les deux autres chantaient tour à tour ,
mais d'une manière si agréable , que les gar-
des restaient immobiles à les écouter comme
s'ils eussent été changés en statues . Allah me
pardonne ! mais je n'ai pu m'empêcher d'être
émue quand j'ai entendu ces chants de mon
pays. Et qui pourrait voir des jeunes gens si
beaux , si nobles , dans les chaînes de l'escla-
vage , sans être touché de pitié ? >>
Ici la bonne vieille ne put retenir ses larmes .
<< Peut-être, ma bonne mère, pourriez -vous
nous procurer la vue de ces chevaliers ?.... »
dit Zaïde .
« Je pense , » dit Zoraïde , « qu'un peu de
musique nous ferait grand bien . >>
La timide Zoraïdée ne dit rien , mais jeta
ses bras autour du cou de la bonne vieille.
« Merci de moi ! » s'écria la discrète duègne.
<< que dites-vous là, mes enfants? Si votre père
entendait parler d'une semblable chose , il
nous ferait mourir toutes quatre. Il est vrai ,
LES TROIS PRINCESSES . 253

ces chevaliers sont évidemment bien élevés ,


et paraissent d'un noble caractère ; mais que
nous importe ? Ce sont les ennemis de votre
religion , de votre pays ; vous ne devez penser
à eux qu'avec horreur . »
La volonté féminine , surtout celle de filles
à marier , est d'une admirable intrépidité :
aucun danger, aucunes défenses ne pourraient
la détourner de son but. Les princesses en-
touraient la duègne , la cajolaient , l'embras-
saient , la suppliaient ; enfin elles finirent par
lui déclarer qu'un refus les ferait mourir.
Que pouvait- elle faire ? C'était bien certai-
nement la vieille femme la plus discrète qui
existât dans le monde , comme le disait son
maître , et l'une de ses plus fidèles servantes ;
mais fallait-il laisser trois belles princesses
mourir de chagrin pour une chanson? D'ail-
leurs, malgré son long séjour parmi les Maures,
et le changement de sa foi auquel elle n'avait
consenti qu'à l'exemple de sa maîtresse et pour
lui rester attachée , elle était toujours Espa-
gnole et chrétienne au fond du cœur . Elle se
mit donc à méditer sur les moyens de satis-
faire le désir des princesses.
L'ALHAMBRA. T. I. 22
254 L'ALHAMBRA.

Les captifs renfermés dans les Tours Ver-


meilles étaient confiés à la garde d'un rené-
gat à larges épaules , à moustaches épaisses ,
nommé Hussein Baba . Ce renégat passait pour
avoir l'oreille sensible au son de l'or. La duè-
gne alla le trouver, le prit à part, et , glissant
une pièce d'or dans sa main , lui dit :
<«< Hussein Baba , les trois princesses , mes
maîtresses , qui sont enfermées dans cette
tour , ont besoin de distraction . Elles ont en-
tendu parler des talents des trois chevaliers
espagnols, et désirent en avoir un échantillon .
Je suis sûre que vous avez trop bon cœur pour
leur refuser cet innocent plaisir . »
« Et ma tête sera demain grimaçante
sur la porte de ma tour ! car telle serait ma
récompense, si le roi venait à découvrir cela. >»
« Vous ne risquez rien de semblable ;
l'affaire sera conduite avec le plus grand se-
cret , et vous pouvez être assuré que votre
complaisance sera convenablement payée. »>
Quand la bonne femme eut terminé sa ha-
rangue , elle pressa tendrement la rude main
du renégat , et y laissa une autre pièce d'or .
Il ne put résister à tant d'éloquence. Dès
LES TROIS PRINCESSES . 255

le lendemain , il fit travailler les trois che-


valiers dans le ravin sur lequel donnaient les
fenêtres des princesses . A midi , tandis que
leurs camarades dormaient sous les arbres , et
que leur gardien paraissait assoupi , ils s'as-
sirent sur le gazon au pied de la tour , et chan-
tèrent une ronde espagnole en s'accompagnant
de la guitare .
Le ravin était profond , la tour élevée ; ce-
pendant leur voix se distinguait parfaitement
dans le calme de midi . Les princesses écou-
taient de leur balcon . La duègne leur avait
enseigné la langue espagnole , et les tendres
paroles de la chanson firent battre leur cœur.
La discrète Kadige , au contraire , en fut
extrêmement scandalisée .
<< Allah nous protége ! » dit-elle , «< c'est une
chanson d'amour qu'ils osent chanter , et une
chanson d'amour qui s'adresse à vous ! Quelle
audace inouïe ! Je vais parler à leur gardien,
et leur faire donner la bastonnade . »
« La bastonnade à ces gentils chevaliers ,
et pour avoir chanté si délicieusement ! » Les
trois belles princesses étaient saisies d'horreur
à cette seule idée . Malgré sa vertueuse indi-
256 L'ALHAMBRA .

gnation, la bonne vieille femme, très-pitoya-


ble de sa nature , s'apaisa facilement . De plus,
elle voyait clairement que la musique avait
produit un bon effet sur ses jeunes maîtresses .
Les roses avaient déjà reparu sur leurs joues ,
et leurs yeux étaient plus brillants qu'ils ne
l'avaient jamais été. Elle ne fit donc plus au-
cune réflexion sur la chanson des chevaliers.
Quand elle fut achevée , Zoraïde prit un
luth , et chanta à son tour d'une voix douce ,
quoique basse et tremblante, une petite chan-
son arabe, dont voici lesens : « La rose se ca-
che dans son feuillage , mais elle écoute avec
délice le chant du rossignol. »
Depuis ce moment , les chevaliers travaillè
rent tous les jours dans le ravin , et le prudent
Hussein devint tous les jours plus indulgent ,
plus enclin à s'endormir. Pendant quelque
temps, les jeunes chevaliers et les belles prin-
cesses entretinrent une vague correspondance
au moyen de chansons et de romances popu-
laires, qui se répondaient en quelque sorte les
unes aux autres , et par lesquelles ils expri-
maient leurs sentiments ; ils se servaient aussi
du langage des fleurs , qui leur était familier.
LES TROIS PRINCESSES . 257

Les jeunes filles se hasardèrent même à pa-


raître à leurs balcons , lorsqu'elles étaient sû-
res de ne pouvoir être aperçues par les gardes.
Les difficultés de ce commerce en augmen-
taient l'attrait , et renforçaient la passion qui
s'était allumée d'une manière si singulière ;
car l'amour se plaît à vaincre des obstacles, et
prospère d'autant plus que le sol sur lequel il
croît est plus léger.
Cependant le changement que ce commerce
secret produisait sur le visage et dans l'hu-
meur des princesses , surprit et charma en-
core plus le roi gaucher ; mais personne ne
sentait plus de joie à ce sujet que la discrète
Kadige , qui regardait cet heureux résultat
comme entièrement dû à sa prudence.
Enfin cette correspondance télégraphique
fut tout à coup interrompue. Plusieurs jours
se passèrent sans que les chevaliers parussent
dans le ravin . Les trois belles princesses regar-
daient en vain du haut de la tour , en vain
elles tendaient en dehors du balcon leur cou
de cygne, en vain elles chantaient comme des
pauvres rossignols en cage ; les amants chré-
tiens ne se montraient d'aucun côté , aucune
22 .
258 L'ALHAMBRA.

tendre chanson ne répondait à leurs accents du


milieu des bosquets . La discrète Kadige sortit
pour prendre des informations , et rentra peu
de temps après , le visage plein de trouble.
<< Ah ! mes enfants ! » s'écria-t -elle , « je
savais bien où tout cela nous menait ; mais
vous avez voulu en faire à votre tête. Mainte-
nant vous pouvez suspendre vos luths aux
branches des saules pleureurs ' . La rançon
des chevaliers a été envoyée , et ils sont par-
tis pour Grenade , d'où ils se préparent à re-
tourner dans leur pays . »
Ces nouvelles jetèrent le désespoir dans le
cœur des trois belles princesses . La fière Zaïde
frémissait d'indignation à l'idée qu'on l'avait
ainsi abandonnée sans un seul mot d'adieu .
Zoraïde se tordait les mains , pleurait , se re-
gardait dans la glace , essuyait ses larmes , et
en répandait aussitôt de nouvelles . La douce
Zoraïdée , appuyée sur le balcon , pleurait en
silence, et ses larmes arrosaient les fleurs et le

Allusion à l'usage populaire en Angleterre d'envoyer


une branche de saule aux jeunes filles que leurs amants
ont abandonnées .
LES TROIS PRINCESSES . 259

gazon du banc sur lequel leurs chevaliers sans


foi s'étaient si souvent assis .
La discrète Kadige employait tous ses ef-
forts pour les consoler .
« Prenez courage , mes enfants , >> disait-
elle. « Ces petits malheurs ne vous paraîtront
rien , quand vous y serez accoutumées. Le
monde est ainsi fait . Ah ! quand vous aurez
mon âge, vous saurez quelle confiance on doit
accorder aux hommes ! Je gagerais ma tête
que ces cavaliers ont leurs amours parmi les
beautés de Cordoue et de Séville , et seront
bientôt sous leurs balcons à chanter et à jouer
de la guitare sans songer aux belles de l'Al-
hambra. Ainsi donc , prenez courage , mes en-
fants et bannissez de vos cœurs ces ingrats . "}
Les consolants discours de la discrète Ka-
dige, ne servirent qu'à redoubler le chagrin
des princesses , qui restèrent inconsolables
pendant deux jours. Le matin du troisième,
la bonne vieille femme entra dans leur appar-
tement, bouillante de colère.
(( Qui eût jamais pensé qu'un mortel pous-
sât l'insolence jusqu'à ce point ! » s'écria-t-elle
aussitôt que son indignation furieuse lui per-
260 L'ALHAMBRA.

mit de trouver des paroles pour l'exprimer .


<« Mais je n'ai que ce que je mérite , pour
avoir contribué à tromper votre digne père .
Ne venez plus me parler de vos chevaliers es-
pagnols. >>
-((
— « Qu'est-il arrivé , bonne Kadige? » s'écriè-
rent les princesses, dans une profonde anxiété.
— « Ce qui est arrivé ? — Une trahison , une
trahison épouvantable ; ou, ce qui est presque
aussi coupable, une trahison a été proposée ,
et proposée à moi , la plus fidèle des sujettes,
la plus sûre des duègnes. Oui , mes enfants ,
les cavaliers espagnols ont osé tenter ma vertu;
ils comptaient sur moi pour vous engager à
fuir avec eux à Cordoue et à devenir leurs
femines ! >>
En achevant ces mots, l'excellente femme
couvrit son visage de ses mains et donna un
libre cours à sa douleur et à son indignation .
Les trois belles princesses pâlissaient et rou-
gissaient tour à tour, et se lançaient des regards
significatifs ; mais elles gardaient le silence .
Cependant la vieille femme s'agitait dans
son fauteuil, en donnant les marques du plus
violent chagrin , et s'écriait : « Faut- il avoir
LES TROIS PRINCESSES . 261

vécu jusqu'à ce jour pour se voir insulter ainsi !


moi la plus fidèle des servantes ! »
Enfin l'aînée des sœurs, celle qui avait le
plus de résolution et qui conduisait toujours
les autres, s'approcha de la duègne, lui mit la
main sur l'épaule et lui dit :« Supposons, ma
bonne mère , que nous consentions à suivre
ces chevaliers chrétiens , la chose est-elle pos-
sible ? >>
La bonne femme se calma subitement , et le-
vant la tête répéta : « Possible? oui sans doute,
très-possible. Les chevaliers n'ont-ils pas déjà
gagné Hussein Baba , le capitaine des gardes
renégats , et arrangé avec lui tout le plan ?
Mais tromper votre père ! votre père qui a mis
toute sa confiance en moi ! » Ici , la vieille re-
commença à pleurer et à se tordre les mains.
<< Mais notre père , »> dit l'aînée des princes-
ses, « n'a jamais placé sa confiance en nous, il
ne s'est fié qu'aux verrous et aux grilles, et
nous a traitées comme des captives . »
« C'est assez vrai , » répliqua la vieille femme
en essuyant ses larmes , « il vous a traitées en
effet très-injustement, en vous forçant à pas-
ser votre belle jeunesse abandonnées dans
262 L'ALHAMBRA .

cette vieille tour , comme des roses que l'on


laisse se faner dans un pot à fleurs . Mais fuir
votre pays ! »
- Ne sera-ce pas pour aller dans le pays
de notre mère, où nous vivrons en liberté, où
nous aurons chacune un aimable et jeune
mari, au lieu d'un père vieux et maussade ? »
- «Tout cela est encore vrai, et j'avoue que
votre père est un peu tyrannique . Mais , hélas!»
continua-t-elle en recommençant à sangloter,
« auriez-vous le courage de me laisser ici ,
moi qui vous ai vues naître, exposée à porter
tout le poids de sa colère ? »
— « Dieu nous en préserve , ma bonne Ka-
dige ! Mais ne pourriez-vous pas fuir avec
nous?»>
Assurément , ma fille ; et pour vous
dire la vérité , quand j'ai traité l'affaire avec
Hussein Baba , il m'a promis de prendre soin
de moi si je vous accompagnais dans votre
fuite. Mais consultez-vous bien, mes enfants,
faites toutes vos réflexions . Êtes- vous dispo-
sées à renoncer à la foi de vos pères? })
« La foi chrétienne a été celle de notre
mère, » dit Zaïde, « je suis prête à l'embras-
LES TROIS PRINCESSES . 263

ser, et je pense que mes sœurs sont dans les


mêmes dispositions. >>
— « Dieu soit loué ! » s'ecria la bonne vieille,
rayonnante de joie . « Oui , c'était la religion
dans laquelle votre mère avait été élevée; et
sur son lit de mort elle s'est repentie amère-
ment de l'avoir abandonnée. Je lui promis
alors de prendre soin de vos âmes , et je me
réjouis maintenant de les voir sur le chemin
du salut . Et moi aussi, mes enfants, je suis née
chrétienne ; je suis restée attachée à ma foi,
et suis resolue à y retourner. Hussein Baba ,
qui est lui-même chrétien de naissance , et
natif d'un village voisin de ma ville natale ,
désire également revoir sa patrie et se réconci-
lier avec l'Église ; et les chevaliers espagnols
ont promis, dans le cas où nous deviendrions
mari et femme, de nous donner un établisse-
ment convenable. »
En un mot, il paraissait que la plus discrète
et la plus prudente des vieilles femmes s'était
entendue avec les chevaliers pour concerter
le plan de la fuite des princesses. L'aînée con-
sentit immédiatement à suivre ce plan, et son
exemple , comme de coutume , détermina la
264 L'ALHAMERA.

conduite de ses sœurs . Il est vrai que la plus


jeune hésitait , son âme douce et timide reculait
devant une démarche si hardie , et la tendresse
filiale luttait avec l'amour dans son cœur : ce-
pendant le dernier l'emporta , suivant l'usage ;
et Zoraïdée , les yeux en pleurs, le sein oppressé,
se prépara en silence à s'enfuir avec son amant.
La colline escarpée sur laquelle est con-
struit l'Alhambra , est percée de passages sou-
terrains creusés dans le roc , qui conduisent
de la forteresse à diverses parties de la ville ,
et à des ouvertures encore plus éloignées sur
les bords du Darro et du Xenil . Les rois mau-
res avaient fait construire ces souterrains
comme moyens d'échapper en cas d'insurrec-
tion soudaine , ou de sortir secrètement pour
des entreprises privées. Plusieurs sont entiè-
rement perdus , et d'autres existent encore à
moitié comblés par les éboulements , à moitié
murés . C'est par l'un de ces passages que le
renégat devait conduire les princesses à une
porte au-delà des murs de la ville, où les che-
valiers les attendaient avec des chevaux , pour
les porter à la frontière.
La nuit fixée pour le départ arriva . La tour
LES TROIS PRINCESSES. 265

des princesses avait été fermée comme de cou-


tume, et tout dormait dans l'Alhambra. Vers
minuit , la discrète Kadige prêta l'oreille au
balcon d'une fenêtre qui donnait sur le jardin.
Hussein Baba était déjà au-dessous, et lui donna
le signal convenu . Alors la duègne attacha au
balcon une échelle de corde , la fit tomber
dans le jardin et descendit . Les deux princes-
ses aînées la suivirent , le cœur palpitant ;
mais quand ce fut le tour de la plus jeune,
elle hésita et trembla . Plusieurs fois elle posa
son petit pied sur l'échelle et le retira autant
de fois . Cependant plus elle attendait, plus sa
frayeur redoublait . Elle jeta un triste regard
sur la petite chambre où elle avait si longtemps
vécu, comme l'oiseau en cage, il est vrai , mais
en sûreté . Quels dangers n'allait-elle pas af-
fronter en se lançant ainsi dans l'immensité
du monde ! Elle pensait à son aimable et brave
Espagnol, et son pied se plaçait à l'instant sur
l'échelle; elle pensait à son vieux père et le re-
tirait. Il est impossible de décrire le conflit de
sentiments qui agitait le sein de cette tendre
fille , si timide et si ignorante des choses de
la vie.
T. I. 25
266 L'ALHAMBRA .

En vain ses sœurs suppliaient , la duègne


grondait , le renégat jurait sous le balcon ,
Ja jolie petite princesse restait vacillante sur
le bord du précipice , tentée par la douceur
du péché , mais terrifiée à l'idée de ses pé-
rils .
Chaque moment augmentait le danger de
leur situation . Un bruit de chevaux se fit en-
tendre au loin . Les patrouilles font leur
ronde , » dit Hussein Baba , « si nous tardons
une minute, nous sommes perdus . Descendez ,
princesse , ou nous vous laissons . »
Zoraïdée fut un instant dans la plus terrible
agitation ; enfin, prenant une résolution déses-
pérée , elle détacha l'échelle et la jeta dans le
jardin .
<< Tout est fini , » dit -elle , « maintenant la
fuite m'est impossible , Allah vous conduise et
vous bénisse , chères sœurs ! »
Les deux princesses avaient le cœur dé-
chiré : elles ne pouvaient se résoudre à lais-
ser leur sœur, et voulaient rester ; mais la
patrouille avançait , et le renégat furieux les
entraîna dans le passage souterrain . Elles tra-
versèrent, presque en rampant, un labyrinthe
LES TROIS PRINCESSES . 267
creusé dans le centre de la montagne, et par-
vinrent sans encombre à une porte qui don-
nait en dehors des murs de la ville. Les cheva-
liers espagnols les attendaient , déguisés en
soldats de la garde que commandait le re-
négat.
L'amant de Zoraïdée tomba dans le plus
violent désespoir , quand il apprit qu'elle
avait refusé de sortir de la tour ; mais ce n'é-
tait pas le moment de se lamenter. Les amants
firent monter les princesses sur la croupe de
leurs chevaux , la discrète Kadige se plaça
derrière le renégat , et tous s'acheminèrent
au galop dans la direction du pas de Lope ,
qui traverse les montagnes du côté de Cor-
doue.
Ils n'avaient pas fait cent pas , qu'ils en-
tendirent les tambours et les trompettes de
l'Alhambra .
« Nous sommes découverts , » dit Hussein.
« Nous avons de bons chevaux , la nuit est
sombre ; nous pouvons échapper à leur pour-
suite, » répliquèrent les chevaliers.
Ils piquèrent des deux , traversèrent la
Vega avec la rapidité de l'éclair , et atteigni-
268 L'ALHAMBRA .

rent le pied de la montagne d'Elvire , qui s'a-


vance comme un promontoire dans la plaine .
Le renégat s'arrêta pour écouter. << Mainte-
nant , » dit-il , « personne ne suit nos traces ;
nous pouvons passer sans obstacle les postes
de la montagne. » Mais tandis qu'il parlait ,
une pâle lueur parut sur le sommet de la
tour de l'Alhambra qui servait de phare .
« Tout est perdu ! » s'écria le renégat . Ce
feu va donner l'alarme à tous les gardes des
passages ; il ne nous reste de ressource que
dans la vitesse de nos coursiers . Marchons ;
n'attendons pas que l'alerte soit donnée de
tous côtés . >>
Ils s'élancèrent à travers les défilés ; le
bruit des pas de leurs chevaux était répété
de rocher en rocher par les échos de la mon-
tagne d'Elvire. Tout en marchant , ils voyaient
des feux s'allumer dans toutes les directions ,
au signal de l'Alhambra : des lumières pa-
raissaient successivement sur toutes les ata-
layas.
« En avant ! en avant ! » criait le renégat ,
avec mille imprécations . «Au pont ! gagnons le
pont , avant que l'alarme y soit donnée. »
LES TROIS PRINCESSES . 269

Ils doublèrent le promontoire et arrivèrent


en vue du fameux pont des Sapins , qui tra-
verse un torrent dont les eaux ont été sou-
vent teintes du sang des Chrétiens et des Mau-
res. A leur grande confusion, la tour du pont
brillait de lumières qui se reflétaient sur les
casques des guerriers qui la couvraient . Le
renégat se haussa sur ses étriers , regarda au-
tour de lui ; puis il fit signe aux chevaliers de
le suivre , et s'éloigna du chemin un longeant
quelque temps le bord de la rivière , dans
laquelle il entra. Les chevaliers recomman-
dèrent aux princesses de se tenir fortement à
eux , et imitèrent Hussein . Ils furent entraînés
pendant quelques moments par la force du cou-
rant; les vagues s'élevaient en grondant au-
tour d'eux ; les belles princesses serraient de
leurs bras tremblants les chevaliers chrétiens ,
mais ne proféraient pas un mot de plainte.
Enfin ils atteignirent le bord opposé ; le rené-
gat les conduisit par des chemins difficiles et
non fréquentés jusqu'au cœur de la monta-
gne ; en un mot, ils eurent le bonheur d'arri-
ver sains et saufs dans l'ancienne ville de Cor-
doue . On célébra leur retour par de grandes
23.
270 L'ALHAMBRA.

réjouissances , car ils appartenaient aux plus


nobles familles du pays . Les belles princesses
furent baptisées , ensuite mariées , et devin-
rent les plus heureuses des femmes.
Dans notre empressement de rendre compte
du succès de leur fuite , nous avons oublié de
dire ce qui advint à la discrète Kadige . Elle
se tenait accrochée comme un chat à Hussein
Baba pendant qu'ils traversaient la Vega ,
criait à chaque pas , et provoqua plus d'une
fois les jurements du renégat à moustaches .
Mais quand ils furent prêts à entrer dans le
torrent, la terreur de la duègne ne connut
plus de bornes. « Ne me serrez pas si fort , "
dit Hussein Baba . « Tenez bien mon ceintu-
ron et ne craignez rien . » Elle prit à deux
mains le ceinturon qui entourait le corps
massif du renégat ; mais lorsqu'il s'arrêta sur
le haut de la montagne avec les chevaliers
pour reprendre haleine , on ne vit plus la
duègne.
" Qu'est devenue Kadige ? » demandèrent
les princesses très-alarmées.
<« Allah le sait , » répondit le renégat . « Mon
ceinturon s'est détaché comme nous étions au
LES TROIS PRINCESSES . 271

milieu de la rivière , et Kadige a été emportée


avec lui par le courant. La volonté d'Allah
soit faite, mais c'était un beau ceinturon ,
tout brodé et d'un très-grand prix..
On n'avait pas de temps à perdre en re-
grets ; toutefois les princesses pleurèrent
amèrement la perte de leur discrète con-
seillère . Cependant cette excellente vieille ne
perdit dans le torrent que la moitié des neuf
vies qu'elle possédait sans doute comme les
chats . Un pêcheur, dont les filets étaient
tendus près de là , ramena la bonne dame en
les tirant, et ne fut pas peu surpris de sa pê-
che merveilleuse . Que devint ensuite la dis-
crète Kadige ? c'est ce que l'histoire ne dit
point ; mais il est du moins certain qu'elle
montra sa discrétion ordinaire, en évitant de
se mettre à la portée de Mahomet- le- Gau-
cher.
Je n'ai su de même que fort peu de chose
sur la conduite que tint ce prudent monarque,
lorsqu'il apprit la fuite de ses filles et la tra-
hison de la plus fidèle des duègnes . C'était le
premier exemple dans lequel il avait eu recours
aux lumières d'autrui , et jamais il ne retomba
272 L'ALHAMBRA.

depuis en semblable faute . Cependant il


garda soigneusement sa plus jeune fille , bien
qu'elle eût montré peu de dispositions à s'é-
chapper. On croit que la pauvre princesse se
repentit plus d'une fois d'être restée sous la
puissance de son père. Souvent on la voyait
appuyée sur les créneaux , regardant triste-
ment les montagnes du côté de Cordoue ; ou
bien on l'entendait chanter , en s'accompa-
gnant de son luth, des romances dans les-
quelles elle déplorait la perte de ses sœurs et
de son amant, et se plaignait de sa vie solitaire.
Elle mourut jeune , fut, dit-on , enterrée dans
un caveau au-dessous de la tour ; et sa fin
prématurée a donné lieu à plus d'un conte
merveilleux .

FIN DU TOME PREMIER .


TABLE DES MATIÈRES .

Pages.
Le Voyage . 6
Gouvernement de l'Alhambra. 39
ཚཎྞཱ

Intérieur de l'Alhambra. 45
La Tour de Comares. 59
Réflexion sur la domination des Arabes en
Espagne. 69
Économie domestique . 77
L'Enfant prodigue . 87
Ma chambre. 93
L'Alhambra au clair de lune. 103
Habitants de l'Alhambra . 107
La Cour des Lions. 115
274 TABLE DES MATIÈRES .
Pages.
Boabdil-el Chico. 127
Souvenirs de Boabdil. 135
Le Balcon. 143
Aventure du Maçon . 155
Une course dans les montagnes. 165
Traditions locales. 179
La Maison de la Girouette. 185
Légende de l'Astrologue Arabe. 189
La Tour des Infantes. 225
Histoire des trois belles Princesses. 229

FIN DE LA TABLE .
81 Ir 8

JC

Vil
UNIVERSITY OF MINNESOTA
wils v.1
811r8 JC
Irving, Washington , 1783-1859.
Les contes de l'Alhambra : pr ec ed es d

3 1951 002 132 514 V

WILSON

ANNEX

AISLE 68

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