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LES PLUS BEAUX

CONTES
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EDITH MONTELLE
RICHARD WALDMANN

Illustrations
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Ecoutez tous, petits et grands,
Si vous voulez l'entendre!
Quand la nuit sera venue,
Je vous dirai des contes:
Randonnées pour les bouêbes,
Contes à rire et àpleurer,
Contes à rêver et à trembler,
Contes à dormir debout
Ou à s'éveiller à soi-même,
Contes pour apprendre à vivre,
Contes de toutes les couleurs!
Quand la nuit sera venue,
Je vous dirai des contes,
Et si vous y trouvez une once de vérité,
Je me donne à couper la tête
Avec un ciseau à manche de laiton
Et à taillant de laine!

Il y a longtemps, il y a longtemps,
Quand Gargantua creusait le Léman!
___.,,~·-- --~ Il y a longtemps, il y a longtemps,
. -î-l"'j . ,_.J Quand le Diable construisait la Sagne!
' i 1--
: , Il y a longtemps, il y a longtemps,
Quand les vaches donnaient des lacs de lait!
Il y a longtemps, il y a longtemps,
Quand on jouait au palet
Avec les tommes de l'été,
Tant il y en avait!
Il y a longtemps, il y a longtemps,
Quand on berçait les enfants
Dans les corolles des fleurs!
Il y a longtemps, il y a longtemps,
Quand chaque alvéole
Des rayons de miel
Etait aussi grande que la porte
De la Cathédrale de Lausanne!
Il y a longtemps, il y a bien longtemps
Que tout cela arriva...
- .
1
;;~...:~~.;_.-~... --~ Que le Diable me fricasse si je mens! 5
Le poirier Qu'y a-t-il sur cette queue?
Une toute belle poire.
La poire à la queue,
La queue au rameau,
Le rameau à la branche,
La branche à la ramée,
La ramée au poirier,
Le poirier aux racines,
Les racines à la terre.

L à-ha.5 dans le pré


Il y a un poirier.
Le poirier porte une ramée.
Qu'y a-t-il dans cette poire?
Un tout beau cœur.
Le cœurà la poire,
La poire àla queue,
Qu'y a-t-il dans cette ramée? La queue au rameau,
Une tout~ belle branche. Le rameau à la. branche,
La branche à la ramée, La branche à la ramée,
La ramée au poirier, La ramée au poirier,
Le poirier aux racines, Le poirier aux racines,
Les racines à la terre. Les racines à la terre.

Qu'y a-t-il sur cette branche?


Un tout beau rameau.
Le rameau à la branche,
La branche à la ramée,
La ramée au poirier,
Le poirier aux racines,
Les racines à la terre.
Qu'y a-t-il dans le cœur?
Qu'y a-t-il sur ce rameau? Un tout beau pépin.
Une toute belle queue. Le pépin au cœur,
La queue au rameau, Le cœur à la poire,
Le rameau à la branche, La poire à la queue,
La branche à la ramée, La queue au rameau,
La ramée au poirier, Le rameau à la branche,
Le poirier aux racines, La branche à la ramée,
Les racines à la terre. La ramée au poirier,
Le poirier aux racines,
Les racines à la terre.
Les miettes de la table

D ans la cour d'une ferme, le coq


un jour appela les poules:
Cocorico! Cocorico! Venez
- Cot! Cot! Non! Non! Nous n'irons
pas! Cot! Cot!
Mais le coq les chicana, les piqua, les
vite, venez vite! La patronne part en pourchassa tant et tant qu'elles entrè-
visite! Venez toutes dans la cuisine! rent dans la cuisine, grimpèrent sur la
Sur la table restent des miettes! Venez table et - picoti picota - picorèrent
toutes picorer! C'est la fête! toutes les miettes. Arriva la fermière.
Les poules répondirent: Elle les chassa à coups de balai jusque
- Cot! Cot! Non! Non! Nous n'irons dans la cour où le coq attendait en grat-
pas! Cot! Cot! Sinon la patronne nous tant le fumier. Elles caquetèrent toutes
grondera! ensemble:
Le coq éclata de rire: - Cot! Cot! As-tu vu? As-tu vu? As-tu
- Cocorico! Cocorico! Qui le lui dira? vu ce qui est arrivé?
Qu'est-ce qu'elle en saura? Allez pico- Et le coq de répondre:
rer sans crainte! N'avez-vous pas faim? - Cocorico! Cocorico! Je le savais! Je
Les poules caquetèrent: le savais! C'est bien fait!
Le cavalier rouge, cour~ ond

J e vais vous raconter une histoire. Attention! La voilà!


Il était une fois un homme rouge, court, rond et bariolé
Qui portait des culottes rouges, courtes, rondes, bariolées.
- Il avàit ceint un sabre rouge,
court, rond, bariolé
Et montait un cheval rouge,
court, rond, bariolé.
Il chevauchait par les rues rouges,
courtes, rondes, bariolées
Où étaient assis des enfants rouges,
courts, ronds, bariolés

«Holà, enfants rouges,


courts, ronds, bariolés! Ecartez-vous,
Sortez de mon chemin rouge,
court, rond et bariolé,
Que mon cheval rouge,
court, rond, bariolé ne vous piétine p
Lui qui porte un cavalier rouge,
court, rona; bariolé... »

Je peux bien vous la raconter,


L'histoire de cet homme rouge,
court, rond, bariolé,
A vous qui êtes si rouges,
si courts, si ronds, si bariolés.

N'est-ce-pas?
ouris, passe la premié're

L
-
a souris et la braise partirent un
jour visiter ensemble le vaste
monde. Cahin caha, elles arri-
- Que faire? pleura-t-elle. Il faut que
j'essaie de me raccommoder!
Elle alla chez le cordonnier:
vèrent à une rivière et voulurent la - Donne-moi du fil pour que je puisse
franchir, mais elles ne trouvèrent ni raccommoder ma peau! ~:~.::Z'
pont ni passerelle; seul un brin de Le cordonnier répondit: ,·, , ·•/
paille était couché en travers de - Donne-moi de la soie de porc, alors '--
l'eau, frêle lien entre les deux je te donnerai du fil pour raccommoder , .:.
nves. ta peau!
La braise dit à sa compagne: La souris alla chez le cochon:
- Souris, passe la première: tu sais - Donne-moi de la soie de porc que je
mieux sauter que moi! la donne au cordonnier qui me donnera
La souris répondit:. du fil pour que je puisse raccommoder
-Passe la première, braise: ams1 tu ma peau!
éclaireras mon chemin! Le cochon répondit:
I
Elles se disputèrent bien longtemps. - Donne-moi du son, alors je te don- f
Enfin, rouge de colère, la braise s' enga- nerai de la soie de porc que tu donneras J ·
gea sur la fragile passerelle. Quand elle au cordonnier qui te donnera du fil 1

fut au milieu de la rivière, le brin de ~~:~! que tu puisses raccommoder ta ~:!;/, . .


paille s'enflamma, se brisa, et la braise
tomba à l'eau en poussant un cri d'an- La souris alla chez le meunier:
goisse: «Tseh!» Et elle mourut, comme - Donne-moi du son que je le donne
meurt toute braise qui tombe dans au cochon qui me donner:1 de la soie de
l'eau. porc que je donnerai au cordonnier qui
Quand la souris l'entendit crier, elle me donnera du fil pour que je puisse
éclata de rire, et rit et rit et rit tant raccommoder ma peau!
et tant que la peau de son ventre se dé- Le meunier répondit:
chira. Sa joie maligne n'avait pas duré - Donne-moi du grain, alors je te don-
longtemps! nerai du son que tu donneras au cochon 11
Et la souris put
enfin raccommode
12 la peau de son vent
qui te donnera de la soie de porc que tu son que tu donneras au cochon qui te
donneras au cordonnier qui te donnera donnera de la soie de porc que tu don- "~J ~,
du fil pour que tu puisses raccommoder neras au cordonnier qui te donnera du \ · .· /
ta peau! fil pour que tu puisses raccommoder ta ~ · ;,.,,,
La souris alla au champ: peau. ~ ; ----
ft - Donne-moi du grain que je le donne La souris alla au pré:
au meunier qui me donnera du son que - Donne-moi de l'herbe que je la
je donnerai au cochon qui me donnera donne à la vache qui me donnera du fu-
de la soie de porc que je donnerai au mier que je donnerai au champ qui me
cordonnier qui me donnera du fil pour donnera du grain que je donnerai au
que je puisse raccommoder ma peau! meunier qui me donnera du son que je
Le champ répondit: donnerai au cochon qui me donnera de
 -Donne-moi du fumier, alors je te la soie de porc que je donnerai au cor-
: {. ;t/1 i~ . donnerai du grain que tu donneras au donnier qui me donnera du fil pour que
r,,t;1.r,i , 'f-: meunier qui te donnera du son que tu je puisse raccommoder ma peau!
'- ' . ~ don~eras au cochon qui te donnera de Le pré répondit:
"4 ;,__ .. ,f la s01e de porc que tu donneras au cor- - Donne-moi de l'eau, alors je te don-
~7,- J{/ donnier qui te donnera du fil pour que nerai de l'herbe que tu donneras à la
·· tu puisses raccommoder ta peau! vache qui te donnera du fumier que
La souris alla trouver la vache: tu donneras au champ qui te donnera
- Donne-moi du fumier que je le du grain que tu donneras au meunier
donne au champ qui me donnera du qui te donnera du son que tu donneras
grain que je donnerai au meunier qui au cochon qui te donnera de la soie
me donnera du son que je donnerai au de porc que tu donneras au cordon-
cochon qui me donnera de la soie de nier qui te donnera du fil pour que tu
porc que je donnerai au cordonnier qui puisses raccommoder ta peau!
me donnera du fil pour que je puisse La souris alla à la rivière, y prit de
raccommoder ma peau! l'eau et arrosa le pré: alors le pré donna
La vache répondit: de l'herbe, la vache donna du fumier, le
- Donne-moi de l'herbe, alors je te champ donna du grain, le meunier don-
donnerai du fumier que tu donneras au na du son, le cochon donna de la soie de
champ qui te donnera du grain que tu porc, le cordonnier donna du fil et la
donneras au meunier qui te donnera du souris put enfin raccommoder sa peau.

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Le débat des arbres

L
-
es arbres un jour se querellaient.
Chacun voulait être le meilleur.
Le chêne domina la mêlée de sa
mes pommes! Les parents doivent les
cacher au fond de la cave de peur que
leurs enfants ne les dévorent toutes en
voix profonde et puissante: une seule journée. Et même là ils les
- Connaissez-vous de par le monde un découvrent et agacent leur mère pour
/
/ arbre aussi élevé et aussi majestueux qu'elle leur en donne .
l
.
que moi? Regardez mon tronc noueux Alors, à la lisière de la forêt, on en-
(

et robuste. Regardez ma ramure altière. tendit siffler. C'était un bon gros sapin
Regardez l'ombre agréable qu'offre noir et pointu qui s'agitait dans le vent:
mon épais feuillage. Les gens m' admi- - Comme si les hommes n' appré-
rent sans jamais être rassasiés du spec- ciaient que les fruits! Regardez plu-
tacle que je leur offre. Y a-t-il arbre tôt tout ce qu'ils tirent de mon bois:
plus beau et plus fort que moi? des tables, des bancs, des lits, des
Un rire moqueur fusa du pêcher: chaises, des maisons, des bateaux, des
- Bien sûr que les hommes ne peuvent charrettes ... et j'en oublie! Et mes
se rassasier de toi, puisque tes glands, pives? Les hommes les ramassent pour
dans le meilleur des cas, ce sont les allumer leur feu, les femmes en déco-
cochons qui les mangent. Tandis que rent leur maison, et les enfants s'en
moi ... Le roi lui-même rêve de mes servent pour toutes sortes de jeux.
fruits aux joues roses et veloutées! Mais c'est en hiver que je montre ma
- Le roi! Est-ce que j'entends bien? splendeur, quand vous avez tous quitté
s'étonna le pommier du pré voisin. Le vos habits de feuilles. Je reste aussi
croit qui le veut bien! Combien de fois vert qu'en plein été. Les hommes
tes pêches pourrissent-elles avant de m'emportent chez eux, ils m'ornent
mûrir? Ceux qui veulent être sûrs de bougies, d'étoiles, de guirlandes, de
d'avoir de bons fruits choisissent plu- confiseries, de noix, et les enfants
tôt mes pommes, qui restent fraîches m'admirent bouche bée. Demandez- ·,
même en hiver, quand vous ne portez leur seulement! Y a-t-il un arbre qu'ils '
14 plus de fruits. Mes pommes... ah, aiment autant que moi?
Le gnome et la fourmi

Dans un temps très anci,en, les hommes tanière est assis un méchant gnome
n'étaient pas les seuls habitants de la qui prétend me chasser de ma maison
Suisse. Des géants et des nains leur et de ma terre natale. Aidez-moi, s'il
tenaient compagnie, leur jouaient des vous plaît, à le déloger!
tours ou leur venaient en aide, hantant Le loup accepta bien volontiers
les montagnes et les campagnes. d'aider le renard. Mais quand il arriva

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-
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devant le terrier, il entendit le nain
n ce temps-là, un jour que le hurler:
renard rentrait de la chasse, il - Fous le camp d'ici ou je te bouffe
trouva sa tamere occupee par un avec toute ta peau et tous tes poils!
méchant gnome qui refusa catégo- . Le loup sentit le cœur lui manquer
riquement de sortir. Le renard alla et il s'enfuit sans plus s'occuper du
demander assistance à l'ours: renard.
- Cher monsieur ours! Dans ma Celui-ci demanda alors l'aide de la
tanière est assis un méchant gnome fourmi:
qui prétend me chasser de ma maison - Chère madame fourmi! Dans ma
et de ma terre natale. Aidez-moi, s'il tanière est assis un méchant gnome
vous plaît, à le déloger! · qui prétend me chasser de ma maison
L'ours réconforta le renard et d'un et de ma terre natale. Aidez-moi, s'il
pas martial se dirigea vers le gîte de ce vous plaît, à le déloger!
dernier. Mais quand il y arriva, il enten- Le minuscule animal se glissa dans le
dit le gnome hurler: trou du renard, se faufila dans les poils
-Fous le camp d'ici ou je te bouffe du gnome sans que celui-ci s'en aperçût
avec toute ta peau et tous tes poils! et le piqua, le tourmenta, le tortura tant
~ Terrifié, l'ours détala de toute la et si bien que le méchant nain sauta
vitesse de ses courtes jambes. comme un possédé et s'enfuit comme
Le renard demanda alors assistance s'il était poursuivi par mille diables.
au loup: Quant au renard, il put réintégrer ses
16 -Cher monsieur loup! Dans ma penates ' .


Le gnome sautait
, J,
comme un posseue.
Le monde à l'envers

Le soleil se couche quand lê.jgur se lève.


La cigogne caquette, lês poules craquettent.

L'hirondelle cancan,t au milieu de l'étang,


Le canard vole et pépie en même temps.

Le cheval affamé chevrote à l'écurie,


La chèvre fougueuse hennit.

Le cochon ahuri devant son auge coasse,


Dans le marécage, la grenouille couine.

Le grillon mugit et piétine,


Devant sa mangeoire, la vache stridule.

L'agnelet gazouille et lance de brillantes roulades,


Sur un arbre perché bêle le pinson.

Le scarabée sifflote, le serin vrombit,

L'abeille piaule, le poussin bourdonne,

Le caniche miaule, le chaton aboie:


Jeannot-le-sot

Il me faut vous raconter, recontin, recon- ville, ils vendent des œufs de mule!
té, fourre le nez dans ton pantet, qu'il Laisse-moi en acheter un! Je le couverai
était une fois un garçon qui s'appelait si bien que nous aurons une petite
Jeannot. mule! Et cela ne c01lte que huit francs!

I-
l était si sot qu'il prenait les crottes
de bique pour des prunelles. Et quand
il envoyait une lettre, il refusait
- Mais, mon petit, les mules ne nais-
sent pas dans les œufs!
- Maman, donne-moi huit francs pour
acheter un œuf de mule! C'est le
de mettre l'adresse sur l'enveloppe en marchand qui m'a dit que ça s'appelait
disant: ainsi! Pourquoi m'aurait-il dit des
- Les facteurs sont trop curieux! Ils mensonges?
n'ont pas besoin de savoir où j'écris! Jeannot-le-sot insista tant et tant que,
Ma foi! La vie est ainsi! pour avoir la paix, sa mère lui donna
Un jour que Jeannot était allé au l'argent qu'il demandait. Tout heureux,
marché à la ville, il tomba en arrêt de- le garçon courut au marché, acheta la
,, vant un énorme potiron bien rond, citrouille la plus grosse et retourna
bien orange. joyeusement chez lui. Mais la route
-Qu'est-ce que c'est? demanda notre grimpait, et le soleil tapait. Le gamin
innocent au marchand. voulut se reposer; il s'assit sur le talus,
Pour plaisanter, celui-ci répondit: les pieds dans le vide, son œuf de mule
- Un oeuf de mule, gamin! près de lui.
- Un oeuf de mule? Et combien le Comme il ne l'avait pas posé
vendez-vous? d'aplomb, l' œuf roula, roula dans le ra-
- Huit francs, répondit-il sans rire. vin, tomba dans un buisson et explosa
Le garçon rentra chez lui en courant: sur un rocher. Un gros lièvre qui dor-
- Maman! Maman! Je veux une mule! mait par là bondit hors êle sa cache.
- Mais c'est trop cher pour nous, mon Tout content, Jeannot-le-sot pensa:
petit! Et où la mettrions-nous? - Voilà ma mule qui vient de naître! Je
20 - Maman! Maman! Au marché, à la n'aurai pas besoin de couver cet œuf!
L'oeufroula
et explosa
sur un rocher.


• •


Mais!. .. elle s'enfuit! Mule! Mule! Re- fit trois fois le tour du village en chan-
viens! Tal! Reviens! tant: «Ma maman est au marché, et
Ayant posé son chapeau et ses sa- je conduis la lessive! Ma maman est à
bots, il s'élança à la poursuite du lièvre la ville, et je conduis la lessive!»
,_·. et courut ainsi jusqu'au soir. Quand il Tout le monde riait et se moquait de
/ -: rentra à la maison, en nage, sa mère lui lui! Alors il rentra chez lui en pleurant:
demanda: - Vous êtes des méchants! Je le dirai à
- Alors, cet œuf de mule? ma maman!
- Il a éclos en chemin, dit le gars en Tout cet exercice lui avait donné
pleurnichant. Mais la mule s'est enfuie faim, et il entreprit de se cuire des bei-
si vite que je n'ai pas pu la rattraper! gnets. Il fourgonna dans le cuveau pour
- Mon pauvre petit, cela n'est rien! en retirer une poêle à frire qu'il posa sur
Mais tu n'iras plus te traîner au marché. le fourneau avant d'y étaler un bon
Cela te donne trop de mauvaises idées! morceau de beurre. A ce moment, la
La semaine suivante, la maman appe- chaleur du feu lui ayant desséché le go-
la son garçon: sier, il descendit à la cave pour tirer un
-Ecoute-moi, mon petit! Je dois aller pichet de vin. Mais soudain, il se sou-
au marché. Pendant mon absence, tu vint qu'il avait laissé la poêle sur le
réuniras tout ce que nous avons de noir feu. Il remonta quatre à quatre dans la
dans le cuveau où j'ai déjà versé l'eau et cuisine. Misère! Une fumée âcre et
le savon, et tu conduiras la lessive. noire s'échappait du fourneau. Quand
Dès que sa mère fut partie pour la il retira la poêle, le beurre s'enflamma.
ville, Jeannot-le-sot chercha tout ce qui Affolé, il posa le tout sur le rebord
était noir dans la maison: de la fenêtre et aussitôt les rideaux
les jupes noires, les chemises noires, s'embrasèrent. Jeannot puisa un seau
les chaussettes noires, dans l'eau de d' «eau de lessive» dans le cuveau et
. 1....
1ess1ve éteignit ce début d'incendie. Puis, dé-
Mais il restait encore de la place dans couragé, il se laissa choir sur un banc.
le cuveau. Alors: Mais brusquement, il bondit sur place
les casseroles, dans l'eau de lessive! et se rua dans la cave. Re-misère! Un
les marmites, dans l'eau de lessive! vrai lac de vin couvrait le sol! Eh oui!
les poêles à frire, dans l'eau de lessive! Il avait oublié de refermer le robinet, et
les couvercles, dans l'eau de lessive! le tonneau était vide!
les chaussures du dimanche, dans l'eau - Que faire? Que va dire maman?
de lessive! Il regarda avec désespoir autour de
les chapeaux, dans l'eau de lessive! lui et découvrit les trois sacs de farine
les manteaux, dans l'eau de lessive! que sa mère gardait pour faire le pain de
le charbon, dans l'eau de lessive! l'année. Il les répandit sur le vin et
Puis, il chargea le cuveau sur une s'avança vers le .tonneau pour en fer-
22 brouette. Il poussa celle-ci devant lui et mer le robinet. Mais la pâte violacée lui

l

«Vous êtes
des méchants!
Je le dirai
à ma maman!»
collait aux sabots. Comment nettoyer
tout cela? Il entendit alors dans la
cmsme:
- Cot! Cot! Piou! Piou!
~a poule noire ét~it entrée dans la
maison avec ses poussms.
-Petits! Petits! Venez manger la
bonne patee que Jeannot vous a pre-
A f f

parée! Petits! Petits! Mangez, mais ne


dites rien à ma mère!
Les poussins étaient si contents
qu'ils piaillaient en becquetant la
bouillie:
-Piou! Piou! .
Et lui crut qu'ils disaient:
-On dira tout! On dira tout!
-Ah! Vous voulez tout dire!
Allez donc lui chanter ceci!
Et attrapant le balai, il les tua tout
net.
- Aïe aïe! Que va dire maman? Mais
j'y pense: on peut avoir des poussins en
couvant des œufs!
Et le voilà qui va chercher des œufs
au poulailler, les pose dans une cor-
beille, enlève son pantalon, s' asseoit
sur sa couvée et attend patiemment.
Quand la maman revint du marché,
elle trouva toute sa maison sens dessus
dessous.
- Est-ce la fin du monde ici? Jeannot,
mon petit, où es-tu?
- Je suis ici, maman, répondit une
toute petite voix. Mais je ne peux pas
bouger, sinon mes poussins ne pour-
ront pas naître!
-Qu'est-ce que tu racontes avec tes
poussins? s'écria la mère. Et que fais-tu
«Ciel! assis dans cette corbeille? Lève-toi de là!
Quelle omelette!» Ciel! Quelle omelette! Tu n'en feras
jamais d'autres! Raconte-moi un peu - C'est une perte, mais tant pis, on
tes bêtises! boira de l'eau. Ce n'est pas grave, s'il
- Ben j'ai conduit la lessive du noir, n'y a pas pis!
comme tu me l'avais demandé: j'ai posé - C'est qu'il y a pis! Pour sécher le vin,
sur une brouette le cuveau rempli de j'ai pris la farine du pain et je l'ai épan-
tout ce que j'ai trouvé de noir à la mai- due sur le sol!
son et j'ai fait trois fois le tour du villa- - Les trois sacs?
ge. Mais tout le monde s'est moqué de -Les trois!
moi, je ne sais pas pourquoi. Alors je - Seigneur! Quel sot tu fais! Enfin!
suis. rentre' en p1eurant. Ils sont me-' Le meunier sera content! Ce n'est pas
chants, les gens, hein, maman? grave, s'il n'y a pas pis!
- Oui, mon petit, tu ne m'avais pas - C'est qu'il y a pis! Pour nettoyer
bien comprise. Mais ce n'est pas grave, toute cette bouillie, j'ai pensé la donner
s'il n'y a pas pis! à notre poule et ses poussins! Mais ils
- C'est qu'il y a pis! Tout cela m'avait m'ont crié qu'ils te diraient tout! Alors,
donné faim et j'ai voulu cuire des bei- j'ai pris le balai, et je les ai tous tués. Et '
gnets. J'ai mis du beurre dans la poêle. c'est pour cela que j'étais là à couver des
- C'est bien, mon petit, tu deviens œufs pour que tu aies de nouveaux
grand! poussins!
- Oui, mais j'ai eu soif et je suis descen- - Quelle affaire! soupira la mère, en se
du à la cave pour me tirer un pichet laissant tomber sur un tabouret. Alors,
de vin. J'ai tout soudain pensé à mon tu ne peux plus aller dehors sans faire
beurre et je suis remonté: tout avait des bêtises, tu ne peux plus rester de-
111,,
brue. dans sans provoquer des catastrophes.
- C'est pour ça que le plafond est tout Je renonce à faire quelque chose de toi,
noir et que les rideaux sont dans un tel Jeannot! Va-t'en et ne reviens que
état! Comme que comme, je devais quand tu auras trouvé plus sot que toi!
faire les à-fonds. Alors ce n'est pas
bien grave, s'il n'y a pas pis!
- C'est qu'il y a pis! Je n'avais pas fer-
mé le robinet et quand je suis retourné à
la cave, le tonneau était vide!

26
Pierrot-le-paresseux

Holà, les bons enfants! Que ceux d'entre - Je n'en ai pas besoin: je n'aime pas
vous qui n'ont jamais ouï parler de travailler!
Pierrot-le-paresseux s'avancent, ouvrent - Veux-tu le Bâton-dans-le-sac?
toutes grandes leurs oreilles, car je vais -Ça m'intéresse davantage. Il me
vous entretenir de ce fameux personnage! permettra de battre les chiens qui veu-

U n jour qu'il était en voyage,


Pierrot-le-paresseux fut arrêté
par une rivière: les orages
lent me mordre quand je traverse les
villages.
Le petit bonhomme sortit de sa po-
che un petit sac pas plus grand qu'un
l'avaient tant gonflée qu'elle avait petit doigt; quand il l' el1t donné à
emporté le pont et inondé la vallée. Il Pierrot-le-paresseux, le sachet grandit,
s'apprêtait à plonger dans l'eau quand grossit et devint sac à blé, et dans ce sac
une voix fluette l'interpella: il y avait un énorme gourdin. Pierrot
- Veux-tu me prendre avec toi? remercia le nain, chargea le sac sur son
Il découvrit là, à moitié caché sous épaule et reprit son chemin.
une feuille de noisetier, un petit bon- Il entra dans une forêt profonde.
homme pas plus grand qu'un pouce. Il Tout à coup, d'un bosquet, jaillit un
le saisit dans sa main gauche et lui fit immense géant qui lui barra la route et
traverser la rivière. le menaça:
Quand il posa le petit bonhomme -La bourse ou la vie!
sur le sol, celui-ci lui demanda: - Mais, répondit le garçon, je n'ai rien
-Que veux-tu comme récompense? à donner, pas le moindre sou! et il re-
Formule un souhait, je le réaliserai! tourna ses poches.
- Je ne sais pas ce que je veux, répli- - Et là-dedans, qu'y a-t-il? hurla le
qua Pierrot-le-paresseux. Que peux-tu géant en ouvrant le sac. Quand il n'y vit
m'offrir? qu'un bâton, il entra dans une colère
- Veux-tu l'intelligence? noire et fondit à bras raccourcis sur le
- Non, qu'est-ce que j'en ferais? pauvre Pierrot qui allait rendre l'âme
- Veux-tu l'habileté? quand il se souvint du cadeau du nain: 27
- Bâton, hors du sac! cria-t-il. - Veux-tu le bonheur?
Bing! Bang! Le gourdin entra dans la - Oh, je suis heureux comme je suis,
danse et le géant fut battu comme plâ- sans soucis de par les chemins!
tre, roué de coups et presque réduit en - Veux-tu l'honneur?
bouillie. -A quoi cela peut-il bien servir?
- Arrête ton bâton, je t'en supplie. Je - Veux-tu le Petit-chapeau-volant?
t'offrirai tout ce que tu voudras! - Ah, ça m'intéresse; ainsi je pourrai
-Et qu'as-tu donc à m'offrir? aller partout où je voudrai et je n' au-
- Veux-tu la force? rai plus besoin de marcher.
-A quoi t'a-t-elle servi quand mon Le vieillard sortit alors de ses
bâton t'a frappé? haillons un chapeau gris
- Veux-tu l'agilité? et le donna au jeune ..
- Je n'en ai pas besoin! homme. Celui-ci chargea le Bâton-
- Veux-tu la Petite-table-couvre-toi? dans-le-sac sur son épaule droite, glissa
- Ma foi, ça m'intéresse; ainsi je n'au- la Petite-table-couvre-toi sous son bras
rai plus besoin de mendier mon pain et gauche, posa le Petit-chapeau-volant
mon vin à la porte des auberges et je " et pensa:
sur sa tete
pourrai boire et manger tout mon soûl! - Je voudrais bien une fois dans ma
Le géant se dirigea vers un arbre au vie voir la grande ville. Petit-chapeau-
tronc creux, il en retira une petite table volant, transporte-moi dans la capitale
de bois blanc et la donna à Pierrot-le- du royaume!
paresseux, puis il s'enfuit sans deman- Et aussitôt il fut devant le palais
der son reste. Le garçon reprit son che- royal. Jamais il n'avait vu de murs si
min en sifflotant, le Bâton-dans-le-sac hauts, couronnés de créneaux, avec des
sur l'épaule droite et la Petite-table- tours rondes et des fenêtres aux vitraux
J~( couvre-toi sous le bras gauche. multicolores. Et quelle animation! Des
Quelque .temps plus tard, il débou- carrosses d'or et d'argent entraient et
Atre~lald- cha dans une prairie toute verte. Au sortaient du château, tirés par de frin-
•{}{1,·tt ~k l ---
beau milieu de cette prairie gisait un gants coursiers conduits par des co-
vieillard vêtu de haillons, maigre à faire chers vêtus de pourpoints de velours.
pitié. Quand Pierrot-le-paresseux l'aper- Pierrot-le-paresseux écarquillait les
çut, il posa sa Petite-table-couvre-toi de- yeux devant les beaux gentilshommes
vant lui, et aussitôt elle se couvrit de et les élégantes dames qui allaient et ve-
mets délicieux et de boissons parfu- naient dans le palais, entourés d'une
mées. Le pauvre vieux se rassasia de foule de domestiques obséquieux.
rôtis et de vins. Quand il eut terminé, - Quel sot je fais! Que n'ai-je souhaité
il se tourna vers son bienfaiteur: être noble pour pouvoir entrer dans ce
- 1iu m'as sauve'la vie, . mon garçon. paradis! Mais avec mes vieux habits dé-
.Bâton! Que veux-tu pour récompense? chirés, pour sûr qu'ils me chasseront
'qon du sac!» -Que peux-tu me donner? aussitôt! 29
J

Î
/

I

A ce moment, un mouvement nou- des mets les plus délicats et des boissons
veau agita les courtisans qui s' écar- les plus exquises. Le roi se régala: jamais
tèrent, et devant Pierrot-le-paresseux son maître queux ne lui avait mitonné
plus abasourdi que jamais, apparut la de si bons plats. Mais il ne le montra
princesse accompagnée de ses suivan- pas:
tes. Elle était belle comme un ange et - Pas mal! Pas mal! Mais ce n'est pas
resplendissait comme le soleil. Le gar- grand-chose. N'as-tu pas un autre
çon fut aussitôt foudroyé d'un amour cadeau à m'offrir?
sans remède. - J'ai aussi ce Petit-chapeau-volant,
- Triple buse que je suis! Que n'ai-je répondit le jeune gars en sortant de sa
souhaité être un prince, ce qui me per- poche le chapeau gris.
mettrait d'oser demander la main de Le roi le coiffa et souhaita visiter
cette belle jeune fille que j'aime plus tout son royaume du nord au sud et de
que tout! Comment pourrais-je être en- l'est à l'ouest. Il fut longtemps absent,
core heureux? Tous mes cadeaux ne me et quand il revint, il dit:
servent à rien ... Mais après tout, je n'ai - Je garde tes cadeaux, Pierre, et je t'en
rien à perdre: je ne suis pas prince, remercie. Mais malheureusement, je ne
mais je suis Pierre, et je suis libre de peux te donner ma fille: je l'ai déjà pro-
tenter ma chance! Qui ne risque rien m~se à l'un de mes nobles, et tu n'es pas
n'a rien! prmce.
Il entra d'un pas décidé dans le palais
et demanda une audience au roi. Celui-
Pierrot-le-paresseux se fâcha tout
rouge et demanda au roi de lui rendre
\
ci le reçut dans la salle du trône. Pierrot-
le-paresseux s'arrêta un instant à la
ses beaux cadeaux. Mais le souverain
appela ses soldats: f01f
!
'
I

porte, ébahi devant tant de richesses. - Gardes! Jetez ce loqueteux à la porte! .

Mais il se reprit et, sans se démonter, - Bâton, hors du sac! s'écria le garçon.
foula le_ riche tapis qui conduisait au Bing! Bang! Aussitôt le gourdin en-
souveram. tra dans la danse. Les soldats furent
- Monsieur le Roi, je m'appelle Pierre roués de coups, leurs épées et leurs
'
et je viens vous demander la main de lances leur furent arrachées des mains j
votre fille, la belle princesse que j'ai vue et ils durent reculer jusqu'à sortir de la
sortir de chez vous tout à l'heure. salle. Le bâton se retourna alors contre
Interloqué, le roi éclata de rire, puis, le roi qui supplia:
jouant le jeu, il dit: - Arrête ton bâton, Pierre, je te don-
- Mon très cher Pierre, pourquoi pas? nerai ma fille et tout ce qu'il te plaira de
Mais qu'as-tu à m'offrir en échange de me demander!
mon plus cher trésor? Le roi fit apporter un somptueux ha-
· g! Bang!
- Cette Petite-table-couvre-toi! bit orné d'un col et de manchettes de
talSSitôt le gourdin Pierrot-le-paresseux posa la table de- dentelles. Quand Pierrot l'eut revêtu, il
mtra dans la danse. vant le trône, et aussitôt elle se couvrit avait, ma foi, fort belle allure, car s'il 33
était paresseux, il n'était pas laid. D'ail- jours pour devenir plus fort, plus adroit
leurs, quand il se fut assis auprès du roi, et plus intelligent que tous les seigneurs
on eut . ' un prmce-ne.
" Jure . ' du royaume.
Quand la princesse rentra de prome- Quand le temps des fiançailles fut
nade, elle courut embrasser son père et écoulé, le roi demanda au jeune homme:
fut surprise de le trouver en compagnie. - Avant que je t'accorde ma fille pour
- Je te présente ton fiancé, ma chère toujours, donne-moi ton Baton-dans-
enfant, lui dit le roi. le-sac. Je te le rendrai quand tu seras roi
La jeune fille fut enchantée de la nou- à ton tour!
velle, car l'ami de son père à qui elle Pierre épousa sa belle et vécut heu-
' . promise
etait . etait
' . un vieux .
. seigneur reux avec elle. Ils eurent deux garçons
impotent. Elle préférait mille fois la et une fille. Quand le vieux roi mourut,
jeunesse et la beauté du nouveau venu. ce fut Pierre qui monta sur le trône et il
Cependant, dès qu'ils furent seuls, fut si juste et si bon qu'on ne l'appela
elle dit à son amoureux: plus jamais Pierrot-le-paresseux mais
- Bientôt, tu seras mon époux, et Pierre-le-sage.
quand mon père disparaîtra tu devien- Quand à son tour il mourut, on en-
dras roi: tu ne pourras plus être Pierrot- terra avec lui, comme il l'avait demandé
le-paresseux. Tu viens de prouver que par testament, le Baton-dans-le-sac, la
tu peux être malin et courageux: fais un Petite-table-couvre~toi ainsi que le
effort pour devenir intelligent et oublie Petit-chapeau-volant.
ta paresse. Je t'aimerai alors de tout
moncœur! Et si vous ne me croyez pas, allez-y donc
Pierrot-le-paresseux était si amou- voir!
reux qu'il ne lui fallut que quelques

-~ .0,_
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' : -

34
ête-de-pioche

Il y a plus de cent ans '1.,,•ivait dans j'allais recueillir la crème en bateau.


l'a ·ère-pays lucemois un paysan que A moi tout seul, j'approvisionnais la
tout le monde co naissaii sous le sobri- moitié du canton en beurre et en fro-
quet de Tete-de-pioche. Plus personne ne mage. Et ce fut encore plus extraordi-
se rappelait son nom véritable. Tete-de- naire quand elles eurent vêlé. Elles
pioche travaillait dans son vill ge et avaient en effet les pis si gonflés que le
fréqu entait tous les marchés tre Aarau valet devait les traire directement dans
et Langenthal. Après quelques petits l'étang. Il arriva même que' l'étang dé-
·verres d'eau- e-vie, il -acontait à qui bordât: quelle catastrophe, direz-vous?
'VOulait l'entendre ses aventures camptt· Mais non, au contraire, cela fit un excel-
gnardes et ses exploits de chasseur. lent engrais pour les champs et les ver-

U gers! L'herbe poussa si dru qu'elle


n jour, je suis allé à la foire de devint plus haute qu'un homme. Cette
Fribourg. On m'avait dit que année-là, les fruits furent si énormes
les vaches des Welsches étaient que d'une cerise on tirait un chaudron
plus grandes que nos vaches brunes et de confiture et d'un grain de raisin,
qu'elles donnaiènt plus de lait. Il fallait deux tonneaux de vin.
que j'y aille voir par moi-même. Imagi- Un soir, mon valet de ferme Baschi
nez l'étonnement des gens de chez nous ramassait la crème quand son bateau a
quand je suis revenu avec un troupeau chaviré, et le gaillard a coulé à pic dans
d'immenses bêtes à cornes d'une force le lac de lait. Toute la famille l'a appelé,
étonnante. Quand je lâchais mes va- l'a cherché, sans succès. A la fin, on a
ches près de la frontière, elles allon- abandonné les recherches, pensant
geaient leur cou pour brouter de l'autre qu'il s'était noyé. Quelques semaines
côté de la rivière en territoire bernois. plus tard, nous étions tous assis autour
Et elles me donnaient une quantité in- d'une grosse couleuse où nous lavions
croyable de lait. Je fus obligé de creuser le beurre quand tout à coup Baschi
un étang dans le verger pour y verser est sorti comme un fantôme du petit-
l'excédent de la traite. Chaque matin, · lait. Sans prononcer une parole, il a 35
enjambé le bord du cuveau et s'est diri- vendre toute ma marchandise sur la
gé vers l'écurie. Si je ne vous dis pas la place du marché et j'ai fait de sacrées
vérité, que le coucou me pique! bonnes affaires, ce jour-là! Ah, c'était
J'avais aussi ramené de la foire une le bon temps, en ce temps-là!
cinquantaine de gigantesques moutons. Vous pensez que je vous raconte des
Chaque matin, je les envoyais en mensonges? Mais regardez, il me reste
pâture. Je n'avais pas besoin de berger: mon chien de cette époque: il s'appelle
il me suffisait de leur dire de rentrer le Phylax; c'est un tout beau chien, et je
soir à l'angélus! Ils étaient si ponctuels ne l'échangerais pas contre la plus belle
que j'aurais pu régler ma montre sur ferme bernoise! Il est si intelligent que ',
eux. Et ils fournissaient vous n'en trouveriez pas de semblable
une de ces laines! dans toute la Romandie. Savez-vous ce
/ A trois personnes, nous qu'il a fait la semaine dernière? Mon f ~,-~. ,.. ~:~ '

/ .. ,, passions deux semaines frère Seppli a voulu s'acheter une vache '

. _-~ r:.. . à les tondre. _Pour/,aire sécher


, -'• cette tmson, nous devions 1etendre sur
à Aarau. Je lui avais préparé l'argent
dans un tiroir de la cuisine. Il est parti
.1 un champ en friche et la retourner alors qu'il faisait encore nuit. A la pause
comme on fait avec les foins! Quand la de dix heures, je vais boire un coup à la
laine était sèche, nous en confection- cuisine, j'ouvre le tiroir, et qu'est-ce
nions d'énormes ballots que j'allais que je vois: l'argent de la vache! Que
vendre à Burgdorf ou m&me plus loin. faire? Je prends une vessie de porc, j'y
Partout, le long des routes, les passants glisse l'argent, je siffle mon chien et je
s'étonnaient devant ce chargement lui explique:
qui s'accrochait dans les branches des - Ecoute bien, Phylax! Seppli est allé à
arbres. Il fallait que j'engage des bû- Aarau s'acheter une vache, mais il a ou-
cherons pour émonder les platanes blié son argent ici. Je vais t'accrocher
et parfois m&me ils ont dû scier des cette vessie à ton collier: prends le che-
arbres entiers pour que je puisse pour- min le plus court pour atteindre Aarau,
suivre mon chemin. retrouve Seppli au marché! Allez,
Un jour, à Sursee, j'ai voulu passer cours-y vite!
sous la porte de la ville. La voûte s'est Mon chien secoua la t&te et disparut
soulevée de dix centimètres et les gens dans un nuage de poussière.
avaient peur que toute la rangée de Pendant ce temps, à Aarau, Seppli
maisons qui s'adosse aux remparts ne avait trouvé une toute belle vache noire
tombât comme un château de cartes. et blanche qui lui plaisait plus que tout.
Heureusement, après bien des cris et Il avait convenu d'un prix avec le ma-
des coups de fouets, le chargement est quignon, mais quand il a voulu payer, il
la ooûte
passé et la porte est retombée sur ses s'est aperçu qu'il avait oublié l'argent!
s'est soulevée fondations. Il y avait eu plus de peur Le marchand a ri jaune en pensant par-
dix centimètres. que de mal! Quant à moi, j'ai pu derrière lui: «Ce Seppli se moque de 39
moi. Quel sacré plaisantin, tout de fraîches dans la forêt, j'y versais du poi-
même! Marchander une vache et ne pas vre et une pincée de civette; je mettais
avoir d'argent! cet appât sur une souche. Le parfum de
A cet instant précis, Phylax est appa- la civette attirait les lièvres de très loin,
ru en aboyant et a fait le beau devant ils venaient tout près pour renifler,
Seppli pour lui passer la vessie de porc. mais le mélange les obligeait à éternuer
Le maquignon s'est signé en cachette, si fort qu'ils s'assommaient contre la
car il lui semblait qu'il venait d'assister souche: je n'avais plus qu'à les ramas-
~ ~ à quelque chose de pas très catholique. ser. Grâce à cette ruse, je ramenais des
~-:-,~ r • J
i .. - - ✓ - -'1.'.•·,
-......i
~ __....À _.

~
~ ~
--rJ:/
,,-/·'. Phy1ax etait
' . aussi. mon compagnon
/ de chasse favori. Dans la forêt du chargements entiers de lièvres: nous
Clottre de Saint-Urban, rôdaient pas avions de la viandé pour tout l'hiver.
mal de renards qui venaient parfois jus- · Un jour, il m'est arrivé de tirer un
qu'à ma ferme pour me voler des lapin et de descendre du même coup
poules. Un jour, j'ai voulu leur mon- un corbeau qui était perché en haut
trer qui était le maître ici. Mais n'imagi- d'un arbre; de joie, j'ai tapé des mains.
nez pas que je les ai simplement visés Oh, surprise! deux blanches colombes
pour les tuer. Non! Ecoutez plutôt: sont tombées mortes à mes pieds!
j'avais une carabine à double canon. Croyez-moi si vous voulez, mais le
Je l'ai remplie avec des clous. Chaque lapin pesait presque un demi-quintal!
fois que je voyais un renard, je le tirais Une autre fois, je vise un ramier,
et il se retrouvait cloué par la queue à mais ma carabine s'enraye. Je regarde
un arbre où il restait prisonnier. Le len- dans le canon: je vois arriver le coup;
demain matin, j'ai attaché les renards j'écarte la tête et je tue un renard et un
avec des chaînes et je les ai tratnés dans lièvre qui passaient par là; sous l' émo-
mon écurie. Phylax les a surveillés et tion, je dirige mon fusil vers le ciel, et le
je ne leur ai rendu la liberté que le jour ramier passe à son tour l'arme à gauche
où ils étaient tous apprivoisés et si pai- et tombe à mes pieds, foudroyé.
sibles qu'il ne leur venait plus à l'idée
de manger les poules des autres! Bon, j'en ai assez dit pour aujourd'hui,
Je chassais les lièvres sans fusil. sinon vous allez croire queje vous raconte
Quand je trouvais des crottes de lièvres des mensonges!
~ _,d Aff:it::;;;,::i:,;__~- -
-.1',P(i{f-r
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• --.-~.--~1
- --~-.. .
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~~~ . --·_:_~
42
Le ai/leur et la sorcière

Ecoutez tous, petits et gri:1nds, Le travail était long et fastidieux, et


Si ·:, ous ·voulez l'entendre,
1 pour ne pas s'endormir à l'ouvrage le
L'histoire d'un panni les plus grands: Bon-David racontait des histoires:
Le Bon-Diwid le tailleur, comment Adam, notre père à tous, fut
Cosandier !ti pfup,v-t du temps le premier tailleur; quels hommes célè-
Et guet de nuit à ses heures! bres avaient débuté dans le métier de

C
-
'était au temps ancien où l'on
avait le temps.
Le Bon-David était cosandier de
cosandier. Mais sa verve décuplait
quand il narrait ses propres aventures:
sa lutte avec le fantôme de Madame de
Lanviron dont il avait débarrassé le châ-
son état, c'est-à-dire tailleur à domicile. teau de Vaumarcus; les frissons qui par-
Depuis tout jeunet, il se passionnait couraient son échine quand il avait
pour la couture. Il parcourait le pays, transporté dans une hotte le spectre du
de ferme en ferme, avec sa boîte conte- Procureur Rouge jusqu'au Creux-du-
nant ses grands ciseaux, ses aiguilles, ses Van; et ses démêlés avec un terrible sor-
fils, ses dés et ses boutons. Avant son cier qui vivait autrefois à Chez-le-Bart.
passage, les paysans avaient soin d'ache- Le Grand Horpa, comme on l'appelait,
ter à la foire la coupe de milaine néces- possédait tous les grimoires qu'un sor-
saire au pantalon ou à la jupe. Notre cier se doit d'avoir: le Petit Albert,
cosandier prenait les mesures, taillait le Grand Albert, les Clavicules de
l'étoffe, puis s'Ïpstallait sur un banc ou Salomon ...
au sol, près du feu, et - tire l'aiguille, Quand on voulait découvrir un vo-
mon fils! - il montait son ouvrage à leur, on apportait au sorcier un chat
petits points serrés et si solides que le noir, un caquelon de terre n'ayant ja-
vêtement durait jusqu'à l'usure com- mais servi et une grande baguette de
plète du tissu. On ne plaignait pas coudrier fraîchement coupée.
l'étoffe en ce temps-là, et les pantalons Le Grand Horpa allumait un feu
étaient si larges qu'on leur avait donné d'enfer; il écrasait dans le caquelon de
le nom évocateur de culs-plats. la graisse de serpent, des os de morts, 43
Le Bon-David Le Grand Horpa
était cosandier possédait
de son état. tous les,grimoires
.
qu un sorcier
se doit d'avoir.
des t&tes de vipères, des clous rouillés et poules déplumées. Elle vivait chiche-
il portait cette mixture sur le feu tout ment dans une pauvre bicoque à moitié
en psalmodiant des formules cabalis- en ruines. Comment pouvait-elle pro-
tiques. Quand une fumée épaisse duire un si bon beurre?
s'échappait du mélange, le sorcier sus- Le Bon-David décida de tirer cette af-
pendait l'animal vivant au-dessus du faire au clair. Un matin, il frappa chez r' ,,. ·
f~r et le frappait avec la baguette: le la Marion. çJ
voleur ressentait alors piqûres, coups et - Je n'ai pas besoin de vos services,
brûlures, tant et tant qu'il se trainait grogna la femme d'un air rev&che.
jusqu'à la maison où le Grand Horpa - Il m'est resté d'une riche cliente une
officiait, pour demander grlce. tombée de. tissu qui ·ferait une belle
Quand les adeptes du Grand Horpa jupe, répondit le tailleur d'une voix ai-
• I
partaient en voyage, pour se proteger mable. J'ai pensé que vous en auriez
des vipères et autres dangers qui les peut-&tre l'usage!
guettaient au long du chemin, ils réci- La vieille se radoucit et vint tlter
taient trois fois sans reprendre leur l'étoffe. Elle la trouva douce et chau~,
souffle l'incantation que leur maitre tellement plus moelleu e que sa sou-
leur avait enseignée: quenille rapiécée! Jamais, dans sa lon-
Ou.si à ousi, ousi! gue vie misérable, elle n'avait rev&tu un \
Ousi à ousi, ousi! habit de cette qualité!
Ou.si à ousi, ousi! - Combien me la vendez-vous? s'in-
Et le voyage se passait sans encombres. ., 11e d' un ton me'fitant.
quieta-t-e
Le Grand Horpa avait offert à ses - Ce n'est qu'un reste, dit le Bon-
disciples un autre cadeau. C'était un David. Offrez-moi des pommes de
parchemin écrit à l'encre rouge: quand terre rondes et une écuelle de batture
on le glissait sous une baratte vide, il pour le repas et l'affaire est dans le sac!
· avait le pouvoir d'y attirer le beurre du - Marché conclu, dit ia femme en
voisin. Tous les sorciers de la région se ouvrant tout grand sa porte.
le passaient de l'un à l'autre. Le cosandier s'assit près du feu et se
Cette année-là, les paysans se plai- mit aussitôt à l'ouvrage. La vieille allait
gnaient de leur malchance: les fermières et venait dans la cuisine. Et voici qu'elle
avaient beau remplir leur baratte d'une sortit sa baratte. Le Bon-David, plus vi-
crème bien grasse, elles ne retiraient gilant que jamais, feignit de s'endormir.
, qu'un peu de beurre clairet. La seule Entre ses cils à demi fermés, il l'entrevit
qui apportlt sur le marché de grosses poser son ustensile sur la table. Puis elle
,, mottes de beurre à vendre était la Ma- vint vérifier que le tailleur s'était bien
rion, une petite vieille aux yeux rouges, assoupi. Quand elle l'entendit,.ronfler,
tout habillée de gris, et qui n'avait pour rassurée, elle glissa subrepticement un Un pas,
tous biens qu'une vache squelet- bout de papier sous la baratte vide. Cela deux pas,
46 tique, une chèvre souffreteuse et deux fait, elle réveilla le dormeur: trois pas...
- Eh, David, ouvrez donc vos lan- ser le billet dans sa large culotte et il se
ternes! A cette vitesse, vous n'aurez remit à coudre frénétiquement. La
jamais fini pour ce soir! vieille, contente de le voir au travail,
Le tailleur sursauta, se frotta les yeux jasa de choses et d'autres.
et fourgonna dans sa boite. Mais pour notre ami, tout n'allait
- Marion, n'auriez-vous pas du fil de pas pour le mieux! Le parchemin pour-
cette couleur? Il ne m'en reste qu'une suivait son office et tout le beurre des
aiguillée. fermes voisines se déversait dans le pan-
La Marion sortit quérir du fil au vil- talon du Bon-David qui se tortillait
lage. A peine la porte était-elle refermée sur son banc, tout mal à l'aise, comme
que le Bon-David, souple comme un vous pouvez l'imaginer. Que faire? Le
chat et bien réveillé, ma foi, s'élança beurre montait du genou à la ceinture.
vers la baratte, la souleva, s'empara du Et il commençait à gagner la chemise,
parchemin et revint à sa place. Il com- déjà suintante de petit-lait! Que faire?
mençait à lire les lettres rouges du talis-
man: «Par vertu du Grand Horpa... »,
quand il entendit la porte d'entrée s' ou-
vrir. La Marion rentrait déjà. Méfiante,
elle avait envoyé un gamin en course à
sa place, lui promettant une friandise.
Le cosandier n'eut que le temps de glis-
Le cosandier réfléchissait désespéré- -Ferme les volets! Vite! Bouchons
ment. Il se gratta la tête, juste derrière toutes les ouvertures!
l'oreille droite, et cela l'aida à trouver Ils barricadèrent portes et fenêtres et
l'idée de fuir. Il posa délicatement son poussèrent une armoire devant la che-
ouvrage sur son siège, se leva discrète- minée. Bien leur en prit, car toute la
ment et, sur la pointe des pieds, se diri- nuit, les sorciers encerclèrent la mai-
gea vers la porte: un pas, deux pas, trois son, heurtant les volets, cassant les tui-
pas... ; il tenait la péclette quand la les du toit, secouant les portes à les dé-
Marion tourna la tête et s'étonna: le monter. Pendant ce temps, sans s' affo-
tailleur avait bien grossi en si peu de ler le moins du monde, l'épouse du
temps! Elle souleva sa baratte: le talis- Bon-David aidait son mari à se dévêtir.
man avait disparu! Alors, elle lança ., e11e rac
' ' av1see,
En menagere /Ila smgneu-
.
un cri strident pour alerter tous les sement la culotte et récupéra ainsi deux
sorciers du canton. grosses toupines de be_urre. Quand il ra-
Vous pensez bien que le Bon-David contait cette histoire, le tailleur se plai-
n'avait pas attendu qu'ils arrivent! sait à dire que jamais il n'en mangea de
La peur lui donnait des ailes: il avait si délicieux!
franchi d'un saut l'escalier de la Au matin, quand le coq chanta, la
Marion, enjambé rigoles et fourrés, chète se dispersa; jurant et blasphé-
poursuivi par la chète et ses cris mau- mant, chaque sorcier rentra chez lui.
dits. Il s'engouffra chez lui et, sans re- Et le parchemin du Grand Horpa,
prendre son souffle, il hurla àsa femme: me direz-vous?
Eh bien, tout en dclant le beurre,
la femme du cosandier le découvrit
dans un repli du pantalon. Elle l' appro-
cha d'une bougie pour le lire, mais il
toucha la flamme. Une lumière bleue
illumina la salle, en dégageant une forte
\ f
'•
odeur de soufre, et le talisman s'anéantit
.
a' Jamais.
Depuis ce temps, le beurre n'a plus
i
\,_J jamais disparu et les fermières de la
1
région ont retrouvé leur sourire.

Que celui qui n ') 7.'eitt /JJS croire


Se o.1erc1_1e
r '/
,11/eurs une dtttrc mstmre.1
1 • ·

48
Le ergermalin

j'oublie tout, je perds tout: - Et toi, mon gars, tu n'as rien à nous
une ·7.,-raÎc ,.,oirouette! raconter?
Un .four, j'en oublierui ma tête! - Bien sûr que si, Monsieur. Ecoutez
lrnaginc1. que /ai t~~Jré mon oreille! seulement. L'autre jour que je gardais
Ah! En 'voilà une! De La colle, --uite! les bêtes, un essaim d'abeilles est venu
Comme clic bo,mlonne.' Réglons le son! se poser près de moi sur un buisson de
Oh, !c1 belle histoire.' chèvrefeuille. J'ai fourré l'essaim dans
VouÙ.'1.-·L·ous la sa'7)0I r? un sac que j'ai lié bien fort, et j'ai attelé

I
-
1y avait une fois un seigneur qui ne
supportait ni les menteurs ni les flat-
teurs. Il les avait en si piètre estime
la reine à la bouche du sac avec un fil
d'araignée. Quand elle a voulu s'envo-
ler, toutes les abeilles ont ouvert leurs
ailes.Je me suis accroché au fond du sac
qu'il n'aurait jamais traité quelqu'un de et celui-ci est monté jusqu'aux nuages.
menteur saris penser l'insulter. Il alla Je voyais de là-haut les gens comme des
même jusqu'à dire un jour: fourmis et les champs comme une ta-
- Si jamais je traite quelqu'un de men- pisserie. Quand les abeilles ont été fati-
teur, je promets, sur mon honneur, que guées, le sac est redescendu tout douce-
je lui donnerai ma fille en mariage. ment près du buisson de chèvrefeuille.
Un jeune berger, qui n'était pas Est-ce que j'ai dit des mensonges,
sourd des deux oreilles, décida qu'il Monsieur?
deviendrait le gendre du sire. - C'est un peu fort de tabac, mais qui
Ce seigneur n'était pas un orgueil- sait si tu ne dis pas la vérité?... Tu n'au-
leux, et il venait souvent se chauffer au rais pas une autre histoire?
coin du feu pour écouter les histoires - Bien sûr, pour votre service, répon-
racontées à la veillée par ses valets. dit le gars sans se démonter. Quand
Quand il entendait une bonne plaisan- j'étais plus jeune, j'ai travaillé comme
terie, il riait à s'en distendre la peau du valeton dans un moulin. Un soir, la
ventre. Un soir, il s'adressa au jeune mule est tombée malade. Comment al-
berger en ces termes: ler chercher les sacs de grain en haut de 49
la côte? Le meunier était aux cent coups ils m'ont aussitôt engagé. Un jour, j'ai
et il s'arrachait les cheveux. Heureuse- eu l'idée de suivre un mulot une jour-
ment, j'ai eu une idée: comme les née entière. Nous marchions à la queue leu leu,
brouillards montaient de la rivière, j'y lui devant, moi derrière, comme des
ai attelé la charrette qui a grimpé au ma- . ._ pèlerins.
tin jusqu'en haut de la côte. Et le soir, Il est monté
elle est revenue pleine avec la brume à la cime
qui redescendait. Est-ce que je mens, d'unep1œ
' .'
Monsieur? et est
- Ma foi, tu pousses le bouchon un , 1 redescendu
peu loin! Sais-tu encore quelque chose? ,' de l'autre côté,
- Je vous crois! mm aussi.
Le lendemain, il pleuvinait Il a passé une rivière
et le soleil brillait comme à la nage, moi avec.
à la fête aux crapauds. Puis il a
Cela a donné un magnifique traversé un
arc-en-ciel dont un bout champ d'orge.
plongeait Je le suivais à la trace
dans la rivière tout quand le garde-champêtre m'a attrapé
contre le moulin et et m'a enfermé dans vos prisons! Ce sa-
l'autre se perdait en cré mulot m'avait tant fait courir que je
haut de la côte. La me suis endormi aussitôt!
mule était toujours malade; - Tais-toi, bavard!
alors, j'ai - Je dis des mensonges, Monsieur?
couru jusque là-haut sans reprendre - Je n'ai jamais dit ça!
mon souffle, j'ai pris les sacs de blé, je - Eh bien, je continue... Quand je me
les ai glissés le long de l'arche multico- suis réveillé, j'étais au cœur d'une four-
lore et j'ai redévalé la pente pour les milière. Sur la table de nuit, j'ai trouvé
récupérer. Hélas! la farine qui est sortie une- lettre que Monsieur votre grand-
des blutoirs ce jour-là avait les sept cou- père. avait adressée à Monsieur votre
leurs de l'arc-en-ciel! Pensez-vous que je oncle. Et savez-vous ce qui était écrit
sois un menteur, Monsieur? dessus?
- Tu nous la bailles belle, gamin! Où - Dis-le moi vite, vilain drôle!
trouves-tu tout ce que tu dis? Et après? - Je ne sais si je dois! Vous vous fâche-
- Après, parbleu, Monsieur, mon maî- riez!
tre a été si fâché qu'il m'a flanqué un - Dis seulement!
énorme coup de pied, si fort que j'en ai - Monsieur votre grand-père écrivait à
été projeté jusque dans la cour d'une Monsieur votre oncle qu'il n'avait ja-
ferme où on cherchait un taupier. J'ai mais été si heureux que lorsqu'il gardait
54 dit que j'étais le meilleur de la région, et les porcs àBonfol!
-Menteur! hurla le seigneur en le pre- - Bien sûr que non, mais est-ce que ce
nant à la gorge. n'étaient pas des mensonges?
- A quand les noces? lui demanda le - Si fait, dit le seigneur beau joueur.
berger. Aujourd'hui en quinze tu seras mon
- Que me chantes-tu là, va-nu-pieds? gendre!
cria le seigneur. Fut dit fut fait. Et c'est ainsi que le
- N'avez-vous pas fait serment, et pas petit berger, après avoir été valet de
sur la queue d'une jument, que vous moulin et taupier, devint seigneur.
donneriez votre fille à celui que vous
appelleriez menteur? Cette oreille raconte trop de bourdes!
- Que le diable m'emporte si je m'en Si en vous promenant
dédis, rétorqua le seigneur en retrou- Vous retrouvez la mienne,
vant son calme. Mais jamais mon Rapportez-la moi vite,
grand-père n'a été porcher! Entends- Car celle-ci bourdonne tant
tu? Jamais! Que j'en perds la tête!

• 55
Le sac de figues
et lesac de vérités
A u temps bien lointain où des rois
gouvernaient Soleure, il y en eut
Il repartit aussitôt vers le chateau du
roi, emp~ntant le plus cou;t che~. f, ,.;i~ ,, •-111._
un qui promit sa fille en mariage Il traversait une_ gran_de _foret quand 11~ ~~-~, :J:.""·
à celui qui lui apporterait un sac de rencontra un nain qm lm demanda: · ) , .• / tffe· .
figues fraîches à Noël. -Que portes-tu dans ton sac?
Bien des jeunes seigneurs et bien des Pour punir le curieux, le jeune pay-
valets tentèrent leur chance, car on ne sant répondit:
· ;· trouve pas souvent une belle princesse - Du crottin de cheval!
derrière le buisson le plus proche. Mais - Très bien, dit le nain. Dans ce cas, tu
' .
aucun ne reuss1t. auras du crottin!
La proclamation royale parvint aux Et il disparut. Le jeune homme n'y
oreilles d'un jeune paysan qui n'avait ni pensa plus.
sous-banc ni sous-chaise; il voulut ce- Il arriva bientôt au chlteau. Le roi et
pendant essayer de devenir gendre du sa cour réveillonnaient, et les plats les
roi malgré sa pauvreté. plus fins se succédaient sur la table.
Mais quand la bise vous coupe le Quand le souverain apprit qu'un pay-
souffle et quand la neige couvre les san lui offrait des figues, l'eau lui monta
champs, où trouver des figues vertes? à la bouche et il ordonna aussitôt de
Le garçon avait un frère ermite dans le laisser entrer. Mais quand le jeune
un désert, bien loin au sud; il gagnait homme versa sur la table le contenu
son paradis en priant et en tressant des du sachet, le roi ouvrit de grands
sandales. Autour de son ermitage, il yeux et se boucha le nez en grimaçant
cultivait un jardin fertile où poussaient · d,un air ,. '
. d'egoute:
herbes médicinales et aromatiques, -Insolent garçon! Jeter du crottin de
légumes et fruits, arbres et fleurs. cheval sur ma table! Gardes! Enfermez-
Le jeune paysan se mit donc en route le dans le plus profond cachot de la tour
vers la maison de son frère, expliqua à la plus sombre du chlteau!
celui-ci les raisons de sa visite et reçut en La f&te reprit, et le prisonnier fut
56 cadeau un sachet de figues fraîches. aussitôt oublié.
«Jeter
• crottin de cheval
sur ma table!»
hurla le roi.
Cependant, l'ermite, qui n'avait plus cour. Tu y trouveras cent lièvres que tu
reçu de nouvelles de son frère, com- devras emmener paître dans la forêt. Le
mença à s'inquiéter. Des gens de pas- soir, quand tu les ramèneras au château,
sage lui apprirent que le garçon était il ne devra en manquer aucun. Sinon,
bien entré dans le château le soir de tu perdras ta tête!
Noël, mais qu'on ne l'avait jamais revu L'ermite était si amoureux qu'il
depuis. Le solitaire décida alors de quit- accepta le défi. Le lendemain matin, il
ter momentanément sa retraite. Il cueil- sortit le troupeau de cent lièvres. En
lit un sac de figues dans son jardin, Ôta entrant dans la forêt, ils trouvèrent
sa soutane et revêtit un costume bleu leur chemin barré par une fourmilière.
.. , ,.. pervenche orné de boutons en or. Ainsi - Lièvres, faites un détour et ne déran-
f!J. habillé, il avait une allure superbe! Il gez pas les fourmis! dit le berger.
4:
_:-./"""l"v~-.,.'~-1 c;,.. ferma soigneusement la porte de sa
:1i1-
1 Comme il passait à son tour près du
,_J, maison, et le voilà parti! En traversant monticule, une petite voix l'interpella:
la forêt, il rencontra le nain qui lui c'était la reine des fourmis.
demanda: - Berger, je te remercie d'avoir épar-
- Que portes-tu dans ton sac? gné ma ville. Si un jour tu es dans le
- Des figues vertes, répondit-il. besoin, mon peuple t'aidera!
- Très bien, dit le nain. Dans ce cas, tu L'ermite remercia et alla s'allonger
auras des figues vertes. Et puisque tu sous un arbre tandis que les lièvres se
m'as bien répondu, je t'offre ce sifflet dispersaient dans la nature. Quand il
qui t'aidera peut-être un jour. fut réveillé par la fraîcheur du soir, l'an-
Et il disparut. L'ermite arriva bien- gélus sonnait. Il regarda autour de lui:
tôt au château. C'était la veille de Noël pas la moindre queue de lièvre! Il pensa
et le roi réveillonnait en compagnie de alors au sifflet du nain, le porta à sa bou-
ses courtisans. Quand il apprit qu'un che et en tira un air entraînant. Alors,
beau jeune homme lui offrait des figues, ô surprise! tous les lièvres revinrent
il ordonna aussitôt qu'on le fît entrer. en sautillant autour du berger. Ils
Il fut très surpris en voyant les beaux s'assirent sur leurs pattes arrière, et,
fruits que l'ermite versait sur sa table. leurs pattes avant derrière les oreilles,
La princesse, qui était assise à la droite ils écoutèrent la mélodie. Le garçon se
de son père, rougit d'aise et elle était mit en route, suivi par les lièvres mar-
si belle que le jeune homme en tomba chant au pas comme des soldats.
aussitôt amoureux fou. Mais le père Le roi attendait à la porte de la cour,
coupa court à leur émerveillement: il les compta un à un et fut très fâché en
- Bien sûr, mon garçon, j'avais promis constatant qu'il n'en manquait aucun.
ma fille à qui réussirait à m'apporter des - Si tu veux ma fille, tu devras les gar- Ils s'assirent
figues en hiver, mais ce n'était qu'une der demain encore! sur leurs
pattes de derrière
première épreuve, la plus facile. De- L'ermite aurait traversé le feu pour et écoutèrent
58 main matin, tu descendras dans ma avoir la princesse. Aussi, sans protester la mélodie.
devant la mauvaise foi du roi, il re- comme elle n'arrivait pas à grand
partit garder le troupeau de lièvres. chose, elle le supplia de lui laisser au
Arrivé dans la forêt, il s'allongea sous moins emporter un lièvre.
un arbre tandis que ses bêtes paissaient. - D'accord, dit le garçon. Mais en
Or, le roi avait une servante très belle. échange, tu me donneras un baiser!
Il la fit appeler et lui ordonna: Le baiser accordé, la servante choisit
- Va dans la forêt vers le berger et un gros lièvre qu'elle glissa dans son
arrange-toi pour qu'il t'offre un lièvre! tablier; elle arrivait à la lisière de la fo-
La belle partit donc et essaya d' enjô- rêt, quand un coup de sifflet fit s' échap-
ler l'ermite en lui faisant les doux yeux; per l'animal qui rejoignit ses camarades.

L'animal
60 ne bougeait pas.
Le soir, quand le roi compta son Ventre à terre, le roi courut aux cui-
troupeau à l'entrée de la cour, il fut très sines de son château et confia sa prise à
fâché d'en trouver le nombre exact. une cuisinière tandis qu'il aiguisait son
-Tu devras garder mes lièvres une der- grand couteau. Comme il s'apprêtait à
;{~•~ .
-, /$- ,
saigner l'animal, un coup de sifflet re-
tentit. Le lièvre gigota, s'arc-bouta avec
,,. ses pattes de derrière contre le
ventre de la cuisinière, réussit
nière fois demain; s'il n'en manque au- à libérer ses longues oreilles et s'enfuit
cun le soir, tu seras mon gendre; sinon, par le trou de l'évier. Le roi était là,
" coupee.
tu auras 1a tete ' son couteau aiguisé à la main, en plein
Le lendemain, à peine le jeune hom- milieu de la cuisine, et il tirait un nez
me était-il parti vers la forêt que le roi se d'une demi-aune.
déguisa en chasseur et, armé d'une cara- Le soir, quand le berger rentra au
bine, il alla trouver l'ermite. château avec son troupeau au complet,
- Bonjour, la chasse est bonne? de- le roi lui dit:
manda celui-ci. -Tu as passé victorieusement la deu-
- Oh, que non, se plaignit le roi. La xième épreuve. Mais si tu veux ma fille,
chance doit m'abandonner, je dois être tu devras aller dans mon grenier. Là,
ensorcelé par quelque mage! Depuis près de deux cents sacs de grains sont
des jours, ma gibecière est vide et je n'ai renversés. En une journée, tu devras
pas vu le moindre lièvre ni le moindre avoir trié l'orge, le blé, l'avoine, le sei-
perdreau depuis ce matin! Vends-moi gle en tas bien séparés. Si je trouve une
une bête de ton troupeau, que je ne seule graine qui ne soit pas dans le bon
revienne pas bredouille à la maison. sac, ta tête roulera.
- D'accord, dit le jeune homme. Mais Pendant la nuit, l'ermite alla trouver
auparavant, je voudrais te demander un la reine des fourmis et lui expliqua son
service: tu vois cet âne têtu au pied de la problème. Pendant tout le lendemain
colline? Si tu parviens à le faire grimper un cordon ininterrompu de fourmis
jusqu'au sommet, je te donne un de grimpa au grenier, et ce fut un grouille-
mes lièvres! ment incessant jusqu'au soir. Quand
Le roi posa sa carabine et sa gibecière l'angélus sonna, toutes les bestioles
et s'approcha de l'âne. Mais il eut beau '
retournerent a'1a r."
roret, et 1e roi. entra
le caresser, lui dire des mots doux, puis au grenier: il trouva tout dans un ordre
le battre avec une branche de coudrier, parfait; chaque céréale était triée avec
l'animal ne bougeait pas. Le roi gesticu- sa sorte, et pas une grame . ne tramait
" .
la, hurla, puis il s'arc-bouta derrière parterre.
l'âne et suant et ahanant, il parvint en- Le roi eut alors peur de ne plus trou-
fin au sommet de la colline. Le berger ver d'excuses pour retarder le mariage.
lui donna un beau gros lièvre. Mais il voulut une fois encore essayer ,,. 61

~
de se débarrasser de ce garçon obstiné. - Dans le sac! Pour obtenir un lièvre,
Il fit confectionner un sac immense. une belle servante m'a accordé un bai-
Celui-ci était si grand que vingt-sept ser. Est-ce la vérité?
tailleurs durent coudre pendant vingt- - C'est vrai, avoua la fille en rougis-
sept jours, et l'un ne voyait pas l'autre sant.
travailler. Un garde vint chercher le - Dans le sac! Pour obtenir un lièvre,
sac; quand il le chargea sur son épaule, . ' pousse,' porte' un ane
un chasseur a tire, I\

il y eut un tel courant d'air que les rétif en haut de la colline. Est-ce bien
vingt-sept tailleurs s'envolèrent. une vérité?
- Tu vois ce sac, dit le roi? Remplis-le - C'est vrai, dit le roi, mal à l'aise.
de vérités et tu auras ma fille! - Dans le sac!
- D'accord, dit le jeune homme. Mais - Arrête, cria le roi. Cela suffit.Je crois
à la seule condition que ce soit la der- que tu arrives à remplir ton sac de véri-
nière tâche que tu m'imposes! tés. Aujourd'hui même tu épouseras
Il s'installa devant le trône, entouré ma fille et tu seras heureux avec elle.
par tous les courtisans, tous les gardes, Le seul qui fut malheureux dans
tous les valets, toutes les dames de com- cette histoire, ce fut le frère de l'ermite,
pagnie, tous les cuistots et même leurs celui qui avait menti au nain. On le tira
"
gate-sauce: tout 1e monde etait
' . l'a, cu- de son cachot pour qu'il servît de té-
rieux de savoir comment il s'y pren- moin à son frère et le roi, pour le conso-
drait. Il commença donc à raconter: ler, le nomma prince; mais il préféra
- Le roi de ce château a une fort belle partir vers le sud, dans l'ermitage de son
fille. Est-ce bien une vérité? frère. Depuis ce temps-là, il prie et
- Oui, bien sûr, approuva l'assemblée. tresse des sandales, il cultive des fruits
- Dans le sac! dit le garçon. Le roi fit et toutes sortes de plantes médicinales!
proclamer que celui qui lui offrirait des
figues fraîches pour la Noël obtiendrait
la main de la princesse. Est-ce bien une
vérité?
-Oui, bien sûr!
-Dans le sac! Un jeune paysan lui ap-
porta du crottin, un autre des figues
fraîches. Est-ce bien la vérité?
- Tout à fait!
- Dans le sac! Celui qui avait appôrté
du crottin moisit aujourd'hui en pri-
son, alors que celui qui avait apporté
des figues a dû garder un troupeau de
cent lièvres. Est-ce une vérité?
62 -Bien sûr! crièrent les courtisans.

L
Les deux fre'res

A l'époque lointaine où les Alpes


étaient peuplées de géants, deux
frères vivaient avec leurs parents
«Voilà un lieu qui me convient
mieux qu'une branche instable!» pensa-
t-il, et il monta dans le nid. Au milieu
dans une ferme. Ils travaillaient dur de celui-ci trônait un lit immense qui
l'un et l'autre, car l'ouvrage ne man- aurait pu abriter cinquante jeunes gens
quait pas, mais leur salaire était plus de sa taille. Le garçon se glissa sous le lit
souvent des coups de bâton que de la et ne tarda pas à s'endormir profondé-
bonne nourriture. Et un jour que leur ment.
père les avait battus plus qu'à l'habi- A minuit, il fut réveillé par un vacar-
tude, ils décidèrent de partir à l'aven- me assourdissant. Les habitants du nid
'• ture dans le vaste monde. étaient quatre géants sans foi ni loi, bri-
Ils arrivèrent bientôt à une croisée de gands et ogres qui s'affalèrent sur le lit
chemins. Là s'élevait un orme majes- et discutèrent un moment avant de
;:,. tueux. s'endormir:
- Séparons-nous ici, dit l'ainé, et que - Aujourd'hui, pendant ma promena-
chacun tente sa chance. Retrouvons- de, j'ai observé un moulin au bord de la
nous sous cet orme quand un mois se rivière. Le meunier a une belle fille gras-
sera écoulé. Le cadet partit vers une fo- se à point. Demain, dès qu'il sera parti
rêt épaisse et sombre. Plus il avançait pour la foire, j'enlèverai la jou-
sous le couvert des arbres et moins il vencelle et je la croquerai. Rien que d'y
apercevait le ciel. penser, l'eau me monte à la bouche!
Quand le soir tomba, il n'avait pas - Quant à moi, dit le second, j'ai vu
croisé d'autre route ni aperçu la moin- qu'un bûcheron vient de construire sa
dre cabane. Au milieu d'une clairière, il cabane tout contre l'arbre au trésor.
trouva un arbre aux branches conforta- Vous vous rappelez? Cet or que les
bles et décida d'y grimper pour y passer nains ont enfoui entre ses racines?
la nuit à l'abri des bêtes sauvages. Ayant Demain, dès que l'homme sera parti
escaladé les premières branches, il leva couper du bois, j'irai déterrer le trésor!
la tête et aperçut un nid énorme. - Moi, dit le troisième, je connais 63
une maison à la lisière du bois. Les - Donne-moi juste de quoi vivre pen-
gens qui y vivent doivent marcher des dant un mois, et garde tout le reste,
lieues chaque jour pour chercher de répondit le cadet, avant de poursuivre
l'eau. Ils ne savent pas qu'une source sa route.
coule sous une pierre; sur cette pierre Il sortit bientôt de la forêt, et juste à
est assise une grenouille; qu'ils chassent la lisière aperçut une maison. Le jour se
la grenouille, et l'eau sera pour eux. levait à peine, et déjà le fermier char-
~-- . . . Demain, j'irai trouver ces gens et je geait sur un mulet des tonneaux vides
· _·-:,~ - ~ _ leur vendra~,chère!Ilent mon secret! pour aller quérir de l'eau.
~ · ~ Le quatneme dit alors: - Fermier! Fermier! Pourquoi tant de
- Sur la colline est un château. Dans ce peine pour chercher de l'eau alors
J u.J ru,~,i,fb · château vit un roi très riche. Il a une qu'elle est tout près de chez toi? Cher-
fille belle et sage, mais elle est malade chons ensemble une pierre sur laquelle
et chaque jour elle est plus faible. Tous se tient une grenouille!
les médecins du monde ont essayé de la Ils cherchèrent tout autour de la mai-
soigner, mais nul n'a pu la guérir. Le roi son, et bientôt entendirent coasser.
a promis de donner la main de sa fille à Ils chassèrent l'animal, soulevèrent la
celui qui lui redonnera la santé. Et moi pierre plate et découvrirent la source.
je sais que seul le fruit de notre arbre -Que veux-tu comme récompense?
peut faire dispara1tre son mal. Demain, - Cela ne m'a pas coûté d'efforts. Je ne
j'irai en porter au château et je devien- veux rien, dit le cadet en reprenant son
drai riche. chemin.
Quand les quatre géants furent end- Au détour de la route, il découvrit
ormis, le cadet sortit de sa cachette, un château sur une colline. Là, tout le
cueillit un fruit et se glissa en bas de monde portait le grand deuil, car la
l'arbre. Il courut jusqu'à la rivière et princesse était si faible qu'on pensait
réveilla le meunier: qu'elle allait rendre l'âme.
- Meunier! Meunier! Ne va pas à la Le jeune homme alla trouver le roi:
foire demain, et surveille bien ta fille, - Sire, je peux guérir votre fille!
car un géant l'a trouvée si appétissante Le roi conduisit le cadet dans la
qu'il veut la manger! chambre de la jeune fille. Le garçon
Puis il chercha la cabane du pauvre râpa finement le fruit de l'arbre des
bûcheron: géants et le fit manger à la malade. Aus-
-Bûcheron! Bûcheron! Prends ta co- sitôt, celle-ci ouvrit les yeux et regarda
gnée et abats l'arbre qui pousse contre i avec étonnement autour d'elle: pour-
ta maison. Creuse bien sous les racines: quoi son père pleurait-il, pourquoi tous
tu y trouveras un trésor! ces gens en deuil? Et qui était ce char-
Le bûcheron fit ce que le garçon lui mant étranger penché vers elle? Elle Qui était
ce charmant
avait dit, et, quand il vit tout cet or, il se leva, et la joie éclata au château. Les jeune homme
66 voulut partager avec lui: habits noirs furent enfermés dans les penché vers elle?
armoires, les mus1c1ens accordèrent trésor envolé. Le troisième avait propo-
leurs instruments et la fête commença. sé au fermier de lui trouver une source,
Quelques jours plus mais l'homme s'était moqué de lui et
tard, on célébrait les noces lui avait dit qu'il était déjà renseigné. Le
du cadet et de la princesse. quatrième était arrivé au château sur la
Voici que le mois touchait à sa fin. colline avec un plein panier de fruits
Le cadet partit au rendez-vous fixé par 1 magiques, mais la princesse dansait déjà
son frère au pied du grand orme. L'aîné avec un blanc-bec qui n'avait même pas
attendait, vêtu de haillons, la mine ren- de barbe au menton.
frognée, n'ayant plus que la peau sur les - Je commence à croire que quelqu'un
os. Quand il vit son càdet resplendis- nous a épiés et a volé tous nos secrets!
sant sur son cheval fringant, richement Les géants fouillèrent le nid de fond
vêtu, il s'assombrit davantage encore. en comble; l'aîné essaya de se recro-
Le jeune homme lui raconta son bon- queviller dans le recoin le plus sombre,
heur et l'invita chaleureusement à venir ils le dénichèrent et le croquèrent.
habiter avec lui et sa femme dans le châ- Le cadet attendit son frère, mais, ne le
teau sur la colline. voyant pas revenir, il retourna au châ-
Mais le frère aîné n'était intéressé teau sur la colline avec sa princesse, et
que par l'épisode des géants. Il demanda s'il ne sont pas morts, ils vivent encore.
des précisions pour retrouver leur nid,
et il prit le chemin de la forêt. Il décou-
vrit facilement l'arbre, grimpa dans le
nid et se cacha sous le lit.
A minuit, les géants entrèrent. Ils
étaient d'une humeur massacrante. Ils
n'étaient plus que trois. Leur frère avait
été tué par le meunier et ses fils quand il
dénichèrent l'aîné avait voulu enlever la jouvencelle. Le
le croquèrent. second avait trouvé l'arbre arraché et le

69
Le Prince-Ours

I -
l y avait une fois un marchand qui
avait trois filles. Un jour qu'il devait
aller à la foire, il leur demanda ce
- Hélas, répondit le père. Je devais rap-
porter une grappe de raisin à la plus
jeune de mes filles, et je n'en ai pas trou-
qu'elles souhaitaient qu'il leur rappor- vé une seule sur tout le marché!
tât. L'aînée dit: - Ecoute-moi bien, dit le petit bon-
- Je voudrais des perles et des pierres homme. A quelques pas d'ici, tu trou-
précieuses! veras un joli sentier qui descend à tra-
La cadette dit: vers 1es pres.' Il te menera
' .
Jusqu ,,a un
- Pourras-tu m'acheter une robe cou- immense vignoble. Mais fais attention,
-,:,.ç.•~'<-. _ ~ leur de ciel? car il y a là un ours blanc qui grondera
~ -,:~":-:.:.C1:: ~ . Quant à la be~ja~ine, elle déclar~: méchamment quand il te verra. Ne te
''F1 · - De tout ce qut existe au monde, nen
ne me ferait plus de plaisir qu'une
laisse pas effrayer, et la grappe de raisin
sera a' t01..
-i
grappe de raisin! Le marchand remercia, descendit ·
R • _.. _7_'.

Aussitôt que le marchand fut arrivé dans les prés et tout était comme l'avait - ,-.- / -;.+

au marché, il trouva facilement des per- dit le petit bonhomme. Un ours blanc
les et des pierres précieuses pour sa fille montait la garde devant le vignoble et
aînée, ainsi qu'une robe couleur de ciel gronda méchamment contre le mar-
pour sa fille cadette; mais il eut beau chand pour l'empêcher de passer:
parcourir la foire dans tous les sens, - Que viens-tu faire ici?
chercher dans tous les coins, il lui fut - Sois gentil, dit le marchand. Laisse-
impossible de découvrir une grappe de moi cueillir une grappe de raisin pour
raisin. Il en fut tout attristé, car sa ben- ma plus jeune fille!
jamine était sa préférée. - Tu n'entreras pas, grogna l'ours, ou
Il revenait chez lui, perdu dans ses alors tu dois me promettre que tu me
pensées, quand un petit bonhomme se donneras ce que tu rencontreras en pre-
dressa sur son chemin: mier en arrivant chez toi.
- Pourquoi es-tu si triste, marchand? Le marchand ne réfléchit guère et
70 demanda-t-il. accepta le marché; il put cueillir la
.,,

'
grappe de raisin et reprit tout heureux Il n'y avait plus rien à faire; le mar-
le chemin de sa maison. Comme il chand dut donner sa benjamine. Il
approchait de chez lui, la plus jeune appela celle-ci, la fit monter dans un
de ses filles accourut à sa rencontre, carrosse, et l'ours blanc s'assit auprès
car elle l'attendait avec impatience de- d'elle et l'emmena au loin.
puis son départ; et quand elle aper- Quelque temps plus tard, le véhicule
çut la grappe dans la main de son père, s'arrêta dans la cour d'un château,
elle se jeta fougueusement à son cou et l'ours blanc conduisit la jeune fille à
elle lui manifesta sa joie par mille cares- l'intérieur et lui souhaita la bienvenue:
ses. Mais elle resta fort étonnée quand - Sois ici chez toi, jeune fille, et sois
elle vit son père devenir tout triste. Elle désormais mon épouse!
lui demanda la raison de son chagrin; Elle put lire tant d'amour et de bonté
il ne répondit rien. Chaque jour, le dans ses yeux qu'avec le temps, elle ne
marchand attendait dans une angoisse remarqua bientôt plus que son mari
indescriptible que l'ours blanc vfot lui n'était qu'un ours. Deux choses cepen-
réclamer son enfant chérie. dant l'intriguaient au plus haut point:
Un an passa. Le marchand avait pres- pourquoi l'ours blanc ne souffrait-il pas 11[_
que oublié la grappe du vignoble inter- la moindre lumière pendant la nuit? ~:cJ:W°:>
dit, il croyait avoir rêvé sa rencontre Pourquoi était-il si froid quand il était
avec l'ours; aussi fut-il épouvanté allongé auprès d'elle?
quand celui-ci se dressa devant lui et Les jours s'ajoutèrent aux jours, et
lui dit: un matin, l'ours blanc demanda à sa
- Donne-moi maintenant ce que tu as femme:
rencontré en premier en rentrant chez - Sais-tu depuis combien de temps tu
toi, ou je te mange! es ici?
Le marchand se remit aussitôt de son - Non, répondit-elle, je n'ai pas vu le
effroi et répondit: temps passer.
- Voilà mon chien; c'est lui qui m'a - C'est bien, dit l'ours. Aujourd'hui,
accueilli devant la porte quand je suis cela fait une année que nous sommes
rentré chez moi. partis en voyage. Il nous faudra aller
Mais l'ours gronda très fort: rendre visite à ton père.
- Le chien n'est pas le bon! Remplis ta Elle accueillit cette nouvelle avec
promesse ou je te mangerai! une joie immense. Arrivée chez son
- Alors, prends le pommier: c'est le père, elle lui raconta sa vie au château et
• •, • I •
premier que J a1 rencontre en arrivant• tout ce qu'elle y faisait. Mais au mo-
chez moi! ment de se séparer, le marchand glissa ,
Mais l'ours gronda plus fort encore discrètement à sa fille un paquet d' allu- fi 1
et grogna: mettes, en cachette de l'ours blanc. Pi/,
- Le pommier n'est pas le bon! Rem- Néanmoins, celui-ci s'en aperçut et I P1. ·
72 plis ta promesse ou je te mangerai! gronda furieusement: :. '~ ,
1.

«Sois ici chez toi,


jeune fille!» 73
Aussitôt,
le château tout entier
74 ' .
samma.
- Garde-toi bien de faire cela ou je te d'émerveillement et de joie devant ce
mangerai! que lui dévoila la faible lueur: près
Puis il reconduisit son épouse au châ- d'elle reposait un très beau jeune
teau, et ils y vécurent ensemble comme homme avec une couronne d'or sur la
auparavant. tête. Il lui sourit et lui dit:
Les jours s'ajoutèrent aux jours, et - Jamais je ne te remercierai assez, car
un matin l'ours dit à sa femme: tu as rompu l'enchantement qui me te-
- Depuis combien de temps crois-tu nait prisonnier. Ce n'est que mainte-
que tu es ici? nant que nous pouvons célébrer nos
- Je n'en ai pas la moindre idée, dit- noces, et je serai désormais le roi de
elle; je ne sens pas le temps passer! cette contrée.
- C'est bien, dit l'ours. Cela fait au- Aussitôt, le château tout entier s' ani-
jourd'hui deux ans que tu as entrepris le ma; de tous côtés surgissaient serviteurs
voyage. Il nous faudra rendre visite ·à et femmes de chambre, pages et cham-
ton père un de ces jours. bellans, dames d'honneur et nobles sei-
Ils firent ainsi, et tout se passa gneurs, officiers et gardes du corps, et
comme la première fois. Et une nouvel- tous félicitaient et acclamaient leur roi
le année passa. Mais à la troisième visite et leur reine.
de la jeune femme à son père, celui-ci
lui glissa discrètement des allumettes Et ma~ je me trouvais Là aussi!
sans que l'ours s'en aperçfü. Quand ils Quand la cérémonie fut finie:
furent de nouveau ensemble au châ- - Vive le Prince-Ours! ai1"e crié.
teau, elle attendit avec impatience que Ils en ont été très fâchés;
la nuit tombât et que l'ours vînt se Un coup de pied ils m'ont donné
coucher auprès d'elle. Elle frotta alors Qui jusqu'ici m'a projetée
une allumette, et elle resta saisie Où leur histoire vous ai contée!

75
Le Poilu

I
-
1y a très longtemps vivait un roi
dont la seule passion, la seule occu-
pation était la chasse. Un jour
boire ce breuvage. Alors, l'enfant se
couvrit de poils: de longs poils sur sa fri-
mousse, des poils sur ses menottes, des
qu'il était parti en forêt avec tous ses poils sur ses petits petons, une épaisse
chiens, sa meute entoura un arbre gigan- fourrure sur tout son tendre corps de
I
tesque et refusa de s'en éloigner, malgré nouveau-ne.
les cris des veneurs. Intrigué par le com- La belle-mère envoya aussitôt un
portement de ses chiens, le roi s' appro- message à son fils:
cha et découvrit que l'arbre était creux. - La femme que tu as ramenée de la fo-
Et là se cachait une jeune fille à la beauté rêt a mis au monde un monstre poilu.
éblouissante. Il la couvrit de sa cape et Est-ce un chien, est-ce un chat? On ne
siffla ses serviteurs et ses chasseurs. peut le distinguer. Que dois-je faire?
- Voyez la belle pièce que j'ai capturée Le roi répondit:
aujourd'hui! - Que la reine quitte immédiatement
Puis il siffla un carrosse, y fit monter le palais avec le monstre qu'elle a enfan-
la belle et, sitôt arrivé dans son chateau, té. Qu'ils disparaissent de ma vue à
il l'épousa. jamais!
Or le roi ne vivait pas seul: il avait La jeune femme attacha l'enfant sur
une mère qui, dès qu'elle vit la jeune son dos et retourna à l'arbre creux.
femme, fut dévorée par une jalousie L'enfant grandit et devint un géant à
monstrueuse. Chaque jour, elle appe- la force herculéenne. Le tronc creux
lait tous les malheurs du monde sur la était devenu trop étroit pour lui et sa
tête de sa belle-fille. mère. Alors il arracha une poignée de
La jeune femme attendait un bébé 1 sapins, les plia sur son genou, les planta
lorsque le roi dut partir à la guerre. en terre: c'était une cabane!
Quelque temps plus tard, un garçon Un jour, il demanda à sa mère:
vint au monde. La mère du roi, qui était - Maman, je ne vois jamais mon père.
•\ I • «Voyez
un peu sorc1ere, prepara une potion, et Qui est-il? Où est-il? la belle pièa
76 un soir qu'elle berçait le bébé, elle lui fit - Mon Dieu! Ton père est le roi de ce que j'ai capturée
pays. Ne cherche pas àle rencontrer car Dès que le géant sortit de la forêt, les «Je suis ton fi
et je suis ven
il t'arriverait malheur. Il nous a chassés soldats commencèrent à tirer. Les bal- pourmangt
à jamais, répondit la mère. les s'amortirent dans sa toison épaisse à ta table!
- Je veux le voir dès aujourd'hui! dit le et il les retira comme des puces. Chaque
Poilu. fois qu'il en avait cinquante dans la
Il arracha un épicéa, l'ébrancha pour main, il les renvoyait sur les soldats et
s'en faire une canne, et il partit vers le c'était chaque fois cinquante morts
château. dans les rangs des troupes royales.
C'était l'heure du repas et le roi était Quand il les eut tous tués, il entra
attablé devant un festin: des montagnes dans le château, s'attabla devant son
père et dit:
- Pourquoi me cherches-tu des noises?
Je viens simplement
hi~~ /·~ , , , , à ta table parce que
~
·- · · · ~~,--,,,·.~.y je suis ton fils.
de gibier, des sauces de toutes sortes, Il mangea tout ce qui était sur la table
des futailles de vin ... Sans y être invité, et but tout le vin des tonneaux. Puis il se
le poilu entra et dit: leva et dit au roi:
- Je suis ton fils et je suis donc venu - Maintenant, je retourne dans ma
pour manger à ta table! forêt. Mais demain, je reviendrai avec
Le roi fut complètement estomaqué; ma mère!
il avait bien envie de faire jeter cet in- Le père pensa: «Il n'y aura pas de
trus dehors, mais il n'osa pas car il était demain. Je vais m'arranger pour te
impressionné par la stature et la grosse faire passer l'envie de revenir!»
voix de ce géant. Le Poilu s'installa, Le lendemain matin, il posta mille
mangea tout ce qui était sur la table et soldats avec des fusils tout autour de
but tout le vin des tonneaux, puis il se son château avec l'ordre de tirer sur le
1eva et dit a' son pere:
' Poilu dès qu'il apparaîtrait. 0
- Maintenant, je retourne dans ma Quand celui-ci sortit de la forêt, en
forêt. Mais demain, je reviendrai man- compagnie de sa mère, les soldats le mi-
ger avec toi! rent en joue. Aussitôt, le Poilu protégea
Le père pensa: «Il n'y aura pas de sa mère de son corps. Les balles s' enfon-
demain.Je vais m'arranger pour te faire cèrent dans son épaisse toison. Il les
passer l'envie de revenir!» ~ retira comme des puces. Chaque fois
Le lendemain matin, le roi postli qu'il en avait cent dans la main, il les
cinq cents soldats avec des fusils tout renvoyait sur les soldats et chaque
autour de son château. e fois c'était cent morts dans les troupes
- Quand vous verrez apparaître let• du roi. e dl
Poilu, tirez sur lui! Qu'il soit transfor- Quand il les eut tous tués, il entra
78 mé en passoire! dans le château et dit à son père: e
1

I
I I
,- - ç-:_· /
'

! 1

1 .

/
- Pourquoi me cherches-tu des noises? Le roi se pencha àla fenêtre. Le Poilu
Viens voir à la fenêtre: par ta faute, s'appuya sur son épaule. Le roi, per-
tous tes soldats sont morts comme des dant l'équilibre, bascula dans le vide et
mouches. s'écrasa au pied du château.
Craignant un juste châtiment de sa
trahison passée, la belle-mère accourut
en faisant des grâces. Le Poilu la saisit:
- Je t'épargnerai si tu me prépares une
potion qui fera tomber mes poils et qui
me redonnera allure humaine.
Terrifiée, la méchante femme obéit.
Le Poilu avala le breuvage magique: ses
poils disparurent sur-le-champ, sa taille
redevint normale et, à la fin de l'opéra-
tion, il était ma foi un fort beau jeune
homme.
Il régna àla place de son père et vécut
longtemps heureux dans ce lointain
royaume avec sa mère à laquelle il se
plaisait à rapporter le produit de ses
chasses fabuleuses, car, ayant vécu de
nombreuses années dans les bois, il était
devenu un excellent chasseur!
L'anneau dbr

I
-
1 était une fois un homme qui était
très pauvre, si pauvre qu'il laissait
ses chaussures à la maison pour
Le garçon s'empressa d'accepter
cette offre car, à la vérité, il était tenaillé
par une faim qui l'aurait fait traiter avec
ne pas les user et cela même en hiver. Sa le diable lui-même!
seule richesse, maintenant que sa fem- Il s'acquitta diligemment de son ser-
me était morte, c'était son fils unique, vice pendant de longs mois; mais voilà
un brave garçon, mais qui avait bien de qu'un jour le vieil homme dut partir.
l'appétit pour un fils de pauvre. Se Avant de prendre la route, il donna ses
rendant compte qu'il était une lourde dernières recommandations:
charge pour son père, le gamin un jour - Sur la table, dans la chambre du
lui déclara: haut, il y a une clef. N'essaie pas de t'en
- Je vais quitter la maison pour cher- servir pendant mon absence, sinon gare
cher fortune dans le vaste monde! à toi!
Le lendemain, abandonnant là son Pendant la journée, le garçon vaqua
père tout chagriné, il prit la direction aux soins du ménage et expédia les tra-
du vaste monde. Après avoir marché vaux courants. Le soir, quand il monta
plusieurs jours sur cette route qui est dans la chambre du haut, il remarqua
fort longue quand on a les poches vides, tout de suite une jolie clef d'argent tout
il rencontra un vieil homme à la sinistre ouvragée qui était posée sur la table.
allure. Le vieillard lui demanda: Brûlant de curiosité, il la saisit, et, à cet
- Où vas-tu donc, garçon, en si triste instant, il avisa dans la paroi une serrure
équipage? qui semblait bien être à la dimension de
- Je vais chercher fortune dans le vaste la clef. Comment résister à la tentation
monde car mon père est trop pauvre de l'essayer, d'autant plus que c'était
pour me nournr. interdit!
- Tu as l'air honnête, robuste et fidèle. Derrière la paroi, il découvrit une
Si tu veux me servir, je ne te promets énorme armoire encastrée dans le mur.
pas la fortune, mais le gite et le couvert, Il l'ouvrit avec sa clef et il y trouva un
ce qui n'est déjà pas si mal. livre de magie et tout ce qu'il faut 83
Dans
, un , ,effort
desespere,
le cheval déchira
son licol
84 et devint oiseau.
Bien caché par les haies qui entou-
raient le jardin, le garçon, devant son
' me'duse,, se transmrma
pere r en un
magnifique cheval blanc qui parla en
pour s'adonner à cet art. Pendant tout ces termes:
le temps que dura l'absence de son maî- ;_ Conduis-moi au marché pour me
tre, le garçon étudia le livre et apprit à vendre, père, et demande un bon prix.
transformer les choses et à se transfor- Mais n'oublie surtout pas, quand tu
mer lui-même. m'auras vendu, de garder mon licol!
Quand le vieux revint, il trouva la Le père s'en fut au marché avec le
clef exactement à la place où il l'avait cheval, mais chemin faisant, ils rencon-
laissée, et il pensa que son valet lui avait trèrent le vieux sorcier qui reconnut
obéi. Quelque temps après, alors qu'il aussitôt qui était ce cheval. Il l'acheta
s'était passé une année depuis son dé- sur-le-champ au père qui, tout étonné
part, le garçon demanda à aller rendre d'avoir fait affaire si rapidement, oublia
visite à son père. Son maître accepta de de réclamer le licol.
le laisser partir. Dès qu'il fut chez lui, Le vieux emmena le cheval chez le
son père lui demanda s'il avait fait maréchal-ferrant le plus proche et lui
fortune. ordonna de porter à incandescence une
- Pas encore, père, mais viens voir der- barre de fer: il avait l'intention d'en
rière la maison. Je vais te montrer ce transpercer l'animal de part en part.
que j'ai appris! Dans un effort désespéré, le pauvre 85
cheval parvint à rompre son licol avant le lui donner, et s'il insiste, vous devrez
d'être supplicié. Il se transforma en le laisser choir au moment où vous le
oiseau et s'envola dans les airs. Le vieux lui tendrez.
se métamorphosa en autour et le pour- Quelque temps plus tard, la princes-
chassa en un vol éperdu. Quand l' oi- se tomba gravement malade. Le vieux
seau survola le palais du roi, il se chan- sorcier se présenta au palais, déguisé
gea en un anneau d'or qui tomba dans en médecin.
le giron de la princesse alors qu'elle - Je peux guérir la princesse à condi-
était assise au jardin. Ravie, la jeune fille tion qu'elle me donne l'anneau d'or qui
'
courut vers son pere: lui est tombé du ciel.
- Papa! Regarde le cadeau que le ciel Tout d'abord, la jeune fille refusa
m'envoie! et elle passa la bague à son énergiquement, mais devant l'insis-
doigt. tance de son père, elle fut bien obligée
La nuit suivante, le jeune homme re- de céder: elle Ôta la bague de son doigt
prit son apparence humaine et la prin- et la laissa choir en la tendant au sorcier.
cesse fut bien effrayée de découvrir un A peine eut-il touché le sol que
garçon dans son lit! Mais celui-ci eut tôt l'anneau se transforma en grain de blé.
fait de la rassurer en lui contant son Le vieux se métamorphosa en poule.
histoire: Le grain de blé se changea en épervier
- Dans la journée, je me retransforme- qui se jeta sur la poule et la dévora en
rai en anneau que vous devrez toujours un clin d' œil. Puis l'épervier devint
porter à votre doigt. Je suis sûr que le un beau jeune homme. Il était libre,
sorcier va encore chercher à me nuire. désormais, et il épousa la fille du roi.
S'il se présente au chlteau sous une
apparence ou sous une autre, il deman- Toi, mets cette fin dans ton bec,
dera l'anneau d'or. Vous ne devrez pas Emporte-la et cours avec!

86
Le fils du sorcier

Au-delà des sept montagnes et des sept Après un moment de stupéfaction,


lacs, le garçon pénétra dans la chambre pa-
Dans le temps où le beurre s'enfuyait des ternelle et appela; il chercha dans les
barattes, moindres recoins, mais en vain. Cepen-
Où les rivières remontaient à leur source dant, sur la table, était posé le pot de l
Et où le soleil se levait le soir. grès ouvert. Le jeune homme se frotta
les aisselles avec l'onguent, s'enfila dans
E
-
n ce temps-là, donc, vivait un
paysan qui élevait seul son fils.
C'était un bon père, affectueux et
la cheminée en prononçant ces mots:
«A travers feuillées et buissons,
A travers eaux et broussa,illes!»
attentif à tous les besoins de son enfant. Il se sentit alors soulevé par une
Depuis que celui-ci était tout petit, force irrésistible à travers le conduit de
chaque jeudi soir, en le couchant, son la cheminée; puis il fut traîné à tra-
père lui recommandait de ne le déran- vers les feuilles des arbres, déchiré dans
ger sous aucun prétexte. Or, en grandis- les buissons d'épines, enfoncé dans
sant, l'enfant devint curieux, et un soir, l'eau glacée du lac; atteignant l'autre
il fit semblant d'aller sagement se cou- rive, plus mort que vif, à demi noyé, il
cher comme d'habitude. Quand la por- fut tiré dans les broussailles et hissé au
te de la chambre de son père fut fermée, sommet d'un haut plateau où il fut
il revint sur la pointe des pieds et épia projeté au milieu d'une assemblée
entre deux planches disjointes. Le pay- d'hommes et de femmes revêtus de
san revêtit ses plus beaux habits du leurs plus beaux atours et qui dansaient
dimanche, s' oignit les aisselles d'un autour d'un immense brasier. Le gar-
onguent contenu dans un pot de grès, çon, éberlué, fut entraîné malgré lui
entra dans la cheminée en prononçant dans une coraule endiablée.
ces mots: Comme le feu retombait, des hom-
«Sur les feuillées et les buissons, mes y mirent à rôtir deux vaches em-
Sur les eaux et les broussailles!» brochées. C'est alors que le jeune
et, floup! il disparut, comme avalé. homme aperçut au bout du pré une 87
grande pierre plate. Sur cette pierre,
un énorme bouc noir trônait. Il agita
une cloche, et tout le monde s'ins-
talla pour manger. Le garçon reçut un
haut de cuisse et, devant un tel régal,
il oublia ses blessures et sa peur. Quand
les convives eurent fini de manger, ils
réunirent leurs déchets: os, tendons ...
et les apportèrent devant le rocher du
bouc noir. Le garçon les imita. Quand
tout le monde eut terminé, l'animal
diabolique reconstitua avec les os le
squelette des vaches, puis il posa sur
chacune sa peau en psalmodiant des
incantations: les bêtes se relevèrent,
vivantes et meuglantes, et commen-
cèrent à brouter. Mais alors, le bouc
1 noir agita frénétiquement sa cloche
et sa voix menaçante hurla:
- Il y a un intrus parmi nous! Regar-
dez cette vache: il manque le haut de sa
cuisse! Qui a mangé ce morceau? «Par le Die:.
Qu'on me l'amène! Tout-Puissant.•
Le jeune homme fut vite repéré, em- couverte de rosée. En s'approchant
prisonné par des mains hostiles, tra1né d'elles, le garçon sut qu'il n'avait pas
jusqu'à la pierre tandis qu'on murmu- rêvé: au haut de la cuisse de l'une
rait pour réclamer sa mort. Alors, un d'elles, il manquait un morceau: celui
cri partit de la foule: qu'il avait mangé!
- Laissez-le! C'est mon fils! Il entreprit de retourner chez son
- C'est ton fils, ricana le bouc noir. père. Mais la pente était abrupte et il eut
Apportez-moi le Grand Livre et qu'il le bien des maux pour atteindre la rive du
signe de son sang! Il fera alors partie des lac. Quand il y fut parvenu, que de pei-
nôtres et aura la vie sauve! ne pour découvrir une barque et pour
On ouvrit devant le garçon un grand traverser l'eau! La journée était bien
livre dont les pages étaient couvertes avancée quand il s'écroula sans connais-
de signatures de toutes sortes. On lui sance devant sa porte. Quand il se ré-
glissa dans la main une plume: veilla, il était bien au chaud dans son lit:
- Coupe-toi le bout du petit doigt et ses plaies étaient pansées, il ne souffrait
signe de ton sang! plus. Son père entra, portant un bol
Le garçon fit semblant d'obéir, mais d'infusion fumante. Il le cala contre des
au lieu d'écrire son nom, il traça une coussins et, en lui faisant boire cette
crmx en murmurant: potion, il lui murmura à l'oreille:
-Par le Dieu Tout-Puissant! - Ne dis rien à personne! On nous
Vous auriez vu ce charivari: on eût ferait du mal!
dit une tornade de fin du monde qui Le garçon promit, et jamais, même
emportait tous ces gens. Le pauvre sur son lit de mort, il ne souffla mot à
gars fut projeté à terre et perdit connais- personne de son aventure.
sance.
Quand il se réveilla, il était seul sur le Alors moi? Comment je le sais? Devinez!
plateau. Un matin gris et terne se levait. Qui me l'a dit?Peut-être la brise du lac
Du brasier, il ne restait guère que des qui berçait ma barque, ou la rivière qui
cendres. Deux vaches paissaient l'herbe dévalait du plateau. Devinez!

92
Le ai-Souris

Il y ,1 de cela très ires longtemps vivait - Sèche tes larmes, Lucetina. Le Roi-
dans lllll..' vallée du Tessin une jeune fille Souris va t'aider!
qui s'appcla,it Lucetin(l. Son père étuit sou- La souris siffla entre ses dents, et aus-
vent en '7.:oyage et Lucetina vz Uù lt seule sitôt la cuisine fut envahie par des cen-
avec sa marâtre quzla nourrissait plus de taines de petites souris. La grosse souris
coups que de pain. ordonna:

U n jour, la marâtre dit à Lucetina:


- Je vais donner une grande fête
et j'ai besoin de beaucoup de
-Au travail, tout le monde! Il faut
faire du pain!
Alors, les souris s'attelèrent à la
tiche: les unes mélangeaient l'eau et la
pain. Voici un sac de cinquante kilos de farine, d'autres pétrissaient la pite,
farine et une seille d'eau. Pétris-moi de les moins courageuses se contentaient
la pite. D'ici ce soir, tu devras avoir d'ajouter le sel et le levain. Bientôt,
tout préparé en miches prêtes à cuire! quatre-vingt miches de pain furent ali-
Et la marltre partit. gnées sur la table.
Quand la jeune fille fut seule, elle - Merci, gentilles souris, s'exclama
,. .'
s mqu1eta: Lucetina. Que puis-je vous donner
- Je n'arriverai jamais à pétrir toute en échange de tout ce travail?
cette farine! - Rien, rien! Ou alors juste un peu de
Et tout en s'adonnant à son travail, pite si tu veux!
elle pleurait à chaudes larmes. Mais sou- Quand Lucetina leur eut donné un
dain une petite voix fluette demanda: peu de pite, les souris remercièrent et .
- Pourquoi pleures-tu ainsi, Lucetina? disparurent. Ce fut le Roi-Souris qui '
Elle regarda à travers ses larmes et passa le dernier dans le trou.•
. ... V,-,<";'·
....... , '•-··-··' , ... ►
. ...
.lJ~ ~
découvrit une grosse souris. ;;.;;;.•";(.,"'.,.,,...,.--. ,

- Oh, souricette! Je pleure parce que QuaÎÎdfa maritre découvrit tous ces
ma maratre " m'a ordonne'de preparer' pains qui gonflaient, elle marmonna:
du pain avec toute cette farine. Si je n'y - Dommage! J'aurais eu grand plaisir à
arrive pas, elle me battra! te battre! Mais ce n'est peut-être que 93
«Pourquoi pleures-tll.,
Lucetina?»
partie remise si demain tu ne rapportes Quand la marâtre revint à la maison,
pas assez de bois pour cuire tout ce elle sentit une bonne odeur de pain
pain! cuit. Elle se précipita dans la cuisine et
Le lendemain matin, bien avant que saisit une miche: aucun doute, elle était
le soleil ne se levât, la marâtre réveilla la bien dorée! Et tous les pains étaient
jeune fille: croustillants à souhait!
-Allez, debout, paresseuse! Lève-toi! ' - Par tous les diables, comment cette
Et va dans la forêt. Tâche de ramasser fille a-t-elle réussi à trouver autant de
assez de bois, sinon gare! bois? Quel dommage! Cette fois en-
La pauvre Lucetina parcourut en core, je ne peux pas la battre.
tous sens le sous-bois, mais elle ne trou-
va pas une branche, ni même une brin-
dille, parce que la veille les forestiers
avaient nettoyé la forêt et brûlé tout ce
qui traînait. Elle se dit:
- Je suis vraiment une pauvre malheu-
reuse! Jamais au grand jamais je n'y
arriverai!
\ Et elle éclata en sanglots.
Mais soudain une petite voix fluette
sortit des racines d'un hêtre:
- Pourquoi pleures-tu, Lucetina?
C'était le Roi-Souris.
- Ma marâtre m'a ordonné de rappor-
ter assez de bois bien sec pour cuire
tout le pain, et je n'ai pas trouvé la / ,j

moindre brindille. Je vais être battue, ,·


; -..r.·
I
c'est sûr! ,:

- Sèche tes larmes, Lucetina, je vais


t'aider!
{r,

La grosse souris siffla entre ses dents


et des centaines de petites souris sor-
tirent des buissons, des racines, des -~·-·~.__ . _ i;d}-
.

arbres ...
- Au travail, tout le monde! Je veux un
tas de bois plus haut que Lucetina!
Aussitôt toutes les souris rongèrent
les branches, les traînèrent jusqu'à la
maison de Lucetina. Celle-ci alluma le
four et enfourna les miches. 95
«Au travail,
tout le monde!
Je veux
que cette maison brille
comme le soleil!»
Le matin suivant, bien avant l'aube, Elle était si heureuse que pour re-
la marâtre réveilla la jeune fille: mercier les souris, elle prit dans la
-Allez, debout, paresseuse! Lève-toi, huche une belle miche de pain dorée et
et nettoie la maison du grenier à la cave. croustillante et la leur offrit.
Je ne veux plus une seule toile d'arai- Le lendemain matin, elle fut réveillée
,•

gnée ni un seul grain de poussière! Que par les cris de sa marâtre:


,' ' tout brille comme le soleil! Demain, je - Vilaine! Voleuse! Gourmande! Pa-
-:, .... ~
✓-
-'"'- - _.
. .'
reç01s. cent mv1tes. resseuse! Souillon!
Lucetina sauta du lit et commença à - Mais je n'ai rien fait, s'écria la jeune
briquer le grenier. Mais il y avait tant à fille.
faire en un seul jour, tant de pièces dans Peine perdue, les coups pleuvaient
cette immense maison, qu'elle arr&ta déjà. Quand la femme l'eut bien battue,
son ouvrage et se lamenta, les yeux battue et rebattue, elle la traîna jusqu'à
pleins de larmes. une cave tout au fond de la terre, une
- Qui au monde pourrait accomplir cave noire, sans fenêtre, fermée d'une
une tâche pareille? épaisse porte en chêne, bardée de fer.
Mais soudain une petite voix fluette Elle ricana:
sortit du coffre à bois: - Maintenant, tu peux crever de faim
- Pourquoi pleures-tu, Lucetina? et de soif! Personne ne peut t'aider!
-Ma marâtre m'a ordonné de net- La pauvre fille cria:
toyer toute la maison en une seule jour- - Maman! Maman! Je n'ai rien fait!
née! Jamais je n'y arriverai, et pour sûr, Maman! Ne m'abandonne pas ici!
je serai battue! Viens à mon secours!
- Ne t'inquiète pas, Lucetina, je vais Mais la marâtre avait déjà refermé la
t'aider. lourde porte à double tour, et dans le
La grosse souris siffla entre ses dents noir la malheureuse Lucetina pleurait
et des centaines de petites souris sorti- toutes les larmes de son corps.
rent de partout: de la cheminée, des - Impossible de sortir! Que vais-je
chéneaux, des poutres... devenir? Je vais mourir. Maman! Aie
- Au travail, tout le monde! Je veux pitié!
que cette maison brille comme le soleil! Mais soudain, une petite
Aussitôt, toutes les souris se mirent à voix fluette jaillit
l'ouvrage: elles enlevèrent les toiles d'un coin du cachot:
d'araignées, grattèrent la suie de la che- - Pourquoi pleures-tu, Lucetina?
minée, nettoyèrent la poussière, lessivè- C'était la voix du Roi-Souris.
rent le sol. Elles travaillèrent tant et - Ma marâtre m'a enfermée dans cette
tant qu'en une heure toute la maison cave et veut que j'y meure de faim parce
était propre comme un sou neuf! Luce- que je vous ai donné du pain!
tina n'eut qu'à ramasser le tas de pous- - Sèche tes larmes, Lucetina, je vais
98 sière et à le jeter à la poubelle. t'aider!
«Maman!
Maman!
Je n'ai rien fait!»
Le Roi-Souris siffla entre ses dents, et penchant vers le Roi-Souris qu'elle em-
des centaines de petites souris surgirent brassa de tout son cœur.
de tous les trous, du sol, des murs et du Alors, quelle merveille! Au lieu du
plafond. Roi-Souris, c'était un beau prince
- Au travail, tout le monde! Nous qu'elle tenait dans ses bras.
allons délivrer cette pauvre fille. Sa Et boum! boum! Il y eut des éclairs,
marâtre l'a enfermée à cause du pain des coups de tonnerre, et toutes les sou-
qu'elle nous a offert. ris se transformèrent: ici des chevaliers,
Aussit&t, les souris se mirent à ron- et là de belles dames.
ger, a' ronger, a' ronger encore 1e ch"ene Le jeune homme dit:
de la porte jusqu'à ce que le bois ne fût - Autrefois, j'étais un roi respecté.
pas plus épais qu'une feuille de papier. Une méchante sorcière m'a transformé
Alors Lucetina donna une pichenette à en souris. Puisque tu m'as assez aimé
la porte qui se cassa et elle put sortir. pour m'embrasser et me rendre ma
- Viens avec nous, dirent les souris! forme première, Lucetina, tu es notre
· Elles marchèrent longtemps et arri- reine et je veux t'épouser!
vèrent devant une grotte. Lucetina dut Peu de temps après, on célébra les
se mettre à genoux pour y entrer. En se noces du Roi-Souris et de Lucetina. Les
relevant, elle découvrit un palais d'or et parents de cette dernière furent invités
d'argent. Dans la plus belle salle, sous au mariage. Le père fut bien accueilli,
un chêne en or, s'assit le Roi-Souris. mais quand la marâtre arriva, de fort
Des souris-soldats, armées d'épées et de méchante humeur comme d'habitude,
lances, prirent place de chaque c&té du ils la rouèrent de coups; puis ils allumè-
tr&ne. rent un bûcher sur lequel ils la firent
- Voici notre roi, dirent les souris qui brûler. Ainsi plus jamais elle ne put
guidaient la jeune fille. faire de mal à personne.
Elles s'assirent autour du tr&ne en or
tout incrusté de rubis, d'émeraudes et Cependant, la fête fut très belle: elle dura
d'améthystes. longtemps, longtemps, et elle dure peut-
- Je t'aime tellement, toi qui m'as ren- être encore, car je n'ai pas entendu dire
du ma liberté! s'écria Lucetina en se qu'elle était finie!

100
),
\
j

La bosse du Saint-Berna d
.. ,

C'est à boire, à boire, à boire! fraîches comme cueillies du matin, une


C'est à boire qu'il nous faut! de raisin blanc, l'autre de raisin noir. Sa
curiosité satisfaite, il ordonna qu'on re-
L
-
es bons moines du Grand-Saint-
Bernard avaient bien de la chance.
Au centre de leur vaste cellier qui
mît tout en place, mais plus jamais Ber-
nard ne donna de vin. On dut désor-
mais le remplir comme une quelcon-
contenait les vins les plus précieux, un que fûtaille. Cependant, à Lourtier,
immense fût trônait. On l'appelait Ber- quand une chose paraît inépuisable, on
i
nard et il avait cette particularité: c'est dit encore: .1

que l'on pouvait en tirer du vin blanc - C'est comme la bosse du Saint- 4
~-~ ,.:,o::t
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l_ -
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ou rouge sans jamais avoir à le remplir. Bernard.


Il suffisait de tourner la guillette en . ,. . '( \ 1 }.

disant: ,~
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- Bernard, donne du blanc! .,, ~ ,. ""'


Et le pichet se remplissait de beau ~
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- . -

.,.,.
--..._/_
fendant pétillant.
Si, par contre, on demandait:
- Bernard, donne du rouge!
... un pinot noir, fruité jaillissait à
volonté.
'
Ce phenomene ' aurait. pu durer eter-
'
nellement. Mais un nouveau prieur ar-
riva au monastère. Quand il apprit
l'existence de Bernard, il voulut savoir
quelle sorcellerie se cachait là-dessous.
Il ordonna qu'on ouvrît le tonneau: des
.
momes-menu1S1ers . . executerent
' ' cette
besogne et quand la bosse fut éventrée, .
le prieur y trouva deux grosses grappes,
a sirène et la jeune fille

Les soirs d'été, quand -vu!cnt les hirm1- «Ma fortune est faite, pensa-t-il. A
delie.-, qua11d bourdonnent les abeiilcs, Porrentruy, ils m'en donneront au
les cw1x vertes du ottbs mummrer1t des moins un sac d'or!»
hzstmres. Ecoutez de toutes ë'OS orczlhs: - Tu crois retirer un gros bénéfice de la
peut-être qu'un chant très doux mon- vente de ma peau, pêcheur? ricana la si-
tera _Jusqu'à :·rJw. Voici ce qu 'il raconte: rène. Je peux t'offrir mieux encore: tu
vois cet écu d'or? Chaque fois que tu le
I
-
1 y avait au bord du Doubs un pê-
cheur qui avait déjà six enfants, et le
septième n'allait pas tarder à naî-
poseras sur le manteau de ta cheminée,
il en tombera autant d'or que tu en au-
ras besoin. Cependant, je te demande
tre. Pêcheur en rivière est un rude mé- quelque chose en échange: ta femme
tier quand on a neuf bouches à nourrir: vient de mettre au monde une fille; va
le poisson ne mord pas toujours à l'ha- me la chercher pour que je l'embrasse,
meçon et le pauvre homme revenait et tu auras l'écu!
souvent bredouille. L'homme courut chez lui: la sirène
Or voici qu'un jour qu'il pêchait au n'avait pas menti, sa femme avait
Courbe, il voulut retirer son filet; celui- enfanté.
ci était si lourd qu'il eut bien de la peine - Tu n'as rien pris, aujourd'hui? s'alar-
à le hisser sur la berge. ma-t-elle. Que vont manger nos petits?
«C'est au moins un brochet de vingt Le pêcheur l'embrassa:
livres! pensa-t-il. Au marché, j'en tirerai - Ne t'inquiète pas, ma femme. Ma
assurément un bon prix!» prise d'aujourd'hui est inestimable.
Quel ne fut son ébahissement, Finie la misère, ma jolie!
quand il écarta le filet, d'y découvrir un Il saisit le nouveau-né dans ses bras et
poisson étrange avec un buste et une s'apprêta à retourner à la rivière.
tête de femme et de longs cheveux - Où vas-tu avec cette enfant?
d'algues: c'était une sirène. Le pêcheur Il dut bien raconter son aventure.
sauta sur un gourdin pour assommer - Ton histoire est étrange, lui dit sa
102 sa précieuse trouvaille: femme. J'ai peur qu'il y ait quelque
«Ma fortune est faite,
pensa-t-il.
A Porrentruy,
Üs m'en donneront
un sac d'or!»
sorcellerie là-dedans. Baptisons d'abord partit de chez elle pour n'y plus reve-
notre petite. Ensuite, tu tiendras ta pro- nir. Sa première visite fut pour le
messe. Va chercher le curé! Courbe, l'endroit mille fois interdit
Après la cérémonie et le repas, le par ses parents.
père apporta la pouponnette à la sirène Près des roseaux et des iris d'eau, elle
qui l'embrassa, la cajola, la câlina. En trouva une charogne, un cheval crevé
donnant l'écu d'or au pêcheur, elle que se disputaient un loup, un épervier
demanda: et un bourdon. Le loup mordait, l' éper-
- Laisse-moi cette jolie, pêcheur! Tu as vier lançait des coups de bec, le bour-
déjà tant d'enfants que celle-ci ne te don piquait. Hou! Hou! Le loup hur-
manquera guère et je réaliserai tous les lait. Yê! Yê! L'épervier piaulait. Bzz!
vœux que tu feras. Bzz! Le bourdon bourdonnait.
Cela effraya le pêcheur qui arracha sa - Arrêtez donc ce vacarme! Vous me
fille des bras de la sirène et s'enfuit en cassez les oreilles avec votre raffut.
courant. Pourquoi vous chicanez-vous pareille-
- Quoi que tu fasses, lui cria la sirène, ment?
elle sera un jour à moi! - J'ai faim, dit le loup. Et ces deux-là
Rentré chez lui, l'homme posa l'écu veulent me voler mon repas!
sur le manteau de la cheminée et alla se - Je vais vous mettre d'accord, propo-
coucher. sa la jeune fille. Toi, loup, tu mangeras
Cling! Cling! Toute la nuit, un bruit la chair; toi, épervier, tu auras les tripes
métallique emplit la maison. Au matin, et la coraille; et toi, bourdon, tu suceras
un gros tas de pièces d'or était posé dans le sang et la cervelle, et du crâne du che-
les cendres. Imaginez la joie des pauvres val tu te feras une maison.
gens! Les animaux, enchantés de ce par-
Un peu inquiet de n'avoir pas tenu sa tage, voulurent récompenser la jou-
promesse jusqu'au bout, le pêcheur vencelle.
acheta une grande maison, loin de la - Pour te remercier, dit le loup, tu
rivière et il mena là une vie aisée et pai- pourras te changer en loup une fois si tu
sible avec sa femme et ses enfants. Les le souhaites!
parents prirent bien soin d'élever leur - Ou en épervier!
fillette dans l'horreur de l'eau et la ter- - Ou en bourdon!
reur du Doubs. Dès qu'elle se fut éloignée, la jeune
Le temps passe vite dans les contes. fille voulut essayer ses nouveaux pou-
L'enfant grandit et devint une belle , voirs. Elle passait près d'un champ où
jeune fille. Elle avait de longs cheveux une femme ramassait des pommes de
soyeux, des yeux de miel vifs comme terre. Elle désira se transformer en
des écureuils; elle n'agissait en tout lo~p. Quand la paysanne l'aperçut, elle
qu'à sa guise et nul n'en pouvait avoir cna:
104 façon. Le jour de ses dix-huit ans, elle -Au loup! Au loup!
t
1
Alertés, tous les villageois arrivèrent
avec des pics, des pioches, des bâtons et
des faux. Entre-temps la jeune fille avait
- Nous sommes trois jeunes gens en-
chantés. Si tu devines qui d'entre nous
est le plus jeune, tu rompras l' ensorcel-
retrouvé son apparence humaine, et ils lement et tu pourras l'épouser. Si tu te
furent tout ébaubis de ne rencontrer trompes, nous te couperons la gorge.
dans le champ qu'une charmante per- La jeune fille souhaita être bourdon
sonne aux longs cheveux soyeux et aux 1 et s'envola sur le front des vieillards.
yeux de miel vifs comme des écureuils. Elle parcourut leur front, tâtant leur
- Tu as la berlue? demandèrent-ils à la peau de ses petites pattes. Elle remarqua
paysanne qui n'y comprenait plus rien. que l'un d'entre eux l'avait plus douce,
Comme la nuit tombait, la fille avisa plus tendre.
une de ces loges où les vaches s'abritent Redevenue femme, elle le désigna:
parfois. Elle se coucha dans le foin. Or - C'est lui, le plus jeune de vous trois!
voici qu'à minuit, la porte s'ouvrit et Aussitôt, les visages se déridèrent, les
trois vieillards, tout courbés par les ans, cheveux blancs se colorèrent, les corps
entrèrent. Ils la réveillèrent: se redressèrent, les dents repoussèrent

Elle remarqua
que l'un d'entre eux
l'avait plus douce,
plus tendre... 105
~t elle fut entourée par trois beaux sur l'armoire. Le jeune homme avait un
Jeunes gens. sommeil agité; toute la nuit, il se décou-
-Quand nous marions-nous, la belle? vrit, il se tourna et se retourna. Et il
demanda le plus jeune et le plus beau disait:
des trois. - J'ai froid aux pieds. Où est ma mère?
- Je suis encore jeunette et je dois de- Pourquoi m'a-t-elle chassé? Je ne peux
mander la permission à mes parents. plus vivre sur cette terre. Il fait meilleur
Attendez-moi ici: je vais préparer les dans l'eau qu'ici! Je veux aller au
noces. Courbe! Je veux retrouver ma maison!
Vous pensez bien qu'à peine échap- Quand le jour se leva, elles'envola de
pée de la loge, elle se jura de n'y plus re- l'armoire et se percha sur un chêne. Il
venir! Et les trois l'y attendent sans sortit bientôt de l'auberge et se dirigea
doute encore. vers le Doubs. Elle le suivit et quand il
Quelque temps plus tard, elle croisa entra dans la rivière, elle redevint jeune
un jeune homme aux yeux couleur fille et courut vers lui en l'appelant.
d'eau et aux cheveux d'algues. Son air Elle se pencha sur l'onde où il avait
mélancolique lui plut énormément. disparu. Une main sortit de l'eau,
Elle voulut être épervier et suivit le gar- l'agrippa et l' entrama vers les profon-
çon en planant dans le ciel. Il entra dans deurs vertes. La sirène aux longs che-
une auberge; il ouvrit la fenêtre d'une veux d'algues était venue chercher celle
chambre, s'accouda au balcon et resta qui lui était promise:
là, triste et rêveur, tout l'après-midi. Et - Je savais bien que tu serais un jour à
tout l'après-midi, du sommet du tilleul moi!
où elle s'était perchée, elle le couva des Sans doute la fille épousa-t-elle l'on-
yeux. Le soir, en se couchant, il laissa la din, sans doute menèrent-ils bon ména-
fenêtre ouverte. Quand il fut endormi, ge ensemble. Mais les gens heureux
elle vola dans la chambrette et se jucha n'ont pas d'histoire!

- ----
«Je savais bier:
que tu serais
un jour à moi!»

107
La Dame Blanche
de Rouëtbeau
Le conte que je m'en vais vous raconter, pos: il pourrait nous jouer un tour! Va,
Ce n'est pas moi qui l'ai inventé. .. mais prends garde de ne pas t'égarer
Las non! vers les ruines du château de Rouël-
Car je suis née un mois trop tard: beau. On raconte qu'on n'a jamais revu
Tous les contes ceux qui s'y sont aventurés les veilles de
Avaient été inventés sans moi! Noël.

I
-
1était une fois, aux environs de Ge-
nève, une pauvre veuve qui demeu-
rait seule avec son fils. Celui-ci al-
- Ne te mets donc pas en souci, ma-
man! Je reviendrai avant que le soir ne
tombe!
Il embrassa sa mère, décrocha le fusil
lait sur ses seize ans. C'était un solide de son père qu'il glissa à son épaule et il
gaillard qui aidait sa mère comme il partit. Et marche que je te marche,
pouvait en s'embauchant dans les mai- quand on marche on fait bien du
sons des alentours. Mais les temps chemin.
étaient durs; il devenait difficile de trou- Arrivé aux étangs, qui étaient gelés, il
ver du travail et l'argent se faisait rare. s'embusqua. Les heures coulaient, la
Noël approchait et le garde-manger journée avançait, mais pas le plus petit
était vide. gibier ne fit frémir les buissons ni les ro-
- Nous n'aurons qu 'une croute de Il seaux. Il repartit et marcha, marcha,
pain et ce morceau de lard pour le Ré- guettant le moindre bruit, attentif au
veillon, soupira la mère. J'essaierai de te plus petit mouvement. Rien. On eût
cuire un bon repas tout de m&me en dit qu'il avançait dans un monde miné-
ajoutant un chou du jardin. ral, un pays de fin du monde: tout était
- Ecoute, mère, dit le fils. Armé du fui, gris et blanc, sans un souffle de vent.
sil du père, je vais aller dans les étangs. La nuit tomba sans qu'il s'en aper-
Ce sera le diable si je ne rapporte pas un çût et, à son insu, ses pas le guidèrent Il avança
canard ou une pièce de gibier! vers le château maudit. Quand il recon- dans un mom
minér~
La femme se signa: nut le lieu où il était, il prit peur. Mais
1 108 - Ne parle pas du diable hors de pro- il pensa à sa mère qui ne s'était plus
unpa
de fin du mona
régalée depuis longtemps: «Coûte que qu'une croûte de pain, une morce de
coûte, il me faut trouver un animal lard et un chou, bien peu de chose
pour ce soir! Peut-être qu'un lièvre ou pour une fête. J'ai pris le fusil de mon
un chevreuil se sera réfugié dans les père, espérant trouver du gibier par ici;
ruines à l'abri du froid!» mais tout semble mort aujourd'hui.J'ai
Il grimpa le raidillon qui menait aux tant de peine pour ma pauvre mère si je
vieux murs. Il atteignait le donjon reviens bredouille!
quand les douze coups de minuit son- - Brave petit! Suis-moi! Je vais t'offrir
nèrent à un clocher lointain. des étrennes. Ne dis rien à personne
Se souvenant des vives recommanda- de ce que tu verras, car tu es et tu
tions de sa mère, le garçon s'apprêta à seras le premier et le dernier vivant que
rebrousser chemin. C'est alors qu'un j'épargne!
souffle glacial le fit frissonner. Il sentit Une poigne glacée et osseuse enserra
son sang se figer et ses cheveux se dres- le bras du garçon, et la Dame Blanche
ser sur sa tête en distinguant dans le l'entraîna vers la grosse tour; ils descen-
noir une ombre blanche qui sortait de dirent un escalier en colimaçon bran-
la tour en poussant d'atroces gémisse- lant et vermoulu qui aboutissait à une
ments. Le spectre le frôla, glissa hors du porte de pierre. Le spectre toucha deux ).

château et disparut. Le jeune homme entailles gravées dans le rocher, et le


aurait dû fuir, mais ses pieds restaient bloc bascula comme s'il ne pesait pas
, au so1. Apres
coiles ' av01r. erre' tout au- plus qu'une plume.
tour des ruines, le fantôme blanc réap- - Entre et prends ce dont tu as besoin
parut et s'arrêta devant lui: pour ta mère et pour toi! dit la reve-
- Que viens-tu faire sur mon domaine, nante en le poussant dans une salle
enfant? Ne sais-tu pas que la nuit de éclairée par de nombreuses chandelles.
Noël appartient aux Trépassés? Au milieu de la salle, un coffre dé-
- Qui... qui êtes-vous? bégaya le bordait d'or et d'argent. Le jeune hom-
garçon. me en emplit sa gibecière, ses poches et
- Je suis la Dame Blanche de Rouël- son bonnet.
beau. Dans un temps dont chacun ici- - Pars, maintenant, et fais-en bon
bas a perdu souvenance, j'habitais ce usage! Adieu, enfant!
château. Depuis ce temps, je veille sur La porte de pierre se referma avec
les tombeaux des miens. Depuis ce fracas derrière le garçon qui se retrouva
temps, je protège leurs trésors enfouis. seul au pied de l'escalier de la tour. Il
A ton tour de me répondre, enfant: le grimpa quatre à quatre, dévala la col-
pourquoi es-tu là ce soir? line, courut à travers les étangs. L'aube
- Madame, dit respectueusement le se levait quand il arriva chez lui. Sa
jeune homme en retirant son bonnet, mère était folle d'inquiétude; quand il
«Que viens-tu faire
ma mere' et m01. sommes s1. pauvres que entra, elle cria de joie et remercia le
sur mon domaine,
enfant?» nous n'avions ce soir pour le souper ciel. Cependant, elle n'était pas seule, 111
car un cousin riche et célibataire était et vermoulu et la porte de pierre; mais
venu réveillonner, apportant dans un malgré tous ses efforts, la dalle ne bou-
panier une poularde et quelques bou- gea pas d'un cheveu. Avisant les entail-
teilles de vin. les, il y posa les mains, mais rien ne se
-Mère! Mère! Regarde ce que je t'ai produisit. Il tenta de creuser pour pas-~ ~
trouvé! Joyeux Noël, maman! cria le ser sous le bloc, mais sa pioche se 6.1: . r J \
garçon en versant le contenu de ses sur le rocher. Il dut abandonner, .ts<?
poches et de son bonnet sur la table. mais il laissa les sacs: «Je reviendrai à
- Seigneur Dieu, où as-tu pris tout ça? Noël, l'an prochain, et je les remplirai!»
- Je marchais dans les étangs en déses- Pendant toute l'année, il imagina
1 1
pérant de te rapporter quelque chose: stratageme sur stratageme pour rappor-
on se serait cru à la veille du Jugement ter le plus d'or possible du château. Il
dernier tellement tout était silencieux monta là-haut des sacs, une brouette,
et sinistre. Je me suis posté à l'affût dans une pelle...
un gros saule. Voilà que le sol a cédé Enfin, Noël arriva. Il se vêtit miséra-
sous mon poids, et dans le trou, j'ai dé- blement et bien avant minuit il était de-
' qui. a d"u etre
couvert ce tresor " cach'e vant le château. Quand les douze coups
dans le temps par un larron. sonnèrent, une bise glacée lui fouetta le
.Le cousin prit une pièce d'or et l' exa- visage; un spectre blanc sortit de la tour
mma: en gémissant atrocement, le frôla, glissa
- C'est un très vieux trésor que tu as hors du château et disparut. Le cousin
déniché là! Ces pièces datent de plu- attendit impatiemment le retour du
sieurs siècles. fantôme. La Dame Blanche s'arrêta
La mère, fatiguée par une telle nuit devant lui:
d'angoisse, monta se coucher. Le visi- - Que viens-tu faire sur mon domaine,
teur versa alors une rasade de vin au vivant? Ne sais-tu pas, à ton âge, que la
jeune homme: nuit de Noël appartient aux Trépassés?
- Maintenant que nous sommes seuls, - Je le sais, belle dame, mais je suis si
•, • I I
entre hommes, dis-moi la vérité, cou- pauvre que J ai espere que vous pour-
sin. Où as-tu trouvé ce fabuleux trésor? riez m'aider!
- Sous le gros saule, comme je l'ai - Si pauvre, vraiment? demanda la
raconté! se défendit le garçon. Dame Blanche en toisant l'homme qui
Mais le vin fait venir les s'était agenouillé devant elle. Dis-toi
secrets sur l'eau; le cousin lui que le trop de biens tord le cou! Suis-
offrit tant et tant à boire qu 1il moi!
rapporta tout: le château, la Dame Elle enserra de sa poigne glacée et
Blanche, l'escalier du donjon, le coffre. osseuse le bras du cupide et l'entraîna
Le lendemain, le cousin monta avec dans l'escalier de la tour. Elle effleura
une pioche, une lampe et des sacs à les. entailles de la dalle de pierre et le Sans doute le cou
112 Rouëlbeau. Il trouva l'escalier branlant bloc bascula, découvrant une salle éclai- y est-il encc
rée de bougies au milieu de laquelle un Sans doute le cousin y est-il encore,
coffre ancien débordait d'or et d' ar- entassant dans ses sacs l'or et l'argent
gent. En passant, le cousin prit les sacs des seigneurs de Rouëlbeau. Plus jamais
et la brouette qu'il avait entreposés là. Il on ne l'a revu, et plus jamais nul n'a
plongea à pleines mains dans le trésor. rencontré non plus la Dame Blanche
Mais le coffre semblait sans fond et se dans son chateau.
remplissait à mesure qu'il y puisait. Quant à la veuve et à son fils, ils ache-
Soudain, la voix sépulcrale de la tèrent une ferme avec quelques bêtes et
Dame Blanche résonna: depuis ils n'ont plus connu la misère.
- Homme trop cupide, ton heure est
passée! Cette histoire que je vous ai contée,
La porte de pierre se referma avec Ce sont vos Anciens qui l'ont inventée.
fracas. A vous de la relancer!
Jean-sans-peur

I
-
l y en a qui racontent que par une
belle soirée d'été, les pâtres de la
montagne étaient à la veillée, là-
pour une vache, même la plus belle du
troupeau, c'était de la folie!
-Eh bien, Jean-sans-peur, qu'en dis-
haut dans un mayen. tu? Mais fais bien attention! Si tu ne
L'un d'eux, qui était premier vacher, tiens pas ton pari, tu devras me rem-
était surnommé Jean-sans-peur par ses bourser le prix de la bête!
1
. compagnons. En effet, il se vantait de Jean-sans-peur, qui tisonnait le feu,
n'avoir peur de rien ni de personne: releva la tête:
les histoires de diable ou de - Pari tenu! Mais je demande aupara-
chenegouda, de spectres et vant de pouvoir descendre au village
de revenants le faisaient rire pendant trois jours pour mettre de
et hausser les épaules. C'était un l'ordre dans mes affaires!
vrai montagnard. Ce soir-là, donc, on - Accordé, dit le chef.
parlait des événements de la journée, Arrivé dans son village, le jeune
des tâches du lendemain, puis la conver- homme alla directement au couvent
sation dévia sur les servans malfaisants. des Capucins et demanda une entrevue
-Arrêtez vos balivernes! s'écria Jean- avec le Père gardien. Il lui raconta son
sans-peur. Le diable me fricasse si tout pari. Le moine se rembrunit:
cela existe! - Malheureux! Sais-tu bien quelles for-
-Ecoute-moi, Jean, lui répondit le ces tu vas réveiller là? Pendant tes trois
chef. Je te parie ma plus belle vache que jours de sursis, va prier dans notre cha-
. . tout courageux que
tu n'oseras pma1s, pelle, mon fils. Quant à moi, je vais ten-
tu sois, monter à minuit tout en haut ter de t'arranger une protection contre
du Sex Rouge, et crier par trois fois: l'innommable!
" dessec
«Tete ' h'ee, repon
' ds a' ce11e qui. est Après trois jours de prières et de
verte!» jeûne, Jean-sans-peur alla trouver le
1t Tous les bergers se regardèrent en Père gardien qui lui recommanda:
frémissant. Certes, le marché était ten- - Attache cet encens bénit à ton bâ- «Jet
114 tant, mais risquer la mort éternelle ton de vacher; prends aussi ton sabre ma plus belle ~
militaire et gravis la montagne avant le Il reprit son souffle et cria plus fort:
coucher du soleil. Arrivé au sommet, - Tête desséchée, réponds à celle qui
trace un cercle avec ton sabre en cou- est verte!
pant l'herbe autour de toi. Ensuite, ins- Mais seule une chouette hulula sinis-
talle-toi à l'intérieur de ce cercle et n'en trement.
sors sous aucun prétexte, quoi qu'il - Alors Jean-sans-peur, bien persuadé
arrive pendant la nuit. Va, mon fils, et 1 qu'il avait raison de croire que tout cela
que Dieu te protège! n'était que superstitions, hurla de toute
Jean-sans-peur attacha l'encens bénit la force de ses poumons:
à son bâton ferré, prit son grand sabre - Tête desséchée, réponds à celle qui
et remonta au mayen. est verte!
Il mangea avec ses compagnons; il Mais alors ... alors ... une armée de tê-
allait se mettre en route vers le som- tes de morts se pressèrent tout autour
met quand le chef le héla: du cercle en grinçant:
- Tu oseras vraiment affronter les - Que veux-tu de nous? Pourquoi
forces de la nuit? Cessons ce pari idiot! nous as-tu appelées? Sors de ce cercle!
- Craignez-vous que je réussisse, Nous exaucerons tes souhaits!
maître? demanda Jean-sans-peur. Jean-sans-peur se serra bien au milieu
En vérité, le chef avait peur de per- du cercle.
dre sa plus belle vache. Quand il vit son D'autres têtes lancèrent:
premier vacher partir d'un pas décidé -Retire ton tranchant! Pourquoi nous
vers le Sex Rouge, il résolut d'imaginer as-tu appelées?
une ruse pour l'effrayer. Cependant, Jean-sans-peur pressa son sabre dans
Jean-sans-peur était arrivé au sommet: samam.
il coupa un cercle d'herbe à l'aide de D'autres encore croassèrent:
son sabre, il s'assit au centre en prenant - Jette ton pointu! Que nous veux-tu?
bien garde de ne pas laisser dépasser un Jean-sans-peur empoigna plus fort
pan de son manteau ou un bout de son son bâton de vacher.
soulier. Tranquillement, il dîna d'un D'autres encore vociférèrent:
fromage, de noix et de pain noir; puis - Jette ton bénit! Sors de ce cercle!
il dormit un moment en attendant Jean-sans-peur serra contre lui l'en-
mmmt. cens bénit.
Enfin, le vent de la vallée lui apporta Les têtes criaient de plus en plus fort,
le son de la cloche d'une église, et il sut de plus en plus fort, et elles tour-
qu'il était minuit. Il cria alors d'une naient autour du cercle de plus en plus
voix. peu assuree:' vite, de plus en plus vite, dans une
·:·que_tu n'oseras - Tête desséchée, réponds à celle qui ronde infernale.
mats
monter à minuit
est verte! - Jette ton tranchant! Sors de ce cercle!
tout en haut Mais seul le vent de la montagne Pourquoi nous as-tu appelées? Jette ton
du Sex Rouge!» répondit à son appel. bénit! Que nous veux-tu? Jette ton 117
pointu! Sors et nous t'exaucerons! Il fut tout étonné de voir les autres se
Pourquoi nous as-tu réveillées? signer. Ils lui expliquèrent que le chef
Et elles hurlaient ainsi sans arrêt s'était embusqué pour l'épouvanter,
pour lui tourner la tête. Mais Jean-sans- revêtu de la peau du bœuf noir qui
peur, agrippé à son sabre et à son baton, était mort quelques jours auparavant.
resta inébranlable. Ils coururent jusqu'au cadavre, mais
Enfin là-bas, dans le village de la val- 1 quand ils voulurent enlever la peau de

lée, le coq chanta et l'aurore blanchit les bœuf, celle-ci resta collée au corps.
; -, crêtes. Les forces de la nuit se dissipè- Jean-sans-peur descendit alors à son vil-
rent avec la brume du matin. Jean-sans- lage demander l'aide du Père capucin,
peur, soulagé mais épuisé, s'apprêta à avec son étole et son eau bénite, pour
redescendre. l'enterrement. Mais malgré les prières
Au détour du chemin, jaillissant du moine et les efforts des bergers, on
d'un buisson de genévrier, un énorme ne put soulever le chef du sol. On dut
taureau, noir comme l'enfer, beuglant creuser sous lui une grande fosse et le
et écumant, essaya de le terrasser. recouvrir de terre à l'endroit même où
- Qu'est-ce que c'est que cette vilaine il était mort. L'herbe, depuis, n'y a plus
bête en forme de taureau? s'étonna le repoussé, et les bêtes évitent de fouler
vacher en esquivant l'attaque. ce talus.
- Je suis le diable, gronda le monstre. Quant à Jean-sans-peur, il hérita de
- Eh bien le diable, il faut le tuer! la plus belle vache du troupeau et fut
reprit Jean-sans-peur. élu chef à la place de celui qui était
Et d'un coup de sabre il coupa l' ani- mort. On le respecta toujours, car il sut
mal en deux entre les cornes. Puis il toujours se montrer aussi juste qu'hon-
continua gaillardement son chemin. nête et aussi honnête que courageux.
Arrivé au mayen, il y rencontra tous
les bergers, sauf le chef. Si vous ne me croyez pas, ce n'est pas moi
- Il aura eu peur que je revienne, se qui ai ment · ce sont les Anciens qui l'ont
moqua-t-il. raconté ava t moi!
Et s'installant près de ses compa-
gnons, il leur raconta sa nuit: le Sex
Rouge, les têtes coupées, les hurle-
ments, le diable noir sous forme de
taureau ...
- Tu n'as pas eu peur de lui? deman-
dèrent les patres.
- Après la nuit que je viens de passer,
plus rien ne peut m'effrayer. Je l'ai cou-
pée en deux, cette méchante bête, avec
efette ton pointu!...» mon sabre que voici! 119
Le hibou

En rentrant che7 moi un soir de pleine


lune, en compagnie d'un vieux paysan
P ar une belle nuit d'été, un berger,
assis devant son chalet, mangeait
tessinois, je ·voulus chasser une chouette - sa polenta avec du lait. Un hibou
qui volait au-dessus de nos têtes. Je fis: volait sans arrêt autour de la maison en
«Cn uut! chuutf>> en agitant les bras pour criant d'une voix rauque et lugubre:
éloigner cet oiseau de mauvais augure, - Orok! Orok!
car on dit dans le Tessin que lorsqu'un Le berger, voulant le chasser, s'amu-
oiseau de nuit crie près d'une maison, sa àl'imiter:
c'est pour annoncer la mort prochaine de - Orok! Orok!
quelqu'un. Mais mon vieux compagnon Mais comme l'oiseau ne faisait pas
me prit par le bras t me dit: mine de partir, il se dit: «Pourquoi ne
«Arrête! Ne chasse pas cet oiseau! C'est l'inviterais-je pas àsouper avec moi?»
très imprudent ce que tu fais /,à, La nuit, Alors il cria:
les oiseaux nocturnes ont le droit de voler -Hibou toi
où ça leur plaît sans être dérangés par les Hibou moi
hommes. Et puis, es-tu sûr qu'il ne s'agit Hibou, si faim tu as
pas d'une âme condamnée à ne jamais Viens manger avec moi!
trouver de repos, ou bien d'un mauvais A peine eut-il prononcé le dernier
esprit qui cherche une ·victime ou encore mot qu'un horrible monstre apparut
d'une méchante sorcière qui prend l'as- devant lui. Son énorme tête de hibou
pect de cet oiseau pour participer à un surmontait un corps d'homme. D'une
sabbat? Ne crains-tu pas de connaître la voix de tonnerre qui aurait fait trem-
mésaventure d'un berger qui invita un bler l'homme le plus courageux de la
hibou à souper chez lui après avoir tout , terre, il demanda:
d'abord voulu le chasser? - Qu'as-tu àm'offrir, toi qui m'as invi-
Je ne connaissais pas cette histoire et je te' a' soupeu.
le priai de e la raconter. Tout en che- Le pauvre berger, terrorisé par cette «OrokJ
minant à mes côté~~ le ·vieux paysan com- apparition inattendue, proposa d'une Orok!
120 mença: voix tremblante: Qu'as-tu à m'offrir?>
- Voilà un chaudron de polenta: je vais Le hibou se rua à l'écurie, dévora le
chercher du lait. porc, toutes les chèvres et toutes les
Le hibou engloutit la polenta en un vaches, sauf une qu'il n'osa pas toucher
clin d'œil. car une image de la Vierge était gravée
- Orok! Orok! J'ai faim! cria-t-il au sur son toupin. Furieux que cette bête
berger. Qu'as-tu à m'offrir? lui échappât, il revint fou de rage vers
- Voici un bol de séré. Mange-le! le berger et rugit:
En un moment, le séré fut dévoré. - Orok! Orok! J'ai faim! J'ai faim! J'ai
-Orok! Orok! J'ai faim! cria de nou- faim! Qu'as-tu à m'offrir?
veau le monstre. Qu'as-tu à m'offrir? Alors le pauvre pâtre baissa la tête et
- Voici deux pains de mascarpa. murmura:
Mange-les, et sois enfin rassasié! - Maintenant, je n'ai plus rien!
Mais l'ogre ne fit qu'une bouchée des -Alors, je vais te manger!
deux fromages, et avant que le berger eût - Jésus! Marie! Venez à mon secours!
repris son souffle, il criait de nouveau: s'écria le berger.
- Orok! Orok! J'ai faim! Qu'as-tu à Et d'un seul coup, il sauta sur son lit,
m'offrir? arracha le crucifix suspendu au mur et
-Ouvre le grand bahut! et mange le le porta à ses lèvres.
pain, la farine, le sel, le sucre, le café, le A ce moment même, l'angélus du
riz, tout ce que tu trouveras! matin sonna au clocher, là-bas dans la
Le glouton ne se fit pas prier, et en vallée. Et le monstre perdit toute sa
un instant, le coffre fut vidé de son con- rage.
tenu. Mais le hibou était comme un fût - Remercie la Madone que l'angélus
sans fond, et il se remit à crier comme ait sonné. Car à partir de cet instant, je
s'il n'avait rien mangé depuis des ne puis rien faire qui dérange l'homme
siècles: ou les animaux diurnes. Mais rappelle-
r.. . ~~,; - Orok! Orok! J'ai faim! Qu'as-tu à toi à l'avenir que la nuit appartient aux
~ m'offrir? animaux nocturnes, et que de l'angélus
Le berger lui donna la clef de la laite- du soir à l'angélus du matin, nous avons
rie et lui dit: le droit de nous déplacer sans aucune
- Va! Mange le beurre et les fromages entrave aussi bien dans les montagnes
qui mûrissent sur les étagères, et si tu as que dans les plaines. Malheur à celui qui
soif, bois le lait que tu trouveras là. enfreint cette loi! A vous le jour, à nous
Au bout de cinq minutes, le monstre la nuit!
était de retour, tout aussi affamé et 1 Ayant ainsi parlé, le monstre fran-
hurlant: chit la porte et disparut à jamais.
- Orok! Orok! J'ai faim! J'ai faim!
Qu'as-tu à m'offrir? - SoU'viens-toi de cela, me dit le vieux
- Descends à l'écurie, et mange le paysan en me quittant devant ma porte.
122 cochon, les chèvres et les vaches! Le jour est à nous, la nuit est à eux!
Le berger et son servan ·
~
1J'.

Marche aujourd'hui, marche demain! mes bêtes, les traire, préparer le beurre
A force de marcher et le fromage; je ne crois pas que j'aurai
On fait bien du chemin! le courage de me cuire quelque chose.
Si on ne tombe pas, Dire que je n'ai jamais voulu me ma-
On n'a pas la peine de se relever! rier. Une femme, ça ne peut que vous
Criel Crac! encombrer, je pensais! Mais ce jour,
Un conte dans mon sac! s'il y en avait une qui m'attendait là-

C 7,\
ette année-là, l'hiver était rude
dans les Alpes. La neige n'en
haut, je serais bien aise, ma foi! S'il n'y
avait pas les bêtes, je me coucherais là, •
et je m'endormirais une bonne fois!»
~
~~
- finissait pas de tomber, et on Broyant ainsi des idées noires, le ,_ 4
n'avait pas fini de pelleter qu'il fallait viejllard ~va?çai~, ?rassant la neige ~~~[~
recommencer. Et quand il ne neigeait fraiche qm lm arrivait au genou. ·~ ~
plus, la bise vous fricassait les oreilles et Soudain, au détour du chemin, il
vous coupait le souffle. aperçut son chalet: il lui sembla voir de ~-
. f
En ce jour de novembre, un vieux la fumée s'échapper de la cheminée. ~
berger tout cassé par l'âge remontait de «Est-ce que j'ai la berlue? Non, une
la vallée jusqu'à son mazot perdu dans bourrasque a sans doute balayé la neige
la montagne, tirant derrière lui une du toit, et j'ai cru que c'était de la
luge sur laquelle étaient attachées deux
boilles vides.
«Misère de misère! se plaignait-il.
fumée!»
Néanmoins, piqué par la curiosité, il
accéléra le pas. Quand il poussa la lour-
*
Quelle idée j'ai eue, dans mon jeune de porte de mélèze noircie par le temps,
temps, de vouloir demeurer loin du vil- ses narines se dilatèrent agréablement:
lage! Vive la solitude, la tranquillité, la une délicieuse odeur de papet au poi-
liberté, que je disais. Mais maintenant, reau flottait dans la salle. Il entra et, oh!
quelle vie difficile! Ah! Quand je pense surprise! crépitant joyeusement, les
à ma chambre toute froide: en arrivant, flammes léchaient le fond de la marmi-
il me faudra ranimer le feu, fourrager te; la vaisselle était rangée, le sol balayé. 123
Il entra dans l'étable: les vaches, cou- Or voici qu'une nuit, il fut réveillé
chées sur une litière fraîche, ruminaient par un bruit: quelqu'un chantonnait
paisiblement devant des mangeoires dans la salle commune. Il se leva sur la
garnies de foin; à côté de la baratte lavée pointe des pieds et guigna par le trou de
et retournée, une grosse motte de beur- la serrure. Il fut tout étonné de décou-
re reposait auprès de fromages qui vrir sur la table un bonhomme à peine
s'égouttaient. Il courut à sa chambre: le ' plus haut que la baratte dont il tournait
lit était fait, la montagne de linge sale le baratton avec ardeur tout en chan-
qu'il entassait dans un coin avait dispa- tant. C'était donc lui, le bienfaiteur?
ru; il ouvrit son armoire: tout était lavé, - Un servan! Et il est tout nu, le
repasse,' range.' pauvret! Sûr qu'il crève de froid! Pour
Le berger appela pour remercier son le remercier, je m'en vais lui acheter
bienfaiteur. Il chercha à travers tout le un beau petit habit demain au village!
mazot et ne trouva personne. «Se pour- Le lendemain, il choisit un joli cos-
rait-il que ce soit un passant? Mais qui tume ainsi qu'un bonnet de laine, des
peut bien venir par ici par des temps de petites chaussettes et des chaussures
cochon pareils?» rouges. Le soir, il posa ses cadeaux
Ce soir-là, notre homme n'eut que la sur la table, bien en évidence près de
peine de s'installer confortablement, de la baratte.
se servir une assiettée de papet, de s' al- Vers le milieu de la nuit, il fut réveillé
lumer une pipe et de la fumer tranquil- par un éclat de rire et par des applaudis-
lement avant de se coucher. sements. Il courut vers la porte de sa
,~.-.-;~ Le lendemain matin, chambre qu'il avait laissée entrouverte;
quand il alla traire ses le servan, tout habillé, dansait sur la
b&tes, le lait tiré attendait dans les table en frappant des mains et en
· · boilles qu'on le descendît au village. chantant:

Ï Le vieillard n'eut qu'à les charger sur la


. luge, ainsi que le beurre et le fromage.
~~rr:i ~7
Quand il revint le soir, la maison était
chaude, le repas préparé, les vaches soi-
gnées. Et cela se renouvela chaque jour.
Et ce qui était extraordinaire, c'est que
la réserve de foin ne diminuait pas et
Jin1 ~}j jr,
,.,, Tu m'as fait tant trop beau
.i

qu'aucun aliment n'était acheté pour la


cuisine. Si bien que le bas de laine du
berger gonflait à craquer.
Après l'hiver vint le printemps, un
9#y.;01,ffJ.
r
nJe;_,
Ji
e · tn/ - Ier soir;
Et quand 11
printemps pluvieux et venteux; mais
il ne neigeait plus,
la bise vous fricassait le vieillard s'en souciait comme d'une
les oreilles. guigne. Il vivait heureux.
<;1 #.J ·J
Ou ta vache ou ton veau! 125
Le petit bonhomme virevolta puis Et il ne revint plus jamais!
sauta de la table tout en continuant à Mais pendant son séjour, le vieil
danser et à chanter: homme avait amassé suffisamment
- Berger pour me voir, d'argent pour acheter une petite bico-
Tu m'as fait tant trop beau que pour lui et ses bêtes à la sortie du
Pour étriller ce soir village, et ses derniers hivers furent
Ou ta vache ou ton veau! moins pénibles. Parfois, quand la bise
Comme il allait vers la porte du ma- vous fricassait les oreilles et vous cou-
zot, le berger sortit de sa chambre en pait le souffle, vous pouviez l'entendre
l'implorant: chantonner mélancoliquement:
- Où vas-tu? Reste avec moi! Je vou- - Berger pour me voir,
lais simplement te dire merci! Tu m'as fait tant trop beau
Mais le servan éclata de rire, ouvrit la Pour étriller ce soir
porte et après une dernière pirouette Ou ta vache ou ton veau!
disparut dans la nuit en chantant:
- Berger pour me voir,
Tu m 4s fait tant trop beau
Pour étriller ce soir
Ou ta vache ou ton veau! ' t

,_
La Rosede La Béroche

Tourne, ma vioule, tu es mon gagne-pain! sur sa vie et sur celle de ses proches. La
Si je n'avais pas ma vioule, jeune fille répondit volontiers:
Je crèverais de fi iml - L'un de mes frères est mort cette

D u temps passé, du tout vieux


temps, du temps si lointain que
-- - nos grands-parents eux-mêmes
année du mal de ventre. Mon père a
si mal au dos qu'il ne peut se tenir
droit. Quant à ma pauvre mère, elle
tousse tant qu'elle ne dort plus. La vie '
:,._ ., I; ,-,.!f'
":··~f'~".
///
1

1,x ,
, 1/o· r
en ont perdu la mémoire, de grandes est difficile chez nous, ma belle dame. 1ëf;'
roselières envahissaient les rives du lac Mais que peut-on y faire? C'est le
de Neuchâtel. destin!
A l'abri des roseaux, loin des regards Quand elles eurent accosté, la Dame '-\17
indiscrets, une jeune fille aux longs che- Blanche pria Rose de l'accompagner ~
{ -
veux dorés venait souvent se baigner. dans les prés. Elle ramassa un bouquet ·-'{l:.l:t'
Elle s'appelait Rose. de plantes de toutes sortes: de la sauge, {et"/ 'âi. ~ nah,V
Un jour qu'elle nageait dans l'eau de l'argentine, de la belle-étoile, de la
claire près du grand saule, elle s' enten- reine-des-prés, qu'elle entrelaça de
dit appeler. Elle retourna sur la berge et branches de tilleul et de frêne.
y découvrit une grande dame toute - Pour te remercier de ta peine, voici
vêtue_de blanc qui lui dit: des plantes aux mille vertus: grâce à
- Bien le bonjour, ma belle enfant! Je elles tu pourras guérir tous ceux que tu
suis en voyage dans ce pays et je dois me aimes!
rendre sur l'autre rive du lac. Pourrais- De retour chez elle, Rose confec-
tu m'y transporter? tionna des infusions et des cataplasmes
Rose courut chercher la pirogue que dont la Dame Blanche lui avait confié
son père lui avait creusée autrefois dans le secret. Quand son père rentra des
un tronc de chêne. Elle aida la dame à champs, tout courbé à cause de son
embarquer et entreprit courageuse- mal, elle le frictionna avec une de ses
ment la longue traversée. Pendant le pommades merveilleuses, puis lui fit
voyage, la Dame Blanche l'interrogea boire une potion et, dès le lendemain, il 129
était de nouveau droit comme un jeune Dame Blanche qui l'avait dotée de mys-
homme. Grâce aux soins de sa fille, la térieux pouvoirs. Il sentit alors germer
mère put enfin passer une nuit calme. en lui la pire jalousie que vous puissiez
Comme une traînée de poudre, le imaginer: «Qui aura peur de moi s'ils
bruit se répandit dans le village: la Rose ne craignent plus la maladie? Et cette
de La Béroche savait guérir! fille, m'a-t-elle seulement demandé la
A partir de ce jour, ce fut un défilé permission de soigner mes gens? Je dois
ininterrompu dans la pauvre cabane: agir, et vite!»
les mères amenaient leurs petits enfants Le gros chef s'éloigna de sa grotte
fiévreux, les paysans blessés accou- d'un pas pesant. Quand il arriva tout . I')Jdlt. -..dor
/ .
raient pour que Rose pansât leurs grommelant à la hutte de Rose, celle-ci {t /1 /1;1 m cil a/,11,,)
plaies, les vieillards perclus de rhuma- était seule et pilait des plantes. Elle lui
tismes se pressaient chez elle pour re- fit bon accueil et s'enquit de sa santé.
trouver la souplesse de leurs vingt ans. Cela ne fit qu'aviver la colère de
Or tout le pays appartenait à un l'homme qui ordonna brutalement:
chef très cruel qui demeurait dans une - Suis-moi immédiatement, et mène-
grotte, une «cave» qui domine La moi à l'endroit où tu étais quand
Béroche. De son antre, il pouvait sur- l''etrangere
' t 'a he'l'ee.'
veiller les alentours. Comme il ne Apeurée, la jeune fille le conduisit à
bougeait guère de devant sa porte, il la roselière, sous le grand saule.
était gras comme un blaireau. C'était - Que faisais-tu quand tu as entendu
à lui qu'il fallait demander le droit de cette femme?
ramasser les châtaignes, les glands, - Je nageais dans l'eau claire!
les faînes, les pommes sauvages et tous -Eh bien, nage donc! grogna-t-il en lui
les petits fruits que produit la nature; lançant un regard sombre et menaçant.
à lui qu'il fallait acheter la permission Elle obéit et commença à nager.
de chasser les lièvres et les perdreaux, Alors le mauvais bougre entra dans
les sangliers et les chevreuils; à lui le lac, lui posa la main sur la tête et
qu'il fallait louer les parcelles à esserter l'enfonça longuement sous l'eau. Son
pour les transformer en champs et les forfait accompli, il remonta tout tran-
cultiver en blé et en avoine, en carottes quillement chez lui, soulagé, et s'assit
et en poireaux. Chaque jour, tous les devant l'entrée de sa grotte, comme
villageois des environs devaient lui à son habitude.
' ,(; ~ . , j J
• ./ ffl/Jt- tÛJ-, .. 'JtJ apporter tribut et lui rendre hommage.
r
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'i!/ M/liit(
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Mais depuis que la Rose avait le pou"'
~:1)
id1.i.,, ..
voir de guérir, les gens de son village
négligeaient leurs devoirs envers leur
chef. Celui-ci ne tarda pas à le remar-
quer. Il entendit chanter les louanges de
132 la guérisseuse et on lui parla d'une
Quand la nuit tomba, la mère de Aussitôt, les joues pâles de Rose
Rose s'inquiéta de l'absence de sa fille. devinrent pétales satinés et ses che-
Elle sortit avec un brandon et alla chez veux dorés étamines d'or, cependant
les voisins, mais personne ne put la ren- que l'air s'embaumait d'un parfum
seigner. Enfin, après de longues et vai- inconnu; son corps s'allongea en une
nes recherches, on abandonnait tout tige souple et légère qui grimpa le
espoir quand un enfant s'écria: 1
long du rocher, s'y agrippant grâce à
- Mais je l'ai vue, la Rose! Elle allait de fines épines; au bout de ses doigts
vers le grand saule avec le chef! s'ouvrirent des feuilles vertes et bril-
Guidés par le garçonnet, la mère et lantes: Rose était églantine, la rose
les voisins descendirent vers le lac. Sou- sauvage dont chaque partie guérit.
dain, la femme aperçut quelque chose Assis devant un feu, au seuil de sa
de blanc qui flottait entre les roseaux: grotte, le chef noyait son crime dans
- Regardez! C'est sa couronne de mar- un pichet de cidre. Les villageois, du
guerites! Rose! Rose, réponds-moi, ma lac, apercevaient sa silhouette solitaire
petite fille! qui se découpait sur le brasier. La
Las! ce n'étaient pas des fleurs mais le Dame Blanche tendit la main dans sa
corps de son enfant qui flottait sans vie direction et proféra ces paroles:
entre les roseaux! - Chefcruel!
La pauvre femme en poussa un tel cri Ours tu as été!
que toute La Béroche en frémit de ter- Ours tu seras pour l'éternité!
reur. De partout, les gens accoururent Aussitôt, un coup de tonnerre fit
pour apprendre quel malheur était arri- trembler la terre. Au même moment, le
vé, et beaucoup de poings impuissants maître de La Béroche sentit ses jambes
se levèrent en direction de la «cave» du s'enfoncer dans le sol et la fourrure qui
tyran. La mère éplorée ne cessait de se le réchauffait lui coller à la peau. Puis
lamenter: le froid gagna inexorablement ses
- Sois maudit, chef cruel! tu as tué ma membres jusqu'à ce que son cœur fût
Rose, mon enfant! Ah! si seulement enserré dans une prison de pierre.
quelqu'un osait! Le lendemain, à l'aurore, des pay-
A ces mots, un coup de tonnerre sans lourdement chargés montaient
éclata et, dans un éclair, la Dame vers la grotte du chef: l'un portait un
, ?f,,.,-'I Blanche apparut. Elle s'inclina vers le sac de blé, l'autre une bouteille de cidre
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corps de la jeune morte et murmura
d'une voix douce:
- Rosel Rose tu étais! Rose tu seras pour
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..,
frais, le troisième un cuissot de che- Les compagnes de la Dame Blanche,
vreuil: tous allaient payer leur tribut. les filles, comme on les appelait, avaient
Quand ils arrivèrent devant la grotte, élu domicile dans l'antre du monstre.
ils s'arrêtèrent, intrigués: à l'endroit où C'est pour cela que cette grotte a pour
le chef avait souvent coutume de pares- nom la Cave aux Filles et que plus
ser au soleil se dressait un ours de pierre aucun Bérochau n'y a habité.
couvert d'une toison de mousse. Ils ap- Et c'est depuis ce temps-là, par ma
pelèrent, personne ne répondit. Le plus foi, que la rose fleurit à La Béroche,
courageux des trois s'aventura dans les jardins et dans les haies,
jusqu'à l'entrée de la grotte; mais embaumant l'air et
il y entrevit des formes enchantant les cœurs.
blanches qui flottaient dans
l'ombre; saisi par la panique, Tourne, ma vioule, tu es
il prit la fuite, suivi mon gagnepain!
de ses compagnons qui Si je n'avais pas ma vioule,
abandonnèrent là leur je crèverais de
chargement. faim!

134
L'homme qui épousa une fée

Le conte que je m'en vais vous dire est un d'un piquet: s'élevant d'un rocher
conte vrai. gris tout proche, un merveilleux chant
Pourquoi est-il vrai? de femme, attirant et envoûtant, parve-
Parce que c'est ma grand-mère qui me l'a nait jusqu'à lui:
raconté! -Ah! Léo léo léo-o-o!
Et c'est sa grand-mère qui le lui raconta, Le garçon abattit son maillet sur le
Et les grands-mères ne disent pas de men- pieu, et se remit à l'ouvrage. Mais de
songes, n'est-ce pas? nouveau, le chant s'éleva:
-Ah! Léo léo léo-o-o!
0 r donc, dans le vieux temps, il
y avait un riche paysan qui
n'avait qu'un fils. Celui-ci arri-
Piqué au jeu, le berger répondit:
- Ah! Léo léo léo-o-o!
Alors, de derrière le rocher, apparut
1.
1 '.
vait sur ses vingt ans et il était sérieux une jeune fille tout de blanc vêtl!,e, plus
et travailleur; il ne donnait que des satis- belle qu'un soir d'été: ses longs cheveux
factions à ses parents. Mais il ne s'inté- flottaient sur ses épaules comme l' om-
ressait guère aux filles et était très sau- bre de la nuit, ses sourcils étaient aussi
vage. Tout l'hiver, il attendait avec réguliers et fins que deux croissants de
impatience la montée à l'alpage, car son lune, ses yeux avaient la couleur et
plus grand plaisir était de s'occuper l'éclat des myosotis de montagne, ses
des génisses, tout seul là-haut, dans le joues la douceur des églantines.
chalet le plus élevé, et de ne voir per- Le garçon fut si étonné qu'il en lâcha .
sonne pendant des semaines. son outil et resta bouche bée. La fée (car \·1:'&l.·~~~
Cette année-là, le jeune homme était c'était une fée, vous vous en doutiez!) -
arrivé à l'alpage et, comme à l'habitude, rit à gorge déployée devant son air be-
il avait entrepris les réparations dont le nêt, et, quand elle riait, on eût cru en-
mazot avait besoin après le rude hiver tendre un ruisseau qui sautait de pierre
alpin. Il finissait de barrer une parcelle en pierre. Le jeune homme éclata de
pour y parquer ses bêtes quand il rire à son tour. Puis, quand il eut ri tout
s'arrêta, la masse levée au-dessus son soûl, il s'inclina devant la belle, alla 135
Il alla quérir
une coupe de crème
et l'offrit à la fée.
quérir une coupe emplie d'une belle odorant, un monceau de grosses pierres
crème onctueuse et parfumée et l'offrit chargeait dangereusement le solier, qui
à la fée. ployait et menaçait de se briser. Le pay-
Cet été-là ne fut pour lui que dé- san et son fils durent descendre jusque
lices, et l'automne arriva bien trop vite dans la vallée chercher des traîneaux et
à son gré. La première neige recouvrai\ de l'aide afin de ramener les génisses
la montagne, et notre amoureux ne son- squelettiques.
geait pas à redescendre son troupeau. Malgré les remontrances de ses pa-
Dans la vallée, le père commençait à rents, le jeune homme ne se consolait
s'inquiéter de son fils: les bêtes avaient- pas du départ de la fée et il attendait
elles encore assez de fourrage? Il décida avec impatience le retour du printemps
de monter s'enquérir de ce qui se pas- pour remonter à l'alpage.
sait là-haut. Quand il aperçut le chalet, Quand l'époque fut venue, il n' écou-
il poussa un soupir de soulagement: un ta pas les mises en garde de son père,
panache de fumée sortait de la chemi- mais monta comme un fou au chalet et
née. Se rapprochant, il entendit un rire là, avant d'entreprendre les travaux de
de femme, et il sourit avec indulgence: remise en état, il lança vers le rocher
son fils avait-il enfin trouvé une compa- gris la chanson des retrouvailles:
gne? Avant de toquer à la porte, il entra -Ah! Léo léo léo-o-o!
dans l'étable pour inspecter ses génis- Mais seul le murmure de la brise
ses; les bêtes ruminaient paisiblement, dans les branches des mélèzes lui
allongées sur une litière fraîche et le so- répondit.
lier ployait sous un foin odorant. Tout Chaque jour, de plus en plus triste, il
heureux de la bonne tenue de son éta- appelait sa bien-aimée, mais elle ne ré-
ble, le paysan s'apprêtait à sortir pour pondait jamais. Chaque soir, il posait
féliciter son fils et l'aider à préparer la près du rocher gris une écuelle remplie
désalpe, quand il aperçut, dans la rigole de crème douce, mais au matin, nul n'y
ou' s''ecou1e 1e purm, . une tramee
" ' de avait touché. Et cela dura jusqu'à la
• I I
foin. Du bout de son bâton, machinale- m1-ete.
ment, il la retira. Qu'avait-il fait là? Un Le matin de la Sainte-Madeleine, le
cri terrible jaillit de la chambre du ber- berger décida de se jeter du haut du
ger, la fée, en furie, s'en échappa et dis- rocher gris, mais avant de mourir, il
parut derrière le rocher gris. Aussitôt, lança à pleins poumons son chant
un phénomène étrange se produisit: les d'amour d'un ton si désespéré qu'il eût
bêtes si bien portantes maigrirent à vue arraché des pleurs à un roc. Et, contre
d' œil, et devinrent si faibles qu'elles ne toute attente, la fée lui répondit de der-
tenaient plus sur leurs pattes; la litière rière le rocher gris, et elle apparut, plus
de paille fraîche disparut, remplacée belle, plus douce, plus aimante que ja-
par un hachis de feuilles mortes enva- mais. Enfin réunis, les deux amoureux
hies par la vermine; et, à la place du foin retrouvèrent le bonheur. 139
Quand la désalpe approcha, le jeune de moissonner, elle se dépêcha de ren-
homme demanda à la fée: trer la récolte en prenant bien soin d'in- f ~
- Voudrais-tu m'épouser? Je ne peux tercaler une couche de blé, une couche ,-
plus vivre sans toi! de verne, une couche de blé, une _ ~~' Jf7 _1:.~, "~
- Un homme ne peut épouser une fée. couAche ~e verne. . . _,"~-~{'-~~
Nos manières d'être sont trop différen- peine -- .,,"" -- /,
~~~/ -• ~ · , . _ .·
1 ., •
" -
- ·
--~~--:
,

tes. Tant que nous demeurons à la mon- arrivait-elle · >_ ~,,x,. -~ -


tagne, je suis dans mon domaine. Mais au bout de sa --:. .:!~-~ .~~
----é~---,.c__
sauras-tu encore m'accepter dans ta peme . ";v_;.(fJ)_)~;frc 4
maison? qu'un orage .c - '-,- · - ~ · ·-:-_
-Marions-nous! tu seras toujours de grêlons gros
.
s:::TI"--~· ·'
pour moi la plus belle et la plus raison- 1
comme e pomg
t'/' ~ 1 ~
__ ---C:- ~ ~ "4
•1
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nable des femmes, où que tu sois! dévasta tou~ le pays. . ~~ , ~:"qt , ;,. _,_ tf~}\ -i'
Quand 1ho~me revmt, 11 de~o~v~1t ~ ·_' . \.~~

~,ir~-
- Alors, promets-moi de ne jamais me
dire: méchante fée! fée du diable! ses champs rases. Fou de rage, 11 fit 1r- 9 m,,. · . · ...."" \,;;l
- Comment pourrais-je prononcer de ru~tion_ dans la cuisine où sa femme tq,f$.!.•
telles paroles contre toi? Jamais je ne prepara1t le repas: - 11 ( - t\.
t'insulterai, je te le promets! - Qui a fauché le froment? hurla-t-il. {
Les noces furent célébrées et le mé- - L'orage menâçait, répondit tranquil- j';~ ;, :
1_
nage connut bonheur et prospérité. lement sa femme. Alors j'ai pensé sau-
Tout ce que le jeune homme entrepre- ver la récolte de blé en le rentrant.
nait lui réussissait. La jeune femme mit - Tu as pensé! Tu as pensé! Mais es-tu
au monde trois beaux enfants, deux gar- seulement capable de penser, méchante
çons et une fille, qu'elle éleva avec fée! fée du diable!
amour. Elle était estimée par le voisi- Aussitôt, dans un glissement, la fée
nage pour sa bonne humeur et sa géné- disparut. L'homme en resta tout coi. Et
rosité. il eut beau crier:
' passerent.
Les annees ' - Reviens, voyons! Pardonne ma colè-
Et voici que, par une chaude journée re ! il ne la revit plus.
de juin, on vint chercher le mari pour la Cependant, chaque fois qu'il partait
naissance d'un veau dans la montagne. travailler dans les champs, la fée re-
A peine était-il parti que le ciel fut obs- venait à la maison pour s'occuper des
curci par de gros nuages, couleur de enfants: elle faisait leur toilette, leur
plomb. donnait à manger, leur racontait des
- Il va grêler, se dit la fée. Si je n'agis , histoires, et les petits étaient toujours
pas, toute notre récolte sera perdue! bien tenus.
Elle s'arma alors d'une faux et partit Un beau jour, le mari entra dans la
couper le froment encore vert. Elle grange et découvrit avec surprise que
avait envoyé ses enfants ramasser des son grain avait mûri: les branches de
140 branches de verne. Quand elle eut fini verne avaient fermenté, et, sous la
Elle se hâta
de rentrer la récolte
avant l'orage.
chaleur, les épis dêjà formés avaient
doré. Il put battre et recueillir de gros
sacs de blé qu'il porta au meunier.
Celui-ci s'étonna:
-Quelle magnifique récolte tu as là!
Comment cela se fait-il? La grêle a tout
dévasté: comment diable t'en es-tu
' , ...
preserve!'
Alors, l'homme lui raconta son his-
toire et le meunier s'écria:
' -Ta femme est un vrai trésor, mon
gars! Tu as bien de la chance d'avoir une
épouse aussi prévoyante!
- Hélas! répondit le mari, je me suis
mis en colère contre elle et elle est
partie.
- Ne peux-tu lui dire de revenir? J'au-
rais une femme pareille, j'essaierais tout
pour la retrouver!
Quand le père rentra du moulin, il
demanda à ses enfants:
- Ne revoyez-vous jamais votre mère,
mes chéris?

1
- Si, père! Elle revient chaque jour
après ton départ et reste à la maison
jusqu'à ce que tu reviennes le soir.
-Eh bien! Dites-lui que je ne peux
plus vivre sans elle, qu'elle me manque
tant que je ne dors plus et qu'elle me avant le troisième, il ouvrit les yeux et,
pardonne pour les méchancetés que en découvrant la tête du monstre si près
je lui ai dites! Je ne recommencerai de la sienne, il eut un sursaut d'horreur
jamais, quoi qu'elle fasse! et il l'écarta violemment avec une gri-
Le lendemain soir, quand il rentra mace de dég011t. Le serpent tomba à ter-
chez lui, sa petite fille lui dit: re, pleurant et gémissant, puis disparut
- Pendant que maman me coiffait, je 1 dans un glissement.
lui ai parlé. Voilà ce qu'elle demande: ce L'homme, revenu à lui, s'aperçut de
soir, tu devras descendre à la cave et em- sa faute, et, pour se remettre, se versa
brasser par trois fois ce qui se trouve une rasade de vin.
derrière le balai. Alors seulement, elle Plus personne ne revit la fée. A par-
reviendra. tir de ce jour, la vie devint de plus en
- J'irai, dit l'homme, se réjouissant plus difficile pour le paysan et ses en-
déjà des retrouvailles. fants: tout d'abord, un orage précipita
Le soir, il se fit tout beau puis il des- la moitié du troupeau dans un préci-
cendit à la cave et s'assit sur un tonneau. pice; l'autre moitié mourut d'une
De derrière le balai, sortit soudain épidémie. Le feu prit à la ferme, ne
un énorme serpent, à la tête aussi grosse laissant pas un mur debout.
que celle d'un bélier, hérissée de poils ' d'esespere,
Le pere, ' ' commença a' b01-.
hirsutes et aussi noirs que ceux du dia- re. Quant aux enfants, ils tombèrent
ble, aux yeux bleus et froids comme des malades et moururent jeunes. Depuis
glaciers et aux dents acérées comme de lors, on n'a plus jamais vu de fées par
fins crochets d'acier. Terrifié, le paysan chez nous.
ferma les yeux. L'animal s'enroula au-
tour de lui, grimpa le long de son corps Et ceux qui oseront se vanter d'en avoir
et l'embrassa une première fois, un bai- vu ne diront que des mensonges, c'est moi
ser glacé à vous geler le sang dans les vei- qui vous le dis, et je n'ai jamais passépour
nes. Il put supporter le deuxième, mais une menteuse!

143
Pour en savoirplus. , ,

Pourquoi ce livre? Comment raconter?


Chaque fois que je raconte des contes suisses, des auditeurs passionnés On peut lire les récits tels quels, bien sfu-. Mais le but de ce livre sera
viennent me demander: «Pourquoi ne nous a-t-on jamais raconté ces vraiment atteint si chacun de ces contes redevient oral.
belles histoires de chez nous? Où pouvons-nous les trouver pour les Quelques bougies, un feu de cheminée, des fleurs, et la magie des mots
raconter à notre tour?» peut agir, dans la pénombre et le silence. Le conte raconté oralement
C'est pour eux et pour tous ceux qui pensent que le conte, inscrit dans dans un groupe d'amis procure bien des plaisirs: plaisir d'être ensemble
un terroir, nous ouvre les yeux sur le pays qui nous entoure que nous et de vibrer ensemble aux heurs et malheurs d'un héros ou d'une héroï-
avons écrit ce livre. C'est aussi pour tous ceux, jeunes et vieux, qui veu- ne que chacun revêt de l'apparence qu'il désire, dans un décor qu'il
lent recréer la chaîne des conteurs, qui veulent redonner vie par leur imagine d'après sa connaissance du monde; plaisir de forger ou d'écou-
parole à ces mots endormis. ter de belles métaphores, de rajeunir des formules lapidaires qui devien-
Certains de ces contes s'adressent aux tout-petits: Le poirier, Les miettes nent magiques par le pouvoir des mots, plaisir de retrouver des ryth-
de la table ou La souris; d'autres sont plus élaborés; les derniers de ce mes naturels oubliés; évasion dans un monde où tout est possible...
recueil, comme Le fils du sorcier ou L'homme qui épousa une fée, sont
destinés aux adultes, car ils font appel à une certaine expérience de la vie.
Pourquoi le succès aauel
Ou'est-ce que des contes populaires?
./, ·_//~•{,/"t/l - Te conte populaire? Pourquoi une histoire qui remonte à la nuit des temps, et qui tenait en
haleine le berger des hauts paturages, passionne-t-elle encore adultes et
!Jtj_l'Jt dtJ Le conte populaire n'est pas une oeuvre littéraire fixe: chaque conteur enfants citadins de l'ère informatique? C'est que le conte populaire
,ll:Ù-t1-1IUJ. {Il{ lui communique son style, l'enrichit de ses connaissances, l'intègre nous parle de l'aventure intérieure des hommes, de leur intégration
/'fi(/ th.1 lr1J . dans son environnement. Comme l'écrit Michèle Simonsen dans son dans la société avec tous les déchirements qu'elle provoque; c'est une
ouvrage «Le conte populaire» (PUF, Paris 1984): «Le conte populaire tranche de vie qui met en scène des héros archétypés sans psychologie
n'est pas seulement une forme de littérature orale: c'est une pratique propre, sur lesquels chacun de nous peut projeter ses angoisses du mo-
sociale; il ne se comprend que dans une perspective ethnologique.» ment; c'est un guide de réflexion en commun.
La parole du conteur populaire n'est ni gratuite ni innocente. Le conte
populaire n'est jamais transparent. Il gagne à être répété: à chaque nou-
velle écoute, ses plages cachées s'éclairent, entraînant une lecture per-
sonnelle sans cesse remise en question.
Les anciens
contes vivent encore!
Depuis le moyen-age, et bien avant sans doute, multiples ont été les
écrivains et les doctes savants qui, jouant les Cassandre, ont prophét~
la mort du conte populaire, ce récit oral si difficile à contrôler par le
pouvoir central! Le Temps, ce juge implacable, a jeté à la trappe ces
importants personnages et le conte est toujours là, semblable, à quel-
ques détails de civilisation près, à celui qu'on racontait à l'époque
médiévale, Phénix renaissant éternellement de ses cendres.
La classification des contes populaires
La plupart des contes populaires se retrou- Tel conte se réalise en telle région par la voix - numéro du conte dans les recueils des frères
vent dans le monde entier. Deux savants fol- de tel conteur, et il se pare alors des détails lin- Grimm;
kloristes, le Finlandais Anti Aarne, en 1910, guistiques, sociologiques, culturels, mythi- - tome et pages du «Catalogue des contes po-
et !'Américain Stith Thompson, en 1924, ont ques ou géographiques du lieu de contage. pulaires français» de Delarue et Ténèze
élaboré une classification de contes types, at- Voici quelques commentaires élémentaires (Del.Tén.)
tribuant à chacun un numéro et un titre. Ce- sur chaque conte du recueil: - explication des lieux-dits et des helvétismes
pendant, entre le conte type et l'histoire mise - collecteurs, sources et dates; inconnus au dictionnaire ou tombés en dé-
en bouche par un conteur, il y a autant de dif- - numéro du conte type dans la c assification suétude.
férence qu'entre la graine et la plante fleurie. d'Aarne et Thompson (indiqué Aa. Th.)

LE POIRIER p. 6 ,. ~·~t- .;(


Raconté par A. Brenner dans «Baslerische •-•-K ~--•• '\

Kinder- und Volksreime», paru en 1856.


C'est une randonnée, c'est-à-dire un récit
énumératif où le conteur annonce un nouvel poussent en Suisse et une énumération des
élément et répéte toute la chaîne des éléments bienfaits qu'ils apportent aux hommes. Ce
cités auparavant, accompagné par les enfants texte a évoqué pour nous les joutes verbales
qui écoutent. Ce procédé d'apprentissage, antiques, où le meilleur orateur gagnait, ainsi
destiné aux tout-petits, est une méthode que le poème du barde gallois Taliesin intitu-
remontant à la plus haute antiquité. Les fonc- lé Le combat des arbres. Et à notre époque de
tions de ce type de contes sont multiples: édu- fruits en boîte et de pousse-caddies, peut-être
quer en distrayant; jouer avec les mots et les sion japonaise dans «Contes du Japon d'au- n'est-il pas inutile de rappeler aux enfants que
situations absurdes; entraîner la mémoire; trefois» (N° 91: La raie noire de la fève). les fruits poussent sur des arbres.
apprendre à connaître l'environnement et le Aa. Th. T. 295: Le haricot, la paille et le char-
vocabulaire qui s'y rattache; former la pensée bon; T.2034A: La souris au ventre crevé LE GNOME ET LA FOURMI p.16
logique et le raisonnement déductif; connaî- après avoir traversé une rivière. Raconté par J.F. Vonbun dans «Alpenmar-
tre le principe de causalité et l'interdépendan- Grimm N° 18: Bout de paille, braise et hari- chen», paru en 1910. Cette version vient des
ce des êtres et des choses qui peuplent la terre. cot. Grisons.
Del. Tén. Tome 3, page 466. Grimm N° 36: Petite-table-sois-mise, L'fuie-à-
LES MIETTES DE LA TABLE p.8 Cette randonnée est très racontée dans le 1'or et Gourdin-sors-du-sac: fin du conte.
Raconté dans «Der Wanderer in der monde. Mais alors que les versions allemande Del. Tén. Tome 3, pages 442-446 et page 483:
Schweiz», paru en 1835 en dialecte argovien. ou japonaise sont de simples contes d' expli- La chèvre délogée.
La version qu'on trouve dans le recueil des cation (le réile de la souris est tenu par un ha- Dans les versions connues de ce conte, l'in-
frères Grimm provient de Suisse. ricot ou une fève et l'on explique par cette trus est très souvent une chèvre chassée par
C'est un mimologisme-récit, c'est-à-dire un histoire la couture noire de ce légume), les son maître parce que, en mentant, elle a fait
conte qui met en scène des animaux et où versions suisses mettent en scène les deux ca- condamner injustement les fils de la maison.
l'humour est fondé sur l'imitation du cri des tastrophes naturelles les plus redoutées par les Dans la version allemande des frères Grimm,
poules et du coq. paysans: la souris et la braise, ennemis minus- cette histoire n'est que le conte cadre, le pré-
cules mais terribles. Dans les versions juras- texte du départ des trois fils du maître à la re-
LE CAVALIER ROUGE, COURT, siennes, la souris n'est pas sauvée comme cherche des objets magiques. Dans la version
ROND p.10 dans la version bfiloise: «elle avait tant couru, présente, l'intrus est un gnome et seule la
Comptine du canton de Zurich transcrite par tant couru, qu'elle en mourut!» En Dordo- deuxième partie de l'histoire a été préservée.
Gertrud Züricher dans son ouvrage «Kinder- gne, pays d'inondations, la rivière déborde et
lieder der deutschen Schweiz» (Chansons tout le monde est noyé: la vache, le meunier, LE MONDE À L'ENVERS p.18
d'enfants, collectées par transmission orale), la truie, le cordonnier et bien sfu- la souris. Ces contes de mensonges sont répandus dans
publié à Bfile en 1926. Sous des dehors absurdes, les randonnées le monde entier. On les récitait souvent en
sont souvent des contes d'avertissement. début de veillées pour introduire dans le
SOURIS, PASSE LA PREMIÈRE! p.11 monde de l'imaginaire et faire rire afin de dé-
Recueilli à Bfile et rapporté par Kettiger, Dula LE DÉBAT DES ARBRES p.14 dramatiser les situations abordées ensuite
et Eberhard dans «Jugendbibliothek» en Raconté par O.Sutermeister dans son antho- dans les contes merveilleux et fantastiques.
1862; O. Sutermeister en signale une version logie «Kornblumen, neue Fabeln und Tier- On peut établir des parallèles avec les teker-
argovienne; A. Rossat en cite deux versions marchen», paru en 1870. Ce n'est pas un con- leme turcs, les menteries françaises, les nonsen-
jurassiennes; Y.Kunio en raconte une ver- te, mais un simple débat entre les arbres qui ses anglais ...

tr.l1
df { f11t1 If
/
\
j'. JEANNOT-LE-SOT p.20 et à Lucerne, c'était Tête-de-Pioche qui pas- tes dans leur peau, en robe de chambre
l,, Conte facétieux dont les différents motifs, sé- sionnait son auditoire par ses prouesses. batture: babeurre
,,...~·, parés ou réunis comme ici, ont été recueillis Dans un bistrot de Sempach, et dans un autre baratte: appareil dans lequel on bat la crème
1,
dans tous les cantons de Suisse romande: de Genève, on peut lire, gravé dans le bois du lait pour obtenir du beurre
'""',
Jura, NeucMtel, Vaud et Valais. d'une table: «Ici on peut mentir!» Les con- péclette: loquet, poignée de porte
Aa. Th. T. 1319-1387-1218: Jean-le-sot. teurs-menteurs ne sont peut-être pas morts! chète: assemblée de sorciers
Grimm N° 32: Jean-le-finaud; N° 59: Le frédé Quelques mots et expressions: toupine: terrine ayant deux anses et un cou-
et sa chattelise. Welches: sobriquet suisse allemand pour dési- vercle pour conserver le beurre fondu
Les exploits de sots, qu'il s'agisse d'individus gner les peuples latins en général et les Suisses Le Creux-du- Van: cirque situé à la limite du
comme Jean-le-sot ou de villages entiers, romands en particulier. Il semble que ce mot Val-de-Travers et de La Béroche.
comme dans les histoires de Sagnards, s'ap- viendrait d'un terme germanique désignant
pellent des beotiana et constituent une partie les Celtes. Le terme valaque a la même éty- LE BERGER MALIN p.49
non négligeable des contes facétieux du fol- mologie. Recueilli par J.Surdez dans les Franches-
klore mondial. Ces sottises ont un rapport di- Couleuse: lessiveuse, cuveau où on coulait la Montagnes GU). Inédit.
rect avec la vie quotidienne des gens qui écou- lessive avec de l'eau bouillante et de la cendre. Aa. Th. T. 852: «C'est un mensonge.»
tent le conteur. Ils rient des mésaventures des Ce beurre lavé dans une couleuse est un élé- Un conte de mensonges très similaire, du
héros et sont rassurés par le fait qu'il existe ment vraiment surréaliste! moins pour le prétexte et pour la conclusion,
plus sots qu'eux. Si je ne vous dis pas la vérité, que le coucou me est rapporté par F. Luze! dans ses contes
Quelques mots et expressions: pique: formule lapidaire dont les conteurs- populaires de Basse-Bretagne sous le titre: Le
pantet: pan de chemise menteurs ponctuent leurs récits pour prou- berger qui eut la fille du roi pour une parole.
comme que comme: germanisme signifiant de ver leur bonne foi: «Que le diable me fricasse On racontait aussi cette histoire en Islande.
toute façon si je mens!» s'exclamait Robert-des-Oiseaux. Quelques mots et expressions:
les àfonds: le grand ménage pleuviner: bruiner
LE TAILLEUR ET LA SORCIÈRE p.43 Bonfol: village d' Ajoie GU) dont les habitants
PIERROT-LE-PARESSEUX p.27 Raconté par Fritz Chabloz dans la «Gazette étaient réputés pour leur sottise. L'insulte
Recueilli par H. Runge à Berne et publié par de NeucMtel» de 1864 et dans les «Sorcières ressentie par le seigneur est donc double.
J.Bolte dans les «Archives suisses des Tradi- neucMteloises», 1868.
tions Populaires», en 1909. C'est une version de La Béroche, mais oil re- LE SAC DE FIGUES ET LE SAC
Aa. Th. T.564: «Baton, hors du sac!» trouve cette histoire dans toute la Suisse ro- DE VÉRITÉS p.56
Grimm N° 54a: Hans Dumme; N° 36: Table- mande. A Fribourg, Catillon de Villarvolard Raconté par B. Wyss dans «Schwyzerdutsch»
dresse-toi, Ane-crotte de l'or et Biton-hors- provoquait la grêle et attirait le beurre des en 1863. Conte de Soleure.
du sac. voisins; dans le Valais, la sorcière de la vallée Aa. Th. T. 610: Les fruits qui guérissent, et
Del. Tén. Tome 2, pages 414-433 et 584-592. de Viège lançait un appel pour que toutes les T. 570: Le troupeau de lapins.
chauves-souris de la contrée lui apportent Del. Tén. Tome 2, pages 454-466.
TETE-DE-PIOCHE p. 35 une cuillerée de crème de chaque ferme, et ces Le prétexte de ce conte est le même que celui
Hableries et menteries racontées par le con- jours-là éclataient des orages terriblement qui enclenchait le précédent: un père promet
teur lucernois Bickel Joggi et qui se sont destructeurs; à Valangin (NE), c'était le vin sa fille à celui qui remplira certaines condi-
maintenues longtemps vivantes dans la mé- d'Auvernier que les sorciers volaient en pi- tions qui lui semblent impossibles. Mais alors
moire populaire. A. L. Gassmann en a tiré un quant leur couteau dans les troncs d'arbres. que le berger malin doit provoquer l'impa-
livre en 1936: «Bicke!Joggiaden». A La Béroche vivait autrefois un tailleur qui tience de son seigneur par un énorme men-
Aa. Th. T.1890: Un heureux coup de fusil était guet de nuit et conteur: le Bon-David-le- songe, l'ermite au sac de figues doit remplir
T.1960: Animaux géants. Dremiau. Il s'était spécialisé dans les histoires un sac de vérités.
La région de Lucerne, le Pays de Vaud et le de fantômes et de sorciers. Les conteurs tradi-
canton de Neuchitel ont gardé le souvenir de tionnels ont rarement vécu de leur art. Pour LES DEUX FRÈRES p.63
conteurs vantards qui s'attribuaient des ex- manger, il leur fallait exercer un métier à ges- Conte des Grisons recueilli par F. Vetter, à
ploits de chasse, de pêche, de guerre ou de tes répétitifs qui permettait à l'imagination de Scarl, et rapporté par O.Sutermeister dans
voyages dans des pays de cocagne. Ces aven- vaguer: tisserand, sabotier, vannier, chasseur, «Kinder- und Hausmarchen aus der
tures sont les cousines germaines de celles du berger... Schweiz», paru en 1869.
Baron de Münchhausen ou de Cyrano de Ber- Quelques mots et expressions: D.Jecklin en a rapporté une autre version
gerac. Le parler neucMtelois a conservé une Dremiau: dormeur; le pauvre cosandier, qui moins complète, dans son livre «Volkstüm-
expression pour ce type de contes facétieux: exerçait aussi le métier de guet de nuit, s'en- liches aus Graubünden», paru en 1874.
les mentes et vantes. Les plus imaginatifs de dormait 'souvent sur son ouvrage, en tirant Aa. Th. T. 613: Les deux voyageurs.
ces conteurs-menteurs sont restés dans lamé- l'aiguille. Del. Tén. Tome 2, pages 514-529.
moire non sous leur nom patronymique, Mi/aine: droguet, étoffe mi-laine mi-coton C'est l'un des contes les plus répandus en Eu-
mais sous un sobriquet: à La Chaux-de- Madame de Lanviron, le Procureur Rouge: re- rasie. C'est aussi l'un des contes dont on re-
Fonds, on se souvient de l'horloger Robert- venants que le Bon-David se vantait d'avoir trouve la trace la plus ancienne: en Inde, en
des-Oiseaux; à La Béroche (NE), Le Bon-Da- combattus Chine au J• siècle, en Egypte ancienne dans
vid-le-Dremiau était tailleur à domicile; dans caquelon: poêlon, petite marmite de terre des hiéroglyphes du 13• siècle avant notre ère.
146 le Simmenthal (BE), Lugi-Trittli était paysan; pommes de terre rondes: pommes de terre cui- Ce conte débute souvent par le motif du frère
aîné ou du compagnon de route qui aveugle Del. Tén. Torne 1, pages 120-122: la première mis à la sirène n'est pas un garçon, mais une
et abandonne le cadet. Cet épisode a été rem- version présentée page 122. fillette. L'épisode du don des animaux se re-
placé dans le conte romanche par une simple La version racontée dans ce recueil est située à trouve partout, mais la capacité de se trans-
séparation des deux frères au pied d'un arbre, LaBéroche. former à volonté utilisée par le héros pour
par la réussite du cadet et l'échec du frère aîné Le lac traversé est celui de NeucMtel et la échapper à la sirène qui l'a emporté sous les
qui, perdu par sa jalousie, est détruit par les chète a lieu au sommet du Mont Vully. Je l'ai flots ne se retrouve pas dans la version juras-
géants. préférée à cause de sa fin tolérante. Dans les sienne: celle-ci se conclut par la disparition de
autres, le héros n'est pas le fils du sorcier, la jeune fille imprudente et laisse imaginer un
LE PRINCE-OURS p. 70 mais un amoureux. Sa fiancée lui interdit les mariage avec l'ondin.
Recueilli en Argovie par O. Sutermeister. visites un soir par semaine. Jalot x, le jeune Si vous allez à Saint-Ursanne, admirez les cha-
Aa. Th. T.425 abrégé: La recherche du mari homme épie sa belle et la suit au sabbat. On piteaux du portail sud de la collégiale: vous y
perdu. retrouve ensuite tous les motifs de notre con- découvrirez une jeune sirène tenant un en-
Grimm N° 88: La fauvette-qui-saute-et-qui- te: paroles mal prononcées, découverte de fant dans ses bras, accompagnée d'un ondin et
chante, et N° 127: Le poêle de fer. l'intrus dénoncé par le morceau de viande d'une vieille sirène, ainsi qu'un loup et un
Del. Tén. Tome 2, pages 72-109. qu'il a mangé et qui manque à la bête du fes- épervier.
On retrouve dans ce conte le mythe éternel tin, le Grand Livre à signer de son sang et la
d'Eros et Psyché, raconté par Mm• de Ville- croix qui fait tout disparaître. L'amoureux, Quelques mots et expressions:
neuve dans «La Belle et la Bête». La version rentré au village, dénonce sa belle et les sor- faire façon de quelqu'un: avoir raison de quel-
argovienne présentée ici est écourtée: dans la ciers qui dansaient avec elle. Tous sont brillés qu'un
plupart des versions, l'époux dont l'aspect ou, dans le meilleur des cas, chassés du village. loge: chalet de montagne servant d'abri au bé-
nocturne est dévoilé par sa femme disparaît, et Le motif de l'animal mangé par des êtres sur- tail et de réserve de fourrage.
celle-ci doit partir en quête pour le retrouver. naturels et qui est reconstitué à la fin du repas
est très répandu dans le folklore alpin.
LE POILU p.76 LA DAME BLANCHE
Conte argovien recueilli par O.Sutermeister. LE ROI-SOURIS p. 93 DE ROUËLBEAU p.108
Aa. Th. T. 650: Jean-le-fort. Raconté par Jolanda Bianchi-Poli, de Brusi- Légende genevoise racontée par Jean Bahut,
Dans la plupart des versions, le héros, qui est no-Arsizio (TI), et recueilli par Pia Todoro- en 1870, à Gustave Dusseillier et rapportée
un géant, est attaqué par son patron qui veut vitch en 1982. par celui-ci dans la «Patrie suisse» en 1902.
se débarrasser de lui pour éviter de lui payer Aa. Th. T.428: «Le loup». Histoire de fantôme gardien de trésors
son salaire. Ici, c'est le père qui veut faire tuer Ce conte est surtout répandu dans le monde combinée avec le conte
ce fils monstrueux. Le Poilu évoque Gargan- méditerranéen (Grèce, Italie, Turquie...) Le Aa. Th. T. 503: Les cadeaux des lutins.
tua ou Jean de !'Ours. motif du début (la marltre qui impose des Del. Tén. Tome 2, pages 228-234.
tkhes impossibles à sa belle-fille pour se dé- Le rôle du donateur est tenu par une Dame
L'ANNEAU D'OR p.83 barrasser d'elle) évoque beaucoup Cendril- Blanche, qui est ici une revenante. Habituel-
Raconté par Gieri la Tscheppa à Avers, dans lon. lement, dans la tradition romande, ce person-
les Grisons, derrière la Via Mala, et recueilli nage est un être surnaturel, équivalent à la fée,
par G.Bundi dans les «Archives Suisses des LA BOSSE DU SAINT-BERNARD p. 101 souvent bénéfique, qui protège la nature et
Traditions Populaires», en 1943. Conte philosophique recueilli par J.Jegerleh- initie les jeunes filles à leur futur rôle de
Aa. Th. T.325: Le magicien et son élève. ner en 1909 et rapporté dans «Sagen aus dem femmes.
Del. Tén. Tome 1, pages 279-292. Unterwallis». En Argovie, on raconte une histoire très sem-
De multiples versions de ce conte existent de Le collecteur présente trois versions de cette blable: «Die Schlüsseljungfrau von Tegerfel-
par le monde, et cela depuis la plus haute anti- histoire: deux de Lourtier, la variation venant den».
quité. Le thème du savoir interdit et volé sert du contenu du tonneau: du vin et deux grap-
de motif central à de nombreux contes philo- pes desséchées, de l'huile et une noix énorme; Quelques mots et expressions:
sophiques. Pour ceux qui sont intrigués par la troisième version vient du val Ferret. Rouëlbeau: ruines d'un cMteau féodal au mi-
l'épisode de la fuite-poursuite et les métamor- lieu d'étangs et de marécages, près de Chou-
phoses, une très intéressante étude compara- Quelques mots et expressions: lex (GE). Ce toponyme aurait comme origine
tive a été réalisée par R.Dor dans un livre in- bosse: foudre, tonneau contenant plus de l'expression Roue-les-bots, c'est-à-dire Bat-
titulé «Chants du toit du monde». (Ed.Mai- 900litres. les-crapauds, en souvenir d'une corvée médié-
sonneuve et Larose, Paris 1982). gui/lette: en Valais, robinet d'un tonneau, vale qui consistait à faire battre les marais la
cannelle, chantepleure. nuit par des paysans pour que le sommeil des
LE FILS DU SORCIER p. 87 seigneurs ne soit pas troublé par les coasse-
Raconté par Fritz Chabloz dans la «Gazette LA SIRÈNE ET LA JEUNE FILLE p.102 ments des crapauds et grenouilles
de NeucMtel» de 1864 et dans les «Sorcières Recueilli par J. Surdez à Ocourt QU). Inédit. se mettre en souci: s'inquiéter
neuchlteloises», 1868. Aa. Th. T.316: L'ondine du moulin. morce: bouchée
Beaucoup de collecteurs en ont trouvé des Grimm N° 181: L'ondine de l'étang. nuit de Noël: certaines nuits de l'année étaient
versions en Suisse romande: L. Courthion et Del. Tén. Tome 1, pages 270-273. réputées permettre aux morts et aux vivants
B. Luyet dans le Valais, J. Surdez et A. Rossat Contrairement à la plupart des versions de ce de communiquer: nuit de Toussaint, nuit de
dans le Jura. conte connues dans le monde, l'enfant pro- Noël, nuits des Quatre-Temps.

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JEAN-SANS-PEUR p. 114 sieurs pics dans les Alpes: aux Diablerets en L'HOMME QUI ÉPOUSA
Conte valaisan recueilli par B. Luyet dans les Pays de Vaud, vers Savièse dans le Valais... UNE FÉE p.135
«Contes de Savièse» (Archives Suisses des La pierre rouge a toujours été un symbole lié Recueilli dans le Pays d'Enhaut (VD) en
Traditions Populaires, 1924). B.Séraphin au culte solaire 1982, ce conte a de nombreuses versions en
rapporte une légende similaire d' Ayent dans mayen: chalet de haute montagne dans le Suisse romande; dans le Valais, J.Jeanjaquet
!'«Almanach du Valais» de 1902: La fontaine Valais. en a collecté à Premploz, M. Correvon à
du maître. Cleibe et à Liddes, A.Bourdin à Artzinol,
Aa. Th.T.326: Le jeune qui voulait connaître LE HIBOU p. 120 L. Courthion à Verbier; récemment encore,
la peur. Conte tessinois recueilli auprès de deux con- en 1973, A. Cordonier l'a entendu raconter à
Del. Tén. Tome 1, pages 293-305. teurs d'Arbedo par V. Pellandini et paru dans Chermignon par Marie Cordonier et Marie
Ce conte est parfaitement intégré dans l'uni- les «Archives Suisses des Traditions Populai- Duc: c'est à elles que j'ai emprunté la descrip-
vers alpin: l'objet de la quête n'est pas une res» en 1898. tion du serpent; dans le Jura, A.Rossat, J.Sur-
épouse, mais la plus belle vache du troupeau, C'est un conte étiologique, c'est-à-dire un ré- dez et J.Beuret-Frantz ont également déniché
l'épreuve de courage n'a pas lieu dans un ch:1- cit qui explique de manière plaisante l'origine plusieurs versions; dans le canton de Neuch:1-
teau hanté, mais au sommet d'un pic de haute d'une coutume, d'une particularité physique tel, on racontait comment un vigneron épou-
montagne; le héros Jean-sans-peur estime que ou psychologique d'un être humain ou d'un sa un niton, ce mot désignant le cauchemar.
les angoisses de ses compagnons ne sont dues animal, ou encore la création d'une plante ou Ce conte, qui est une réflexion sur la vie en
qu'à des superstitions: il est initié aux mystè- d'un objet. Les deux conteurs tessinois ren- couple, est très répandu dans le monde: au
res de la montagne, protégé par la religion. Le contrés par V.Pellandini lui communiquè- Brésil, c'est La mère d'eau; en Afrique, Ma-
Père capucin a remplacé le magicien ou le rent deux versions différentes de ce même madou et Anta la guinné; à Madagascar, La
nain donateur. Le motif de la peau d'animal, conte. Dans l'autre version, le berger se préci- femme qui avait des ouïes; chez les Indiens du
ici de taureau, utilisée pour intimider un par- pite sur son lit, fait le signe de la croix, et tout Canada, Face-d'ours; en France, Mélusine...
tenaire dans un pari et causant la mort du revient dans l'ordre. Le motif de la mère disparue qui revient s' oc-
mauvais perdant est très répandu dans les Quelques mots et expressions: cuper de ses enfants existe dans les contes de
contes montagnards de Suisse romande. pains de mascarpa: blocs de fromage blanc re- l'épouse substituée.
Quelques mots et expressions: cuit dans le petit-lait Le baiser au serpent ne figure pas dans toutes
chenegouda: sabbat, assemblée de sorciers et toupin: clarine, sonnaille de vache. les versions.
de diables Par contre, la fin de la prospérité après la dis-
servan: lutin familier des chalets de montagne LE BERGER ET SON SERVAN p.123 parition de la mère-épouse surnaturelle est
qui aide les bergers dans leurs travaux (garde Version vaudoise recueillie oralement aux universelle.
des vaches, etc.); on doit le récompenser par Ormonts en 1982.
la première portion de lait de la traite ou la Version valaisanne très similaire rapportée
première crème retirée. Si le berger étourdi par J.B.Bouvier dans «Légendes valaisannes».
oublie de le faire, le servan se venge en faisant Grimm N° 39 I: Les lutins.
dérocher le troupeau.
sex: pic aux pentes abruptes; viendrait du latin
C'est un petit conte philosophique adapté au
climat et aux conditions de vie dans les Alpes.
Remerciements
saxum (pierre). Le Sex Rouge désigne plu- Quelques mots et expressions: Le plus cher de mes souhaits est que ce livre
mazot: chalet de montagne vaudois éveille la curiosité des lecteurs et lectrices
boilles: gros bidons en fer blanc servant à pour la culture orale suisse. Je voudrais re-
transporter le produit quotidien de la traite; mercier mes collaborateurs dans cette entre-
dans le temps, elles étaient en bois prise, RICHARD WALDMANN qui a retrouvé les
brasser la neige: marcher avec difficulté dans la contes rhéto-romanches et alémaniques et
neige qui m'a transmis le conte tessinois du Roi-
papet au poireau: plat traditionnel vaudois. Souris, BÉAT BRüscH qui, à partir d'une riche
documentation, a réalisé les magnifiques il-
LA ROSE DE LA BÉROCHE p.129 lustrations de ce recueil, CECILIA BAGGIO qui a
Légende neuch:1.teloise racontée par F. Cha- assuré la traduction en italien. Je remercie
bloz dans «Patois neuch:1.telois» en 1894. également tous ceux et toutes celles qui m'ont
C'est une légende étiologique sur l'origine aidée, Christian Montelle, Gilles Taillard, Pia
des roses à La Béroche. La formule d'intro- Todorovitch, Lydia Wespi; les institutions
duction est une chansonnette traditionnelle dont le fonds précieux conserve la mémoire
neuch:1.teloise: le montreur de marmotte, le populaire: la Société Suisse des Traditions
chanteur ou le conteur-musicien jouait de la Populaires à Bfile, la Bibliothèque de la Ville
vielle à roue (vioule) pour attirer l'attention de La Chaux-de-Fonds, la Bibliothèque natio-
des passants. nale à Berne; et tous ces amis anonymes qui,
Quelques mots et expressions: par leur écoute chaleureuse, ont contribué à
esserter: débroussailler redonner vie à ces récits oubliés.
argentine: alchémille des Alpes
belle-étoile: aspérule odorante. Emrn MoNTELLE, 20 octobre 1987
Notes de l'illustrateur - p. 73: la scène se passe dans une cour intérieure de ce même château de
Lenzbourg
Pour réaliser les illustrations de ce livre, j'ai réuni une bonne documen- - p. 74: pour le costume de la jeune fille je me suis inspiré, sauf pour les
tation sur les divers domaines abordés. Cela m'a permis d'imaginer et couleurs, de celui des jeunes mariées de Guggisberg (BE) vers 1816
de construire des scènes qui, même lorsque le fantastique prend le des- (d'après L. Vogel, Musée National Suisse)
sus, ont des bases tangibles. - p. 90: La représentation du squelette de la vache a été possible grâce à
Dans la mesure du possible, j'ai montré nos héros ordinaires non dans l'amabilité du boucher de mon quartier, M.J.-L.Zoss
leurs costumes du dimanche mais dans leurs habits de tous les jours; la - p. 109: les ruines du château de Rouëlbeau sont représentées telles
différenciation d'un canton à l'autre était difficile, car les caractéristi- qu'elles devaient paraître dans le temps, avant que ne poussent les
ques de ceux-là sont peu typées. En outre, la documentation relative arbres qrii les dissimulent actuellement
aux vêtements quotidiens est lacunaire, fantaisiste et peu fiable, les - p.136-137: bien que le conte se déroule au Pays d'Enhaut (VD), j'ai
peintres et graveurs des temps passés ayant souvent préféré représenter emprunté aux poyas fribourgeoises la manière de représenter la mon-
leurs contemporains dans leurs plus beaux atours. tée à l'alpage
Les costumes des personnages imaginaires, tels que gnomes, servans, - p.139: le personnage de gauche est «emprunté. àJ.-F.Millet (L'angé-
géants, sorciers, fées, mais aussi ceux des rois, courtisans et soldats, sont lus) et celui de droite à E. Bieler (Tresseuses de paille).
bien d'inspiration historique, mais composites et anachroniques. De
plus, et c'est une loi du genre, ils n'échappent pas à certains poncifs. Que tous les musées et toutes les personnes ayant contribué à ma docu-
L'aspect hétérogène et parfois anachronique d'éléments d'architecture mentation soient ici remerciés.
et de mobilier s'inscrit dans la même démarche.
BÉAT BROSCH, Lausanne, 20 octobre 1987
PRINCIPALES SOURCES DOCUMENTAIRES
Pour les costumes:
-1' excellente série de livres que Julie Heierli a consacrés aux costumes
des différents cantons suisses, édités chez Eugen Rentsch, Zurich, de Bibliographie
1928 à 1932 Elle ne comprend que les livres disponibles en librairie et ne se veut pas
- les archives du Musée National Suisse, Zurich (planches de F. N.Koe- exhaustive.
nig, G.Lory,J.Reinhardt, G.Engelmann, etc.)
- l'Office du Patrimoine Historique Jurassien, Porrentruy (planches Beuret-Frantz J., Les plus belles légendes du Jura, Pré-Carré, Coll.Juras-
de Bandinelli et Schirmer). sica; 7, Porrentruy 1983.
Cérésole A., Légendes des Alpes vaudoises, Slatkine, Genève 1980.
Pour les objets et les décors: Crettaz B., Un village suisse: le temps, la mémoire, la mort et les dires de
- Musée Gruérien, Bulle Robert Rouvinez, paysan, organiste et conteur à Grimentz Coll.Mémoi-
- Musée du Vieux Pays d'Enhaut, Chateau-d'Œx re vivante, Ed. Monographie, Sierre, Ed. d'En-Bas, Lausanne 1982.
- Musée suisse de l'habitat rural du Ballenberg Détraz C., Grand P., Ces histoires qui meurent: contes et légendes du
Valais, Coll.Mémoire vivante, Ed.Monographie, Sierre, Ed. d'En-Bas,
La liste de tous les ouvrages consultés à titre documentaire n'a pas sa Lausanne 1982.
place ici, car elle est à la fois trop longue et trop disparate. Détraz C., Grand P., Contes et légendes de Fribourg, Coll.Mémoire
vivante, Ed.Monographie, Sierre, Ed. d'En-Bas, Lausanne 1984.
REMARQUES SUR QUELQUES ILLUSTRATIONS: Englert-Faye C., Schweizer Mârchen, Sagen und Feny,gmgeschid,ten,
- p.21: le village représenté est celui de Fahy QU) vers 1870 (d'après Zbinden Verlag, Bâle 1984.
Bachelin - Société Jurassienne d'Emulation) Goncerut C., Grand P., Lovis G., Contesetrécits du J11ra, Coll.Mémoi-
- p. 30: le panorama est celui des Alpes bernoises (Schreckhorn, Eiger, re vivante, Ed. Monographie, Sierre 1987.
Monch, Jungfrau) telles qu'on les voit de la campagne au nord de Jecklin D., Volktümliches aus Graubünden, Olins, Zurich 19 .
Thoune Keller W., Tessiner Sagen und Volksmârcben, Olins, Zurich 1984.
- p. 38: les dessins de la porte de la ville de Sursee ont pu être réalisés Lovis G., Au temps des veillées, ASPUEJ, Develier 1981.
grâce à des documents prêtés par les Archives de cette ville Montelle E., Contes de Suisse romande, Chez l'auteur, Morteau 1986.
- p.44 et 47: pour les besoins de l'histoire, j'ai habillé le tailleur d'un Montelle E., La fôle des deux pigeons: conte jurassien en kamishibai,
pantalon probablement plus répandu dans la campagne zurichoise que Ed.Lied, Carouge 1983.
dans le canton de Neuchâtel! Lovis G., Contes fantastiques du Jura recueillis par Jules Surdez. Société
- p. 71: le château représenté est celui de Lenzbourg Suisse des Traditions Populaires, Bâle 1987.
Surdez J ., Animaux et contes fantastiques du Jura, Pré-Carré, Coll. uras-
sica; 8, Porrentruy 1984.
Todorovic-Strahl P., Mârchen aus dem Tessin, Diederichs, Coll.M2r-
chen der Weltliteratur, Cologne 1984.
Uffer L., Râtoromaniscbe Mârchen, Diedericbs, Coll. M.ârchen der
Weltliteratur, Cologne 1973.
Waldmann R., Die Schweiz in ihren Mârrhen wuJ Smnengtschichtm,
Diederichs, Cologne 1983.
Zermatten M., Contes de la montagne ~ DenoëL Paris 1985. 149
Table
des matières
6 Le poirier
8 Les miettes de la table
10 Le cavalier rouge, court, rond
11 Souris, passe la première
14 Le débat des arbres
16 Le gnome et la fourmi
18 Le monde à l'envers
20 Jeannot-le-sot
27 Pierrot-le-paresseux
35 Tête-de-pioche
43 Le tailleur et la sorcière
49 Le berger malin
56 Le sac de figues et le sac de vérités
63 Les deux frères
70 Le Prince-Ours
76 Le Poilu
83 L'anneau d'or
87 . Le fils du sorcier
93 Le Roi-Souris
101 La bosse du Saint-Bernard
102 La sirène et la jeune fille
108 La Dame Blanche de Rouëlbeau
114 -Jean-sans-peur
120 Le hibou
123 Le berger et son servan
129 La Rose de La Béroche
135 L'homme qui épousa une fée
144 Pour en savoir plus...
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«LES PLUS BEAUX CONTES DE SUISSE»


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