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PHOTOS HANNAH ASSOULINE

INTERVIEW

PHOTO HANNAH ASSOULINE ILLUSTRATION STOCKSY


JULIA DE FUNÈS

«L’identité
égare plus qu’elle
n’oriente»
Pour la philosophe française Julia de Funès (petite-fille de Louis),
nous nous égarons en voulant nous affirmer par notre identité, car
nous procédons de la mauvaise manière. Une maladie de notre époque,
écrit-elle dans son nouveau livre.

INTERVIEW MYRIAM GENIER

Julia de Funès Si le XXe siècle a été le siècle de l’avène-


(43 ans) est ment identitaire, de l’individualisation
Docteure en extrême, le XXIe siècle est celui de l’ob-
philosophie, session identitaire avec les mouvements
conférencière et woke et la cancel culture, notamment. Or
publie «Le siècle l’identité égare plus qu’elle n’oriente.
des égarés».
Pourquoi?
L’identité peut être un piège à titre indi-
viduel si l’on s’engouffre, pour se rassu-
L’identité est devenue depuis quelques rer, dans des rôles, des postures, des
années une source intarissable et inces- schémas de vie. C’est un piège à titre col-
sante de questionnements, de revendi- lectif lorsque les moindres différences Je suis féministe, mais les néo-fémi-
cations, de désirs. Pourtant, ce n’est pas deviennent des mini-impérialismes au nistes actuelles me semblent davantage
par elle que l’être humain peut s’accom- point de verser dans une idéologie in- agir par haine des hommes que par
plir, mais par la liberté et le sentiment transigeante (woke). Et c’est un piège amour des femmes, par désir de ven-
de soi, écrit Julia de Funès dans «Le conceptuel parce que l’identité est l’un geance plutôt que par exigence de jus-
siècle des égarés» (Ed. de L’Observa- des seuls concepts construits si contra- tice, par réflexe identitaire étriqué plus
toire). Dans cet essai, la petite-fille de dictoirement (l’identité, c’est à la fois le que par souci d’ouverture. Leur mouve-
Louis de Funès (mais oui, c’est lui dans même et le différent). En philosophie, ment me semble plus liberticide pour les
«La Grande Vadrouille») dissèque la so- cette contradiction a toujours conduit hommes que libérateur pour les femmes.
ciété et les comportements actuels. Phi- à des impasses. Il reste des discriminations et des injus-
losophe, auteure de plusieurs ouvrages, tices, mais faisons une différence entre
Julia de Funès nous parle aussi de son Certains mouvements féministes, la défense juste et loyale, et la traque
goût du travail et de son illustre aïeul. de genres, etc., basés en grande moralisatrice.
partie sur l’identité, n’ont pas la
En quoi vivons-nous au «siècle bonne démarche, vont trop loin, Votre conclusion est qu’il faut privi-
des égarés»? écrivez-vous. légier la liberté et le sentiment de soi.

14 Coopération N° 43 du 25 octobre 2022


Qui sommes-
nous? Une
identité par
procuration ne
nous aide pas
à apprendre à
le savoir…

tous la comédie, donc on n’est pas


nous?
Dans toute existence, individuelle et
sociale, il y a une part de théâtralité et de
comédie. On ne peut faire totalement
abstraction du regard de l’autre. Aussi,
on joue à être, on se formate. Avec les
années, une libération se fait sentir, on
parvient plus aisément à se défaire de ces
identités d’emprunt, car la peur de dé-
plaire s’atténue et on ose le courage de soi.

«Seule la liberté
permet à un être de
ne pas se réduire»
Heureusement, parce que vous
écrivez qu’«imiter un autre, c’est
mourir à soi-même»!
C’est l’idée que j’emprunte à Spinoza,
qui dit qu’en voulant toujours ressem-
bler à quelqu’un ou à quelque chose
d’autre, on se suicide soi-même. Ne pas
attendre une perfection d’un élément
extérieur, mais comprendre qu’on a sa
perfection propre et que tout désir au-
thentique vient la confirmer, l’augmen-
ter, fait gagner en présence, en réel.

Vous-même, vous sentez-vous


complètement libre?
Bien sûr que non. J’ai des rôles à jouer
Les concepts identitaires permettent Mais c’est difficile d’être libre qui m’encombrent parfois encore.
l’identification sans parvenir pour au- et d’être soi. Quels seraient vos Comme tout le monde, j’ai eu des
tant à l’individualisation, à la singulari- conseils pour y parvenir? périodes à côté de moi-même. Nom-
sation. Jamais l’identité ne peut per- C’est le travail d’une vie. Il n’y a pas breuses sont les personnes qui peuvent
mettre l’expérience de soi dans son de recette. Je n’aime pas les conseils passer leur vie entière loin de ce qu’elles
unicité. Seule la liberté permet à un être comportementaux à la mode, comme sont ou aimeraient être. Or il y a tou-
de ne pas se réduire à un exemplaire, à le coaching ou le développement per- jours urgence à se libérer. Nous n’avons
un échantillon, de ne pas transformer sa sonnel. Mais se réfugier dans une iden- pas d’autres vies possibles que la nôtre.
vie en comédie schématique et sa liberté tité toute faite, dans une posture, est C’est pourquoi ce livre se veut une
en mise en scène. l’un des meilleurs moyens pour s’éloi- libération identitaire. Ma thèse portait
gner de soi-même. Le courage de déjà sur cette thématique, c’est donc
Mais vous ne niez pas l’identité? la liberté me semble une voie plus un sujet qui me travaille depuis des
Même si le concept d’identité me semble certaine. années.
malheureux, quelque chose de cette
notion résiste. Nous avons tous le désir Vous écrivez qu’on imite les autres, Autre égarement de notre temps,
d’être nous-mêmes. qu’on suit des modèles. On joue vous écrivez qu’il n’y a Page 17

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INTERVIEW
JULIA DE FUNÈS

plus de morale, mais de tité, puisque l’on peut avoir un pseudo, il confort incomparable; nous sommes
la moralisation. est possible de dire les pires choses dans gâtés de vivre en France en 2022. Et je
Dans «Le Premier Homme», Camus une totale invisibilité. préfère vraiment, en tant que femme,
disait: «Un homme ça s’empêche.» Ça vivre maintenant.
résume ce qu’on entend généralement par Sommes-nous égoïstes?
«morale», à savoir que l’autre passe avant On vit l’avènement identitaire. Ça ne Vous dédiez votre livre à vos
moi, que je suis capable d’abnégation par veut pas dire égoïsme. Ça signifie que parents et grands-parents qui
souci altruiste. Aujourd’hui, les valeurs toutes les autorités qui donnaient un vous «ont appris à ne pas faire d’un
relatives à l’autre, telles que la politesse, la sens à l’individu, qui guidaient son exis- nom une identité mais une
décence, la pudeur, la délicatesse, sont tence, se sont progressivement effon- exigence». C’est-à-dire?
supplantées par des valeurs privées et drées (religion, métaphysique ou poli- Ma famille n’a jamais voulu vivre dans
individuelles, par une moralisation sur tique). L’individu se retrouve donc seul le culte de mon grand-père, profiter de
le respect qu’on nous doit en tant que face à lui-même. Il ne s’agit pas pour moi son nom, de sa lumière. Mes frères
personne. «Un homme ça s’empêche» de critiquer l’individu contemporain, ont des métiers bien à eux, mon père a
devient: «Un homme ça se respecte». mais de comprendre qu’il devient sa eu un métier bien à lui, mon oncle éga-
propre référence. lement. Nous avons toujours eu l’in-
Les réseaux sociaux sont-ils, jonction de tracer notre route, d’arriver
en partie, en cause? C’était mieux dans les siècles par nous-mêmes à quelque chose. Un
C’est bien plus structurel que cela, mais lointains? nom est un héritage (un héritage heu-
les réseaux sociaux accentuent ce phé- Je ne suis pas du tout nostalgique d’un reux en ce qui me concerne), pas un
nomène. En permettant la fausse iden- passé. Nos conditions de vie sont d’un mérite. ○

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