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DE QUELQUES PIÈCES D’ARCHIVES

AUTOUR DES DICTIONNAIRES DE SAÏD CID KAOUI

par

Ouahmi OULD-BRAHAM
MSH Paris Nord

Saïd Cid Kaoui (1859-1910) est un berbérisant connu pour


ses trois dictionnaires bilingues qui portent sur le touareg de
l’Ahaggar et des Ajjer (tamâheq), pour les deux premiers
ouvrages, et le berbère du Maroc central et sud-ouest marocain,
pour le dernier. Bon berbérophone, il a plutôt travaillé sur ces
parlers, bien que son dialecte maternel soit le kabyle. Dans sa
carrière de lexicographe, il s’est illustré aussi par sa prise de bec
avec le célèbre René Basset (1854-1924), professeur de langue
arabe et de langue berbère et directeur l’École supérieure des
lettres d’Alger (Ould-Braham, 1993 et 2015).
Son œuvre linguistique, qui consiste en la confection de
trois dictionnaires bilingues, fut une rude tâche qu’il accomplit
honorablement lors de sa carrière dans l’armée en tant
qu’officier-interprète. Dans leur ordre de parution, les ouvrages
sont les suivants :
Dictionnaire français-tamâheq (langue des Touareg),
Alger, A. Jourdan, in-fol., 1894, XVI-904 p.
Dictionnaire pratique tamâheq-français (langue des
Touareg), Alger, A. Jourdan, in-fol., 1900, XII-443 p.
Dictionnaire français-tachelh’it et tamazir’t (dialectes
berbères du Maroc), Paris, E. Leroux, in-18, 1907, 248 p.

Sur ces outils lexicographiques, j’ai recueilli au cours de


mes investigations d’il y a plusieurs années nombre de pièces
d’archives. Ces documents, dont je reproduit quelques uns ici,

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peuvent avoir leur pertinence pour éclairer tel aspect de l’histoire
de l’édition de tel livre de Cid Kaoui ou tel point de détail qui
peut avoir quelque intérêt relatif à l’histoire des études berbères.

I.SUR SAÏD CID KAOUI ET LE CONTEXTE DES


ÉTUDES BERBÈRES
Notre lexicographe berbérisant est un Kabyle fort méconnu
au plan biographique jusqu’à naguère1. Né le 12 mars 1859 à
Ahammam, village de la confédération des Oulad Abd el Djebar,
au sud et au sud-est de Bougie (Béjaïa ou Bgayet), il s’éteignit le
15 décembre 1910 à Bordj Menaïel où il s’était retiré avec sa
famille, à la fin de sa carrière.
J’ai pu personnellement restituer le parcours de cet auteur
et rédigé des notices le concernant (Ould-Braham, 1987, 1993,
1994 et 2015). Ce sont ces éléments que je vais exposer de
nouveau ici. Saïd est le fils de Mohammed Akli (Muḥend Akli)
Sedkaoui, originaire des Beni Sedka (At Sedqa), tribu de la
Kabylie du Djurdjura, et de Chérifa bent Saïd ben Ahmed, née
aux Beni Sedka, elle aussi, dans le village de Taourirt. Il
fréquenta, comme les quelques rares privilégiés autochtones de sa
génération, l’école primaire française de la ville de Bougie puis le
lycée franco-arabe de Constantine d’où il sortit doté d’une solide
instruction en français et en arabe.

Saïd Cid Kaoui a vécu dans une Algérie vaincue par la


force des armes, soumise depuis quelques décennies à l’autorité
militaire de la France coloniale. Déjà en 1859, à la naissance du
lexicographe kabyle, la colonisation en Algérie avait plusieurs
années derrière elle et les rares régions restées un moment
indépendantes, comme la Kabylie ou le Sahara, furent déjà

1
Avant mes propres investigations (Ould-Braham, 1987, 1993 et 1994),
on ne connaissant strictement rien de Saïd Cid Kaoui, pas même son
prénom (il signait ses ouvrages par « S. Cid Kaoui »). Maintenant qu’il
est documenté de manière significative, il est mieux situé dans la
littérature scientifique concernant le domaine berbère. Il existe même
une notice qui lui est consacrée dans l’encyclopédie en ligne Wikipedia.

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annexées. Quant au père du lexicographe kabyle, il semblerait
qu’il avait pris le camp du vainqueur, puisque, outre ses fonctions
de notable auprès du régime, il s’engagea volontairement durant
le conflit franco-prussien de 1870 sur le front de Sedan où il reçut
plusieurs blessures. Saïd Cid Kaoui, par fidélité filiale, à l’issue
de ses études secondaires, s’engagea dans les spahis. Libéré de
ses fonctions en 1881, il obtint une place de surveillant au lycée
d’Alger tout en entament des études de médecine à l’université.
Au bout de deux années, il préféra changer d’orientation en
optant pour un cours d’interprètes à l’École supérieure des lettres
d’Alger. Après avoir réussi ses examens, il fut recruté, en
septembre 1886, dans le corps des interprètes militaires et il
poursuivra sa carrière en ligne droite en étant affecté à plusieurs
postes : le commandement supérieur de Boghar (1886-1888), le
Bureau arabe de Ouargla (1888), le Bureau arabe de Boghar
(1888-1890), le Bureau arabe de Ghardaïa (1890-1891), la
subdivision de Dellys (1891-1895), la subdivision de Laghouat
(1895), le Bureau arabe de Chellala (1896-1905) et, pour finir, le
cercle de Bou Sâada (1906-1908). Après une carrière de plus de
trente ans de services, au cours de laquelle il devint officier
interprète de 1re classe, avec le grade de capitaine, il fit valoir ses
droits à la retraite le 20 octobre 1908. Il fut marié en 1889 avec
une Française d’Algérie, Mlle Léonie Richebois (née en 1868 à
L’Arba, dans la Mitidja), et il obtint par décret du 27 janvier 1890
sa naturalisation. De son mariage sont issus trois enfants.

Qu’est-ce qui avait poussé l’interprète militaire Cid Kaoui


à devenir un berbérisant, auteur de dictionnaires bilingues ?
D’abord au cours de sa scolarité dans le supérieur, lorsqu’il se
formait en langues, études préalables à sa carrière future dans le
corps des interprètes, il fut désigné en 1884 par la Préfecture
d’Alger en qualité de juré aux examens de berbère (« examens de
prime » pour les fonctionnaires), tâche dont il s’acquittera tous
les ans fort honorablement. Et face à la demande de candidats en
matière d’outils pédagogiques, il prépara un dictionnaire pratique

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français-kabyle, à l’instar des dictionnaires déjà publiés quelques
années plus tôt, par les pères jésuites Jean-Baptiste Creuzat
(1873) et le père Augustine Olivier (1878), pour le kabyle, et
l’interprète militaire Marcellin Beaussier (1871), pour l’arabe
parlé d’Algérie. Avec le temps, les circonstances en ont décidé
autrement : il s’attela plutôt à un dictionnaire de touareg1 qui
donnea lieu à deux ouvrages différents publiés respectivement en
1894 et en 1900 (voir infra). Suivra, en 1907, un troisième
dictionnaire qui porte sur les parlers berbères du Maroc central et
du Sud-ouest marocain. Ajoutons à cela qu’à Alger, au sein de
l’École supérieur des lettres, quant il suivit le cours des
interprètes il fait la connaissance de Belkassem Ben Sedira
(1846-1901), l’auteur entre autres du Cours de langue kabyle
(Jourdan, 1887) et chargé d’enseignement dans l’établissement de
l’arabe vulgaire et du kabyle2.

Il est vrai que le contexte, qui a été propice aux études


orientalistes d’une manière générale, a pu être profitable en
faveur du berbère, dont la connaissance scientifique a commencé
dans les pays européens dès le XVIIIe siècle (Ould-Braham, 2000
[2004] et 2016a). En fait, les études linguistiques berbères sont
menées pendant longtemps sous les auspices de l’orientalisme

1
« Au commencement de 1887 je travaillais à un dictionnaire français-
kabyle, lorsque je fus nommé au poste de Ouargla. Avant cette époque,
j’avais entrepris déjà de réunir les matériaux nécessaires pour composer un
dictionnaire français-tamâhaq ; mais, jusque là, je n’avais pu rassembler
qu’un très petit nombre de mots. À mon arrivée à Ouargla, j’entrai en
relations avec des Indigènes d’In-Salah connaissant parfaitement la langue
tamâhaq, et qui étaient, en même temps, lettrés en langue arabe. » (Avant-
propos, Dictionnaire français-tamâhaq).
2
Pour terminer le portrait du berbérisant autochtone, outre sa fonction de
juré aux examens des primes et diplômes de berbère, Saïd Cid Kaoui était
membre de la Société historique algérienne éditrice de la Revue Africaine,
et honoré de plusieurs distinctions : officier du Nichan Iftikhar (1895),
officier d’Académie (1895) et chevalier de la Légion d’honneur (1904). À
Paris, en 1900, il reçut une médaille d’argent lors de l’Exposition
universelle récompensant ses deux dictionnaires touaregs.

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savant très en vue. Elles vont se développer parallèlement à
d’autres disciplines et d’autres pratiques savantes concernant
l’Afrique septentrionale et l’aire musulmane, comme
l’archéologie, la publication de sources historiques,
l’ethnographie, la géographie humaine… Des agents
diplomatiques, des voyageurs scientifiques et des savants de
cabinet (Louis Chénier, Georg H. Host, M. Venture de Paradis, J.
B. Bory de Saint-Vincent, Adriano Balbi, Jean-Raymond Pacho,
Heinrich F. Minutöli, etc.) ont publié les premières enquêtes sur
le berbère, en en faisant connaître certaines variétés (Siwa,
Kabylie, touareg, domaine tachelhit) et classé la langue parmi
toutes les autres langues connues.

Dès la conquête coloniale, consécutive à la prise d’Alger


en 1830, les études berbères ont été réamorcées tant en France
que dans d’autres pays européens. Ce qui a donné lieu de
nombreux ouvrages (lexiques, esquisses grammaticales, recueil
de textes). Des militaires (A. Hanoteau, L.-Ch. Féraud, H.
Aucapitaine), sous la conduite de sociétés, savantes et des
ecclésiastiques (J.-B. Creuzat, A. Olivier, J. Rivière), ont produit
des travaux pionniers sur la langue. L’institution universitaire n’a
pas été en reste, comme l’École supérieure des lettres d’Alger1,
fondée en 1879 et dirigée par Émile Masqueray (de 1880 à 1894)
puis par René Basset (de 1894 à 1924).
II. DÉMARCHES POUR LA PUBLICATION
D’UN PREMIER DICTIONAIRE FRANÇAIS-TOUAREG

1
L’apport de l’École supérieure des lettres d’Alger aux études berbères
a été important (Ould-Braham, 1993, 2015 et 2016b), comme en
témoignent les enquêtes d’Émile Masqueray (berbère de l’Aurès,
touareg), de Belkassem Ben Sedira (kabyle), d’Adolphe de Calassanti-
Motylinski (berbère de Djerba, Ghadamès, Djebel Nefousa), de Gustave
Mercier (berbère de l’Aurès), d’Auguste Mouliéras (kabyle), d’Ernest
Gourliau (mozabite, kabyle) et par la suite celles de René Basset et de
tout un noyau de ses disciples qui avaient exploré toute une multitude de
parlers berbères.

249
En cette année 1890, Saïd Cid Kaoui, interprète militaire du
Bureau arabe de Ghardaïa (Algérie), venait de terminer un
volumineux ouvrage de lexicographie bilingue qu’il intitula alors
Dictionnaire français-tamacheq. Son plus grand souhait était de
publier ce travail. Pensait-il à quelque maison d’édition
parisienne spécialisée dans le domaine de l’érudition ? Mais
comme ce type de livre sur une langue rare ne pouvait être que
coûteux en termes de frais de fabrication, et pour demander un
soutien, il écrivit alors au ministère de l’Instruction publique le
30 novembre 1890. Dans sa requête, il s’adressa directement au
ministre pour le solliciter à « titre privé » à ce qu’il lui accorde
une aide financière aux fins de faire publier cet outil
lexicographique, dont le manuscrit premier travail du genre,
accompagnait la demande.

L’on peut dire qu’en 1890 ce travail inédit d’un dictionnaire


touareg parfaitement abouti n’a pas eu de précédent dans ce
domaine étroitement spécialisé puisque l’ouvrage qu’Émile
Masqueray (1843-1894) préparait, à Alger à l’aide de prisonniers
Taïtoq, ne fut achevé qu’un peu plus tard, pour recevoir un début
de publication en 1894 (Masqueray, 1894 et 1896).

250
251
Lettre d’Henri Duveyrier

Voici le texte de la lettre que Saïd Cid Kaoui adressa au ministre :

252
Ghardaïa, le 30 novembre 1890.

À Monsieur le Ministre
de l’Instruction publique à Paris.

Monsieur le Ministre,

J’ai l’honneur de soumettre à Votre Haute appréciation, à


titre privé, le spécimen du premier Dictionnaire Français-
Tamacheq existant et dont je suis l’auteur.

En ma qualité de Berbère d’origine connaissant l’arabe et


le français, j’espère avoir mené à bonne fin ce travail qui
sera peut-être utile au progrès des Études Berbères.

C’est pourquoi, Monsieur le Ministre, je viens solliciter


l’aide bienveillante du ministère de l’Instruction publique
pour faire voir le jour à mon travail.

J’ai l’honneur d’être, Monsieur le Ministre, Votre très


humble et très dévoué serviteur.

S. Cid Kaoui

Interprète Militaire
au bureau arabe de Ghardaïa

253
Le 12 décembre 1890, on enregistra cette lettre. Le 10 janvier
1891, on en envoya une copie, accompagnée du manuscrit de Cid
Kaoui, à un expert attitré, Henri Duveyrier1 (1840-1892), membre
du Comité des Travaux historiques (section Afrique du Nord) et de
la Société de Géographie, pour qu’il donne un avis technique.
Quant au demandeur, l’auteur du dictionnaire, le chef du 1er Bureau
du Secrétariat et de la Comptabilité du ministère lui accusa
réception, le 16 décembre 1890, de sa lettre ainsi que du spécimen
du dictionnaire manuscrit. Saïd Cid Kaoui, fut donc informé que
son envoi sera soumis au Comité des Travaux historiques et
scientifiques lors de sa prochaine réunion. La décision de ce
Comité ne tarda pas et, après examen en commission, le ministère
renvoya le manuscrit à l’intéressé accompagné de la lettre suivante
:

Paris, le 16 février 1891.


Monsieur,
La Commission du Nord de l’Afrique a examiné dans sa
dernière séance le spécimen du Dictionnaire Français-
Tamacheq que vous m’avez fait l’honneur de me
communiquer. Elle m’a tout particulièrement signalé
l’intérêt de ce travail qui lui a suggéré des remarques dont
vous pourrez peut-être tenir compte dans votre rédaction
définitive.
Tout d’abord, il paraîtrait préférable que votre
Dictionnaire s’appelât Français-Tamahaq du nom du
dialecte parlé par tous les Touâreg du Nord (Azdjer et
Ahaggar) de race noble, tandis que le Tamacheq est
particulier aux Aouélimmiden ou Touâreg du Sud-Est et à

1
Né à Paris en 1840, fils du saint-simonien Charles Duveyrier (1803-
1866). Comme son père, il fut explorateur, l’État lui ayant accordé
quelques missions.

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quelques tribus des serfs des Ahaggar, les lsaqqamaren, par
exemple. La Commission a fait aussi remarquer que vous
intervertissiez la valeur des deux Z de l’alphabet des
Touareg, ⵣ et le ⵌ. Elle voit aussi un inconvénient à ce que
vous attribuiez au ⵌ le son de notre, Z et au ⵣ le son du Z
emphatique, le ⵌ étant bien un Z emphatique bourdonnant
pour ainsi dire. Il ne faudrait pas non plus, à son avis,
accentuer I’H’ rendant le son du ⵂ tefînagh, qui est
exactement celui de l’H en allemand et dans les mots saxons
de la langue anglaise. Les orientalistes, en effet, sont depuis
longtemps tombés d’accord pour ajouter un accent (H’) ou,
ce qui est mieux, un point (Ḥ) à la lettre h de l’alphabet latin
seulement quand elle sert à rendre le ‫ ح‬de l’alphabet arabe.
Ce ‫ ح‬qui manque dans toutes les langues européennes et
dans les dialectes berbères des Touareg existe dans le
dialecte berbère des Kabyles, votre langue maternelle.

D’autre part, il ne semble pas utile de franciser les


transcriptions de mots berbères en ajoutant un e muet à la
consonne qui les termine ou en redoublant cette consonne et
d’employer le C avec le son de l’S : ekcen, « avoir du
dégoût », doit être écrit : eksen. Il est également nécessaire
que les voyelles longues soient surmontées du signe
prosodique, car il arrive parfois qu’un même mot comporte
deux sens, suivant qu’une des voyelles qui le composent est
brève ou longue.

Je me conforme très volontiers à l’avis de la


Commission en vous faisant part de ses observations et en
vous priant de revoir votre manuscrit dans l’esprit que je
vous indique. Les conseils que je vous transmets vous
permettront de donner à votre œuvre, j’en suis convaincu,
une exactitude, une solidité et une utilité encore plus
grandes. Je recevrai votre manuscrit ainsi modifié avec le
plus vif plaisir et, en attendant, je m’associe personnellement

255
aux félicitations que vous adresse la Commission. Elle
pense, comme moi, que votre initiative témoigne d’un grand
progrès accompli vers l’alliance intime des deux races qui
occupent actuellement ensemble le sol de la Berbérie,
progrès qui répond à nos plus chers désirs.
Recevez, Monsieur, l’assurance de ma considération très
distinguée,

Le Ministre
de l’Instruction
Publique et des Beaux-Arts

À Monsieur S. Cid Kaoui,


Interprète militaire
à Ghardaïa.

En réponse aux observations de la Commission, qui sont plutôt


inspirées par Henri Duveyrier, Saïd Cid Kaoui par une lettre datée de
Ghardaïa, 22 avril 1891, donna sa position point par point et de
manière argumentée par rapport à ces dites observations. Et le 6 mai
l891, le chef du ler Bureau, au nom du ministre, envoya à Henri
Duveyrier cette nouvelle lettre de Cid Kaoui pour avis final.
L’explorateur du Sahara et membre éminent de la Société de
géographie ne donna pas de réponse comme en témoigne la relance
émanant du même Bureau du ministère, en date du 2 septembre 1891,
et l’informant que l’auteur du Dictionnaire français-tamahaq venait
d’exprimer le désir de connaître le nouvel avis de la Commission du
Nord de l’Afrique (du Comité des travaux historiques et scientifiques)
à propos de ce travail qu’il avait confié pour examen. Comme l’avis
de Duveyrier tardait à venir, le ministère envoya une nouvelle lettre de
relance :

256
Paris, le 4 février 1892.

À M. H. Duveyrier,
Membre du Comité,
16, rue des Grès, à Sèvres.

Cher Monsieur,
Nous avons conservé depuis le mois de mai dernier à
l’ordre du jour de la « Commission d’Afrique du Nord » la
question du Dictionnaire Français-Tamahaq de M. Cid
Kaoui.
Je vous serai reconnaissant de m’indiquer, afin de répondre
au désir témoigné par la Commission, si nous devons
maintenir cette affaire pour la prochaine
séance de mars ou si vous jugez inutile d’en poursuivre
l’examen.
Dans ce dernier cas, je vous prierai de vouloir bien me
renvoyer, pour le joindre au dossier, votre premier rapport
que j’avais eu l’honneur de vous communiquer, le 6 mai
1891.
Veuillez agréer, Cher Monsieur,...
Le Chef du 1er Bureau

En fait, c’est un Duveyrier vieillissant qui a été chargé de l’expertise


du dossier. Cet homme devenu inquiet tranche avec la personne
dynamique des années de jeunesse quand il avait accompli un voyage
périlleux, mais riche en résultats scientifiques, au Sahara. Cette
expédition très profitable qui lui a valu des honneurs (médaille
d’argent de la Société de géographie de Paris). Il avait visité le Mzab,
El Goléa, Touggourt, Ouargla, Gabès et Biskra ; reparti à nouveau à
Touggourt puis à Ghadamès, il pénétra en 1861 en pays touareg
(Duveyrier, 1864).

257
Réponse de Cid Kaoui suite aux observations de la Commission

Il est tout à fait compréhensible que ce membre éminent du


Comité des Travaux historiques et scientifiques, une personne
de référence et conseiller de toutes les études et explorations
nord-africaines et sahariennes1, soit désigné pour l’expertise du
dossier de Cid Kaoui, sur un travail de lexicographie touarègue

1
En 1885 et 1886, il fut chargé d’une mission au Maroc (Le Rif surtout)
« pour y entreprendre des études de géographie physique et politique ».

258
bilingue, et qu’il en donne un avis éclairé sur l’opportunité de
cette demande. Mais au fil des premiers mois de cette année
1892, il s’avère que la personnalité à qui est confié le dossier
n’a pu mener celui-ci à terme, car l’homme est aux prises du
drame de ses difficultés personnelles. Le 25 avril 1892, à l’âge
de 52 ans, il met fin à ses jours.

L’on pourrait mesurer tout ce retard mis, bon gré malgré, par
la Commission chargée d’évaluer l’opportunité de la demande
du lexicographe berbérophone. Et il n’y a pas de doute que ce
dernier ait purement et simplement abandonné cette piste auprès
du ministère de l’Instruction publique, et de la Commission des
Travaux historiques et scientifiques dont la décision se faisait
attendre. Eu égard à cette lenteur avec laquelle sont menées les
choses, cela a probablement décidé l’auteur du dictionnaire
touareg à changer le fusil d’épaule, avec le sentiment d’avoir
bien perdu du temps !

Deux années plus tard, le premier dictionnaire de Saïd Cid


Kaoui paraît à Alger avec le titre (complet) de Dictionnaire
Tamâheq-français (langue des Touareg), contenant : 1° tous les
mots de la langue française traduisibles en tamâheq soit
directement, soit par des phrases ; 2° la traduction en tamâheq
de tous ces mots, avec la prononciation figurée en caractères
français et en caractères tifinar' ; 3° les différentes acceptions
des mots, avec de nombreux exemples, dictons, proverbes, traits
de moeurs des Imouhar', etc. etc. ; 4° l'indication du genre, du
nombre des noms, etc. [et supplément], in-folio (330 x 245 mm)
de XIV-894-10 pages.
Dans l’introduction de l’ouvrage, l’auteur ne dit mot ni du
ministère ni de l’instance administrative parisienne qui
d’ordinaire instruit et soutient des projets scientifiques. Par
contre, page IX de l’introduction, il exprime ses vifs
remerciements au Gouverneur Général de l’Algérie, Jules
Cambon, qui, grâce à une souscription qu’il a accordée, lui a
donné la facilité de faire publier son ouvrage. « Qu’il me soit

259
permis, ajoute-t-il, de remercier aussi M. le commandant
Bissuel, chef du Service des Affaires Indigènes et du Personnel
Militaire du Gouvernement Général, qui s’est intéressé à mon
travail et qui a attiré sur lui la bienveillance de M. Le
Gouverneur Général. » En effet, Saïd Cid Kaoui a fait éditer son
dictionnaire à Alger, et non à Paris, chez le libraire-imprimeur
Adolphe Jourdan et pas à « compte d’auteur », contrairement ce
que j’avais soutenu (Ould-Braham, 1987 : 162).

III. LES RÉACTIONS HOSTILES D’UN PONTE DU


MONDE UNIVERSITAIRE

Après les documents qui éclairent sur les conditions de la


publication des dictionnaires de Saïd Cid Kaoui passons
maintenant aux documents qui concernent la polémique qui eut
lieu principalement au cours de l’année 1908 avec un
berbérisant bien connu, René Basset, le maître incontesté des
études berbères et arabes à l’École supérieure des lettres
d’Alger.

Cette polémique eut lieu dans les premières années du XXe


siècle et j’en avais étudié, à deux reprises (Ould-Braham, 1993
et 2015), aussi bien le déroulement que les termes employés par
les deux protagonistes, l’un à l’encontre de l’autre.
Au départ, René Basset (1899 et 1902), qui recensait des
publications nouvelles dans le domaine berbères ou faisait des
bilans périodiques sur les recherches berbérisantes, rendait
compte des travaux parus, dont ceux de Saïd Cid Kaoui. Et,
comme je l’ai montré tout récemment (Ould-Braham, 2015),
cette polémique a pu prendre forme et s’amplifier
graduellement en trois actes.

Premier acte, Saïd Cid Kaoui fait éditer son premier


dictionnaire de la langue des Touaregs de l’Ahaggar et des
Ajjer, celui-là même pour lequel, en 1891, il a sollicité le

260
Comité des Travaux historiques et scientifiques pour un soutien
à la publication. Il s’agit du Dictionnaire français-tamâheq
(Alger, Jourdan, 1894), un ouvrage sans pareil, hormis celui
d’Émile Masqueray (op. cit.) qui a été publié entre-temps.
Comme je l’ai dit plus haut, le sort de l’ouvrage du berbérisant
kabyle, du fait de l’impatience probable de son auteur, n’a pu
trouver une issue à Paris, par le biais du Comité des Travaux
historiques, mais à Alger où le gouverneur général de l’Algérie,
avec l’appui d’Henri Bissuel, l’auteur des Touareg de l’Ouest
(Alger, Jourdan, 1888), lui a lui l’honneur de lui accorder une
souscription.
Quelques années plus tard, lors du 11e congrès international
des orientalistes qui se tient à Paris, René Basset en dressant un
état des récentes études berbères et haoussas fait une part au
touareg (Basset, 1899 : 49-50) en mettant en avant les deux
ouvrages d’Émile Masqueray (Basset, 1899 : 49-50) qui, à ses
yeux, sont « les documents les plus importants qui aient paru
depuis la grammaire du général Hanoteau ». C’est tout dire. Le
rapporteur poursuit son propos en donnant son avis tout aussi
tranché sur l’ouvrage de Saïd Cid Kaoui (ibid. : 50) : « Je ne
saurais accorder les mêmes éloges à un dictionnaire composé
par M. Cid Kaoui (sic), non pas avec l’aide de Touaregs, mais
avec celle des Arabes d’In Salah parlant plus ou moins cette
langue. Si, à cette cause d’infériorité, on ajoute la singularité du
dictionnaire ». C’est à se demander si le critique, dans ses
intentions, n’avait pas pour but d’asseoir plutôt le dictionnaire
de Masqueray comme référence en la matière.
Au juste, quelle est cette singularité que le critique ponte du
doigt ? René Basset affirme qu’il y a des entrées lexicales qui
ne devraient pas entrer dans un dictionnaire touareg. Celles
qu’il cite, au nombre de onze, il y a « agonie (p. 4),
approximativement (p. 77), atermoiement (p. 92), baguenauder
(p. 107), banquiste (p. 111), canonner (p. 150), corroboratif (p.
228), débagouler (p. 253), se décarêmer (p. 258), palpablement
(p. 638), rempailler (p. 755) ». En fait des mots français, en les
ayant « traduits en touareg, on se fera aisément une idée de la
confiance que peut mériter ce livre. » (Basset, 1899 : 50). Cette

261
critique de René Basset, elle est tellement insignifiante sur la
question de fond – bien qu’elle poursuive un autre objectif –
que le lexicographe kabyle n’a pas dénié y répondre.
En 1900, à Alger (A. Jourdan) sort des presses le second
ouvrage de Saïd Kaoui, le Dictionnaire pratique tamaheq -
francais et francais - tamaheq (langue des Touareg) contenant
plus de six mille mots de la langue tamaheq, la traduction en
français de tous ces mots avec la prononciation figurée en
caractères français et en caractères tifinar, leurs différentes
acceptions, avec de nombreux exemples tamaheq – français.
Comme précédemment, l’ouvrage bénéficie d’une nouvelle
aide, une souscription du gouverneur général de l’Algérie.

Lors du 13e congrès international des orientalistes, qui se


tient à Hambourg en 1902, René Basset (1902 : 323) dans son
rapport sur les études berbères n’a pas raté non plus cet ouvrage
de ses reproches foudroyants : « La contrepartie au dictionnaire
français-tamâheq de M. Cid Kaoui que j’ai signalé dans le
précédent rapport. Il présente les mêmes défauts dont le plus
grave c’est que ce dictionnaire – dont le dialecte n’est pas
précisé – a été fait, non par des Touaregs, comme celui de M.
Masqueray, mais d’après des Arabes parlant le touareg.
J’ajouterai qu’il n’est nullement rédigé ni classé au point de vue
scientifique, mais, il y a plus : l’auteur semble supposer dans sa
préface que ce dictionnaire, où les mots sont classés d’après
l’alphabet rudimentaire touareg, pourra être consulté par des
commerçants qui ignorent ou du moins ne connaissent
qu’imparfaitement les règles grammaticales. » Là encore,
l’auteur du dictionnaire touareg a fait le dos rond.

Deuxième acte, cinq années plus tard, quand Saïd Cid Kaoui
fait voir le jour à son troisième ouvrage bilingue, le
Dictionnaire français-tachelh’it et tamazir’t (Paris, Ernest
Leroux, 1907), René Basset récidive, en insérant dans La Revue
critique d’histoire et de littérature (48e année, n.s., t. LXIV,
1907, p. 323 ; 18 octobre, n°43) un compte rendu tout aussi

262
sévère à l’encontre du berbérisant kabyle (Basset, 1907 : 323).
Et c’est ce compte rendu qui va mettre le feu aux poudres en
faisant réagir le mis en cause. Pour la bonne intelligence de
cette controverse qui va déraper, il n’est inutile de reproduire ici
dans son intégralité ce compte rendu du directeur de l’École
supérieure des lettres d’Alger :

L’auteur ne prend pas la peine de nous faire


connaître où il a recueilli les matériaux de son
dictionnaire, mais, dans la préface, il nous apprend que
« trois principaux dialectes berbères sont parlés au
Maroc : la Tamerrokit (?) dans les montagnes du Rif, la
Tachelhit dans la région de Sousse (sic pour la région
du Sous) et la Tamazir’t dans le Sud et à l’Est ». Les
dialectes parlés dans la région du Rif n’ont jamais porté
le nom de Tamerrokit qui n’a aucun sens, et l’auteur
montre son ignorance en ajoutant qu’ils « ressemblent
beaucoup au kabyle du Djurdjura ». C’est de la force de
la Grammatica rifeña du P. Sarrionandia dont je rendais
compte dans la Revue critique du 31 décembre dernier.
Cette préface nous donne une idée de la valeur du
dictionnaire. S’il ne renferme pas, comme le précédent
dictionnaire tamacheq du même auteur, des énormités
comme la traduction en touareg de mots tels que
« agonie, baguenauder, canonner, se décarêmer,
palpablement »1. Il est rempli de traductions douteuses,
d’expressions fabriquées en plaquant un mot berbère
sur un mot français, et d’inexactitudes. J’en citerai
quelques exemples : P. 37, « autoriser » est traduit par
efk, ouch : ces deux mots n’existent pas simultanément
dans le même dialecte, et d’ailleurs, ils signifient
« donner » et non « autoriser ». P. 59 « conséquence »

1
Je relève cependant (p. 15) un adverbe « langoureusement » traduit par
serrekhfet nouellen, ce qui veut dire proprement « avec la douceur des
yeux » ou par soudbal éoouallen (sic, pour nouallen) dans le sens est
« avec l’action des yeux de se farder ». (Note de R .B.)

263
est traduit en tachelhit par « aneggarou litt, la fin », ce
qui est inexact : aneggarou signifie « le dernier », et du
reste, au mot « fin » (p. 110) l’auteur ne donne que
taneggarout. P. 62, « se cotiser » efk lh’ek’ : il faudrait
dire elh’ak’k et de plus, cette expression signifie
seulement « donner le droit ». P. 109, « se fiancer » est
rendu par « demander une femme » (ekht’eb tamr’art) :
les fiançailles sont cependant distinctes de la demande
en mariage. P. 128, « mévente » (?) est traduit par aznaz
lekhçaret littér. « la vente de la perte » (?) ou azenz n
terzé. Il est évident que l’auteur a voulu traduire mot à
mot « vente à perte ».
Ce vocabulaire ne peut donc pas être consulté avec
confiance ni rendre aucun des services qu’on aurait pu en
attendre.

René BASSET

IV. LA POLÉMIQUE TELLE QU’ELLE EUT LIEU

Saïd Cid Kaoui s’estimait injustement critiqué voyant en


René Basset quelqu’un d’excessivement hostile à son égard qui
ne ratait aucune occasion pour descendre en flamme son travail.
Ce qui n’est pas sans risque de ternir l’image du berbérisant
autochtone aux yeux de la communauté des spécialistes des
études orientales et de compromettre sa réputation de
lexicographe et de traducteur.

Les coups de boutoir de son contradicteur ne peuvent rater


leur cible et rester sans conséquence. Car René Basset, du fait
de son assise comme directeur de l’École supérieure des lettres
d’Alger et de professeur avec la chaire de langue et littérature
arabe et celle des dialectes berbères, avait une position

264
académique forte enviable : il était une autorité dans son large
domaine. Il était non seulement un enseignant et un chercheur très
en vue à Alger, à Paris et dans d’autres places d’Europe, il était
aussi un homme en responsabilité, bien inséré dans le champ
savant des orientalistes et dans des réseaux des scientifiques les
plus marquants1. L’« École René Basset » (Ould-Braham, 1993,
2015 et 2016b) n’était pas en reste par son rayonnement ; parmi
ses élèves et disciples, on peut citer parmi les bien connus des
études berbères Belkassem Ben Sedira, Adolphe de Calassanti-
Motylinski, Saïd Boulifa, Auguste Mouliéras, Edmond Destaing,
Mohammed Nehlil, Émile Laoust, Samuel Biarnay, Mohammed
Abès, sans oublier Charles de Foucauld (1858-1916), collecteur de
nombreux textes touaregs de l’Ahaggar et auteur de dictionnaires
publiés post mortem (Ould-Braham, 2001-2002 [2004]).
Face à la sévérité du directeur de l’École supérieure des
lettres, il ne reste à Saïd Cid Kaoui que de faire une longue
réponse (sous forme de plaquette de 11 pages) où il va
démonter un à un les arguments de son adversaire. C’est dans
l’hexagone où il fit imprimer, en nombre d’exemplaires, une
première brochure à l’imprimerie Dangin à Baugé (département
Maine-et-Loire). Elle a pour titre À Monsieur René Basset.
Réponse à une critique littéraire et « pour but de défendre un
travail en en montrant la qualité, tant dans la démarche

1
À la mort d’Émile Masqueray (en 1894), à qui il succéda à la direction
de École supérieure des lettres d’Alger (qui deviendra en 1909 la
Faculté des lettres de l’Université d’Alger), René Basset devint le
directeur du Bulletin de Correspondance africaine, une série d’ouvrages
qui, en 1908 déjà, atteignit la barre des 38 volumes. De plus, il fut le
président et l’organisateur du XIVe Congrès international des orientalises
qui se tint à Alger en 1905 et l’un des fondateurs de l’édition française
de l’Encyclopédie de l’Islam. Le nombre de revues parmi les plus
importantes du domaine auxquelles il contribua de façon régulière est
impressionnant. Il fut aussi membre de plusieurs sociétés savantes
(Société asiatique, Deutsche Morgenländische Gesellschaft, Institut de
France, Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, Académie
des Sciences de Lisbonne, Société linguistique de Paris, etc.).

265
linguistique dans l’élaboration d’un lexique bilingue à finalité
pratique que dans le choix judicieux des lexèmes et le bien-
fondé des traductions, tout cela pour confondre un contradicteur
prompt à tout remettre en question. Le berbérisant autochtone
s’est montré fort surpris par ces attaques aussi injustifiées que
gratuites. Il va donc tenter de prendre fait et cause pour son
entreprise lexicographique, certes aux objectifs modestes, et de
démonter un à un les reproches et les arguments à charge de son
adversaire. » (Ould-Braham, 2015 : 73).
Au troisième acte, René Basset, par un courrier daté d’Alger
24 avril 1908, répondait à cette brochure1. C’est pour rester sur
ses positions, pour ne pas dire qu’il bottait en touche, évitant
toute discussion possible :
J’ai trouvé en revenant de Palestro votre brochure à
laquelle je n’ai pas répondu immédiatement. Il importe
cependant de dissiper une équivoque : celle qui consiste à
croire que votre travail aurait été publié avec mon
« estampille » pour employer votre expression. Les
observations que vous citez sont des remarques générales,
s’appliquant non à votre travail seul, mais à la série de
grammaires et dictionnaires que le gouvernement général
avait l’intention de publier.

Quant à votre origine, je savais, par des amis comme


Motylinski, Rémy, Patorni, ce qui m’a été confirmé à
mon passage à Bou-Saâda, que vous étiez des Beni-
Sedka, dont l’ethnique Sedkaoui est devenu Cid Kaoui
(comme le Cid Campeador) – mais de ce que vous ayez
parlé kabyle dès votre enfance, cela ne signifie pas que
vous soyez plus capable de donner une grammaire ou un
lexique d’un dialecte différent, si vous n’y êtes préparé
par des études qui paraissent vous être restées étrangères.
Sinon, ces gamins kabyles avec qui hier encore je causais
1
C’est dans la seconde brochure, éditée à quelques mois d’intervalle
avec la première, que nous avons pu prendre connaissance de la teneur
de cette lettre.

266
dans les gorges de Palestro, pourraient se prétendre eux
aussi capables de donner des vocabulaires touaregs et
rifains.
Vous invoquez le bénéfice des fautes d’impression, je vous
l’accorde, mais je dois aussi les réclamer. Une coquille dans
mon article a fait mettre « agonie » pour « agonir », c’est ce
mot que j’avais du reste relevé dans mon rapport au XIe
congrès des orientalistes (p. 12). Votre argumentation de la
page 3-4 tombe donc de ce fait.
Je ne puis reprendre une à une toutes les expressions que
vous cherchez à défendre (p. ex. pour rekhfet, consultez
n’importe quel dictionnaire arabe au mot ‫ رخ ڢ‬, – pour
« se décarêmer » qu’il fallait remplacer par « rompre le
jeûne » ou « terminer le ramadhan » ; la confusion que vous
commettez en confondant « conséquence » qui présuppose
toujours une idée de cause, avec « fin », chose dernière,
cette idée abstraite serait mieux traduite par taneggarout,
comme vous l’avez dit page 10). Le plus grave reproche
que mérite votre livre, c’est d’avoir cru qu’il suffisait de
prendre un Larousse, même abrégé, et de le faire passer tant
bien que mal dans un dialecte berbère. Vous reconnaissez
vous-même que vous ignorez si les berbères du Maroc ont
la coutume du thimristh, or, cette coutume existe chez eux et
le bijou en question consiste en deux bracelets appelés
tambalt (pl. tinbalin ou tenbalin) mot qui manque dans votre
dictionnaire (v. bracelet) or puisque vous reconnaissez que
les fiançailles au sens propre n’existent pas, pourquoi
essayer de traduire le verbe « se fiancer ». […]

267
Première page de couverture de la brochure de Cid Kaoui

268
Décidément, cette lettre René Basset a entraîné Cid Kaoui vers un
terrain plus personnel. Ce qui n’était pas sans déplaire à René Basset
(1910 : 166) qui va s’empresser de mettre cette brochure sur le compte
de la mauvaise humeur d’un auteur qui a été désavoué1.
Pour montrer absolument la justesse de ses notations et la
finesse de ses traductions et pour convaincre aussi son
adversaire qui refusait d’en démordre, Saïd Cid Kaoui fait
imprimer, probablement au printemps 1908 (Ould-Braham,
2015 : 83), une nouvelle brochure selon le procédé
lithographique : À Monsieur René Basset, membre
correspondant de l’Institut, Directeur de l’École supérieure des
Lettres d’Alger. Réponse à une critique littéraire (suite), 11 p.,
s.l., s.d. On peut y lire à la fois la reproduction la lettre-réponse
de René Basset, du 24 avril 1908, et la longue (et énergique)
réponse de Saïd Cid Kaoui suscitée par cette lettre qui révèle,
quels que soient la justesse et la force des arguments du
berbérisant kabyle qui deviennent inaudibles de fait. Une
absence d’accord avec le directeur de l’École supérieure des
lettres d’Alger est totale, tant que ce dernier restait inflexible
dans sa position.

Si au départ, quelques remarques de René Basset, au


demeurant très secondaires, sont de bon sens il n’en reste pas
moins que la volonté du critique est de trouver partout des
fautes chez l’auteur des dictionnaires bilingues, quitte à le
charger inconsidérément. Et quel que soit l’ouvrage que va
publier Saïd Cid Kaoui il va se présenter à la plume acerbe du
directeur de l’École supérieure des lettres d’Alger pour qui de
tels travaux n’ont aucune grâce à ses yeux. Pourquoi tant de
sévérité et tant d’hostilité ? De façon lucide, l’on pourrait dire

1
« La grammaire et le dictionnaire de A. de Motylinski sont d’une haute
importance tant théorique que pratique, et ils ont l’avantage d’avoir été revus
sur place, par des Touaregs de pure race, et sous la direction d’un homme qui
habite le pays depuis plus de vingt ans. Ainsi la critique acrimonieuse d’un
certain Cid Kaoui (altération d’Es Sedkaoui) a dirigée contre ce livre n’a-t-elle
aucune espèce de valeur. » (Basset, Ibid.).

269
que l’auteur des comptes rendus est quelqu’un qui fait autorité
en matière des études berbères et orientalistes et, mieux encore,
il avait aussi une position à défendre et des disciples à protéger
au sein du champ scientifique d’alors. Comme l’a montré Pierre
Bourdieu (1976), dans quelque domaine spécialité que ce soit,
un champ scientifique est un espace fermé, partagé entre les
différents agents qui en occupent des positions. Aussi les
nouveaux entrants sont-ils soumis à un strict examen de
passage, où les compétences ne sont pas un critère suffisant et
où le capital (social, culturel, symbolique) peut compter de
manière significative.
C’est quand le berbérisant autochtone fait sa demande au
service d’aide aux publications scientifiques dépendant du
gouvernement général de l’Algérie, pour une souscription, c’est
René Basset, le maître des études berbères, qui a été désigné
pour examiner le manuscrit de ce dictionnaire concernant deux
importants dialectes berbères marocains et publié en 1907. Il en
a fait un rapport favorable, mais sous réserve de tenir compte de
quelques observations somme toutes mineures. C’est ce que
Saïd Cid Kaoui a reproché à son contradicteur quant au
changement d’attitude : « Mon dictionnaire, lui écrit-il,
estampillé par votre science à laquelle on rend généralement
hommage, se trouve donc à couvert et vous êtes mal venu pour
le critiquer aujourd’hui » (Ould-Braham, 2015 : 15). Ce qu’il
faut savoir sur cette volte-face et cette critique aussi
disproportionnée est que les enjeux sont ailleurs. Le ponte des
études berbères défend sans s’en cacher son pré carré et protége
du même coup ses collègues et disciples affiliés, à un titre ou à
un autre, à l’École supérieur des lettres d’Alger (E. Masqueray,
A. de C. Motylinski, Ch. Foucauld, M. Nehlil, S. Boulifa, etc.)
qu’il dirige jalousement.
La polémique va se prolonger de manière unilatérale en cette
même année 1908 quand est paru un dictionnaire touareg
attribué à Adolphe de Calassanti-Motylinski, décédé l’année
précédente. L’ouvrage intitulé Grammaire, dialogues et
dictionnaire touaregs, (publ... par René Basset, Alger, impr. de
P. Fontana, II-331 p., in-16), Motylinski, certes, y a contribué

270
effectivement, mais l’auteur qui l’a organisé, complété et
corrigé n’est pas nommé. Il s’agit en fait du père Charles de
Foucauld qui n’a pas voulu signer ce travail et en revendiquer la
paternité, attitude qu’il comptait adopter de son vivant pour
toute œuvre linguistique touarègue (Ould-Braham, 2001-2002
[2004]).
Saïd Cid Kaoui édite une troisième brochure, comme la
précédente selon la technique d’impression lithographique,
intitulée Étude comparative entre deux dictionnaires français-
touareg, publiés respectivement en 1894 et en 1908, 13 p. (Cid
Kaoui, 1989). Quant aux deux premières brochures, elles ont été
reproduites aussi in extenso dans un récent article (Ould-
Braham, 2015 : 65-66 et 67-72).

Page de la fin de la troisième brochure (Étude comparative entre deux


dictionnaires français-touareg, publiés respectivement en 1894 et en
1908).

V. QUELQUES MOTS POUR TERMINER


La polémique a pour origine les recensions destructrices à
répétition de René Basset. Le rendez-vous manqué entre les deux
berbérisants est qu’un débat serein n’a pu avoir lieu. Prenons sa

271
dernière brochure1, une nouvelle réponse à son contradicteur, où le
berbérisant autochtone cherchant à se défendre des mêmes accusations
attaque à son tour un ouvrage publié sous la responsabilité éditoriale
de René Basset. Le lexicographe kabyle en profite avec humour pour
montrer que ce dictionnaire nouvellement paru (Calassanti-
Motylinski, 1908) n’est pas sans reproches, refermant nombre
d’erreurs de traduction. Mais le plus important pour Cid Kaoui est que
le dictionnaire touareg de « M. X », comme il l’appelle, n’est pas si
différent du sien en ce qui concerne la traduction des différents items
lexicaux : par exemple, à la lettre A, sur 216 lexies 162 sont
absolument identiques dans les deux opus. Où est alors cette
« énormité » des traductions que se plaisait à réitérer le directeur de
l’Ecole supérieure des lettres d’Alger ?
Il est évident que la polémique outrepasse la simple question de la
qualité des traductions. C’est ce que j’ai eu l’occasion de montrer
récemment (Ould-Braham, 2015 : 92) dans un article qui n’a pas
échappé à la sagacité de Lionel Galand. Le 15 avril 2016, l’éminent
berbérisant m’a écrit la lettre suivante :
Cher ami,
Je viens de recevoir le n° 34 d’Etudes et documents
berbères. Je vous remercie de ce nouvel envoi, qui me
montre la vitalité de la revue.
J’ai déjà pu lire votre article sur la polémique si
regrettable entre René Basset et Saïd Cid Kaoui et j’y ai
reconnu vos talents pour retrouver les documents oubliés.
R. Basset a eu le mérite d’installer solidement les études
berbères dans le milieu universitaire, mais il devait être ce
qu’on appelle un « pontife » et je pense que le pauvre Cid
Kaoui a dû beaucoup souffrir de cette situation. Aux
différents facteurs que vous analysez, j’ajouterai que le
caractère de R. Basset a joué un rôle aussi. Je ne l’ai pas
connu puisqu’il est mort en 1924, mais d’après ce que me
disait son fils André c’était un père autoritaire et exigeant.

1
Étude comparative entre deux dictionnaires français-touareg, publiés
respectivement en 1894 et en 1908 (Cid Kaoui, 1989).

272
La polémique scientifique en elle-même est légitime, mais
il est lamentable que, dans le cas de ces deux hommes, elle
ait pris une tournure vraiment personnelle. Dans notre
monde universitaire (et ailleurs sans doute !), les querelles
ne sont pas rares ; celle-là est allée trop loin. Heureusement
la recherche réserve d’autres satisfactions !
Je vous adresse mon cordial souvenir,
Lionel GALAND

Passons aux premiers documents. Ils attestent que Saïd Cid Kaoui
fut le premier berbérisant lexicographe à avoir réalisé un dictionnaire
touareg. Objectivement, il précéda tous ceux qui se sont voué à établir
un lexique sur cet important dialecte berbère du Sahara et de la zone
du Sahel autour du fleuve Niger. Ceci bien avant les outils lexicaux et
grammaticaux délivrés par Masqueray (1894 et 1896) mais dont
l’élaboration ayant commencé dans les années 1889-1890, ainsi le
travail de Motylinski [et de Charles de Foucauld] (1908).
Aussi deux auteurs, comme l’universitaire anglais Francis-William
Newman (1858a et 1858b) et l’officier Adolphe Hanoteau (1860), ont-
ils chacun produit un travail pionnier bien méritoire sur le touareg, une
étude linguistique très fine pour l’un, une grammaire bien aboutie
pour l’autre. Cela étant, ils se sont contentés d’un travail qui se
déploie dans des proportions réalisables dans le moyen terme et non
de s’aventurer dans un travail aussi gigantesque que la confection d’un
dictionnaire. Henri Duveyrier avait recueilli en pays touareg en 1860-
61 des matériaux géographiques et anthropologiques sans négliger des
faits linguistiques. Témoin dans ses papiers personnels (Archives
nationales, fonds privés, 47AP) un gros cahier contenant des notations
préparatoires d’un lexique touareg-français, bien que s’agissant d’un
liste sèche avec un bagage en deçà de ce que l’on aurait pu attendre.
Le premier dictionnaire de Cid Kaoui a eu un début de d’exécution,
en termes de recueil de vocables, en 1887 pour être terminé en 1890.

273
Il précède quelque peu Masqueray dont l’ouvrage parut en 1894 pour
le premier tome et 1896-97 pour le second tome (publié post
mortem) ; il est antérieur aux travaux de Calassanti-Motylinski (1908)
et de Charles de Foucauld qui se sont étalés entre 1907 et 1916. Il
avait pour titre, au tout début, Dictionnaire français-tamacheq. C’est
quand l’auteur sollicita le Comité des Travaux historiques et
scientifiques pour un soutien à la publication qu’un avis d’un expert
(Henri Duveyrier), intégré dans le courrier ministériel, a été adressé à
Saïd Cid Kaoui. Il lui a été suggèré d’utiliser non par le terme
tamacheq (qui, du fait de la prononciation locale, s’applique plus au
dialecte des Iouellemedden du Sahel) mais de sa variante phonétique
tamâhaq, selon l’articulation propre aux les Touaregs septentrionaux,
de l’Ahaggar et de l’Azger.
Les quelques documents que j’ai réunis ici foisonnent
d’informations qui peuvent avoir quelques utilités pour l’histoire des
études berbères et la dictionnairique. De manière générale, s’agissant
de la vérification de faits, de la collecte de données, des affaires
litigieuses, il est admis que les informations à recueillir ne pourraient
être réutilisables qu’à la condition qu’elles soient traitées avec
méthode et esprit critique.

Ouahmi OULD-BRAHAM
MSH Paris Nord
ouahmi.ould-braham@mshparisnord.fr

274
Références bibliographiques

BASSET, René, 1899, « Rapport sur les langues berbères et haoussa


(1891-1897) », Actes du XIe Congrès international des orientalistes, Paris,
E. Leroux, 1899, Section V, pp. 39-51.
BASSET, René, 1902, « Rapport sur les langues berbères et haoussa
(1897-1902) présenté au XIIe Congrès des orientalistes à Hambourg »,
Journal asiatique, 9e série, t. XX, 1902, pp. 307-327.
BASSET, René, 1907, « S. Cid Kaoui. Dictionnaire français-tachelh’it
et tamazir’t (Dialectes du Maroc). Paris, E. Leroux, 1907, 248 p. in-16,
12fr. », Revue critique, n° 43, 1907, p. 323.
BASSET, René, 1908, « Rapport sur les études berbères et haoussa,
1902-1908 », Revue africaine, t. LII, 1908, pp. 243-264.
BASSET, René, 1910, « Langues d’Afrique. - I. Berbère et Haoussa »,
Rívista de gli Studi Orientali, vol. Ill, 1910, pp. 165-176.
BOURDIEU, Pierre, 1976, « Le champ scientifique », Actes de la
recherche en sciences sociales, vol. 2/2, 1976, pp. 88-104.
CID KAOUI, Saïd, 1989, « Étude comparative entre deux dictionnaires
français-touareg publiés respectivement en 1894 et en 1908 » Études et
Documents Berbères, n° 5, 1989, pp. 32-48.
DUVEYRIER, Henri, 1864, Exploration du Sahara. Les Touaregs du
Nord, Paris, Challamel, 1864, XXIV-700-39 p. + cartes.
CALASSANTI-MOTYLINSKI, Adolphe de, 1908, Grammaire, dialogues
et dictionnaire touaregs ; publ. par René Basset,... ; [revus et complétés par
le P. de Foucauld], Alger : impr. de P. Fontana, 1908, II-331 p.
HANOTEAU, Adolphe, 1860, Essai de grammaire de la langue
Tamachek, renfermant les principes du langage parlé par les Imouchar’ ou
Touareg, des conversations en tamachek’, des fac-simile d’écriture en
tifinar’ et une carte indiquant les parties de l’Algérie où la langue berbère
est encore en usage, Paris, Imp. Impériale, 1860, XXXI-299 pp. + 4 fac-
simile.
MASQUERAY, Émile, 1894, Dictionnaire touareg-français (dialecte
des Taïtoq) suivi d’observations grammaticales, Paris, E. Leroux, 362 p.
(Publications de l’Ecole des Lettres d’Alger, t. XI).
MASQUERAY, Émile, 1896-7, Observations grammaticales sur la
grammaire touareg et textes de la tamahaq des Taïtoq, publiés par R.

275
Basset et Gaudefroy-Demombynes, Paris, E. Leroux, II-272 p.
(Publications de l’Ecole des Lettres d’Alger, t. XVIII).
NEWMAN, Francis W., 1858a, « A Vocabulary of the Tema’shight or
Ta’rki’ye, such as spoken by the Awel’mmiden », in Henry Barth, Travels
and Discoveries in North and Central Africa : being a Journal of
Expedition undertaken the auspices of H.B.M.’s Governement, in the years
1849-1855, London, Longman, 1858 , vol. 5, pp. 562-641.
NEWMAN, Francis W., 1858b, « Wöterbuch des Dialektes der
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718.
OULD-BRAHAM, Ouahmi, 1987, « Autour de l’édition du dictionnaire
de Cid Kaoui », Études et Documents Berbères, n° 2, 1987, pp. 156-162.
OULD-BRAHAM, Ouahmi, 1993, « Sur une polémique entre deux
berbérisants : Saïd Cid Kaoui et René Basset (1906-1909) », Études et
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OULD-BRAHAM, Ouahmi, 2015, « Retour et arrêt sur images d’une
polémique entre deux berbérisants (années 1907-1908), Études et
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OULD-BRAHAM, Ouahmi, 2016a, « Qu’en était-il des études
linguistiques berbères en France l’année 1830 ? », Studi Magrebini, n.s.,
vol. XI, 2013 [2016], A cura di Agostino Cilardo, pp. 181-207.
OULD-BRAHAM, Ouahmi, 2016b, « Aux origines de l’enseignement
du berbère et de l’arabe à l’École supérieure des lettres d’Alger (de 1880 à
1900) », in Mélanges Michael Peyron. À paraître…

276

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