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Psychométrie et sciences humaines

Philippe Le Moigne

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Philippe Le Moigne. Psychométrie et sciences humaines. Dictionnaires des Sciences Humaines, 2006,
p. 938-940. �hal-03433659v2�

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<TITRE>PSYCHOMÉTRIE ET SCIENCES HUMAINES

<TEXTE>C'est sans doute à Spearman qu'on doit l'invention

de la psychométrie au début du siècle dernier. Il reprend la

statistique biométrique de Galton, consacrée à la distribution

des traits anatomiques dans la population, qu'il étend à

l'aptitude intellectuelle en s'appuyant sur le questionnaire de

Binet. Son test a d'abord été utilisé dans l'évaluation du retard

mental, en comparant le score des répondants au niveau de

performance atteint à âge égal par une population de

référence. Ce type d'instrument désigne aujourd'hui une

mesure du talent individuel : le Quotient Intellectuel. Le

développement de cette instrumentation, dont les domaines

d'application n'ont cessé de se multiplier depuis, a peu à peu

imposé une nouvelle spécialité en psychologie - la

psychologie des tests - dont la psychométrie incarne à la fois

le langage et la méthode.

<IT1>Entre biologie et sciences sociales : une statistique

des traits psychologiques

Le projet initié par Spearman fonde sa logique de

preuve sur l'analyse des corrélations. Si les scores obtenus à

chaque question du test varient de manière concomitante avec

la note acquise sur l'ensemble du questionnaire, alors c'est


qu'un facteur sous-jacent - l'intelligence - organise l'ensemble

des réponses. Spearman invente à cette occasion un nouveau

mode de démonstration - l'analyse factorielle. Ainsi, l'apport

de la psychologie à l'histoire de la statistique est indéniable.

Mais la réciproque est sans doute plus vraie encore.

Longtemps, le behaviorisme s'est opposé à l'inspection des

phénomènes mentaux, cette prévention se fondant sur l'idée

que l'intériorité psychique est inaccessible tant à l'observation

qu'à la mesure. La psychométrie a pu opposer à cette

objection deux arguments : la régularité statistique de ses

résultats ; l'extériorité de sa procédure (les tests la dotant d'un

moyen de contrôle qui n'est pas mobilisable dans le cas de

l'introspection).

L'étude de la distribution interindividuelle des traits

(performance, motivation, etc.) offre un véritable tremplin à

la spécialité après-guerre. Cet essor est commandé par

l'attente de rationalisation qui gouverne le développement des

procédures de sélection et d'évaluation dans les secteurs des

armées, de l'éducation, du travail ou de la santé. Mais, le

succès de la psychométrie obéit également à son

positionnement à l'intérieur des sciences,. entre biologie et

sciences sociales. Le caractère inégalement distribué des

dispositions est fondé en effet sur la présomption d'un

héritage individuel, issu des facteurs conjugués de la


génétique et de la transmission culturelle. Néanmoins, la

démonstration de cet antécédent causal est déléguée par la

psychométrie aux disciplines concernées. Ainsi, cette

psychologie des traits offre une voie d'articulation entre les

univers organiques et sociaux mais ne requiert pas de les

aborder.

Toutefois, l'organisation de la preuve réunit ici le

langage statistique, la désignation des phénomènes et

l'instrument de recherche dans un jeu d'équivalences qu'il est

parfois difficile de démêler. En effet, si les opérations

mathématiques démontrent la présence implicite d'un facteur,

elles peuvent tout aussi bien par réciprocité fonder en preuves

la qualité du questionnaire censé le mesurer. Cette ambiguïté

originelle n'est pas sans expliquer la succession

ininterrompue des procédés et des débats qui ponctue

l'histoire de la spécialité depuis son invention.

<IT1>Fiabilité, validité : une mesure sans objet ?

Les questionnaires sont construits à partir

d’échantillons de population dont il est toujours possible de

mettre en cause la représentativité. En référence à la loi des

grands nombres et à la théorie des erreurs, l'approche

classique des tests – celle dite du « score vrai » – admet que


la fiabilité d’un questionnaire pourrait être démontrée si on

était capable d’en répéter indéfiniment la passation. Faute de

pouvoir conduire une telle opération, la psychométrie a dû

imaginer des procédés de substitution : relève par exemple de

ce type de stratégie la procédure « test-retest » qui vise à

comparer les résultats obtenus au questionnaire par la même

population interrogée deux fois à quelque temps d'intervalle.

Mais ces techniques évaluent surtout la stabilité ou

l'homogénéité de l’instrument, et non sa validité. La question

demeure entière de savoir dans quelle mesure le test

s’applique bien au phénomène qu’il est réputé quantifier.

Cronbach a signé ici un article de référence en 1955 en

proposant de soumettre les instruments à un critère de validité

externe : il préconise d’évaluer la pertinence des tests par un

jeu d’hypothèses, en associant la dimension mesurée à

l'évaluation d'autres facteurs, psychosociaux ou biologiques.

Mais, cette solution revient à priver la psychométrie d’une

partie de son essence : elle l'oblige à fonder ses preuves à

travers l'étude des relations entre phénomènes (logique

interconcept), démarche plutôt privilégiée par les sciences

sociales, et non plus à partir d'une analyse de la distribution

interne de l’objet (logique intraconcept).

Un autre débat, tout aussi ancien, rebondit

aujourd’hui : il porte sur le caractère métrique des grandeurs


psychologiques. La mesure implique une relation

d’isomorphisme entre la propriété évaluée et le système des

nombres. Autrement dit, un phénomène est justiciable de

l’ensemble des opérations numériques s’il est acquis que les

unités enregistrées possèdent une origine (un zéro) et que leur

intervalle est constant. La physique peut, par intervention sur

la matière, tenter d'évaluer cet isomorphisme. Mais, comme

l’a souligné le physicien Campbell dès 1933, comment

garantir que les entités étudiées par les psychologues

possèdent cette qualité ? Des définitions plus

conventionnalistes de la mesure, celle imaginée par Stevens

en particulier en 1951, ont longtemps évité à la psychométrie

- mais également aux sciences sociales - d’avoir à répondre à

cette question : selon un principe dit représentationnel,

mesurer revient dans ce cadre à désigner des propriétés par

des nombres, soit à présager a priori du caractère quantifiable

de l'objet.

Le débat, rouvert au décours de l’année 2000 par

Michell, a donné lieu à deux formes de réponse. La première,

celle de Kline, revient à s’assurer du caractère métrique des

grandeurs évaluées par corrélation des résultats obtenus aux

tests avec ceux établis à partir d'indices mesurables,

physiques (vitesse de réponse) ou physiologiques. Cette

technique, si elle devait fonctionner, signerait sans doute la


fin de la psychométrie puisque aussi bien un test biométrique

pourrait être substitué aux questionnaires psychologiques.

L’autre perspective, ouverte dans les années 1960 par le

modèle dit de « réponse à l'item », est de facture

mathématique. Cette solution, préconisée entre autres par

Rasch, revient à fixer par une équation probabiliste la

distribution théorique des réponses, dans l'hypothèse où

celles-ci devaient relever d'une grandeur métrique, puis à

observer dans quelle mesure les données recueillies

confirment le modèle. Toutefois, le procédé, quelle qu'en soit

la formule (loi de Poisson, mesures dérivées), ne permet pas

de qualifier la nature des grandeurs évaluées, en quoi il n’est

pas épargné par la question de la validité.

<IT1>De l'aptitude au bien-être : la caractérisation de

l’individualité

Qu’on aborde la psychométrie par la mesure ou la

nature des entités étudiées, la spécialité reste confrontée au

problème du réalisme de son objet, ce qui l’expose ou bien à

se réclamer d'une branche de la statistique ou bien à se

diffracter (et disparaître) entre biologie et sciences humaines.

De fait, la psychométrie et les sciences sociales se sont

souvent opposées. La sociologie en particulier a souvent

considéré que les tests psychologiques oeuvraient à la


naturalisation des catégories sociales. Dans les années 1960,

la conception de l’aptitude comme qualité individuelle a pu

être dénoncée dans ce sens comme un des avatars de

l’idéologie scolaire. Mais, depuis les années 1970, l’épicentre

de l’objet psychométrique s’est déplacé. Il s'est moins agi

d'évaluer le talent ou la motivation - soit une faculté ou une

disposition, que de produire une mesure de la singularité des

individus. Les tests de personnalité occupent ici une place

prépondérante. Ces échelles ont d'abord été utilisées dans le

diagnostic des pathologies mentales, avant d'être destinées à

l'évaluation des psychopathies ou déviances de

comportement. A cette occasion, la sociologie s'est de

nouveau opposée à la testologie : la qualification de la

déviance à partir des traits de personnalité tend en effet à

imputer la transgression à une inclination personnelle, sans

tenir compte des enjeux sociaux qui gouvernent la définition

des règles et de leur infraction.

Depuis 1990, la caractérisation de l'individualité s'est

élargie aux mesures dites « subjectives ». Ce champ a été

ouvert par la recherche, en sociologie, d'indicateurs

structurels du bien-être (taux de chômage, revenu moyen,

etc.). La psychométrie de la « qualité de vie » s'est emparée

de cette thématique en privilégiant l'expérience des sujets.

Dans ce cadre, le répondant fait part de ses aspirations à


l'examinateur puis indique, pour chacune d'elles, son degré de

satisfaction au regard de sa condition immédiate.

Contrairement à l'intelligence, le bien-être n'est pas censé

relever d'une disposition : sa définition serait dictée par

l'idiosyncrasie du répondant et pourrait donc différer d'une

personne à l'autre, d'où le caractère subjectif de la mesure.

Pour autant, cette psychométrie se réclame toujours de

l'objectivité. En effet, que les aspirations soient personnelles

n'implique pas pour elle que les sujets soient capables d'un

jugement raisonné - ou sincère - sur leur qualité de vie. C'est

pourquoi une distinction est souvent introduite entre les

dimensions cognitives et affectives de l'évaluation. En tenant

compte à la fois des déclarations et de leur charge

émotionnelle, certains tests prétendent ainsi identifier les

investissements réels et, par suite, la satisfaction effective des

répondants. Ce type d'évaluation vise donc en substance une

mesure objective de l'accomplissement personnel. La

subjectivité, qui réside ici dans la possibilité pour chacun de

déterminer ses propres buts, pourrait ainsi recevoir une

démonstration métrique. Il y a là, n'en doutons pas, les

ingrédients d'un futur débat entre psychométrie et sciences

humaines.

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<SIGNATURE>Philippe LE MOIGNE

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