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O.

Marin

M1 - Histoire et patrimoine

Le Moyen Âge pour mémoire

Séance 1

Introduction générale

Qu’est-ce que le Moyen Âge ?

Le Moyen Âge comme période historique naît à la Renaissance, parmi les peintres italiens qui
critiquent le gothique réputé barbare pour mieux valoriser l’Antiquité dont ils s’inspirent :
ainsi fait Vasari, dans ses Vies des plus excellents peintres (1550). Un peu plus tard, les
historiens protestants de Magdebourg diffusent une tripartition des temps de la Chrétienté : à
l’antiquité de l’Eglise succéderait un âge intermédiaire, allant du VIIIe s. à 1517, date du
début de la Réforme, après quoi commence le présent. Ainsi s’impose un schéma cyclique
d’évolution providentielle.

Progressivement, les limites chronologiques du Moyen Âge s’affinent. Fixées pour la


première fois de façon officielle en 1838, elles vont d’abord de 395, qui marque la division de
l’Empire romain, à 1453, date de la chute de Constantinople aux mains des Turcs.
Aujourd’hui, on leur préfère les dates de 476, quand disparaît officiellement l’empire romain
d’Occident, et 1492, lorsque Christophe Colomb découvre le Nouveau Monde. Soit un gros
millénaire, interprété comme la période de gestation de l’Europe conquérante, urbaine,
industrieuse et commerçante.

En France, la mémoire du Moyen Âge s’avère particulièrement ambivalente, car disputée.


D’un côté, les Lumières en ont condamné l’obscurantisme : le Moyen Âge était associé par
elles aux bûchers de l’inquisition. De l’autre, les romantiques réhabilitèrent le gothique, à la
suite de Chateaubriand (Le génie du christianisme, 1802). Certes, entre 1815 et 1848, le
Moyen Âge constitua un terrain de compromis entre libéraux et monarchistes : le régime de
Louis-Philippe montra par exemple la continuité qui unissait, depuis le XIIe siècle des
Communes, la monarchie et le tiers état. Mais cette convergence idéologique et culturelle ne
dura pas. Le durcissement du conflit entre républicains et conservateurs consécutif aux
révolutions de 1848 entraîna un retour des schémas mutationnistes.

En parallèle, cependant, le développement de la science historique éloignait de plus en plus


les constructions savantes des images communes : ce n’est pas un hasard si, dans la langue
française, apparurent alors deux mots concurrents, l’un en 1865, moyenâgeux, pour renvoyer
à la légende noire (=obscur, suranné), l’autre en 1874, médiéval, scientifique et neutre.

Nous ne nous attacherons pas ici à la réception contemporaine du Moyen Âge en général,
mais nous nous concentrerons sur des lieux de mémoire hérités du Moyen Âge. J’emprunte
naturellement la formule à Pierre Nora, qui a dirigé entre 1984 et 1992 7 gros volumes sur le
sujet. Par lieu de mémoire, il entend « toute unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont
la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique du patrimoine
mémoriel d’une communauté ». Voilà une définition large, trop large peut-être, car
l’expression a fini par devenir une boîte de Pandore. Ce cours la resserrera en ne tenant
compte que de lieux de mémoire visibles, inscrits dans l’espace et le paysage. Le propos sera
de montrer comment le Moyen Âge structure encore aujourd’hui, parfois à notre insu, nos
manières d’appréhender notre identité, notre environnement et notre monde.
Le château-fort

INTRO
Le château fort est aujourd’hui associé dans l’imaginaire au Moyen Âge central. Cette
image d’Epinal ne va pas sans distorsions, car beaucoup de ces édifices ont été profondément
remanié dès la fin du MA, au point de rendre méconnaissable leur physionomie primitive.
D’où la difficulté d’écrire la genèse des châteaux.
Pour Michel Bur, un château se définit comme la résidence fortifiée d’un puissant.
Cette définition classique réunit donc 3 critères : il doit s’agir d’un habitat permanent, et non
pas d’un lieu de refuge temporaire (fonctionnel) ; cette place forte est investie d’une vocation
défensive (architecture) ; enfin, c’est un instrument et un marqueur d’une domination sociale
ou socio-politique.
Ainsi conçu, le château n’a rien d’une forme éternelle ou universelle. Il résulte de
l’association entre fonction résidentielle et fortification qui date seulement des alentours de
l’an Mil. Pourquoi à ce moment-là. Les historiens en débattent.
Si l’historiographie s’est renouvelée sur le sujet, c’est aussi que la documentation s’est
élargie. Longtemps, on a privilégié les sources textuelles. Mais les premières descriptions ne
sont pas antérieures au XIIe s. Les allusions plus anciennes sont difficiles à interpréter et
polysémiques : Les sources littéraires ou diplomatiques utilisent une terminologie très
imprécise. On rencontre dans les textes aussi bien les termes castella, castra, oppida,
munitiones que dans le Midi roccae, petrae, speluncae… Pour le reste il fallait se contenter
des images de la tapisserie de Bayeux (3 châteaux bretons, Dinant, Dol et Rennes) et des
vestiges encore debout. Les progrès sont donc venus ces dernières décennies de l’archéologie
de prospection. Les fouilles ont mis au jour des milliers de sites fortifiés inconnus jusque-là.
Mais les leçons qu’il faut en tirer sont loin d’être univoques.

I- L’ÉVOLUTION DES FORMES CASTRALES


Le château est un objet à géométrie variable.

A- un réseau ancien de places fortes


Il existait avant 950 des points fortifiés de plusieurs types. On peut distinguer
sommairement les curtes, des domaines aristocratiques comportant des éléments
défensifs assez lâches, sous la forme d’un talus en terre, parfois précédé d’un fossé, souvent
renforcé par une palissade ; les oppida, sites de hauteur fortifiés servant de refuge aux
populations des alentours ; enfin, en ville, les palais étaient la plupart ceints de murailles et
dotés de tours. Ces places fortes pouvaient réoccuper d’anciens sites protohistoriques ou
antiques ou bien encore avoir été créés ex nihilo. Dans tous les cas, il s’agissait de dispositifs
horizontaux, et non pas verticaux, et dans lesquels les fonctions résidentielle et défensive
n’étaient pas étroitement associées.
A cette règle, une exception : le château de Mayenne, fondé vers 900 par les comtes du
Mans, sur un site d’éperon dominant la vallée de la Mayenne. L’édifice s’élève dans une zone
stratégique, aux confins de l’ancien duché de Mayenne d’une part et de la Bretagne et de la
Normandie d’autre part, à proximité d’u ancien domaine épiscopal. Il se composait d’une
grande salle, située au-dessus d’un espace de stockage et accolée à une tour massive. Le
complexe était situé à l’intérieur d’un enclos fortifié, où l’on a retrouvé la trace d’activités
domestiques. Il s’agissait d’une forteresse prestigieuse : ont été remployées d’énormes pierres
prélevées sur un site gallo-romain proche. Fonctions résidentielle et fonction défensive y
étaient donc très probablement associées. Mais les comtes ne l’ont sans doute pas conservé
longtemps pour leur usage. Au XIe s., le château a glissé aux mains des seigneurs obscurs. Le
château de Mayenne n’en constitue pas moins l’une des tentatives les plus précoces de mettre
à jour le modèle des résidences ouvertes carolingiennes.

B- La multiplication des mottes


L'archéologie a recensé bcp de mottes (90 en pays charentais, 250 en Normandie, 80 en
Isère…), notamment grâce à la prospection aérienne, mais seul un petit nombre a été fouillé.
La plus ancienne est celle de Thin-le-Moûtier, dans les Ardennes, qu'on date du Xe siècle.
Selon le modèle classique, il s'agit d'une tour rectangulaire, édifiée sur un tertre, défendue
en son sommet par une palissade et à la base par un fossé. Une basse-cour, dénommée bayle,
située au pied de la motte, complète l’ensemble ; on y trouve la résidence permanente du
maître et des dépendances agricoles, le tout parfois protégé par une nouvelle palissade, mais
les formes ouvertes et dispersées étaient encore nombreuses aux alentours de l’an mil.
Ce genre de motte était facile à ériger et peu coûteux, ne nécessitant qu'une main-
d'œuvre limitée. Selon les lieux, l’emplacement de la motte pouvait varier : ici, elle s’élevait
au point le plus exposé, là au centre du château. Un même château pouvait d’ailleurs
comporter plusieurs mottes.
Prenons le cas de Husterknupp, en Allemagne, près de Cologne. 3 phases ont été
définies : une simple enceinte circulaire entourée d’eau lors de la seconde moitié du IXe si
(=curtis ; on ne sait si ces travaux servaient à protéger le site de l'eau ou s'ils étaient destinés à
la défense des populations. Dans ce cas, cherchait-on à se protéger des hommes ou des bêtes
sauvages ?) ; l’agrandissement et la séparation en 2 parties, enclos de la basse-cour et enclos
seigneurial, légèrement surélevé, au Xe siècle ; un château à motte avec basse-cour au cours
du XIe s.
Attention, cependant, à ne pas se perdre dans la mythologie de la motte de l’an mil.
Les recherches archéologiques sont en train de remettre certaines idées reçues :
-la chronologie des mottes paraît aujourd’hui bien moins ramassée que ce que l’on a
longtemps écrit : des mottes castrales prennent leur essor au moins dès début du X e siècle
(comme dans le Midi) pour continuer leur expansion, en Basse Saxe, jusqu’en plein XII e
siècle…
-ces mêmes mottes ne sont plus considérées comme autant de constructions purement
artificielles ; elles paraissent dans beaucoup de cas bâties sur des buttes naturelles ou
réaménagées très sommairement.
- Il n'y a pas d'antériorité de la terre et du bois sur la pierre. La preuve : le site de
Doué-la-Fontaine, près de Saumur, fouillé au début des années 1970. Il s'agit d'un bâtiment de
pierre, remontant à ca 900, qui a ensuite été restauré par les comtes de Blois qui après 950
l’ont surélévé et muré les ouvertures. Mais dans les années 1000-1025, un nouvel étage
supérieur a été édifié, cette fois en bois, et l’on a emmotté, noyé dans la terre les 2 étages
inférieurs ! L'importance était moins le matériau utilisé que l'élévation du bâtiment.
- la présence systématique de tour sur la motte est sujette à caution. Il semble que seul
un nombre réduit de mottes, celles installées dans de site de première importance, ait été des
châteaux proprement dits. Les autres relevaient d’un habitat dispersé dont le caractère défensif
était très rudimentaire, voire purement symbolique. Autrement dit, une motte sur le terrain
n’équivaut pas nécessairement à un castrum dans les textes.

C – Vers le château roman


La généalogie des premiers châteaux de l’époque romane est débattue. Il est très rare
qu'un château à motte ait laissé place à un château de pierre, ne serait-ce que parce que le
tertre ne pouvait pas supporter le poids d'un donjon en pierre. De nombreux sites ont été
abandonnés, le seigneur choisissant de construire un nouveau château, plus grand et mieux
protégé, sur un site vierge.
D’un point de vue architectural, certains de ces châteaux romans ne font guère que
transposer dans la pierre les châteaux à motte. Ainsi en va-t-il à Fréteval, vers 1040, château
construit sur un plateau dominant la rive gauche du Loir. Très vaste, ce château comporte
plusieurs enceintes concentriques avec au centre et au point le plus élevé, une tour circulaire.
Ce choix de la pierre n’a pas dépendu d’un progrès technique, mais de la volonté d’ériger un
édifice plus solide.
Mais le plus souvent, l’évolution est caractérisée par une complexification et une
verticalisation accrue. Le donjon apparaît alors (mot nouveau, du latin populaire dominio, rare
au MA, appliqué à tous els lieux où s’exerce le pouvoir seigneurial, que l’usage a réservé
depuis le XIXe s. à la grosse tour ou tour-maîtresse). Les plus précoces se situent dans la
vallée de la Loire : Langeais (donjon maçonné, fin Xe), Loches, Loudun. Ainsi, à Loches,
château construit entre les années 1010 et 1030 par Foulques Nerra. Il est tout entier dominé
par le donjon un bâtiment quadrangulaire, haut de 37 m, couvrant au sol pas moins de 335
m² : un vrai donjon-palais. Il est flanqué d'une petite tour qui permet d'entrer dans le donjon
au premier étage. L’ensemble fait figure de blockhaus, tant par l'épaisseur de ses murs que par
l'étroitesse de la porte qui dessert le donjon. Enfin, le donjon est doublé par un mur de
défense proche, la chemise, qui fait obstacle au travail de sape en cas de siège. C’est ce type
qui s’impose dans la seconde moitié du XIe siècle, mais jamais sans partage. A la Roche-
Guyon, sur les bords de la Seine, la tour a été élevée sur un éperon du plateau, à l’écart. La
résidence reste en contrebas, reliée au donjon-refuge par un long escalier creusé dans le roc.
On voit la nouveauté : le donjon regroupe en hauteur ce que la motte castrale disposait
sur le plan horizontal. La défense est bien plus efficace que jadis, quoique essentiellement
passive : elle est fondée sur des murs épais, un rez-de-chaussée aveugle et de minuscules
ouvertures dans les niveaux supérieurs.

II- UN ESPACE POLYVALENT


A- La fonction défensive
L'explication de la construction des castra par la menace extérieure a longtemps été
dominante dans l'historiographie. À la fin du IXe siècle, les invasions, notamment normandes,
auraient rendue nécessaire la construction d'ouvrages défensifs. Dès lors, l'explication
communément admise consistait à relier le phénomène castral aux menaces que firent peser
les Normands. Cependant, le mouvement ne cesse pas après 930, alors que s'essoufflent les
incursions ; il s'accélère même à partir de 960. La défense contre les Normands n'explique
donc qu'en partie le phénomène.
Le caractère militaire des sites est pourtant indéniable dans un certain nombre de cas. En
Catalogne, par exemple, où la densité du maillage castral apparaît exceptionnelle. On recense
pas moins de 800 sites fortifiés en Catalogne autour de l'an mil, principalement dans les
comtés de Barcelone et de Berga. Cela peut s'expliquer par les caractères montagneux de la
région, mais surtout par la proximité d'al-Andalus. Pour des raisons défensives évidentes, la
population a eu tendance à se regrouper autour de noyaux fortifiés et perchés.
A plus petite échelle, dans le Saosnois conquis par les seigneurs de Bellême, les nouveaux
maîtres ont aménagé un chapelet de mottes formant comme un limes, pour se prémunir des
attaques extérieures : cela répond à un intérêt géostratégique.
Cela étant, les mottes n’offraient qu’une résistance limitée. Même si les assaillants ne
disposaient pas d’un armement bien sophistiqué, le feu se révélait une arme dévastatrice. Ce
n’est qu’avec la généralisation de l’usage de la pierre que les assiégés ont retrouvé un net
avantage.

B- La fonction résidentielle
Il faut s’entendre sur les mots. La fonction résidentielle peut n’être qu’intermittente. Le
mode de vie aristocratique était largement itinérant, le seigneur avait besoin de parcourir ses
domaines et pouvait donc disposer de plusieurs résidences fortifiées. En son absence, ils
laissait l'administration du château à des représentants, des milites castri.
Organisation spatiale : Là encore, le site de Husterknupp se révèle d'une grande richesse,
mais exige la plus grande prudence, en raison du caractère exceptionnel de l'évolution qu'il
propose. On observe toutefois, comme ailleurs, une tendance à la bipartition de l'espace : les
bâtiments résidentiels se distinguent nettement, à partir du XIe siècle, des bâtiments
d'exploitation. À Husterknupp, cela se traduit par une distance plus grande placée entre les
deux groupes en phase II, puis par une discontinuité dans le bâti, la résidence du maître étant
désormais située au sommet de la motte et ceinte d'une palissade.
On rencontre une variation à l'infini de cet espace castral dissocié, avec des basses-cours
simples ou multiples (Klingenmünster), contiguës ou éloignées (Grimbosq), en hauteur, avec
une motte servant de guet (Grimbosq) ou une résidence établie dans la tour surplombant la
motte (Husterknupp)…
Le site de Colletière présente un genre hybride, puisque la distance entre la résidence
principale et les autres bâtiments est faible (quelques mètres). Cela tient à l'exiguïté du site
ainsi qu'à la faible distance sociale qui devait séparer le maître des membres de la domus. La
résidence est cependant nettement identifiable, par sa taille, par les matériaux utilisés, par sa
hauteur (4 m de plus que les autres bâtiments).
Cette tour en bois a rarement servi de résidence permanente aux seigneurs, qui vivaient
généralement dans une enceinte à son pied. Exemple : à Grimbosq, dans la Calvados, la tour
était un simple poste d’observation. C’est la basse-cour nord qui accueillait les éléments
essentiels de la résidence seigneuriale, en charpente de bois reposant sur des solins en pierre
sèche
Les donjons, au contraire, tendent à intégrer tous les éléments de la résidence : aula, salle
de publique destinée aux réceptions et à l’exercice de la justice, disposée à Loches au 1 er étage
pour être la mieux éclairée, capella, chapelle, à Loches au second, camera, la chambre ou
plutôt les appartements, répartis à Loches entre le 2 e et le 3 étage. L’aspect résidentiel y est
soigné, par l’aménagement de grandes cheminées, de latrines et le percement de nombreux
escaliers et couloirs.

C- La fonction économique
Avec la dissociation spatiale, les bâtiments domestiques sont concentrés dans la basse-
cour. Le bois utilisé pour les constructions rend difficile toute tentative de reconstitution. Il
faut le plus souvent se tourner vers les objets et matériaux pour connaître la vocation des
différents bâtiments. Pour l'essentiel, on trouve dans les sites castraux une activité artisanale :
forge, maréchalerie, textile (des fuseaux et broches en os ont été découverts sur le site de
Düna en Basse-Saxe), fabrication d'armes légères (pointes de flèches, javelots).
Les activités agro-pastorales étaient parfois pratiquées à l'intérieur d'un enclos, le plus
souvent de l'autre côté de la muraille. Les bâtiments agricoles sont des écuries, des bâtiments
de stockage (silos). On a, au hasard des fouilles, découvert des houes, des faucilles, des
haches, des trompes d'appel en céramique (bergers). La fouille des silos permet de connaître
les céréales cultivées. On peut alors déduire des sites la pratique d'une polyculture à
dominante céréalière et élevage porcin (nord et est) et ovin-caprin (sud) permettant une
autosuffisance.
Activités pratiquées : À Colletière, la richesse des objets mis à jour par les fouilles et leur
excellent état de conservation permettent de reconstituer la vie quotidienne des colons. On
pratique sur le site la pêche en pirogue (foënes, hameçons), la céréaliculture (faucilles et
même des restes de pain calciné). La "ferme" est autosuffisante, grâce à la pratique de
nombreuses activités artisanales (poterie, textile, travail du cuir). Surtout, les mêmes individus
pratiquent la guerre, comme le démontre la présence de nombreux chevaux (ferrés sur place,
munis d'arçons décorés, de harnais) et d'armes qui ne laissent aucun doute sur l'activité
militaire des colons. La pluriactivité est de mise. Il est probable que les colons étaient les
villani-caballari qu'évoque le concile d'Anse en 1025 : des paysans-chevaliers, colons armés
au statut mal défini mais qui jouissent d'un statut singulier.

III- UN NOUVEAU PÔLE DE POUVOIR


A- L’affirmation du pouvoir châtelain
L'émergence et la multiplication des sites fortifiés autour de l'an mil ont alimenté les
débats autour de la mutation féodale. L'approche mutationniste est la suivante (en
caricaturant, par esprit de synthèse) : Ces sites à vocation militaire s'inscrivent dans un
processus de dislocation politique, une privatisation de l'ordre public, les seigneurs des
châteaux profitant de la déliquescence du pouvoir royal et princier pour usurper le droit de
fortification. Le château devient alors un patrimoine privé, qui se transmet.
Notons que le débat est surtout français. En Germanie, la question ne se pose pas avec
la même acuité. Les ¾ des constructions sont des Reichsburgen, construits avec l'aval du
souverain, et ce jusqu'au début du XIIe siècle.
La question centrale est donc celle de l'accaparement des prérogatives royales et donc
de l'indépendance châtelaine. Le droit de fortification est un droit régalien. Charles le Chauve,
dans l'édit de Pîtres (864) rappelle cette prérogative. Ce droit sera rappelé par les ducs de
Normandie et les comtes de Flandre.
De fait, autour de l’an Mil, les châteaux sont loin d’échapper au contrôle des princes.
Une bonne partie reste entre les mains des comtes, des vicomtes ou des évêques, les autres
sont tenus par des parents ou des fidèles. Evidemment, des fidèles peuvent se révolter et
édifier des châteaux contre la volonté de leur maître : c’est particulièrement vrai lors des
minorités ducales ou des crises successorales et dans les zones marginales ou disputées. Le
Val de Loire, théâtre de nombreux affrontements entre Angevins et Blésois, se couvre de
châteaux entre 1000 et 1040.
Toutefois, ce n’est qu’au XIIe s. que des abbés comme Suger, à une époque de
renforcement du pouvoir royal, désigneront ces châteaux comme adultérins, ie illégaux. Aux
Xe et XIe, ces forteresses n’étaient pas considérées ainsi, seuls leurs détenteurs pouvaient être
condamnés pour leur infidélité. De plus, par la force ou la négociation, le prince parvient
souvent à replacer les rebelles sous son autorité. Ainsi, à Grimbosq, le château édifié au
moment des troubles qui ont accompagné la minorité de Guillaume le Conquérant a ensuite
été confié à un fidèle du duc, Erneis Taisson. Cette emprise princière passe notamment, dès
les premières décennies du XIe s., par la clause d’ouverture du château à la semonce du
seigneur dans els serments de fidélité vassalique, ie le vassal promet de rendre le château au
seigneur en cas de convocation à la guerre. Celui qui prête serment reconnaît sur le château
une autorité supérieure à la sienne. Cela fait donc du château un bien restituable, un fief.
Dans ces conditions, disons avec Mazel que les mottes, les tours et autres châteaux ne
peuvent être considérés comme des constructions privées, par opposition aux forteresses
publiques des princes ou évêques. Toutes manifestent le rang social éminent de leurs
détenteurs et leur commune participation à l’exercice des pouvoirs de commandement. On
peut parler d’un sorte de condominium.

B – Une nouvelle spatialité politique


Le phénomène castral va de pair avec un changement dans l’organisation de l’espace.
On n'assiste certes pas à un émiettement du pouvoir central, mais plutôt à un changement
d'échelle dans l'organisation des pouvoirs, avec un ancrage spatial du pouvoir à l'échelle de la
châtellenie.
Il arrive ainsi souvent que, dans la Francie de l’ouest comme ailleurs, les sites castraux
des Xe – XIe siècles s’inscrivent en discontinuité par rapport aux anciens chefs-lieux du
pouvoir local comme la vicaria. Tel est le cas du castrum de Bellême en Normandie, mais
nous pourrions aussi citer la disparition de nombreuses vicariae dans le Midi du Xe siècle ou
encore le remplacement, dans les années 960, de l’ancienne vicaria carolingienne de Chinon
qui, après la construction d’un château local dû à l’initiative du comte de Tours, laisse sa
place en 973 à la nouvelle circonscription territoriale que sera la « viguerie du château de
Chinon »
→ Voilà qui montre bien que l’essor du château peut remettre en question centres et
contours des anciennes circonscriptions administratives carolingiennes au profit de la
formation d’aires politiques rénovées et dominées par l’espace castral. Les documents nous
parlent, alors, de terminium castri, de vicaria castri et encore de castellaria castri, de
territorium castri (à Dreux en 1070) ou de territorium castelli (à Remalast dans le Perche au
début XIIe), voire de villages situés in obedientia castri ; au nord de la Loire et dans l’Empire,
cette tendance à la castralisation aura son apogée dans le courant du XII e siècle, mais, partout,
le mandement ou la châtellenie s’imposent comme cadre spatial et social privilégié pour
encadrer la paysannerie. À partir du Xe siècle, c'est du château que pèse l'autorité sur les
ruraux.
Il en a résulté une nouvelle forme d'encadrement de la société, définie par Pierre
Toubert, à propos du Latium, sous le nom italien d'incastellamento, ie d’enchâtellement :
processus de regroupement de l’habitat, jusque-là dispersé dans le plat pays, sur un site perché
et fortifié autour de la tour seigneuriale. Mais le phénomène est surtout méditerranéen.
Ailleurs, aussi, selon des modalités un peu différentes, des bourgs castraux commencent à
voir le jour, quand l’habitat s’agglomère en contrebas. Avant 1050, le phénomène demeure
modeste. De nombreux sites castraux sont abandonnés et la plupart de ceux qui se
maintiennent ne réussissent pas à polariser l’habitat. En Touraine, par exemple, seule une
demi-douzaine de châteaux sont parvenus à donner naissance à un noyau villageois. Et dans
presque tous les cas, c’est qu’ils se sont greffés sur un site ecclésial préexistant dynamique. Ils
n’ont donc au mieux joué qu’un rôle d’accélérateur.

C – Un instrument de distinction sociale


Le château est un symbole. Il matérialise la place et le rang occupé par le maître des lieux,
par sa dimension, par sa situation élevée. La tour ou le donjon sont des symboles visuels
évidents. Le site choisi pour l'édification d'un castrum ne se résume pas à son caractère
stratégique, mais aussi symbolique. Exemple : les Harduin-Corbon, attestés depuis le milieu
du IXe s., vassaux des Robertiens, puis des comtes de Blois, érigent à la fin du Xe s. un
château aux portes de Tours. Ils se mettent au même moment à prendre le titre de très nobles :
le château sert de catalyseur et de révélateur de leur promotion.
Instrument de distinction sociale, le château l’est aussi par les commodités et les
agréments qu’il offre : ce qu’on appellera par la suite la vie de château. Même à Colletières,
les dépotoirs afférents aux différents bâtiments castraux démontrent qu'on mange plus de
porc, de plus jeunes bêtes dans la résidence aristocratique qu'ailleurs. Il faut également
mentionner les instruments de musique ou les pièces de jeu d'échecs découverts sur le site.
Pas moins de 60 pièces d'échec ont été exhumées à Colletière. Il s'agit de pièces sculptées en
bois tendre ou en os.
Conséquence, les propriétaires adoptent à terme le nom du château. Ainsi
l’évêque de Starsbourg Werener, membre d’une famille comtale en plein essor, érigea vers
1020-1030 une tour au confluent de la Reuss et de l’Aar, appelée Babitschsburg, le château de
l’épervier. La famille prit le nom du château : ce furent les Habsbourg. Une nouvelle
anthroponymie se fait jour, qui prouve l’enracinement castral de l’aristocratie : celle-ci exerce
sa domination à partir d’un lieu déterminé, et non plus par circulation entre des domaines
dispersés.

CONCLUSION

L’essor du château des Xe – XIIe siècles correspond ainsi, et avant tout, au passage
d’un espace seigneurial indifférencié à sa polarisation castrale qui peut elle-même se présenter
comme une dimension spatiale d’un changement social. Cela étant, dans les temps et les
espaces qui nous concernent, cette évolution ne se fait pas par le truchement d’une brusque
rupture (toujours la fracture de l’an mil) : non seulement sa chronologie est bien large (plus
d’un siècle à tout le moins) mais ses transformations n’acquièrent jamais une dimension
unitaire (la motte partout) : les formes du château maintiennent de fortes diversités régionales
(des enceintes aux mottes ou aux donjons en pierre) et il convient de considérer l’essor de cet
univers castral comme un indice multiforme, mais ô combien probant, d’une dynamique
générale qui touche aussi les structures parentales et les dénominations familiales de
l’aristocratie.

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