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ALTER, European Journal of Disability Research 10 (2016) 168–180

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et également disponible sur www.em-consulte.com

Article original

Normativité et surdité : passer d’un déficit


à une culture
Normativity and deafness: From an impairment to
a culture
Isabelle Dagneaux a,b,∗
a
Univeristé catholique de Louvain, institut supérieur de philosphie, Louvain-la-Neuve, Belgique
b
Groupe de recherche en bioéthique de l’université de Namur, Namur, Belgique

i n f o a r t i c l e r é s u m é

Historique de l’article : Certains sourds affirment appartenir à une minorité culturelle et


Reçu le 7 novembre 2013 linguistique. Faut-il pour cela réfuter la présence d’un handicap,
Accepté le 12 novembre 2015 voire d’un déficit, ou les deux réalités peuvent-elles se conjuguer ?
Disponible sur Internet le 28 décembre
Nous affirmons qu’une dialectique peut s’établir entre les visions
2015
déficitaire et culturelle de la surdité, de manière telle qu’il soit pos-
sible d’envisager la naissance d’une culture à partir de la réalité d’un
Mots clés :
déficit physiologique. Les modélisations du handicap y aident en
Canguilhem
Normativité
mettant en avant l’interaction entre le déficit personnel et le milieu
Déficit de vie. La notion de normativité chez Canguilhem invite à penser
Modèles du handicap la création de normes par le vivant. Ces nouvelles normes sont à
Sourds la fois biologiques et sociales chez l’être humain, comme nous le
montre en particulier l’existence des langues signées.
© 2015 Asso-
ciation ALTER. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

a b s t r a c t

Keywords: Some deaf people present themselves as being members of a lin-


Canguilhem guistic and cultural minority. Does it become necessary then to
Normativity refute the existence of a disability or even an impairment, or can
Impairment
the two realities exist simultaneously? We assert that a dialectic can
Disability models
Deaf
arise from the impairment-based and cultural views on deafness,
potentially paving the way for a culture based on the existence of

∗ Département sciences, philosophie, sociétés, université de Namur, rue de Bruxelles, 61, 5000 Namur, Belgique.
Adresse e-mail : isabelle.dagneaux@unamur.be

http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.11.004
1875-0672/© 2015 Association ALTER. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
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a physiological impairment. Disability models – by underlining the


interaction between impairment and environment – contribute to
this dialectic. Canguilhem’s normativity is an invitation to consider
the creation of norms by the living. For humans, those new norms
are both biological and social, as shown by the use of sign language,
for example.
© 2015 Association ALTER. Published by Elsevier Masson SAS. All
rights reserved.

1. Introduction

Il existe au moins deux regards différents posés sur la surdité. Une vision que nous nommons
« déficitaire » se focalise sur l’oreille comme organe défaillant, et sur les difficultés de communica-
tion audio-vocale qui découlent de ce dysfonctionnement (Dubreuil, Pignat, Bolot, & Céruse, 2002). Le
handicap qui en résulte est attribué au déficit physique, physiologique (OMS, 1988). Dans ce cadre, la
réponse au handicap est une action sur le déficit, à un niveau individuel, par une compensation de la
perte anatomique – appareillage – et une rééducation – orthophonique (Dubreuil et al., 2002, p. 108).
Une autre vision, « culturelle », est mise en avant par des sourds pratiquant une langue gestuelle, qui
sont pour la plupart des sourds de naissance ou devenus sourds tôt dans la vie (sourds prélinguaux) :
ce sont eux que nous désignons dans cet écrit par « les sourds ». Cette deuxième vision se fonde sur le
développement des autres sens (Delaporte, 2002 ; Poirier, 2005), sur l’utilisation du canal de communi-
cation visuo-gestuel (Cuxac, 1993) et sur une dynamique collective (Mottez, 2006 ; Gaucher, 2009). Ces
caractéristiques permettent aux sourds de se définir comme une minorité culturelle et linguistique :
la culture sourde naît d’une perception du monde propre aux sourds et de l’utilisation d’une langue
signée1 (Delaporte, 2002). Les visions déficitaire et culturelle semblent s’exclure mutuellement : d’une
part, l’affirmation de la réalité culturelle par les sourds se fait généralement en réfutant le handicap2 ;
d’autre part, la langue des signes est souvent absente des propositions faites aux malentendants et
aux parents d’enfants sourds dans le cadre médical (Dagron, 2008 ; Meynard, 2010). Poirier souligne
l’ambivalence dans laquelle se construit l’identité de la personne sourde, entre culture et déficience
(Poirier, 2005, p. 60).
Le travail du philosophe devant une telle réalité consiste à analyser les positions en présence afin
d’en préciser les présupposés et les implications, de les éclairer ou de les remettre en question par de
nouveaux apports conceptuels. C’est un travail de réflexion et de critique à partir des écrits, des récits
– en « seconde ligne » et non directement « sur le terrain ».
Notre objectif est de montrer qu’une dialectique doit être envisagée entre les visions déficitaire
et culturelle, afin de mieux comprendre la situation vécue par les sourds et d’éclairer d’un nou-
veau regard notre compréhension de la culture sourde. Selon nous, cette dialectique « doit » et non
seulement « peut » être envisagée. En effet, un premier pas consisterait à dire que ces deux positions
constituent plus deux approches d’une même réalité que deux réalités opposées. Le point de vue nor-
matif lié à la notion de déficit est extérieur et objectivant : il se voit compléter par le point de vue
subjectif des sourds qui expriment un vécu ancré dans des capacités. Sur le plan pratique, envisa-
ger l’utilisation conjointe de l’implant cochléaire, de la LPC3 et d’une langue signée dote les jeunes
sourds d’atouts précieux pour se développer pleinement. Mais il faut aller plus loin et mettre en
évidence les liens entre le déficit auditif et la culture sourde. Ceci contribuera à « évacuer les posi-
tions essentialistes qui dessinent une anthropologie de la surdité comme différence biologique ou

1
Nous parlons d’« une » langue signée, et non de « la » langue des signes, puisqu’il en existe plusieurs, par exemple la langue
des signes française (LSF), la langue des signes de Belgique francophone (LSFB), l’American sign language (ASL), la Vlaamse
gebarentaal (VGT), etc.
2
Pour être plus précis, ce refus du handicap prend différentes formes : soit en l’ignorant – il n’est pas évoqué –, soit en
l’attribuant à certaines circonstances – « lorsque nous sommes entre sourds, il n’y a pas de handicap » –, soit en retournant le
handicap – « les entendants sont des handicapés psychomoteurs » .
3
Langue française parlée complétée.
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comme différence culturelle » (Benvenuto, 2011, p. 24). La dialectique entre les deux visions peut
être conçue, d’une part, à la lumière de l’évolution des modèles du handicap, et d’autre part, grâce
au concept canguilhemien de normativité, qui désigne la capacité du vivant de créer des normes
propices au développement de la vie. Ces deux apports nous permettent de penser le passage d’un
déficit auditif à la culture sourde, la construction d’une identité individuelle et collective entre ces
deux pôles envisagés en dialogue. Yves Delaporte souligne l’originalité de la position des sourds et la
« difficulté qu’il y a à penser une catégorie constituée par des gens qui ont transmué une déficience
sensorielle en productions culturelles [. . .]. C’est une chose pour laquelle on ne dispose d’aucun point
de comparaison » (Delaporte, 2002, p. 31). Réduire la surdité au domaine du handicap ne permet pas
de saisir la spécificité de la surdité prélinguale et empêche même de concevoir qu’il y en ait une. Nous
voulons explorer ici les chemins de la transmutation évoquée par Delaporte, que nous nommons dia-
lectique car il s’agit plus d’un processus avec des mouvements d’allers et retours que d’une seule
transformation.
Nous commencerons par relever quelques caractéristiques de la culture sourde qui nous permettent
de mieux comprendre ses liens avec le déficit auditif. Nous verrons ensuite comment l’évolution du
concept de handicap peut indiquer une voie dialogique pour intégrer différents aspects de la surdité.
La réalité des normes se trouve en filigrane des concepts de culture et de handicap : la création de
nouvelles normes mise en évidence par le concept de normativité concerne ces deux réalités, et nous
verrons comment l’émergence de la culture sourde illustre bien ce concept.

2. Liens entre culture sourde et déficit auditif

Le terme « déficit auditif » concerne autant les malentendants que les sourds de naissance ou les
devenus sourds, recouvrant ainsi une grande diversité de situations. Le partage d’une langue signée
permet par contre d’identifier « un groupe qui présente une très forte cohérence culturelle » (Delaporte,
1998, p. 7), qui se nomme lui-même « les sourds ». La mise en avant des caractéristiques positives de
la culture occulte parfois la présence du déficit (Gaucher, 2009, p. 155–156). Nous allons montrer que
le fait de prendre en compte ce déficit permet de mieux comprendre certaines particularités de la
culture sourde.

2.1. Du manque peuvent naître une langue et une culture

Tout être humain est capable de signer. Or, « seules les communautés de sourds ont développé
d’authentiques systèmes linguistiques visuo-gestuels » (Cuxac, 2003, p. 30). La sélection de la voie
audio-phonatoire dans l’évolution de l’espèce humaine répond à des impératifs liés au travail et
aux conditions de communication (Cuxac, 2003, note p. 30). Le développement des langues signées
répond donc à la nécessité d’une communication en absence de l’ouïe – tout au moins d’une ouïe
permettant l’accès à une langue orale : les langues signées ne se seraient pas développées sans sur-
dité de l’oreille. L’absence ou la faiblesse de l’audition provoque chez les sourds prélinguaux une
organisation perceptive particulière. La perception et la faculté langagière interagissent de façon
étroite, influencent la façon de comprendre le monde environnant et d’entrer en relation, ce qui
donne lieu à une construction symbolique du monde spécifique, partagée par le langage au sein d’un
groupe.
Delaporte met en évidence le lien étroit entre langue et culture : « l’existence d’une langue haute-
ment spécifique suffirait à elle seule à légitimer la notion de “culture sourde” » (Delaporte, 1998, p. 10).
Cet élément est déterminant pour comprendre que, parmi les situations très variées que recouvre la
notion de « handicap », seuls les sourds en appellent à une notion de culture. En effet, chaque langue ins-
titue une construction particulière du réel, et cette construction peut constituer la base d’une culture.
« Si la langue n’est pas la seule composante d’une culture, elle en constitue néanmoins un vecteur
central. (. . .) Elle permet la formation et l’existence de référents symboliques communs » (Poirier,
2005, p. 63). C’est parce que leur réalité physiologique a des implications radicales sur la modalité
linguistique que les sourds peuvent prétendre à une culture particulière, ancrée dans une modalité
langagière et une structure perceptive différentes.
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2.2. La limite invite à la création collective

Bernard Mottez avait déjà établi ce lien entre manque et culture en répondant à des soupçons sur
le statut de la culture sourde : « J’entends dire parfois qu’il ne saurait y avoir de culture sourde car la
surdité est une déficience et qu’une culture ne saurait se fonder sur un défaut. Cette remarque est
vraiment surprenante ! La culture, n’est-ce pas pour chaque société la façon dont elle affronte ses
limitations, répond aux défis qui lui sont propres, invente des réponses à des problèmes difficiles,
insupportables et/ou irrésolubles tels que le sens de l’existence, la destinée, la maladie, le malheur
ou la mort ? » (Mottez, 2006, p. 181). Sa réflexion invite à un déplacement d’une vision idéale de la
culture à une vision concrète qui inclut la prise en compte des limites inhérentes à toute vie et la
créativité des humains. Cette vision autorise un regard positif sur le manque. Bernard Mottez invite à
ne pas oublier l’inscription de la culture sourde dans la surdité de l’oreille (Mottez, 2006, p. 291) : la
culture sourde est une création collective enracinée dans la manière de répondre à un manque, à une
limite.
De façon habituelle, la culture s’acquiert « d’abord par imprégnation et identification avant de
l’être par apprentissage explicite ; elle est transmise généalogiquement et non héréditairement »
(Armengaud, 2014). Chez les sourds, la transmission diffère d’autres minorités culturelles, puisque
90 à 95 % des enfants sourds naissent de parents entendants. La transmission des langues signées et de
la culture sourde s’est déroulée aux xixe et xxe siècles au sein des internats pour enfants sourds, et, pour
les adultes, grâce aux banquets de sourds, à la presse silencieuse, et aux associations – sportives entre
autres : « les associations sportives, tout comme les institutions résidentielles, favorisent le contact
entre les sourds » (Verstraete, 2015, p. 6). La rencontre avec d’autres sourds est souvent d’abord le
fruit du hasard (Delaporte, 2000, p. 390) et constitue un tournant majeur dans la vie d’un sourd, une
ouverture à des dimensions insoupçonnées de l’existence.
La culture sourde naît aussi du défi que représente le fait de vivre sourd dans une société organi-
sée par et pour les entendants, majoritaires (Delaporte, 2002, p. 121). Souvent isolés, les sourds ont
pu se retrouver dans des lieux où s’efface le problème de la communication, où se transmet ce qui
leur est propre et où se jouent des phénomènes d’identification, de reconnaissance et d’appartenance.
Ces phénomènes sont régis par des normes sociales, comme le montre Mottez lorsqu’il définit une
culture par « l’ensemble des valeurs qu’il faut partager et la connaissance des normes et des règles
auxquelles il faut se conformer pour en être reconnu membre » (Mottez, 2006, p. 144). L’adhésion
à ces valeurs et normes conditionne l’interaction entre le sentiment d’appartenance de la per-
sonne et sa reconnaissance par les pairs. D’autres situations de déficit ont fait l’objet d’une étude
portant sur la dimension de socialisation au sein d’un groupe : l’étude de Marion Blatgé avec des
déficients visuels (Blatgé, 2012) et celle d’Ève Gardien avec des para- et tétraplégiques (Gardien,
2008) mettent en évidence la dimension d’exigence normative qui se fait jour dans un groupe
en réadaptation. Mais ce phénomène de socialisation ne va pas jusqu’à l’affirmation d’une culture
commune.
La question des valeurs partagées par un groupe se trouve aussi sous la plume d’Yves Delaporte : il
évoque « un système de valeurs partagées, en très forte opposition avec les représentations dominantes
de la surdité » (Delaporte, 1998, p. 10), sans préciser davantage ce que sont ces valeurs partagées
par les sourds. La constitution d’un groupe avec ses valeurs et ses règles, le développement d’une
culture constituent des exemples des créations de normes sur le plan social. Ces nouvelles normes
n’existeraient pas sans le manque qui a suscité leur création. C’est le cas pour la culture sourde et
cela nous invite à repenser les fondements de toute culture humaine, dans leurs liens avec les limites
rencontrées par la vie.

3. La surdité, entre handicap et déficit

Pourquoi les sourds refusent-ils le qualificatif de handicap ? Est-ce un déni ou cela révèle-t-il des
éléments essentiels de leur façon de vivre ? Pour répondre à ces questions, il nous faut mieux compren-
dre la notion de handicap. C. Gaucher fait l’hypothèse que « le culturalisme sourd constitue une révision
du modèle social du handicap qui s’ignore. [Il] institue une distance entre surdité et handicap qui sont
pourtant des concepts porteurs de construits sociohistoriques plus que compatibles » (Gaucher, 2009,
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p. 155). Ce rapprochement entre affirmation culturelle sourde et modèle social du handicap est peu
thématisé, alors qu’il permet de comprendre comment l’affirmation culturelle sourde peut être une
réponse – sans exclusion – au modèle médical du handicap.
La conception du handicap a beaucoup évolué au cours des dernières décennies. Elle est une
construction sociale, porteuse d’éléments normatifs, résultant de la création de normes sociales. Nous
saisirons de son évolution quelques éléments qui nous permettent d’éclairer la relation des sourds
au qualificatif de handicap. Nous proposerons ensuite une façon de situer les sourds par rapport au
déficit qui puisse donner droit à la réalité culturelle.

3.1. Évolution du concept de handicap

Le xixe siècle parlait d’infirmité pour désigner le défaut physique. Au cours du xxe siècle,
l’établissement de critères de classification et d’évaluation du handicap en vue d’une compensation
nécessitait une définition, une conceptualisation de ce nouveau construit social. À un modèle indivi-
duel ou médical ont répondu plusieurs variantes de ce que l’on appelle « le modèle social ». D’autres
modèles tentent des intégrations des éléments saillants des deux précédents.
Le domaine des soins de santé, auquel les sourds sont confrontés tôt dans leur vie, est encore
largement dominé par le modèle médical : il importe donc d’en relever les enjeux. Par ailleurs, nous
nous intéresserons aux rôles respectifs du défaut anatomique ou physiologique et de l’organisation
sociale, ce qui nous aidera à penser l’affirmation culturelle sourde.

3.1.1. Du modèle médical au modèle social du handicap


La définition du handicap éditée par l’OMS en 1980 dans la Classification internationale des han-
dicaps (CIH)4 constitue un bon exemple du modèle médical du handicap, aussi nommé « modèle
individuel ». Elle est le fruit d’une évolution : la considération unique de l’anormalité corporelle
(infirmité), en cours au xixe siècle, a intégré au xxe siècle les pertes ou anomalies anatomiques, phy-
siologiques ou psychologiques, ainsi qu’une mesure de leurs conséquences en termes de limitations
fonctionnelles (Barnes & Mercer, 2010, p. 18–19). La CIH précise les liens entre déficience, incapacité
et handicap – ce dernier étant également dénommé désavantage, ou désavantage social. Les auteurs
reconnaissent que les concepts qui désignent ces situations « reposent sur l’idée de déviations par
rapport aux normes » (OMS, 1988, p. 30) : on trouve en effet le terme « norme » ou « normal » dans
la définition de chacun des trois concepts clefs5 . La place qu’occupe la référence normative est donc
majeure, sans qu’il soit possible de préciser si la norme visée est une moyenne ou un idéal (Canguilhem,
1943, p. 75), ni qui définit la norme. L’individu est au centre de ces définitions, tour à tour visé comme
organisme (complet ou incomplet), acteur pour lui-même (capable ou moins, voire incapable) et acteur
social (rôle assumé ou pas). L’environnement n’est pas mentionné.
Dans les années 1970 et 1980, une réaction au modèle individuel du handicap s’est progressivement
constituée, en particulier à travers plusieurs organisations de personnes handicapées en Grande-
Bretagne. Une distinction claire entre déficit et handicap est établie, attribuant ce dernier non tant
au déficit qu’à l’organisation sociale6 . Le modèle social ne prétend pas expliquer le handicap mais
vise à constituer un autre point de vue sur la question (Albrecht, Ravaud, & Stiker, 2001, p. 55). Les
objectifs sont d’offrir une alternative au modèle de la tragédie personnelle en attirant l’attention sur

4
Éditée en anglais en 1980. Nous nous référons ici à la version française de 1988.
5
La déficience est définie comme « toute perte de substance ou altération d’une structure ou fonction psychologique, phy-
siologique ou anatomique » (OMS, 1988, p. 23). Elle peut être congénitale ou acquise, et est qualifiée de « déviation par rapport à
une certaine norme biomédicale de l’individu » (OMS, 1988, p. 24). L’incapacité indique quant à elle « toute réduction (résultant
d’une déficience), partielle ou totale, de la capacité d’accomplir une activité d’une façon ou dans les limites considérées comme
normales pour un être humain » (OMS, 1988, p. 24). Il y a désavantage social (handicap), lorsque la déficience ou l’incapacité
« limite ou interdit l’accomplissement d’un rôle normal en rapport avec l’âge, le sexe, les facteurs sociaux et culturels » (OMS,
1988, p. 25).
6
Ainsi, l’UPIAS (Union of Physically Impaired Against Segregation, UK) définit le handicap comme « le désavantage ou la
restriction d’activité causée par une organisation sociale contemporaine qui prend peu ou pas en compte les personnes ayant
un déficit physique et les exclut ainsi d’une participation au courant dominant des activités sociales » (UPIAS, 1976, p. 14 cité
par Barnes & Mercer, 2010, p. 30 – nous traduisons).
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le rôle de l’organisation sociale dans la genèse du handicap, d’aller vers plus de justice sociale, et de
renforcer l’autonomie des personnes concernées. « Le » modèle social est en fait une constellation de
versions et d’interprétations du rôle donné à la société dans la production du handicap. Pfeiffer (2001)
en distingue au moins neuf variantes : chacune vise l’un ou l’autre phénomène social pour mettre en
avant son rôle dans la création du handicap à partir d’une déficience. Retenons parmi celles-ci trois
versions que l’on peut identifier dans les discours de la minorité culturelle sourde :

• le modèle de la minorité opprimée ;


• la version de la discrimination ;
• la version de la variation humaine.

Les sourds signants évoquent des phénomènes de discrimination et d’oppression : cette dernière
est située en particulier dans l’histoire, à travers la suppression de l’utilisation d’une langue signée
dans l’éducation des sourds à partir de la fin du xixe siècle en Europe. Au présent, la discrimination
à l’encontre des sourds est nommée « audisme »7 , terme par lequel les sourds désignent une discri-
mination liée à l’audition, par exemple lors de la recherche d’emploi (Bahan, Bauman, & Montenegro,
2008). La version de la variante humaine se retrouve sous la plume de certains auteurs, par exemple
lorsqu’il est affirmé que « la surdité n’est ni une déficience ni une différence, mais un fait biologique
singulier sans valeur en soi » (Benvenuto, 2011, p. 21) ; la surdité y est présentée comme une « variation
individuelle » (Benvenuto, 2011, p. 23). Il n’y est plus question de handicap, ni de déficience, mais d’une
forme de vie différente. Ces exemples montrent que les sourds se situent effectivement dans le mou-
vement d’une réponse de type social au qualificatif de handicap, comme le suggérait Gaucher, 2009,
p. 155.

3.1.2. Enjeux de l’intégration des modèles


Diverses critiques émises à propos du modèle social ont été intégrées dans des variantes ultérieures
(Barnes & Mercer, 2010, p. 34–36). Une discussion persiste en particulier à propos de la distinction
entre déficience et handicap sur laquelle repose le modèle social, car certains auteurs ne veulent pas
séparer de façon essentialiste le biologique et le social : « le déficit n’est pas un concept biologique pré-
social ou pré-culturel » (Barnes & Mercer, 2010, p. 93). La norme dont il est question dans la définition
de la déficience par l’OMS – « une certaine norme biomédicale de l’individu » (OMS, 1988, p. 24) –
est elle-même déjà marquée par le social. D’autres auteurs défendent l’intérêt de la distinction car
elle constitue une « tentative pragmatique d’identifier et d’aborder des solutions qui peuvent être
proposées par une action collective plutôt que des traitements (para)médicaux » (Barnes & Mercer,
2010, p. 96). Nous soulignons l’intérêt de la distinction, et pensons qu’elle doit servir à penser une
dynamique entre des éléments qui sont en profonde relation tout en ayant des traits propres.
Dans le mouvement de l’évolution des modèles, la CIH a été révisée en prenant en compte des
facteurs environnementaux dans la définition du handicap (Barnes & Mercer, 2010, p. 37) : la CIF (Clas-
sification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé, OMS, 2001) se présente comme
un modèle « biopsychosocial ». Le modèle médical scientifique occidental reste le fondement de cette
classification pour ce qui concerne les « composants de la santé » ; si l’on peut y trouver des éléments
d’une approche contextuelle du handicap, il reste que les références normatives demeurent similaires
dans les définitions des trois niveaux – intégrité corporelle, activités personnelles et rôle social. En
particulier, envisager la non-discrimination plutôt que la réadaptation déplace les enjeux de la per-
sonne vers la collectivité, ce qui a tout son intérêt. Serge Ebersold met cependant en garde contre « le
projet normatif sans précédent » (Ebersold, 2002, p. 158) que représente le modèle participatif, car la
normalité de l’individu se juge dans ce modèle à l’aune de sa volonté d’implication sociale (Ebersold,
2002, p. 162).
Dans les divers modèles rencontrés lors de notre parcours, notre attention a été retenue par le
« processus de production du handicap » (PPH – Fougeyrollas, Cloutier, Bergeron, Côté, & Saint Michel,

7
Traduction française de l’anglais « audism », ce terme est calqué sur « racisme » et « sexisme » en utilisant la racine de
« audition ». en français, on parle aussi d’audiocentrisme.
174 I. Dagneaux / ALTER, European Journal of Disability Research 10 (2016) 168–180

Fig. 1. Schéma reproduit avec l’aimable autorisation du Réseau international sur le processus de production du handicap (RIPPH)
– Québec.

1998 – Fig. 1). Le schéma du PPH montre l’interaction des facteurs de risque, des facteurs personnels
et des facteurs environnementaux sur une potentielle situation de handicap. Cette présentation nous
paraît plus nuancée que celle de la CIF, qui cite d’ailleurs le PPH (OMS, 2001, p. 19). Les flèches à double
sens à l’intérieur des différentes dimensions influençant la situation de handicap indiquent des allers
et retours potentiels, par exemple entre des éléments de l’environnement qui peuvent, selon les cas,
être des obstacles ou des facilitateurs. Ceci contribue à ne pas figer une situation mais à l’envisager dans
une dynamique d’éléments qui interagissent et peuvent changer. Lorsque les sourds sont entre eux, il
n’y a pas de handicap : ce schéma permet de bien comprendre cette réalité, qui peut être surprenante
dans un premier temps.
Les facteurs personnels intègrent systèmes organiques et aptitudes qui peuvent également
interagir8 . Dans le cas des sourds, une lecture de ce schéma permet de rendre compte du fait qu’un
même niveau de déficience auditive (système organique) peut être vécue différemment selon la per-
sonne, en fonction des aptitudes développées pour y faire face. Ces aptitudes peuvent dépendre des
causes et du moment de survenue de la perte auditive, elles évoluent dans le temps et placent la
personne dans des situations de capacité ou d’incapacité qui sont également variables en fonction de
l’environnement (calme ou bruyant, par exemple).
L’intégration des modèles montre que les angles d’approche du handicap peuvent être pensés de
façon complémentaire et non antinomique. C’est un premier pas. La possibilité d’« intégrer différentes
facettes de l’expérience du handicap, ses dimensions phénoménologique, identitaire, sociale et poli-
tique » (Ville, Fillion, & Ravaud, 2014, p. 124), qui se fait jour dans les modèles actuellement proposés,
va plus loin et rejoint notre volonté d’élaborer, dans le cas des sourds, une dialectique entre déficit
auditif et culture sourde.

8
Des améliorations et des précisions ont été intégrées dans un nouveau schéma présenté sous le nom de MDH – PPH2 (modèle
du développement humain – processus de production du handicap, Fougeyrollas, 2010).
I. Dagneaux / ALTER, European Journal of Disability Research 10 (2016) 168–180 175

3.2. L’absence d’audition, en amont des notions normatives

Nous avons relevé des enjeux dans l’évolution et l’intégration des modèles du handicap : la
distinction entre déficit et handicap, la permanence d’éléments normatifs dans le modèle dit
« biopsychosocial » de la CIF, et l’intérêt du tableau dynamique de la situation de handicap que propose
le PPH. Ces éléments interagissent entre eux. Ils nous permettent de mieux comprendre la relation
des sourds au qualificatif de handicap et de proposer un autre terme.
Prenons la distinction entre déficit et handicap, mise en avant par le modèle social. Sur un plan
pragmatique, nous rejoignons l’avis de Pierre Schmitt lorsqu’il montre que la tentative de distinguer
déficit et handicap échoue à situer le deuxième terme dans le champ social ; ne persiste que le manque
dans le chef de l’individu : « les sourds refusent néanmoins le handicap car ils constatent quotidienne-
ment qu’il s’agit d’un avatar du stigmate de la déficience » (Schmitt, 2011, p. 5). Sur le plan conceptuel
cependant, la distinction permet de rendre compte de l’affirmation des sourds lorsqu’ils disent ne pas
être des handicapés. « Délier » le handicap du déficit permet de reconnaître la présence d’un déficit
auditif, qui ne devient un handicap que dans des situations contextuelles défavorables. Selon Andrea
Benvenuto, la « définition du handicap comme production sociale rendrait inopérante la dichotomie
handicap versus minorité culturelle de la surdité. Car selon cette perspective, la surdité n’aurait pas en
elle-même une valeur intrinsèque qui la rendrait soit handicapante, soit culturellement porteuse d’une
valeur spécifique » (Benvenuto, 2011, p. 23). Nous rejoignons sa position et affirmons que l’évolution
de la conception du handicap indique une voie pour un dialogue entre les deux positions. À l’aide
du PPH, on peut montrer que le déficit auditif devient un problème dans un contexte qui n’accueille
pas cette réalité, alors qu’il n’entrave pas la participation sociale dans des contextes où il est pris
en compte et où la communication se met en place différemment. Il devient possible d’envisager
de vivre avec un déficit sans qu’il soit un handicap, mais plutôt dans une ouverture à d’autres
possibles.
Si l’on voulait parler de déficit chez les sourds prélinguaux, il faudrait préciser qu’il s’agit d’un
déficit par rapport à une population, et non d’un déficit par rapport à une situation personnelle
antérieure9 : les sourds prélinguaux n’ont rien « perdu », au moins subjectivement. Nous voulions
donner au terme déficit (ou lui faire retrouver) le sens le plus objectif possible. . . mais, d’une part,
l’usage s’est chargé de le connoter négativement, et d’autre part, sa définition reste très norma-
tive (OMS, 1988). D’un point de vue biologique, nous voulons continuer à considérer qu’il y a un
manque, une valeur négative : une fonction présente chez d’autres individus de la même espèce n’est
pas présente chez les sourds ; les structures dédiées spécifiquement à l’ouïe ne fonctionnent pas.
Nous voudrions cependant pouvoir penser ce manque comme un fait générateur de réalités posi-
tives. Or, à l’évocation d’une déficience, s’ensuit généralement la recherche d’une réparation. Nous
cherchons à éviter l’enchaînement ainsi décrit : « Dans la première optique [. . .] la surdité serait
objectivée comme un manque entraînant un déficit langagier auquel la science médicale doit four-
nir remède » (Benvenuto, 2011, p. 23) car nous avons vu qu’il est possible de dissocier ces différents
éléments.
Nous proposons d’utiliser le terme « absence d’audition » pour désigner une réalité qui se situe en
amont du déficit, en amont d’une mesure ou d’un savoir médical. Comme la santé dans un sens courant,
« vulgaire » (Canguilhem, 1990, p. 22), cet état est perceptible par tout sujet. Ce terme a le mérite de
se distinguer de la « perte d’audition », et de permettre ainsi la différence entre sourds de naissance et
devenus sourds : cette distinction se perd lorsque l’on parle de « déficit auditif », qui néglige les causes
et moments de survenue. L’utilisation du terme « absence d’audition » permet d’envisager la fécondité
d’un manque, les possibles à développer. La normativité dont parle Canguilhem va dans le sens de
penser la créativité et la dynamique propre à la vie, y compris à partir de situations de manque ou de
limite.

9
Cette caractéristique permet à Canguilhem de distinguer maladie et anomalie (que nous pouvons rapprocher du déficit) :
« L’anomalie éclate dans la multiplicité spatiale, la maladie éclate dans la succession chronologique. Le propre de la maladie c’est
de venir interrompre un cours, d’être proprement critique. [. . .] On est donc malade non seulement par référence aux autres,
mais par rapport à soi [. . .] Le propre de l’anomalie c’est d’être constitutionnelle, congénitale [. . .] Le porteur d’une anomalie
ne peut donc être comparé à lui-même » (Canguilhem, 1943, p. 86–87).
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4. La création de normes dans la surdité

La présence des normes dans la conception du handicap, mais également dans la genèse d’une
culture, nous invite à nous interroger sur la création des normes et sur les interactions entre normes
sociales et biologiques. Canguilhem étudie particulièrement les normes biologiques, tout en les arti-
culant ensuite aux normes sociales. Cette approche permet de resituer l’être humain dans le règne du
vivant et de comprendre certaines de ses capacités, alors que les normes sociales tendent à recouvrir
les normes biologiques. La distinction et l’articulation entre les deux types de normes nous permet de
relire l’interaction des dimensions individuelle et sociale du handicap (cf. le PPH).
Canguilhem s’intéresse aux normes car elles sont pour lui une façon d’approcher la vie, qui ne se
donne pas à étudier telle quelle. Il attribue à la vie une capacité normative : « Au sens plein du mot,
normatif est ce qui institue des normes. Et c’est en ce sens que nous proposons de parler d’une nor-
mativité biologique » (Canguilhem, 1943, p. 77). Le pouvoir normatif de la vie indique des préférences
pour son développement, traduites par les normes biologiques. Les normes sont donc l’expression de
la valeur attribuée par le vivant à certaines conditions de vie, reçues ou créées par lui, tant dans le
milieu environnant que dans son organisme même. La normativité du vivant est sa capacité de créer
des normes favorisant le développement et la multiplication de la vie. Un exemple10 peut être trouvé
dans l’adaptation des organismes vivants à la température de l’environnement dans lequel ils vivent :
certaines bactéries ont modifié leur milieu intérieur, à savoir leur structure et leur métabolisme, pour
être adaptées à la vie dans des températures élevées ; par contre, les animaux à sang chaud ont cherché
ou créé des abris pour se mettre à l’écart de variations de températures. Ces modifications instaurent
de nouvelles normes biologiques, qui permettent le développement de la vie.

4.1. Normativité et langues signées

Notre hypothèse est que l’émergence des langues signées et de la culture sourde peuvent être lues
à la lumière du concept de normativité. En effet, la création d’une langue dans un canal visuo-gestuel
en réponse à une absence d’audition représente selon nous un bon exemple de création d’une nouvelle
norme à partir d’une modification survenant dans l’organisme. C’est bien là l’œuvre de la normativité
du vivant. Cette nouvelle norme est une nouvelle langue, dans un autre canal de communication entre
les êtres humains.
La question du langage nous situe à l’articulation entre biologique et social, entre physiologique
et culturel : le langage n’est pas possible sans une base neurophysiologique issue de l’évolution, et en
même temps ne serait rien sans la culture qui le transmet et le fait évoluer à la fois.
Comment se manifeste la normativité dans le cas de la surdité ? L’absence d’audition provoque
une organisation différente des autres sens, ce qui donne naissance à une configuration perceptive
particulière. La perception du monde environnant, la construction subjective du réel et du soi en sont
marquées. Le langage reçu dans le canal visuo-gestuel interagit avec cette configuration perceptive
pour élaborer une construction du réel, qui influence en retour le langage – de l’individu et du groupe.
La culture se fonde sur la perception de soi et du milieu, la construction subjective du monde, le langage
et leurs interactions : elle est constituée par la façon dont un groupe humain donne sens au monde
environnant, le construit symboliquement, le représente, agit sur lui, etc. Ces différentes interactions
sont le lieu où il est possible d’envisager le passage de l’absence d’audition à la culture sourde. C’est
une exemplification du pouvoir normatif des vivants qui instituent de nouvelles normes en réponse à
une modification de leur organisme.
L’implication du langage dans cette modification provoque une création de normes tant au niveau
biologique qu’au niveau social. Le deuxième niveau pose davantage problème dans sa reconnaissance :
si nombre de nos contemporains s’émerveillent devant la langue des signes, il est plus difficile de
parvenir à une reconnaissance pleine et entière de la place et des possibilités des sourds dans une
société majoritairement entendante. La création de normes biologiques et de normes sociales relève de
processus différents. Canguilhem distingue un organisme vivant d’une société : alors qu’un organisme

10
L’exemple est de nous.
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a une finalité propre et que les normes biologiques créées sont dans le mouvement de cette finalité,
la société reste un moyen, un outil qui ne possède pas en soi sa finalité, et appelle une régulation qui
est « toujours surajoutée, et toujours précaire » (Canguilhem, 1955, p. 121). La norme sociale, ou son
état idéal, est selon lui beaucoup plus difficile à déterminer que dans le cas d’un organisme vivant
(Canguilhem, 1955, p. 108). À la difficulté de déterminer la norme sociale relevée par Canguilhem
s’ajoute celle de la conception différente des normes d’un groupe minoritaire de la société.

4.2. Le manque comme source de respect

Nous continuons à parler de manque à propos de l’absence d’audition, alors que d’autres auteurs
parlent d’une situation de vie comme une autre, simplement différente (Delaporte, 2002 ; Benvenuto,
2011, p. 23). Notre position rejoint l’invitation de Bernard Mottez à adopter une vision de la culture
qui intègre la confrontation aux limites de la vie, aux questions existentielles.
Paul Ricœur, lecteur de Canguilhem, envisage la maladie comme source potentielle de valeur posi-
tive et propose de considérer « la différence entre le normal et le pathologique comme source de
respect » (Ricœur, 2001). Canguilhem parle de la maladie comme une autre norme de vie (Canguilhem,
1951, p. 166) : Ricœur prolonge cette proposition et entend revisiter une certaine notion du respect
qui serait dû à tout être humain sans distinction à l’aune d’une « notion du pathologique chargée de
valeurs positives » (Ricœur, 2001, p. 215). Il affirme alors que « la maladie est autre chose qu’un défaut,
un manque, bref, une quantité négative. C’est une autre manière d’être-au-monde. C’est en ce sens que
le patient a une dignité, objet de respect » (Ricœur, 2001, p. 226). En faisant de la différence la source
du respect, Ricœur invite à reconnaître les ressources cachées d’autres façons d’être-au-monde, au
lieu d’y voir seulement un manque ou un défaut.
Ceci constitue selon nous un préalable pour envisager différentes suites à donner au déficit, au
manque ou aux limites inhérentes au développement humain – et pas seulement celle de la tentative
de réparation. L’enjeu concerne les sourds, mais aussi toutes les situations de déficit et de maladies
chroniques : quelle création de normes peut se réaliser à partir de là et quel accueil est-il possible pour
ces nouvelles normes sur le plan social ?

4.3. Qui pose la norme ?

En qualifiant la maladie d’autre norme de vie, Canguilhem ajoute qu’elle est inférieure car il y a
perte de normativité (Canguilhem, 1955, p. 166–167), autrement dit une diminution de la possibilité
de s’adapter à de nouvelles modifications du milieu extérieur ou intérieur. Cette affirmation mérite
d’être discutée et nuancée, en particulier au regard de situations de déficit ou de maladies chroniques :
des degrés très différents de normativité peuvent caractériser ces situations.
Canguilhem aide lui-même à cette nuance car il affirme qu’il n’y a pas de normalité ou d’anormalité
en soi mais toujours en relation avec le milieu : « si ces normes se révèlent, éventuellement, dans le
même milieu, équivalentes, ou dans un autre milieu supérieures, elles seront dites normales. Leur
normalité leur viendra de leur normativité » (Canguilhem, 1943, p. 91). Or, le milieu de vie des sourds
est un monde peuplé majoritairement d’entendants. La question de savoir qui détermine les normes
sociales est donc cruciale. Delaporte montre que la norme est établie différemment chez les sourds
pour ce qui concerne le rapport à l’audition : « Pour les entendants, la norme, c’est d’entendre. Les
sourds sont donc définis par un écart à la norme [. . .]. Les sourds ont une toute autre manière de
se représenter. Il n’y a pas une norme mais deux : être sourd et être entendant » (Delaporte, 2002,
p. 55). Un entendant ignore qu’il a ce statut avant de rencontrer un sourd : cela montre l’unicité de la
norme dans le chef des entendants. « Évidemment, les entendants ne se conçoivent pas comme tels :
« entendant » est un surdisme, c’est-à-dire la traduction d’un terme produit par la minorité sourde
pour identifier une altérité notamment culturelle, linguistique, communicationnelle » (Schmitt, 2012,
p. 204). Les sourds plaignent les devenus sourds comme le font les entendants car ils savent qu’il s’agit
d’une perte en fonction de la norme qui est la leur. Mais ils peinent à comprendre l’utilisation du terme
malentendant comme euphémisme en lieu et place de sourd, car ce dernier terme ne désigne pas pour
eux quelque chose de déplaisant (Delaporte, 2002, p. 56). Cette façon de concevoir la norme auditive
peut aider à comprendre certains phénomènes et attitudes propres aux sourds.
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Au plan médical également, il importe de savoir qui détermine la norme, d’autant plus lorsqu’elle
sert d’objectif à la thérapeutique. Canguilhem considère que la maladie est d’abord une expérience,
celle d’un vivant qui pâtit, et qu’il n’y a pas de maladie au niveau de la cellule ou de l’organe, qui sont
le niveau « de la science abstraite, où le problème reçoit une solution » (Canguilhem, 1943, p. 151).
Il affirme que la médecine est seconde par rapport à la sensation du vivant de se sentir mal, qu’elle
vient seulement donner une réponse en termes d’organe malade à une maladie vécue comme un tout
organique : « Nous pensons que la médecine existe comme art de la vie parce que le vivant humain
qualifie lui-même comme pathologiques, donc comme devant être évités ou corrigés, certains états
ou comportements appréhendés, relativement à la polarité dynamique de la vie, sous forme de valeur
négative » (Canguilhem, 1943, p. 77). Cette conception de la maladie et de la médecine sous-tend la
réponse que le philosophe donne à la question : qui définit l’objectif de la thérapeutique, la norme à
viser lorsque l’on soigne, l’état dit « normal » du corps humain ? Canguilhem opte pour une définition
subjective de la normalité et de la santé : elles sont déterminées par celui qui vit son corps et la
maladie qui l’atteint (p. 77), et non par la physiologie ou les possibilités thérapeutiques. Or, les sourds
disent ne pas être malades ni handicapés. Ils ne vivent leur surdité ni comme un handicap, au sens
social qui a pu lui être donné ci-avant, ni comme une pathologie, au sens où l’entend Canguilhem :
« pathologique implique pathos, sentiment direct et concret de souffrance et d’impuissance, sentiment
de vie contrariée » (Canguilhem, 1943, p. 85). Les sourds disent souffrir des réactions de l’entourage à
leur surdité et non de leur surdité elle-même. Ils n’éprouvent pas ce sentiment de vie contrariée. Ils
ne rêvent pas d’entendre avec les oreilles (Drion, 2006, p. 24). Que faut-il donc soigner ?

4.4. Vivre pleinement avec un manque

Un enjeu fondamental se trouve dans ce qui se passe après la découverte de l’absence d’audition :
l’attitude la plus habituelle est de vouloir pallier le déficit, combler le manque en réparant la fonction
physiologique déficiente. C’est ce que l’on est en droit d’attendre d’un médecin, si on le lui demande
et après avoir été informé d’alternatives possibles. Le risque d’une approche médicale guidée par
le modèle individuel du handicap est d’oublier la personne qui vit la situation de surdité pour ne
considérer que l’organe concerné, et agir en fonction de cette vision réductrice.
L’exemple des sourds montre qu’il est possible de donner une autre issue à l’absence d’audition :
pas seulement des moyens de pallier ou de compenser le manque mais aussi des moyens pour vivre
une vie pleinement humaine, jusqu’à une expression culturelle. Reconnaître l’existence d’un manque
est une clef pour comprendre l’émergence des langues signées et de la culture sourde. D’autres moyens
de développer la vie qui porte ce manque existent, comme le montrent les sourds oralisants ou les
utilisateurs courants de la LPC11 . Il s’agit du même mouvement de plasticité et de créativité de la
vie que Canguilhem désigne comme normativité. La dimension collective et la création de normes
sociales sont des éléments originaux que les sourds peuvent apporter à d’autres personnes qualifiées
de « handicapées » – à commencer par les devenus sourds. La normativité du vivant s’exerce à partir
des changements, des menaces, donc aussi des manques. Cette réalité doit interpeller la place relative
du soignant et du soigné, le rôle de chacun dans la définition de la norme qui tient lieu d’objectif
à atteindre (Barrier, 2010). Le concept de normativité permet de considérer une vie qui s’exprime
pleinement sans gommer ses creux ou ses limites.

5. Conclusion

Nous avons montré comment les visions déficitaire et culturelle de la surdité peuvent entrer en
dialogue, grâce à la dynamique introduite dans les modélisations du handicap, et grâce à la notion
de normativité proposée par Canguilhem. Les deux façons d’entrevoir la surdité partent de points de
vue et de présupposés différents, et ne s’excluent pas : la culture sourde n’existerait pas sans surdité
de l’oreille, et l’approche biotechnologique échoue à saisir le vécu d’une personne ou d’un groupe de
sourds. La dialectique qui permet le passage d’un manque à une culture nécessite le respect pour une

11
Langue (française) parlée complétée : aide à la lecture labiale et à la compréhension du français vocal.
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autre norme de vie et la reconnaissance de nouvelles normes sociales. Elle emprunte aux deux visions
et invite à un déplacement des opinions habituelles pour entrer dans un dialogue. En particulier, elle
invite à s’interroger sur l’activité normative et sur la question de savoir qui pose les normes, tant
thérapeutiques que sociales.
L’analyse à partir du modèle médical du handicap reste tributaire des termes en présence, en
particulier d’une vision du manque. Nous avons voulu monter que ce manque peut ouvrir au dévelop-
pement d’autres réalités, éminemment positives. C’est un apport important pour d’autres situations
habituellement qualifiées de « handicap » ou pour les maladies chroniques.
Pour aller plus loin, il s’agira de prendre au sérieux l’affirmation par certains sourds de l’absence de
déficit dans leur vécu subjectif : ces derniers décrivent un rapport plein et entier au monde, que Benoît
Virole a qualifié de « sentiment de complétude phénoménologique » (Virole, 2009, p. 68). Pour décrire
cette situation, il est indispensable de s’orienter résolument vers les termes « intégrité » et « capacité »
tels qu’on peut les trouver, par exemple, dans le schéma du PPH que nous avons mentionné. Le manque,
avec les ouvertures possibles que nous avons montrées, reste pour une part un qualificatif posé de
l’extérieur. Il s’agira dans la suite de cette recherche de s’intéresser au vécu subjectif plein et entier de
la surdité.

Déclaration de liens d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.

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