Vous êtes sur la page 1sur 14

Xavier Riondet Docteur en Sciences de l’Éducation

55, rue de la hache Lisec Lorraine


54000 NANCY
0634208811
xavier.riondet@univ-lorraine.fr

Maladies scolaires et soins du pédagogue :


Qu’est-ce que vivre chez les Freinet ?

« […] Ce que j’ai seulement voulu dire, c’est que dans certains cas, les
pédagogues et les médecins se comportent à la manière d’un jardinier qui
voudrait s’opposer au bourgeonnement printanier ou empêcher la chenille de
devenir papillon » (Lucotte, 1962, p. 16).

Cette contribution ambitionne de mobiliser à nouveaux frais des savoirs historiques,


« ensevelis ou disqualifiés » (Foucault, 1997, p. 8), pour problématiser l’idée de soin en
pédagogie et réfléchir à une question de plus en plus présente dans notre actualité, la
rencontre entre « éducation », « médical », « santé », et « social ». Étudiant la question de
l’Éducation nouvelle, son histoire et sa portée réformiste, Angéla Médici écrit qu’ « une
classe active dirigée par un bon éducateur, il nous arrive souvent de le constater, peut exercer
un rôle thérapeutique » (Médici, 1962, p. 82). Comment certains pédagogues historiques ont-
ils envisagé cette question ? Au sujet des questions de « maladies » et de « santé » dans
l’œuvre du pédagogue Célestin Freinet (1896-1966)1, nous notons la présence de deux
recueils de textes : Les maladies scolaires (1964) et La santé mentale de l’enfant (1978). Mais
ces publications sont liées à une évolution de la pensée de Freinet, particulièrement visible
dans la publication de la revue Techniques de Vie (1959-1964), dans laquelle Élise Freinet2
(1898-1983) a joué un rôle essentiel (Freinet, É., 1975).

Il s’agit d’un épisode méconnu, bien que fondamental, de l’histoire du pédagogue Célestin
Freinet. La revue Techniques de Vie apparaît au moment où Freinet s’interroge sur

1
« Célestin Freinet est né à Gars (Alpes-Maritimes), le 15 octobre 1896. Après avoir étudié au cours
complémentaire de Grasse, il entre à l’Ecole normale d’instituteurs de Nice. Grièvement blessé au Chemin des
Dames pendant le premier conflit mondial de 1914-1918, il reçoit la croix de guerre, la médaille militaire et la
Légion d’honneur. Rendu à la vie civile, encore convalescent, Freinet est nommé instituteur à Bar-sur-Loup au
début du mois de janvier 1920 et prépare alors le professorat des écoles primaires supérieures auquel il est admis.
Nommé à l’école primaire supérieure de Brignoles (Var), il ne reste qu’un seul jour dans cet établissement où
régnait une atmosphère contraire à sa nature et ses principes pédagogiques qui étaient déjà les siens. Célestin
Freinet reprend son poste d’instituteur, la même année, à Bar-sur-Loup. Au lendemain de la première guerre
mondiale, plus particulièrement à partir de 1924, un vaste mouvement de rénovation pédagogique se répand dans
le monde et aboutit au Congrès international d’Education nouvelle de Montreux (Suisse) auquel Freinet participe
avec A. Ferrière, E. Claparède et R. Cousinet. Désormais, le jeune instituteur de Bar-sur-Loup, peu enclin à se
satisfaire des théories de l’éducation, forgera de toutes pièces une pédagogie populaire d’action, réaliste et
généreuse. Il a alors 28 ans » (Delchet, 1974, p. 146). Cette présention, très convenue comme beaucoup d'autres,
ne rend pas compte des origines de la pensée de Freinet, notamment liées à sa lecture précoce de John Dewey, de
Paul Robin, Sébastien Faure, et Francisco Ferrer.
2
Une recherche a été réalisée (Go, Kolly, Riondet) concernant l’influence d’Élise Freinet dans l’œuvre
de Freinet, à paraître aux PUN en 2012 sous le titre À côté de Freinet.
l’utilisation des méthodes Freinet et se concentre de plus en plus sur la notion de « technique
de vie », témoignant du passage d’une pensée pédagogique à une philosophie de vie. Les
derniers mois de cette publication coïncident avec les derniers jours de Freinet et se
caractérisent par un langage médical de plus en plus présent. Ces articles permettent de saisir
l’évolution de la pensée Freinet et le prolongement de cette œuvre par Élise Freinet.

Nous considérons ici l’apparition d’un langage médical dans la revue comme un
« événement » qu’il convient de mettre en intrigue. À travers ces textes, que peut signifier
« prendre soin » chez ce pédagogue ? Après avoir décrit la spécificité de la revue Techniques
de Vie, nous allons suivre un plan en trois parties : le rapprochement en pédagogie et
médecine dans la revue ; la question d’une action thérapeutique de l’éducation ; la question de
la santé dans l’œuvre de Freinet.

INTRODUCTION : La revue Techniques de vie et la transition d’une pensée


pédagogique à une philosophie de vie

La revue Techniques de Vie, créée par Freinet, est publiée d’octobre 1959 à juin 1964. Cette
publication tente d’opérer « un pas de côté » par rapport au corpus des précédents écrits3.
C'est ce qu'indique le sous-titre de la revue : « Les fondements philosophiques des techniques
Freinet ». À la question virtuelle « Pourquoi créer une nouvelle revue ? », c'est en 1960 que
Freinet répond le plus clairement : l’établissement expérimental d'un diagnostic sur soi-même
« serait à lui seul tout un programme pour notre revue » (Freinet, 1960, p. 9).

Freinet (1896-1966), dans la dernière partie de sa vie, ne cesse de dénoncer les dérives des
procédés et techniques de sa pédagogie, et la perte de l’ « esprit » qui devait les animer. Dans
la contribution d’ouverture du premier numéro de la revue, le pédagogue Adolphe Ferrière
explique qu’il y a des « petits philosophes », (...) « c’est vous, c’est moi » dit-il (Ferrière,
1959, p. 1), s’intéressant au sens de la vie, « noyau vivant et réel de la philosophie de
l'éducation » (Id.). C'est bien là, dit-il, « ce qu'on peut appeler la philosophie de l'École
Moderne. Ne pas tuer le vouloir savoir » (Id.). L’intérêt historique de cette revue porte, dans
son contexte, sur cette manière d’envisager l’éducation depuis une philosophie de la vie.

RAPPROCHEMENT ENTRE PÉDAGOGIE ET MÉDECINE

Parmi les contributeurs à la revue Techniques de Vie, nous pouvons référencer des
instituteurs, des enseignants, des camarades de longue date de Freinet, et des universitaires.
Cependant, il est sans doute plus surprenant de constater que plusieurs docteurs en médecine
ont participé à la revue : De Mondragon, Lucotte, Friedemann.

Pédagogie et médecine : une utilité commune

La contribution du Docteur Lucotte est particulièrement intéressante. Ce dernier explique en


novembre 1962 la proximité entre la médecine et la pédagogie :

3
Nous faisons référence aux contributions de Freinet et de certains militants de son mouvement à travers
les différentes revues (L’Educateur, L’Educateur prolétarien, par exemple).
« Persécuter, c’est empêcher de vivre, faire souffrir ou faire mourir. C’est opposer par tous les moyens
dont on dispose – des plus subtils aux plus grossiers – aux aspirations et au développement normal des
êtres et aux manifestations de leur croissance et de leur vitalité. Or, la médecine et la pédagogie se
proposent avec évidence comme des institutions ou des domaines où il s’agirait au contraire d’aider les
êtes à vivre, de leur apprendre à vivre, de leur permettre à vivre bien ou de vivre mieux.

Si j’ai voulu rapprocher ainsi la pédagogie de la médecine, c’est qu’au fond leurs intentions et leurs
résultats sont assez voisins. La pédagogie est au service de la croissance des enfants et devrait
normalement les aider à affronter et à accomplir cette période si difficile et si obscure de l’enfance, dont
dépendra tout le comportement d’adulte. La médecine elle aussi a normalement pour but d’aider les
êtres à surmonter ou à intégrer les désadaptations en rapport, elles aussi, probablement, avec ces retards
de croissance et ces crises de croissance que représentent la plupart des chroniques et aussi je pense un
très grand nombre de maladies aigües » (Lucotte, 1962a, p. 8).

Cet extrait met en lumière l’utilité commune de la médecine et de la pédagogie pour vivre et
rendre possible la vie. Cependant, la suite du texte énonce que médecine et pédagogie ont des
travers communs.

Une dérive possible : la persécution

Envisageant « l’unité psychosomatique de l’être humain » comme « totalité organique », le


Docteur Lucotte décrit ce qu’il appelle de façon très intéressante « la persécution dans la
bonne conscience » à travers des exemples médicaux, scolaires et éducatifs, et en particulier,
« la persécution par l’immobilité ».

Lucotte prend le cas de la phlébite post-opératoire, « bête noire des chirurgiens »,


« apparaissant sans aucun signe persécuteur et pouvant entraîner la mort en quelques
secondes » (Lucotte, 1962, p. 11). À l’époque de l’internat du Docteur en 1944, le
raisonnement à l’œuvre est qu’ « un caillot se formait dans une veine de la jambe, de la
cuisse, ou du bassin et, à l’occasion du moindre mouvement, d’une respiration un peu brusque
ou d’une secousse de toux, ce caillot se détachait de la paroi du vaisseau, était lâché dans la
circulation veineuse, remontait par là jusqu’au cœur et à l’artère pulmonaire où il provoquait
la mort en s’immobilisant, embolisant ainsi la circulation dans l’appareil respiratoire, d’où
l’asphyxie » (Id.). Ainsi, patients comme médecins, vivent « dans la terreur », et au premier
soupçon de phlébite ou d’embolie, la pratique est alors l’immobilisation des jambes. À partir
d’une posture particulière sur laquelle nous reviendrons, le Docteur s’est finalement aperçu
que c’est justement cette pratique de l’immobilisation qui contribuait à cette « terreur ».

Selon Lucotte, avec l’exemple des phlébites et par ailleurs de l’alimentation des opérés, il
s’agit de persécution, « car il est incontestable que l’immobilité forcée et la privation forcée
de nourriture sont des persécutions » (Id., p. 12). Mais, pourtant, dans ces deux cas, « tout cela
a été entrepris avec bonne foi, et une croyance forcenée à la science et à la vérité » (Id.).
Cette persécution inconsciente par l’immobilité est également observable dans la pédagogie
traditionnelle : « Sois sage, tiens-toi tranquille, ne bouge pas » est une des premières choses
enseignées à l’enfant (Ibid., p. 13). Injonction maintes fois répétée jusqu’à ce que le réflexe
soit intériorisé par l’enfant. L’enfant dès lors, n’attend plus que la récréation pour pouvoir se
défouler. Le Docteur Lucotte estime ici que « c’est au contraire en contraignant l’enfant à
l’immobilité qu’on crée chez lui des états d’agitation chroniques graves » (Id.). C’est
également le cas lorsqu’ « une mère qui, croyant bien faire, forcera son enfant à manger à
heures fixes, fera de lui un anorexique » (Id.).

La question de l’erreur du praticien

Le Docteur Lucotte pointe du doigt ce qu’il appelle « la grosse erreur de la médecine et de la


pédagogie à l’heure actuelle » :
« se supposer parfaites et toutes puissantes et […] ne jamais mettre en cause l’éducateur ni le médecin,
mais toujours l’enfant qui, comme on dit, ne veut pas travailler, ou le malade qui, comme on dit encore,
ne veut pas guérir » (Lucotte, 1962b, p. 12).

Cette erreur est le fruit d’un mécanisme de paranoïa, suivant lequel, c’est nécessairement
l’autre qui a tort. Pour le Docteur Lucotte, la médecine peut très bien être malade et la
pédagogie puérile. Néanmoins, il faut bien du courage pour se remettre en question et en
particulier, remettre en question la valeur d’une technique. Il prend ici l’exemple de
Semelweis, qui s’interrogea pendant plusieurs années sur un problème du XIXe siècle : le
décès considérable de mères dans les maternités, dans les jours suivant l’accouchement, suite
à ce que l’on appellerait maintenant une « fièvre puerpérale ». Après dix années de
recherches, Semelweis conclut que ce type d’affection était la résultante d’une contamination
par germes. Ces germes passaient de malade en malade par les mains des sages-femmes et des
accoucheurs, qui, à cette époque, n’utilisaient pas de précaution particulière et pratiquaient
parfois accouchements et dissections de cadavre dans des espaces proches. Le Docteur
Lucotte explique que « Semelweis, pour avoir osé dire que les médecins avaient eux aussi les
mains sales, fut persécuté comme peu de martyrs de la science l’ont été dans une époque aussi
rapprochée que la nôtre, et qui se disait positiviste » (Id.). D’une certaine manière, la
découverte et la remise en cause d’une technique avaient donc un prix.

Construire une posture

Les propos du Docteur Lucotte sont en fait un appel. Il ne s’agit pas d’être parfait, mais de
« devenir capable de reconnaître ses imperfections » (Ibid., p. 14). À la question « que faut-il
faire ? », il répond ceci :
« […] il n’y donc pas d’autre solution à proposer pour l’instant que celle d’un certain retour à
l’humilité, si cela est possible et dans la mesure où cela est possible. La seule démarche valable, si l’on
est dans l’erreur, est de reconnaître et de s’efforcer de voir comment elle est conditionnée […] (Id.).

Et en effet, nous pouvons reprendre la démonstration qu’il proposait au sujet du cas des
« phlébites ». Face à la multiplication des cas de phlébites post-opératoires, le Docteur
Lucotte explique qu’il fut interpellé par deux faits : d’une part, plus on immobilisait les
patients, plus les embolies se reproduisaient et s’aggravaient ; et d’autre part, les transports
d’une salle à une autre ne s’accompagnaient pas d’embolie. Il décline sa démarche de la
manière suivante :
« La méditation de ces faits et de quelques autres du même ordre, ainsi que des recherches parallèles
d’ordre physiologique et physico-chimiques sur la circulation veineuse et sur le caillot veineux, qui ont
fait l’objet de ma thèse en 1949, m’ont amené peu à peu à penser, avec d’autres, qu’en réalité le courant
veineux est par lui-même incapable d’effectuer le transport d’un caillot d’un point à un autre d’une
veine, surtout quand par définition cette veine est bouchée par ce caillot – que la conception de
l’embolie, génératrice de tant d’angoisses et de tant de drames, était en réalité totalement illusoire, et
que la coïncidence d’une embolie avec un mouvement des jambes ou avec un mouvement quelconque
du corps ne pouvait pas être autre chose que coïncidence » (Lucotte, 1962a, pp. 11-12).

« Par contre, l’immobilisation des opérés, elle, dont les malades étaient plus ou moins les complices –
car un opéré qui bouge a plus de mal que les autres – cette immobilisation entraîne la formation de
caillots, que ce soit aux membres inférieurs, aux poumons ou ailleurs, pour la simple raison que la cause
principale de la coagulation du sang dans les vaisseaux, c’est son immobilité » (Ibid., p. 12).

Nous voyons donc ici l’enchaînement : observation des faits – méditation des faits –
recherches scientifiques – résultats – déduction des actions à mener. Alors que son texte met
en avant sa propre posture « perfectionniste », la question de la modélisation d’une posture en
éducation est en suspens. Observons maintenant comment Freinet l’envisage.

DE L’ACTION THÉRAPEUTIQUE DE L’ÉDUCATION

Quelques mois auparavant, le Docteur De Mondragon évoque « la nécessité du pédagogue


d’être aussi thérapeute » (De Mondragon, 1962, p. 9). Par « thérapeute », ce dernier entend
qualifier « celui qui aide non seulement à l’épanouissement de l’enfant – ceci, c’est de la
prophylaxie – mais encore de sa « guérison » si besoin est » (Id.). Cette contribution est tout à
fait subversive, car le dogme pédagogique officiel est que l'instituteur instruit, il n'est pas un
thérapeute. De Mondragon s’interroge sur la portée du travail autour de la liberté d’expression
(à partir des exercices libres : textes, discussion, dessins), et des phénomènes de « projection »
observables, ainsi que sur la pertinence pour le pédagogue de s’appuyer sur l’étude
psychologique des éléments exprimés, pour permettre à l’expression d’être vraiment
libératrice.

Célestin Freinet précise que l’expression libre, à elle seule, ne sera pas nécessairement
thérapeutique. Il reconnaît néanmoins que l’étude psychologique ou psychanalytique 4 pourrait
faciliter le travail de l’éducateur. Il conclut par la proposition suivante :
« Nous apporterions, nous, les faits, les comportements, les textes libres, les réalisations libres dans
divers domaines. Nous la soumettrions aux spécialistes et tous ensemble, nous mettrions au point une
thérapeutique de l’expression libre qui serait à la portée de tous nos camarades » (Freinet, C., 1962, p.
13).

La démarche proposée par Freinet : « procéder comme les médecins »

Le thème du Congrès de l’Ecole Moderne en 1964 est la question des « maladies scolaires ».
Célestin Freinet présente dans la revue un programme de travail à ce sujet. Il explique tout
d’abord qu’ « une longue tradition a établi d’autorité les maux et les remèdes, et malheur à qui
ose contrevenir à ces pratiques » (Freinet, C., 1964c, p. 1). S’il reconnaît qu’une étude
d’ordre théorique est en cours (« au niveau des psychologues, des psychanalystes et des
psychiatres, comme se poursuit au niveau des Facultés l’étude de la médecine »), il explique

4
Freinet s'était intéressé très tôt à la psychanalyse, et notamment aux récits des rêves que peuvent faire
les élèves dans leurs textes libres. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles il eut maille à partir avec le
ministère au début des années 1930 à Saint-Paul de Vence.
également que « cette science naissante ne descend jamais jusqu’à nous » (Id.). Ce qu’il
réclame est une « étude objective, expérimentale et scientifique », une étude « à amorcer et
vulgariser » (Id.).

Freinet souhaite s’inspirer de la démarche scientifique qui a permis de passer des maladies
générales aux maladies spécifiques : « Il fut un temps, nous dit-il, […] où la conception de la
santé et de la vie restait essentiellement globale » (Ibid., p. 2). Les maladies n’existaient pas
en précision ; il n’y avait que des maladies générales (la fièvre, le refroidissement, la
faiblesse). On ne percevait que l’extérieur et les conséquences. Pour Freinet, « l’étude
scientifique des organismes et de leur fonctionnement a fait apparaître et distinguer des
insuffisances organiques, des pannes de fonctionnement qu’on s’appliquait à rétablir pour
améliorer la santé : les maladies spécifiques étaient nées » (Id.), et ainsi, « [cette] étude
objective et scientifique de l’organisme et de ses réactions a fait progresser les techniques de
cure » (Id.). Le problème se pose de la même manière pour l’éducation : « il nous faut étudier
analytiquement les maux psychologiques, psychiques, sociaux et humains dont nous
souffrons, nous et nos élèves » (Id.). Il précise d’ailleurs que ces maux peuvent déjà être
regroupés en maladie, « dont les unes sont en pleine crise, et d’autres déjà implantées,
chroniquement, chez les individus, à tel point que nous les croyons parfois naturelles,
incurables et inévitables » (Id.).

Il faut procéder « comme les médecins », nous dit-il :

« Ces maladies, aux divers degrés, nous nous appliquerons à en étudier objectivement, statistiquement
et scientifiquement, les origines et les causes. Nous distinguerons la part qui revient dans des causes à
l’individu lui-même, dans ce qu’il a de spécifique, mais celle aussi qui vient d’une influence péjorative
du milieu, ou qui résulte de l’alimentation pure, énergétique et vitalisante, ou, au contraire, frelatée,
polluée, parfois empoisonnée, qu’on offre aux vivants. Et nous verrons du même coup la part qui
revient à l’Ecole dans la naissance, l’évolution ou la prolifération de ces maladies » (Id.).

Ainsi, Freinet souhaite s’attaquer de façon extrêmement originale à l’étude des « maladies
scolaires ». La méthodologie qu’il envisage est la suivante : les symptômes, c’est-à-dire les
signes auxquels on peut ou on croit pouvoir déceler la maladie : le diagnostic par lequel on
s’applique à chercher l’origine, les causes et l’évolution de la maladie, dont les symptômes ne
nous donnent qu’un aspect parfois erroné ; la cure de la maladie (Ibid., p. 3).

Exemples de problèmes à étudier

Freinet prend quelques exemples de maladies à étudier : la dyslexie (et la dysorthographie) ;


le scolastisme (que Freinet compare à l’hospitalisme), les phobies diverses, « conséquences
des troubles et traumatismes nés d’une mauvaise conception de la discipline et du travail »
(Id.). Freinet évoque aussi la question de l’anorexie scolaire, qu’il construit par analogie à
l’anorexie mentale5, lorsque « l’enfant ne peut rien ingurgiter de tout ce qu’on lui offre et lui
impose » (Id.). Enfin, Freinet mentionne le cas particulier de la domestication. Cette dernière
5
« Vous avez tous connus – si ce n’est dans votre famille – des enfants qui, pour diverses causes, ne
peuvent plus manger. On dit que c’est mental, nerveux ou psychique, mais la maladie n’en affecte pas moins le
physiologique. L’enfant ne peut plus avaler, et s’il avale il rend aussitôt, ou bien il en a une indigestion »
(Freinet, C., 1964c, p. 6).
ne se répercute pas sur le physiologique. Elle rappelle le cas des animaux domestiques que les
maîtres estiment heureux, et certainement plus heureux que leurs congénères sauvages, sauf,
nous dit Freinet, qu’ils finissent par dépérir, perdre leurs qualités spécifiques, et parfois
n’arrivent plus à se reproduire. La domestication est une maladie proche du dressage.
D'ailleurs ce thème rejoint son intérêt pour la question des réserves naturelles, dans lesquelles
les animaux sauvages peuvent vivre en liberté, qu'il compare à sa propre école qui en est un
analogon, une « réserves d'enfants »6. Freinet conclut sa contribution en évoquant la peur de
la nouveauté et les drogues.

C’est un appel au travail collectif que fait Freinet, mais chacun, à partir de soi-même.
« Examinez-vous vous-mêmes » ; « analysez-vous », « essayez de sonder vos élèves », écrit-
il, avant de préciser qu’il ne s’agit pas de faire une psychanalyse et de prendre la place du
spécialiste. D'ailleurs, Freinet parle brièvement de ses propres phobies : les accolades ; les
manuels.

La formulation du programme de Freinet

Dans l’ouvrage Les maladies scolaires (1964), Freinet formule ce programme de la manière
suivante :

« […] C’est un véritable travail scientifique que nous voudrions livrer en étudiant expérimentalement
les tares dont souffre l’école, les impasses où elle est acculée, les causes profondes des troubles que
nous constatons, leurs symptômes et leurs possibilités de cure, dans l’espoir qu’une vaste campagne de
recherche et d’action, débordant l’école, déclenche dans le pays un courant d’opinion qui exigera la
modernisation et l’humanisation de notre enseignement » (Freinet, 1978, p. 17).

L’ancrage sociologique de cette démarche est évident car ce travail vise à envisager les
éléments du milieu qui échappent aux éducateurs, mais qui jouent sur le comportement des
enfants. Ces éléments sont liés à la forme de la civilisation :
« - l’influence de l’alimentation industrielle, frelatée, dégradée par les agents chimiques et prônée par
une réclame soucieuse avant tout de plus-value »

« - des constructions hâtivement bâties, non fonctionnelles, sonores, où chaque individu est parqué dans
une cellule de la termitière des H.L.M. ou des grands ensembles qui écrasent l’individu, détruisent le
milieu naturel, imposent une pollution permanente par les rejets d’ordure, la circulation intense des
véhicules desservant le quartier, l’isolement moral, l’agressivité des voisins envers les enfants créateurs
de bruit et de troubles permanents »

« - la mécanisation accélérée, qui plonge chaque secteur de la cité dans le bruit excessif et prolongé, le
vacarme qui déséquilibre le système nerveux et provoque en permanence énervement et instabilité »

« - la télévision, la radio, le cinéma, les illustrés, tous dominés par l’information du sensationnel, qui
déracinent en permanence l’enfant de la réalité, le surexcitent, le rendent participant d’un univers désaxé
dans lequel l’événement – qu’il soit système D ou catastrophe – est gage de succès » (Ibid., pp.26-27)

Mais, à travers les pratiques éducatives, c’est bien « le procès de la société capitaliste, de
consommation, de dégradation du travail, d’amoralité » qu’entreprend Freinet (Ibid., p. 27).

6
Et qu'il oppose à ce qu'il appelle des « bagnes d'enfants ».
L’analogie avec le diagnostic médical coïncide chez Freinet avec le constat que « le danger de
sclérose de notre pédagogie, contre lequel nous prétendions lutter n'a fait depuis que
s'aggraver » (Freinet, 1964c, p. 1). Au plus haut point de la crise, la référence au médical
permet de durcir sa position.

LA SANTÉ NATURELLE, LE CORPS ET L’ESPRIT

Alors que Freinet instruit le procès de l’École traditionnelle, mais également celui de la
société et d’un mode de vie, il est bien conscient des déficiences de l’École 7, mais regrette que
les éducateurs jouent le jeu de ce système. En 1964, Freinet écrit dans L’Éducateur :
« Notre tort à nous tous – nous de l’Ecole Moderne compris – c’est de ne pas oser nous délivrer de ce
carcan traditionnel, de faire corps avec lui, comme le bourreau qui en serre les vis, de nous identifier à
l’Ecole traditionnelle et à ses pratiques jusqu’à prendre à notre compte les critiques justifiées qu’on
pourrait lui porter. Notre tort c’est de ne pas rendre effectifs dans nos classes les principes de vie
auxquels nous sommes attachés en tant qu’hommes » (Freinet, 1964b, p. 3).

L’utilisation de la référence au langage médical (le recours à la terminologie des « maladies


scolaires ») s’articule alors autour de la notion d’ « efficience » :
« C’est en rendant notre école efficiente et humaine, par la dénonciation courageuse des maladies dont
nous souffrons ; c’est en apportant à nos enfants la richesse et la joie, en redonnant aux maîtres un goût
nouveau pour leur sacerdoce que nous défendrons efficacement notre École laïque, notre École du
peuple » (Ibid., p. 4).

Freinet veut remettre en cause la rationalité de l’ « efficience », ou du moins distinguer, dans


son vocabulaire, l'efficience et l'idée d'efficacité. En effet, la preuve de l’efficacité semble ne
pouvoir être apportée qu’à partir de chiffres. Au sujet des disciplines, Freinet explique que les
connaissances acquises concernant le calcul, la grammaire, le vocabulaire, l’histoire, sont
mesurables. Mais, est-ce l’essentiel ? Est-ce que l’objectif premier de la pédagogie Freinet
repose sur l’acquisition de telles connaissances ? Le problème soulevé est que le jugement sur
l’ « efficience » est relatif aux critères préalablement adoptés et aux choix des finalités.
Freinet pose donc la question suivante :

7
« Nous sommes tous témoins,
après en avoir été victimes, de pratiques scolaires dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles n’honorent ni le
corps des instituteurs ni l’École laïque. Nous ne disons pas qu’elles soient généralisées – ce qui serait vraiment
trop grave. Mais ne seraient-elles qu’exceptionnelles – et elles ne sont pas hélas ! accidentelles – nous ne nous
grandissons pas en les enveloppant systématiquement d’un brouillard factice. Nous avions lancé l’idée cette
année d’un procès de l’École traditionnelle, pour lequel nous n’aurions pas évité un scandale peut-être
indispensable. Nous aurions dit sans détour, pour ceux qui feignent de l’ignorer, comment on conserve encore,
dans tant d’écoles, un enseignement vieux de 80 ans, avec des sanctions qu’aucun père de famille conscient,
qu’aucun éducateur, qu’aucun démocrate ne devrait tolérer. Peut-être, pensions-nous, si on savait ce qui se passe
vraiment dans les écoles casernes que nous avons qualifiées de fosse aux ours, comment on impose en punition
aux enfants, jusqu’à les déséquilibrer, des pages entières de verbes et de lignes, des promenades dans les couloirs
avec dans le dos une ardoise aux mentions infâmantes, ou ce bonnet d’âne qu’on croyait parfois n’être plus
qu’un souvenir ; si on savait dans quelles conditions travaillent, dans des classes surchargées, des instituteurs et
des institutrices voués à une fonction désormais sans humanité et sans horizon, peut-être alors un sursaut
agiterait ce pays comme au temps où des journalistes au grand cœur osaient dénoncer la barbarie des bagnes
d’enfants » (Freinet, 1964b, p. 1).
« Mais comment prouver l’efficience d’une pédagogie qui vise au développement de la personnalité à la
pratique de la liberté, pour une éducation civique vraie ? » (Freinet, C., 1964, p. 9)

La preuve de l’efficience : un corps et un esprit en bonne santé

C’est sans doute en associant les contributions de Célestin Freinet à celles d’Élise Freinet que
nous pouvons bien saisir la singularité de la pensée Freinet. Pour Élise Freinet, il faut parvenir
à « une personnalité dégagée de toutes les contraintes de la culture logique ». Il faut arriver à
ce stade, nous dit-elle, « pour évaluer tout ce que ce but pragmatique d’économie de temps et
d’économie de la pensée, a enseveli de richesses et de trouvailles exceptionnelles au creuset
des énergies initiales sûres d’elles comme l’œil de ses images ; pour faire comprendre
combien ce but immuable de la pensée abstraite trop précocement enseignée a tué de géniale
initiative intellectuelle chez les professeurs et les étudiants installés à vie dans les balançoires
philosophiques pour examens ; pour faire l’inventaire d’un vocabulaire exclusivement
philosophique qui ne s’emploie que dans un petit rayon d’initiés usant des mots consacrés
comme des joueurs d’échec des pions sur le damier immuable » (Freinet, E., 1963/1964, p.
21).

La logique, explique-telle, « méconnaît systématiquement les chemins qui serpentent si


agréablement autour du thème fondamental comme sentiers dans un paysage agreste, pour
imposer l’autoroute à direction unique. Elle ramène tout à une ligne droite et fonce de toutes
ses batteries sur un point déterminé de l’horizon » (Ibid., p. 20). Ainsi, en procédant par
facilité et apparente rapidité, « [la logique] ne soupçonne même pas les chemins de traverse
mal tracés, incorporés encore à la rusticité, aux senteurs de la Nature vierge – et si volontiers
empruntés par les artistes et poètes – puissent inspirer une autre façon de penser, une nouvelle
réceptivité, immédiate et joyeuse, pleine d’initiative et d’allégresse ». Pourtant, ce sont pour
elle, « les marques mêmes de la bonne santé d’un esprit » (Ibid., p. 21).

La preuve de l’efficience de sa pédagogie est la propre vie. La richesse, la pertinence,


l’intensité, la longévité de la vie militante de Freinet témoignent de la pertinence de ses idées,
de ses pratiques.

Santé naturelle contre santé artificielle

Les Freinet ont développé un mode de vie dont l’enjeu est de privilégier la santé naturelle à la
santé artificielle : « si dans un milieu propice, riche de sève naturelle, la santé va de soi, dans
un milieu dénaturé, perverti, la santé est un compromis qui exige connaissance et
expérience », explique Élise Freinet (Freinet, É., 1964, p. 26). De fait, « l’homme s’engage de
lui-même dans les obligations d’une médecine préventive garantie par les compétences
médicales mais qui est loin d’avoir fait l’unanimité des opinions et des pratiques de vivre »
(Id.).

Élise Freinet reconnaît que la médecine préventive reposant sur les questions d’hygiène et de
diététique « a enregistré un succès certain », ce qui n’est pas vraiment le cas, nous dit-elle, de
la prophylaxie (« les vaccinations obligatoires, l’emploi des antibiotiques pour cas bénins,
l’usage des fortifiants et vitamines artificielles, etc… »), qui ne profite pas aux organismes.
Face à ces abus, c’est même « une médecine oppositionnelle » qui se développe au sein du
corps médical, « au grand dépit des sommités médicales » (Id.).

Élise Freinet oppose ici deux conceptions. La première s’articule autour d’un enseignement de
la biologie : « tout être vivant est régi par une unité d’ensemble par une sorte de conscience
organique qui pourvoirait exactement aux exigences de la situation » (Id.). Cette conception
privilégiant « la synergie unitaire des fonctions organiques » s’oppose à la médecine
analytique. Cette dernière s’organise autour de spécialistes, et divise les champs d’action,
puisque « chacun ne s’occupant que de l’organe qui lui revient » (Id.).

En marge de ces pratiques dominantes, il y a toujours eu une tradition de théories unitaires des
fonctions organiques. La médecine chinoise, par exemple, consiste en une théorie unitaire
axée sur l’omniprésence du système nerveux central, ce qui explique « la pratique de réveil
des centres nerveux et méridiens par l’acupuncture ». Élise Freinet évoque ensuite le Yoga,
« une théorie unitaire de la vie organique dépendante de foyers de vie individuelle mais aussi
de la vie cosmique » (Id.).

Si Élise Freinet est bien consciente que le développement récent de ces pratiques ancestrales
peut être le fait d’une récupération commerciale, elle constate néanmoins que de nombreux
domaines ont vu apparaître (ou réapparaître) des pratiques de ce type, que ce soit dans le
domaine de l’alimentation, de l’hygiène, des sports ou de l’hydrothérapie :
« C’est ainsi que l’on peut trouver sur le marché tous les produits sains provenant de cultures
rationnelles et d’élevages sans reproches. Des restaurants végétariens attirent une clientèle de plus en
plus nombreuse. Les pratiques naturistes appellent les masses vers le camping, l’air pur, le soleil,
l’alpinisme. La gymnastique suédoise cède la place au yoga et au judo. Toutes considérations
financières et de temps libre mises à part, l’homme moderne peut donc choisir son genre de vie ou tout
au moins améliorer ses conditions d’existence par des pratiques naturelles ayant fait leurs preuves à
travers le temps » (Ibid., p. 26-27).

Ces multiples réflexions (sur l’alimentation, l’hygiène, la corporéité), à travers des références
très diverses (médecine chinoise, pensée indienne8) ont influencé le quotidien des Freinet,
donc leur vie et leurs conceptions éducatives par la même occasion. Elles ont été défendues
ensuite par Madeleine Freinet, leur fille, lorsqu'elle devint responsable de l'école Freinet, et
par Carmen Montès qui en fut la directrice entre 1980 et 2009 (Go, 2007).

L’enjeu éducatif autour de la santé de l’enfant

Le problème en présence concernant « santé » et « éducation » commence à se dessiner.


L’adulte peut choisir, d’une certaine manière, son mode de vie. En tout cas, « en principe »,
nous dit Élise Freinet. Mais, qu’en est-il de l’enfant ? En France, l’enfant ne peut pas choisir

8
Il est intéressant de souligner chez les Freinet la présence de références diverses à Krishnamurti,
penseur indien très influent du XXe siècle. L’article de Célestin Freinet, « A la recherche de techniques de vie »
(1960), l’illustre parfaitement et cette tendance est confirmée par un article d’Élise Freinet, « Y a-t-il une
méthode de pensée ? » (1963/1964), où cette dernière évoque « les expériences spirituelles des Védas, des
Oupanishads, des Yoguis, des maîtres tels que Râmakrishna, Vive-Kânanda, Gandhi, Shrî Aurobindo » (Freinet,
É., 1963/1964, p. 20).
car « le corps médical exerce une véritable tyrannie pour imposer les pratiques orthodoxes
préventives et les cures classiques » (Ibid., p. 27). Elle poursuit :
« Dès le berceau, le petit d’homme est soumis aux effractions de la seringue vaccinale sans les moindres
enquêtes concernant l’hérédité, les allergies familiales, les diathèses personnelles. Il semble qu’un
minimum de sécurité exigerait de confier au docteur de famille la responsabilité des immunités
provoquées par les vaccins pour qu’il y ait toutes chances de les faire dans la période la plus favorable à
la vie de l’enfant » (Id.).

Elle souligne ici les problèmes que posent les vaccinations qui, « en modifiant le coefficient
personnel de réaction vis-à-vis de l’intervention brutale, ruine le terrain vierge et rend
impossible toute expérience scientifique ultérieure » (Id.).

En prolongeant le raisonnement à l’extrême, elle pose la question suivante :


« Les leucémies, de plus en plus fréquentes chez les enfants, ne seraient-elles pas la conséquence de la
conjonction des vaccins et des antibiotiques sur un même organisme fragilisé à l’extrême par des
pratiques de choc ? » (Id.).

À travers ce raisonnement, Élise Freinet met face à face deux idées de la santé : la santé
naturelle et la santé artificielle. La première émane de l’équilibre d’un organisme, formant un
ensemble résistant. La seconde est le prolongement d’un état fragilisé par une dépendance à
toute une série de procédés inefficaces car fragmentés. L’importance donnée à cette question
de la santé naturelle permet de saisir ce que va être une École efficiente. La santé naturelle va
être à la fois, moyen et finalité de l’éducation et de l’École. L’éducation, chez les Freinet, doit
permettre à l’enfant de ne pas entrer dans la logique du conditionnement, par laquelle il va
être fragilisé.

Recréer un milieu en marge de la civilisation malade

Ces idées s'appuient sur un psotulat théorique extrêmement intéressant : « La maladie reste
affaire du médecin. Ce qui nous regarde, c’est la santé », écrit Élise Freinet (Ibid., p. 26). Pour
cela, la question du milieu est importante. Selon elle, « pour toute créature vivant dans un
milieu propice qui répond à ses instincts et à ses besoins, la santé est un phénomène naturel »
(Ibid., p. 25). Prolongeant son raisonnement, elle explique qu’au moment du bouleversement
du milieu, la maladie peut apparaître et faire des dégâts :
« Mais que le milieu idéal vienne à se modifier malencontreusement dans ses données climatiques,
géographiques, dans sa faune dans les réserves biologiques du sol, l’équilibre des organismes est
progressivement rompu et la maladie décime la horde, le troupeau ou la peuplade dépendante des
ressources du milieu » (Id.).

Elle considère même que la forme de la civilisation peut porter déjà en elle-même la maladie :
« Dans nos sociétés modernes, la détérioration inévitable du milieu humain tant à la ville qu’à la
campagne est cause inévitable de la dégénérescence des races. Si bien que l’on peut dire sans
exagération que la civilisation porte avec elle la maladie » (Id.).

La santé naturelle est à la fois, moyen et finalité, mais c’est via la conception du milieu que
peut se problématiser une forme de société. Nous comprenons dès lors les enjeux de la
création de l’École Freinet à Vence en 1935, un lieu où la pensée Freinet a pu s’exprimer et
s’expérimenter. Dans cette école qui existe toujours actuellement (Go, 2007), les questions de
l’art, de la création et du corps sont restées des dimensions importantes du travail éducatif.
Dans ce lieu, le paysage joue un rôle éducatif de premier plan (Go, 2006, 2007), au sens où la
configuration de l’espace permet à l’enfant de se forger une sécurité intérieure sans être
fragilisé par une logique sécuritaire extérieure.

CONCLUSION : Prendre soin en pédagogie : le message des Freinet

Cette contribution a permis de présenter l’apparition d’un langage médical dans la revue
Techniques de Vie, d’abord par la plume de docteurs en médecine, puis par la plume de
Freinet lui-même. Ce dernier ne se limite pas à des formules rhétoriques empruntant au
langage médical pour appuyer son argumentation, il décline une véritable méthodologie que
chaque éducateur se devrait de déployer. Loin de vouloir jouer au médecin-pédagogue ou de
souhaiter la médicalisation de l’acte éducatif, il souhaite que les éducateurs se prennent
comme objet d’étude.

Mais, en réalité, cette posture n’est compréhensible et modélisable qu’à partir de l’apport
d’Élise Freinet, qui montre parfaitement combien le mode de vie de Freinet est centré sur la
question de la santé naturelle. Cette question de la santé naturelle est en fait le cœur de son
mode de vie tout en étant au cœur également de ses pratiques éducatives. Nous disposons
donc de premiers éléments de réponse à la question : qu’est-ce que prendre soin chez
Freinet ?

Prendre soin de sa propre vie

Les propos d’Élise Freinet dans L’école Freinet, réserve d’enfants (1974) permettent de
mieux saisir la position de la pensée Freinet sur la santé et le thérapeutique :
« La question de la santé dans une communauté d’enfants est évidemment de grande importance. Nous
avions à notre acquis une expérience d’hygiène thérapeutique et alimentaire dont la pratique avait
redonné à Freinet, grand blessé de guerre, une énergie dominant les risques d’une vie militante »
(Freinet, E., 1975, p. 49).

Chez les Freinet, vivre, c’est pouvoir militer, et le militantisme passe par la manière de vivre.
De fait, prendre soin en pédagogie signifie d’abord de prendre soin de soi pour pouvoir relier
« vie » et « militantisme » :
« Nous étions ainsi parvenus à intégrer à notre vie de tous les jours une synthèse de comportements
naturalistes qui nous rendaient aptes à supporter un surmenage peu commun » (Id.).

Élise Freinet fait référence ici à des habitudes alimentaires, des régimes particuliers, mais
également à des rythmes de vie, des pratiques corporelles.

Prendre soin de la vie des enfants


Cette forme de militantisme très particulier est tout entière dirigée vers l’enfance et permet de
« prendre soin » en second lieu des enfants en rendant possible un mode de vie très
spécifique :
« […] nous pensons que l’éducation est spécifiquement fonction du milieu, milieu extérieur dont nous
dirons la nature et la portée, et milieu intérieur aussi, conditionné par le mode de vie, la thérapeutique et
l’alimentation » (Ibid., p. 50).

L’idée de « tâtonnement expérimental » est alors centrale dans les conceptions pédagogiques
de Freinet car elle aspire à « rendre les enfants sensibles à l’expérience par une bonne santé et
le jeu favorable de l’affectivité, à permettre aux enfants de faire de nombreuses expériences
autorisant des réussites, à permettre et organiser les répétitions, dégager les obstacles,
renforcer le courant pour que s’instituent ces Techniques de vie favorables » (Freinet, C.,
1959, p. 6).

Notre contribution est sous-titrée « Qu’est-ce que vivre chez les Freinet ? » Cet énoncé
pouvait être lu de deux manières différentes. Une première déclinaison pouvait être : que
signifie la vie dans la pensée des Freinet ? Une autre déclinaison pouvait interroger davantage
les pratiques : comment vit-on au contact des Freinet ? Une réponse Freinetienne à la question
posée en sous-titre pourrait être la suivante : puisque la vie a du sens (et se doit d’en avoir),
les pratiques humaines doivent être élaborées en conséquence.

Références bibliographiques

Delchet, R. (1974). Célestin Freinet. In Chambon, J., Delchet, R. et Lefèvre, L. Anthologie des
pédagogues français contemporains. Paris : Presses Universitaires de France (146-166).

(Docteur) De Mondragon (1962). La liberté d’expression est-elle thérapeutique ? Techniques de Vie,


12, 9-13.

Ferrière, A. (1959). Technique de vie et philosophie. Techniques de Vie, 1, 1.

Foucault, M. (1997). Il faut défendre la société. Paris : Editions Gallimard et du Seuil.

Freinet, C. (1959). Fondements psychologiques, philosophiques, psychiques et sociaux des


Techniques Freinet. Techniques de Vie, 1, 2-6.

Freinet, C. (1960). A la recherche de techniques de vie. Techniques de Vie, 4, 3-11.

Freinet, C. (1962). Commentaire de Freinet. Techniques de Vie, 12, 13-14.

Freinet, C. (1964a). Les maladies scolaires. C.E.L.

Freinet, C. (1964b). Rendre notre école laïque efficiente et humaine n’est-ce pas le meilleur moyen de
le défendre ?, L’éducateur, 6, 1-4.

Freinet, C. (1964c). Pour l’étude scientifique des maladies scolaires, Techniques de Vie, 28, 1-7.

Freinet, C. (1964d). Les maladies scolaires. Techniques de Vie, 29, 9-10.


Freinet, C. (1974). La santé mentale de l’enfant. Paris : Editions Maspero.

Freinet, E. (1963/1964). Y a-t-il une méthode de pensée ? Techniques de Vie, 26/27, 17-25.

Freinet, E. (1964). La santé de l’enfant. Techniques de Vie, 29, 25-28.

Freinet, E. (1974). L’école Freinet, réserve d’enfants. Paris : Editions Maspero.

Go, H-L. (2006). Vers une reconstruction de la forme scolaire : l’institution du paysage à l’Ecole
Freinet de Vence. Carrefours de l’éducation, 22, 83-93.

Go, H-L. (2007). Freinet à Vence. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.

Lucotte (1962a). La persécution en médecine et en pédagogie (I). Techniques de Vie, 17, 8-16.

Lucotte (1962b). La persécution en médecine et en pédagogie (II). Techniques de Vie, 18, 5-15.

Médici, A. (1962). L’éducation nouvelle. Paris Presses Universitaires.

Vous aimerez peut-être aussi