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Mars 1941

5 – L’Orient compliqué
Préparatifs
4 mars
L’affaire d’Irak
Ankara – L’ambassadeur allemand Von Papen transmet une lettre d’Hitler au président Ismet
Inönü. Le Führer tient à rassurer le président turc sur les intentions du Reich, soulignant que
ce n’est pas l’Allemagne qui a déclaré la guerre et qu’elle n’a pas l’intention d’attaquer la
Turquie, « amie de l’Allemagne depuis longtemps », mais au contraire de la soutenir face aux
possibles exigences soviétiques. Hitler indique qu’il a ordonné aux troupes qui doivent entrer
en Bulgarie suite à la récente adhésion de cette dernière au Pacte Tripartite de rester à distance
de la frontière turque. Il suggère une gestion commune de la crise irakienne et termine son
courrier en proposant un pacte de non-agression à la Turquie pour une durée de dix ans.
Inönü répond à Von Papen que son gouvernement étudiera avec la plus grande attention ces
propositions, mais laisse d’ores et déjà entendre que toute participation de la Turquie au
règlement de l’affaire irakienne supposerait certaines rectifications de sa frontière avec l’Irak.
Manifestement, la rétrocession du sandjak d’Alexandrette par la France en 1939 a aiguisé les
appétits turcs.
Von Papen transmet à Berlin qu’il y a peu de chances de voir Ankara s’engager officiellement
aux côtés du Reich, mais confirme qu’il fonde plus d’espoirs sur une collaboration directe
avec l’armée ou les services spéciaux turcs.

5 mars
L’affaire d’Irak
Beyrouth – Quelques plaisantins prétendent que le colonel Ambrose Carbury CSI CMG DSO
MC FRS était déjà colonel à sa naissance, qu’il n’a jamais été que colonel durant toute sa
carrière, et qu’il mourra colonel. De fait, il y a près de quinze ans qu’on croit lui connaître ce
grade. Il appartient, affirme-t-il, au 21st Royal Lancers (Empress of India’s) – sans doute in
partibus, d’autant que le régiment a disparu depuis 1922.
Petit, le regard flou, la moustache broussailleuse, le cheveu coiffé à la diable, le nœud de
cravate oscillant de l’oreille droite à l’oreille gauche, habillé chez on ne sait quel fripier, le
colonel ne suscite pourtant de sourires que chez les ignorants. Les initiés, eux, le respectent,
voire le redoutent. L’homme, après sa sortie de Sandhurst, a pratiqué le Grand Jeu aux quatre
coins des Indes, de l’Orient et du Middle East. Il s’est illustré comme political officer dans de
petits mais brûlants émirats du Golfe, puis comme military adviser d’un puissant maharadjah.
D’Istanbul à Aden, de Lattaquieh à Ispahan, on tient le chef du MI-6 au Moyen-Orient pour
une puissance qu’il serait malavisé de sous-estimer. Il trône dans son bureau de Jérusalem,
proche de l’hôtel King David, tel l’araignée au centre de sa toile.
Accompagné de ses adjoints, le major Lancelot Davies DSO MC et le lieutenant-commander
RN Gordon McLoughlin DSC and bar, le colonel Carbury, s’est rendu à Beyrouth à bord
d’un Dragon Rapide anonyme à l’invitation de son homologue français, le chef du 2ème
Bureau au Q.G. du commandement supérieur des Troupes du Levant.
Autant Carbury paraît débraillé, autant le lieutenant-colonel Jean Dujardin, sorti de Saumur,
soigne son apparence. Sa tenue de whipcord a été coupée par le meilleur tailleur du Liban,
Isaac Israelian, ses bottes de cavalerie luisent et son monocle pourrait avoir été serti dans son
orbite par un joaillier. Dujardin est escorté par le capitaine Hubert Bonnisseur, aviateur de
piètre allure, qui arbore cependant le ruban d’une Croix de Guerre avec palme près de
l’insigne du Groupe I/17, dont on ignore s’il s’agit d’une unité de chasse, de bombardement
ou de reconnaissance.
– Mon colonel, s’exclame Dujardin, j’ai tenu à vous présenter quatre messieurs que nous
avons arrêtés voici deux semaines, à Alep. Ils vous intéresseront, j’en suis convaincu.
Sur un signe de Bonnisseur, le sergent de zouaves qui garde la porte fait entrer quatre
individus pas rasés, émaciés, au regard en dessous. Leurs visages encore tuméfiés démontrent
qu’ils ont été traités sans douceur.
Dujardin rayonne : « Voici l’Oberleutnant Heinz von Kastrow, le Feldwebel Hansjörg
Gelückt, et les Gefreiter Paul Könitz et Karl-Johann Stimmler. »
– My God, gémit Carbury, fronçant un sourcil amusé, ne les avez-vous pas… bousculés ?
Le sourire de Dujardin s’élargit : « Mon colonel ! Nous sommes corrects avec les
prisonniers ! Ils n’ont été… bousculés que par une petite foule de pieux musulmans,
mécontents de constater que des Occidentaux avaient pénétré dans une mosquée sans s’être
déchaussés, à la suite d’une regrettable erreur de parcours. Ils ont ensuite préféré nous
raconter toute leur histoire au lieu d’essayer de poursuivre un voyage bien mal engagé. »
– Il est vrai que la foule les attendait en criant “Mort aux profanateurs”, précise Bonnisseur.
Soucieux de protéger ses réseaux et ses informateurs, notamment les affidés qu’il entretient en
Turquie jusque dans l’entourage de M. Régnier1, Dujardin se garde bien de révéler au colonel
Carbury les détails de l’arrestation. De fait, les quatre hommes du Brandenburg Regiment ont
été guidés jusqu’à la mosquée en question sur l’ordre de Dujardin par un nommé Ali
Husseini, l’un des membres de leur comité d’accueil à Alep. Le Britannique, qui connaît les
usages, ne songe pas à interroger son confrère. Au demeurant, il n’en a pas vraiment besoin,
Ali lui ayant déjà tout raconté2.
– C’est donc sans difficulté, achève Dujardin, qu’ils nous ont révélé, outre leurs noms et
grades, qu’ils appartiennent à l’enfant chéri de notre ami Canaris, le Brandenburg Regiment.
– Indeed ? Sourit Carbury.
– En vérité ! Ils nous arrivent de Potsdam via Istanbul.
– Il y a du Régnier là-dedans, remarque le Britannique.
– Oui, bien entendu. Mais attendez, mon colonel, ce n’est pas tout ! reprend Dujardin avec
entrain. Savez-vous pourquoi ils sont venus par ici ?
– Je donne… hem… comment dites-vous… yes, ma langue au chat (may God bless this
pussycat and make him anorectic !).
– Ces messieurs, reprend Dujardin, devaient gagner Bagdad afin d’apporter de l’aide à votre
grand ami Rachid Ali.
Cette fois, Carbury éclate de rire, imité par Davies et McLoughlin.
– Mon cher Dujardin, ce sont là des gems… des joyaux ! Je vous les achète ! Votre prix sera
le mien.
– Mon colonel, je vous les donne. Enfin… à charge de revanche.
– Je l’espère bien !
Car le colonel Carbury et le lieutenant-colonel Dujardin se livrent au nom de leurs pays
respectifs, lorsqu’ils ne sont pas ligués contre l’ennemi commun, à des affrontements d’autant
plus farouches qu’ils sont feutrés.

8 mars
L’affaire d’Irak

1
Dont, à Istanbul, le fameux “Poincaré”, ainsi surnommé par Dujardin pour son amour du franc-or.
2
On aura compris qu’Ali Husseini émarge à la fois aux SR allemand, français et britannique – au moins. A la fin
de la guerre, Ali sera un homme très riche. Ou très mort.
Jérusalem – Reuters et Havas Libre reprennent sans commentaire un article du Jerusalem
Post signé par l’un des chroniqueurs militaires du quotidien “de qualité” de la communauté
juive, Meir Nagaz. Se bornant – à l’anglo-saxonne – à citer des sources non précisées, Nagaz
brosse un tableau de la situation au Moyen-Orient qui exprime, affirme-t-il, le pessimisme du
commandement britannique. Il souligne les sympathies pro-allemandes du Chah d’Iran
Mohamed Reza Pahlavi, la résistance larvée des amis de l’ex-Premier ministre irakien Rachid
Ali al Gaylani aux pressions de la Grande-Bretagne et le jeu de bascule mené par la Turquie
entre l’Axe et les Alliés. « Mes sources estiment que Londres et Alger ne pourront pas tolérer
plus longtemps ces foyers d’agitation sur leurs arrières, écrit Nagaz. S’il convient de ménager
Ankara, on laisse entendre que le Chah et Rachid Ali pourraient être mis très bientôt au pied
du mur. » Le mot ultimatum ne figure pas en toutes lettres dans le texte, mais il est clair que
les Britanniques ne répugneront pas à agir, s’il le faut, avec plus de brutalité que de doigté.
Dans les milieux autorisés de la capitale de la Palestine mandataire, on souligne tout de suite
qu’il faut relever, outre le fond, le simple fait que la censure ait laissé passer pareil brûlot.
D’aucuns croient pouvoir chuchoter qu’on aurait vu Nagaz, l’avant-veille, boire le whisky de
18 heures avec le colonel Carbury au bar du King David.
L’Agence Télégraphique Suisse diffuse dans l’heure qui suit une synthèse des dépêches
d’Havas Libre et de Reuters. Et René Payot, qui sait comprendre à demi-mot, en fait le sujet
de sa chronique hebdomadaire sur Radio Sottens : « Je ne serais pas surpris que les jours du
Chah Mohamed Reza sur son trône soient comptés, sinon en semaines, du moins en mois. Et
tout laisse penser que la situation en Irak pourrait évoluer très vite – en quelques semaines et
peut-être en quelques jours. »

18 mars
L’affaire d’Irak
Berteschgaden, QG de Hitler – Après avoir réglé le sort de la Yougoslavie, Hitler, toujours
porté à sauter du coq à l’âne, demande à Jeschonnek quels moyens la Luftwaffe a prévu de
dégager pour l’opération “Ostmond”.
– Des moyens réduits, mon Führer, répond Jeschonnek. C’est une question de performances
et de priorités. Les Junkers 52 sont disponibles, mais leur autonomie est trop faible. Par
ailleurs, les consignes du Reichsmarschall Göring sont de consacrer nos quelques Junkers 90
aux unités parachutistes et de réserver les Fw-200 à la patrouille maritime et au transport
des hautes personnalités, à commencer par vous-même, mon Führer.
– Cette affaire, réplique Hitler, est bien plus importante que vous ne l’imaginez. Elle ne doit
pas échouer. Il s’agit d’une diversion idéale pour éliminer tout risque d’interférence des
Anglo-Français au moment de Barbarossa. Trouvez des avions ! C’est un ordre !
Hitler vient ainsi d’énoncer sa trentième Weisung (directive). Celle-ci entend appuyer, par des
moyens limités et à finalité principalement psychologique, le “Mouvement de libération des
Arabes”, organisation floue s’il en est, mais perçue comme un allié naturel de l’Allemagne au
Moyen-Orient. Jeschonnek ne peut que se soumettre devant ce FührerBefehl. Il accepte donc,
de mauvaise grâce, de créer à partir du 1er mai un Sondertransportstaffel auquel il affectera un
Focke-Wulf 200 Kondor et sept Junkers 90. Cette unité recevra l’appellation provisoire de
Trasta 789. Pour l’opération “Ostmond”, les avions de la Trasta 789 seront basés en Albanie.
Ils devraient s’abstenir de survoler ouvertement la Turquie afin d’éviter tout incident avec
Ankara. Il faudrait donc en théorie traverser l’espace aérien de la Grèce continentale, de
Rhodes, de Chypre puis de la Syrie pour rejoindre l’Irak. De nuit, ce trajet ne devrait
présenter aucun danger réel, étant donné l’absence de chasse de nuit alliée dans ces zones,
mais il est bien long. Hitler fait fi de cette objection : les dernières dépêches de Von Papen
(ambassadeur du Reich en Turquie depuis 1939) laissent entendre que si des avions “civils”
traversent discrètement la Turquie (de nuit et en restant à l’écart des rares grands centres), les
Turcs ne s’en apercevront pas. Surtout si une douzaine de Bf 109 d’un modèle dépassé sont,
dans le même temps, généreusement cédés par l’Allemagne à l’Armée turque, en souvenir des
combats communs de l’autre guerre.
– Très bien, mais nos avions auront besoin de disposer en Irak de pistes d’atterrissage
convenables, insiste Jeschonnek, et plus encore d’un ravitaillement en carburant.
Mais comme d’habitude, le Führer néglige les questions de logistique : « Nos amis irakiens
nous fourniront les pistes. Et puis, Jeschonnek, l’essence, ça ne manque pas en Irak, non ? »
réplique-t-il en s’esclaffant.
Il est convenu qu’après le transfert des appareils en Albanie et la mise en place des moyens au
sol, le 789 sera en mesure d’entamer ses missions opérationnelles à partir du mois de mai.
« Très bien. Vos appareils pourront ainsi conduire en Irak le bataillon parachutiste demandé
par l’Abwehr dès que ce sera nécessaire » déclare Hitler, satisfait.
Un silence gêné s’ensuit puis Jeschonnek toussote : « Heu, mon Führer, cette demande date
d’avant Merkur. Si nous voulons reconstituer nos forces aéroportées au plus vite, il est
impossible d’envoyer un seul parachutiste en Irak. »
Cette question de bon sens déplaît souverainement à Hitler. Au terme d’un nouveau
marchandage, Jeschonnek accepte d’accorder à Ostmond une compagnie de Fallschirmjägers
et il est décidé que la Heer mettra à disposition deux compagnies d’infanterie légère qui
pourront être aérotransportées dès que les paras ou les Brandenburgers contrôleront un
aérodrome convenable. Trois compagnies en tout, donc un bataillon, le compte y est !
Pour finir, dans le but d’impliquer toujours davantage l’Italie, dont l’OKW commence à
percevoir les réticences, aussi bien que d’accroître les moyens disponibles, Hitler demandera
personnellement à Mussolini l’appoint de quelques Savoia-Marchetti SM.82, qui ont un rayon
d’action presque aussi long que celui des Fw 200. Mais Jeschonnek ne se fait pas d’illusion :
la Regia Aeronautica souhaite réserver l’essentiel de ses peu nombreux “Marsupiale” à des
missions de bombardement à très longue distance.

19 mars
L’affaire d’Irak
Rome – À la surprise de Jeschonnek, Mussolini répond favorablement à la demande de
participation à une action armée en Irak. Il est vrai que la reconquête de la Sardaigne l’a mis
d’excellente humeur et l’a surtout rassuré sur l’avenir du régime fasciste. Il lui semble sans
doute que l’engagement d’un petit nombre d’avions sera un prix minime à payer pour
rehausser le prestige de l’Italie dans le monde arabo-musulman. De plus, le Führer n’a pas
manqué d’appâter son allié par une vague allusion à une future reconquête des possessions
italiennes d’Afrique.

20 mars
L’affaire d’Irak
Bagdad – Fritz Konrad Grobba, ambassadeur d’Allemagne en Irak de 1932 à 1939, reprend
(très officieusement et très discrètement) ses fonctions dans la capitale irakienne. À la
Wilhelmstrasse (le ministère des Affaires Etrangères allemand), Herr Grobba est sans nul
doute le meilleur connaisseur du Moyen-Orient. C’est aussi un vieil ami de Rachid Ali.
M. Régnier a joué un coup gagnant en le faisant entrer au Liban. La Tirpitzufer lui avait
indiqué qu’il lui fallait à tout prix détourner l’attention des services de sécurité turc et français
de la gare de Midane-Ekbesse le 17 février, sans lui en fournir la raison. Néanmoins,
M. Régnier n’aurait été qu’un bien piètre chef du Zentralast pour un pays aussi sensible que la
Turquie s’il n’avait eu des contacts à la Wilhelmstrasse. Dûment informé et conscient qu’on
ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, M. Régnier n’a pas fait appel, pour recevoir les
quatre agents du Brandenburg Regiment, à ses contacts les plus sûrs en Syrie. De fait, les
malheureux ont été capturés. Remis par les Français aux Britanniques, les quatre Allemands
ont été confiés aux mains habiles de trois anciens de la Royal Irish Constabulary, mais ils
n’ont rien dit, puisqu’ils ne savaient rien sinon qu’ils devaient fournir un appui technique à
des Irakiens anti-anglais – manœuvre que les services alliés pressentaient, puisqu’ils en
auraient fait autant si les rôles avaient été inversés.
L’amiral Canaris n’a pas été très content, mais M. Régnier lui a répondu que ses instructions
disaient “à tout prix” et que les quatre Brandenburgers étaient relativement sacrifiables, au
contraire d’un homme comme Herr Grobba.
M. Grobba, donc, porteur d’un passeport turc qu’accrédite sa maîtrise de la langue des
Ottomans, est entré au Liban sans coup férir, sous l’identité de M. Frenç Grobbul, grossiste en
fruits secs venu d’Istanbul à la recherche de nouveaux producteurs. Il s’est rendu à Bagdad
par petites étapes, allant de demeures sûres en hôtels anonymes : ici, la guerre n’a pas
interrompu le commerce, bien au contraire. Arrivé le 19 dans la capitale irakienne,
M. Grobba, devenu Suédois et rebaptisé Frederick Grobbson, s’est rendu dès le lendemain
chez Rachid Ali, théoriquement en résidence surveillée – bien mal surveillée en l’occurrence.
Il lui a promis le plein appui du Reich.

21 mars
L’affaire d’Irak
Bagdad – Quinze hommes du Brandenburg Regiment – douze soldats et trois sous-officiers,
sous les ordres de l’Oberleutnant Friedrich Kalwer – arrive discrètement dans la capitale
irakienne. Vêtus en civil, ils sont accompagnés du Leutnant Dieter Baron von Stroltz zu
Groltz, des Fallschirmjägers du général Student. Tous parlent anglais et plusieurs l’arabe.
Munis de passeports suisses authentiques qu’un fonctionnaire frontiste3 de Bâle établit pour le
compte de l’Abwehr, ils ont gagné Istanbul via Constantza. Pour eux, M. Régnier, désireux de
se faire pardonner l’affaire de leurs quatre camarades sacrifiés, a su frapper aux bonnes
portes. Ils ont rejoint la frontière de l’Irak par groupe de trois ou quatre, avec l’aide du MAH,
l’un des innombrables services de renseignements d’Ankara. Dès la frontière franchie, des
sympathisants du Carré d’Or4 les ont accueillis et conduits en voiture dans la capitale.
L’Oberleutnant Kalwer et ses hommes ont pour mission de préparer l’atterrissage sur la base
aérienne Rachid (Rasheed Air Base)5, 11 kilomètres au sud-est de Bagdad, des avions mis à la
disposition de l’Abwehr par la Luftwaffe pour acheminer vers l’Irak des instructeurs et des

3
Les historiens donnent le nom générique de frontisme aux diverses organisations fascisantes ou pro-nazies qui
se créèrent en Suisse au long des années 30. On dénombrait une douzaine de groupes, ultranationalistes,
anticapitalistes, anticommunistes, antisémites et antimaçonniques, financés plus ou moins par Berlin et par
Rome. Les leaders de l’un deux, le Mouvement National Suisse, furent reçus pendant l’été 40 par Marcel Pilet-
Golaz, président de la Confédération, pour lui exprimer leurs vues sur la place de la Suisse dans le “nouvel ordre
européen”. Le frontiste Georges Oltramare, chef de l’Union nationale de Genève, rédacteur en chef du journal
Au Pilori, est connu en France pour être devenu en 1940 l’un des éditorialistes du Radio-Paris collaborateur. Ses
affiches proclamaient, avant la guerre : « Aidez Georges Oltramare à délivrer Genève des francs-maçons qui la
trahissent, des juifs qui la dépouillent et des politiciens qui la déshonorent. » L’Abwehr et le SD ont bien sûr
engagé des agents parmi les frontistes et c’est au sein de ces factions, qui vantaient pourtant leur attachement à la
neutralité, que se recrutèrent les quelques centaines de volontaires helvétiques de la Waffen SS.
4
Le Carré d’Or est une conjuration de nationalistes arabes – musulmans et chrétiens réunis – qui se sont donné
pour but de chasser les Britanniques de l’Irak, pour commencer, puis du Moyen Orient. Ils se sont regroupés
autour de quatre colonels (d’où le nom de l’organisation).
5
Auparavant RAF Hinaida, cette base aérienne a servi à la mise sur pied de l’aviation irakienne jusqu'en 1935.
spécialistes, des armes, des munitions et du matériel de transmission. Avec l’aide d’officiers
complices de la RIAF, ils doivent s’assurer que les hangars seront assez grands pour
dissimuler les appareils dans la journée, puisque les vols ne se feront que de nuit, prévoir
l’approvisionnement en carburant, huile et pièces détachées, installer une balise radio-gonio
(deux balises vont arriver de Berlin via Istanbul au milieu de caisses d’instruments de
chirurgie) et trouver des casernements pour le personnel au sol.
Le Leutnant von Stroltz, Prussien de vieille souche par son père mais américain par sa mère et
diplômé d’Harvard, doit repérer, à proximité de la capitale ou dans le nord du pays, les zones
d’atterrissage pour des parachutistes. Il sera porteur des papiers d’identité d’un ingénieur des
pétroles, au nom de l’un de ses cousins… germains d’Outre-Atlantique.
Tous les membres de ce qu’il faut bien appeler une mission militaire ont, dès leur entrée sur le
sol irakien, cessé de relever de la Wehrmacht pour adopter le même statut que la Légion
Kondor, quelques années auparavant en Espagne.

27 mars
L’affaire d’Irak
Rome – Mussolini donne son accord au « plan d’intervention armée en Irak » que le chef
d’état-major de la Regia Aeronautica, Francesco Pricolo, vient de préparer sur son ordre. Sous
cette appellation martiale se cache une opération relativement limitée : l’envoi à Bagdad
d’une escadrille de chasseurs Fiat CR.42, transportés un par un (et démontés) dans la vaste
soute de quelques SM.826. La présence dans les rangs de l'aviation irakienne de mécaniciens
formés sur moteurs Fiat devrait faciliter le remontage et la maintenance ultérieure de ces
avions, qui seront accompagnés par une équipe d'entretien italienne. Ce n’est pas une telle
action que Jeschonnek avait à l’esprit en demandant l’aide italienne, mais les descendants des
Romains ne vont pas se contenter de prêter des avions cargos aux Allemands !

28 mars
L’affaire d’Irak
Bagdad – L’ex-Premier Ministre irakien Rachid Ali el Gaylani reçoit quelques amis dans sa
villa, toujours aussi mal surveillée. En effet, malgré les avertissements du colonel Carbury,
que la situation en Irak continue d’inquiéter, le major Patrick O’Flanaghan, des Royal
Marines, patron par intérim du MI-6 entre le Tigre et l’Euphrate, ne croit pas que Rachid Ali
– « une baudruche gonflée, dit-il, au gaz de pétrole » – puisse présenter quelque danger que
ce soit.
Le major, Irlandais véritable, ne s’appelle ni Patrick, ni O’Flanaghan. Mais son passage dans
la police de la verte Erin à l’époque des pires affrontements entre Britanniques et partisans de
l’indépendance lui a suscité là-bas tant d’ennemis que ses supérieurs ont jugé préférable de
travestir son identité. Il remplace pour quelques mois un officier du MI-6 plus confirmé que
lui, le lieutenant-colonel Angus Mac Whirter, des Royal Scots Greys, expert en explosifs, que
son cousin Lord Lovat a rappelé de toute urgence en Écosse pour revoir l’instruction de son
N° 4 Commando après diverses anicroches survenues lors du raid sur les Lofoten. Quant au
major O’Flanaghan, on lui prête en général plus de talents pour l’action que de dons pour le
renseignement.

6
Deux SM.82 avaient été spécialement aménagés dans le courant de l’été 1940 pour transporter jusqu’en
Ethiopie un chasseur CR.42 et un moteur de rechange. Réclamé avec insistance par le duc d’Aoste, ce
convoyage des CR.42 s’est rapidement révélé impossible du fait de la perte des terrains libyens.
La composition de la réunion de ce soir aurait pourtant de quoi troubler sa sérénité, car les
amis accueillis par Rachid Ali appartiennent presque tous au Carré d’Or. Ces comploteurs
prennent pour argent comptant les promesses alignées par Herr Grobba, invité d’honneur. Il
est vrai que l’envoyé spécial de Berlin leur a distribué à pleines mains des liasses de sterlings
à l’effigie du roi George VI. Les paquets de billets ont transité en train par Vienne, Budapest
et Bucarest, avant de traverser la mer Noire en vapeur, de Constantza à Istanbul, puis à
nouveau par train jusqu’à Ankara, où ils ont été embarqués sur deux camions de ciment turcs
en route pour Bagdad par Mossoul.
Mais le déroulement de la réunion n’est pas tout à fait celui que M. Grobba espérait. En dépit
de ses appels à la prudence et de ses promesses d’une aide allemande « de plus en plus
importante » avec le temps, les conjurés sont décidés à lancer leur mouvement au plus vite –
et non, comme l’espère Hitler, en coordination avec l’offensive allemande contre l’URSS. En
effet, ils sont enchantés d’avoir appris l’arrivée de troupes d’élite allemandes en Albanie, se
disent certains qu’elles chasseront les Alliés des Balkans et veulent profiter de la situation,
d’autant plus qu’ils redoutent que le régent Abd al-Ilah, en dépit de son indolence, ne les fasse
arrêter. Ce dernier pourrait en effet profiter d’un début de retournement de l’opinion publique
du pays devant les graves défaites subies en Afrique et en Méditerranée par les Italiens, que la
réussite de l’opération Merkur n’a pas effacées. En outre, ils surestiment peut-être la qualité
des troupes irakiennes qui devraient les soutenir : « Soyez remerciés pour nous avoir donné
les fonds qui nous manquaient et pour l’appui technique que vous nous fournirez, dit Rachid
Ali à Grobba, quant aux hommes, nous les avons ! »
A propos d’hommes, le major O’Flanaghan n’a pas tout à fait perdu son temps depuis son
arrivée. Il est parvenu à faire infiltrer le Carré d’Or par l’un de ses agents, Sélim Bassidj,
Irakien de la communauté nestorienne, qui craint, non sans motifs, que le panarabisme ne
dégénère en panislamisme. Celui-ci, qui assiste à la réunion, voit avec inquiétude la guerre se
rapprocher de son pays.

31 mars
L’affaire d’Irak
Bagdad – Le régent Abd al-Ilah, averti du complot du Carré d’Or par ses argousins – en qui il
n’a que modérément confiance – et par le consulat américain – qu’il n’aime guère mais juge
crédible – fuit la capitale et se réfugie sur la base de la Royal Air Force d’Habbaniyah, à
quelque quatre-vingts kilomètres de Bagdad. Les Britanniques, qui tiennent à le conserver en
bonne santé mais le considèrent comme assez encombrant, l’exfiltrent aussitôt par avion sur la
base de Shaibah, proche de Bassorah.
Après quelque hésitation sur la meilleure solution d’hébergement pour leur hôte – « about the
best waiting-room », sur la meilleure salle d’attente, écrira Wavell dans un rapport – le régent
et sa petite suite sont conduits, toujours par avion, à Amman7. Ils y séjourneront dans un
palais, au vrai une villa cossue, sans plus, prêtée par l’émir Abdallah, frère du régent.
Sortant pour une fois de son aboulie, Abd al-Ilah promet les pires châtiments à ses ennemis.
Grâce à Reuters puis à Havas libre, ses menaces leur seront connues dès le lendemain.

7
Le transfert sur la canonnière HMS Cockchafer, croisant dans le Golfe Persique, était une solution fort
pratique, mais moins confortable.

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