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MAI 2020

L’appropriation à l’œuvre :
identité et culture de la scène
artistique nord américaine
PRÉSENTÉ PAR : ANAÏS RAMDANE
DIRECTEUR DE RECHERCHE : NATHALIE DESMET

Université de Paris VIII Vincennes–Saint-Denis


Master 1 - Médiation de l’art contemporain, Département Arts plastiques, UFR Arts, philosophie, esthétique

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Sommaire

Introduction _________________________________________________________________ 4

Partie 1 - À l’origine de l’offense _________________________________________________ 9


1) Une histoire d’oppression _________________________________________________ 9
2) La dénégation de l’absence _______________________________________________ 10
3) L’appropriation culturelle en philosophie : essentialisme et moralité _______________ 15
4) L’encadrement juridique de l’appropriation culturelle __________________________ 19

Partie 2 - Étude de cas pratiques. Expérience et légitimité _____________________________ 22


1) Open-Casket de Dana Schutz et l’argument de l’expérience aux États-Unis _________ 22
2) Kanata de Robert Lepage et l’argument de la légitimité au Canada ________________ 27

Partie 3 - L’appropriation culturelle peut-elle se faire sans offense ? De l’anodin


au consensuel _______________________________________________________________ 33
1) L’appropriation morale ou béguine est-elle possible ? __________________________ 33
2) L’éveil des consciences par les médias et les réseaux sociaux - l’agentivité
pour tous ? ____________________________________________________________ 35
3) Multiculturalisme et globalisation de l’art ____________________________________ 38

Conclusion __________________________________________________________________ 41
Bibliographie ________________________________________________________________ 44
Annexes _____________________________________________________________________ 48

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Introduction

« Ils nous ont volé nos terres, ils nous ont volé nos ressources, ils nous ont volé nos enfants,
maintenant, ils veulent voler nos larmes. »1

James O. Young est professeur de philosophie à l'Université de Victoria et membre de la


Société royale du Canada, il est le premier philosophe à s’intéresser de près à l’appropriation
culturelle et a étudié ce phénomène tout au long de sa vie. Dans son ouvrage Cultural Appropriation
and the Arts (2008)2 , il nous indique qu’il y a appropriation culturelle lorsque « Les membres d'une
culture - je les appellerai des outsiders - prennent pour eux-mêmes ou pour leur propre usage des
articles produits par un membre ou des membres d'une autre culture - appelons-les insiders - »3,
autrement dit, selon le philosophe l'appropriation culturelle est l’action par laquelle un étranger
prend ou utilise des produits culturels d’initiés4 . Erich Hatala Matthes, philosophe en éthique
politique et esthétique du patrimoine culturel et de l’art, ajoute à cette définition la notion d’un
rapport de domination entre les deux cultures concernées. De ce fait l’appropriation culturelle est
effective lorsqu’il y a assujettissement d’une « culture subordonnée par une culture dominante sans
réciprocité substantielle, permission et / ou compensation »5. Dans le milieu littéraire ou au sein des
sciences sociales et politiques, la définition qui nous est donnée par James O. Young semble faire
l’unanimité. Éric Fassin, sociologue et professeur à l’Université Paris-8 confirme cette idée en
parlant de l’appropriation culturelle comme d’un « emprunt entre les cultures qui s’inscrit dans un
contexte de domination6 ». La professeure de droit et juriste américaine Susan Scafidi apporte quant
à elle quelques précisions en expliquant qu’il s’agit également de « l’obtention de la propriété
intellectuelle, des connaissances traditionnelles, des expressions culturelles ou des artefacts de la

1 NADEAU, M. Page Facebook de Michel Nadeau, [En ligne], facebook.com/michel.nadeau.338/posts/2166357060101849

2 YOUNG, J. O. (2008). Cultural Appropriation and the Arts, Oxford, Angleterre : Wiley-Blackwell. doi:10.1002/9780470694190

!3 Original : « Members of one culture - I will call them outsiders - take for their own, or for their own use, items produced by a member or members
of another culture - call them insiders -. » YOUNG, J. O. (2008). Cultural Appropriation and the Arts, Oxford, Angleterre : Wiley-Blackwell. (Vol. 1,
p. 5). doi:10.1002/9780470694190

4YOUNG, J. O., & BRUNK, C. G. (2012). The Ethics of Cultural Appropriation (Vol. 1, p. 136). Oxford, Angleterre : Wiley-Blackwell. https://
doi.org/10.1002/9781444311099

5MATHHES, E.H. (2018, décembre 17). Cultural appropriation and oppression. Philos Stud; Consulté à l’adresse https://doi.org/10.1007/
s11098-018-1224-2

6FASSIN, É. (2018, 08). L’appropriation culturelle, c’est lorsqu’un emprunt entre les cultures s’inscrit dans un contexte de domination. Le Monde.
Consulté à l’adresse https://www.lemonde.fr/immigration-et-diversite/article/2018/08/24/eric-fassin-l-appropriation-culturelle-c-est-lorsqu-un-
emprunt-entre-les-cultures-s-inscrit-dans-un-contexte-de-domination_5345972_1654200.html?contributions

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culture d’une autre personne sans autorisation. »7. Par conséquent, de la philosophie à la sociologie
en passant par le droit, nous observons une certaine homogénéité dans ces quelques définitions de
l’appropriation culturelle et de ses enjeux. Cette notion, certes difficile à définir n’est pourtant pas si
récente.
En effet, l’appropriation culturelle existe depuis toujours. Sans jamais véritablement le
nommer, ce phénomène se déclare dès l’Antiquité avec des transferts ou des vols de culture :
l’assimilation de la culture byzantine par l’Empire Ottoman ou celle de la culture grecque par
l’Empire Romain, sont deux exemples très représentatifs d’appropriations. Plus tard, au début du
XXème siècle, Marcel Duchamp exploite les premières formes contemporaines d’appropriation
artistique avec le concept du ready-made, sans pour autant exercer une prépondérance sur autrui. La
démarche de Duchamp influence radicalement l’ensemble de la production artistique du XXème
siècle, si bien que dans les années 1960, l’appropriationnisme voit le jour. Inspiré du concept
duchampien, ce courant artistique consiste à reprendre une œuvre existante et à se l’approprier.
Cette démarche nie la notion de l’originalité d’une œuvre, elle vise à séparer « les images du
contexte d'origine de leurs propres médias » pour leur permettre « de prendre des significations
nouvelles et variées. ». L’artiste américaine Barbara Kruger, pense que ce traitement artistique
permet différentes lectures d’une même œuvre8. À partir de la seconde moitié du XXème siècle, les
revendications liées à l’histoire de l’oppression des minorités sont de plus en plus présentes sur le
continent américain. Pour cause, l’accumulation de mouvements sociaux aux États-Unis - comme
celui des droits civiques - ainsi que le développement des études post-coloniales dans le monde
académique américain. Ainsi, à la fin des années 1990 le terme à tendance « fourre tout » de
l’appropriation culturelle prend une tournure plus revendicative. En effet, ces dernières années, le
phénomène acquiert une dimension controversée par l’affirmation d’un militantisme opposant
cultures dominantes et cultures dominées : « L'appropriation culturelle est particulièrement
controversée car, dans le monde contemporain, des individus issus de cultures majoritaires, riches et
puissantes s'approprient souvent des cultures indigènes et minoritaires défavorisées. L'appropriation

7Original : «Ttaking intellectual property, traditional knowledge, cultural expressions, or artifacts from someone else’s culture without permission. »
KAREEM NITTLE, N. (2019, 07). A Guide to Understanding and Avoiding Cultural Appropriation. Thought Co. Récupérée 01, 2020, à partir de
https://www.thoughtco.com/cultural-appropriation-and-why-iits-wrong-2834561

8VAN CAMP, J. (207). « Originality in Postmodern Appropriation Art ». The Journal of Arts Management, Law, and Society. (Vol. 1, p. 247-258).
https://doi.org/10.3200/JAML.36.4.

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culturelle est considérée comme intrinsèquement liée à l'oppression des cultures minoritaires. »9 . De
ce clivage abondent des questions rattachées aux crispations identitaires américaines.
Mais quels sont les débats que soulève l’appropriation ? À n’en point douter, il s’agit là de
problèmes liés à l’appartenance et à l’identité. De plus, il y a très certainement derrière ces débats,
une confusion de l’utilisation du terme « culture » que James O. Young définit comme étant le
« produit de l'activité humaine, en particulier les choses qui sont socialement transmises, y compris
les croyances, les pratiques, les objets, etc. »10, un terme qui est donc assez complexe et très large.
Selon l’anthropologue Monique Jeudy-Ballini, l’appropriation culturelle est une « expression
polémique qui repose implicitement sur l’idée qu’une « culture » constituerait une totalité
homogène et distincte des autres, fondée sur des attributs singuliers - matériels ou immatériels - lui
tenant lieu de signes extérieurs de reconnaissance et se reproduisant de manière stable au cours du
temps. »11 , chaque culture serait donc détentrice d’attributs spécifiques dont ne pourrait jouir que les
membres de celle-ci. Par conséquent, ce sentiment d’une appartenance exclusive à une culture qui
se démarque des autres, constitue aujourd’hui l'une des principales raisons des grands débats que
soulève l'appropriation culturelle. Une notion centrale s’ajoute alors : la propriété culturelle du
groupe, qui se différencie du patrimoine officiel. Celui-ci est la plupart du temps utilisé par les
gouvernements et les institutions culturelles « pour cultiver un sentiment d'identité nationale ou
cosmopolite autour d'un aspect du passé », ce qui contraste donc avec les spécificités de chaque
culture non-officielle du pays. Le patrimoine officiel est « […] généralement présenté comme ayant
une valeur universelle qui transcende les attachements locaux »12. Si le patrimoine a donc pour
vocation d’engager des actes de mémoire afin de comprendre le présent, les minorités elles, sont
souvent les oubliés de cette mémoire et du récit historique; elles se retrouvent alors en mal
d’identité. C’est ainsi que naissent les crispations identitaires de ces ethno-cultures en Amérique du
nord.
Pour parler d’appropriation culturelle, cette ère géographique se présente comme un
territoire incontournable et ce pour plusieurs raisons. L’histoire coloniale, les conquêtes territoriales,
l’esclavage ou encore la ségrégation sont autant d’évènements historiques ayant participé à des
9Original : « Cultural appropriation is particularly controversial since, in the contemporary world, individuals from rich and powerful majority
cultures often appropriate from disadvantaged indigenous and minority cultures. Cultural appropriation is seen as inherently bound up with the
oppression of minority cultures. » - YOUNG, J. O. (2008). Cultural Appropriation and the Arts, Oxford, Angleterre : Wiley-Blackwell. (Vol. 1, p. 5).
doi:10.1002/9780470694190

10 YOUNG, J. O. (2008). Cultural Appropriation and the Arts, Oxford, Angleterre : Wiley-Blackwell. (Vol. 1, p. 9). doi:10.1002/9780470694190

11 JEUDY-BALLINI, M. (2019, octobre, 04). La notion d’« appropriation culturelle » : quelle pertinence en anthropologie [Conférence]. Cultures en
rivalités ? Patrimoines immatériels, transferts, « appropriation culturelle », Paris, France

12MATHHES, E.H. (2018, décembre 17). Cultural appropriation and oppression. Philos Stud; Consulté à l’adresse https://doi.org/10.1007/
s11098-018-1224-2

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rapports de domination entre les différentes ethnies du continent américain. Une oppression
toujours palpable de nos jours aux États Unis comme au Canada, où l’appropriation culturelle fait
l’objet de grands débats actuels. Chaque pays gère ces controverses de différentes manières, par des
politiques et des dialogues qui leur sont propres. Au Canada, la question de l’appropriation
culturelle est centrale dans le milieu des arts et concerne avant tout les Autochtones (qui répondent à
plusieurs dénominations : Premiers Natifs, Amérindiens, Indiens d’Amérique, Indigène, etc.).
Tandis qu’aux États-Unis, elle vise davantage les Afro-américains. L’étude se fera donc en
particulier sur cette ère géographique et sur ces deux cultures qui constituent le meilleur exemple
qui soit en matière d’appropriation culturelle - que certains voient même comme une spécificité
américaine. Les États-Unis occupent une place d’exception sur le marché de l’art mondial : en 2017
ce marché représente 63 milliards de dollars, les États-Unis (accompagnés de la Chine) représentent
à eux seuls 83% de ce chiffre13 . Cependant, l’histoire des populations noires étasuniennes pousse le
pays à prendre en considération les problèmes d’appropriation culturelle.
L’appropriation existe sur tous les sujets, qu’ils soient religieux, archéologiques ou
scientifiques, mais ici nous nous concentrerons sur son incidence dans le milieu de l’art
contemporain américain, même si, tous ces domaines sont plus ou moins liés. De façon encore plus
précise, l’appropriation culturelle appliquée à l’art peut concerner différents groupes tels que les
cultures entourant le handicap, l'orientation sexuelle, l'identité de genre ou encore la religion, mais
nous nous intéresserons ici aux cultures ethniques dans le milieu de l’art. En effet, depuis les années
1970, l’art et l’ethnographie se corrèlent et entretiennent une relation particulière. Mais une
question nous vient alors légitimement : en arts, que peut-on bien s’approprier des autres ? Les
appropriations culturelles peuvent fortement varier d’un cas à l’autre, notamment les histoires, les
styles, les œuvres d'art, les savoirs traditionnels, ainsi que les représentations des membres d'une
culture particulière. Dans un souci de précision, nous nous baserons sur la catégorisation du
philosophe James O. Young qui note trois types d’appropriations appartenant au domaine
artistique : l'appropriation du style, du motif et du sujet14. Le style et le motif ont tendance à être
confondus en matière d’appropriation mais sont pourtant bien différents : un artiste peut
s’approprier les motifs d’une culture sans pour autant créer des œuvres dans le même style ; on peut
prendre l’exemple du motif de la sculpture africaine dans Les Demoiselles d’Avignon (1907) de

13OBADIA, N. (2020). Géopolitique de l'art contemporain : Une remise en cause de l'hégémonie américaine ? (Le Cavalier Bleu ed., Vol. 1, p. 5-20).
Paris, France

14
Original : « style appropriation, motif appropriation, et subject appropriation » - YOUNG, J. O. (2008). Cultural Appropriation and the Arts,
Oxford, Angleterre : Wiley-Blackwell. (Vol. 1, p. 21). doi:10.1002/9780470694190

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Pablo Picasso (voir Annexe 1) qui n’est pas peint dans un style africain. L’appropriation du sujet
quant à elle est la plus répandue des trois, elle concerne la représentation d’évènements historiques
importants pour les insiders. Mais il constate également deux processus d’appropriation en arts. Le
premier consiste à s’approprier un style, un motif ou un sujet comme c’est le cas du musicien Eric
Clapton qui reprend le style musical d’une culture afro-américaine. Ce processus d’appropriation
culturelle est le plus utilisé. Le second consiste à s’approprier des œuvres entières qu’elle soit
tangible (tableau) ou intangible (poème), comme c’est le cas de nombreux musées qui conservent
des objets ramenés de l’étranger. Cette pratique, très répandue au XIXème siècle notamment avec
les marbres d’Elgin au British Museum, est encore d’actualité ; nous en verrons un exemple un peu
plus tard. Il est donc évident que l’appropriation cultuelle soulève des questions comme l’autonomie
et l’authenticité de l’art, la paternité et la propriété d’une œuvre, la responsabilité et la créativité de
l’artiste mais aussi des institutions culturelles et enfin, la liberté d’expression et la censure, le tout
dans une dimension souvent raciale.
En quoi l’appropriation culturelle pose-t-elle le problème de l’appartenance et de la
sensibilité identitaire sur la scène artistique nord-américaine ? Dans un premier temps, nous
entamerons notre réflexion par une entrée incisive au coeur du débat : l’offense générée par
l’appropriation culturelle. Quelques rappels historiques sont nécessaires à la compréhension de
l’origine de cette offense. C’est grâce à ces repères, qu’il nous sera possible d’étudier la dénégation
de l’absence des minorités ethno-culturelles sur la scène artistique étasunienne et canadienne. Puis,
une approche philosophique et juridique nous aidera à comprendre le sujet dans sa globalité. Une
fois cette recontextualisation faite, nous nous intéresserons dans un second temps, à deux cas
pratiques d’appropriation culturelle : le scandale de la peinture Open Basket de Dana Schutz qui
remet en question l’expérience de l’artiste, puis la controversée pièce de théâtre Kanata de Robert
Lepage qui questionne sa légitimité. Enfin, nous tenterons de déterminer si une œuvre
d’appropriation culturelle peut, ou non, être sans offense et morale. Il s’agira d’étudier le rôle des
médias et des réseaux dans l’agentivité qu’implique l’appropriation culturelle. Nous définirons par
la suite les termes « appropriation » et « emprunt » afin de mieux comprendre ce qu’est
l’« appropriation bénigne » ainsi que l’approche universaliste. Nous terminerons notre étude en
confrontant l’appartenance culturelle au multiculturalisme croissant et à la globalisation de l’art.

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Partie 1 - À l’origine de l’offense

1) Une histoire d’oppression

Maintenant que nous avons défini la notion d’appropriation culturelle, quelques rappels
historiques sont nécessaires à la contextualisation du propos. Pour beaucoup, appropriation
culturelle rime avec offense. À l’origine de cette offense, une histoire d’oppression. En effet, les
problématiques contemporaines naissent bien plus tôt. L’histoire de l’Amérique connaît à sa genèse,
des rapports de domination entre une culture dite « dominante » et des cultures « dominées ». Qui
sont-ils ? La culture dominante américaine - passée et contemporaine - est blanche. Ce qu’on
appelle aujourd’hui l’hégémonie blanche, se rattache au canon historique de la population WASP :
White Anglo-Saxon Protestant; le terme désigne les groupes d’Américains blancs de type européen
et notamment d’origine britannique. Ces derniers présentent en effet une supériorité économique,
politique, sociale et culturelle sur des ethno-cultures minoritaires que l’on pourrait diviser
chronologiquement en trois catégories : d’abord les Premières Nations colonisées à la découverte du
continent, puis les Noirs durant la traite négrière suivie par la Ségrégation, et enfin les immigrants
notamment d’origine asiatiques et hispaniques, venus par vague au XXème siècle. Au XIX siècle, le
terme d’appropriation culturelle, véhiculé par la littérature anglo-saxonne, désigne principalement la
« confiscation ou le vol par une personne ou un groupe puissant d’une ressource culturelle produite
par des personnes qui le sont moins […] et ayant un lourd passé de violence coloniale qui a été
expatriée et préservée au sein de collections muséales héritées d’anciens empires coloniaux. »15.
L’histoire des dominations et des oppressions raciales et militaires américaines conduit les ethno-
cultures à une indignation en cas d’appropriation culturelle par les outsiders (ici l’hégémonie
blanche) : la circulation de ces objets, motifs ou idées appropriés, réveillent en eux la mémoire d’un
passé douloureux. Le rapport au territoire est également à souligner dans ce contexte de
domination : James O. Young aborde cette notion : « L’appropriation culturelle doit être comprise
dans le contexte de l'appropriation de la terre. C’est l'appropriation des terres aux peuples
autochtones qui a entraîné leur oppression. »16 . Il y a bien un attachement aux terres pour les
peuples qui y sont originaires. En même temps que les ressources naturelles de ces terres, les

15MIHELAKIS, E. (s. d.). Parler pour autrui : Que dit l’appropriation culturelle ? Spirale. Consulté à l’adresse http://www.spiralemagazine.com/
dossier-magazine/parler-pour-autrui-que-dit-lappropriation-culturelle

16YOUNG, J. O. (2005). “Profound Offense and Cultural Appropriation”, The Journal of Aesthetics and Art Criticism, 63(2): 135–146. doi:10.1111/j.
0021-8529.2005.00190.x

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puissances coloniales se sont aussi emparé des arts. Ainsi, de ces frontières géographiques et
territoriales sont nées des frontières culturelles que les insiders tentent aujourd’hui de défendre.
C’est en partie de là que découle le débat actuel.
Dans le monde contemporain, les cultures défavorisées (en tout point) sont les principales
victimes d’appropriation offensante par des individus issus de cultures majoritaires riches et
puissantes. Le présent est expliqué par le passé : ce sont les siècles de colonisation en tous genres
qui mènent aujourd’hui à la discrimination toujours présente et aux rapports inégalitaires en
Amérique et particulièrement dans le domaine des arts. Les Afro-américains dénoncent par exemple
l’appropriation de leurs signes culturels comme phénomène de mode sans rétribution, dans un pays
où quelques décennies plus tôt, leurs pratiques culturelles étaient méprisées, perçues comme
inférieures et parfois même rendues illégales. Pour certains, de tels agissements peuvent être
considérés comme une reproduction à moindre échelle des vols et des pillages orchestrés à l’époque
coloniale : prendre sans rendre. De plus, les communautés noires américaines et autochtones se
sentent incomprises : pour beaucoup, la douleur de ce passé colonial est encore très présente dans
leur vie. L’appropriation culturelle n’est donc ni plus ni moins qu’une continuité de cette histoire
des dominations en Amérique. Elle est intrinsèquement liée aux rapports de forces historiques des
peuples colonisés et discriminés. Les ethno-cultures minoritaires nord-américaines expriment une
appartenance à leur culture en tant que descendants des peuples opprimés. Elles ressentent
également un besoin de décolonisation qui passe par la réappropriation culturelle. Les Amérindiens
ont même une désignation pour en parler : biskaabiiyang, qui détermine la décolonisation amenant
à un épanouissement politico-culturel. S’affranchir de ces ancrages d’oppression passe donc par la
résistance et la défense de la représentation identitaire.

2) La dénégation de l'absence

Le déficit de la représentation de la diversité se fait dans tous les domaines et


particulièrement dans le monde de l’art. Une dénégation de l’absence est générée par les artistes
issue de communautés minoritaires. Cette absence est liée aux rapports de force historique que nous
avons déjà évoqué. James O. Young explique que l’appropriation culturelle peut potentiellement
nuire en privant les insiders du public de leurs œuvres d’art. Une culture dominante l’est en chiffre,
en pouvoir et donc en influence. Ainsi l’artiste outsider a plus de chance de mettre en lumière une

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œuvre ou un motif d’une culture moins influente que la sienne. Autrement dit, c’est l’artiste
appartenant à la culture la plus influente qui touche par conséquent le plus de monde. Cela conduit
les membres et artistes des communautés minoritaires à souvent être - et à regret - spectateurs
d’appropriation, de représentation stéréotypée, parfois même de vol et être impuissant face à cette
situation, faute de voix. En agissant ainsi, les outsiders privent les insiders d’une audience ou d’un
bénéfice économique qu’ils auraient pu, potentiellement avoir. La catégorisation de certaines
communautés dans certains domaines n’arrangent pas cette dénégation de l’absence. Nous pouvons
prendre pour exemple le paradigme des artistes afro-américains dont on a longtemps parler
uniquement pour leur musique. L'intérêt mondial pour la musique des Noirs américains a en effet
laissé leurs arts visuels pratiquement inconnus. Aujourd’hui encore, il y a donc un manque de
considération pour les artistes plasticiens noirs qui sont sous-reconnus, sous-exposés et sous-
représentés dû à cette catégorisation qu’ont connut les afro-américains comme bons musiciens. Ces
derniers s’indignent de cette absence profitant aux artistes blancs qui reprennent les codes de leur
culture et qui eux, se font exposer.
Les enjeux économiques liés à l’appropriation culturelle dans le domaine artistique sont
réels. Il y a d’une part un gain et de l’autre une perte économique comme l’explique l’article Parler
pour autrui : Que dit l'appropriation culturelle ? du magazine d’art canadien La Spirale : « Si les
enjeux économiques liés à l’appropriation culturelle dans le domaine de la création artistique restent
largement sous-analysés, on peut en tout cas souligner que ceux-ci ne manquent pas de poser un
certain nombre de questions dès lors qu’un créateur tire avantage, pour son propre travail, d’une
œuvre dont il emprunte certains éléments, et ce sans en faire état17. Par conséquent un acte
d'appropriation culturelle peut conduire à force à l'invisibilisation des artistes de la culture
concernée. Émilie Nicolas, doctorante en anthropologie et militante pour les droits de la personne,
est la cofondatrice de Québec Inclusif, qui se présente dans son manifeste comme un organisme à
but non lucratif rassemblant « des citoyens de tous les horizons et qui œuvre à la promotion d’un
Québec ouvert, tolérant et inclusif ». À l’occasion d’une entrevue avec Vincent Champagne sur
Radio Canada Émilie Nicolas évoque la difficulté pour les minorités ethno-culturelles à s’insérer de
manière prospective dans un système économique stable : « Les artistes noirs au Québec sont
complètement effacés. Ils ont de la difficulté à trouver des emplois. Il y en a qui partent à Toronto, il
y en a qui partent aux États-Unis, il y en a qui abandonnent carrément leur carrière, parce que c’est
trop difficile et qu’il y a une homogénéité dans les médias et dans le milieu des arts et de la culture

17MIHELAKIS, E. (s. d.). Parler pour autrui : Que dit l’appropriation culturelle ? Spirale. Consulté à l’adresse http://www.spiralemagazine.com/
dossier-magazine/parler-pour-autrui-que-dit-lappropriation-culturelle

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au Québec »18, une homogénéité qui, on le comprend est majoritairement occupé par des hommes,
blancs, âgés. C’est la conclusion que tire le sociologue français, professeur à l’Université Paris 8,
Alain Quemin, qui lors d’une conférence donnée le 03 décembre 2018 à l’ENSA Limoges, dévoile
un travail de recherche sur les palmarès d’artistes les plus influents comme nouvelle forme de
reconnaissance sur le marché international19 . Dans cette étude, il découvre que la majorité des
artistes les plus cotés sur le marché de l’art contemporain sont des hommes, américains, blancs, de
plus de 50 ans. Le sociologue précise qu’il existe bel et bien une discrimination d’origine ethnique
ou de genre sur le marché de l’art et dans les institutions. Par conséquent, bien que les États-Unis
soit les leaders du marché de l’art contemporain dans le monde, l’absence de la diversité des profils
en art se fait ressentir.
Pour pallier à cette absence, des lieux d’exposition et d’expression sont crées par les
victimes de cette disparité. Cristina Castellano, doctorante en Arts de l’Université Paris 1 et auteure
de Diversité et nationalisme dans les musées américains, évoque la représentation des
communautés minoritaire dans les institutions muséales de la ville de Chicago face au
communautarisme de la culture hégémonique blanche20. Chicago s’impose sur l’ensemble du
territoire américain en matière de concentration d’un complexe muséal. On y trouve pas moins de
67 musées d’histoire, des sciences ou encore des beaux-arts mais aussi de très nombreuses galeries
et centres d’art contemporain qui dynamisent la vie culturelle de la métropole. À Chicago, l’art
trouve tout aussi bien sa place en centre ville qu’en banlieue avec les community museum, terme
anglo-saxon traduit par « musées communautaire ». Accoler le mot communautaire au mot musée
peut très certainement surprendre un Français. Pourtant il y a bien là une différence de conception
pour les Américains dans la dénomination et la fonction de ces musées. Autrement dit, le musée
communautaire est un type de musée finalement assez banal en Amérique. Le Community Museum
rassemble des collections et des expositions dont les œuvres ou les artistes appartiennent à la même
culture ou la même ère géographique. Ces musées ont la particularité d’être plus politisés que les
autres en ce qu’ils défendent généralement une communauté (qui peut être culturelle comme
religieuse). Ce genre de musée voit le jour aux États-Unis dans les années 60 en même temps que
certains mouvements sociaux comme celui des droits civiques américains. A cette époque, plusieurs

18CHAMPAGNE, V., & NICOLAS , É. (2018, juin 28). Pourquoi le spectacle SLĀV heurte-t-il des membres de la communauté noire? Radio
Canada. Consulté à l’adresse https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1109633/betty-bonifassi-robert-lepage-slav-emilie-nicolas-entrevue-appropriation-
culturelle

19QUEMIN, A. (2018, décembre, 03). Art contemporain, notoriété et consécration : les enseignements des palmarès d’artistes [Conférence].
Limoges, France. Consulté à l’adresse https://www.youtube.com/watch?v=ZM_DKvvocqk

20CASTELLANO, C. (2011, décembre, 31). « Diversité et nationalisme dans les musées américains », Hommes & migrations. Consulté à l’adresse
http://journals.openedition.org/hommesmigrations/501

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vagues d’immigrations se font sur le territoire américain. Les communautés noires, juives,
asiatiques ou encore hispaniques ressentent le besoin de revendiquer une culture et une identité
différentes de celles de l’hégémonique américaine blanche dont nous parlions plus haut. Leur but
est de mettre en lumière des cultures et des identités ayant été longtemps absentes des musées plus
traditionnels. De ce fait, à leur création les musées sont plus souvent gérés par des activistes que par
des professionnels, comme c’est le cas du Musée Communautaire d’Anacostia à Washington DC
fondé par l’activiste afro-américain John Kinard en 1967. C’est le premier musée communautaire
financé par le gouvernement fédéral aux États-Unis faisant parti de la Smithsonian Institution ( une
institution de recherche scientifique regroupant musées et centres de recherche administrés par le
gouvernement fédéral des États-Unis). Plus que d’exposer des artistes afro-américains, le musée a
été créer afin d’amener plus de membres de la communauté à visiter des institutions artistiques. En
effet, dans les années 60 et 70, l’ éloignement de l’art des noirs est causé par la domination de l'élite
blanche en la matière. Le fait de ne pas être représenté dans les musées et galeries est en partie à
l’origine de l’absence de fréquentation de ces lieux par ces communautés qui ne s’y retrouvent pas.
Parmi ces community museum, le National Museum of the American Indian est le plus grand musée
amérindien d’Amérique également géré par la Smithsonian Institution. Il partage ses collections
entre New York, Washington et Suitland. La notion d’identité est capitale pour les amérindiens. Ils
utilisent ce musée comme un véritable porte-voix à travers l’art. Les collections et les événements
du musée permettent une intégration de leur histoire au récit national et donc à la mémoire
américaine. C’est à travers l’art que le musée leur permet d’être à la fois auteur et conteur de leur
propre histoire, ce qui évite les stéréotypes auxquels la société les confrontent en romançant souvent
leur histoire. Au printemps 2018, le National Museum of the American Indian de Washington DC
inaugure l’exposition Americans. Cette exposition qui peut être visitée virtuellement sur le site du
musée, met en lumière l’omniprésence des Indiens d’Amérique dans l’histoire américaine depuis
ses débuts et bien avant, ainsi que leur participation à l’identité du pays. De Thanksgiving à
Pocahonstas, des Westerns aux Cartoons, Americans raconte les images omniprésentes - parfois
dégradante -, les noms, les événements, les tableaux, les objets qui lient l’identité amérindienne à
l’identité américaine. Le musée compte beaucoup sur la participation du public -sur les réseaux
sociaux et ailleurs- pour dialoguer sur les cas d’appropriations offensives et les stéréotypes. En
effet, le fonctionnement des musées communautaires est plus ou moins différent des autres : ils
s’inscrivent pour la plupart dans une méthode participative impliquant leurs publics dans les
expositions ou programmation d’art contemporain. Ce système a bien sur pour but de rendre le

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musée plus accueillant afin de faire découvrir, d’éduquer et de sensibiliser le grand public à des
sujets spécifiques et des valeurs défendues par le musée en question. Au fil du temps, des centres
d’arts se fondent sur le même principe d’accessibilité comme c’est le cas du Machine Project, un
espace d’art fondé en 2004 centré sur la communauté locale du quartier d’Echo Park de Los
Angeles. Ce centre d’art, maintenant fermé, accueillait des expositions, des performances et des
conférences qui s’articulaient tous autour de la communauté du quartier. Cette fois, nous avons donc
l’exemple d’un centre d’art communautaire d’une ère géographique.
Outre ces community museum, il est intéressant d’étudier la réponse des grands musées
nationaux américains à ces dénégations de l’absence à travers l’exemple des artistes noirs. Comme
nous l’avons dit, pendant longtemps, les artistes afro-américains n'ont reçu aucune reconnaissance
institutionnelle et commerciale par leurs pairs blancs. Aujourd’hui encore, ces artistes sont quasi-
absents des collections d'art historique dans les grands musées, galeries et ventes aux enchères du
monde. La plupart des œuvres exposées dans ces institutions ont été créés par des hommes blancs et
présentent des figures blanches proéminentes de l'histoire américaine ou européenne. Fort
heureusement, de nombreux musées admettent qu'il existe une disparité. Max Hollein, directeur du
Met, mène une politique de diversité dans les collections et les expositions proposées par le musée
qui a réalisé de nombreuses acquisitions d’œuvres par d’artistes noirs ces derrières années. Parmi la
quarantaine d'expositions ayant lieu chaque année au Met, le musée a accueilli huit expositions
axées sur les artistes afro-américains au cours des 10 dernières années. La National Gallery of Art
quant à elle compte 986 œuvres d'artistes noirs sur les 153 621 œuvres. En 2018, ce musée organise
l’exposition UnSeen: Our Past in a New Light, Ken Gonzales-Day and Titus Kaphar, qui met en
lumière le travail de ces deux artistes contemporains ayant pour but de représenter « la sous-
représentation et la déformation de certaines minorités dans le portrait et l'histoire américaine.
Gonzales-Day et Kaphar mettent en lumière les contributions et les sacrifices des personnes de
couleur faites lors de la fondation du pays. » (site du musée). Lors de cette exposition l’œuvre très
représentative de Kaphar, Behind the Myth of Benevolence (voir Annexe 2), rencontre un grand
succès. L’huile sur toile représente un portrait de Thomas Jefferson décollé de façon à révéler celui
d'une femme noire asservie, la signification du tableau est évidente : l’artiste nous montre les
impuissants mis à l’écart dans l’ombre des personnes au pouvoir glorifiées dans l'histoire de l’art.
Certains musées vont même jusqu’à troqué des peintures d'artistes masculins blancs célèbre contre
des œuvres afro-américaines. En 2019, ce genre de transaction s’est réalisée au Baltimore Museum
of Art (BMA, un musée très engagé socialement aux États-Unis et attentif aux communautés qu’il

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dessert), au Springfield Art Museum de Springfield, dans le Missouri, ainsi qu'au San Francisco
Museum of Modern Art (SFMOMA) qui se détache d’un de ses Rothko vendu 51 millions d’euro
par la maison de vente Sotheby’s, afin d’acquérir 11 œuvres provenant d’artistes afro-américain
comme Cumulus, une peinture expressionniste abstraite d’Alma Thomas réalisée en 1972 ou encore
Elder Sun Benjamin, tableau monumental réalisé en 2018 par Franck Bowling.21 La demande de
diversité ne se fait pas que par la seule voix des artistes mais également par le public, les mécènes et
les collectionneurs. Grâce à cela, les artistes noirs qui jusqu’ici étaient déconsidérés ou uniquement
vu comme des objets d’observation, connaissent une cote exponentielle sur le marché. En 2018, la
peinture de Kerry James Marshall, Past Times (voir Annexe 3), s’est vendue 21 millions de dollars
aux enchères à New York. La représentation des artistes noirs est donc en bonne voix aux États-
Unis bien qu’encore trop peu suffisante. L’histoire des dominations a donc eu pour conséquence une
absence des communautés minoritaires sur le champs artistique nord américain, et a également
occasionné de nombreux cas d’appropriations culturelle immorales.

3) L’appropriation culturelle en philosophie : essentialisme et moralité

Le débat autour de l’appropriation culturelle est porté par des anthropologistes, des artistes
ou encore des sociologues. Cependant la contribution des quelques philosophes s'y étant intéressé
est aussi très éclairante. L’offense générée par l’appropriation culturelle en art s’articule autour de
deux notions philosophiques : l’essentialisme et la moralité. D’après la définition donnée par le
Larousse, l’essentialisme est une « philosophie qui considère qu’il existe des essences propres à
chaque chose, à chaque être. ». Young parle de cultural essentialism que nous traduirons par
« essentialisme culturel »22 . Selon le philosophe américain, l’essentialisme culturel catégorise des
groupes de personnes au sein d'une culture selon des qualités essentielles. Ce terme définit le
concept même d'appropriation culturelle qui lui se fonde sur la distinction de groupes culturels entre
membres et non-membres. Mais l’essentialisme culturel s’applique-t-il à l’art contemporain qui se
veut de plus en plus universel ? Il existe en effet des artistes dont la pratique répond à la définition
du cultural essentialism de James O. Young. C’est le cas l’afro-féministe américaine Carrie Mae

21CASTELLANO, C. (2011, décembre, 31). « Diversité et nationalisme dans les musées américains », Hommes & migrations. Consulté à l’adresse
http://journals.openedition.org/hommesmigrations/501

22YOUNG, J. O., & BRUNK, C. G. (2012). The Ethics of Cultural Appropriation (Vol. 1). Oxford, Angleterre : Wiley-Blackwell. https://doi.org/
10.1002/9781444311099

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Weems (1953), une artiste contemporaine militante et engagée, travaillant principalement la
photographie et la vidéo, mais explorant également tout autre support, de la poésie à la
performance. Elle aborde à travers son Œuvre ancrée dans l’histoire afro-américaine, les questions
de l’identité, des rapports de domination et du genre. En effet, l’intérêt de l’artiste pour la culture
noire s’exprime dans sa série de photographies From Here I Saw What Happened and I
Cried (1995-1996, voir Annexe 4), elle y associe images et textes. Ces photographies sont des
archives appropriées d'esclaves des XIXe et XXe siècles. Originellement, elles ont été commandées
en 1850 par le naturaliste américano-suisse Louis Agassiz afin d’illustrer une étude selon laquelle il
affirmait l'infériorité raciale des Africains par une classification biologique des esclaves. Bien que
Carrie Mae Weems soit particulièrement reconnue pour ses compositions et sa maîtrise du noir et
blanc, ici l’artiste ajoute des filtres colorés aux portraits qu’elle rephotographie et agrandit. Lors
d’une interview donnée au MoMa, l’artiste déclare : "Quand nous regardons ces images, nous
examinons la manière dont l’Anglo-America - l'Amérique blanche - se voyait par rapport au sujet
noir. J'essaie de renforcer une sorte de conscience critique de la manière dont ces photographies
étaient destinées.»23 , elle révèle donc le racisme et l’injustice sociale véhiculée à travers la
photographie dans l’histoire. Dans From Here I Saw What Happened and I Cried, Carrie Mae
Weems donne symboliquement une voix à ceux qui n’en avaient pas.
Puis, dans quel cas l’appropriation culturelle est-elle immorale ? Savoir identifier les
pratiques exploitantes de l’appropriation culturelle permet de prévenir les offenses. La question
philosophique de la moralité nous éclaire à ce propos. James O.Young parle dans l’ensemble de
l’ouvrage Cultural Appropriation and the Arts de l’immoralité de certaines appropriations en art.
Pour le philosophe, l’œuvre est un « échec esthétique » dès lors qu’elle est immorale : « l'échec
esthétique de certaines œuvres d'art peut nuire aux membres d'une culture »24 . Il affirme aussi
qu’une œuvre peut au contraire être d’une grande valeur esthétique si l’appropriation culturelle dont
elle résulte est irréprochable d’un point de vue moral, c’est-à-dire qu’elle n’est pas offensante pour
quiconque, pas humiliante pour un peuple, une minorité car elle ne déforme pas l’image ou la
singularité d’une culture de manière nuisible. Nous verrons en détail ce cas d’appropriation un peu
plus tard. Pour Young, l’exemple le plus évident d’une « appropriation culturelle immorale » est le
cas du vol des figurines des Zuni. Le peuple Zuni, tribu autochtone du sud-ouest de l’Amérique

23WEEMS, C. (s. d.). From Here I Saw What Happened and I Cried. 1995. Moma. Consulté à l’adresse https://www.moma.org/multimedia/embed/
audio/207/2012

24
Original : « The aesthetic failure of certain artworks may cause them to be wrongly harmful to members of a culture » - YOUNG, J. O. (2008).
Cultural Appropriation and the Arts, Oxford, Angleterre : Wiley-Blackwell. (Vol. 1, p. 106). doi:10.1002/9780470694190

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déposent chaque année dans le désert des sculptures de deux dieux de la guerre censés guider et
protéger la tribu. Les sculptures sont laissées exposées aux éléments : de cette façon, le peuple
pense que les pouvoirs de ces dieux reviennent sur la terre. Seulement, pendant des années, des
anthropologues et d'autres récupèrent les figurines pour les vendre à des musées ou à des collections
privées. Young affirme qu’il s’agit là d’un vol et d’une appropriation immorale puisque les Zuni
possédaient des œuvres d'art qui ont été prises et vendues sans leur permission. Leurs droits ont
finalement été reconnus par les tribunaux américains et les figurines restituées. Selon le philosophe
et politicien américain Joel Feinberg (1926-2004), l’immoralité est effective dès lors qu’il existe «
une offense à la sensibilité morale de quelqu'un… [qui] frappe les valeurs fondamentales ou le sens
de soi d'une personne»25 . Le philosophe met le doigt sur un élément primordial : la sensibilité. En
effet, l’immoralité d’une appropriation grandit à mesure que la sensibilité des uns et des autres est
heurtée. Cette faculté est critiquée par certains qui ne la voit pas comme une raison valable :
Anastasia Colosimo, politologue et enseignante en théologie politique à Sciences Po Paris, pense
que la sensibilité ne doit pas constituer un indice de mesure dans le cas de l’appropriation
culturelle : « je trouve très douteux de parler de la sensibilité en permanence. J’ai du mal avec cette
tendance de faire de ces sensibilités la mesure de toutes choses. Il est évident que ces sensibilités
sont très construites idéologiquement »26 , autrement dit, l’idéologie s’est transformé en sensibilité,
de ce fait, nous avons parfois l’impression d’être agressés par quelque chose que l’on voit comme
une potentielle menace, mais qui en réalité n’en est pas une. Dès lors, convoquer la sensibilité pour
dénoncer l’offense d’une appropriation donne lieu à des interdictions pouvant être arbitraires, sous
couvert d’une justice sociale.
L’œuvre Scaffold de Sam Durant en est une bonne illustration. Cette installation monumentale
débute en mai 2019 dans le jardin public du Walker Art Center de Minneapolis. Mais dès l’installation de
l’échafaudage la communauté du Dakota proteste. Pour cause, l’œuvre devait représenter sept potences
en bois faisait référence à l'exécution de 38 hommes amérindiens du Dakota sur ordre du président
Lincoln en 1862. Des militants indigènes reprochent à l’artiste de s’approprier leur histoire de façon
douloureuse (donc immorale selon Young) et réclament l’arrêt de l’installation, ce qui entraine le
démantèlement des travaux en juin. Cette décision est prise par la direction du conseil d'administration d
du Walker Art Center, les responsables du parc et de la ville et Sam Durant lui-même.

25YOUNG, J. O., & BRUNK, C. G. (2012). The Ethics of Cultural Appropriation (Vol. 1, p. 135). Oxford, Angleterre : Wiley-Blackwell. https://
doi.org/10.1002/9781444311099

26
GARDETTE, H. (2018, 11). LE CLUB : Appropriation culturelle : un débat importé ?. France Culture . Consulté à l’adresse https://
www.franceculture.fr/emissions/du-grain-a-moudre/du-grain-a-moudre-du-vendredi-23-novembre-2018

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Sam Durant, Scaffold, 2019, Walker Art Center de Minneapolis, États-Unis

À titre de soutiens envers la communauté indienne américaine, il met le bois de l’œuvre à


disposition pour être brûlé lors d'une cérémonie Sioux (un groupe ethnique amérindien). Il y a dans
ce type d’incident une double position : d’un côté nous pouvons improuver les Amérindiens
d’échouer à comprendre l'intention de l’artiste (qui ne voulait pas causer de tort mais au contraire
rendre hommage), et de l’autre nous pouvons blâmer l’artiste d’avoir manqué aux responsabilités
qui incombent à la liberté artistique. Le fait que l'œuvre soit dans un espace public, donc à la vue de
tous, tous les jours, a grandement participé aux contestations. Contrairement à ce qui est dit dans de
nombreux médias, l’œuvre n’a pas été détruite mais plutôt retirée du jardin, elle reste actuellement
dans la collection du Walker Art Center. Cette installation avait par ailleurs déjà été montée à La
Haye aux Pays-Bas en 2013, sans aucune polémique, ce qui confirme bien la place particulière
qu’occupe l’Amérique du Nord face à l’appropriation culturelle. Scaffold est un exemple d’œuvre
considérée comme immorale : ici, la sensibilité heurtée des Amérindiens qui jugent l’œuvre comme
étant immorale, pousse l’artiste à retirer lui-même l’œuvre. La subjectivité de la sensibilité va de
pair avec le passé colonial des peuples concernés. Cependant, même si la philosophie nous donne
certaines clefs à la compréhension du phénomène, la meilleure façon d’éviter une appropriation
abusive serait cependant de connaitre le régime juridique qui l’encadre.

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4) L’encadrement juridique de l'appropriation culturelle

L’art représenté par des objets matériels et immatériels (œuvre de l’esprit), est soumis à des
régimes juridiques divers. Néanmoins, l’appropriation culturelle par la complexité de sa réalité, à
encore du mal a être uniformément encadrée. James O. Young l’explique : « Seul un élément dont
le créateur est identifiable peut-être détenu et la propriété (le droit d'auteur) expire après une période
déterminée. En revanche, dans certaines cultures, les histoires traditionnelles (dont les auteurs sont
inconnus) sont considérées comme la propriété collective de la culture. »27. En Amérique, le droit
d’auteur s’opère par le copyright (©) figurant dans la Constitution des États-Unis d’Amérique, il
permet « de favoriser le progrès de la science et des arts utiles, en assurant, pour un temps limité,
aux auteurs et inventeurs le droit exclusif à leurs écrits et découvertes respectifs » (Article I, alinéa
3)28. Pour prétendre à ce droit, l’auteur doit procéder à l’enregistrement de son œuvre auprès de l'US
Federal Copyright Office. En cas de conflit, l’auteur de l’œuvre est en droit de réclamer et d’obtenir
des dommages et intérêts. La difficulté à encadrer l’appropriation culturelle réside dans le fait que le
droit d’auteur américain ne puisse pas s’appliquer de la même façon partout en ce qu’il n’est pas
universel, et surtout parce que certaines choses ne peuvent être soumises au copyright. La propriété
intellectuelle quant à elle ne s’applique qu’à une personne morale et physique c’est-à-dire à un
individu, mais pas à une culture tout entière. De plus le copyright n’est effectif qu’un certain temps,
à savoir 70 ans -ou plus s’il existe des ayants droit- mais au-delà, l’œuvre tombe dans le domaine
public. Par conséquent, protéger le motif d’un groupe ethnologique ancestral comme les Sioux par
exemple, s’avère être impossible. Il faut donc considérer que les signes culturels appartiennent au
domaine public. Cependant, le professeur de philosophie québécois Amadou Sadjo Barry affirme au
contraire que « l’idée des droits d’auteur semble entrer en contradiction avec les pratiques
d’appropriations artistiques qui impliquent l’usage non autorisé des éléments d’une autre œuvre ».
Le droit présente donc des contradictions en ce qui concerne notre sujet. Il semble qu’aucunes
législations déjà établies ne parviennent à maitriser l’appropriation culturelle sur la scène artistique
américaine et mondiale.

27Original : « Only something with an identifiable creator can be owned and ownership (that is, copyright) expires after a term. In some cultures, in
contrast, certain traditional stories (whose originators are unknown) are held to be the collective property of the culture. » - YOUNG, J. O. (2008).
Cultural Appropriation and the Arts, Oxford, Angleterre : Wiley-Blackwell. (Vol. 1, p. 23). doi:10.1002/9780470694190

28 The Constitution of the United States - The Bill of Rights & All Amendments. Consitution US. Consultée à l’adresse https://constitutionus.com/

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Néanmoins, le Canada se démarque en la matière, par son engagement politique et juridique
sur ces questions. En effet, la jurisprudence canadienne tente d’encadrer l’appropriation culturelle,
en faveur de la communauté autochtone du pays. Selon les experts en droit Bruce Ziff et Pratima V.
Rao, « le vol d’une propriété intellectuelle, d’expressions culturelles, de l’histoire et de savoirs
spécifiques » est maintenant défendu par le droit canadien, qui s’est vu dans l’obligation d’élargir le
droit d’auteur à l’appropriation culturelle dans une optique de protection des minorités29. Le 23
octobre 2018, la Runnymede Society, une organisation nationale canadienne d’étudiants dédiée à
l'exploration des principes fondamentaux du droit, organise une conférence à la McGill University
Faculty of Law à Montréal, portant sur la critique d'appropriation culturelle dans les arts et lettres30.
La conférence est menée sous forme de débat par quatre panélistes : Safie Diallo, cofondatrice du
Collectif droit et diversité, Konstantia Koutouki, spécialiste en droit autochtone et en propriété
intellectuelle, Alexandra Lorange, membre de la nation Atikamekw (un peuple autochtone du
Québec) et Maxime Saint-Hilaire, constitutionnaliste et auteur du livre La lutte pour la pleine
reconnaissance des droits ancestraux. Problématique juridique et enquête philosophique. Au cours
du débat Safie Diallo et Maxime Saint-Hilaire évoque la difficulté à encadrer juridiquement
l’appropriation culturelle en convoquant l’appartenance des pratiques artistiques de chacun à un
« patrimoine culturel universel », donc commun. Pour Maxime Saint-Hilaire, il y a dans
l’annulation ou l’interdiction de certaines œuvres accusées d’appropriation, une forme de censure.
Konstantia Koutouki et Alexandra Lorange, se réfèrent quant à elles à la Déclaration des Nations
Unies sur les droits des peuples autochtones31 , adoptée par l’Assemblée générale le 13 septembre
2007 au Canada. L’article 36 alinéa 1 de cette déclaration encourage « Les peuples autochtones,
[…] à entretenir et développer […] des activités ayant des buts spirituels, culturels, politiques,
économiques et sociaux. », puis l’alinéa 2 du même articule assure que l’État a le devoir de prendre
« en consultation […] les peuples autochtones […] pour faciliter l’exercice de ce droit et en assurer
l’application. ». Konstantia Koutouki ajoute que l’appropriation bafoue ces droits, en ce qu’elle
perpétue une colonisation culturelle encore très active : pour elle, les Autochtones n’ont pas
suffisamment accès à la parole publique en art et dans les autres domaines (se conférer à la
dénégation de l’absence dont nous parlions plus tôt). Lors de ce débat, on retient donc la demande

29MIHELAKIS, E. (s. d.). Parler pour autrui : Que dit l’appropriation culturelle ? Spirale. Consulté à l’adresse http://www.spiralemagazine.com/
dossier-magazine/parler-pour-autrui-que-dit-lappropriation-culturelle

30KOUADIO , D. (2018, octobre 30). L’appropriation culturelle : légale? Délit Français. Consulté à l’adresse https://www.delitfrancais.com/
2018/10/30/lappropriation-culturelle-legale/

31 Assembléegénérale, (2007, 09). Déclaration des Nations Unies sur les Droits des peuples autochtones. Nations Unies. Consulté à l’adresse https://
www.un.org/esa/socdev/unpfii/documents/DRIPS_fr.pdf

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majoritairement faite par les minorités ethno-culturelles : « le droit à la participation aux œuvres qui
racontent leur propre histoire »32. Il semble donc que le droit d’auteur ne répond pas spécifiquement
aux revendications de ce type. Le seul moyen d’améliorer la législation concernant l’appropriation
culturelle d’une œuvre serait donc, à la façon du Canada, d’adapter son régime juridique à la
complexité du phénomène.

32KOUADIO , D. (2018, octobre 30). L’appropriation culturelle : légale? Délit Français. Consulté à l’adresse https://www.delitfrancais.com/
2018/10/30/lappropriation-culturelle-legale/

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Partie 2 - Étude de cas pratiques. Expérience et légitimité

L’appropriation culturelle est au coeur de nombreuses polémiques sur la scène artistique


nord-américaine. Celles-ci naissent de la politique identitaire que connaît parfois l’art. Parmi les
exemples les plus parlants, deux cas semblent se démarquer par la résonance médiatique
internationale qu’ils ont causé. La première affaire, est celle du tableau Open Casket de Dana
Schutz qui a soulevé le débat de l’appropriation culturelle de la communauté afro-américaine aux
États-Unis; la seconde est l’accueil controversé de la pièce de théâtre Kanata de Robert Lepage qui
réveille l’indignation de la communauté amérindienne du Canada.

1) Open-Casket de Dana Schutz et l’argument de l’expérience aux États-Unis

Dana Schutz, Open Casket, 2016, huile sur toile, collection de l’artiste

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Vendredi 17 mars 2017, la Biennale de Whitney à New York ouvre ses portes au public.
Quelques heures après l’inauguration, un artiste se fait photographier en face d’un tableau, il est
vêtu d’un t-shirt noir sur lequel on peut lire « Black Death Spectacle »33 (voir Annexe 5). Il s’agit de
Parker Bright, artiste afro-américain, manifestant silencieusement devant Open Casket, une huile
sur toile peinte par Dana Schutz, artiste elle aussi américaine. L’œuvre représente un jeune homme
allongé. La matière picturale est très épaisse à certains endroits, sur le visage notamment où les
couches de peinture se superposent. De cette façon, le visage du jeune homme est méconnaissable
et comme défiguré, ce qui contraste avec son habit, lisse et net. La figure représentée n’est autre
qu’Emmett Till (voir Annexe 6), un jeune adolescent noir kidnappé, lynché et assassiné dans les
années 50 aux États-Unis. À l’époque, l’histoire avait bouleversé la communauté noire américaine :
nous sommes en 1955, dans un contexte historique de ségrégation raciale, Emmet Till, adolescent
du Mississippi, âgé de 14 ans, voit sa vie basculer un soir lorsqu’une femme blanche se plaint
publiquement de s’être fait sifflé et agressé verbalement par le jeune garçon. Le soir même, Emmett
Till se fait enlever par deux hommes blancs, qui le mutile et le lynche à mort. Ce n’est que quelques
jours plus tard que Mamie Till, mère de la victime découvre la dépouille de son fils, le visage
déformé par la violence de ses agresseurs. Elle décide de laisser le cercueil de son fils ouvert aux
funérailles et fait venir la presse, afin de montrer au monde la brutalité dont sont victimes les noirs
d’Amérique. Des photographies du défunt sont prises et publiées dans The Chicago Defender et Jet
magazine. La peinture de Dana Schutz se base sur ces photographies qui ont traumatisé la
communauté noire.
Si Parker Bright exprime son mécontentement par le silence, l’affaire prend une tout autre
ampleur lorsque l’artiste britannique Hannah Black publie dans l’après-midi de la même journée,
une lettre ouverte sur Facebook, s’adressant aux conservateurs et curateurs de la Biennale, Mia
Locks et Christopher Y. Lew. C’est sur un ton incisif, qu’elle demande que le tableau soit retiré et
détruit dans les meilleurs délais : « La liberté d'expression et la liberté créative des blancs ont été
fondées sur la contrainte des autres. La peinture doit disparaître. » Elle reproche à l’art
contemporain d’être « une institution suprémaciste fondamentalement blanche.»34. La formule que
l’on retient de sa lettre ouverte est sans nul doute la suivante : « quelle est la légitimité d’une artiste
blanche à utiliser la douleur noire comme un matériau brut, devenue abstraite, face au racisme
qu’elle ne peut pas connaître ? », la frustration de la communauté noire est donc déclenchée par

33 Traduction : « Spectacle de la mort d’un noir »

34TOMKINS, C. (2017, avril 3). Why Dana Schutz Painted Emmett Till. The New Yorker. Consulté à l’adresse https://www.newyorker.com/magazine/
2017/04/10/why-dana-schutz-painted-emmett-till

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l’appropriation illégitime d’une douleur passée, et l’utilisation de celle-ci à des fins de
divertissements. Parmi les très nombreuses réactions d’artistes face à la polémique, celle de la
peintre Lisa Whittington est des plus pertinentes. En effet, quelques années plus tôt, en 2012, elle
aussi s’est intéressé à l’histoire tragique d’Emmett Till dans son tableau How She Sent Him and
How She Got Him Back (voir Annexe 7). On y voit le visage d’Emmett, d’une part doux et en bonne
santé et de l’autre brutalisée et méconnaissable. Pourquoi alors, ce tableau n’a-t-il pas connu la
même controverse qu’Open Casket ? Pour Lisa Whittington, la couleur de peau du créateur dans
l’œuvre est bien plus complexe que ce que l’on croit penser : « Bien que j'apprécie le courage de
Dana Shutz […] pour moi, sa compréhension n'est pas assez profonde. […] L'horreur était trop
douce dans son travail. Elle a échoué […] Elle a minimisé les détails et l'émotion que sa mort
représentait […] On a l'impression que la mort d'Emmett a été facile. », la notion d’échec rappelle
bien la formulation du philosophe James O. Young, qui rappelons le, parle d’échec esthétique
lorsqu’une appropriation est immorale car offensante. Selon Lisa Whittington, la peinture de Dana
n’est pas assez accusatrice, elle expose les faits, mais ne défend pas le fond, ne fustige pas le
racisme. L’œuvre, trop narrative, manque donc de militantisme. Elle parle d’une image trop douce,
où Emmett est allongé dans un beau smoking, son cercueil orné de fleurs. Pour elle cette image ne
reflète en rien la violence de la réalité. Si elle blâme l’artiste Dana Schutz pour son œuvre trop
« décontractée », elle remet également en cause le rôle des conservateurs dans leurs choix
d’exposition. Il aurait été plus juste d’exposer le tableau avec des explications sur ce qu’il est arrivé
au jeune homme afin d’éduquer et de sensibiliser le public. Elle suggère également qu’une
confrontation avec d’autres tableaux d’artistes de toutes origines, aurait été constructive : l’intérêt
pour le spectateur aurait été de comparer, confronter, mesurer les similitudes ou les divergences
d’une même histoire racontée par différents points de vue. Lisa Whittington conclue finalement en
ajoutant : « Je crois vraiment que les problèmes sont plus profonds qu’Open Casket. L’un des
problèmes, est que les Noirs ne se voient pas dans les musées. Un autre, est que les Noirs ne sont
pas authentiquement représentés. »35 , encore une fois, la dénégation de l’absence intervient comme
l’affirmation incontestable d’un besoin de reconnaissance et de représentations sans stéréotypes.
En outre, il est important de rappeler que certaines personnalités prennent la défense de
Dana Schutz. L’historien d’art George Baker se rappelle de la rétrospective de l’artiste en 2011 à
New York, à l’occasion de laquelle elle avait été « unanimement célébrée pour sa capacité à

35Original : « I truly believe the issues are deeper than just "Open Casket." One of the issues is that Black people don’t see themselves in the
museums. Another is that, Black people are not authentically represented. » - TOMKINS, C. (2017, avril 3). Why Dana Schutz Painted Emmett Till.
The New Yorker. Consulté à l’adresse https://www.newyorker.com/magazine/2017/04/10/why-dana-schutz-painted-emmett-till

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s’emparer de sujets délicats, choquants ou repoussants »36 . L’Œuvre de Dana Schutz se caractérise
bien par des histoires énigmatiques se référant souvent à des événements réels ayant eu lieu.
Comme dans le tableau How We Would Give Birth (voir Annexe 8), les images représentées peuvent
parfois être violentes ou surprenantes. Cependant, le contexte dans lequel l’artiste les fait vivre, est
toujours assez grotesque, ce qui neutralise l’intensité de celles-ci. Ce qui pose problème, c’est
qu’Open Casket représente un fait purement tragique qui ne laisse pas de place à une possible
ironie, comme c’est le cas dans le reste de sa production. C’est aussi ce décalage qui provoque
l’incompréhension du public dans le choix du sujet par l’artiste. Mais alors, pourquoi Dana Schutz
a-t-elle décidé de peindre cet évènement tragique ? Revenons sur les circonstances de création
d’Open Casket. L’artiste entame le tableau en aout 2016, période estivale qui ne manque pas de la
marquer : « […] il y avait des tirs de masse constants, des rassemblements racistes, des discours de
haine et un nombre croissant de vidéos d'hommes noirs innocents abattus par la police. La
photographie d'Emmett Till ressemblait à l’époque : ce qui était caché était maintenant révélé »37,
en effet l’été 2016 est marqué par de vives protestations du mouvement militant afro-américain
BIack Lives Matter suite aux violences policières sur la communauté noire du pays. De plus, Dana
Schutz justifie aussi son choix en déclarant : « Je ne sais pas ce que c'est que d'être noir en
Amérique mais je sais ce que c'est que d'être mère. Emmett était le seul fils de Mamie Till. Mon
engagement avec cette image s'est fait par empathie avec sa mère. ». Le curateur Christopher Y.
Lew et la co-commissaire Mia Locks répondent aux accusations d’appropriation en rappelant que la
Biennale de Whitney à New York est particulièrement engagée dans l’inclusion de la diversité au
sein de ses expositions. Elle est l’une des seules à accueillir près de la moitié de femmes et de
« non-blancs » parmi les artistes qu’elle expose. Par ailleurs, la plupart des artistes participant à
l’évènement artistique de 2017, se sont concentré sur des questions de violences raciales et de
politique exclusive. Plus spécifiquement, dans le cas d’Open Casket, ils déclarent que le problème
des violences raciales concerne l’ensemble des minorités ethno-culturelles d’Amérique. Mia Locks
déclare : « En ce moment, je pense qu'il y a beaucoup de sensibilités non seulement à la course,
mais aux questions d'identité en général. », une sensibilité que la peinture de Dana Schutz soutient,

36 George Baker on painting, critique, and empathy in the Emmet Till / Whitney Biennal debate . (2017, mars 29). Texte Zur Kunst. Consulté à
l’adresse https://www.textezurkunst.de/articles/baker-pachyderm/#id3

37 BOUCHER, B. (2017, mars 23). Dana Schutz Responds to the Uproar Over Her Emmett Till Painting at the Whitney Biennial. Artnet. Consulté à
l’adresse https://news.artnet.com/art-world/dana-schutz-responds-to-the-uproar-over-her-emmett-till-painting-900674

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car selon Mme Locks, l’œuvre serait un moyen de ne jamais oublier la mort dramatique d’Emmett
Till.38
Si l’on peut questionner et débattre de cette considération qui place Open Casket comme
œuvre commémorative, il est en revanche indéniable que la problématique essentielle ici, est celle
de l’expérience. D’après James O. Young, « l’appropriation des sujets est controversée précisément
parce que les outsiders s'appuient sur leur propre expérience d'autres cultures. Étant donné que les
outsiders n'ont pas accès à l'expérience des insiders, pourrait-on dire, les outsiders sont tenus de
déformer la culture des insiders. », le manque d’expérience de l’outsider (ici, Dana Schutz)
pourrait donc nuire ou offenser l’insider (dans le cas présent, la communauté afro-américaine).
L’expérience que les artistes font des sujets qu’ils s’approprient n’est pas la même pour les
appropriés. James ajoute à ce propos : « Nous pouvons appeler cela l'argument de l'expérience
culturelle pour la thèse du handicap esthétique », l’argument de l’expérience culturelle se
caractérise par l’impossibilité pour un artiste d’utiliser le style d’une culture (autre que la sienne)
avec succès, sans avoir eu d’expérience avec un ou plusieurs membre.s de cette culture au
préalable39. Cette expérience devient une condition pour produire une œuvre réussie. La journaliste
et auteure Lionel Shrivers critique vivement ce positionnement : « Doit-on entretenir nos propres
jardins et écrire uniquement sur nous-mêmes ou sur des gens comme nous parce que nous ne
devons pas chaparder l'expérience des autres ? »40. Pour Lisa Whittington, il n’est pas question de
ne pas se mêler à autrui, mais de le faire intelligemment et dans le respect de l’autre : « Je ne pense
pas que ce soit mal pour une personne blanche de peindre un sujet noir. L'art est une forme de
communication. L'art documente les mentalités et les processus de pensée. Mais cela doit être fait
de manière responsable, surtout à cette époque. », une époque où la sensibilité identitaire est
palpable, en Amérique surtout. En automne 2016, l’œuvre avait été exposée à Berlin sans créer de
débats, ce qui atteste encore une fois de l’écart entre l’Europe et l’Amérique au sujet de
l’appropriation culturelle. Dana Schutz rapporte quant à elle qu’en art, il faut oser prendre des
risques : avant même l’ouverture de la Biennale, le critique d’art Calvin Tomkins visitait l’atelier de
l’artiste qui lui avait confié à propos d’Open Casket : "Vous pensez que c'est peut-être hors limites

38Original « Right now I think there are a lot of sensitivities not just to race but to questions of identities in general. » - TOMKINS, C. (2017, avril 3).
Why Dana Schutz Painted Emmett Till. The New Yorker. Consulté à l’adresse https://www.newyorker.com/magazine/2017/04/10/why-dana-schutz-
painted-emmett-till

39 39
YOUNG, J. O. (2008). Cultural Appropriation and the Arts, Oxford, Angleterre : Wiley-Blackwell. (Vol. 1, p. 9 et 34). doi:
10.1002/9780470694190

40SHRIVER, L. (2016, septembre 13). Lionel Shriver’s full speech: « I hope the concept of cultural appropriation is a passing fad » . The Guardian.
Consulté à l’adresse https://www.theguardian.com/commentisfree/2016/sep/13/lionel-shrivers-full-speech-i-hope-the-concept-of-cultural-
appropriation-is-a-passing-fad

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[…] Mais je pense vraiment que n'importe quel sujet est O.K. […] Vous ne savez jamais comment
quelque chose va se passer tant que ce n'est pas fait. ». Le journaliste souligne dans son article la
puissance évocatrice de la peinture troublante de vérité qui est presque plus effective que la
photographie même. Quelques semaines après la Biennale, Dana Schutz tient encore le même
discours, l’artiste n’éprouve pas de regret : "Je connaissais les risques encourus […] Je pense qu'il
vaut mieux essayer d'engager quelque chose d'extrêmement inconfortable, peut-être impossible, et
d'échouer, que de ne pas répondre du tout. Je suis sûre que c'est nécessaire. »41 . Si les États-Unis
connaissent des controverses dans le domaine des arts plastiques touchant avant tout le peuple afro-
américain, le Canada est lui aussi impliqué dans les débats de l’appropriation culturelle concernant
les populations autochtones du pays.

2) Kanata de Robert Lepage et l’argument de la légitimité au Canada


tof
La pièce de théâtre Kanata est le fruit de deux ans de travail par le metteur en scène Robert
Lepage, co-écrit par le dramaturge Michel Nadeau. Pour la première fois en 54 ans, la metteur en
scène et fondatrice du Théâtre du Soleil Ariane Mnouchkine confie sa troupe à Robert Lepage.
Selon son metteur en scène, la pièce avait pour vocation première de mettre en lumière le génocide
culturel des Autochtones canadiens et un fait divers fictif ayant eu lieu dans l’Ouest canadien dans
les années 2000 : la disparition de 49 femmes vivant à la rue, principalement autochtones, et leur
assassinat par un homme. Avant même la première représentation programmée en juillet 2018 à
Montréal, l’opinion publique décrie déjà la pièce censée raconter l’histoire autochtone, sans
l’implication d’aucun membre de cette communauté parmi les acteurs. Bien que le spectacle ne soit
pas encore joué, il est d’ores et déjà accusé d’appropriation culturelle. Originellement, Kanata
devait bénéficier de deux sources de financement : celle du Conseil des arts du Canada qui rejette la
demande de subvention de Kanata sans donner de motif, ni aucun commentaire à ce sujet, et celle
de coproducteurs nords-américains auprès d’Ex Machina (compagnie de production fondée par
Robert Lepage) qui rejettent la demande dans les mêmes conditions. La création de Kanata est alors
définitivement rendue impossible.
Concrètement, que reproche-t-on à Robert Lepage ? Il s’agit avant tout d’un agacement des
Autochtones qui se voient raconter leur histoire par les autres. Puis, l’absence d’acteurs de la

41TOMKINS, C. (2017, avril 3). Why Dana Schutz Painted Emmett Till. The New Yorker. Consulté à l’adresse https://www.newyorker.com/magazine/
2017/04/10/why-dana-schutz-painted-emmett-till

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communauté est également déplorée. Autrement dit, de la réalisation à la représentation, il n’y a
donc aucune présence, ni intervention, qu’elle soit directe ou indirecte, d’un Natif canadien dans
l’ensemble du spectacle. Dans un second temps, la perception des Autochtones qui y est réalisée est
selon certains, stéréotypée. Pour beaucoup, ces clichés auraient pu être évités si l’on avait permis
l’implication d’Autochtone dans la pièce. Il semble ici que le véritable problème réside dans la
notion de légitimité. Qui est légitime ? Qui ne l’est pas ? En effet, l’ensemble des reproches à
l’encontre de Kanata trouve une corrélation dans la notion d’illégitimité. L’illégitimité est par
définition contraire à la morale, à l’équité. Le fait de s’approprier une histoire sans rendre justice à
ceux qui l’ont écrite et qui se trouvent encore aujourd’hui dans une position d’infériorité
économique et sociale, est par conséquent injuste pour les principaux concernés. En effet, après la
publication d’une lettre ouverte42 publiée dans Le Devoir, une rencontre à huis clos entre les
membres de l’équipe Ex Machina dont Robert Lepage et Ariane Mnouchkine et pas moins de 35
personnalités autochtones a lieu à la Société des arts technologiques de Montréal avant la
représentation publique de la pièce, afin de discuter de cette mésentente. Parmi ces 35 personnalités
figurent une majorité d’artistes : ce qui est demandé, n’est en aucun cas une censure de l’art mais un
dialogue pour satisfaire les deux parties concernées. Après plus de cinq heures de discussion, toutes
formes de changement de la pièce sont finalement refusées, faute de temps selon les metteurs en
scène. Margo Kane, figure reconnue des arts autochtones, affirme à ce sujet : « La colère vient de
gens à qui on a volé leur identité [...] On nous a refusé tellement de choses, et là, on refuse de nous
écouter [...] C'est décevant. Cet homme [Robert Lepage] qui était un visionnaire, comment ose-t-il
refuser d'écouter ces mêmes voix qu'il dit vouloir représenter? »43 . C’est donc de cette indifférence
que nait l’indignation de plus en plus forte des Autochtones qui se sentent ignorés. Bien entendu,
Ariane Mnouchkine et Robert Lepage ainsi que leurs proches se défendent de ces accusations dans
un premier temps en convoquant la neutralité des acteurs en tant qu’interprète : Ariane Mnouchkine
explique qu’un acteur hétérosexuel peut évidemment jouer un homosexuel.
Cette affaire soulève en effet un débat philosophique intéressant, celui du rôle du théâtre et
des acteurs qui ne peuvent pas être « racisé » en tant qu’interprète : qui que je sois, pourquoi ne
pourrais-je pas être l’autre -ou du moins le prétendre- au nom de l’art ? Pour certains, le risque reste
cependant de causer plus de tort qu’autre chose au nom de l’art, puisqu’il ne suffit pas de jouer un

42 Autochtones signataires , & Alliés cosignataires. (2018, juillet 14). Lettre ouverte : Odeiwin, la réplique à Ariane Mnouchkine. Radio Canada.
Consulté à l’adresse https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1112629/lettre-ouverte-odeiwin-la-replique-a-ariane-mnouchkine

43BUREAU, S. (2018, 20 Juillet Kanata) : Kim O’Bomsawin mitigée concernant sa rencontre avec Lepage [Émission de radio]. Montréal, Québec/
Canada. Consulté à l’adresse https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/medium-large/episodes/411824/audio-fil-du-vendredi-20-juillet-2018

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rôle mais d’endosser les responsabilités culturelles et sociales qui y incombent. De plus la majorité
de la population n’appartient pas au monde du théâtre et est par conséquent peut-être moins sensible
à la réalité de la pratique. Les metteurs en scène considèrent ces revendications comme des
polémiques ayant pour but une intimidation idéologique. Pour eux, annuler Kanata est une décision
radicale qui relève de la censure artistique mais aussi économique (rappelons que la pièce ne voit
pas le jour par manque d’argent). Kim O’Bomsawin, cinéaste engagée dans la défense et la
protection des Autochtones canadiens et signataire de la lettre ouverte, précise pourtant qu’il ne
s’agit pas de censure : elle exprime le besoin commun d’une présence d’artistes autochtones pour
porter des enjeux qui touchent la communauté, mais elle précise également le besoin d’un « non
Autochtone » qui serait alors considéré comme un allié pour parler d’eux. Cette censure, Ariane
Mnouchkine la place comme conséquence de la peur. Une peur qui s’illustre selon elle dans la
recherche d’une « espèce de pureté originelle dans nos cultures. C'est très interrogeant, pour ne pas
dire effrayant. ». Et c’est à raison que cette dernière évoque la peur, puisque Kim O’Bomsawin
affirme qu’il s’agit bien d’une crainte, celle d’heurter la communauté d’un passé qui n’est pas
encore digéré puisque trop peu reconnu. Robert Lepage quant à lui ne comprend pas que l’on puisse
juger une pièce qui ne soit pas représentée devant un public. Encore une fois, la délicate question de
la culture est évoqué par Madame Mnouchkine, qui confie au quotidien Le Devoir : « Si nous, Juifs,
si nous, Noirs, on commence à entrer dans ces schémas-là, par légitime amertume, on va reproduire
d'une façon aussi irrémédiable des souffrances folles, absurdes », la metteur en scène avance
indirectement que la culture n’appartient à personne44. Cette idée est validée par Anastasia
Colosimo, doctorante en théorie politique et enseignante en théologie politique à Sciences Po Paris,
qui pense au contraire que cette pièce est une preuve d’empathie et voit l’annulation de cette pièce
comme l’enfermement de chacun45 . Si Ariane Mnouchkine comprend qu’il faille demander
l’autorisation, voir rémunérer les Natifs pour l’appropriation d’un motif ou d’un design dont ils sont
à l’origine, elle trouve absurde le fait d’appliquer cela aux histoires et aux mythes de ceux-ci. Ces
propos ne sont pas bien accueillis par le directeur du Conseil des arts du Canada, Simon Brault, qui
déclare sur Radio Canada à l’occasion d’une entrevue avec Manon Globensky : « Je trouve que l'on
sort beaucoup de grandes expressions et des explications boiteuses au lieu d'affronter la véritable

44Libre opinion. (2018, décembre 15). À propos de «Kanata, épisode 1, la controverse». Le Devoir. Consulté à l’adresse https://www.ledevoir.com/
opinion/libre-opinion/543673/a-propos-de-kanata-episode-1-la-controverse

45
GARDETTE, H. (2018, 11). LE CLUB : Appropriation culturelle : un débat importé ?. France Culture . Consulté à l’adresse https://
www.franceculture.fr/emissions/du-grain-a-moudre/du-grain-a-moudre-du-vendredi-23-novembre-2018

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discussion et d'assumer que l'art est tel qu'il provoque parfois des controverses et qu'il faut vivre
avec ces controverses ».
Si Simon Brault se montre critique face aux déclarations de la metteur en scène, c’est parce
que le domaine de l’art contemporain ne cesse d’évoluer dans son marché, ses propositions
artistiques mais aussi dans ses nouveaux enjeux comme ceux de l’appartenance et de la sensibilité
des communautés à leur identité et l’offense qui peut être ressentie. Il faut, selon lui, savoir faire
face à ce type de réactions qui deviennent de plus en plus fréquentes en art contemporain et accepter
les conséquences liées à une œuvre qui on le sait va faire polémique à l’international. Ici, les
conséquences sont bien entendu l’annulation du spectacle par faute de moyen suite à l’abandon des
coproducteurs nord-américains et du Conseil des arts du Canada. Le coauteur Michel Nadeau
a également pris la parole dans une lettre ouverte publiée sur Facebook46 en expliquant pourquoi la
distribution n’impliquait aucun acteur des Premières Nations. La troupe française du Théâtre du
Soleil d’Ariane Mnouchkine est composé de 32 acteurs dont 24 ne sont pas originaires pas de la
France. Elle ne compte pas moins de Canadiens qu’elle ne compte d’Autochtone. Les comédiens
sont employés à long terme : la troupe travaille avec les mêmes acteurs depuis plus de 20 ans, pour
Michel Nadeau « c’est un esprit, c’est un corps ». Le coauteur écrit : « On ne peut, pour un projet, y
intégrer quelques acteurs étrangers, qui viendraient, épisodiquement, faire quelques laboratoires de
création étalés sur deux à trois années, puis quelques semaines de répétition avant la première. En
pareil cas, il n’y aurait pas la cohésion si spécifique des acteurs du Théâtre du Soleil. ». Aussi la
compagnie a pour singularité d’être constitué d’acteurs venant des quatre coins du monde : l’Inde,
l’Afghanistan, l’Australie, le Cambodge, l’Arménie, etc. Michel Nadeau confirme que ces acteurs
se sont immédiatement reconnus dans ce qui se passait dans leur pays et voulaient représenter cette
tragédie. En ce qui concerne l’absence d’Autochtones à la production du projet, Michel Nadeau
explique que chaque compagnie possède son propre personnel de production, d’autant plus que
celle-ci est une compagnie européenne et de ce fait ne connaît pas de population autochtone
canadienne sur ses territoires. Pour le coauteur, toute cette affaire est née de la pièce de théâtre
SLĀV qui selon lui les a tout à coup placés « dans le rôle des “ Blancs“ ».
Trois semaines avant l’annulation de Kanata, la pièce de théâtre SLĀV, une production de
Robert Lepage et de la chanteuse Betty Bonifassi, devait être présentée au public, à l’occasion du
Festival International de Jazz de Montréal, au Théâtre du nouveau Monde. La pièce célèbre
l’histoire des Noirs durant l’esclavage et utilisent les chants de ceux-ci. Annulée dans les mêmes

46 NADEAU, M. Page Facebook de Michel Nadeau, [En ligne], facebook.com/michel.nadeau.338/posts/2166357060101849

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circonstances que Kanata, on reproche à la pièce une appropriation culturelle de la communauté
noire. Cette fois, la communauté noire avait blâmé l’utilisation de l’esclavage comme un
divertissement par des Blancs pour des Blancs. Ce à quoi Robert Lepage a réagi en affirmant qu’il
s’agissait là d’un discours d’intolérance et d’une atteinte à la liberté d’expression artistique. La
pièce musicale compte en premier plan la chanteuse Betty Bonifassi ainsi que 16 choristes dont
deux sont noires. SLĀV a suscité de nombreuses réactions, comme celle de la sociologue canadienne
Myrlande Pierre qui affirme lors d’une entrevue chez Radio Canada que le « problème est décrié
depuis au moins deux décennies, alors c’est quelque part un malaise social qui s’exprime », la
sociologue pointe du doigt le manque de minorités ethno-culturelles en tant que décisionnaires dans
la sphère culturelle qui serait selon elle, la conséquence d’un problème bien plus profond. À
l’inverse de Kanata, SLĀV est tout de même jouée malgré les accusations d’appropriation pesant sur
la pièce. Après quelques représentations à Montréal, l’équipe du Festival International de Jazz de
Montréal (FIJM) décide d’annuler toutes les représentations, suite à de nombreuses critiques et
actions publiques, comme celle du groupe du hiphop montréalais Nomadic Massive, qui déclare sur
scène en plein concert au FIJM : « On fait appel à la communauté, celle des artistes, des militants,
des humains pour s’efforcer d'être plus tolérant, d'être plus patient, d'écouter plus. Si vous voulez
représenter les autres, il faut les consulter pour bien faire les choses. Tout ce qu’on demande, c’est :
“Faites mieux”. Faites mieux. ». L’inscription « Raciste » sur des pancartes devant le Théâtre du
Nouveau Monde ainsi que l’annulation à la participation de certains artistes en signe de contestation
comme le californien Moses Sumney ont également fait réagir le FIJM, qui décide d’annuler le reste
des représentations de SLĀV. Bien que la pièce ne soit plus jouée au festival, elle l’est dans d’autres
villes. Suite à cette affaire, beaucoup d’auteurs et de metteur en scène craignent à présent de parler
de l’autre. Dans le cadre de SLĀV une demande de redistribution des profits a été formulé. On
retient de ces affaires que les trois principales doléances faites à Robert Lepage sont : l’illégitimité
du créateur, l’absence d’Autochtones dans la pièce Kanata (et de Noirs dans SLĀV) donc la sous-
représentation dont nous parlions plus tôt, et enfin la revendication d’un profit économique réalisé
sur le dos des ethno-cultures.
Ce sont ces éléments, qui additionnés constituent pour les Natifs canadiens, une forme
d’appropriation culturelle offensante et réquisitoire. La ministre de la Culture du Québec, Marie
Montpetit, a réagi sur Twitter en appelant au dialogue afin « éviter que ce genre de situation ne se
reproduise »47. Par ailleurs, au Canada la question Autochtone semble surtout poser problème au

47 MONTPETIT, M. Profil twitter de Marie Montpetit (en ligne) https://twitter.com/marie_montpetit

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Québec. Selon l’écrivaine Natasha Kanapé Fontaine, les Autochtones sont en effet bien plus
présents dans les milieux artistiques et littéraires du Canada anglophone. Les dynamiques de
domination s’avèrent être plus actives au sein de la culture québécoise qu’ailleurs au Canada. Par
voie de communiqué, la compagnie Ex machina écrit « il nous faudra bien tôt ou tard tenter de
comprendre calmement et ensemble ce que sont fondamentalement l’appropriation culturelle et le
droit à une expression artiste libre ».

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Partie 3 - L’appropriation culturelle peut-elle se faire sans offense ? De
l’anodin au consensuel

Contrairement à ce que l’on pense, l’appropriation culturelle est très répandue en art
contemporain. On la retrouve dans presque tous les cas de figure. Bien sur, elle n’est pas toujours
sujette à débat. De nos jours, le terme d’appropriation culturelle est utilisé de manière contestataire
et engendre immédiatement une certaine négativité.

1) L’appropriation morale ou béguine est-elle possible ?

Aussitôt évoqué, le terme « appropriation culturelle » conduit à un malaise ou une


incompréhension qui pourraient être évités par une simple explication linguistique. S’approprier est
un verbe pronominal que Le Larousse définit ainsi : « Faire sa propriété de quelque chose, souvent
indûment ; en particulier, s'attribuer la paternité d'une œuvre, d'une idée », l’idée générale qui se
dégage de cette courte définition est le caractère injuste du terme, signifié par le mot « indûment »
ainsi que l’absoluité du temps. Voyons maintenant la définition du verbe transitif « emprunter » :
« User de quelque chose dont on n'est pas le créateur, qui a son origine ailleurs. Se faire prêter
quelque chose par quelqu’un » et « Action de recevoir à titre de prêt », ici l’action de prendre
quelque chose à autrui est aussi énoncée, mais cette fois sans connotation négative puisque l’action
est temporaire dans le temps. D’après ces définitions, la différence entre l’emprunt et
l’appropriation est que l’emprunt implique un retour de la chose empruntée tandis que
l’appropriation implique de faire de cette chose sa propriété. Le retour implicité par l’action
d’emprunter, peut-être réalisé de plusieurs manières comme une rétribution financière par exemple.
Autrement dit, lorsqu’on emprunte, les deux parties (insiders et outsiders) doivent tirer un profit
(quel qu’il soit) de l’échange. À l’inverse, l’assimilation de l’appropriation à une forme
d’exploitation, lui confère une dimension politique et éthique que n’a pas l’emprunt.
D’après la romancière britannique Margaret Drabble « Tout ce que nous écrivons est,
sciemment ou inconsciemment, un emprunt. Rien ne vient de nulle part », en effet l’emprunt est
utilisé par tous les artistes depuis toujours et cela n’a rien de préjudiciable. Même si les deux termes
sont proches, c’est l’intention de l’artiste qui nous permet de déterminer dans quelle catégorie situer
son action : l’emprunt ou l’appropriation. James O. Young nomme la notion d’emprunt :

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« l'appropriation bénigne », pour le philosophe le phénomène est sans importance et moralement
admissible dans la plupart des cas48 . Voyons par exemple le cas inverse de tous ceux que nous avons
vus jusqu’à maintenant : une artiste noire qui reprend l’œuvre d’un artiste blanc. L’artiste
contemporaine Mickalene Thomas est une peintre et photographe américaine. Son tableau
Qusuquzah, une très belle négresse (voir Annexe 9) conservée au musée d'art moderne de San
Francisco, représente une jeune femme transgenre qui reprend La Négresse (voir Annexe 10)
d'Édouard Manet de 1862. En reprenant les termes de James O. Young, on peut considérer l’œuvre
de Mickalene Thomas comme une appropriation bénigne car généralement, l’appropriation
culturelle immorale ou offensante dépend du contexte d'inégalités sociales entre les insiders et les
outsiders. Par déduction, un artiste appartenant à un groupe ethno-culturel minoritaire ne peut pas
s’approprier un artiste d’un groupe ehtno-culturel dominant. Mais cette théorie qui repose sur
l’essentialisme culturel ne convient pas à tout le monde.
L’universalisme en arts est l’idée selon laquelle tout artiste a le droit de puiser dans
n’importe quelle culture sans avoir à demander permission à celle-ci. Cela s’oppose donc à
l’essentialisme que nous avons précédemment étudié. Au sein de la pensée universaliste, deux
branches semblent se créer. D’une part, ceux qui pensent que l’appropriation culturelle est une
bonne chose : Anastasia Colosimo, pense que les minorités ethniques devraient être fières de
l’intérêt qu’on leur porte plutôt que de s’offusquer. En plus de stimuler la créativité artistique et les
échanges culturels, la politologue voit en l’appropriation une aubaine économique pour eux.49
D’autre part, ceux qui ne la reconnaissent tout simplement pas, comme c’est le cas de Lionel
Shrivers qui déclare : « J'espère que le concept d’appropriation culturelle est une mode passagère »,
l’auteure explique que l’appartenance à un groupe ethnique n’est pas suffisante pour constituer une
identité50. De ce fait les questions de sensibilité identitaire et d’appartenance liées à l’appropriation,
n’existent pas, et empêchent une créativité et une production artistique libre. La démarche artistique
du sculpteur Jimmie Durham illustre bien cette idée. L’artiste américain est d’origine cherokee.
Dans les années 1970, il milite activement au sein de l’American Indian Movement en faveur de la
communauté amérindienne. Mais quelques années plus tard, Jimmie Durham change radicalement
de position en passant de l’activisme à une pensée universaliste de l’art. On peut expliquer ce

48 48
Original : « Whatever we write is, knowingly or unknowingly, a borrowing. Nothing comes from nowhere » - YOUNG, J. O. (2008). Cultural
Appropriation and the Arts, Oxford, Angleterre : Wiley-Blackwell. (Vol. 1, p. 5 et 25). doi:10.1002/9780470694190

49
GARDETTE, H. (2018, 11). LE CLUB : Appropriation culturelle : un débat importé ?. France Culture . Consulté à l’adresse https://
www.franceculture.fr/emissions/du-grain-a-moudre/du-grain-a-moudre-du-vendredi-23-novembre-2018

50SHRIVER, L. (2016, septembre 13). Lionel Shriver’s full speech: « I hope the concept of cultural appropriation is a passing fad » . The Guardian.
Consulté à l’adresse https://www.theguardian.com/commentisfree/2016/sep/13/lionel-shrivers-full-speech-i-hope-the-concept-of-cultural-
appropriation-is-a-passing-fad

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changement par son installation à New York en 1980 où l’artiste découvre le militantisme des
minorités pour accéder aux institutions artistiques : il trouve dans l’esprit de groupe et les quotas
américains, une certaine perversité et décide alors de déménager en Europe51 . Il souhaite dépasser
les limites imposer par la catégorisation des cultures et des territoires : « Je veux bien qu’on me dise
Cherokee, mais je ne suis pas un artiste cherokee ou un artiste indien, pas plus que Brancusi n’était
un artiste roumain »52, sa motivation est donc universaliste. En effet, le travail de Jimmie Durham
ne s’adresse pas spécifiquement aux Natifs, tant dans son propos que dans son utilisation des motifs
ou des sujets. Cette position ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté amérindienne qui lui
reproche de se défaire de son identité. Néanmoins, l’universalisme participe à montrer la banalité de
l’appropriation culturelle qui est parfois exacerbée sans véritables fondements.

2) L’éveil des consciences par les médias et réseaux sociaux - l’agentivité pour tous ?

Les médias ont un rôle décisif dans l’éveil des consciences. D’une part, l’appropriation
culturelle « marche » médiatiquement, c’est-à-dire qu’elle intéresse et attise la curiosité ou
l’indignation des lecteurs. De ce fait, plus que de simplement informer et relayer des informations,
les médias participent également à la construction de controverses liées à des cas d’appropriation
artistique. En effet, certaines affaires au départ insignifiantes prennent de plus en plus d’ampleur
jusqu’à être transformées en véritables scandales par la surexploitation que les médias en font. Mais
d’autre part, ils servent également de tremplin aux communautés minoritaires qui considèrent les
médias comme un outil de diffusion au grand public pour faire entendre leurs revendications
identitaires. Si l’appropriation culturelle en art profite aux médias, elle a également fait des victimes
dans ce même secteur, notamment au Canada, où des rédacteurs en chef ont perdu leur emploi en
mai 2017 pour avoir fustigé le principe d’appropriation et tout ce qu’il représente. Au printemps
2017, Hal Niedzviecki, critique d’art et rédacteur en chef de Write, le magazine de l’Union des
écrivains canadiens, déclare dans l’éditorial intitulé Winning the appropriation prize (gagner le prix
de l’appropriation) : « Je ne crois pas en l'appropriation culturelle »53 , un aphorisme percutant qui

51LUQUET-GAD, IL-G. (s. d.). L’art face à l’appropriation culturelle. Zérodeux. Consulté à l’adresse https://www.zerodeux.fr/essais/lart-face-a-
lappropriation-culturelle/

52
GASPARINA, J. (2017, novembre 10). L’appropriation culturelle divise les milieux artistiques. Le Temps. Consulté à l’adresse https://
www.letemps.ch/culture/lappropriation-culturelle-divise-milieux-artistiques

53MALIK, K. (2017, 06). In Defense of Cultural Appropriation. The New York Times. Consulté à l’adresse https://www.nytimes.com/2017/06/14/
opinion/in-defense-of-cultural-appropriation.html

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inaugure une longue défense du droit des auteurs blancs à s’approprier les minorités : « J'irai même
plus loin en disant qu'il devrait y avoir une récompense pour ça : le Prix de l'Appropriation, pour le
meilleur livre traitant de personnes qui ne ressemblent pas à l'auteur. »54 . En réalité Hal Niedzviecki
n’encourage pas d’actes discriminatoires mais prône une liberté de création pour tous. Seulement,
l’opinion publique se montre très virulente. En plus de reprocher au rédacteur des propos racistes,
son texte est jugé de mauvais goût puisque le numéro dans lequel il apparaît est spécialement
consacré aux auteurs autochtones canadiens. Ce sont les médias sociaux qui le poussent à
démissionner. L’Union des écrivains canadiens réagit rapidement en présentant ses excuses par un
communiqué, pour cet article qui selon eux «rétablit les hypothèses profondément racistes» sur
l’art. Puis, Jonathan Kay, éditeur du magazine The Walrus se voit également contraint de
démissionner lorsqu’il apporte son soutien à Hal Niedzviecki sur Twitter55 . Dans ce cas de figure,
les médias qui habituellement créent des scandales, deviennent soudain le sujet même de ceux-ci.
Dorénavant, la sphère médiatique semble avoir assimilé une certaine prudence dans la façon de
traiter les sujets d’appropriation culturelle.
L’éveil des consciences se passe également et surtout sur les réseaux sociaux Twitter,
Facebook et Instagram qui sont à eux seuls presque devenu les principaux médias sociaux
internationaux. Tout d’abord, les réseaux sociaux sont particulièrement utilisés pour la vitesse de la
diffusion des informations. À l’image de l’Amérique du nord et de nos sociétés contemporaines, les
réseaux ont l’avantage de parfaitement s’adapter à leur temps : les débats y sont instantanés et les
réactions immédiates. De plus, tout est démocratisé et chacun a le droit à la parole; le public
connecté est spectateur et décisionnaire, il juge ce qui lui semble juste ou non. D’ailleurs, les
acteurs du monde de l’art contemporain et son marché suivent de près les réactions et les tendances
des réseaux sociaux qui constituent à eux-même une sorte d’indicateur de validation. Cependant,
qui sont-ils précisément ? Bien les réseaux sociaux aient la particularité de réunir une communauté
très hétérogène en âge, genre ou encore origine, le sujet de l’appropriation culturelle en art réunit un
public particulier : une nouvelle sphère anglophone , jeune (souvent étudiante), militante et très
active sur Twitter. Les discussions et les débats y sont très riches et divers, mais un positionnement
commun les unis : la défense des minorités victime d’appropriation. De manière générale, leur
engagement se fait par des valeurs féministes et décoloniales. Ces jeunes font généralement partie

54 BOUDER, R. (2017, mai 11). Un éditeur canadien fait scandale en rejetant l’idée de l’appropriation culturelle. Actualitté. Consulté à l’adresse
https://www.actualitte.com/article/monde-edition/un-editeur-canadien-fait-scandale-en-rejetant-l-idee-de-l-appropriation-culturelle/82661

55MALIK, K. (2017, 06). In Defense of Cultural Appropriation. The New York Times. Consulté à l’adresse https://www.nytimes.com/2017/06/14/
opinion/in-defense-of-cultural-appropriation.html

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de ce qu’on appelle la call out culture, qui consiste à établir une justice sociale en dénonçant
publiquement (le plus souvent sur les réseaux sociaux) toutes formes d’oppression par un individu
ou une institution. Cet aspect générationnel est critiqué par l’artiste Jacolby Satterwhite « les ados
nés après 1998 ne reconnaissent plus de distinction régionale – ce qu’ils connaissent c’est […] un
paysage mental où il est normal d’apprendre des choses nouvelles qui ne sont pas en lien avec sa
propre expérience », pour l’artiste les revendications d’appartenances et les questions identitaires de
cette jeune génération ne sont pas à prendre au sérieux puisqu’elle ne fait que « parodier les
blocages de la précédente génération. »56 .
Qu’on les considère comme des enfants en mal de causes à défendre, des détracteurs ou des
gardiens, les plus grosses controverses d’appropriation culturelle en art contemporain ont été créés
par les médias et alimentées par leur activisme sur les réseaux sociaux. Pour preuve, c’est sur
Facebook que se sont exprimé Michel Nadeau dans l’affaire Kanata et Hannah Black contre Open-
Basket, rappelons d’ailleurs que la lettre ouverte de cette dernière avait été publiée et relayée dans le
monde entier en quelques heures, l’après-midi même de l’inauguration de la biennale, ce qui montre
encore une fois la capacité de rapidité des réseaux dans le partage des contenus. L’artiste américain
Kelley Walker, représenté par la galerie new-yorkaise Paula Cooper, connaît lui aussi les foudres
des réseaux en septembre 2017 lors de sa première exposition personnelle Direct Drive au Musée
d'art contemporain de Saint-Louis dans le Missouri (CAMSTL). Cette fois, l’œuvre décriée est
Black Star Press (voir Annexe 11), une série de photographies de personnes noires que l’artiste
recouvre de jets de chocolat et de dentifrice. Les photographies utilisées sont celles d’un
mouvement militant ayant eu lieu en 1963 à Birmingham57. Autrement dit, Kelley Walker prend des
images d'émeutes raciales sur lesquelles il cache puis révèle différentes parties : les taches blanches
de dentifrice peuvent refléter la présence policière oppressive sur l’image des manifestants noirs
dont les visages sont recouverts d’éclaboussures. On reproche à l’artiste l’utilisation de ces images à
des fins de divertissement tandis que des évènements tragiques ont encore lieu dans l’ensemble du
pays : en effet, l’irascibilité de la communauté noire de Saint-Louis n’est pas sans raison, elle
s’explique une fois de plus par le contexte américain des violences faites aux Noirs. La ville est
encore en deuil de la perte de Michael Brown, jeune Américain noir de 18 ans, abattu dans le
Missouri en 2014 par six coups de feu alors qu’il n’était pas armé; un événement tragique qui a créé

56LUQUET-GAD, IL-G. (s. d.). L’art face à l’appropriation culturelle. Zérodeux. Consulté à l’adresse https://www.zerodeux.fr/essais/lart-face-a-
lappropriation-culturelle/

57VOON, C. (2016, septembre 22). Appropriated Images of Black People Spark Boycott of St. Louis Museum. Hyperallergic. Consulté à l’adresse
https://hyperallergic.com/324466/appropriated-images-of-black-people-spark-boycott-of-st-louis-museum/

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de violentes émeutes. De plus, l’inauguration de l’exposition est accompagnée d’une allocution, au
cours de laquelle Kelley Walker refuse de répondre aux questions du public concernant
l’appropriation d’images à caractère racial dans ses oeuvres. Très vite, les réseaux sociaux
s’emparent de l’information et la partagent à une telle vitesse que des manifestations ont lieu le jour
même à Saint-Louis ainsi qu’un boycott du musée initié par l’artiste Damon Davis sur Facebook : «
[…] cette ville est différente. Nous avons récemment traversé différentes choses. Pour l’institution,
d’apporter quelque chose comme ça ici, maintenant - quand des militants meurent, quand ils sont
enfermés, quand nous nous réveillons et qu'il y a un autre homme noir mort devant la caméra - est
manifestement irresponsable et offensant. »58 . Cette polémique est très active sur les réseaux
sociaux qui sont partagés entre ceux qui louent l’œuvre dénonciatrice de Kelley Walker et ceux qui
la considèrent comme une appropriation culturelle à caractère offensant. Qu’ils soient artistes ou
publics, Blancs ou Noirs, les acteurs des discussions menées sur les réseaux montrent aujourd’hui
leurs places de choix dans l’appréhension de l’appropriation artistique. Les médias et les réseaux
offrent plus de pouvoir au public qui fait entendre sa voix et son opinion en ligne. Cette idée d’art
sans frontières est de plus en plus répandue par le multiculturalisme.

3) Multiculturalisme et globalisation de l’art.

L’universalisme fait part intégrante de la globalisation de l’art elle-même issue du


multiculturalisme, une doctrine définie par la cohabitation et le dialogue de plusieurs cultures qui,
réunies forment une société plurielle et unie dont la diversité est une richesse. Autrement dit, le
multiculturalisme illustre l’adoption d’une société inclusive et diversifiée. Ces cultures globalisées
ne sont autres que le résultat de la mondialisation; l’auteur Dominique Baqué nous parle de ce
phénomène dans son ouvrage Pour un nouvel art politique : « La mondialisation est apparue
comme le premier paradigme de l’extrême contemporain […] où des groupes, des entités, des
modes de fonctionnement sont souvent indument homogénéisés. », l’homogénéisation du
multiculturalisme s’apparente à celle de la mondialisation dont nous parle Madame Baqué. Cette
culture globalisée est indubitablement rattachée à la pensée américaine du melting-pot, qui mêle
« des éléments d'origines très variées, où se rencontrent des idées différentes. » (Larousse). Nathalie

58VOON, C. (2016, septembre 22). Appropriated Images of Black People Spark Boycott of St. Louis Museum. Hyperallergic. Consulté à l’adresse
https://hyperallergic.com/324466/appropriated-images-of-black-people-spark-boycott-of-st-louis-museum/

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Obadia nous explique que cette recherche de cohésion nationale est également à la l’après-Guerre
Civil qui se termine en 186559 . Internet participe fortement à ce phénomène d’homogénéisation
pour son aptitude à faciliter les échanges mondiaux. Comme nous l’avons dit, l’appropriation
artistique est plus ou moins née d’Internet qui supprime les frontières culturelles, territoriales ou
d’appartenances d’une communauté à l’autre grâce aux télécommunications numériques.
Toutefois, le principe du melting-pot artistique provoque quelques discordes. En effet, on
peut l’apparenter à un « fourre tout » hybride. Même si le multiculturalisme dans le champ
artistique nord-américain tente de répondre aux politiques contemporaines d’identité et aux conflits
liées au manque de diversité culturelle, sa volonté de métissage est quelque peu bancale. Selon
Spirale Magazine, le métissage - s’opposant à l’idée de la pureté exclusive - se base sur de «
grands récits homogènes. Supposément garants de la cohésion du tissu national et identitaire, ces
derniers sont souvent instrumentalisés par le discours néolibéral pour délégitimer les effets néfastes
de l’appropriation culturelle. », même si l’intention est bonne, l’idée même d’un supposé métissage
homogène en art contemporain n’est ni possible ni pertinente puisqu’ « il déplace l’un des vecteurs
principaux de l’appropriation culturelle : l’idée d’une exotisation et d’une marchandisation de
l’autre. »60. Cet espoir d’une hybridation postmoderne de l’art contemporain qui propose une
réconciliation entre les cultures reste donc un fantasme, puisque jusqu’à maintenant, le
multiculturalisme profite principalement à l’hégémonie blanche américaine. De plus, l’écrivain
Kenan Malik, spécialiste en théories contemporaines du multiculturalisme parle de l’insuccès du
phénomène dans l’article L'échec du multiculturalisme61 , en ce qu’il a de paradoxal : il se veut
interculturel et solidaire mais ne considère à aucun moment l’individu. Autrement dit, le
multiculturalisme « cherche à institutionnaliser la diversité, en rangeant les gens dans des boîtes
ethniques et culturelles ». Mais comme nous l’avons vu avec Jimmie Durham, certains ne
considèrent pas leur origine ethnique comme une identité : « Les grands débats idéologiques portent
moins sur la société à construire ensemble que sur le partage des avantages entre communautés; la
concurrence entre communautés bat son plein. Les idéologies d’autrefois ont été remplacées par les
politiques de l’identité. »; avec la mondialisation, les marqueurs identitaires changent : autrefois
l’identité se caractérisait davantage par l’appartenance à une classe sociale et le clivage des valeurs

59OBADIA, N. (2020). Géopolitique de l'art contemporain : Une remise en cause de l'hégémonie américaine ? (Le Cavalier Bleu ed., Vol. 1, p. 5-20).
Paris, France

60MIHELAKIS, E. (s. d.). Parler pour autrui : Que dit l’appropriation culturelle ? Spirale. Consulté à l’adresse http://www.spiralemagazine.com/
dossier-magazine/parler-pour-autrui-que-dit-lappropriation-culturelle

61Original : « The Failure of Multiculturalism » - MALIK, K. (2015, mars). The Failure of Multiculturalism - Community Versus Society in Europe.
Foreign Affaires. Consulté à l’adresse https://www.foreignaffairs.com/articles/western-europe/2015-02-18/failure-multiculturalism

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politiques (gauche ou droite). Tandis qu’aujourd’hui, on se référence davantage à l’origine, la
culture, la religion pour se définir. Les références relatives au sentiment d’appartenance identitaire
ont donc changé. Le problème de l’appropriation culturelle dans un tel système est que souvent, il
est question d’un rapport de domination et non pas d’échange ou de dialogue. Il ne faut pas que
l’une des deux cultures prenne l’ascendance sur l’autre. Surtout si l'une des deux est considérée
comme dominante. Cependant, Kenan Malik affirme que le multiculturalisme provoque bien cette
rivalité entre cultures, même si toutes deux sont minoritaires. Par conséquent, le multiculturalisme
échoue en tant que réponse à l’appropriation culturelle. Le fantasme d’une culture globale comme
solution aux questionnements d’appartenances identitaires reste utopique à cause de son
déterminisme culturel sur la scène artistique américaine et dans le monde de manière générale.

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Conclusion

L’appropriation culturelle, nous l’avons compris, est le résultat d’une frustration historique.
Ce passé a une répercussion forte sur le présent : la réalité des Afro-américains et des Autochtones
au Canada et aux États-Unis se caractérise par une absence de visibilité et de représentation dans le
monde de l’art. Dès lors, les dominants s’approprient une culture minoritaire analogue à la saisie
des terres dans le passé. Aujourd’hui ce phénomène met en lumière certaines inégalités, et parfois
les amplifie. La frustration est donc essentiellement liée à un sentiment d’exploitation historique et
la prise de position en faveur de groupes opprimés ne suffit plus à excuser l’artiste d’appropriation
culturelle. Si Open Casket et Kanata sont deux oeuvres considérées comme offensantes ayant été au
centre de controverses et de vifs débats remettant en cause l’expérience et la légitimité de l’artiste
dans sa production artistique, James O. Young lui, nous démontre que l’appropriation culturelle
n’est pas condamnable la plupart du temps. Une idée que soutient la pensée américaine du melting-
pot qui veut dépasser ces conflits culturels et politiques. En ce sens, nous avons vu la position de
l’universalisme et celle de l’essentialisme dans ce débat. Je crains néanmoins que l’essentialisme
culturel dont nous avons parlé ne porte préjudice aux ethno-cultures elles-mêmes : je pense que le
danger pour celles-ci est une marginalisation sociale qui participerait à leur construction
caricaturale. Pour Mélikah Abdelmoumen, écrivaine québécoise, « il n’y a pas de ’’moi’’ ou de
’’nous’’ sans l’autre. »62 . Bien sur, le communautarisme est un risque à prendre en compte dans ces
revendications identitaires. Mais selon Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des
associations noires de France (CRAN) l’attachement ou la défense d’une cause identitaire n’est pas
le communautarisme.
Si l’appropriation culturelle est très présente dans l’actualité artistique nord-américaine, la
France elle, porte une tout autre vision sur le phénomène. À l’occasion de l’émission Appropriation
culturelle : un débat importé sur France Culture, le producteur Hervé Gardette explique que les
Français n’appréhendent pas ce sujet de la même manière que les Américains, il reprend notamment
les paroles de Kim O’Bomsawin qui, explique sur Radio Canada que « Robert Lepage en tant que
québécois comprend bien les enjeux et les problématiques que soulèvent la polémique, mais
qu’Ariane Mnouchkine elle, en tant que Française fait des efforts de compréhension ». Rappelons
que la pièce annulée en juillet 2018 à Montréal a été jouée à Paris la même année sans aucune

62MIHELAKIS, E. (s. d.). Parler pour autrui : Que dit l’appropriation culturelle ? Spirale. Consulté à l’adresse http://www.spiralemagazine.com/
dossier-magazine/parler-pour-autrui-que-dit-lappropriation-culturelle

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complication63 . Comment expliquer cette position de la France face à l’appropriation culturelle ? En
France, ce sujet aussitôt évoqué se trouve rapidement écarté par l’argument de la liberté
d’expression. Khalil Khalsi, professeur en littérature à l’Université du Québec à Montréal ainsi qu’à
la Sorbonne à Paris, perçoit le concept d’appropriation culturelle comme « une doctrine menaçant le
modèle de société français » : dans l’ensemble, les Français considèrent que la liberté d’expression
doit être défendue en art ou dans importe quels autres domaines, au prix du reste. Aussi,
l’accusation de censure est très vite évoquée. Cette position de la France peut possiblement
s’opposer à la violence discriminatoire qui parait ici sous considérée. L’artiste peut-il tout faire au
nom de la liberté d’expression ? Pour les Français, associer la culture à l’identité présente un
amalgame qui participe à la discrimination raciale plutôt qu’à la dénoncer. Khalil Khalsi ajoute à ce
propos : « […] le pas de trop que risque une approche non nuancée, car vindicative, du concept
d’appropriation culturelle, c’est le retour en force des frontières, et ainsi le refus de toute
transformation, de tout échange, de toute évolution »64. Cependant, il est difficile de croire que la
censure puisse être imposée par une ou des personnes dans une position d’impouvoir. Selon
l’auteure Stéphane Martelly, « renverser le sens même de la censure pour dire que ce sont les voix
minoritaires ou dominées qui l’exercent, et le dire paradoxalement sur toutes les tribunes, c’est un
geste puissant de déni »65, de ce fait, dire que l'appropriation censure l’artiste outsider, c'est réfuter
la discrimination dont a été victime l’insider.
L’artiste contemporain franco-algérien Kader Attia fait de l'appropriation culturelle l’un des
grands thèmes de son Oeuvre. Il réalise des installations dans lesquelles il intègre des éléments de
diverses origines en s’inspirant d’oeuvres existantes : « plusieurs de ses réalisations visent à mettre
en évidence ce que la créativité moderne de l’Europe et de l’Amérique du Nord doit au continent
africain: l’architecture de Le Corbusier à l’habitat urbain du désert algérien (Untitled.
Gardhaïa, 2009, voir Annexe 12) ou encore le blues et le jazz aux musiciens réduits en esclavage
(Repair. 5 Acts, 2013, voir Annexe 13). »66. Il s’approprie donc des signes culturels qu’il combine
avec ceux de sa propre origine franco-algérienne. En montrant ce qui vient d’ici et d’ailleurs, Kader
Attia reste selon lui fidèle à sa culture tout en combattant les dominations. Dans la vaste installation
63
GARDETTE, H. (2018, 11). LE CLUB : Appropriation culturelle : un débat importé ?. France Culture . Consulté à l’adresse https://
www.franceculture.fr/emissions/du-grain-a-moudre/du-grain-a-moudre-du-vendredi-23-novembre-2018

64MIHELAKIS, E. (s. d.). Parler pour autrui : Que dit l’appropriation culturelle ? Spirale. Consulté à l’adresse http://www.spiralemagazine.com/
dossier-magazine/parler-pour-autrui-que-dit-lappropriation-culturelle

65Libre opinion. (2018, décembre 15). À propos de «Kanata, épisode 1, la controverse». Le Devoir. Consulté à l’adresse https://www.ledevoir.com/
opinion/libre-opinion/543673/a-propos-de-kanata-episode-1-la-controverse

66DERLON, B., & JEUDY-BALLINI, M.-B. (2018). Quand l’art contemporain propose et que l’anthropologie dispose... L’appropriation à l’œuvre.
Observatoire de l’imaginaire contmeporain. Consulté à l’adresse http://oic.uqam.ca/fr/remix/quand-lart-contemporain-propose-et-que-lanthropologie-
dispose-lappropriation-a-loeuvre

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The Repair from Occident to Extra-occidental Cultures (2012, voir Annexe 14), il rassemble une
centaine objets de cultures occidentales et non occidentales réunies par le thème de la réparation.
Exposés sur des étagères, on y trouve des masques africains, des photographies, des livres ou encore
des objets décoratifs dont certains ont été commandés par l’artiste lui-même à des artisans
sénégalais et italiens. Un diaporama faisant partie de l’installation projette des photographies de
soldats défigurés par la violence de la Première Guerre Mondiale avec des masques africains. Une
association surprenante, mais qui reflète bien le travail de l’artiste. À l’inverse de ce que nous avons
vu en Amérique du nord, ici l’appropriation est perçue comme un moyen de mettre en lumière des
cultures ignorées du grand public : « Ces installations […] appellent à la réparation des préjudices
coloniaux. […] D’une certaine manière, elles mettent en œuvre ce qu’elles dénoncent. »67.
Néanmoins, ce phénomène a-t-il une solution en France, en Amérique ou ailleurs ? Afin d’éviter
toutes formes d’appropriation culturelle offensante - qui n’est pas un acte conscient dans la plupart
des cas - il me semble qu’il nous faut l’encadrer par des régimes juridiques, commerciaux et
institutionnelles et faire un travail de compréhension et de reconnaissance de la part des artistes, des
représentants de la culture mais également du public, qui, plus que de simplement regarder une
œuvre pour sa valeur esthétique, doit aussi s’intéresser à son contexte de création, à l’intention de
l’artiste ou encore à sa légitimité. Je pense donc que la cohésion sociale - pas seulement culturelle
mais aussi politique - passe par le dialogue et l’écoute. En effet, la lutte ne doit pas porter sur la
séparation culturelle, mais sur la revendication de l'égalité des droits et des valeurs universelles que
seule une compréhension réciproque permet. Le manque d’expert dans ce domaine ne profite
évidemment pas aux problématiques engendrées par le sujet. Informer, encadrer et éduquer
semblent être les maitres mots. Les accusations d’appropriation culturelle dans le monde l’art
contemporain américain sont analogues aux luttes politiques et sociales contre les inégalités.
Finalement, sans nécessairement impliquer la paix ou le consensus, l’art contemporain il est certain,
constitue une solution ou une impasse face aux questions identitaires.

« Les cas sociaux


Sont nés des silences coloniaux
Polyglotte, multiples origines
Quêtes identitaires »
- Oxmo Puccino, Le droit de chanter

67DERLON, B., & JEUDY-BALLINI, M.-B. (2018). Quand l’art contemporain propose et que l’anthropologie dispose... L’appropriation à l’œuvre.
Observatoire de l’imaginaire contmeporain. Consulté à l’adresse http://oic.uqam.ca/fr/remix/quand-lart-contemporain-propose-et-que-lanthropologie-
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• The Constitution of the United States - The Bill of Rights & All Amendments. Consitution US.
Consultée à l’adresse https://constitutionus.com/

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Annexes

Annexe 1

Pablo Picasso, Les Demoiselles d’Avignon, 1907, huile sur toile, MoMA, New York, États-Unis

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Annexe 2

Titus Kaphar, Behind the Myth of Benevolence, 2014, oil on canvas, National Portrait Gallery, Washington
DC, États-Unis

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Annexe 3 et 4

Kerry James Marshall, Past Times Artist, 1997, peinture acrylique et collage sur toile, 289 × 396 cm,
McCormick Place Art Collection, Chicago, États-Unis

Carrie Mae Weems, From Here I Saw What Happened and I Cried, 1995-1996, photographie

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Annexe 5

Parker Bright protestant devant Open Casket de Dana Schutz en 2017 à la Biennale de Whitney, New York.

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Annexe 6, 7 et 8

Portrait d'Emmett Till Lisa Whittington, How She Sent Him and
How She Got Him Back, 2012, Mississippi
Civil Rights Museum, Jackson, États-Unis

Dana Schutz, How We Would Give Birth, 2007, Huile sur toile, 152 x 182 cm, collection
particulière, Los Angeles, États-Unis

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Annexe 9, 10 et 11

Mickalene Thomas, Qusuquzah, une tres belle nègresse, Edouard Manet, La Négresse, 1862, huile sur toile,
2011, MoMa, San Francisco, États-Unis pinacothèque Giovanni et Marella Agnelli, Turin, Italie

Kelley Walker, Black Star Press, 2005, chocolat noir et dentifrice sur impression et toile,
91,5 x 71 cm

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Annexe 12, 13 et 14

Kader Attia, Repair. 5 Acts (Mirrors and Masks),


Kader Attia, Untitled (Ghardaïa), 2009, couscous
2013, sculptures, masques en bois, KW Institute for
cuit sur table en bois et impressions numériques papier,
Contemporary Art, Berlin, Allemagne
Tate, Londres, Angleterre

Kader Attia, The Repair from Occident to Extra-Occidental Cultures, 2012, photogramme (détail du
diaporama video)

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