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Postcapitalisme - Paul Mason
Postcapitalisme - Paul Mason
ISBN : 978-2-35456-473-5
La monnaie fiduciaire
En 1837, la toute nouvelle République du Texas émettait ses
premiers billets. Il en existe encore quelques-uns, parfaitement
conservés dans les musées de l’État. Faute de réserve d’or, le pays
nouvellement formé a promis aux porteurs de ces billets de leur
verser 10 % d’intérêts par an. En 1839, la valeur d’un dollar texan
était tombée à 40 cents américains. En 1842, la monnaie était si peu
populaire que le gouvernement refusait que les contribuables paient
leurs impôts avec. Peu de temps après, la population a demandé
que les États-Unis annexent le Texas. En 1845, année de l’annexion,
le dollar texan avait retrouvé presque toute sa valeur. En 1850, les
États-Unis ont effacé 10 millions de dollars de la dette publique du
Texas.
Cet événement est considéré comme un cas d’école de ce
qu’engendre la « monnaie fiduciaire », c’est-à-dire la monnaie dont
la valeur ne repose pas sur celle de l’or. Le mot latin fiat a le même
sens que dans l’expression biblique fiat lux, « que la lumière soit » ;
l’expression signifie « que l’argent soit ». Au Texas, il y avait des
terres, du bétail et du commerce, mais pas en quantité suffisante
pour être garant de l’impression de 4 millions de dollars et contracter
une dette publique de 10 millions de dollars. La monnaie fiduciaire a
disparu, tout comme la République du Texas.
En août 1971, les États-Unis ont décidé de répéter l’expérience,
cette fois en utilisant tout le pays comme laboratoire. Richard Nixon
a de son propre chef quitté un accord qui indexait la valeur de toutes
les autres monnaies sur le dollar, et le dollar sur l’or. Dès lors, le
système monétaire international dépendait de la monnaie fiduciaire.
À la fin des années 1960, le futur patron de la Réserve fédérale,
Alan Greenspan, avait qualifié le projet d’abandon de l’or de complot
fomenté par « les partisans de l’état providence » qui visait à
financer les dépenses publiques en confisquant l’argent des
citoyens17. Cependant, tout comme le reste de l’élite américaine, il
prit conscience que cela permettrait en premier lieu aux États-Unis
de s’approprier l’argent des autres pays, ce qui a permis à
Washington de se livrer à trois décennies de manipulation
monétaire. Ainsi, l’Amérique a pu cumuler, au moment où j’écris ces
lignes, une dette de 6 000 milliards de dollars auprès du reste du
monde18.
Cette transition vers un système de monnaie 100 % papier était la
condition préalable à toutes les autres étapes du projet néolibéral.
Les Américains ont mis du temps à se rendre compte que l’idée ne
leur plaisait pas. Aujourd’hui, les théories économiques de droite
n’est qu’un long cri de rage contre la monnaie fiduciaire. Ses
adversaires sont persuadés qu’elle est la source ultime des
expansions et des récessions, et ils ont en partie raison.
L’abandon de l’or et des taux de change fixes a permis le
développement de trois réflexes fondamentaux inhérents à l’ère
néolibérale : la production accrue d’argent de la part des banques, le
sentiment que toutes les crises peuvent être résolues et que les
bénéfices générés par la spéculation ne peuvent qu’augmenter à
l’infini. Ces réflexes sont devenus tellement ancrés dans l’esprit de
millions d’individus que, lorsqu’ils ne fonctionnent plus, c’est la
paralysie.
Pour certains, l’idée que les banques « créent » de l’argent est
nouvelle, pourtant elles l’ont toujours fait : elles ont toujours prêté
plus d’argent qu’elles n’en avaient dans leurs coffres. Dans le
système d’avant 1971, il y avait des limites légales à ce genre de
création. Aux États-Unis, en ce qui concerne les épargnes que l’on
peut retirer à tout moment, les banques devaient posséder 20 dollars
en liquide pour 100 dollars de dépôt. Même si une personne sur cinq
courait à la banque pour retirer tout son argent, il y en aurait
suffisamment19.
À chaque étape de sa fabrication, le projet néolibéral a supprimé
ces limites. Le premier Accord de Bâle en 1988 a fixé les réserves
nécessaires pour 100 dollars d’emprunt à 8 dollars de dépôt. En
2004, année du deuxième Accord de Bâle, les dépôts et les
emprunts étaient devenus trop complexes pour les faire s’équilibrer
avec un pourcentage à un seul chiffre. De ce fait, les règles furent
modifiées : il fallait maintenant « peser » la valeur du capital selon sa
qualité, qui était évaluée par les agences de notation. Il fallait révéler
l’ingénierie financière d’après laquelle on avait évalué les risques. Il
était également nécessaire de prendre en compte les « risques du
marché » : en d’autres termes, ce qui se passe hors des murs de la
banque.
Le deuxième Accord de Bâle nous invitait ouvertement à nous
jouer du système, et c’est ce que les banquiers et leurs avocats ont
fait. Les agences de notation ont mal évalué les actifs, et les
cabinets d’avocats ont conçu des structures complexes pour
contourner les règles de transparence. En ce qui concerne les
risques du marché, même si les États-Unis allaient droit vers une
récession à l’automne 2007, le Comité du marché libre de la
Réserve fédérale, ceux qui sont censés tout savoir, suintait la
complaisance. Tim Geithner, patron, à l’époque, de la Réserve
fédérale de New York, avait affirmé : « Les dépenses des
consommateurs ralentissent un peu, et les entreprises réagissent en
réduisant leur perspective de croissance en matière d’embauche et
d’investissement, ce qui se traduit par plusieurs trimestres de
croissance un peu en dessous de la norme20. »
Cette incapacité totale à évaluer correctement les risques du
marché n’était pas symptomatique d’une foi aveugle ; elle était
étayée par l’expérience. Confrontée à un ralentissement, la Réserve
fédérale a toujours réagi en sabrant les taux d’intérêt, ce qui
permettait aux banques de prêter toujours plus d’argent contre
moins de garanties. C’est ce qui a donné naissance au deuxième
réflexe fondamental du néolibéralisme : le sentiment que toutes les
crises peuvent être résolues.
De 1987 jusqu’en 2000, sous la tutelle de Greenspan, la Réserve
fédérale a réagi à tous les ralentissements par des baisses du taux
d’intérêt. L’effet s’est non seulement traduit par la transformation des
investissements en un pari à sens unique, puisque la Réserve
fédérale serait toujours en mesure de faire face à un krach boursier.
Il s’agissait également de réduire, au fil du temps, le risque inhérent
à la possession d’actions21. Le prix des actions, qui représentent en
théorie l’idée que l’on se fait sur le devenir d’une société, en est
progressivement venu à représenter l’idée que l’on se fait sur les
décisions futures de la Réserve fédérale. Le rapport entre le prix des
actions et les bénéfices (bénéfices annuels) des 500 meilleures
entreprises américaines, qui oscillait entre 10 fois et 25 fois leurs
bénéfices depuis 1870, oscille maintenant entre 35 fois et 45 fois
leurs bénéfices22.
Si l’argent est un « lien vers le futur », alors, il annonçait en 2000
un avenir plus radieux que dans toute l’histoire de l’humanité.
L’éclatement de la bulle internet est dû à la décision prise par
Greenspan d’augmenter les taux d’intérêt de façon à étouffer une
tendance qu’il a qualifiée d’« exubérance irrationnelle ». Mais, après
les attentats du 11-Septembre, la faillite d’Enron en 2001 et
l’apparition d’une courte récession, les taux d’intérêt furent une fois
de plus abaissés. C’était devenu ouvertement politique : cette
exubérance irrationnelle était tolérée tant que le pays était en guerre
à la fois avec l’Irak et l’Afghanistan et parce que la confiance dans le
système financier avait été ébranlée par une succession de
scandales.
Cette fois-ci, la décision de la Réserve fédérale s’appuyait sur une
promesse transparente : le gouvernement préférait émettre de la
monnaie plutôt que de laisser une récession et une déflation se
prolonger. En 2002, Ben Bernanke, membre de la direction de la
Réserve fédérale, s’est exprimé ainsi : « Le gouvernement américain
possède une technologie appelée planche à billets. Avec un
système de papier-monnaie, un gouvernement déterminé sera
toujours en mesure de faire des dépenses plus élevées, donc
d’afficher une inflation positive23. »
Lorsque les conditions financières sont favorables et prévisibles,
les banques feront toujours de gros bénéfices. Le monde de la
banque est devenu un jeu de stratégie en évolution permanente qui
consiste à soutirer de l’argent aux banques concurrentes, aux clients
et aux entreprises. D’où le troisième réflexe fondamental du
néolibéralisme : l’idée reçue et unanime que l’on puisse créer de
l’argent à partir de l’argent lui-même.
Même s’ils ont diminué le capital minimum obligatoire qui doit être
détenu par les banques, les pouvoirs publics américains avaient
maintenu la stricte séparation qui existe entre les banques de prêt
de Main Street et les banques d’investissement dont la mise en
place fut imposée par la loi Glass-Steagall de 1933. Mais, à la fin
des années 1990, en pleine course à la fusion-acquisition, le secteur
des banques d’investissement s’était mondialisé et se jouait des
règles. Grâce à l’abrogation de la loi Glass-Steagall, le secrétaire au
Trésor, Larry Summers, a ouvert le système bancaire aux adeptes
des formes de financement étrangères, obscures et délocalisées.
Ainsi, la monnaie fiduciaire a contribué à la crise en générant une
série de vagues de signaux erronés venant du futur : la Réserve
fédérale sera toujours là pour sauver tout le monde, les actions ne
comportent aucun risque, et les banques peuvent faire de gros
bénéfices à partir de transactions peu risquées.
Rien ne peut mieux témoigner de la continuité qui existe entre les
politiques d’avant et d’après la crise que l’assouplissement
quantitatif. En 2009, ayant baissé les bras devant l’ampleur de la
tâche, Bernanke, avec l’aide de son homologue anglais Mervyn
King, gouverneur de la Banque d’Angleterre, a fait redémarrer la
planche à billets. La Chine avait déjà commencé à imprimer de
l’argent en novembre 2008 en utilisant un moyen plus direct, celui
des prêts bancaires à « taux réduit » (c’est-à-dire des prêts qui
n’allaient jamais être remboursés) émis par les banques
nationalisées au profit des entreprises. Durant les quatre années qui
suivirent, la Réserve fédérale a fait imprimer 4 000 milliards de
dollars et a racheté les lourdes dettes des prêteurs hypothécaires
soutenus par l’État, puis les obligations d’État, puis les dettes
hypothécaires au rythme de 80 milliards de dollars par mois.
L’impact cumulé de ces procédures s’est traduit par une injection de
liquidités dans l’économie à travers une augmentation du prix des
actions et des logements. Autrement dit, ces liquidités sont, en
premier lieu, tombées dans la poche de ceux qui étaient déjà riches.
Le Japon avait eu recours en premier à la solution de la planche à
billets lors de l’éclatement de la bulle immobilière en 1990. Alors que
l’économie était en berne, le Premier ministre, Shinzo Abe, fut
contraint de redémarrer la presse en 2012. L’Europe, qui n’avait pas
le droit d’émettre de la monnaie selon des règles conçues pour
empêcher l’euro d’être dévalué, a attendu jusqu’en 2015, quand la
déflation et la stagnation se sont imposées, avant de s’engager à
imprimer 1 600 milliards d’euros.
J’ai estimé le montant cumulé de l’argent qui avait été imprimé, y
compris celui que la BCE s’est engagée à imprimer, à environ
12 000 milliards de dollars, soit un sixième du PIB mondial24.
Cela a fonctionné, au sens où cela a permis d’éviter une
dépression. Mais c’était combattre le feu par le feu : l’argent facile
utilisé pour combattre une crise causée par l’argent facile.
Ce qui se passe ensuite dépend de l’idée que l’on se fait de
l’argent. Les détracteurs de la monnaie fiduciaire pensent qu’un
désastre va se produire. En fait, les livres qui dénoncent la monnaie
fiduciaire sont devenus aussi courants que ceux qui dénoncent les
banques. En théorie, avec une quantité limitée de biens
économiques, mais avec une quantité illimitée d’argent, tous les
systèmes de monnaie fiduciaire sont destinés à disparaître, comme
la République du Texas au e siècle. La crise de 2008, c’était le
calme avant la tempête.
En ce qui concerne les solutions, elles viennent sous des formes
millénaires. Il y aura, écrit Detlev Schlichter, un ancien cadre de J.P.
Morgan, un « transfert des richesses dans des proportions
gigantesques » entre ceux qui possèdent des actifs papier, que ce
soit sur un compte bancaire ou dans un fonds de pension, et ceux
qui possèdent des actifs réels, l’or en tête de liste. Selon lui, un
nouveau système connu sous le nom de « 100 % monnaie » et
selon lequel tous les emprunts sont garantis par une quantité
d’argent liquide détenu au sein des banques s’élèvera au-dessus
des ruines, accompagné d’un nouvel étalon-or. Cela nécessitera une
hausse exceptionnelle du prix de l’or, dans la mesure où tout l’or du
monde doit s’aligner sur toute la richesse du monde. (Une logique
similaire est à la base de la mode du Bitcoin, qui trouve son origine
dans la tentative de création d’une monnaie numérique, soutenue
par aucun État et avec un nombre limité de pièces numériques.)
Ce nouveau monde de monnaie « réelle » coûterait extrêmement
cher. Si les réserves bancaires doivent correspondre aux prêts
accordés, alors il ne peut y avoir de croissance économique fondée
sur le crédit. De même, cela ne laisse que peu de place aux
marchés dérivés, dont la complexité se révèle être un atout en
temps normal, pour résoudre des problèmes tels que les
sécheresses, les mauvaises récoltes, le rappel de voitures
défectueuses, etc. Un monde dans lequel les banques détiennent
100 % de leurs dépôts impliquerait des cycles intermittents d’activité
économique ainsi qu’un taux de chômage élevé. De simples calculs
suffisent pour prouver que nous entrerions dans une spirale de
déflation : « Dans une économie qui affiche une offre monétaire
inchangée, mais une productivité croissante […] Les prix ont
tendance à baisser », affirme Schlichter25.
C’est l’alternative favorite des fondamentalistes de la finance de
droite. Leur plus grande peur réside dans le fait que, pour sauver la
monnaie fiduciaire, l’état nationalise les banques, annule les dettes,
prenne le contrôle du système financier et mette définitivement un
terme à l’esprit de la libre entreprise.
Comme nous le verrons, il se peut que nous en arrivions là. Mais
leur raisonnement comporte une erreur fondamentale : ils ne
comprennent pas ce qu’est réellement l’argent.
En économie vulgarisée, l’argent n’est rien de plus qu’un moyen
d’échange pratique qui a été inventé, car, dans les anciennes
sociétés, il était trop hasardeux d’échanger une poignée de pommes
de terre contre une peau de raton laveur. En fait, comme l’a
démontré l’anthropologue David Graeber, rien ne prouve que les
premières sociétés du monde aient eu recours au troc ni que l’argent
en soit issu26. Elles se reposaient sur quelque chose de bien plus
puissant. Elles se reposaient sur la confiance.
L’argent est créé par les États et l’a toujours été ; ce n’est pas
quelque chose qui existe indépendamment d’eux. L’argent a toujours
représenté une « promesse de paiement » formulée par les
gouvernements. Sa valeur ne repose pas sur la valeur intrinsèque
d’un métal, elle quantifie la confiance de la population dans la
pérennité de l’État.
La monnaie fiduciaire aurait fonctionné au Texas si la population
avait eu foi en l’existence à long terme de l’État. Mais personne n’y a
cru, même pas les colons du début du e siècle. Dès qu’ils ont su
que le Texas allait faire partie des États-Unis d’Amérique, la valeur
du dollar texan a augmenté.
Une fois que l’on a compris cela, la véritable nature du problème
du néolibéralisme devient évidente. Le problème n’est pas : « Mince,
nous avons imprimé trop d’argent par rapport à ce qui circule
réellement dans l’économie ! » C’est plutôt, même si bien peu seront
d’accord : « Mince, plus personne n’a confiance en l’État ! »
L’intégrité du système dépend entièrement de la crédibilité de l’État
qui produit de l’argent. Pour l’économie mondiale d’aujourd’hui, cette
crédibilité ne repose pas uniquement sur les États, mais sur un
système de dettes à plusieurs niveaux, des formules de paiement,
des devises dont la valeur est fixée de manière non officielle, des
unions monétaires officielles comme l’euro ainsi que d’énormes
réserves en devises étrangères et constituées par les États pour se
protéger d’un effondrement du système.
Le vrai problème avec la monnaie fiduciaire se pose si, ou plutôt
quand, ce système multilatéral s’effondre. L’avenir nous le dira. Ce
que nous savons, pour l’instant, c’est que la monnaie fiduciaire,
combinée à l’économie du libre-échange, est une machine à créer
des cycles d’expansion et de récession. Laissée sans surveillance,
elle pourrait, avant même d’avoir pris en compte les autres facteurs
de déstabilisation, pousser l’économie du monde vers une
stagnation à long terme.
La financiarisation
Allez visiter n’importe quelle ville anglaise ravagée par le déclin
industriel, et vous trouverez le même paysage urbain : des sociétés
de prêt sur salaire, des prêteurs sur gages et des boutiques qui
vendent de l’électroménager à crédit à des taux d’intérêt vertigineux.
À côté des prêteurs sur gages, vous apercevrez peut-être l’un des
autres lieux de culte de la ville pauvre : une agence pour l’emploi.
Jetez un œil à l’intérieur, et vous trouverez des annonces pour des
emplois rémunérés au salaire minimum, mais qui demandent plus
que des compétences de base. Opérateurs de presse, personnel
soignant qui travaille de nuit, préparateur de commandes : des
emplois qui autrefois payaient bien sont maintenant rémunérés aussi
bas que le permet la loi. Ailleurs, loin des projecteurs, dans les
banques alimentaires gérées par des églises et des organismes de
charité et les bâtiments des services sociaux dont la mission
principale consiste maintenant à conseiller les plus endettés, vous
croiserez ceux à qui l’on a laissé les miettes.
La génération d’avant avait vu ces rues déborder d’entreprises
prospères. Je me souviens comment, dans les années 1970, dans la
rue principale de Leigh, ma ville natale, située dans le nord-ouest de
l’Angleterre, les familles ouvrières aisées se pressaient le samedi
matin. C’était l’époque du plein emploi, des bons salaires et de la
productivité. On trouvait des banques à chaque coin de rue. C’était
un monde plein de travail, d’épargne et de grande solidarité.
Écraser cette solidarité, imposer le salaire minimum et détruire le
tissu social de ces villes a été fait, à l’origine, pour préparer le terrain
à l’introduction du système de la libre concurrence. Au cours de la
première décennie, on a pu observer une hausse de la criminalité,
du chômage, de la dégradation des quartiers ainsi qu’une
détérioration massive du système de santé publique.
Puis vint la financiarisation.
Le paysage urbain d’aujourd’hui, des agences qui prêtent de
l’argent à des taux d’intérêt rédhibitoires, de la main-d’œuvre bon
marché et de la nourriture gratuite, symbolise ce que le
néolibéralisme a pu accomplir. Les salaires fixes ont été remplacés
par de l’emprunt : notre vie a été financiarisée.
Le mot « financiarisation » est long ; si je pouvais en utiliser un
plus court, je le ferais, car il est au cœur du projet néolibéral et doit,
de ce fait, être mieux compris. Les économistes emploient ce terme
pour décrire quatre transformations particulières qui ont démarré
dans les années 1980 :
1. Les sociétés se sont détournées des banques et ont adopté
les libres marchés financiers comme source de financement.
2. Les banques ont commencé à considérer leurs clients
comme une nouvelle source de bénéfices et à s’adonner à
une série d’activités hautement risquées intitulées
« investissement bancaire ».
3. Les consommateurs sont devenus les premiers acteurs des
marchés financiers : les cartes de crédit, les découverts, les
hypothèques, les prêts étudiants et automobiles sont
devenus monnaie courante. Une part croissante des
bénéfices dans l’économie ne vient plus du travail salarié ou
de la fourniture de biens et de services qu’achètent ces
salariés, mais des prêts qui leur sont accordés.
4. Toutes les formes de financement les plus simples sont
désormais à l’origine d’un marché de financement complexe
qui se situe plus haut dans le système : chaque nouveau
propriétaire d’un logement ou d’une voiture est une source
de gain financier que l’on peut retrouver quelque part dans le
système. Notre abonnement de téléphone, de salle de sport
ou de fourniture d’énergie ; tous nos paiements récurrents
sont encapsulés dans des instruments financiers qui
génèrent des intérêts au bénéfice d’un investisseur bien
avant que l’on décide de les souscrire. Ensuite, un parfait
inconnu vient parier sur la probabilité de vos paiements.
Un monde en déséquilibre
Fatalement, le néolibéralisme a contribué à l’augmentation de ce
que l’on appelle les « déséquilibres mondiaux », que ce soit dans le
commerce, l’épargne ou l’investissement. Pour les pays qui ont
écrasé les syndicats, délocalisé une part importante de leurs
secteurs de production et soutenu la consommation à l’aide d’un
volume de crédit croissant, le résultat se traduira toujours par des
déficits commerciaux, une dette publique élevée et des tensions
dans le secteur financier. Les gourous du néolibéralisme ont exhorté
la totalité de la population à suivre le modèle anglo-saxon, alors que,
en réalité, le système s’appuie surtout sur certains pays clés qui ont
choisi de ne pas suivre ce modèle.
L’excédent commercial de l’Asie par rapport au reste du monde,
l’excédent de l’Allemagne par rapport à l’Europe, la détention des
dettes d’autres pays par les pays exportateurs de pétrole, tout était
prévu. Tout ceci a permis aux États-Unis, à la Grande-Bretagne et à
l’Europe du Sud d’emprunter au-delà de leurs capacités. Autrement
dit, nous devons d’emblée comprendre que le néolibéralisme
n’existe que par le refus de certains pays d’adhérer au modèle.
L’Allemagne, la Chine et le Japon pratiquent ce que leurs
détracteurs appellent le « néomercantilisme » : ils usent de leurs
politiques commerciales, monétaires et financières pour s’approprier
d’énormes réserves d’argent venant d’autres pays. On disait
autrefois de ces pays excédentaires qu’ils souffraient d’un retard
économique, mais, dans le monde d’après la crise, ils font partie des
rares pays encore debout. La capacité de l’Allemagne à dicter les
conditions de la défaite de la Grèce, dont les habitants se
souviennent avoir vu la croix gammée flotter au-dessus de
l’Acropole, suffit à affirmer la position dominante dans laquelle se
trouve le pays exportateur et prêteur une fois que le néolibéralisme
s’effondre.
Les déséquilibres mondiaux sont principalement mesurés à l’aide
de la balance courante – la différence entre l’importation et
l’exportation de biens, de services et d’investissements. La balance
courante mondiale avait augmenté durant les années 1990, puis
rapidement décollé après les années 2000, passant de 1 % du PIB
mondial à 3 % en 2006. Les principaux pays débiteurs étaient les
États-Unis et la majeure partie de l’Europe ; les pays excédentaires
étaient la Chine, le reste de l’Asie, l’Allemagne, le Japon ainsi que
les pays producteurs de pétrole31.
Pourquoi est-ce important ? Parce que ces déséquilibres ont
préparé le terrain à la crise de 2008 en saturant les systèmes
financiers américains, britanniques et européens de dettes non
viables. Elles ont entraîné des pays comme la Grèce, qui ne
pouvaient pas sortir de la crise à l’aide de l’exportation, dans une
spirale infernale d’austérité. Elles ont également laissé la plupart des
pays néolibéraux avec une dette publique monumentale.
À la suite de la crise de 2008, les déséquilibres mondiaux
mesurés à l’aide de la balance courante se sont réduits, passant de
3 % du PIB mondial à 1,5 %. Les projections les plus récentes du
FMI ne font pas état d’un risque de deuxième pic, mais les
conditions sont réunies : la Chine ne retrouve pas son taux de
croissance antérieur à la crise, et les États-Unis n’empruntent ni ne
prêtent plus comme avant. Comme les économistes Florence Pisani
et Anton Brender le disent : « L’effondrement de la finance
mondialisée était le seul phénomène qui aurait pu significativement
jouer sur l’accroissement constant des déséquilibres mondiaux32. »
Après 2008, le déficit décroissant de la balance courante avait
persuadé certains économistes que le risque posé par les
déséquilibres n’existait plus33. Mais, dans le même temps, une autre
caractéristique fondamentale inhérente aux déséquilibres s’était
développée : la quantité d’argent détenu par les pays excédentaires
dans d’autres devises, connu sous le nom de « réserve de change ».
Alors que la Chine a vu son taux de croissance revenir à 7 %,
ainsi que son excédent commercial avec l’Occident se réduire, sa
réserve de change a doublé depuis 2008, elle représentait
4 000 milliards de dollars en juin 201434. Les réserves de change
mondiales avaient augmenté de la même manière, en passant de
8 000 milliards de dollars à presque 12 000 milliards de dollars à la
fin de 201435.
Les déséquilibres ont toujours représenté deux dangers bien
connus. Premièrement, ils risquent d’engorger le système financier
avec tellement de crédits qu’il s’effondrerait sous le poids de la dette.
C’est déjà arrivé. Deuxièmement, sur un plan géopolitique, que tous
les risques et les tensions du monde entier fassent l’objet d’un
accord formulé entre États à propos de la dette et des taux de
change, et que cet accord vienne à se rompre. Cette menace plane
toujours.
Si les États-Unis ne peuvent plus financer leurs dettes, la valeur
du dollar s’effondrera. Le seul fait d’y penser suffit à provoquer un
effondrement de sa valeur. Quoi qu’il en soit, l’interdépendance des
États-Unis et de la Chine et, à une plus petite échelle, de
l’Allemagne et du reste de la zone euro suffit à garantir une certaine
stabilité.
Tout ce qui s’est produit depuis 2008 à cause de l’accumulation de
réserves de change doit être interprété comme étant le signe que les
pays excédentaires souscrivent des polices d’assurances toujours
plus importantes contre le danger d’un effondrement américain.
Si le monde n’était fait que de puissances économiques, ce
résultat serait tolérable : une croissance modérée ou nulle dans les
pays déficitaires, une augmentation progressive de la valeur du yuan
par rapport à celle du dollar, une réduction de la dette américaine
grâce à l’inflation, ainsi qu’un déficit commercial aux États-Unis
réduit grâce aux forages qui les rendent moins dépendants de
l’importation pétrolière.
Mais le monde est fait de classes sociales, de religions et de
nations. Les élections européennes de 2014 ont vu des partis
militant pour la destruction de ce système mondial gagner 25 % des
voix ou plus, au Danemark, en France, en Grèce et en Grande-
Bretagne. Alors que j’écris ces lignes, en 2015, la victoire de
l’extrême gauche en Grèce a semé le doute dans la zone euro. De
plus, les tensions diplomatiques en Ukraine ont été à l’origine des
premières sanctions commerciales et économiques sérieuses
imposées à la Russie par les puissances occidentales depuis le
début de la mondialisation. D’Islamabad à Istanbul, le Moyen-Orient
est à feu et à sang, tandis que les relations diplomatiques entre la
Chine et le Japon, déjà malmenées par une violente guerre
monétaire, ne cessent de se détériorer, et ce, à un niveau jamais
atteint depuis 1945.
Il suffirait qu’un ou plusieurs pays « quittent la partie » en
recourant au protectionnisme, à la manipulation des devises ou au
défaut de paiement de la dette pour mettre le feu aux poudres. Les
probabilités pour que cela se produise sont élevées dans la mesure
où la nation la plus importante du monde, les États-Unis, doit
désormais compter avec un parti républicain qui s’est publiquement
engagé à faire usage de ces trois pratiques.
Les déséquilibres étant des caractéristiques inhérentes à la
véritable nature de la mondialisation, ils ne peuvent s’inverser que
sous l’effet d’une catastrophe financière.
Développons : la forme actuelle de la mondialisation souffre d’un
défaut de conception. Ce n’est qu’en alimentant certains
déséquilibres, corrigés par les crises financières, qu’elle est en
mesure de produire une forte croissance. Pour réduire ces
déséquilibres, il est nécessaire de ne plus recourir à la méthode
traditionnelle de croissance néolibérale.
Le système zombie
Essayons d’imaginer comment sortir du capitalisme. Durant la
prochaine décennie, les banques centrales abandonnent le
mécanisme de l’assouplissement quantitatif de manière ordonnée.
Elles s’abstiennent de recourir à la planche à billets pour amortir leur
dette nationale. Tenu à l’écart pendant une décennie, le marché
privé des obligations d’État renaît. En plus de cela, les
gouvernements acceptent de mettre un terme à la folie financière :
ils s’engagent à faire monter les taux d’intérêt pour parer aux futures
bulles financières et abolissent définitivement la garantie implicite
que représente le sauvetage bancaire. En conséquence, tous les
autres marchés (crédits, actions et produits dérivés) se corrigeraient
de sorte à refléter le risque accru du capitalisme financier. Le capital
serait réaffecté à des investissements productifs, loin des activités
spéculatives de la finance.
En fin de compte, le monde devra adopter des taux de change
fixés en fonction d’une nouvelle devise mondiale gérée par le FMI, le
yuan chinois devenant une devise de réserve entièrement
négociable, à la manière du dollar. Cela permettrait de faire face à la
menace généralisée posée par la monnaie fiduciaire : un manque de
crédibilité qui trouve ses racines dans le risque d’éclatement de la
mondialisation. Mais le prix à payer serait la disparition définitive des
déséquilibres mondiaux : la valeur des monnaies des pays
excédentaires augmenterait, et la Chine, l’Inde et d’autres pays
devraient renoncer à leur avantage en matière de main-d’œuvre bon
marché.
Il faudrait, en même temps, inverser le mouvement de la
financiarisation. Cela nécessiterait un déplacement du pouvoir
politique exercé par les banques et les politiciens qui les soutiennent
en faveur d’une politique de relocalisation de l’industrie et des
services vers l’Occident, afin de créer des emplois à salaires élevés
dans les pays développés. Ainsi, la finance perdrait en complexité,
les salaires augmenteraient, et la part du secteur financier dans le
PIB diminuerait, de même que notre dépendance au crédit.
Seuls les membres les plus clairvoyants du gotha mondial savent
que c’est la seule solution : stabilisation de la monnaie fiduciaire,
retrait de la financiarisation et fin des déséquilibres. Cependant,
d’énormes obstacles sociaux et politiques se dressent.
Tout d’abord, les plus riches s’opposent aux augmentations de
salaire et à la réglementation de la finance, tant c’est à l’opposé de
ce à quoi ils aspirent. Ensuite, il y aurait des gagnants et des
perdants au niveau international : l’élite dirigeante allemande tire
actuellement profit de sa colonisation de la Grèce et de l’Espagne à
travers leur endettement, l’élite dirigeante chinoise tire profit de sa
position de gardienne d’une économie de main-d’œuvre bon marché
forte de 1,4 milliard de personnes. Tous ont un intérêt motivé à
bloquer cette voie de sortie.
Et ce n’est pas le plus gros problème : pour que ce scénario
fonctionne, il faudrait effacer d’énormes dettes nationales
impossibles à rembourser, en plus d’une grande partie de celles des
ménages et des entreprises. Il n’existe cependant aucun système au
niveau mondial qui le permettrait. Si l’on efface la dette des États-
Unis, ce sont les épargnants chinois qui perdent, ce qui mènerait à
une rupture de l’accord fondamental entre l’Asie et l’Occident : vous
empruntez, nous prêtons. Si nous effaçons la dette que la Grèce a
contractée auprès de l’Union européenne, ce sont les contribuables
allemands qui perdent des dizaines de milliards d’euros, ce qui,
encore une fois, mettrait fin à un accord crucial.
Le résultat de ce scénario idéal, en supposant que la transition
puisse s’effectuer de manière pacifique, ce serait l’éclatement de la
mondialisation.
Or une telle transition ne se ferait pas sans conflits.
Depuis 2014, la Russie est devenue une puissance qui se
consacre à perturber les économies occidentales, au lieu de
coopérer avec elles. La Chine, malgré tout le soft power qu’elle a
commencé à concrétiser, ne peut pas accomplir ce que les États-
Unis ont fait à la fin de la Seconde Guerre mondiale : absorber la
dette mondiale, établir des règles claires et mettre en place un
nouveau système monétaire international.
En attendant, il n’y a pas la moindre trace d’une quelconque
stratégie similaire en Occident à celle expliquée plus haut. Il en est
question, notamment si l’on considère l’adulation de l’économiste
français Thomas Piketty et l’augmentation des salaires en Europe
demandée par la Bundesbank en 2014. Mais, en pratique, les
principaux partis restent attachés au néolibéralisme.
Qui plus est, sans cette voie de sortie, l’avenir ressemble de plus
en plus à une stagnation à long terme.
En 2014, l’OCDE a publié ses prévisions sur l’état de l’économie
internationale entre 2015 et 206040. Selon ses experts, la croissance
mondiale ralentirait à 2,7 %, car les effets de rattrapage qui stimulent
la croissance dans les pays en voie de développement
(accroissement de la population, éducation, urbanisation) vont
s’estomper. Même avant cela, la quasi-stagnation des économies
développées indique une croissance mondiale moyenne de
seulement 3 % au cours des cinquante prochaines années, ce qui
est nettement inférieur à la moyenne observée avant la crise.
Dans le même temps, les emplois semi-qualifiés seront
automatisés et leurs salaires disparaîtront, ne laissant que des
salaires faibles et élevés. Les inégalités augmenteront de 40 %. En
2060, des pays comme la Suède connaîtront les niveaux d’inégalité
actuellement observés aux États-Unis : la banlieue de Stockholm
aura des allures de ville fantôme. Il existe également un risque réel
que le changement climatique se traduise autant par la destruction
des capitaux que par celle des zones côtières et de l’agriculture, ce
qui réduirait le PIB mondial de 2,5 % et celui de l’Asie du Sud-Est de
6 %.
Cependant, l’élément le plus pessimiste du rapport de l’OCDE ne
réside pas dans ses projections, mais dans ses estimations : une
forte hausse de productivité due aux technologies de l’information.
On s’attend à ce que les trois quarts de la croissance d’ici à 2060
viennent d’une productivité accrue. Cependant, ces estimations sont,
comme le rapport l’indique avec un euphémisme, « hautes par
rapport à l’Histoire récente ».
Dans les faits, et comme nous l’expliquerons dans le chapitre 5, il
n’est absolument pas certain que la révolution technologique qui a
eu lieu lors de ces vingt dernières années puisse se traduire par une
croissance et une productivité quantifiable en termes de marché.
Dans le cas présent, il existe un risque non négligeable que les
maigres 3 % de croissance annuelle prévus par l’OCDE sur les
cinquante prochaines années à venir soient plus proches de 0,75 %.
Enfin, il y a le problème de l’immigration. Pour que le scénario de
croissance centrale de l’OCDE fonctionne, l’Europe et les États-Unis
devront absorber 50 millions d’immigrants, chacun entre 2015 et
2060, tandis que les autres pays développés devront en assimiler
30 millions. Sans eux, la main-d’œuvre et l’assiette fiscale de
l’Occident diminueront de telle façon que les états entreront en
faillite. Le risque, incarné par 25 % de votes pour le Rassemblement
national, en France, et par des militants de droite surarmés et
haranguant des enfants d’immigrants à la frontière entre la Californie
et le Mexique, est que les populations des pays développés s’y
opposent.
Essayez de vous plonger dans le monde en 2060 comme
envisagé par l’OCDE : Los Angeles et Detroit ressemblent à Manille
aujourd’hui, avec des bidonvilles qui longent des gratte-ciel
surveillés par des gardes ; Stockholm et Copenhague ont
l’apparence des villes en ruines de la rust belt des États-Unis, les
emplois à salaire moyen disparaissent. Le capitalisme en serait à sa
quatrième décennie de stagnation.
Selon l’OCDE, ne serait-ce que pour concrétiser cet avenir
radieux, nous devons rendre la main-d’œuvre plus « flexible » et
mondialiser davantage l’économie. Il faudrait privatiser
l’enseignement supérieur (puisque le coût de son développement,
nécessaire pour répondre à la demande des nouveaux bacheliers,
entraînerait la faillite de nombreux états) et absorber des dizaines de
millions de migrants dans les pays développés.
Et, alors que nous nous efforçons de faire face à tout cela, il est
probable que les moyens actuels de financement des États
disparaissent. L’OCDE indique que la polarisation des populations,
en groupes de revenus faibles et forts, rendra l’imposition sur le
revenu inefficace. Il deviendra nécessaire, comme le suggère
Thomas Piketty, de taxer les riches à la place. Le problème ici étant
que les biens – qu’il s’agisse d’un cheval de course prestigieux, d’un
compte bancaire secret ou des droits de propriété intellectuelle sur le
logo de Nike – ont tendance à être détenus au sein de juridictions
dont le but est d’éviter les impôts sur la fortune, quand bien même
quelqu’un déciderait de les lever, ce qui n’est pas le cas
actuellement.
Selon l’OCDE, si rien ne change, nous pouvons raisonnablement
nous attendre à une stagnation en Occident, à un rythme de
croissance modéré pour les marchés émergents ainsi qu’à la faillite
probable de nombreux États.
Il est donc plus réaliste de penser que, à un moment donné, un ou
plusieurs pays renonceront à la mondialisation par le biais du
protectionnisme, de l’annulation de la dette et de la manipulation des
devises. Ou alors, qu’une crise de démondialisation ayant pour
origine des désaccords diplomatiques et des conflits armés se
répercute sur l’économie internationale et produise les mêmes
résultats.
La leçon que nous pouvons tirer du rapport de l’OCDE est que
nous avons besoin de revoir le système dans son intégralité. La
génération la plus éduquée et la plus connectée de toute l’histoire de
l’humanité ne saurait accepter un futur d’inégalités profondes et de
croissance nulle.
Plutôt que de nous précipiter vers une démondialisation et ainsi
aller vers plusieurs décennies de stagnation et une augmentation
des inégalités, nous devrions adopter un nouveau modèle
économique. Concevoir un tel modèle exigera bien plus qu’un simple
effort de pensée utopiste. Au milieu des années 1930, le talent de
Keynes résidait dans sa capacité à comprendre ce que la crise avait
révélé sur le système existant. Un nouveau modèle viable devait être
construit afin de corriger les défauts permanents de l’ancien, ceux
qui échappaient au regard de l’économie orthodoxe.
Cette fois-ci, le problème est plus important encore.
Le postulat de ce livre est que, en parallèle du problème de la
stagnation à long terme (qui a pour origine la crise financière et
l’explosion démographique), les technologies de l’information ont
privé les forces du marché de leur capacité à créer du dynamisme.
Au lieu de cela, elles réunissent les conditions nécessaires à une
économie postcapitaliste. Dans la mesure où ses fondements
technologiques ont changé, il n’est peut-être pas possible de
« sauver » le capitalisme comme Keynes l’a fait par le biais de
solutions radicales.
Avant d’exiger un « New Deal vert », des banques publiques, un
enseignement universitaire gratuit ou des taux d’intérêt zéro à long
terme, nous devons donc comprendre comment tout ceci
pourrait s’intégrer dans le type d’économie qui est en train
d’émerger. Or nous manquons terriblement de moyens pour y
parvenir. Un ordre a été rompu, mais les économistes orthodoxes
n’ont aucune idée de l’ampleur de cette rupture.
Pour avancer, nous devons nous appuyer sur une idée plus
humble que « l’automne financier d’un empire sur le déclin », mais
plus ambitieuse qu’une simple théorie des cycles alternant
expansions et récessions. Il nous faut une théorie qui explique à la
fois pourquoi de grandes transformations se sont produites dans
l’histoire du capitalisme durant ces deux derniers siècles, et
comment les révolutions technologiques stimulent la croissance
capitaliste.
Ce qu’il nous faut, en somme, c’est une théorie qui permet de
situer la crise actuelle dans le cadre du destin global du capitalisme.
Cette quête nous mènera au-delà de l’économie traditionnelle, et
bien au-delà encore du marxisme orthodoxe. Cette quête débute
dans une cellule de prison russe en 1938.
2
Cycles longs et mémoire courte
Peloton d’exécution
Le prisonnier traîne des pieds, incapable de marcher. Il ne voit plus
très bien, souffre de maladie cardiaque chronique et d’une
dépression clinique. « Je n’arrive pas à penser de manière
rationnelle. Réfléchir à la manière d’un scientifique, sans travailler
activement sur des matériaux de recherche, sans livres, et avec une
migraine par-dessus le marché est très difficile », écrit-il1.
Nikolai Kondratiev est resté enfermé huit ans comme prisonnier
politique à Suzdal, à l’est de Moscou. Il ne pouvait lire que les livres
et les journaux autorisés par la police politique de Staline. En hiver,
le froid le faisait trembler de tous ses membres ; en été, il suait au
point de frôler la déshydratation sévère, mais son calvaire touchait
bientôt à sa fin. Le 17 septembre 1938, dernier jour de sa peine,
Kondratiev fut jugé une deuxième fois. Il fut condamné pour ses
activités contre le régime soviétique et abattu dans sa cellule par un
peloton d’exécution.
Ainsi périt l’un des géants de l’économie du e siècle. De son
temps, Kondratiev s’était élevé aux côtés de penseurs d’influence
mondiale tels que Keynes, Schumpeter, Hayek et Gini. Ses
« crimes » avaient été fabriqués de toutes pièces. Le « Parti
travailliste paysan » clandestin, dont il était censé avoir été le chef,
n’a jamais existé.
Selon ses bourreaux, le vrai crime de Kondratiev avait été de
penser l’impensable à propos du capitalisme : au lieu de s’effondrer
sous le poids de la crise, celui-ci s’adapte et se transforme. Dans le
cadre de deux de ses travaux d’analyse de données les plus
révolutionnaires, il avait réussi à prouver qu’un cycle long de
cinquante ans existait au-delà des cycles économiques de courte
durée et dont les tournants majeurs coïncident avec des
changements structurels importants au sein du capitalisme ainsi
qu’avec des conflits de grande ampleur. De ce fait, les moments de
crises intenses et autres combats pour la survie n’étaient pas
synonymes de chaos, mais d’ordre. Kondratiev avait été le premier à
découvrir l’existence des vagues longues en économie.
Bien qu’elle ait été vulgarisée et, plus tard, connue sous le nom de
« théorie des cycles », l’intérêt principal de la théorie de Kondratiev
tient dans sa description des changements fondamentaux auxquels
l’économie mondiale est sujette, des tensions structurelles au sein
du capitalisme et de la façon avec laquelle celui-ci se transforme
pour y répondre. Kondratiev a réussi à expliquer pourquoi des
systèmes économiques qui ont survécu pendant plusieurs dizaines
d’années sont susceptibles de s’écrouler d’un instant à l’autre. Il
préférait employer le terme « cycle long » plutôt que « vague », car,
dans la pensée scientifique, parler de « cycle » nous permet
d’utiliser l’ensemble d’un champ lexical tout à fait pertinent : on peut
ainsi parler de phases, d’états et de leur inversion soudaine.
Kondratiev avait étudié le capitalisme industriel. Bien que d’autres
affirment avoir trouvé des preuves de cycles longs en examinant les
prix que l’on pratiquait à l’époque du Moyen Âge, ses séries de
données commencent à l’époque de la révolution industrielle, dans
les années 1770.
Selon la théorie de Kondratiev, chaque cycle de longue durée
commence par une période de croissance économique qui dure
environ vingt-cinq ans et qui est alimentée par la mise en œuvre de
nouvelles technologies et par d’importants investissements en
capital, puis vient une période de récession de même durée qui se
termine habituellement par une dépression. Lors de la période de
« croissance », les récessions se font rares ; dans la période de
« décroissance », elles sont fréquentes. Dans la période de
« croissance », le capital va aux industries de production ; dans la
période de « décroissance », il est prisonnier du système financier.
On pourrait creuser davantage, mais c’est la base de la théorie.
Dans ce premier chapitre, j’expliquerai pourquoi cette théorie se
vérifie, mais aussi pourquoi la crise actuelle marque une rupture
dans le cycle et pourquoi il se passe quelque chose de bien plus
significatif que la fin d’un cycle de cinquante ans.
Kondratiev lui-même était très prudent quant à ce que sa théorie
impliquait. Il n’a jamais prétendu être en mesure de prévoir quoi que
ce soit, même s’il avait vu venir la Grande Dépression des
années 1930 dix ans avant qu’elle ne se produise. Il s’est arrangé
pour que la publication de ses découvertes soit accompagnée de
vives critiques et qu’elle passe par un comité de lecture2.
D’une certaine manière, la police de Staline avait mieux compris
sa théorie que Kondratiev lui-même. Les officiers de la police avaient
compris que, si l’on allait au bout de la théorie, elle mettrait le
marxisme face à une idée dangereuse : le capitalisme ne connaîtra
jamais sa « dernière » crise. Le chaos, la panique et la révolution,
oui ; mais, selon les données collectées par Kondratiev, la tendance
du capitalisme n’est pas à l’effondrement, mais plutôt au
changement. Des pans entiers du capital peuvent disparaître, des
modèles économiques peuvent devenir obsolètes, des empires
peuvent s’écrouler lors de guerres totales, mais le système survit,
bien que sous une autre forme.
Pour les marxistes orthodoxes des années 1920, l’explication qu’a
fournie Kondratiev sur les causes de ces transformations était tout
aussi dangereuse. Les événements à l’origine de ces tournants
majeurs – à savoir les guerres, les révolutions, la découverte de
nouveaux gisements d’or et l’établissement de nouvelles colonies –
ne traduisaient, selon lui, que l’impact des exigences de l’économie
elle-même. Même si elle essaie de façonner l’histoire de l’économie,
l’humanité peut difficilement agir sur le long terme.
Dans les années 1930, la théorie des cycles longs avait influencé
la pensée occidentale. L’économiste Joseph Schumpeter avait, lui
aussi, émis une théorie des cycles économiques, contribuant ainsi à
la popularité du terme « cycle de Kondratiev ». Mais une fois le
capitalisme stabilisé après 1945, la théorie des cycles longs semblait
obsolète. Les économistes croyaient que l’on pouvait corriger les
variations les plus infimes du capitalisme grâce à l’interventionnisme.
Quant aux cycles de cinquante ans, le gourou de l’économie
keynésienne Paul Samuelson les avait qualifiés de « science-
fiction3 ».
En outre, dans les années 1960, lorsque la nouvelle gauche
essayait tant bien que mal de réhabiliter le marxisme en tant que
théorie sociologique légitime, elle n’avait clairement pas le temps de
s’intéresser à Kondratiev et à ses vagues. Elle cherchait une théorie
qui prédisait l’éclatement du capitalisme, pas sa survie.
Seule une poignée de durs à cuire (principalement des
investisseurs) restèrent attachés à Kondratiev. Dans les
années 1980, les analystes de Wall Street ont fait de ses prudentes
conclusions à court terme un ramassis de bla-bla prophétique. Ils
remplacèrent les données complexes de Kondratiev par une courbe
grossière composée de lignes tracées à la volée : une hausse, un
plateau, une crise et une chute brutale. Ils la baptisèrent « vague
K ».
Selon ces investisseurs, si Kondratiev a raison, la reprise
économique qui a commencé dans les années 1940 marque le
début d’un cycle de cinquante ans, ce qui implique qu’une
dépression doit avoir lieu vers la fin des années 1990. Ces mêmes
investisseurs ont conçu des stratégies d’investissement complexes
pour se protéger de la catastrophe, puis ils ont attendu…
La courbe imaginaire
En 1922, les publications des premières esquisses des cycles de
longue durée de Kondratiev ont immédiatement déclenché une
controverse. Léon Trotsky, l’un des trois chefs les plus influents du
communisme de l’époque, a écrit que, si les cycles de cinquante ans
existent, « leurs particularités et leur durée ne sont pas déterminées
par les interactions entre les différentes forces du capitalisme, mais
selon ces conditions externes à travers les voies desquelles le
développement capitalistique se déverse11 ».
e
Au début du siècle, les révolutionnaires marxistes sont
devenus obsédés par l’idée que l’action humaine, la « volonté
subjective », était plus importante que l’économie. Ils se sentaient
prisonniers de l’économie, devenue la propriété des socialistes
modérés qui croyaient qu’une révolution était impossible. Selon
Trotsky, Kondratiev avait fait les choses à l’envers :
À la rescousse de Kondratiev
Une fois, j’ai donné un cours à 200 étudiants en économie d’une
université britannique. Ils n’avaient aucune idée de qui ou de quoi je
parlais. Après l’échange, l’un des universitaires est venu me dire que
mon erreur fut de « confondre microéconomie et macroéconomie ».
Il ajoute que « les étudiants ne sont pas habitués à cela ». Un autre
maître de conférences, professeur d’histoire de l’économie, n’avait
jamais entendu parler de Kondratiev.
Cependant, ils connaissaient Joseph Schumpeter. Dans Les
Cycles des affaires (1939), Schumpeter prétend que le capitalisme
est animé par l’entrelacement des cycles économiques, allant des
plus courts, qui sont produits par l’accumulation des stocks au sein
des entreprises et dont la durée est de trois à cinq ans, jusqu’aux
longs cycles de cinquante ans que Kondratiev a repérés.
Lors d’un exercice de logique complexe, Schumpeter a écarté les
cycles de crédit, les chocs externes, les changements de tendances
et ce qu’il a nommé « croissance » en tant que causes des cycles de
Kondratiev. Au lieu de cela, il prétend que : « L’innovation est le fait
marquant de l’histoire économique de la société capitaliste et est en
grande partie responsable de la majorité de ce que nous attribuons à
première vue à d’autres facteurs22. » Il a ensuite dressé un portrait
historique détaillé de chacun des cycles de Kondratiev et les a
définis comme cycles d’innovations : le premier est déclenché par
l’apparition de l’industrialisation dans les années 1780, le deuxième
par les chemins de fer à partir de 1842, le troisième par une série
d’innovations qui constituent ce que nous appelons aujourd’hui « la
deuxième révolution industrielle » et qui a eu lieu dans les
années 1880 et 189023.
Schumpeter s’est approprié la théorie des cycles de Kondratiev et
l’a rendue plus attractive aux yeux des capitalistes : dans sa version,
les entrepreneurs et les innovateurs sont les moteurs du cycle.
Inversement, les cycles s’arrêtent lorsque cessent les innovations et
que le capital s’accumule dans le système financier. Selon
Schumpeter, la crise est un élément indissociable du système
capitaliste dans la mesure où elle encourage la « destruction
créatrice » des vieux modèles qui ne fonctionnent plus.
Et, bien que l’on ne se souvienne plus de Kondratiev depuis
longtemps, les travaux de Schumpeter, qui consistent en un compte
rendu technodéterministe des hauts et des bas vers lequel les
économistes orthodoxes peuvent se tourner en temps de crise,
lorsque leurs convictions normatives échouent, sont devenus parole
divine.
La plus grande adepte actuelle de Schumpeter, Carlota Perez,
s’est appuyée sur sa théorie pour inciter les dirigeants politiques à
donner la priorité aux technologies de l’information, aux
biotechnologies et à l’énergie verte, suivant la promesse d’un nouvel
« âge d’or » qui commencera dans les années 2020, lorsque le
prochain cycle débutera.
Perez a apporté quelques améliorations à la théorie des cycles
pour nous permettre de mieux comprendre la période actuelle. Son
idée du « paradigme techno-économique » est l’élément le plus
important. Selon elle, ni un ensemble d’innovations à chaque début
de cycle ni la simple interaction de ces innovations ne suffisent.
L’apparition d’une « nouvelle forme de bon sens guidant toutes les
révolutions » et d’une « logique de la nouveauté » qui permet le
remplacement d’un ensemble de technologies et de pratiques
commerciales par un autre est nécessaire.
Mais, en datant les cycles à partir de l’invention de nouvelles
technologies plutôt qu’à partir de leur déploiement, Perez s’éloigne à
la fois de Kondratiev et de Schumpeter. Elle propose un nouveau
modèle séquentiel : les innovateurs innovent, la finance exulte et
spécule puis tout se termine dans les larmes. L’État intervient et
résout le problème afin qu’un nouvel âge d’or de forte croissance et
de productivité soit possible.
Les partisans de Perez affirment que cette série de dates n’est
qu’une refonte de la théorie de Schumpeter, les débuts de cycles se
produisant seulement vingt-cinq ans plus tôt. Mais c’est bien plus
que cela. Selon elle, le principal sujet de la théorie des cycles longs
ne tourne pas autour des variations du PIB, qui étaient la priorité de
Kondratiev, mais plutôt autour de « l’apparition et l’assimilation
progressive de chaque révolution technologique24 ».
Par conséquent, elle se retrouve avec toutes sortes de problèmes
de cohérence. Pourquoi est-ce que le quatrième cycle (1909-1971)
dure presque soixante-dix ans ? Car il a fallu attendre 1945 pour que
les mesures prises par les autorités publiques portent leurs fruits.
Pourquoi est-ce que l’enchaînement bien défini « innovation, bulle,
éclatement » s’est produit deux fois entre 1990 et 2008 ? Elle répond
que c’est encore une fois à cause d’une erreur de politique
gouvernementale.
La théorie des cycles de Perez met l’accent sur les mesures
gouvernementales en temps de crise, mais néglige la lutte des
classes et la distribution des richesses. Elle prend le contrepied de la
théorie de Kondratiev en expliquant que la technologie est le moteur
de l’économie et que le moteur de la technologie est le
gouvernement.
L’intérêt de la théorie des cycles provoqués par la technologie est
que les preuves qui la soutiennent sont matérielles : les séries
d’innovations ont lieu avant le début des cycles longs, et leurs
interactions ont été répertoriées. Cette théorie se veut matérialiste,
en ce sens qu’elle considère les révolutions et les changements des
comportements sociaux comme le résultat de quelque chose de plus
profond. Les nouvelles technologies provoquent l’avènement de ce
que Schumpeter appelait les « nouveaux hommes », qui à leur tour
apportent leurs propres tendances et normes de consommation.
Mais Kondratiev avait eu raison de réfuter l’idée de la technologie
comme moteur des changements de grande ampleur. Elle justifie le
début des cycles de cinquante ans, mais ne justifie pas totalement la
simultanéité des innovations, ni l’apparition d’un nouveau paradigme
social, ni même la fin des cycles.
Si l’on suit la théorie de Kondratiev et que l’on étend sa série de
cycles de longue durée au présent, que l’on exploite la « physique »
de Marchetti ainsi qu’une série de données d’une bien meilleure
qualité qu’en 1920, cela nous donne, dans les grandes lignes :
Le capitalisme industriel a traversé quatre cycles de longue durée,
se dirigeant vers un cinquième dont le décollage a été interrompu.
1. 1790-1848 : Il est possible de trouver des preuves du
premier cycle de longue durée dans les données anglaises,
françaises et américaines. L’industrialisation, les machines à
vapeur et les canaux sont à la base du nouveau paradigme.
La dépression de la fin des années 1820 constitue le
tournant majeur. La Révolution française de 1848, qui a duré
jusqu’au coup d’État du 2 décembre 1851, en parallèle à la
guerre américano-mexicaine (1846-1848) et au compromis
du Missouri de 1820, marque un point de repère évident.
2. 1848-milieu des années 1890 : des preuves d’un deuxième
cycle de longue durée se font jour dans les pays développés,
puis dans l’économie mondiale à la fin du cycle. Les chemins
de fer, le télégraphe, les bateaux de croisière à vapeur, la
stabilité de la valeur des monnaies et la production en série
des machines par d’autres machines en constituent le
paradigme. Le cycle atteint son point culminant au milieu des
années 1870 avec des crises financières aux États-Unis et
en Europe qui déboucheront sur la Grande Dépression
(1873-1896). Au cours des années 1880 et 1890, de
nouvelles technologies sont mises au point en réponse aux
crises sociales et économiques qui surviennent en même
temps au début du troisième cycle.
3. 1890-1945 : dans le contexte du troisième cycle, l’industrie
lourde, l’ingénierie électrique, le téléphone, le taylorisme et la
production de masse marquent les progrès technologiques
les plus importants. La rupture survient à la fin de la
Première Guerre mondiale : la Grande Dépression de 1930,
suivie de la destruction du capital lors de la Seconde Guerre
mondiale qui signifia la fin du déclin.
4. Fin des années 1940-2008 : le paradigme du quatrième cycle
tire ses origines des transistors, des matériaux synthétiques,
des biens de consommation de masse, de l’automatisation
industrielle, du nucléaire et du calcul automatique. C’est la
plus longue période de forte croissance économique de
l’Histoire. Le point culminant est, sans équivoque, le choc
pétrolier d’octobre 1973, après lequel se produit une longue
période d’instabilité, mais pas de dépression majeure.
5. À la fin des années 1990, les premiers éléments du
cinquième cycle apparaissent, au milieu de ceux de la fin du
quatrième. Le cycle naît grâce à la technologie du réseau,
aux communications mobiles, aux biens de l’information et à
un marché entièrement mondialisé. Mais il s’arrête là. Et la
raison pour laquelle il n’est pas allé plus loin est liée au
néolibéralisme et a quelque chose à voir avec la technologie
elle-même.
Le postulat de Marx
Durant les quatre-vingts premières années du capitalisme industriel,
les économistes ont fait part de leur pessimisme quant à son avenir.
Les économistes traditionnels, Smith, Say, Malthus et Ricardo,
doutaient de manière maladive de sa survie. Le sujet de leurs
travaux était les limites du capital : les obstacles à son expansion, le
déclin du profit, la fragilité d’une croissance stable.
L’idée que le travail humain est la source de la valeur et qu’il
détermine le prix des biens était au cœur de leurs débats. Cette idée
est connue sous le nom de « valeur-travail ». Nous expliquerons en
détail dans le chapitre 6 comment elle nous aide à schématiser la
transition depuis une économie capitaliste vers une économie non
marchande.
Marx a passé sa vie à corriger les défauts de la théorie de la
valeur-travail dans le but de donner une explication aux crises et aux
effondrements dont le capitalisme fut victime à ses débuts. Selon
Marx, une économie de marché à part entière ne va pas sans une
certaine instabilité. Pour la première fois de l’Histoire, connaître la
crise en vivant dans l’abondance est possible. Des choses qui ne
peuvent ni s’acheter ni être utilisées sont conçues ; un scénario qui
aurait semblé hors du commun à l’époque du féodalisme ou dans
l’Antiquité.
Marx a également relevé des tensions dans l’économie entre l’être
et le paraître. Le marché est une machine dont le but est de
réconcilier les deux. La valeur réelle des biens est établie par la
quantité de travail, d’ingénierie et de matières premières, toutes ces
valeurs étant calculées en valeur-travail, nécessaires à leur
conception. Il est cependant impossible de déterminer cette valeur à
l’avance. On ne peut pas non plus « voir » cette valeur, car les lois
de l’économie fonctionnent « dans le dos » de tous les individus
concernés.
Cette tension est à l’origine des petites corrections du marché,
comme lorsque l’étalage du marché déborde d’invendus, comme
des grandes, si l’on prend l’exemple de la demande (refusée) de
sauvetage de Lehman Brothers par le gouvernement américain.
Cela signifie que, lorsque nous examinons une crise, nous devons
chercher ce qui ne fonctionne pas, en allant plus loin que ce qui est
présenté sur la couverture du Wall Street Journal.
Marx avait avancé que, dans une économie entièrement
capitaliste, les bénéfices ont tendance à converger vers la moyenne.
De ce fait, alors que leur esprit leur dit qu’ils sont en compétition
féroce les uns avec les autres, les chefs d’entreprise génèrent, en
fait, un taux de profit moyen discernable dans chaque secteur et
dans l’ensemble de l’économie, en fonction duquel ils fixent les prix
et jugent les performances. Puis, à l’aide du système financier, ils
constituent un réservoir global de bénéfices dans lequel les
investisseurs peuvent puiser à des taux de rendement assez
réguliers pour un niveau de risque donné. Même si le secteur
financier venait d’apparaître lorsque Marx a écrit le Capital, il a très
clairement saisi la manière dont la finance, en matière de taux
d’intérêt, est devenue le principal outil de distribution logique du
capital en fonction des risques et des bénéfices moyens du secteur.
Il a également pris conscience que le travail, et plus
particulièrement la valeur ajoutée arrachée aux salariés par le
rapport de force inégal au sein de l’entreprise, était la seule véritable
source de bénéfices. Mais il existe une tendance intrinsèque,
motivée par la nécessité d’accroître la productivité, à remplacer la
main-d’œuvre par des machines. Puisque la main-d’œuvre est la
seule source de bénéfices, et puisque la mécanisation se développe
dans toute l’économie, cette tendance a pour conséquence de
diminuer les taux de profit. Dans une entreprise, un secteur ou tout
un ensemble économique dans lesquels une part croissante du
capital est investie dans des machines, des matières premières et
d’autres intrants non liés au travail, la part des bénéfices générés
par la main-d’œuvre est réduite. Marx a qualifié le phénomène de
« loi la plus essentielle du capitalisme ».
Cependant, le système réagit de manière spontanée à cette
menace : il amène à la création d’institutions et de comportements
qui contrebalancent la tendance à la baisse du taux de profit. Les
investisseurs se tournent vers de nouveaux marchés où les
bénéfices sont plus élevés et les coûts de la main-d’œuvre baissent
en réponse à l’appauvrissement qualitatif des biens de
consommation et des denrées ; soit les chefs d’entreprise se mettent
en quête de nouvelles sources de main-d’œuvre bon marché, soit ils
font la transition depuis une industrie fortement mécanisée à une
industrie de main-d’œuvre, ou alors ils privilégient les parts de
marché (volume de bénéfices) au lieu des marges (taux de profit).
Marx a assimilé l’essor de la finance à une contre-tendance
d’ordre stratégique : une partie des investisseurs commencent à
accepter de recevoir des intérêts, plutôt que le profit entrepreneurial
pur et simple qui découle de la création et de l’exploitation d’une
entreprise, comme récompense légitime pour le simple fait de
posséder de grandes quantités d’argent. Les entrepreneurs
continueront de prendre des risques unilatéraux, comme le font
aujourd’hui les capitaux privés et les fonds spéculatifs, mais une
grande partie du système est conçue pour survivre grâce à des
investissements à faible risque et à faible rendement à l’aide
du système financier, ce qui, selon Marx, permet au capitalisme de
continuer à fonctionner lorsque les bénéfices sont en baisse.
Nous nous devons d’être le plus clair possible à propos de cela :
selon Marx, ces contre-tendances fonctionnent en permanence. Une
crise survient uniquement lorsque ces tendances cessent d’exister1.
C’est-à-dire lorsqu’il n’y a plus de main-d’œuvre bon marché, que de
nouveaux marchés n’apparaissent plus ou que le système financier
n’est plus en mesure d’absorber le capital que les investisseurs, peu
enclins à prendre des risques, essaient de stocker.
Pour résumer, Marx a démontré que la crise est la soupape de
pression du système entier. C’est une caractéristique inhérente au
capitalisme et un produit de son propre dynamisme technologique.
Rien qu’à partir de ces quelques lignes, il est aisé de constater
que Marx pose le modèle du capitalisme comme un système
complexe. Même lorsqu’il semble équilibré, le capitalisme ne l’est
pas : il existe un processus d’effondrement spontané contrebalancé
par de nombreux stabilisateurs eux-mêmes spontanés. La théorie
des crises vise à expliquer pourquoi et quand ces stabilisateurs
cessent de fonctionner.
Dans les trois volumes du Capital, Marx définit plusieurs
catégories de crise. La première traduit les conséquences d’une
surproduction. Elle survient lorsque l’offre surpasse la demande et
qu’il est impossible de réaliser des profits par la vente des biens.
Marx s’attendait également à ce que des crises émergent de
l’inefficacité des flux de capitaux entre les secteurs : il fut témoin de
nombreuses crises durant lesquelles l’industrie lourde s’était
développée en décalage avec le secteur de la production de biens
de consommation, entraînant une récession jusqu’à leur
rééquilibrage. Puis viennent les crises provoquées par l’impact limité
des contre-tendances listées plus haut. Les crises sont marquées
par une baisse notable du taux de profit, un gel des investissements
et une baisse du PIB.
Enfin, Marx explique dans le troisième volume du Capital
comment les crises se produisent : la durée des crédits est
excessivement étendue, puis la spéculation et les activités illégales
font atteindre au crédit des limites insoutenables pour l’économie
jusqu’au moment où les faillites viennent empêcher le
remboursement de ces crédits, plongeant l’économie dans une
dépression de plusieurs années. En l’espace d’une seule phrase aux
allures de sentence, Marx a anticipé le monde d’Enron, de Bernie
Madoff et des 1 % les plus riches. Il écrit que la fonction principale
du crédit est de faire en sorte que l’exploitation devienne « la plus
grande et la plus pure forme de pari et d’escroquerie » et qu’elle
« réduise de plus en plus le nombre des quelques individus qui
exploitent la richesse sociale2 ». En 2008, ce sont les similitudes
entre l’effondrement du système financier et la célèbre formule citée
plus haut qui ont inspiré la rédaction des articles affirmant que Marx
avait raison. Aujourd’hui, alors que la crise financière recule, mais
que les revenus réels stagnent partout en Occident, la population
clame de nouveau que « Marx avait raison » ; cette fois à propos du
problème posé par la surproduction, là où les bénéfices et la
croissance repartent à la hausse, mais pas les salaires des
travailleurs.
Cela étant, la théorie marxiste de la crise est incomplète. Elle
souffre de lacunes d’ordre logique qui ont demandé à ses partisans
un certain temps avant d’être résolues. Il a commis une erreur
fondamentale en essayant de faire le lien entre son modèle abstrait
et la réalité. Elle appartient, de plus, à une autre époque, Marx
n’ayant pas pu tenir compte des événements majeurs du e siècle :
le capitalisme d’État, les monopoles, les marchés financiers
compliqués et la mondialisation.
Pour donner raison à Marx, c’est-à-dire aller au-delà du simple
prophète qui affirme que « les crises sont normales », nous devons
rendre sa théorie cohérente à la fois de manière intrinsèque et en
accord avec ce qui se produit naturellement. Nous devons en affiner
la réflexion de sorte qu’elle comprenne les caractéristiques
communes aux systèmes d’adaptation complexes auxquels elle s’est
confrontée : l’ouverture, les réponses imprévisibles face aux
menaces et les cycles de longue durée (qui se trouvent quelque part
entre les crises dites « normales » et l’effondrement ultime). Mais,
même après correction, une théorie des crises cycliques n’est pas
encore suffisante dans le cadre des changements de niveau de
survie que nous abordons dans ce livre.
Dans une célèbre formule qu’il a écrite en 1859, Marx a annoncé
que, à un certain degré de leur développement, les forces
productives matérielles de la société entrent en collision avec les
rapports de production existants. Hier encore formes de
développement des forces productives, ces conditions se changent
en de lourdes entraves. Alors commence une ère de
révolution sociale3. Mais jamais il n’explique comment ces crises
épisodiques réunissent, ou pourraient réunir, les conditions
nécessaires à un nouveau système. C’est aux partisans de Marx
d’apporter une réponse.
Après le décès de Marx, ses partisans estimaient que la sévérité
des crises dues à la surproduction ne pouvait pas être atténuée
durablement en découvrant ou en inventant de nouveaux marchés.
Le dirigeant socialiste allemand Karl Kautsky écrit en 1892 qu’il
« existe une limite à l’expansion des marchés » et qu’il « reste bien
peu de marchés à exploiter de nos jours4 ». Ils s’attendaient à ce
que les crises courtes subissent un effet boule de neige et se muent
en effondrement total. En 1898, la socialiste polonaise Rosa
Luxemburg prévoyait que, lorsque le système serait à court de
nouveaux marchés à exploiter, il y aurait « une explosion, un
effondrement, et nous occuperons alors le rôle du syndic
[administrateur] qui liquide une société en faillite5 ».
Au lieu de cela et comme nous le savons, le début de son
troisième cycle a vu le capitalisme se transformer. Sa capacité
d’adaptation lui a permis de créer des marchés internes, même
lorsque la course à la colonisation a connu un arrêt brutal. Sans
compter qu’il s’est montré capable de supprimer certains pans du
marché pour assurer sa propre survie.
Les funestes prédictions de la gauche marxiste des années 1890
ne se sont pas réalisées. Il leur faudrait d’abord connaître un rapide
essor du capitalisme, puis le chaos et l’effondrement de 1914 à
1921. L’impact de cette évolution a désorienté les économistes de
gauche pendant la majeure partie d’un siècle.
Le capitalisme supprime le marché
À partir des années 1900, l’économie mondiale fut sujette à des
changements majeurs. La technologie, les modèles de gestion, les
modèles commerciaux et la consommation ont rapidement évolué,
côte à côte, jusqu’à ne faire qu’un, sous la forme d’un tout nouveau
capitalisme.
Ce qui nous touche aujourd’hui, ce sont les risques encourus ainsi
que la vitesse auxquels se sont produits ces changements. L’acier
remplace le fer, l’électricité remplace le gaz, le téléphone remplace
le télégraphe, le cinéma et la presse à sensation voient le jour, la
production industrielle explose, d’impressionnants bâtiments à
l’armature de métal se dressent dans les capitales, et des voitures
passent devant eux.
Cependant, à l’époque, les dirigeants commerciaux prenaient tout
cela pour acquis. La relation entre les grandes entreprises et les
tendances du marché était source d’inquiétude pour eux. Ils en ont
conclu que ces tendances devaient disparaître si possible.
James Logan, propriétaire de l’US Envelope Company, a écrit en
1901 que « la concurrence, c’est la guerre industrielle. Une
concurrence aveugle où tous les coups sont permis entraîne
forcément des morts et des blessés6 ». À l’époque, son entreprise
occupait une position quasi monopolistique sur le marché américain.
Dans le même temps, Theodore Vail, l’homme à la tête de Bell
Telephone, avertit que « c’est le public qui souffre, de manière
directe ou indirecte, des conséquences d’une concurrence
commerciale féroce et sans limites7 ». Pour soulager la population
d’un tel fardeau, Vail lui-même s’est approprié tout le réseau
téléphonique américain.
L’homme d’affaires explique que la concurrence a plongé la
production dans le chaos en plus de faire baisser les prix, à tel point
que la mise en service de nouvelles technologies se faisait à perte. Il
était possible d’attaquer le problème selon trois angles : le
monopole, la fixation des prix et la protection des marchés. Les
moyens pour atteindre ces objectifs étaient les suivants :
premièrement, les fusions-acquisitions, largement encouragées par
les nouvelles banques d’investissements aux méthodes agressives ;
deuxièmement, la création de cartels et d’un « souci » de fixation
des prix ; et troisièmement, des restrictions gouvernementales sur
les biens importés.
La United States Steel Corporation fut fondée en 1901 à partir de
138 entreprises différentes, ce faisant, elle a instantanément pris le
contrôle de 60 % du marché. Pendant ce temps, Standard Oil
possédait 90 % des raffineries américaines et a profité de sa position
majoritaire pour forcer les compagnies de chemins de fer à
transporter du pétrole à perte. Bell Telephone a exercé un monopole
sur les télécommunications avant de le perdre au milieu des
années 1890, puis de le retrouver en 1909 lorsque J.P. Morgan s’est
alliée à Theodore Vail pour racheter les entreprises concurrentes.
En Allemagne, les cartels qui fixent les prix et qui sont soutenus
par le gouvernement, en plus de jouir d’une existence juridique, ont
vu leur nombre doubler entre 1901 et 19118. Un de ces cartels, le
Kohlensyndikat (cartel du charbon de Rhénanie-Westphalie),
comptait 67 adhérents, disposait d’un pouvoir suffisant pour fixer le
prix de 1 400 produits différents et contrôlait 95 % du marché de
l’offre énergétique de sa région9.
Que les choses soient très claires, car c’est assez difficile à
comprendre de nos jours : dans ce système, ce ne sont pas l’offre et
la demande qui déterminent les prix, ce sont les millionnaires.
En 1915, l’électricité allemande était dominée par deux géants de
l’industrie, et il en allait de même pour les industries minière,
chimique et maritime. L’économie japonaise était dominée par six
zaibatsu, des conglomérats qui ont commencé en tant que sociétés
commerciales et qui ont évolué jusqu’à devenir des empires
industriels verticalement intégrés autour des exploitations minières
et des industries du transport maritime et de l’armement. Le tout était
favorisé par un puissant système bancaire central. En 1909, Mitsui
contrôlait au moins 60 % du génie électrique japonais10.
Une nouvelle organisation de la finance avait rendu possible la
création de ces grandes entreprises. Aux États-Unis, en Grande-
Bretagne et en France, les banques d’investissement et les marchés
avaient piloté le projet. En 1890, seules dix entreprises étaient
cotées à la bourse de Wall Street ; en 1897, on en comptait plus de
20011. Au Japon et en Allemagne, où le capitalisme industriel avait
été créé « d’en haut » sous des régimes autoritaires, la finance
n’avait pas tant été sollicitée à travers les marchés financiers qu’à
travers les banques et l’État lui-même. La Russie, dernière de la
liste, avait adopté un modèle hybride, la plupart de ses entreprises
étant possédées par des capitaux étrangers.
Les modèles anglo-saxons et germano-japonais semblaient se
différencier en tous points, ce qui fut à l’origine d’un débat qui a duré
cent ans sur la question de savoir quel modèle était le meilleur *.
Mais chacun de ces modèles avait été conçu sur une variante du
même concept de base : la finance s’était arrangée pour contrôler
une partie de l’industrie, si possible occuper un monopole et, enfin,
supprimer les tendances du marché, cela avec le soutien direct
de l’État.*1
En somme, le marché s’était organisé. Il fallait maintenant le
protéger. Au milieu de la course à la colonisation, les grandes
puissances appliquèrent une large quantité de tarifs, spécialement
conçus pour protéger les intérêts de leurs entreprises, sur les biens
du commerce extérieur. Dès 1913 par exemple, la plupart des pays
industrialisés protégeaient leurs industries en appliquant des taxes à
l’importation à deux chiffres sur les produits manufacturés12. En
retour, les entreprises qui exerçaient un monopole installaient des
membres clés au sein des gouvernements. Ainsi mourut l’idée du
rôle de « surveillant » de l’État qui se tient à l’écart de la vie
économique.
La naissance de ce nouveau système fut accompagnée de crises.
Aux États-Unis, une courte période de dépression (1893-1897) a
donné un coup d’accélérateur aux processus de fusion-acquisition ;
puis, en 1907, une crise financière a marqué la fin de la
surévaluation des actions qui ont vu le jour durant la phase
d’accélération. Le Japon et l’Allemagne ont tous deux vu le
processus de centralisation s’accélérer à petits coups d’expansions
et de récessions dans les années 1890.
Mais, si l’on considère toute la période qui s’étend de 1895 jusqu’à
la Première Guerre mondiale, les bénéfices issus des progrès
technologiques et financiers surpassent l’impact des crises. En effet,
l’économie américaine a doublé de volume de 1900 à 1910 tandis
que celui de l’économie canadienne a triplé13. Même en Europe, là
où l’expansion économique issue des déplacements de la main-
d’œuvre n’a pas eu le même impact, le volume de l’économie
italienne a augmenté d’un tiers tandis que celui de l’économie
allemande a augmenté d’un quart.
Ces événements correspondent à la phase de croissance du
troisième cycle de Kondratiev. Il est possible de « voir » les résultats
de cette phase dans le paysage urbain de New York, Shanghai,
Paris et Barcelone : les bâtiments publics les plus beaux et les plus
résistants, les bibliothèques, les brasseries, et même les bains,
furent en général construits entre 1890 et 1914. L’histoire qu’ils
transmettent est limpide : pendant la période que nous appelons
« Belle Époque » ou « ère progressiste », une ère de forte
croissance, de libéralisation et de développement culturel, le monde
a su prospérer non pas à l’aide du marché, mais de sa suppression
contrôlée. À l’époque, cela ne causait guère de confusion pour les
conservateurs, mais pour les marxistes.
Le capitalisme se transforme
Actualiser la théorie marxiste de l’économie revint à un docteur
autrichien de 33 ans nommé Rudolf Hilferding. Hilferding était un
intellectuel typique de la Belle Époque : pendant qu’il étudiait la
médecine pédiatrique à l’université de Vienne à la fin des
années 1890, il se fit une place sur la scène économique de
l’époque, qui comptait déjà quelques grands acteurs. Eugen Böhm-
Bawerk, le professeur d’économie à qui l’on doit une célèbre critique
de Marx, organisait des séminaires durant lesquels Hilferding
rivalisait avec, entre autres, Schumpeter, Ludwig von Mises, le père
du néolibéralisme, et un étudiant hongrois, Jeno Varga, qui
contribuerait bientôt de manière exceptionnelle à l’économie.
En 1906, Hilferding abandonna la médecine et déménagea à
Berlin pour enseigner l’économie à l’école du Parti socialiste
allemand, centre intellectuel majeur de la gauche dans le monde.
En 1910, Hilferding donna un nom au produit de la fusion du capital
bancaire et du capital industriel : « Par cette liaison […], le capital
prend la forme de capital financier, qui est sa manifestation la plus
haute et la plus abstraite14. »
Son livre, Capital financier, est devenu une référence
incontournable, en plus d’avoir alimenté tous les débats de la
gauche pendant un siècle. Hilferding fut le premier marxiste à
prendre conscience de l’ampleur des transformations du capitalisme.
Qui plus est, de nombreuses caractéristiques permanentes
ressemblaient exactement à celles que Marx avait listées comme
contre-tendances à la baisse du taux de profit : l’exportation du
capital, l’exportation par la migration de main-d’œuvre excédentaire
vers des colonies blanches à l’étranger, la mise en commun des
bénéfices par le marché financier, l’abandon de l’entrepreneuriat au
profit d’un style d’investissement de rentier.
« Le système financier, dont l’utilité au cours du siècle dernier se
résumait à redistribuer de maigres bénéfices commerciaux, en plus
de constituer une source de capital peu fiable, dominait et contrôlait
maintenant le monde des affaires. »
Ces tendances allant contre la crise se combinèrent en un
nouveau système plus fiable.
Hilferding avait avancé que ce nouveau système pouvait
potentiellement mettre fin aux crises récurrentes. Les grandes firmes
et les grandes banques pourraient alors survivre longtemps sur de
faibles bénéfices, voire aucun. Les investisseurs, quant à eux,
accepteraient volontiers une stagnation de longue durée plutôt que
d’assister à une crise qui détruirait des firmes comme Siemens, Bell
ou Mitsui. Ainsi, sous le régime du capitalisme financier, les périodes
de crise seraient longues et d’intensité modérée plutôt que brèves et
traumatisantes. Les banques ne pratiqueraient plus la spéculation,
car elles auraient saisi sa nature destructrice. Les cartels
s’arrangeraient pour que les tendances du marché, donc de la crise,
n’affectent pas les grandes entreprises, mais plutôt les secteurs les
moins puissants de l’économie, pour leur faire subir l’impact des
pertes. Les petites entreprises subiraient de plein fouet les effets de
n’importe quelle récession, ce qui précipiterait leur acquisition par les
monopoles.
Hilferding considère que les forces à l’origine des tensions n’ont
pas disparu, mais qu’elles se sont plutôt concentrées au même
endroit : le déséquilibre entre les secteurs de l’économie basés sur
la production et la consommation. Il a d’emblée écarté le principe de
« sous-consommation » comme cause de la crise, en insistant sur le
fait que le capitalisme pouvait générer en permanence de nouveaux
marchés là où les plus vieux devenaient obsolètes, et ainsi continuer
à développer la production. Mais la possibilité d’un développement
inégal des différents secteurs subsiste, d’où la nécessité d’une
intervention de l’État dans le but d’effacer ce déséquilibre.
Le livre d’Hilferding a eu une influence considérable sur la vision
de la gauche. Il a réfuté la thèse des « crises à effet boule de
neige » comme déclencheurs des mutations sociales ; il a introduit
des concepts et des termes que le marxisme partagerait avec
l’économie traditionnelle. Il avait avancé, avant Schumpeter, l’idée
selon laquelle le principal moteur de l’innovation était maintenant la
grande entreprise qui tire profit des sciences appliquées plutôt que
l’entrepreneur qui bricole dans son atelier15.
Mais l’ouvrage d’Hilferding a conduit les économistes de gauche
au pied du mur. Même s’il a défini le capital financier comme étant la
plus « récente étape » du développement du système, il a laissé
entendre qu’elle en serait la dernière. Un système dans lequel le
capital financier domine, écrit-il, est la « manifestation la plus haute
et la plus abstraite » du capitalisme et ne peut pas aller plus loin :
Confusion générale
En 1919, à la suite d’une tentative d’insurrection ratée à Berlin, Rosa
Luxemburg fut assassinée par les membres d’une milice de droite.
Son corps fut jeté dans un canal. Rudolf Hilferding décéda, soit par
suicide soit sous la torture, dans une cellule de prison tenue par la
Gestapo à Paris en 1941. Entre ces deux événements, les théories
économiques anticapitalistes ont connu de grands bouleversements.
Luxemburg s’était toujours opposée au bolchévisme. Selon elle, si
le parti de Lénine venait au pouvoir, il finirait par instaurer un régime
autocratique. Ironie du sort, sa théorie a fini par devenir la doctrine
d’État de l’Union soviétique au milieu des années 1920. Pour
comprendre pourquoi et comment les conséquences de cette
doctrine hantent toujours la gauche, il est nécessaire de considérer
ce que la population mondiale a vécu au début des années 1920 :
le chaos.
La période 1919-1920 a vu le cycle d’expansion-récession le plus
violent de l’Histoire. L’inflation, galopante, a été suivie de soudaines
hausses du taux d’intérêt, ce qui a provoqué un krach boursier qui
s’est répercuté de Washington à Tokyo. Le chômage de masse et le
manque d’activité dans les grandes usines ont maintenu un niveau
de production bien en dessous de celui de 1914.
Dans ce contexte, des événements que même les socialistes
n’auraient pas osé envisager eurent lieu. La révolution russe de
1917 n’avait même pas encore un an que des États socialistes virent
le jour en Bavière et en Hongrie. Au début de la République de
Weimar, l’Allemagne s’était lancée dans une révolution socialiste au
seul moyen de réformes de grande envergure, parmi lesquelles la
« promesse » de socialiser l’économie. En 1919, des usines
tombèrent sous le contrôle de leurs ouvriers en Italie, des actions de
grève à la limite de l’insurrection eurent lieu en France et en Écosse
et des mouvements de grève générale s’organisaient à Seattle et à
Shanghai. Partout en Occident, les grands dirigeants envisageaient
la possibilité d’une révolution.
Sauf que, alors, la gauche avait plus que le livre de Luxemburg
pour progresser. Pendant la guerre, Lénine et Nikolaï Boukharine,
théoricien de la pensée bolchévique, se sont attelés à la rédaction
d’ouvrages inspirés de la pensée d’Hilferding. Tous deux ont conclu
qu’une domination de la finance sur le capitalisme était la preuve de
la fin imminente du système. Lénine a donné le nom
d’« impérialisme » à ce nouveau modèle de déclin, qu’il définit
comme « capitalisme en transition ». L’échelle à laquelle ces
changements s’opéraient, au moyen d’intégrations verticales, de
cartels et d’interventions de l’État, prouvait que l’économie revêtait
un caractère socialiste sous le capitalisme : dans L’Impérialisme,
stade suprême du capitalisme, Lénine écrit que la « propriété privée
forme une enveloppe qui est sans commune mesure avec son
contenu, qui doit nécessairement entrer en putréfaction si l’on
cherche à en retarder artificiellement l’élimination, qui peut continuer
à pourrir pendant un laps de temps relativement long […], mais qui
n’en sera pas moins inéluctablement éliminée19 ».
Le pamphlet de Boukharine, écrit en 1915 dans une bibliothèque
de New York ouverte la nuit, est allé plus loin. Il affirme que, dans la
mesure où les États-nations ont aligné leurs intérêts sur ceux de
leurs entreprises industrielles dominantes, la seule forme de
concurrence qui demeure est la guerre20.
Même écrits par des économistes amateurs, ces pamphlets furent
vénérés durant des dizaines d’années, car ils décrivaient un
scénario en adéquation avec les données. Les pratiques
monopolistiques ont débouché sur la colonisation, qui a à son tour
conduit à des guerres totales, guerres qui provoquèrent des
révolutions. La domination de la finance a abouti au capitalisme
organisé, prêt à être cueilli par la classe ouvrière pour fonctionner
sur des bases socialistes.
Lénine et Boukharine ont tous deux consacré la majeure partie de
leur temps à démolir l’idée de la naissance d’un nouveau type de
capitalisme intégrant un scénario de coopération internationale.
C’est le socialiste allemand Kautsky qui en eut l’idée à la veille de la
Première Guerre mondiale : il avait imaginé la création d’un marché
mondial unique dominé par les sociétés internationales. Au moment
de la parution de son article « Ultra-imperialism », la guerre avait
commencé. Toute la question avait dès lors revêtu un caractère
purement académique21.
Cependant, les bolchéviques comprirent que le concept de super-
impérialisme de Kautsky allait leur poser problème. Ils affirmèrent
que le capitalisme avait atteint ses limites, qu’il était nécessaire de
prendre le pouvoir à la première occasion, et que les propos selon
lesquels la classe ouvrière a besoin de « plus de temps » pour
devenir plus instruite et plus mature sur le plan politique étaient
mensongers.
Il y avait, aux yeux des bolchéviques, une nette progression
dialectique, de la libre concurrence au monopole, de la colonisation
à la guerre mondiale. Une fois le processus achevé, leur position
philosophique ne pouvait plus évoluer : le capitalisme ne pouvait
progresser que jusqu’à sa propre destruction. À ce stade, toute
l’extrême gauche avait effectivement adopté l’une des idées clés de
Luxemburg : la théorie des crises devrait décrire la finalité du
capitalisme, pas sa nature cyclique.
Entre 1917 et 1923, les deux ailes du socialisme eurent l’occasion
de tester l’idée que les travailleurs pouvaient exploiter le pouvoir de
l’État dans le but de socialiser le capitalisme.
En janvier 1919, Hilferding rejoint la commission de socialisation
du gouvernement allemand à Berlin, commission qui avait tenté de
nationaliser et de planifier l’économie durant quatre mois. Mais, à la
suite de blocages de la part de membres socialistes modérés et
libéraux du gouvernement, le développement du projet s’arrêta à la
phase de conception. En Autriche, pays nouvellement constitué sur
les ruines de l’Empire austro-hongrois, le mouvement social
s’étendait sans difficulté. Le gouvernement de coalition socialiste-
chrétien fit passer une loi permettant la nationalisation des
entreprises en difficulté. Un plan socialiste pour reprendre le
système bancaire a cependant été rejeté. En fin de compte,
l’Autriche s’est retrouvée avec trois entreprises majeures possédées
par l’État : une usine de chaussures, une usine pharmaceutique et
l’arsenal de l’Empire austro-hongrois, que le gouvernement a tenté
de convertir en une entreprise de fabrications diverses. Le destin de
ce projet ne peut pas être mieux récapitulé que par celui qui a
essayé de le piloter : « Pour la société nouvellement créée, le
problème qui se pose est d’employer ses hommes et ses machines
à la production de biens pour lesquels un marché n’avait pas encore
été créé22. »
En Hongrie, durant la courte République des conseils de Hongrie,
Jeno Varga, ancien collaborateur d’Hilferding durant les séminaires
de Vienne, est devenu ministre des Finances. Il a décrété que toutes
les entreprises fortes de plus de vingt salariés seraient nationalisées.
Tous les grands magasins furent fermés pour empêcher les classes
moyennes d’acheter des biens de luxe et de les utiliser en tant
qu’investissements. Les terres furent nationalisées. La République
des conseils de Hongrie allait bientôt se confronter à un autre
problème. Les usines avaient besoin d’être dirigées, mais leurs
ouvriers en étaient incapables. Varga avait clairement exposé le
problème :
Le cycle parfait
Dans le chapitre suivant, nous expliquerons ce qui a mené à cette
expérience. Nous exposerons en détail comment le quatrième cycle
de Kondratiev a pris son envol entre 1948 et 2008, ce qui l’a
interrompu et ce qui l’a prolongé. Nous avancerons l’idée selon
laquelle l’impact des nouvelles technologies et la disponibilité
immédiate d’un « nouveau monde » extérieur sont à l’origine d’une
rupture dans ce schéma à long terme.
Nous devons en premier lieu établir le modèle d’un cycle standard
comme outil intellectuel. Kondratiev a eu raison d’avertir que chaque
cycle, en partant du précédent, établit une nouvelle version du
modèle. Mais ce n’est qu’en examinant attentivement les
caractéristiques des trois premiers que l’on peut voir comment le
quatrième se démarque.
Ce qui suit est une reformulation « normative » de la théorie des
cycles longs combinée aux idées rationnelles de la pensée marxiste
à propos des crises :
1. Le début d’un cycle est habituellement marqué par une
accumulation du capital dans le système financier. Cette
accumulation stimule la création de nouveaux marchés et
provoque la mise en œuvre d’un ensemble de nouvelles
technologies. Cette première poussée de croissance est à
l’origine de guerres et de révolutions ; à terme, elle conduit à
la stabilisation des marchés mondiaux par le biais de
nouvelles règles et de nouveaux accords.
2. Dès lors que les nouvelles technologies, les nouveaux
modèles commerciaux et les nouvelles structures du marché
fonctionnent en harmonie, et que le nouveau « paradigme
technologique » est clairement apparu, le capital est propulsé
vers les secteurs de production, ce qui permet le maintien
d’un âge d’or marqué par un taux de croissance plus élevé
que la moyenne et peu de récessions. Dans la mesure où les
bénéfices sont partout, l’idée d’une distribution rationnelle de
ceux-ci entre les acteurs économiques gagne en popularité,
tout comme la possibilité d’une redistribution des richesses
vers le bas. L’époque respire la « concurrence coopérative »
et l’harmonie sociale.
3. Au cours du cycle, on observe une tendance au
remplacement de la main-d’œuvre par des machines.
Cependant, lors de la phase de croissance, toute baisse des
taux de profit est contrebalancée par un rythme de
production bien plus important, ainsi, les bénéfices
augmentent globalement. Lors de la phase de croissance de
chacun des cycles, l’économie n’a aucun mal à absorber le
supplément de main-d’œuvre, même lorsque la productivité
augmente. Dans les années 1910, par exemple, les
souffleurs de verre remplacés par des machines sont
devenus des projectionnistes de cinéma ou des opérateurs
de lignes de production dans l’industrie automobile.
4. Si les limites de la croissance lors d’un tel âge d’or sont
atteintes, c’est souvent parce que l’euphorie qui en est
caractéristique a provoqué un surinvestissement dans les
secteurs de production, ou une inflation, ou encore un conflit
d’orgueil mené par les puissances dominantes. À un moment
survient un « point de rupture » aux conséquences
désastreuses ; il correspond au moment où l’incertitude qui
plane sur les modèles commerciaux, les accords monétaires
et l’équilibre mondial devient générale.
5. C’est là que commence le premier processus d’adaptation,
qui consiste à faire baisser les salaires et tenter de
déqualifier la main-d’œuvre. Les projets de redistribution, tels
que l’État-providence ou le financement public des
infrastructures urbaines, sont sous pression. Les modèles
commerciaux évoluent rapidement de manière à faire le
maximum de bénéfices là où c’est possible ; l’État doit
planifier des changements dans l’urgence. Les récessions
gagnent en fréquence.
6. Si cette première tentative d’adaptation échoue (comme
dans les années 1830, 1870 et 1920), le capital est retiré des
secteurs de production avant d’être injecté dans le système
financier, ainsi, la crise adopte un caractère ouvertement plus
financier. Les prix baissent. La dépression précède la
panique. Ainsi débute une quête de nouvelles technologies
de rupture, de nouveaux modèles commerciaux et de
nouvelles sources d’argent. Les structures des puissances
mondiales s’ébranlent.
L’origine du cycle
La théorie de Marx explique de manière adéquate d’où vient
l’énergie nécessaire au déclenchement des cycles de cinquante ans.
Si l’on en ôte les fausses affirmations ajoutées par ses partisans,
nous sommes en mesure de saisir toute l’importance de la théorie
de Marx, ainsi que sa position par rapport aux transformations
cycliques longues de cinquante ans.
On peut raisonnablement penser que la baisse du taux de profit
ainsi que ses contre-tendances se manifestent tout au long du cycle.
Les crises surviennent lorsque les contre-tendances ne suffisent
plus à entraver la baisse des taux de profit. Dans le capitalisme
juvénile du e siècle, ces crises étaient fréquentes, elles l’étaient
d’autant plus lors des périodes de décroissance. Par exemple, Marx
avait sous-estimé la possibilité que les crises, ayant un impact sur
les bénéfices, soient déclenchées par la résistance ouvrière face aux
baisses de salaires. Cependant, la baisse du taux de profit – si
fondamentale – agit désormais sous une série de couches de
pratiques sociales conçues pour l’inverser.
Le bilan dressé par Kondratiev, qui disait que les cycles de
cinquante ans étaient entraînés par la nécessité de renouveler les
grandes infrastructures, était beaucoup trop simpliste. Il serait plus
correct d’affirmer que chaque cycle trouve sa propre solution
concrète à la baisse du taux de profit lors de la période de
croissance, à savoir, une série de modèles commerciaux, de savoir-
faire et de technologies, et que la période de décroissance
commence lorsque ces solutions ne fonctionnent plus ou deviennent
obsolètes. Les formes les plus efficaces de la solution appliquée lors
de la période de croissance sont celles que la théorie de Marx a
définies à un niveau profond du processus de production :
augmentation de la productivité, baisse du prix des intrants,
augmentation des bénéfices. Une fois que le cycle entame sa
période de décroissance et que la solution n’est plus inefficace, ce
sont les facteurs les plus aléatoires, et que l’on trouve en surface,
qui ont tendance à entrer en jeu. Est-il possible de trouver de
nouveaux marchés en dehors du système ? Les investisseurs
accepteront-ils une part réduite des bénéfices sous forme de
dividendes ?
La tendance à la baisse des taux de profit et sa constante
interaction avec les contre-tendances expliquent beaucoup mieux la
dynamique des cycles de cinquante ans que la synthèse de
Kondratiev. Une fois ces deux facteurs combinés, la théorie des
cycles longs devient un outil bien plus puissant que ce que la
traditionnelle gauche marxiste soupçonnait.
Plus simplement : les cycles de cinquante ans marquent le rythme
à long terme du système capitaliste.
Un système qui permet le remplacement rapide de la main-
d’œuvre par des machines fonctionne pendant un certain temps,
générant des profits accrus, puis cesse tout simplement de
fonctionner. C’est là notre variante de la théorie de « l’épuisement
des investissements » de Kondratiev.
Une crise financière est toujours possible lors de la période de
croissance du cycle long (comme cela s’est produit en 1907 aux
États-Unis), mais elle est virtuellement inévitable lors de la période
de décroissance. Lorsque les capitaux passent des secteurs de
production en difficulté à la finance, ils sont à l’origine de
déséquilibres, ce qui entraîne des cycles spéculatifs d’expansion et
de récession. De plus, au cours des trois premiers cycles longs,
la nature du capital s’était complexifiée sur le plan financier.
Enfin, il est nécessaire pour le capitalisme d’interagir avec un
monde extérieur, à la fois pour ouvrir de nouveaux marchés de biens
et acquérir plus de main-d’œuvre. C’est un aspect fondamental de la
théorie des systèmes, mais qui avait été sous-estimé par la théorie
marxiste des crises dans la mesure où celle-ci met l’accent sur des
modèles abstraits et fermés.
e
Il existait déjà au siècle un marché interne prêt à se
développer au sein des pays capitalistes, si tant est que l’économie
agraire fût en mesure d’encaisser le choc de la rupture. De la même
manière, la main-d’œuvre abondait. Mais, après 1848, le processus
d’adaptation nécessitait désormais la recherche de marchés
extérieurs.
Au début du e siècle, l’offre en main-d’œuvre domestique était
limitée, en partie à cause du taux de natalité et de l’opposition des
ouvriers à la mise en pratique du travail des femmes et des enfants.
En ce qui concerne les nouveaux marchés, dans les années 1930, le
monde entier était pratiquement cloisonné dans des blocs
commerciaux fermés.
Avec le quatrième cycle, une partie non négligeable du monde
extérieur s’est retrouvée isolée d’office. Au début de la guerre froide,
environ 20 % du PIB mondial était produit en dehors du marché31.
Après 1989, l’apparition soudaine de nouveaux marchés et d’une
nouvelle main-d’œuvre a largement contribué à la prolongation du
cycle, tout comme la nouvelle liberté d’action dont disposait
l’Occident pour façonner les marchés des pays neutres qui étaient
auparavant exclus.
En d’autres termes, entre 1917 et 1989, la capacité du capitalisme
à mettre en œuvre des mécanismes complexes d’adaptation avait
été totalement supprimée. Elle retrouva tout son potentiel après
1989 : main-d’œuvre, marchés, liberté d’entreprendre, nouvelles
économies majeures. À partir de là, l’année 1989 doit, à elle seule,
expliquer une partie des perturbations du cycle que nous allons
bientôt exposer. Seulement une partie.
La séquence des cycles longs a été perturbée. Le quatrième cycle
long a été prolongé, déformé et finalement rompu par des facteurs
qui ne s’étaient jamais manifestés auparavant dans l’histoire du
capitalisme : la défaite et la reddition morale du travail syndiqué,
l’essor des technologies de l’information et la prise de conscience
que dès lors qu’existe une superpuissance qui règne sans
opposition, elle peut créer de l’argent à partir de rien pendant
longtemps.
4
Un cycle long et perturbé
Carry On Keynes*2
En 1973, tous les aspects de ce régime unique qui avait entretenu la
croissance exceptionnellement longue d’après la guerre avaient
disparu. Seulement, on aurait dit que la crise avait été le fruit d’un
accident : hausse des prix du pétrole après embargo de l’OPEP ;
annulation pure et simple des règles établies à Bretton Woods par
Richard Nixon ; baisse des bénéfices due à cette figure de dégoût
qu’est le « travailleur cupide ».
C’est à ce moment-là que les producteurs de la célèbre franchise
de films britanniques Carry On ont décidé d’abandonner les parodies
historiques burlesques pour s’essayer à la satire sociale. Le film
Carry On At Your Convenience (1971), qui se déroule dans un décor
d’usine de toilettes, parodie un monde dans lequel les ouvriers
contrôlent le rythme de production, les directeurs sont incompétents
et la liberté sexuelle exerce une influence jusqu’à même le sol de
l’usine du coin. Le message de Carry On At Your Convenience
dénonce l’absurdité du système de l’époque : impossible de
continuer comme ça, mais faute de mieux… Le fait est que l’on
retrouve ce même message dans les décisions politiques qui avaient
été prises en réponse à la crise.
Après 1973, les gouvernements tentèrent de renverser la vapeur
en appliquant une version durcie des règles keynésiennes. Pour
supprimer l’inflation et apaiser les tensions syndicales, les autorités
gouvernementales appliquèrent un contrôle sur les prix et les
salaires. Ces mêmes autorités dépensèrent et empruntèrent l’argent
public à un rythme accru pour parer à la baisse de la demande
induite par la crise économique. Mais, même si la croissance a
repris après 1975, elle n’a jamais retrouvé son rythme précédent.
Vers la fin des années 1970, le système keynésien s’est
autodétruit. Cette destruction ne fut pas seulement due aux
décisions politiques prises par les dirigeants, mais aussi par tous les
acteurs du système keynésien : les ouvriers, les bureaucrates, les
technocrates et les politiciens.
Le militantisme ouvrier avait déjà quitté les usines et était entré sur
le terrain des négociations gouvernementales. Au milieu des
années 1970, l’attention des chefs syndicaux était centrée sur les
accords salariaux à l’échelle nationale, le contrôle des prix et les
plans de réformes sociales, le tout accompagné de méthodes
destinées au maintien de leur mainmise sur certains secteurs,
comme le firent les ouvriers des docks britanniques dans leur
tentative de s’opposer à la technologie des conteneurs. Le but des
mouvements syndicaux des pays développés était désormais de
mettre au pouvoir des gouvernements sociaux-démocrates de
gauche qui maintiendraient en permanence des politiques
keynésiennes.
Mais, à cette époque, les hommes d’affaires et les principaux
hommes politiques de droite s’étaient complètement éloignés du
monde keynésien.
2. Taux d’intérêt35
Kondratiev déterminait les données chiffrées de ses cycles à l’aide
des taux d’intérêt, et en ce qui concerne la période qui suit la
Seconde Guerre mondiale, il n’existe pas d’indicateur plus explicite
que les taux d’intérêt pratiqués par les banques dans le cadre de
leurs relations avec les sociétés et les individus aux États-Unis. Les
taux d’intérêt ont progressivement augmenté lors de la longue
période de croissance d’après-guerre, avant d’atteindre leur
maximum au début des années 1980, période durant laquelle on a
vu disparaître des pans entiers de l’ancienne industrie sous l’effet de
taux d’intérêt très élevés. Puis ils ont baissé progressivement avant
de s’aplatir au bout du graphique après la mise en pratique de
l’assouplissement quantitatif. Les collègues de Kondratiev, qui
avaient vu ce même schéma se répéter lors des précédents cycles,
avaient formulé la conclusion suivante : « C’est un bien long cycle,
camarade. »
Sur le fil
Il existe une série de sons, depuis longtemps oubliée, qui restera
gravée dans la mémoire des générations nées avant les
années 1980 : d’abord un bruit à la fréquence très aiguë, puis dont la
hauteur varie avant de se transformer en craquements ponctués de
deux bourdonnements à basse fréquence. C’est le son d’un modem
commuté qui se connecte.
Je l’ai entendu pour la première fois lorsque j’essayais de me
connecter à CompuServe. Compuserve était un réseau privé qui
comptait de nombreux membres et qui intégrait un service de
courrier électronique, de transfert de fichiers et de support
technique. L’univers de CompuServe était uniquement fait de mots
écrits noir sur blanc. Déjà à l’époque il débordait de contenus
haineux, subversifs et pornographiques.
En 1994, j’ai délaissé CompuServe au profit d’Easynet, l’un des
premiers fournisseurs d’accès à Internet : même technologie, autre
paire de manches. Selon la brochure, j’avais désormais accès au
« réseau routier entier, pas seulement à une station-service ». Avec
Easynet, vous aviez accès à tout le Web, un système permettant de
trouver tout ce qui est disponible sur les ordinateurs connectés du
monde entier.
Il n’y avait pas grand-chose, à l’époque. Mon ordinateur était
seulement connecté à ceux du bâtiment de la maison d’édition Reed
Elsevier. Lorsque nous avions essayé d’écrire notre propre page
web, le département informatique a refusé de l’héberger sur « leur »
serveur, qui servait à faire les paies. Impossible d’envoyer des e-
mails ni d’aller sur Internet avec mon Mac. L’usage des ordinateurs
était restreint au traitement des données, et leur mise en réseau se
limitait à des tâches très précises.
En 1997, Kevin Kelly, journaliste américain et visionnaire, écrivit
ces quelques lignes :
« La grande ironie de notre époque tient en ce que l’ère des ordinateurs est
révolue. L’impact des ordinateurs individuels appartient déjà au passé. Les
ordinateurs ont un peu accéléré notre vie, voilà tout. En revanche, toutes les
technologies les plus prometteuses qui font leur apparition aujourd’hui sont
principalement dues à la communication entre ordinateurs, c’est-à-dire aux
effets du réseau plutôt qu’à la puissance de calcul21. »
L’économie de la gratuité
Vers la fin du e siècle, les économistes se sont rendu compte qu’il
n’était pas possible de prendre la pleine mesure de l’impact du
capitalisme rien qu’à travers la vente et l’achat. Étant donné que, à
l’époque, les usines étaient ceintes de terrils, de bidonvilles et de
rivières puantes, il n’était pas très difficile de remarquer que l’impact
du capitalisme se ressentait au-delà du marché. Les économistes
baptisèrent cela des « externalités », et un débat s’engagea sur la
façon d’expliquer ces phénomènes.
Ils ont commencé par se concentrer sur les « mauvaises »
externalités : si j’achète de l’électricité produite grâce au charbon à
un fournisseur d’énergie et que cela pollue l’air, cette pollution est
une externalité. La solution aux mauvaises externalités est simple :
on trouve un moyen de répartir les coûts entre acheteurs et
vendeurs. Donc, dans le cas d’une centrale électrique polluante, on
impose une taxe environnementale.
Il existe néanmoins de « bonnes » externalités, comme la
diminution des frais d’embauche que l’on constate lorsque plusieurs
entreprises du même secteur se réunissent au même endroit. Il est
inutile de trouver des solutions aux bonnes externalités, et elles se
manifestent souvent par une réduction des frais et de l’activité.
Mais, dans une économie de l’information, l’enjeu de ces
externalités est majeur. Dans l’Ancien Monde, les économistes
classaient l’information dans les « biens publics » : le coût de la
recherche scientifique, par exemple, était supporté par la société,
donc tout le monde en bénéficiait. Mais, dans les années 1960, les
économistes ont commencé à considérer l’information comme une
denrée. En 1962, le gourou de l’économie orthodoxe Kenneth Arrow
avait affirmé que, dans un libre marché, on invente des choses pour
créer du droit de la propriété intellectuelle : « C’est précisément dans
la mesure où elle est utile qu’il y a une sous-exploitation de
l’information37. »
En y réfléchissant ainsi, faire breveter le Darunavir, ce
médicament moderne contre le VIH, a pour seul but de maintenir
son prix à 1 095 $ par an, un prix qui est, selon Médecins sans
frontières, « prohibitif ». L’information existe dans le but de faire
prendre le médicament à des millions d’individus, mais elle est sous-
exploitée à cause du brevet. À l’inverse, dans la mesure où l’Inde a
réussi à empêcher les grandes sociétés pharmaceutiques d’imposer
des brevets de vingt ans sur d’autres traitements anti-VIH, leur coût
a diminué depuis les années 2000, ainsi les informations contenant
leur méthode de fabrication furent complètement exploitées.
Dans une économie où l’information est omniprésente, les
externalités le sont aussi. Si l’on se penche sur les géants du
capitalisme de l’information, la quasi-totalité de leurs modèles
commerciaux se base sur l’exploitation d’externalités secondaires.
Par exemple, Amazon fonctionne en proposant à ses clients des
produits basés sur leurs précédents choix, à savoir, de l’information
donnée gratuitement et qu’il n’était pas possible de garder pour soi.
L’intégralité du modèle commercial d’Amazon repose sur
l’exploitation unilatérale des externalités qu’elle peut capturer. Il en
va de même pour les supermarchés : en rassemblant les données
de ses clients et en en empêchant l’utilisation par quiconque, les
grands supermarchés comme Walmart ou Tesco obtiennent un
énorme avantage commercial.
Maintenant, imaginons que Walmart ou Tesco soient prêts à
publier les données de leurs clients (de manière évidemment
anonyme) gratuitement. La société en bénéficierait : tout le monde,
du fermier jusqu’à l’épidémiologiste, pourrait fouiller les données et
prendre des décisions plus sensées ; les clients individuels verraient
en un clin d’œil s’ils ont pris les bonnes ou les mauvaises décisions
en matière d’achat. Mais les supermarchés perdraient leurs
avantages sur le marché : leur capacité à manipuler le
comportement des acheteurs à l’aide des gammes de prix ; les dates
de péremption et les offres « un acheté, un gratuit » seraient
réduites. La raison d’être de tout leur grand système d’e-commerce
repose, comme l’aurait dit Arrow, sur la « sous-exploitation » des
données clients.
Si l’on reformule les conclusions d’Arrow, on constate à quel point
ses idées étaient révolutionnaires : si une économie de libre marché
qui applique la propriété intellectuelle débouche sur la sous-
exploitation de l’information, alors une économie qui repose sur la
pleine utilisation de celle-ci ne peut donner lieu à un libre marché ou
permettre des droits de propriété intellectuelle absolus. Et ce n’est là
qu’une manière différente d’affirmer ce que Benkler et Drucker
avaient compris : les technologies de l’information rongent l’un des
mécanismes fondamentaux du capitalisme.
Mais par quoi est-il remplacé ? Pour que le terme
« postcapitalisme » prenne tout son sens, il faudrait expliquer
précisément comment la technologie du réseau déclenche la
transition vers quelque chose d’autre, et quelles seraient les
dynamiques d’un monde postcapitaliste.
Aucun des auteurs que nous avons étudiés n’a réussi à expliquer
cela, et ce n’est pas pour rien : aucun d’eux n’a travaillé avec une
théorie complète du capitalisme. Et si quelqu’un avait anticipé la
chute du capitalisme sous l’impulsion de l’information ? Et si
quelqu’un avait anticipé de manière correcte la perte de la capacité à
établir des prix après la démocratisation de l’information et de son
intégration aux machines ? Les idées de cette personne seraient
probablement considérées comme révolutionnaires. Le fait est qu’un
tel individu existe. Son nom est Karl Marx.
Le « general intellect*2 »
La scène se déroule en 1858, dans un quartier de Londres appelé
« Kentish Town ». Il est environ 4 heures du matin. Marx est toujours
recherché en Allemagne et vient de passer dix ans à s’enfoncer
davantage dans la dépression tant les probabilités d’une possible
révolution diminuent. Mais voilà que Wall Street s’est effondrée, que
des banques font faillite partout en Europe, et que lui se démène
pour achever un ouvrage d’économie qu’il a longtemps promis. « Je
travaille comme un fou toute la nuit, comme ça, j’aurai au moins bien
défini le contexte avant le déluge38 », confie-t-il.
Les ressources de Marx étaient limitées. Il disposait d’une carte de
bibliothèque qui lui permettait d’accéder aux données les plus
récentes. De jour, il écrivait des articles en anglais pour le New York
Tribune. De nuit, il remplissait les pages de huit carnets avec un
gribouillis allemand pratiquement illisible : des observations à la
volée, des réflexions et des notes personnelles.
Ces carnets, que l’on connaît sous le nom collectif de Grundrisse
(et que l’on pourrait traduire par « Introduction Générale »), seront, à
défaut d’être lus, sauvés par Engels. Ils seront conservés dans le
QG du Parti social-démocrate allemand jusqu’à ce que l’Union
soviétique les achète dans les années 1920. Ils ne seront pas lus en
Europe occidentale avant la fin des années 1960, et pas avant 1973
en ce qui concerne la version anglaise. Lorsqu’ils purent enfin lire ce
qu’avait écrit Marx lors de cette froide nuit de 1858, les intellectuels
avouèrent que cela « remettait en question toutes les interprétations
sérieuses de Marx à ce jour39 ». Ces écrits s’appellent Fragment sur
les machines.
Le Fragment sur les machines commence par l’idée selon laquelle
le développement de la grande industrie transforme le rapport entre
l’homme et la machine. Au début de l’industrie, il n’y avait que
l’homme, l’outil manipulé par l’homme et le produit. Maintenant,
l’homme ne manipule plus l’outil, il « insère le processus de la
nature, transformé en processus industriel, comme un moyen entre
lui et la nature inorganique, en la maîtrisant. Il se place aux côtés du
processus de production au lieu d’en être l’acteur principal40 ».
Marx avait imaginé une économie dans laquelle le rôle principal de
la machine était de produire ; celui des individus, de les superviser. Il
avait été clair : dans une telle économie, l’information est la
principale force de production. Le rendement de machines telles que
la machine à filer le coton automatique, le télégraphe et la
locomotive à vapeur n’avait « aucun rapport avec le temps de travail
immédiatement dépensé pour les produire, mais dépend bien plutôt
de l’état général de la science et du progrès de la technologie,
autrement dit de l’application de cette science à la production41 ».
En d’autres termes, la planification et le savoir contribuent
davantage à la puissance productive que le travail nécessaire à la
fabrication et au fonctionnement des machines.
Étant donné que le marxisme allait devenir une théorie de
l’exploitation basée sur le vol du temps de travail, c’est une idée tout
à fait révolutionnaire. Elle suggère que, au moment où le savoir
devient une force de production à part entière qui dépasse
largement le temps de travail réel consacré à la création d’une
machine, la grande question n’est plus : « Est-ce que les salaires
s’opposent aux bénéfices ? », mais plutôt « À qui appartient le
“pouvoir de la connaissance” ? »
Marx jette ensuite un pavé dans la mare : dans une économie où
la machine effectue la majeure partie du travail, et où le travail
humain se résume à la supervision, à l’entretien et à la conception
des machines, la nature du savoir enfermé dans la machine doit,
selon lui, être « sociale ».
Voici un exemple moderne. Si aujourd’hui une développeuse
utilise un langage de programmation pour écrire un lien entre une
page web et une base de données, alors elle exploite clairement son
intelligence sociale. Je ne parle pas spécifiquement de
programmation open source ici, mais d’un simple projet de logiciel
commercial ordinaire. Chaque étape du processus a été développée
en partageant l’information, en la mettant en commun et en affinant
le code et les interfaces.
Évidemment, la développeuse ne possède pas le code sur lequel
elle travaille ; de la même manière, la société qui l’emploie ne
possède qu’une fraction de celui-ci. Cela étant, la société peut
toujours breveter les bouts de codes que la développeuse écrit ; elle
peut même la contraindre à signer un contrat selon lequel tout ce
qu’elle écrit sur son temps libre appartient à la société, mais le code
contiendra toujours des milliers de morceaux de code
précédemment écrits par d’autres développeurs et qui ne peuvent
être brevetés.
De plus, le savoir nécessaire à la rédaction du code est toujours
stocké dans le cerveau de son programmeur. La développeuse peut,
si les conditions de marché le permettent, changer de lieu de travail
et utiliser la même solution si nécessaire. Avec l’information, une
partie du produit demeure avec le travailleur d’une manière qui
n’existait pas à l’époque industrielle.
Il en va de même pour l’outil qu’elle utilise : le langage de
programmation. Il a été développé par des dizaines de milliers
d’individus partageant leur savoir et leur expérience. Si elle
télécharge une mise à jour, elle contiendra forcément des
modifications basées sur les leçons apprises par tous les autres
utilisateurs du langage.
Pour couronner le tout, les données clients, à savoir
l’enregistrement de toutes les interactions entre les clients et le site,
peuvent être détenues à 100 % par une société. Malgré cela, elle a
une origine sociale : je vous envoie un lien, vous cliquez dessus ou
le retweetez à 10 000 abonnés.
Marx n’aurait jamais pu imaginer un serveur web. Il a cependant
pu étudier les dispositifs télégraphiques. En 1858, le télégraphe, qui
longeait les lignes de chemin de fer du monde entier et se terminait
à chaque gare et siège d’entreprise, était l’élément infrastructurel le
plus important au monde. À elle seule, la Grande-Bretagne était forte
d’un réseau de 1 178 nœuds en dehors de Londres, et des
centaines d’autres reliaient la City, le Parlement et les
docks londoniens42.
Les télégraphistes étaient très qualifiés, mais, comme pour notre
programmeur et ses logiciels, le savoir nécessaire à l’opération d’un
commutateur ne représentait rien par rapport au savoir encapsulé
dans le vaste réseau de machines transfrontalières qu’ils
supervisaient en réalité.
Le souvenir des télégraphistes témoigne bien de la nature sociale
de la technologie. Selon le principe de base, on ne pouvait pas
envoyer d’informations plus vite que la personne à l’autre bout ne
pouvait les recevoir. Mais, avec les systèmes télégraphiques
complexes et les salles pleines d’opérateurs de transmission qui
négociaient l’utilisation de la capacité des lignes, déjà encombrées,
avec des opérateurs éloignés, « la gestion des ego faisait autant
partie du travail d’un opérateur que la gestion d’un commutateur
télégraphique. Les opérateurs prévenants et serviables facilitaient le
travail ; les opérateurs dominateurs, désinvoltes ou satisfaits d’eux-
mêmes rendaient le travail plus difficile43 ». La nature de leur travail
était sociale, et le savoir capturé dans la machine l’était également.
Dans le Fragment sur les machines, ces deux idées selon
lesquelles le moteur de la production est social et le savoir contenu
dans les machines est social ont conduit Marx à conclure de la
manière suivante :
– Premièrement, dans un capitalisme fortement industriel,
augmenter la productivité grâce à de meilleures
connaissances est une source de bénéfices plus intéressante
que l’augmentation de la durée de travail quotidienne ou
l’accélération du rythme de travail : les journées plus longues
demandent plus d’énergie, et les accélérations du rythme de
travail touchent aux limites de l’habileté et de l’endurance
humaine. À l’inverse, une solution basée sur le savoir est peu
coûteuse et ne souffre pas d’une quelconque contrainte.
– Deuxièmement, Marx soutient qu’un capitalisme qui s’appuie
sur le savoir pour fonctionner ne peut supporter de système
de fixation des prix où la valeur des choses est dictée par la
valeur des intrants nécessaires à sa production. Il est
impossible de donner de manière précise la valeur d’un
intrant lorsqu’il vient sous la forme d’intelligence sociale. La
production issue du savoir tend à créer des richesses de
manière illimitée, indépendamment du travail investi. Mais le
système capitalistique traditionnel s’appuie sur la base de prix
déterminés par le coût des intrants et agit en fonction du
principe selon lequel tous les intrants sont disponibles en
quantités limitées.
L’importance du débat
Pourquoi, à l’ère du big data, de Spotify et du trading haute
fréquence, devrions-nous déterrer un débat qui date de la moitié du
e
siècle ?
Pour la simple et bonne raison qu’il permet de comprendre
pourquoi les économistes d’aujourd’hui font preuve d’autant de
pugnacité face aux dangers qui menacent le système. Le professeur
d’économie Steve Keen affirme que la pensée marginaliste actuelle,
en ramenant tout à la doctrine de l’« efficience des marchés
financiers », a, dans les faits, contribué à l’effondrement. Toujours
selon Keen, les penseurs de l’économie dominante « ont fait empirer
l’état d’une société déjà malade, en créant toujours plus d’inégalités,
plus d’instabilité et en nuisant à la productivité23 ».
Il y a aussi une deuxième bonne raison, qui concerne la manière
dont nous expliquons les dynamiques du capitalisme de
l’information. L’essor des biens de l’information bouleverse la pensée
marginaliste parce qu’elle est bâtie sur le principe de rareté des
biens, tandis que ceux de l’information, eux, sont abondants. Walras
était catégorique : « Il n’existe pas de produits que l’on puisse
multiplier sans limites. Toutes les choses qui font partie de la
richesse sociale […] n’existent qu’en quantité limitée24. »
Allez dire ça aux réalisateurs de Game of Thrones : la version
piratée de l’épisode 2 de la première saison a été téléchargée
illégalement par un million et demi d’individus moins d’une journée
après sa diffusion25.
Les biens de l’information sont disponibles en quantités quasiment
illimitées, et, lorsque c’est effectivement le cas, leur véritable coût
marginal de production est nul. Cerise sur le gâteau, le coût marginal
de certains produits physiques issus des technologies de
l’information (le stockage de la mémoire, ou encore le wifi) est en
train de s’effondrer. Dans le même temps, le contenu en information
d’autres biens matériels explose, ce qui expose davantage de
produits de base à une baisse vertigineuse de leur coût de
production. Tous ces phénomènes minent le mécanisme des prix, si
bien défini par la pensée marginaliste.
Aujourd’hui, l’économie est faite d’autant de marchandises rares
que de biens abondants ; notre comportement reflète un mélange de
dilemme marginaliste, de partage et de travail collaboratif, ce qui,
aux yeux de ces penseurs, n’est rien de plus que du sabotage.
Mais, dans une économie de l’information totale, où la majeure
partie de l’utilité vient de l’information et où les biens matériels
abondent, le mécanisme des prix tel que proposé par la pensée
marginaliste s’effondre. Puisque l’école marginaliste ne jure que par
les prix, il lui est impossible de concevoir un monde caractérisé par
des biens dont le prix est nul, un espace économique commun, des
organisations à but non lucratif ainsi que des produits que l’on ne
peut pas détenir.
La théorie de la valeur-travail, elle, le peut. La théorie de la valeur-
travail prédit et réunit, elle-même, les conditions de sa propre
disparition. C’est-à-dire qu’elle prédit un conflit entre les différents
acteurs sociaux qui dirigent la productivité et la productivité elle-
même.
Selon Marx, la théorie de la valeur-travail prédit que
l’automatisation engendrerait une baisse de la part nécessaire de
travail humain à une valeur telle que le travail deviendrait bientôt
obsolète. Selon cette théorie, des objets utiles dont la fabrication
exige une part de travail humain minimale finiront par être
disponibles gratuitement, partagés et possédés de tous. Et c’est vrai.
Le cauchemar russe
La révolution russe a déraillé selon un ordre bien précis. Dans le
contexte de la guerre civile de 1918-1921, les banques et les
grandes industries furent nationalisées, la production dirigée par des
commissaires (les syndicats étant soumis à une certaine discipline
militaire), les comités d’usines interdits, et les récoltes purement et
simplement réquisitionnées auprès des paysans. Résultat : la
production est descendue à 20 % de son niveau d’avant-guerre, la
famine a fait des ravages à travers le pays, et le rouble s’est
effondré ; certaines entreprises eurent recours au troc et durent
payer les salaires de leurs ouvriers en nature.
En mars 1921, l’URSS fut contrainte d’adopter une forme de
socialisme de marché connu sous le nom de « nouvelle politique
économique ». Laisser les paysans garder leurs récoltes et les
vendre avait relancé l’économie, mais cela avait aussi créé deux
dangers que les révolutionnaires, qui rencontraient alors quelques
difficultés, avaient du mal à cerner. Premièrement, l’argent affluait
vers les plus fortunés des paysans, que l’on appelait en argot
« koulak », ce qui dotait de facto le secteur agricole d’un pouvoir de
veto économique sur le rythme de la croissance du secteur
industriel, phénomène qui a été résumé dans le slogan « le
socialisme à pas de tortue ». Deuxièmement, la position de la
bureaucratie dans la direction des usines, des organes de
distribution, de l’armée, de la police secrète et des différentes
branches du gouvernement a été d’autant plus confortée.
Face aux riches paysans et aux bureaucrates, la classe ouvrière
russe exigeait plus de démocratie, l’accélération de l’industrialisation
à l’aide d’une planification centralisée et la suppression de la
spéculation. Bientôt, cette lutte tripartite qui divisait la société se
refléterait au sein du Parti communiste lui-même.
Une querelle de factions éclata entre une opposition de gauche
dirigée par Trotsky, qui plaidait pour plus de démocratie et plus de
planification, une branche promarché dirigée par Boukharine, qui
voulait retarder l’industrialisation en disant aux paysans :
« Enrichissez-vous ! » et Staline lui-même, au centre, qui défendait
les intérêts de la bureaucratie.
En novembre 1927, lors d’une parade célébrant l’anniversaire de
la révolution, environ 20 000 partisans de l’opposition de gauche
brandirent des bannières appelant à la suppression des koulaks, des
spéculateurs et des bureaucrates par le parti. Lorsque les ouvriers
de certaines usines moscovites sortirent pour les rejoindre, les
forces de l’ordre chargèrent, et des combats de rue s’ensuivirent.
Staline expulsa Trotsky et les chefs de la gauche avant de les
exiler de force. Puis, dans l’une de ces volte-face qu’Orwell
parodierait plus tard dans 1984, Staline mit en œuvre le programme
de la gauche, mais sous une forme extrême, en multipliant les
recours à la violence. En 1928, ce fut au tour de Boukharine de se
faire éliminer, ainsi que l’ensemble de la droite libérale du parti. Les
koulaks furent « liquidés » dans le cadre d’un programme de
collectivisation forcée de leurs fermes. Les estimations varient, mais
la famine combinée aux exécutions de masse qui eurent lieu dans
l’arrière-pays tua environ huit millions d’individus sur une période de
trois ans7.
Toute l’ambition que Staline projetait dans son premier plan
quinquennal avait été capturée dans l’une de ses déclarations les
plus célèbres : « Nous retardons de cinquante à cent ans sur les
pays avancés. Nous devons parcourir cette distance en dix ans. Ou
nous le ferons, ou nous serons broyés8. »
Les chiffres officiels font état d’une croissance extrêmement
importante de la production lors du premier plan quinquennal : la
production de charbon, d’acier et de pétrole avait doublé, et
d’énormes projets infrastructurels furent terminés en avance. Mais,
contrairement au monde de science-fiction dépeint dans L’Étoile
rouge, les planificateurs durent faire face à deux obstacles majeurs.
D’une part, l’économie demeurait profondément agricole ; d’autre
part, les bases techniques du secteur industriel étaient faibles et
avaient été minées par dix ans de tensions. Bien que le contexte ne
le permît pas, Staline n’avait pas hésité à imposer sa politique de
planification à une société caractérisée par un niveau extrême de
pénurie et un système agricole semi-féodal. Progresser signifiait
parfois recourir à des méthodes de réaffectation radicales : de
l’agriculture vers l’industrie, et de la production de biens de
consommation à la production d’engins de chantier. Les objectifs
industriels furent atteints, mais au prix de famines sévères,
d’exécutions de masse, de conditions de travail esclavagistes sur de
nombreux lieux de travail et, finalement, d’une nouvelle
crise économique9.
L’URSS n’a pas rattrapé l’Occident en dix ans. Cela étant, en
1977, son PIB par habitant représentait 57 % de celui des États-
Unis – ce qui le plaçait au même niveau que l’Italie. Selon une
enquête menée par la CIA, la croissance moyenne en URSS était de
4,2 % entre 1928 et le début des années 1980. Les analystes de la
RAND Corporation ont reconnu que l’« on pouvait clairement parler
de record de croissance soutenue10 ».
Cependant, la croissance de l’URSS n’a jamais été due à une
meilleure productivité. Une étude de la RAND a révélé que seul un
quart de la croissance de l’URSS était dû à l’amélioration des
technologies, le reste relevant de l’augmentation des intrants :
machines, matières premières et énergie. Après 1970, la productivité
n’a pas progressé du tout : pour doubler le nombre de clous
produits, il fallait construire une nouvelle usine de clous à côté de
l’ancienne ; la productivité n’était pas à l’ordre du jour.
Les économistes appellent cela « croissance extensive », par
opposition à la croissance intensive qui accroît la richesse réelle. À
moyen terme, un système basé sur une croissance extensive ne
peut survivre. Il est probable que, avec la stagnation de la
productivité, le système soviétique se serait effondré à un moment
donné à cause de ses propres défauts, et ce, même s’il n’avait pas
été confronté à la pression qu’avait exercée l’Occident dans les
années 1980.
L’une des leçons – énoncée à l’avance par les anarchistes, les
socialistes agraires comme Kondratiev et les marxistes dissidents
comme Bogdanov – était la suivante : « Ne prenez pas le pouvoir
dans un pays arriéré. » En voici une deuxième : acceptez le fait que
la planification est un exercice d’approximation. Comme l’a montré
l’économiste Holland Hunter en analysant les données soviétiques,
les objectifs du premier plan quinquennal n’auraient jamais pu être
atteints sans une chute de 24 % de la consommation11. Les
planificateurs soviétiques volaient à l’aveugle : ils faisaient d’un
objectif leur priorité, conservaient un minimum d’optimisme pour
maintenir la pression sur leurs subordonnés et, en cas d’échec,
s’efforçaient de remédier à la situation ou de la dissimuler. Ils
refusèrent de reconnaître que même les économies en transition ont
des lois objectives : des forces qui agissent dans le dos des acteurs
économiques et à l’encontre de leur volonté. « Il est impossible
d’étudier l’économie soviétique en adoptant la causalité comme axe
de travail », pouvait-on lire dans le manuel d’économie du parti au
milieu des années 192012. Dans le monde fantasque du stalinisme,
même la cause et l’effet furent négligés.
La croissance soviétique ayant dépassé celle de l’Occident
pendant un certain temps, les penseurs de l’économie keynésienne
donnèrent du crédit à l’économie planifiée. Les prophètes du
néolibéralisme, Mises et Hayek, avaient dès le début prédit sa fin
tragique. Si nous voulons concevoir un projet de transition vers le
postcapitalisme aujourd’hui, nous devons prendre au sérieux les
critiques de Hayek et de Mises. Ils ne se contentaient pas de
critiquer la réalité soviétique ; ils insistaient sur le fait que, même
dans un pays développé, toutes les formes de planification échouent
inéluctablement.
Le Wiki-État
Transformer l’État sera le plus difficile ; nous devons réfléchir de
manière positive à son rôle dans la transition vers le postcapitalisme.
On peut déjà commencer par affirmer que les États sont
d’énormes entités économiques. Ils emploient environ un demi-
milliard d’individus dans le monde et, selon une estimation,
représentent en moyenne 45 % de l’activité économique par rapport
au PIB de chaque pays (de 60 % au Danemark à 25 % au Mexique).
Sans compter qu’en fonction de leurs investissements et de leurs
décisions ils exercent une influence prépondérante sur les marchés.
Dans le cadre du projet socialiste, l’État se voyait comme la
nouvelle forme économique. Selon le projet postcapitaliste, l’État
devrait plutôt agir comme le personnel de Wikipédia : il doit favoriser
les nouvelles formes économiques jusqu’à ce qu’elles prennent leur
essor et fonctionnent de manière organique. Selon l’ancienne vision
communiste, l’État doit « dépérir » ; seulement, ici, le dépérissement
économique de l’État doit être au centre de toutes les
préoccupations, il ne doit pas être l’affaire des seuls secteurs de la
loi et de la défense.
Il y a un changement que toute personne à la tête d’un État
pourrait mettre en œuvre immédiatement et gratuitement : arrêter la
machine à privatiser néolibérale. Affirmer que l’État est un agent
passif du système néolibéral est un mensonge ; en réalité, le
système néolibéral ne peut exister sans une intervention constante
et active de l’État en faveur de la marchandisation, de la privatisation
et des intérêts de la finance. En général, il déréglemente la finance,
oblige le gouvernement à externaliser les services et ne remédie pas
à la dégradation des soins de santé, de l’éducation et des transports
publics, ce qui pousse les gens à se tourner vers les services privés.
Un gouvernement qui prendrait au sérieux le postcapitalisme ferait
passer un message clair : il n’y aura pas d’extension proactive des
forces du marché. Rien que pour avoir tenté cela, le mouvement
gauchiste plus ou moins traditionnel de Syriza, en Grèce, a été
ouvertement saboté. La BCE a mis en scène une ruée sur les
banques grecques et, pour y mettre fin, a exigé davantage de
privatisations, d’externalisations et de dégradation des services
publics.
La prochaine mesure que l’État pourrait prendre serait de
remodeler les marchés pour favoriser des résultats durables,
collaboratifs et socialement justes. Si l’on fixe un prix de rachat élevé
aux panneaux solaires, de plus en plus de gens en achèteront. Mais
si l’on ne précise pas qu’ils doivent être fabriqués dans une usine
dont les normes sociales sont élevées, les panneaux seront
fabriqués en Chine, ce qui, au-delà du changement de source
d’énergie, engendrera moins d’avantages sociaux. Si l’on encourage
la création de dispositifs énergétiques locaux, afin que l’excédent
d’énergie produite puisse être vendu aux entreprises voisines, on
crée d’autres externalités positives.
Nous avons besoin de redéfinir le rôle de l’État dans une
économie qui inclue des structures à la fois capitalistes et
postcapitalistes. L’État doit agir comme catalyseur des nouvelles
technologies et des nouveaux modèles d’entreprise, mais toujours
en tenant compte de la manière dont ils s’inscrivent dans les
objectifs et principes stratégiques décrits précédemment.
Les projets peer-to-peer, les modèles commerciaux collaboratifs et
les activités à but non lucratif font généralement l’objet d’initiatives
fragiles et à petite échelle. Toute une communauté d’économistes et
de militants s’est développée autour d’elles, mais la parcelle qu’elles
occupent est si petite, comparée au terrain qu’occupe le secteur
marchand, que l’une des premières tâches à accomplir consistera à
dégager un espace dans la jungle capitaliste pour que ces nouvelles
pousses puissent s’épanouir.
Selon le projet postcapitaliste, l’État doit également coordonner et
planifier les infrastructures : aujourd’hui, cela se fait au petit bonheur
la chance et sous la forte pression politique du lobby du carbone. À
l’avenir, cela pourrait se faire de manière démocratique et avec des
résultats radicalement différents. Qu’il s’agisse de logements
sociaux dans des villes dévastées par la spéculation, de pistes
cyclables ou de services de santé, même les infrastructures les plus
progressistes sont conçues en fonction des intérêts des riches et
partent du principe que le marché ne disparaîtra jamais. De ce fait,
la planification des infrastructures reste l’une des disciplines les
moins transformées par la pensée en réseau. Cela doit changer.
En outre, en raison de la nature mondiale des problèmes auxquels
nous sommes confrontés, l’État doit « s’approprier » les solutions à
apporter face aux enjeux du changement climatique, du
vieillissement démographique, de la sécurité énergétique et des
migrations. En d’autres termes, quelles que soient les mesures que
nous prenons au niveau local pour limiter les risques, seuls les
gouvernements nationaux et les accords multilatéraux peuvent
réellement les résoudre.
Le problème le plus urgent, si les États doivent contribuer à la
transition vers un nouveau système économique, est la dette. Dans
le monde d’aujourd’hui, les pays développés sont paralysés à cause
de l’ampleur de leurs dettes. Ces dernières, comme nous l’avons vu
au chapitre 9, devraient afficher des chiffres astronomiques en
raison du vieillissement des populations. Au fil du temps, l’austérité
et la stagnation risquent de réduire le volume des économies qui
devront rembourser leurs dettes.
Les gouvernements doivent donc prendre des mesures claires et
progressives concernant les dettes. Peut-être pourrait-on les annuler
unilatéralement ; il sera probablement nécessaire d’en arriver là
avec certains pays comme la Grèce, qui ne peuvent pas rembourser
leur dette. Cependant, cela entraînerait une démondialisation, car
les pays et les investisseurs détenant les dettes sans valeur
riposteraient en coupant l’accès aux marchés ou en expulsant les
pays en défaut de paiement de diverses zones monétaires et
commerciales.
On pourrait utiliser une partie de l’argent alloué à
l’assouplissement quantitatif pour acheter et effacer certaines dettes.
Cependant, même cette prétendue « monétisation » de la dette, que
l’on effectuerait en utilisant les 12 000 milliards de dollars créés
jusqu’à présent, ne réduirait pas suffisamment les dettes publiques
mondiales par rapport au PIB puisque leur montant s’élève déjà à
54 000 milliards de dollars et qu’il ne fait qu’augmenter, sans
compter que le montant total des dettes mondiales approche les
300 000 milliards de dollars.
Il serait plus judicieux de combiner les annulations de dettes
contrôlées avec une politique mondiale de « répression financière »
que l’on appliquerait pendant dix à quinze ans : cela reviendrait à
stimuler l’inflation, maintenir les taux d’intérêt à un niveau inférieur
au taux d’inflation, empêcher la population de transférer son argent
dans des investissements non financiers ou étrangers (et faire
gonfler la dette au passage) et, enfin, annuler le reste de la dette.
Soyons honnêtes, cela réduirait la valeur des actifs des fonds de
pension, et donc la richesse matérielle des classes moyennes et des
personnes âgées ; et en imposant des contrôles sur les capitaux, on
démondialiserait partiellement la finance. Mais ce n’est qu’une façon
contrôlée de faire ce que le marché fera dans le chaos si, comme le
prévoit S&P, 60 % de tous les pays deviennent incapables de
rembourser leur dette d’ici 2050. Dans des conditions de quasi-
stagnation et de taux d’intérêt nuls à long terme, les revenus
générés par les investissements des fonds de pension sont de toute
façon déjà minimes.
Et ce n’est que le début.
Développer le travail collaboratif
Pour favoriser la transition, il nous faut transformer de manière
radicale les modèles commerciaux collaboratifs. Pour cela, il est
nécessaire de supprimer le rapport de force inégal qui les a entravés
jusqu’à présent.
Les coopératives ouvrières traditionnelles ont toujours échoué
parce qu’elles n’avaient pas accès au capital et que, en cas de crise,
elles ne pouvaient pas persuader leurs membres d’accepter des
salaires plus bas ou de travailler moins longtemps. Les coopératives
modernes qui réussissent, comme Mondragon en Espagne,
fonctionnent parce qu’elles ont le soutien des caisses d’épargne
locales et parce que ce sont des structures complexes, capables de
reclasser les travailleurs d’un secteur à l’autre ou de pallier le
chômage à court terme en offrant des avantages non marchands
aux personnes licenciées. Mondragon n’est pas un paradis
postcapitaliste, mais c’est l’exception qui confirme la règle : si l’on
examine la liste des 300 premières coopératives du monde, on
constate que nombre d’entre elles sont simplement des banques
mutualistes qui n’ont pas cédé devant les entreprises. À bien des
égards, elles jouent le jeu de l’exploitation financière, mais selon un
modèle social.
Dans un contexte de transition basée sur les réseaux, les modèles
commerciaux collaboratifs représentent ce que nous devons
encourager le plus. Cependant, eux aussi doivent évoluer. Le fait
qu’il s’agisse d’entreprises à but non lucratif ne suffit pas ; une forme
postcapitaliste de coopérative doit se donner pour objectif de
développer des activités non marchandes, non gérées et non
monétaires sur la base de son activité marchande originale. Ce dont
nous avons besoin, ce sont des coopératives dont la forme juridique
est soutenue par une forme réelle et collaborative de production ou
de consommation et qui génère des résultats sociaux remarquables.
De la même manière, nous ne devons pas fétichiser l’aspect non
lucratif des choses. Il serait par exemple possible de développer des
formes de prêts peer-to-peer, de fonder des compagnies de taxis ou
des sociétés de location de vacances rentables, mais elles devront
être soumises à des réglementations qui limiteraient leur capacité à
favoriser les injustices sociales.
Au niveau gouvernemental, il faudrait créer un bureau de
l’économie non marchande, dont la mission serait d’encourager le
développement des entreprises qui produisent des biens gratuits ou
pour lesquelles le partage et la collaboration sont essentiels, et de
maximiser la part de l’activité économique qui s’opère en dehors du
système de prix. Moyennant quelques mesures d’aides au
développement, il serait possible de restructurer l’économie et de
créer d’importantes synergies.
On constate par exemple qu’un grand nombre de personnes
créent des entreprises (dont une sur trois environ échoue) parce que
le système fiscal encourage la création d’entreprises. Bien souvent,
ces personnes fondent des entreprises à main-d’œuvre bon marché,
comme des fast-foods, des entreprises de construction ou des
magasins franchisés, car, là encore, le système est favorable à une
économie à main-d’œuvre bon marché. Si nous remodelons le
système fiscal pour récompenser la création d’organismes à but non
lucratif et la production collaborative, et si nous remanions les
réglementations des entreprises pour qu’il soit difficile de créer des
entreprises à bas salaires, mais très facile de créer des entreprises à
salaires décents, nous serions à même d’opérer un grand
changement pour peu de frais.
Les grandes entreprises peuvent également favoriser le
changement de manière utile, notamment en raison de leur taille : à
titre d’exemple, McDonald’s représente la trente-huitième plus
grande économie du monde, elle dépasse celle de l’Équateur, elle
est également la plus grande distributrice de jouets en Amérique. En
outre, une personne sur huit a déjà travaillé pour McDonald’s aux
États-Unis. Maintenant, imaginez que, pendant la journée
d’intégration des nouveaux employés, McDonald’s donne un cours
d’une heure sur le syndicalisme. Imaginez que Walmart, au lieu
d’inciter ses employés à demander des prestations sociales pour
réduire le coût salarial, leur donne les moyens d’augmenter leurs
salaires. Ou imaginez tout simplement que McDonald’s cesse de
distribuer des jouets en plastique.
Qu’est-ce qui pourrait inciter les entreprises à faire tout cela ?
Réponse : les lois et les réglementations. Si nous accordions à la
main-d’œuvre des entreprises mondiales plus de pouvoir en matière
de droit du travail, leurs propriétaires se verraient alors contraints de
privilégier les modèles économiques riches en technologie, à hauts
salaires et à forte croissance, au lieu de faire le contraire. Les
entreprises bon marché, à faibles salaires et peu exigeantes en
qualification qui ont prospéré depuis les années 1990 n’existent que
parce que l’État n’a pas hésité à leur faire de la place. La seule
chose que nous avons à faire consiste à inverser ce processus.
Interdire certains modèles commerciaux est peut-être une solution
radicale, mais c’est ce qui s’est passé avec l’esclavage et le travail
des enfants. Ces restrictions, malgré les objections des patrons
d’usine et des propriétaires de plantations, ont en fait régularisé le
capitalisme et ont forcé son essor.
Notre objectif est de régulariser le postcapitalisme, de privilégier le
réseau wifi gratuit du village situé en montagne plutôt que de
garantir les droits du monopole des entreprises télécoms. Il est tout
à fait possible pour de nouveaux systèmes de se développer à partir
de ces changements infimes.
Déchaîner le réseau
Le projet socialiste prévoyait une longue première étape au cours de
laquelle l’État devait supprimer le marché par la force ; le résultat
était censé se traduire par une réduction progressive des heures de
travail nécessaires pour préserver et alimenter l’humanité. Par la
suite, les progrès technologiques devaient permettre de fabriquer
des choses à un faible coût, voire gratuitement, donnant ainsi lieu à
la phase 2 : le « communisme ».
Je suis certain que les travailleurs de la génération de ma grand-
mère se souciaient davantage de la phase 1 que de la phase 2, et à
raison. Dans une économie essentiellement fondée sur les biens
matériels, le seul moyen de rendre les maisons plus accessibles
était que l’État les construise, les possède et les loue en échange
d’un loyer modéré. Le coût était l’uniformité : il était interdit
d’entretenir soi-même la maison, de l’améliorer, ou même de peindre
la porte d’une autre couleur. Pour ma grand-mère, qui avait vécu
dans un bidonville puant, l’interdiction de peindre la porte était bien
peu de chose.
Dans le contexte du projet postcapitaliste, l’objectif de la première
phase consiste à offrir des choses tout aussi concrètes et décisives
qu’a pu l’être le logement social de ma grand-mère, avec son jardin
et ses murs solides. À cette fin, beaucoup de choses peuvent être
réalisées en changeant la relation entre le pouvoir et l’information.
Le capitalisme de l’information exploite une forme d’asymétrie : les
multinationales tirent leur pouvoir sur le marché du fait qu’elles en
savent plus, plus que leurs clients, leurs fournisseurs et leurs petits
concurrents. Selon le principe élémentaire inhérent au
postcapitalisme, vouloir exploiter l’asymétrie de l’information est une
erreur, sauf lorsqu’il s’agit de vie privée, d’anonymat et de questions
de sécurité. En outre, nous devrions viser comme objectif
l’introduction de l’information et de l’automatisation dans les types
d’emplois où elles n’ont pas encore été adoptées parce que la main-
d’œuvre bon marché supprime la nécessité d’innover.
Dans une usine automobile moderne, il y a une chaîne de
production, et il y a encore des ouvriers avec des clés et des forets.
Cela étant, la chaîne de production gère intelligemment ce que font
les travailleurs ; un écran d’ordinateur leur indique quelle clé utiliser,
un appareil les avertit s’ils prennent la mauvaise, et l’action est
enregistrée quelque part sur un serveur.
Seule l’exploitation justifie le fait que les techniques
d’automatisation les plus performantes ne soient pas appliquées, par
exemple, dans une usine à sandwiches ou dans une usine de
conditionnement de viande. En fait, ces modèles commerciaux
existent uniquement parce qu’il existe une main-d’œuvre bon
marché, non syndiquée et qu’elle peut bénéficier d’avantages
sociaux associés aux bas salaires. Dans de nombreuses industries,
on fait appel aux anciennes méthodes disciplinaires (horaires
imposés, obéissance, assiduité, hiérarchie) propres au lieu de travail
pour la seule raison que le néolibéralisme empêche l’innovation.
Mais, technologiquement parlant, ces méthodes sont inutiles.
Dans les entreprises du secteur de l’information, la gestion à
l’ancienne commence à devenir obsolète. Gérer signifie organiser
des ressources que l’on peut contrôler (des personnes, des idées et
des choses) pour produire un résultat attendu. Mais de nombreux
résultats bénins des économies de réseau sont produits de manière
spontanée. Et le processus humain capable de traiter ces résultats
au mieux, c’est le travail d’équipe, que l’on appelait autrefois
« coopération ».
Plus précisément : les équipes collaboratives, autogérées et non
hiérarchisées constituent la forme de travail la plus avancée sur le
plan technologique. Pourtant, une grande partie de la main-d’œuvre
est piégée dans un monde d’amendes, de discipline, de violence et
de hiérarchies de pouvoir, simplement parce que l’existence d’une
culture de main-d’œuvre bon marché lui permet de survivre.
L’un des objectifs principaux du processus de transition consiste à
déclencher une troisième révolution administrative : susciter l’intérêt
des cadres, des syndicats et des concepteurs de systèmes
industriels à propos des opportunités que recèle l’adoption d’un
mode de travail d’équipe en réseau, modulaire et non linéaire.
« Le travail ne peut pas devenir loisir », disait Marx11. Mais
l’atmosphère des studios de jeux vidéo modernes prouve que travail
et loisir peuvent s’alterner assez librement et produire des résultats.
Au milieu des guitares, des canapés et des tables de billard
recouvertes de piles de boîtes à pizza vides, il subsistera toujours
une forme d’exploitation. Mais un mode de travail modulaire, axé sur
les objectifs et grâce auquel les employés jouissent d’un haut degré
d’autonomie, peut se révéler moins aliénant, plus social, plus
agréable, et donner de meilleurs résultats.
Rien, si ce n’est notre dépendance à l’égard de la main-d’œuvre
bon marché et de l’inefficacité, n’empêche une entreprise de
conditionnement de viande de bénéficier du même mode de travail
non géré et modulaire, où le travail est littéralement entrecoupé de
loisirs et où l’accès aux informations en réseau est un droit. L’un des
signes les plus révélateurs de l’impasse dans laquelle se trouve le
néolibéralisme est l’hostilité de nombreux gérants du e siècle et de
la plupart des investisseurs à l’égard de l’idéal d’un travail hautement
productif et épanouissant. Pour les dirigeants des entreprises
d’avant 1914, c’était carrément une obsession.
Au fur et à mesure que nous poursuivons ces objectifs, un modèle
général est susceptible d’émerger : la transition vers le
postcapitalisme est alimentée par des découvertes surprenantes,
réalisées par des groupes de personnes travaillant en équipe sur les
améliorations qu’ils peuvent apporter aux anciens processus, le tout
en adoptant un mode de réflexion collaborative et en exploitant la
puissance des réseaux.
Ce que nous recherchons, ce sont des avancées technologiques
rapides qui rendent les choses moins chères à produire et qui
profitent à l’ensemble de la société. Dans une économie en réseau
(de la banque centrale à la coopérative de logement locale), la tâche
des nœuds de décision consiste à comprendre l’interaction entre les
réseaux, les hiérarchies, les organisations et les marchés ; à les
modéliser dans différents états, à proposer un changement, à en
surveiller les effets et à orienter leurs décisions en conséquence.
Mais, malgré toutes nos tentatives de rationalisation, il ne s’agira
pas d’un processus contrôlé. La capacité la plus précieuse que les
réseaux (et les individus qui les composent) possèdent, c’est de
pouvoir perturber tout ce qui se trouve au-delà du réseau.
Confrontés à la pensée de groupe et à la nécessité du compromis,
que ce soit dans la phase de conception d’un projet économique ou
dans son exécution, les réseaux représentent un outil formidable qui
nous permet non seulement d’exprimer notre désaccord, mais aussi
de faire sécession et de créer notre propre alternative.
N’ayons pas honte d’être utopistes. Les entrepreneurs les plus
talentueux des débuts du capitalisme, eux, n’en avaient pas honte,
tout comme les pionniers de la libération humaine.
Quel en sera le résultat ? Ce n’est pas la bonne question à poser.
Si l’on regarde le graphique du PIB par habitant du chapitre 8, on
constate que la courbe est plate pendant toute l’histoire de
l’humanité jusqu’à la révolution industrielle, période durant laquelle la
courbe s’envole avant de devenir exponentielle dans certains pays
après 1945. Le postcapitalisme n’est que la fonction de ce qui se
passe quand elle devient complètement verticale partout. Il ne fait
que marquer un début.
Lorsque l’évolution technologique exponentielle passera des
puces électroniques à l’alimentation, aux vêtements, aux systèmes
de transport et aux soins de santé, le coût de reproduction de la
force de travail diminuera de manière spectaculaire. À ce stade, le
problème économique qui a défini l’histoire de l’humanité va
s’effacer, voire disparaître. Dès lors, nous devrons assurer la
durabilité de l’économie et, au-delà de celle-ci, nous pencher sur les
interactions entre les modèles concurrents de la vie humaine.
Ainsi, au lieu de se demander à quoi ressemblera son état final, il
est plus important de se demander comment nous pouvons faire
face à des revirements de situation, ou comment sortir d’une
impasse.
L’une des principales difficultés à surmonter réside dans la
manière d’enregistrer l’expérience d’un échec à l’aide de données
persistantes qui nous permettent de retracer nos étapes, de les
modifier et d’en tirer des leçons pour l’ensemble de l’économie. En
matière de mémoire, les réseaux souffrent d’inefficacité ; ils sont
conçus de telle sorte que la mémoire et l’activité se trouvent dans
deux parties différentes de la machine. Les hiérarchies sont douées
pour se rappeler, il sera donc essentiel de trouver comment retenir et
traiter ces leçons. La solution peut être aussi simple que d’ajouter
une fonction d’enregistrement et de stockage à toutes les activités,
tant celle du café du coin que celle de l’État. Le néolibéralisme, avec
son amour de la destruction créatrice, s’est volontiers passé de la
fonction mémoire ; qu’il s’agisse des décisions prises « depuis le
canapé » par Tony Blair ou du démantèlement des anciennes
structures d’entreprise, personne n’avait intérêt à laisser de trace
écrite.
En fin de compte, tout ce que nous essayons de faire, c’est
d’amener la plus grande partie possible de l’activité humaine dans
une phase où le travail nécessaire pour soutenir une vie humaine
très riche et complexe sur la planète diminue, et où le temps libre
augmente. Dans le processus, la division entre les deux devient
encore plus floue.
Libérer les 1 %
Qu’arrive-t-il aux 1 % ? Ils deviennent plus pauvres, donc plus
heureux. Parce qu’être riche, c’est dur.
En Australie, on voit les femmes du 1 % faire leur jogging entre
Bondi et la plage de Tamarama chaque matin, vêtues de lycra bon
marché rendu plus cher par l’ajout de, sans grande surprise, lettres
d’or. Selon leur idéologie, elles ont réussi, car elles sont uniques,
alors qu’en fait elles se ressemblent et se comportent de la même
manière.
Pendant que le monde tourne, les salles de sport éclairées au
petit matin et situées à mi-hauteur des gratte-ciel de Shanghai et de
Singapour accueillent des hommes d’affaires qui s’épuisent sur les
tapis de course en prévision d’une journée de compétition avec leurs
semblables. En Asie centrale, les riches, protégés par leurs gardes
du corps, entament une nouvelle journée d’escroqueries à l’échelle
du monde.
Au-dessus, dans les cabines de première classe des vols long-
courriers, l’élite mondiale dérive, le visage scotché à son ordinateur
portable et figé dans un froncement de sourcils qui trahit une
certaine routine. Elle est l’image vivante de ce que le monde est
censé être : éduquée, tolérante, prospère. Pourtant, la voilà exclue
de cette grande expérience de communication sociale que
l’humanité est en train de mettre en scène.
Seuls 8 % des PDG américains ont un vrai compte Twitter.
Certes, un subordonné peut s’en occuper, mais les règles relatives
à la transparence fiscale et à la cybersécurité empêchent les
puissants d’avoir de vrais comptes. En matière d’idées, ils sont libres
de penser ce qu’ils veulent tant que c’est en adéquation avec la
doctrine néolibérale : les meilleurs gagnent grâce à leur talent ; le
marché est l’expression de la rationalité ; les travailleurs du monde
développé sont trop paresseux ; taxer les riches est inutile.
Convaincus que seuls les êtres doués d’intelligence réussissent,
ils envoient leurs enfants dans des écoles privées coûteuses pour
affiner leur individualité. Seulement, ils en sortent tous pareils : des
versions miniatures de Milton Friedman et de Christine Lagarde. Ils
fréquentent les universités de l’élite, mais les noms fantaisistes
imprimés sur les sweats à capuche des universités (Harvard,
Cambridge, MIT) ne signifient rien. Autant imprimer « Standard
Neoliberal University » (« université néolibérale de base »). Le sweat
à capuche typique des grandes universités, c’est le badge d’entrée
dans ce monde en carton-pâte.
Derrière tout cela se cache un doute permanent. Ils pensent que
le capitalisme est bon parce qu’il est dynamique, mais ce
dynamisme ne se fait vraiment sentir que là où la main-d’œuvre bon
marché est abondante, la démocratie réprimée et les inégalités en
augmentation. Vivre dans un monde si isolé, dominé par le mythe de
l’unicité, mais en réalité si uniforme et avoir constamment peur de
tout perdre est difficile, et je ne plaisante pas.
Pour couronner le tout, ils savent pertinemment à quel point ce
monde a failli s’effondrer et à quel point tout ce qu’ils possèdent
encore a été payé par l’État, qui les a renfloués.
Aujourd’hui, l’idéologie de la bourgeoisie du monde occidental est
synonyme de libéralisme social, d’engagement dans les beaux-arts,
dans la démocratie et dans l’État de droit, de dons à des œuvres
caritatives, de dissimulation du pouvoir et de retenue étudiée.
Le danger est que, à mesure que la crise se prolonge,
l’engagement de l’élite dans le libéralisme disparaisse. Les escrocs
et autres dictateurs des pays émergents qui ont réussi ont acheté
leur influence et leur crédibilité : il suffit de franchir la porte de
certains cabinets d’avocats, de consultants en relations publiques et
même d’entreprises pour en mesurer toute l’influence.
Combien de temps faudra-t-il avant que la culture de l’élite
occidentale ne se mette à refléter les comportements de Poutine et
Xi Jinping ? On en entend déjà parler sur certains campus : « Le
modèle chinois comme preuve que le capitalisme fonctionne mieux
sans démocratie » est devenu un sujet de débat assez fréquent.
L’autosatisfaction des 1 % risque de disparaître et d’être remplacée
par une oligarchie pure et dure.
Mais il y a de bonnes nouvelles. Les 99 % viennent à la
rescousse. Le postcapitalisme vous libérera.
Notes
Introduction
1. http://www.worldbank.org/en/country/moldova/overview
2. « Policy challenges for the next 50 years », OCDE, 2014.
3. http://openeurope.org.uk/blog/greece-folds-this-hand-but-long-term-game-of-
poker-with-eurozone-continues/
4. L. Cox et A. G. Nilsen, We Make Our Own History, Londres, Pluto Press, 2014.
5. http://oll.libertyfund.org/titles/2593#Thelwall_RightsNature1621_16
6. M. Castells, Alternative Economic Cultures, BBC Radio 4, 21 octobre 2012.
7. D. Mackie, et al., « The Euro-area Adjustment: About Halfway There »,
JP Morgan, 28 mai 2013.
Partie 1
Partie 2
1. K. Kelly, « New Rules for the New Economy », Wired, 5 septembre 1977,
http://www.archive.wired.com/wired/archive/5.09/newrules.html
1. http://www.sns.gov.uk/Simd/Simd.aspx
2. http://www.econlib.org/library/Smith/smWN2.html#B.I,%20Ch.5,%20Of%20the%
20Real%20and%20Nominal%20Price%20of%20Commodities
3. A. Smith, Lectures on Jurisprudence, Oxford University Press, 1978, p. 351.
4. Voir, pour exemple, John F. Henry, « Adam Smith and the Theory of Value:
Chapter Six Considered », History of Economics Review, 31, hiver 2000.
5. http://www.econlib.org/library/Smith/smWN2.html
6. « Towards the Free Machine », http://www.econlib.org/library/Ricardo/ricP1.html
7. D. Ricardo, On the Principals of Politic Economy and Taxation, Londres, 1821,
ch. 30, http://www.econlib.org/library/Ricardo/ricP7.html
8. http://avalon.law.yale.edu/19th_century/labdef.asp
9. Pour un exposé complet des débats sur la valeur, voir I. I. Rubin, A History of
Economic Thought, Londres, Pluto Press, 1987.
10. http://www.cleanclothes.org/news/2013/11/20/clean-clothes-campaign-
disappointed-at-new-bangladesh-minimum-wage-level
11. Calculé à partir du salaire minimum en 2014, dont le montant est de
5300 Taka, contre une hausse du prix de détail de 34 Taka par kg.
12. Dans cette section, je vais suivre les grandes lignes de la théorie telle qu’elle a
été présentée dans A. Kliman, Reclaiming Marx’s « Capital »: A Refutation of the
Myth of Inconsistency, Plymouth, Lexington Books, 2007.
13. http://www.Icddrb.org/who-we-are/gender-issues/daycare
14. K. Allen, « The Butterfly Effect: Chinese Dorms and Bangladeshi Factory
Fires », Financial Times, 25 avril 2013, http://blogs.ft.com/ftdata/2013/04/25/the-
butterfly-effect-chinese-dorms-and-bangladeshi-factory-fires/ ?
15. J. Robinson, Economic Philosophy, Londres, Routledge, nouvelle édition,
2021.
16. A. Einstein, « Physics and Reality », Journal of The Franklin Institute, vol. 221,
1936, pp. 349-382.
17. OCDE, « Regards sur l’éducation 2014 : les indicateurs de l’OCDE », OCDE,
2014, p. 14.
18. L. Walras, Éléments d’économie politique pure ou théorie de la richesse
sociale, Londres, 1900, p. 399.
19. http://library.mises.org/books/William%20Smart/An%20Introduction%20to%20t
he%20Theory%20of%20Value.pdf
20. Walras, Éléments d’économie politique pure ou théorie de la richesse sociale,
op. cit., p. 6.
21. W. S. Jevons, « The Periodicity of Commercial Crises, and its Physical
Explanation », in R. L. Smyth (ed.), Essays in the Economics of Socialism and
Capitalism: Selected Papers Read to Section F of the British Association for the
Advancement of Science, 1886-1932, Londres, 1964, pp. 125-140.
22. C. Menger, Investigations into the Method of the Social Sciences with Special
Reference to Economics, traduction, F. J. Nock, New York, 1985, p. 177.
23. S. Keen, Debunking Economics : the Naked Emperor dethroned ? Londres,
Zed Books, 2011, loc 474.
24. Walras, Éléments d’économie politique pure ou théorie de la richesse sociale,
op. cit.
25. http://www.ibtimes.co.uk/game-thrones-purple-wedding-becomes-most-shared-
illegal-download-ever-1445057
26. J. Hagel et al., « From Exponential Technologies to Exponential Innovation »,
Deloitte, 2013.
27. N. Wiener, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the
Machine, Cambridge (MA), 1948, p. 132.
28. http://www.pitt.edu/~jdnorton/lectures/Rotman_Summer_School_2013/thermo_
computing_docs/Landauer_1961.pdf
29. R. Landauer, « The Physical Nature of Information », Physics Letters A, 217,
1996, p. 188-193.
30. http://spectrum.ieee.org/computing/hardware/landauer-limit-demonstrated
31. http://www.marxists.org/archive/marx/works/1857/grundrisse/ch15.htm
32. V. Naranje and K. Shailendra, « AI Applications to Metal Stamping Die Design:
A Review », World Academy of Science, Engineering and Technology, vol. 4,
2010.
33. OCDE, « Measuring the Internet Economy: A Contribution to the Research
Agenda », recherche sur l’économie numérique, OCDE, 226, publication de
l’OCDE, 2013.
34. http://dx.doi.org/10.1787/5k43gjg6r8jf-en
35. http://www.bls.gov/news.release/pdf/ocwage.pdf
36. C. B. Frey and M. A. Osborne, « The Future of Employment: How Susceptible
Are Jobs to Computerisation? », Oxford Martin School Working Paper, 2013, p. 38,
http://www.futuretech.ox.ac.uk/future-employment-how-susceptible-are-jobs-
computerisation-oms-working-paper-dr-carlbenedikt-frey-ms
37. A. Gorz Critique of Economic Reason, Londres, Verso, 2010, p. 127.
Partie 3
1. G. Orwell, 1984, Londres, 1949.
1. http://www.cpesap.net/publications/en/
2. http://www.climatechange2013.org/images/uploads/WGI_AR5_SPM_brochure.p
df
3. J. Ashton, « The Book and the Bonfire: Climate Change and the Reawakening
of a Lost Continent », discours, musée suisse des transports, Lucerne, 19 janvier
2014.
4. « World Energy Outlook 2012’, IAE,
http://www.iea.org/publications/freepublications/publication/WEO2013_Executive_
Summary_English.pdf
5. http://carbontracker.live.kiln.it/Unburnable-Carbon-2-Web-Version.pdf
6. http://priceofoil.org/2014/10/28/insurers-warned-climate-change-affects-viability-
business-model/
7. http://sams.scientificamerican.com/article/dark-money-funds-climate-change-
denial-effort/
8. http://mobile.bloomberg.com/news/2014-11-02/fossil-fuel-budgets-suggested-to-
curb-climate-change.html?hootPostID=1bdb3b7bbbbb619db600e477f2c6a152
9. http://www.economist.com/news/briefing/21587782-europes-electricity-
providers-face-existential-threat-how-lose-half-trillion-euros
10. http://www.iea.org/techno/etp/etp10/English.pdf
11. http://www.greenpeace.org/international/en/campaigns/climate-
change/energyrevolution/
12. Ibid.
13. « Fifth Annual Report of the Registrar General », Londres, 1843.
14. « World Population Prospects: The 2012 Revision, Key Findings and Advance
Tables » ONU, 2013.
15. http://www.georgemagnus.com/articles/demographics-3/
16. « Annual Survey of Large Pension Funds and Public Reserve Pension
Funds », OCDE, octobre 2013.
17. M. Mrsnik et al, « Global Aging 2010: An Irreversible Truth »,
Standard & Poors, 7 octobre 2010.
18. N. Howe et R. Jackson, « How Ready for Pensioners? » Finance
& Development, FMI, juin 2011.
19. « World Population Prospects: The 2012 Revision », op. cit.
20. http://esa.un.org/unpd/wpp/Documentation/pdf/WPP2012_%20KEY%20FINDI
NGS.pdf
21. B. Milanovic, « Global Income Inequality by the Numbers: in History and
Now », Policy Research Working Paper 6259, Banque mondiale, novembre 2012.
22. G. Mognus, discours, IFC and Johns Hopkins Medicine International Health
Conference 2013,
http://www.ifc.org/wps/wcm/connect/620b56004f081ebf99242b3eac88a2f8/George
+Mognus’+Keynote+Speech+–+19 0313.pdf?MOD=AJPERES
23. D. H. Lawrence, Lady Chatterley’s Lover, London, 1928, p. 1.
24. http://www.huffingtonpost.com/2014/03/17/china-internet-
censorship_n_4981389.html
25. http://www.groupibi.com/2011/10/india-targets-36-billion-global-cosmetic-
surgery-market-cnbc-ibi-industry-news/
*2. Jeu de mots : Carry On, nom de la franchise de films évoquée dans cette sous-partie, signifie aussi
« continuer » : « Continue, Keynes » (NdT).
*3. Les économistes ont pour coutume de comparer les prix à l’inflation ; en faisant de la sorte, on peut
remarquer que le prix du nickel et d’autres métaux ne change pas de manière significative sur la période
qui suit 1989, il va même jusqu’à baisser. Cependant, en analyse des cycles de longue durée, le but est de
voir l’inflation et la déflation, et non pas de les écarter.
*1. Aujourd’hui, 59,5 % de la population mondiale a accès à Internet (soit 4,6 milliards d’internautes) selon
l’étude « Digital Report 2021 » publiée par Hootsuite et We Are Social (NdÉ).
*2. L’un des aspects de la théorie de Marx semble ne pas tenir la route. L’augmentation de la productivité
ne doit-elle pas accroître la « qualité » du travail ? Presque toutes les nouvelles machines et les
restructurations des lieux de travail enrichissent le travail que nous effectuons. Mais insister sur le fait que
la valeur du travail reste inchangée par les gains de productivité n’est qu’une autre façon de dire que ce
sont les machines, les techniques de gestion et le savoir qui sont source de gains de productivité, et non
un changement dans la qualité du travail lui-même. Ces facteurs provoquent un effet « multiplicateur » sur
la main-d’œuvre humaine qui, elle, ne change pas.
*3. Le travail, dit Jevons, est probablement un mélange de plaisir et de douleur, mais la peur d’une plus
grande douleur, la faim, nous pousse à travailler chaque jour.
*4. Marx dit : « Imaginons qu’un capitaliste investisse 1 000 $, dont 200 $ en machines, et réalise un profit
de 50 $ annuels. Le coût de la machine est amorti en quatre ans, de ce fait, et en termes de valeur, c’est
comme si la valeur du capital n’était que de 800 $. »
*1. Les 196 parties sont parvenues à un accord le 12 décembre 2015, entré en vigueur le 4 novembre
2016, avec pour objectif de limiter le réchauffement climatique à un niveau inférieur à 2°C (NdÉ).
*2. Nigeria, Tanzanie, Congo, Éthiopie, Ouganda, Niger, plus l’Inde et les États-Unis.