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LL n°8: Roberto zucco, Koltès

Introduction :

⇒"Roberto Zucco" est une pièce de théâtre écrite par Bernard-Marie Koltès en 1988 et
publiée en 1990.

⇒ Dans cette œuvre, Koltès dépeint le portrait d’un jeune homme de vingt-quatre ans,
caractérisé par une nervosité extrême, qui frappe à la porte du domicile parental.
Extrait du tableau II, ce passage met en scène RZ revenant de nuit chez sa mère pour
récupérer son treillis, un vêtement central dans la scène, étant une tenue militaire de
camouflage.

⇒ Face à la résistance vive de sa mère, qui a découvert quelques heures plus tôt qu'il
avait tué son père, Roberto entre de force. Débute alors un dialogue entre la mère et le
fils sur les motivations profondes du parricide, dialogue qui s'achève sur le portrait du
fils par la mère. C’est ce portrait que nous allons ici étudier.
1 LA MÈRE. - Est-ce moi, Roberto, est-ce moi qui t'ai accouché ? Est-ce de moi que
tu es sorti ? Si je n'avais pas accouché de toi ici, si je ne t'avais pas vu sortir, et suivi
des yeux jusqu'à ce qu'on te pose dans ton berceau; si je n'avais pas posé, depuis
le berceau, mon regard sur toi sans te lâcher, et surveillé chaque changement de
5 ton corps au point que je n'ai pas vu les changements se faire et que je te vois là,
pareil à celui qui est sorti de moi dans ce lit, je croirais que ce n'est pas mon fils que
j'ai devant moi. Pourtant, je te reconnais, Roberto. Je reconnais la forme de ton
corps, ta taille, la couleur de tes cheveux, la couleur de tes yeux, la forme de tes
mains, ces grandes mains fortes qui n'ont jamais servi qu'à caresser le cou de ta
10 mère, qu'à serrer celui de ton père, que tu as tué. Pourquoi cet enfant, si sage
pendant vingt-quatre ans, est-il devenu fou brusquement ? Comment as-tu quitté les
rails, Roberto ? Qui a posé un tronc d'arbre sur ce chemin si droit pour te faire
tomber dans l'abîme ? Roberto, Roberto, une voiture qui s'est écrasée au fond d'un
ravin, on ne la répare pas, Un train qui a déraillé, on n'essaie pas de le remettre sur
15 ses rails. On l'abandonne, on l'oublie. Je t'oublie, Roberto, je t'ai oublié.
ZUCCO. - Avant de m'oublier, dis-moi où est mon treillis.
LA MÈRE. – Il est là, dans le panier. Il est sale et tout froissé. (Zucco sort le treillis.)
Et maintenant va-t'en, tu me l'as juré.
ZUCCO. – Oui, je l'ai juré.

20 Il s'approche, la caresse, l'embrasse, la serre; elle gémit. Il la lâche et elle tombe,


étranglée. Zucco se déshabille, enfile son treillis et sort.

Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès [1948-1989] – Les Editions de Minuit –


1990 - Cette pièce, achevée à l'automne 1988, a été créée à Berlin en avril 1990 –

Problématique : En quoi cette scène illustre une manifestation extrême de la notion de


crise?
Plan :
I) Ligne 1 à 7 : Le souvenir de Roberto enfant
II) Ligne 7 à 10 : la reconnaissance double : reconnaître son fils et la réalité
III) Ligne 10 à 15 : la mère tente de comprendre la violence de son fils
IV) l.16 à 21 : la mort de la mère

Mouvement 1

Le passage s’ouvre sur l’emploi de deux procédés marquants : une anaphore et deux
questions rhétoriques.
⇒ L’anaphore “Est-ce de moi” insiste sur le personnage de la mère et surtout sur son
lien avec Roberto. La mère se pose des questions, elle tente de comprendre le
dérapage extrême de son fils dans la violence.
⇒ La répétition appuyée de la première personne « moi », encadrée par l’interrogatif «
est-ce […] que/qui », met la mère au centre de son propre discours. Ce « moi » est mis
en lien avec le pronom de la deuxième personne, objet dans la relative avec « t’ » en
tant que sujet de la complétive.
Nous pouvons observer un renversement entre la première et la deuxième question : la
première personne passe de sujet (« moi qui ») à objet (« de moi ») alors que la
deuxième connaît l’évolution inverse (de « qui t’ai » à « que tu es »). Cette inversion met
en avant à la fois ce lien mère-enfant et le bouleversement qui s’est produit.

⇒ Le champ lexical du regard est omniprésent dans le début de la réplique de la mère


(« vu », « yeux », « mon regard », « surveillé », « vu », « vois ». Depuis sa naissance, la
mère a toujours gardé un œil attentif sur son fils, sans remarquer aucun changement
dans son comportement.
⇒Le fait d'accorder autant d'importance au regard revêt une signification particulière
dans le cadre théâtral. Cela incite également le spectateur à observer Zucco. Le
spectateur doit prêter attention pour peut-être comprendre ou prendre conscience que
la violence ne peut être expliquée.

Mouvement 2 :

Pourtant, je te reconnais, Roberto.


La réalité finit par éclater : Roberto est reconnu par sa mère mais c’est une
reconnaissance particulière. D’abord elle utilise l’adverbe “pourtant” qui marque certes
une opposition entre deux éléments, mais qui crée aussi un lien. On oppose et on lie ici
Roberto bébé et l’homme violent qu’il est devenu.

Je reconnais la forme de ton corps, ta taille, la couleur de tes cheveux, la couleur


de tes yeux, la forme de tes mains,
La reconnaissance se poursuit, mais le fils est morcelé. Le portrait maternel brosse
l'image d'un inconnu à l'identité mystérieuse. Morcelée, son identité donne lieu à une
série de métonymies: le portrait énumère les différentes parties de son corps mais leur
addition ne produit pas une identité.

⇒ Le groupe nominal “ces grandes mains fortes” peut évoquer le côté protecteur et
masculin de RZ, mais une figure de style évoquant l'opposition va à nouveau montrer
la dualité du personnage.

⇒ L'antithèse entre les verbes « caresser » et « serrer » est saisissante. Elle montre
cet enfant qui faisait preuve de tendresse envers sa mère, devenu cet homme violent
qui a commis un parricide. Un hiatus s'établit entre, d'une part, le physique de Zucco
qui n'a pas changé et, d'autre part, son moral qui s'est métamorphosé sans retour
comme s'en étonne la mère dans des questions qui restent sans réponse.

⇒ “ton père, que tu as tué.” On insiste ici sur l’acte horrible, la violence avec le
parricide évoqué dans une subordonnée relative dont le pronom est séparé de son
antécédent par une virgule.

Mouvement 3 :

⇒ “Pourquoi cet enfant, si sage pendant vingt-quatre ans, est-il devenu fou
brusquement ?”
Roberto a changé. Une nouvelle fois, on emploie la forme interrogative. La mère
exprime à la fois son incompréhension et son innocence : elle a fait ce qu’il fallait, elle
a veillé sur son fils. Mais malgré cela, il est animé par la violence ou la folie. Deux
périodes s'opposent: celle, passée, où Roberto se conduisait en fils et celle présente où
il est devenu méconnaissable.

⇒ On voit apparaître une métaphore filée à la fin de la réplique qui compare la vie de
Roberto Zucco à un train qui a déraillé (« rails », « chemin si droit », « un train qui a
déraillé »). Cette métaphore est cruelle parce qu’elle compare Zucco à un objet et, de
surcroît, un objet destiné à aller au rebut. Cela signifie aussi que celui qui a « déraillé »
ne peut être racheté.

⇒ Cette métaphore du train a une image plus forte encore avec une autre métaphore
utilisée “Roberto, une voiture qui s'est écrasée au fond d'un ravin, on ne la répare
pas”.
La mère est cruelle avec son fils, le comparant à un train qui a déraillé et qu’on ne peut
pas réparer. La métaphore du train qui déraille signale la violence de la rupture : Zucco
est l'homme qui est sorti du droit chemin.

⇒ « On l’abandonne, on l’oublie. Je t’oublie, Roberto, je t’ai oublié »


On voit ici une accumulation de verbes qui évoquent le positionnement de la mère par
rapport à son fils : on est dans le rejet total. On voit trois occurrences du verbe oublier
ici pour montrer la volonté et l'insistance de la mère dans le reniement de son fils.
Mouvement 4 :

⇒ Avant de m'oublier, dis-moi où est mon treillis.


A ces mots, Zucco oppose une froideur marmoréenne. Il ne réagit pas aux propos
tenus et demeure focalisé sur son pantalon (et ce qu’il représente). Aux interrogations
de la mère, c’est le type injonctif que Zucco décide d’opposer.

⇒ “ Il est là, dans le panier.”


On est dans l’univers intime de la famille, dans un quotidien banal.
Il est sale et tout froissé. (Zucco sort le treillis.) Le treillis n’est pas lavé, l’abandon du
fils par la mère se manifeste aussi par l’abandon des soins qu’elle pouvait prodiguer. Le
pantalon est souillé et déformé, comme le fils.

⇒ La mère achève le reniement de son fils en le chassant de la maison familiale en


employant une phrase injonctive.
Oui, je l'ai juré. Zucco ne manifeste toujours aucune réaction aux propos de la mère
en se contentant de reprendre ses mots.

⇒ Il s'approche, la caresse, l'embrasse, la serre : on a une accumulation de verbes


d’action. Les trois premiers évoquent un geste de tendresse, mais très vite cette
tendresse se mue en violence. La même antithèse évoquée dans la tirade de la mère se
retrouve ici. La violence est là, il étrangle sa mère.

⇒ elle gémit. Il la lâche et elle tombe, étranglée.


On voit ici la renaissance de la tragédie. Ici, la tirade de la mère renvoie à une image
déjà vue dans la tragédie classique: celle d'Agrippinne face à Néron. Le matricide
correspond à l'hybris (la démesure). la violence physique : Zucco tue sa mère sur scène
(« elle tombe, étranglée ») Roberto semble tuer sa mère parce qu’elle le renie .

⇒ Zucco se déshabille, enfile son treillis et sort.


Une nouvelle fois, le personnage montre sa froideur et son indifférence. La
métamorphose du personnage s’achève par le changement de costume. Le treillis qui
évoque la guerre et le combat. Le vêtement sale et froissé montre la dégradation du
personnage.

En conclusion, la scène étudiée de "Roberto Zucco” illustre de manière frappante une


crise profonde à travers les dialogues entre la mère et son fils, où nous assistons à une
tentative de compréhension de la violence soudaine de Roberto. La mère, déconcertée par
le changement brutal de son fils, cherche en vain des explications à cette transformation
radicale. La métaphore du train déraillé exprime la désolation de la mère face à cette perte
irrémédiable. La tragédie atteint son apogée lorsque la violence éclate et que Roberto
étrangle sa propre mère.
On peut établir un lien entre la tragédie de "Roberto Zucco" de Koltès et "Médée" de
Corneille, car ces deux œuvres explorent les thèmes de la vengeance, de la trahison et du
désespoir, mettant en scène des personnages confrontés à des situations extrêmes où leurs
actions sont guidées par des émotions intenses et destructrices.

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