MARDI 7 MAI 2024

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Comment Dubaï est devenu le refuge des « narcos »

▶ Cet émirat, considéré
comme un paradis de la
finance opaque et des
flambeurs, séduit bien des
figures du trafic internatio-
nal, qui en ont fait leur fief
▶ Plus de la moitié des ▶ Selon un récent rapport ▶ Notre enquête montre ▶ S’il arrive que certains
cinquante narcotrafi- d’Europol, Dubaï est dé- comment s’organise la vie soient interpellés, les ex-
quants les plus recherchés sormais un « centre de des trafiquants sur place et traditions se heurtent à de
de France mènent coordination à distance » à quel point leur exil freine nombreux obstacles, judi-
ainsi grand train dans pour les grands groupes les procédures en cours ciaires et diplomatiques
cette région du monde criminels d’Europe devant la justice française PAG ES 18-19

LA CRISE EN GÉORGIE INQUIÈTE L’UE Climat L’Europe se réchauffe plus

vite que le reste de la planète
▶ Les manifestants, favorables à un rapprochement avec l’Europe, contestent un projet
de loi porté par le gouvernement prorusse du milliardaire Bidzina Ivanichvili PAG ES 2-3 toutes les régions du monde
ne se réchauffent pas de la même
façon. Deux instituts importants,
l’Organisation météorologique
mondiale et l’observatoire euro-
péen Copernicus, l’ont rappelé le
22 avril, dans un communiqué
alertant sur l’ampleur du ré-
chauffement en Europe. D’après
eux, les températures y augmen-
tent environ deux fois plus vite
que la moyenne mondiale.
Ces nuances dans le change-
ment global ont plusieurs causes,
connues des scientifiques, et obli-
gent à affiner les analyses, chaque
pays subissant un changement
différent.
Ainsi, le gouvernement fran-
çais, qui doit dévoiler son troi-
sième plan national d’adaptation
au changement climatique dans
les semaines à venir, table sur
l’hypothèse d’une hausse de 4 °C
à la fin du siècle dans l’Hexagone,
soit environ un degré de plus que
la moyenne mondiale.
PAG E 6

France-Chine
XI en visite, sur
fond de tensions
commerciales
La venue en France du
président chinois, lundi 6
et mardi 7 mai, offre
l’occasion de renouer
Manifestation contre le si difficile dialogue
le projet de loi sur entre son pays et l’Union
l’« influence étrangère », européenne sur les
à Tbilissi, le 3 mai. questions commerciales
ZURAB TSERTSVADZE/AP
PAG E 4
Constitution
Les mises
au point de
Laurent Fabius
Dans un entretien accordé
au « Monde », le président
du Conseil constitution-
nel revient notamment
sur les décisions prises
par l’institution au sujet
de la réforme des retraites
ou de la loi immigration
PAG E 7

Politique Procès Transport maritime Culture

Mélenchon et LFI A Aix-en-Provence, Tour d’horizon
multiplient les une affaire de du secteur Des événements
attaques contre le vendetta corse et de avec l’armateur artistiques
PS et Glucksmann
PAG E 9
« baiser de la mort »
PAG E 11
Rodolphe Saadé
PAG E 13
en marge des JO
Quelque 2 300 rendez-
vous artistiques (exposi-
tions, concerts…) sont
VU PAR AREND VAN DAM (PAYS-BAS) CARTOONING FOR PEACE prévus dans 750 villes
françaises lors des Jeux
olympiques et paralympi-
ques de cet été. La dan-
seuse et chorégraphe
Dominique Hervieu,
directrice de l’Olympiade
culturelle, présente
le programme
PAG E 21

1
É DI TO R I AL
LA LIBERTÉ
D’INFORMER
ATTAQUÉE DE
TOUTES PARTS
P. 29 ET INTERNATIONAL P. 5

Algérie 220 DA, Allemagne 4,70 €, Andorre 4,20 €, Autriche 4,40 €, Belgique 3,90 €, Espagne 4,10 €, Grèce 4,10 €, Guadeloupe-Martinique 3,90 €,
Italie 4,10 €, Luxembourg 4 €, Maroc 30 DH, Pays-Bas 4,50 €, Portugal cont. 4,10 €, La Réunion 3,90 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 6,50 DT
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INTERNATIONAL
0123
MARDI 7 MAI 2024

CRISE EN GÉORGIE

bruxelles - bureau européen

L
es Européens ont
encore du mal à y
croire. Quatre mois
seulement après
avoir accordé à la
Géorgie le statut de
candidat officiel à l’Union euro-
péenne (UE), ils observent, mé-
dusés, le retour au Parlement du
projet de loi controversé sur
l’« influence étrangère » dans
cette ancienne république sovié-
tique du Caucase du Sud.
Le texte, calqué sur une loi russe
de 2012 visant à réduire au silence
la société civile et les médias
indépendants, est jugé incompa-
tible avec les valeurs démo-
cratiques et européennes. Son
adoption définitive, prévue
d’ici au mois de juin, mettrait en
péril le rapprochement avec l’UE,
inscrit dans la Constitution géor-
gienne et auquel aspire 80 % de la
population.
A Tbilissi, des milliers de person-
nes manifestent chaque jour de-
puis trois semaines pour réclamer
son retrait, sur fond de répression
croissante. Mais, contrairement à
mars 2023, lorsque le projet de loi
avait été déposé la première fois
au Parlement avant d’être aban-
donné sous la pression, le gouver-
nement semble sourd aux mani-
festations et aux condamnations
internationales.
A Bruxelles, la situation in-
quiète au plus haut point. Après
la répression dans les rues de la
capitale géorgienne, la prési-
dente de la Commission, Ursula
von der Leyen, a diffusé le 1er mai
un communiqué condamnant
« les violences dans les rues de
Tbilissi » et faisant part de ses
« préoccupations concernant la
loi sur l’influence étrangère ».
Une intervention peu habituelle.
« Ce n’est pas tous les jours que la
présidente prend la parole. C’est
dire l’état d’inquiétude au sein de
la Commission », analyse-t-on du
côté de l’exécutif européen.

TEST DE CRÉDIBILITÉ

La Géorgie, dilemme et défi

Les Vingt-Sept s’alarment
d’autant plus que l’homme fort
de la Géorgie, l’oligarque milliar-
daire et fondateur du parti au
pouvoir Bidzina Ivanichvili, a
tenu lundi 29 avril un discours

pour l’Union européenne

résolument antioccidental dans
le pur style du Kremlin. Dans sa
diatribe, véhémente et conspira-
tionniste, il assimile les Occiden-
taux, l’opposition et la société
civile géorgienne à des ennemis,
accusés de fomenter une révolu-
tion pour renverser le gouverne-
ment et déstabiliser le pays.
Cet homme discret, qui a ob-
tenu la nationalité française
en 2010 et que la France a récom-
pensé par la Légion d’honneur
en 2021, annonce également la
répression de tout opposant au
gouvernement après les élec-
tions législatives, prévues en oc-
tobre. Il conclut en assurant, con-
tre toute évidence, qu’« en 2030,
la Géorgie rejoindra l’UE ».
Outre les institutions euro-
péennes, les Etats membres sont
eux aussi extrêmement préoc-
cupés. Le ministre des affaires
étrangères lituanien, Gabrielius
Landsbergis, a assuré sur le ré-
seau social X avoir « le cœur brisé
en entendant la vision d’Ivanich-
vili pour l’avenir de la Géorgie (…).
Nous sommes aujourd’hui cho-
qués de voir les Géorgiens entraî-
nés vers la non-liberté par ceux
qui ont eux-mêmes le plus peur de
la liberté ».
Jusqu’ici, le parti au pouvoir,
Rêve géorgien, maniait un double
discours en affirmant vouloir re-
joindre l’UE, tout en faisant tout
pour « saboter » ce processus, se-
lon l’opposition et la société ci-
vile. En tenant un discours ouver-
tement prorusse, les autorités
géorgiennes rompent avec cette
ambiguïté et lancent un défi aux
Vingt-Sept : comment réagir pour
L’orientation ouvertement prorusse et autoritaire prise par le gouvernement est
un casse-tête pour Bruxelles, qui a octroyé à l’ancienne république soviétique
du Caucase du Sud le statut de candidat officiel à l’UE en décembre 2023
éviter que le pays ne dévie de sa
trajectoire européenne ? Quel
moyen de pression actionner
pour faire plier les autorités sans
pousser le pays dans les bras de
Moscou ni pénaliser la popula-
tion ? Le dossier géorgien est à la
fois un dilemme et un test de cré-
dibilité pour l’UE.
« En donnant le statut de candi-
dat à la Géorgie, les Européens
voulaient éviter de perdre [ce
pays] sur le plan géopolitique,
satisfaire la population et empê-
cher Bidzina Ivanichvili de glisser
vers l’autoritarisme et la Russie,
mais c’est l’inverse qui se produit,
déplore Thorniké Gordadzé,
chercheur et ancien ministre
géorgien chargé de l’intégration
européenne. C’est la première fois
qu’il y a un gouvernement ouver-
tement prorusse depuis l’indépen-
dance du pays [en 1991]. On ne
peut plus rester sur la ligne de
crête qu’observaient les Européens
jusqu’ici, il faut prendre des mesu-
res pour empêcher le pays de tom-
ber aux mains de Moscou. »
En premier lieu, Ursula von der
Leyen a dépêché à Tbilissi le di-
recteur général de la Commis-
sion chargé des négociations
d’adhésion, Gert Jan Koopman,
l’un des plus importants repré-
sentants de l’UE sur les ques-
tions d’élargissement. Ce dernier
est venu avec un message clair :
si la Géorgie entend rejoindre
l’UE, elle ne peut pas poursuivre
sur cette voie. De son côté, la
commission des affaires étran-
gères du Parlement européen
s’est dite inquiète et a appelé le
gouvernement géorgien à « ces-
ser de recourir à la force contre les
manifestants pacifiques ».
Les eurodéputés ont également
dénoncé la réapparition au
Parlement géorgien du projet de
loi qui « constitue une attaque
contre les médias indépendants
et les organisations de la société
civile. Si elle est adoptée, cette loi
compromettra les progrès de la
Géorgie sur la voie de l’UE ». Un
diplomate à Bruxelles invite à
marteler ce message aux autori-
tés de Tbilissi : « La question de
« SI ON RETIRE l’adhésion est ce qui cristallise les
MAINTENANT [LE manifestations contre le projet de
loi, et le réservoir de contestation
STATUT À LA GÉORGIE], est vaste dans un pays massive-
ment favorable à l’UE. On doit
C’EST UNE VICTOIRE donc appuyer sur ce point. »
Malgré les inquiétudes, « il est
POUR POUTINE… encore trop tôt pour évoquer une
C’EST UN JEU prochaine étape au-delà de la
condamnation vis-à-vis de la
PERDANT-PERDANT » Géorgie, juge-t-on au service di-
plomatique européen. La discus-
VIOLA VON CRAMON-
sion vient juste de commencer
TAUBADEL
entre les Vingt-Sept sur le sujet ».
eurodéputée écologiste
Lors du prochain Conseil euro-
péen, courant juin, les Vingt-
Sept pourraient rappeler, dans
les conclusions, les engage-
ments pris par la Géorgie en tant
que candidate à l’adhésion à
l’UE. Un simple rappel à l’ordre
suffira-t-il à faire reculer Tbi-
lissi ? Cela semble improbable.
Les Vingt-Sept disposent
d’autres leviers, comme des
sanctions visant Bidzina
Ivanichvili, un arrêt de l’aide fi-
nancière européenne – premier
donateur de la Géorgie, avec
quelque 80 millions d’euros en-
viron par an –, ou le retrait pur et
simple du statut de candidat à
l’UE, comme le suggère l’eurodé-
putée écologiste Viola von Cra-
mon-Taubadel.
« SE GARDER DES OPTIONS »
La Géorgie avait demandé ce sta-
tut au lendemain de l’invasion
russe de l’Ukraine, en 2022, en
même temps que l’Ukraine et la
Moldavie, deux autres ex-républi-
ques soviétiques. Après un pre-
mier refus, en juin 2022, la Géor-
gie a obtenu le statut en décem-
bre 2023 malgré des réformes à la
traîne – seules trois recommanda-
tions sur douze ont été satisfaites.
« Ce statut est abusif, estime Viola
von Cramon-Taubadel, car non
seulement le gouvernement a clai-
rement fait comprendre qu’il ne fe-
rait pas les réformes, mais en plus il
l’utilise à son crédit en vue des pro-
chaines élections législatives. »
Elle regrette qu’aujourd’hui, les
Vingt-Sept se retrouvent « dans
0123
MARDI 7 MAI 2024
Manifestation
contre le projet de loi
sur l’« influence
étrangère », à Tbilissi,
le 3 mai. VANO SHLAMOV/AFP
une situation extrêmement diffi-
cile, car si on le retire maintenant,
c’est aussi une victoire pour Pou-
tine… C’est un jeu perdant-per-
dant ». Ces options ne sont
toutefois pas officiellement évo-
quées aujourd’hui. « C’est encore
trop tôt, il faut se garder des op-
tions si la loi est définitive-
ment adoptée, explique un di-
plomate européen. Il faudra bien
qu’on redéfinisse un rapport avec
ce régime. »
Par ailleurs, des sanctions
semblent difficiles à envisager
vis-à-vis de la Géorgie, car l’UE
n’a jamais menacé sérieusement
la Serbie ni la Bosnie-Herzégo-
vine, deux autres pays candidats
à l’adhésion à l’Union euro-
péenne. « Quand vous regardez
la manière dont l’Europe a réagi à
ce qui se passe en Serbie, où l’on
assiste depuis dix ans à une dé-
gradation des principes démocra-
tiques, ou en Bosnie-Herzégovine,
où Milorad Dodik, le dirigeant de
la Republika Srpska [République
serbe], l’une des deux entités
du pays, a multiplié les provo-
cations vis-à-vis de Bruxelles sans
jamais être sanctionné, il y a peu
à attendre », estime Wouter
Zweers, spécialiste du Caucase
du Sud au Clingendael Institute,
à La Haye.
De fait, comme pour toute
sanction, il faut l’unanimité des
Vingt-Sept. Or, si la Lituanie ou la
Croatie demandent une réaction
ferme face à Tbilissi, la Slovaquie
ou la Hongrie, dont les liens avec
la Géorgie se sont renforcés, sont
bien moins disposées. Le sujet
devrait être débattu lors du pro-
chain conseil des affaires étran-
gères, le 27 mai. p
philippe jacqué
et faustine vincent (à paris)
A Tbilissi, « visiblement
le parti Rêve géorgien
a choisi la Russie » L puis
Même si la Pâque orthodoxe a interrompu
les manifestations, les opposants voient l’ombre
de Moscou dans le tournant autoritaire du pouvoir
tbilissi - envoyée spéciale
L es manifestants ont plié ba-
gage, le Parlement a fermé
ses portes, le calme s’est mo-
mentanément installé, dimanche
5 mai, sur l’avenue Roustaveli au
centre de Tbilissi, capitale géor-
gienne, quasiment déserte en rai-
son des célébrations de la Pâques
orthodoxe. Après trois semaines
de mobilisation contre le projet de
loi sur l’« influence étrangère »
voulu par le gouvernement et
contesté par une large partie de la
population, cette trêve pascale
tient davantage de la veillée d’ar-
mes, chaque camp en profitant
pour affiner sa stratégie en vue de
la prochaine étape, l’adoption de
la loi en troisième et dernière lec-
ture, fixée au 13 mai, quand les
députés rentreront de vacances.
Les jeunes Géorgiens pro-euro-
péens de la « Gen Z », qui sont au
cœur de la contestation, promet-
tent de bloquer les portes du Par-
lement, de camper autour et de
« ne rien lâcher ». Les autorités
sont tout aussi déterminées,
Bidzina Ivanichvili, le fondateur
et dirigeant du Rêve géorgien, le
parti au pouvoir depuis près de
douze ans, a menacé, lors d’un
rassemblement lundi 29 avril, de
« punir » ses opposants politiques
après les prochaines élections, ce
qui fait craindre un tournant vers
l’autoritarisme et la répression.
Dans un discours aux accents
conspirationnistes, le milliar-
daire a évoqué les menaces étran-
gères qui guettent le pays. Elles
viendraient, selon lui, du « parti
mondial de la guerre », un euphé-
misme pour les Américains et les
Européens, ainsi que des ennemis
internes, à savoir les ONG et les
« pseudo-élites ». Ces ennemis, a-
t-il fustigé, sont des « sans-pa-
trie », une accusation tout droit
sortie de l’URSS des années 1930.
Conservatisme social et religieux
La nouvelle législation, a-t-il as-
suré, vise à renforcer la transpa-
rence du financement des ONG,
qui, sans cela, sont « le principal
instrument pour la nomination
d’un gouvernement géorgien par
des puissances étrangères ». En re-
vanche, il n’a rien dit de l’occupa-
tion par l’armée russe de 20 % du
territoire géorgien (Abkhazie et
Ossétie du Sud) et il s’est gardé
d’évoquer la guerre en Ukraine.
Son discours marque une rup-
ture. Jusqu’ici, Rêve géorgien s’ef-
forçait, en apparence du moins,
d’afficher un semblant de rhéto-
rique pro-occidentale, assurant
bon an mal an que l’obtention du
« À TRAVERS CETTE LOI,
LE PARTI AU POUVOIR
CHERCHE À RENDRE
PLUS DIFFICILE
LA SURVEILLANCE
DES ÉLECTIONS »
KAKHA GOGOLASHVILI
chercheur à la Fondation
Rondeli à Tbilissi
statut de candidat à l’Union euro-
péenne et l’intégration dans
l’OTAN restaient ses objectifs. Dé-
sormais, ses dirigeants regardent
de façon assumée en direction de
la Russie, avec laquelle la Géorgie
n’a plus de relations diploma-
tiques depuis la guerre qui les a
opposées à l’été 2008. L’opinion
publique géorgienne, qui sou-
haite ardemment voir le pays
s’arrimer au Vieux Continent, est
le principal obstacle au rappro-
chement avec Moscou, ou du
moins avec son modèle de so-
ciété. « Nous nous sentons euro-
péens », répétaient à l’envi les
jeunes manifestants, qui parlent
anglais plutôt que russe, dans les
rues de Tbilissi début mai.
Nombre de Géorgiens, favora-
bles à l’intégration européenne,
redoutent d’assister à une russifi-
cation rampante de la société. Le
conservatisme social et religieux
du parti au pouvoir, violemment
anti-LGBT, homophobe, axé sur la
famille et la foi orthodoxe, s’avère
être très proche des « valeurs tradi-
tionnelles » défendues par Vladi-
mir Poutine et par le patriarche
Kirill, le chef de l’Eglise orthodoxe
russe, dont l’emprise sur le patriar-
cat géorgien reste importante.
« Le discours de Bidzina Ivani-
chvili est une déclaration ouverte
de changement de politique étran-
gère. Après de tels propos, on se dit
que tout est possible. Visiblement,
Rêve géorgien a fait son choix et ce
choix est la Russie », constate Nika
Gvaramia, le fondateur de la prin-
cipale chaîne télévisée d’opposi-
tion du pays, Mtavari.
Le test ultime ne sera pas l’adop-
tion de la loi en troisième lecture
mais les élections législatives pré-
vues pour octobre, qui diront si la
Géorgie peut maintenir ses pers-
pectives d’adhésion. « La loi sera
probablement adoptée mais ses
auteurs en ressortiront tellement
discrédités qu’ils pourraient perdre
les élections », espère M. Gvaramia,
persuadé que la « Gen Z », apoliti-
que, sans leader et qui, en général,
ne vote pas, pourrait se rendre aux
urnes cette fois-ci pour faire bar-
rage au Rêve géorgien.
Il pourrait s’agir d’un doux rêve.
Une fois la loi adoptée, les possibi-
lités d’un monitoring du scrutin
par les organisations internatio-
nales seront limitées. « A travers
cette loi, le parti au pouvoir cher-
che à accentuer la polarisation de
la société avant les législatives, à
rendre plus difficile la surveillance
des élections par des observateurs
internationaux », confirme Kakha
Gogolashvili, chercheur principal
à la Fondation Rondeli à Tbilissi.
Pour lui, Bidzina Ivanichvili, qui
a amassé sa fortune en Russie
dans les années 1990, veut stop-
per le processus d’intégration à
l’UE, qu’il juge nuisible à ses inté-
rêts. C’est pour cette raison qu’il a
ramené la loi devant le Parlement
pour adoption après une pre-
mière tentative infructueuse en
mars 2023, ce qui avait alors dé-
clenché de vastes protestations,
l’obligeant à faire machine arrière.
« Au fond, le régime oligarchique
d’Ivanichvili n’a pas besoin de l’in-
tégration. S’il réforme le pays con-
formément aux critères européens,
TRAUMATISÉE PAR
LA GUERRE DE 2008,
LA POPULATION
REDOUTE DE REVOIR
UN JOUR LES CHARS
RUSSES AUX PORTES
DE TBILISSI
il perdra tous ses leviers sur les ins-
titutions d’Etat qu’il a confisquées,
entre autres la justice, et la banque
centrale. Sans compter l’absence de
transparence auquel il sera tenu de
remédier », note le chercheur.
Trouver des informations offi-
cielles est devenu difficile, consta-
te-t-il : « Les décrets gouvernemen-
taux ne sont plus publiés, on ne sait
rien sur les contrats de transit du
gaz alors que ces informations de-
vraient être accessibles puisqu’il
s’agit d’entreprises publiques. »
« Ivanichvili a peur de Poutine »
La plupart des détracteurs de la
« loi russe », comme disent les
Géorgiens, voient la main de Mos-
cou derrière le vote du Parlement
de Tbilissi. Le texte en voie d’adop-
tion est en effet semblable à celui
que la Douma a ratifié en 2012 et
qui a servi à museler l’opposition
à Vladimir Poutine. Partout là où
la Russie est influente, en Biélo-
russie, au Kirghizistan, en Abkha-
zie, une province géorgienne en-
vahie par l’armée russe en 2008,
et, enfin, en République serbe de
Bosnie, une loi sur « les agents de
l’étranger » a déjà été adoptée.
« Rêve géorgien a été sommé par
la Russie de faire passer ce texte,
cela ne fait aucun doute », assure
Nika Gvaramia. « Bidzina Ivani-
chvili a peur de Poutine, il connaît
sa cruauté. Par ailleurs, il n’est pas
exclu que les Russes l’aient me-
nacé », avance Kakha Gogola-
shvili. Le Kremlin est d’autant
plus acharné à ramener la Géorgie
dans son giron que les relations se
sont considérablement refroidies
avec l’Arménie, cette dernière
étant tentée de pivoter vers
l’Ouest après avoir été lâchée par
l’allié russe lors de la reconquête
du Haut-Karabakh par l’Azerbaïd-
jan. De l’avis de plusieurs obser-
vateurs, la perte de l’Arménie a
été un choc pour le pouvoir russe,
obsédé depuis toujours par le
contrôle de son voisinage.
« On peut s’attendre à tout », est
la phrase du moment à Tbilissi.
Traumatisée par la guerre de
2008, la population redoute de re-
voir un jour les chars russes aux
portes de Tbilissi, un scénario que
M. Ivanichvili brandit avec une
grande constance, lui qui se pré-
sente comme le seul rempart
possible contre le belliqueux voi-
sin du nord. Les chars sont encore
loin mais la guerre hybride a déjà
commencé. « Pour rétablir son
contrôle sur la Géorgie et l’Armé-
nie, la direction russe use de mé-
thodes hybrides, elle achète les éli-
tes, elle sème le trouble et l’insécu-
rité, elle étouffe la société civile »,
résume Kakha Gogolashvili. p
marie jégo
international | 3
En Hongrie, l’opposant
Péter Magyar mobilise
les anti-Orban
En meeting à Debrecen, deuxième ville du
pays et bastion du premier ministre, cet ex-
diplomate promet d’en finir avec la corruption
debrecen (hongrie) -
envoyée spéciale
a place devant la grande
Eglise réformée de Debre-
cen n’avait pas vu cela de-
longtemps. Dans
cette deuxième ville de Hongrie,
et bastion du Fidesz – le parti au
pouvoir – des milliers de manifes-
tants, certains ayant fait des cen-
taines de kilomètres, sont venus
écouter, dimanche 5 mai, le nou-
veau « champion » de l’opposi-
tion : Péter Magyar, un Hongrois
de 43 ans, encore inconnu du
grand public il y a trois mois.
Issu des hautes sphères du pou-
voir, cet ancien diplomate s’en est
brusquement détaché en février,
à la suite d’un scandale qui a
ébranlé l’exécutif de Viktor Or-
ban, premier ministre sans dis-
continuer depuis 2010 : une grâce
présidentielle, accordée en cati-
mini au directeur adjoint d’un
foyer pour enfants, condamné
pour avoir étouffé les agisse-
ments pédophiles de son supé-
rieur. L’affaire a été jusqu’à provo-
quer la démission de la prési-
dente de la République, Katalin
Novak, ainsi que le retrait de la vie
politique de l’ex-ministre de la
justice Judit Varga, qui devait me-
ner la liste du Fidesz, aux élec-
tions européennes du 9 juin.
Le lendemain de ces démissions
en cascade, Péter Magyar, compa-
gnon de Judit Varga jusqu’en 2023,
a su saisir le moment idoine pour
s’ouvrir à la presse et multiplier les
révélations sur un régime qu’il a
connu de l’intérieur, après avoir
navigué au sein de sa haute fonc-
tion publique. S’en est suivi son
lancement en politique, ponctué
de manifestations d’envergure, à
Budapest puis aux quatre coins
du pays. Le parti Tisza (« respect et
liberté »), la formation politique
qu’il a opportunément intégrée
en vue des élections européennes
et municipales du 9 juin, se pré-
sente à ces deux scrutins. Un der-
nier sondage de l’institut Median
la crédite de 17 % des intentions de
votes aux élections européennes.
« Où sont passés les 40 000 mil-
lions de forints [103 millions
d’euros] de l’Union européenne
[UE] avec lesquels on aurait pu re-
construire ce magnifique pays ?
Où est cet argent ? Dans les hôpi-
taux ? Les écoles ? La protection de
l’enfance ? », interroge sur scène
Péter Magyar, en jean, chemise et
tennis blanches, devant une foule
rassemblant jeunes et moins jeu-
nes. « Non ! », scande l’assemblée,
qui agite des drapeaux hongrois.
« La plupart de cet argent est entre
les mains de particuliers (…) et
nous, nous allons défaire cette en-
treprise [codétenue] par Viktor Or-
ban, Tiborcz et Meszaros [deux
hommes d’affaires proches du
premier ministre] », poursuit
l’avocat.
« Nous pourrions fermer ce cha-
pitre qui a fait de la Hongrie l’un
des pays les plus pauvres de
l’Union européenne et l’un des
plus corrompus », poursuit-il. A
trente-cinq jours des élections,
celui qui bouscule les rangs d’une
opposition atone et divisée, offre
de choisir entre « la propagande
ou la réalité » ou encore « la divi-
sion ou la réconciliation ». Sur l’es-
trade, son apparition a été précé-
dée de plusieurs interventions de
Rejetant
le clivage
gauche-droite,
l’avocat joue
la carte
antisystème
« Pour
le moment,
il semble plus
dangereux pour
l’opposition que
pour le Fidesz »
ANDRAS BIRO-NAGY
politologue
célébrités et de représentants de
la société civile.
Rejetant le clivage gauche droite
et ne mâchant pas non plus ses
mots vis-à-vis de l’opposition
hongroise, Péter Magyar qui joue
la carte antisystème, entretient le
flou quant à ses idéaux politiques.
« Nous rejoindrons le Parti popu-
laire européen », a-t-il cependant
répété au Monde, en évoquant ses
potentiels élus à l’hémicycle stras-
bourgeois. « Nous aurons une
autre relation que Viktor Orban à
l’UE, ce qui ne nous empêchera pas
d’être critiques le cas échéant. »
Pour Andras Biro-Nagy, direc-
teur du groupe de réflexion buda-
pestois Policy Solutions, les posi-
tions de Péter Magyar en matière
de politique étrangère « ne diffè-
rent guère de celles du Fidesz. L’UE
dont il parle n’est pas très éloignée
de l’Europe des nations prônée par
le Fidesz ». Mais c’est sur l’Ukraine,
qui combat l’agresseur russe de-
puis 2022, que la convergence est
frappante. « Nous ne délivrerons
pas d’armes à l’Ukraine », lance à la
foule l’opposant.
« Nous avons en Ukraine une mi-
norité hongroise, c’est une ques-
tion très sensible, je ne souhaite
pas donner de carburant à la pro-
pagande du gouvernement et je ne
pense pas que des livraisons hon-
groises changeraient la donne », se
justifie en aparté Péter Magyar,
ajoutant « la situation de la mino-
rité hongroise là-bas, leurs droits à
la langue ne cessent de se dégrader
en dépit de la guerre ».
« Ascension fulgurante »
Chemise blanche impeccable, Pé-
ter Tiba, 37 ans, fait partie de ceux
qui ont respecté les consignes ves-
timentaires du jour à la lettre. Ce
cuisinier, qui a fait le voyage de-
puis la capitale, se réjouit « de voir
autant de monde à Debrecen », sa
ville natale. « Je soutiens pleine-
ment Péter Magyar », explique ce-
lui qui avait voté pour le Fidesz en
2010, et qui se désole de voir Viktor
Orban « entraîner la Hongrie vers
l’Est et non vers l’Ouest ». Désabusé
par la politique hongroise, il a boy-
cotté les urnes de longues années,
mais il voit désormais la lumière
au bout du tunnel : « L’opposition
n’a pas réussi à changer les choses
en Hongrie ces quatorze dernières
années mais Péter Magyar, lui, sait
très bien comment fonctionne le
système Orban. » Drapeau à la
main, Valéria Hank abonde. « Je
trouve Péter Magyar charismati-
que. Ça me parle qu’il veuille réunir
la droite comme la gauche en Hon-
grie, il y en a assez de cette division
au sein de la société. Personne n’a
jamais su mobiliser les Hongrois à
ce point », constate cette retraitée
de gauche de 67 ans, qui s’est dé-
placée à Debrecen en train.
« Pour le moment Péter Magyar
semble plus dangereux pour l’op-
position que pour le Fidesz, mais il
représente aussi une nuisance
pour ce dernier, qu’il a poussé en
position défensive ces trois der-
niers mois, estime le politologue
Andras Biro-Nagy. Les électeurs de
l’opposition recherchent désespé-
rément quelque chose de nouveau,
et c’est ce qui explique l’ascension
fulgurante de Péter Magyar. » p
hélène bienvenu
4 | international
En Allemagne,
mobilisation contre les
violences visant des élus
Un eurodéputé social-démocrate a été
agressé, vendredi, à Dresde. Les attaques
contre les Verts ont aussi fortement progressé
berlin - correspondant
D epuis bientôt trois ans
qu’elles sont à la retraite,
Doris Funke et Bettina
Schäfer se donnent rendez-vous,
chaque dimanche après-midi,
dans un cinéma de Berlin. Diman-
che 5 mai, elles ont dérogé à leur
rituel. Plutôt que d’aller voir un
film, les deux amies ont préféré se
retrouver devant la porte de Bran-
debourg pour participer à la mani-
festation organisée en l’honneur
de l’eurodéputé du Parti social-dé-
mocrate (SPD) Matthias Ecke, vic-
time, vendredi, d’une agression
qui a provoqué un véritable choc.
« Etre ici est pour moi une évi-
dence. Il n’est pas acceptable que,
dans un pays comme l’Allemagne,
un élu se fasse attaquer en pleine
rue », explique Doris Funke,
66 ans, ancienne infirmière. « Nor-
malement, manifester n’est pas
mon truc mais, quand mon amie
m’a proposé de l’accompagner, j’ai
dit “oui” tout de suite car on est ar-
rivé à un point où c’est l’existence
même de notre démocratie qui est
en jeu », enchaîne Bettina Schäfer,
68 ans, ex-assistante sociale.
Comme Doris et Bettina, un gros
millier de personnes se sont re-
trouvées, dimanche soir, devant la
porte de Brandebourg. Un peu
plus tôt, un rassemblement était
organisé à Dresde, là où Matthias
Ecke a été passé à tabac alors qu’il
accrochait des affiches pour son
parti, le SPD, en vue des élections
européennes du 9 juin. Sur ce qu’il
s’est précisément passé, les choses
ne sont pas encore très claires.
Dans la nuit de samedi à diman-
che, un jeune homme de 17 ans
s’est rendu à la police. Mais rien
n’a filtré sur ses motivations et les
trois autres personnes qui étaient
à ses côtés sont toujours en cavale.
« Coup contre la démocratie »
Dimanche après-midi, les nouvel-
les concernant M. Ecke étaient ras-
surantes. Blessé au visage, l’euro-
député de 41 ans a été opéré avec
succès. Mais si son agression a tel-
lement ému, c’est parce qu’elle est
apparue comme le point d’orgue
d’une longue série. Un peu plus
tôt, un homme de 28 ans collant
des affiches pour les Verts, dans la
même rue, avait été frappé « à
coups de poing et de pied », selon la
police, qui soupçonne le même
groupe d’agresseurs. Dans les
jours précédents, d’autres agres-
sions avaient eu lieu. Jeudi 2 mai
au soir, le député écologiste Kai
Gehring et l’un de ses camarades
de parti, Rolf Fliss, ont été frappés
au visage à Essen (Rhénanie-du-
Nord-Westphalie).
Quelques jours auparavant, la vi-
ce-présidente écologiste du Bun-
destag, Katrin Göring-Eckardt,
avait été prise à partie par des ma-
nifestants alors qu’elle se trouvait
dans sa voiture, après une réunion
dans une petite ville de l’est de l’Al-
lemagne. Elle n’avait pu repartir
qu’au bout de trois quarts d’heure
après l’intervention de la police.
Ces cas ne sont que les derniers
en date d’une liste qui, ces derniers
mois, s’est allongée de façon im-
pressionnante. Selon des chiffres
provisoires de police, 2 790 délits
ont été commis en 2023 sur des re-
Jeudi, le député
écologiste Kai
Gehring et l’un de
ses camarades
de parti, Rolf
Fliss, ont été
frappés au visage
Selon la police,
2 790 délits ont
été commis
en 2023 sur des
représentants
politiques, contre
1 806 en 2022
présentants politiques en Allema-
gne, contre 1 806 en 2022. Le fait le
plus marquant, de ce point de vue,
est la très forte augmentation du
nombre d’agressions visant les
Verts. En 2022, il y avait eu 575 actes
délictueux recensés contre des
membres du parti écologiste,
436 contre le SPD, 360 contre le
parti d’extrême droite Alternative
pour l’Allemagne (AfD) et 218 con-
tre les conservateurs de la CDU-
CSU. En 2023, les écologistes en
ont subi 1 219, contre 478 à l’encon-
tre de l’AfD, 420 contre le SPD et
295 contre la CDU-CSU, selon des
chiffres communiqués fin janvier
par le gouvernement fédéral.
Qui est responsable de ce climat
de plus en plus électrique ? Di-
manche, lors du rassemblement
organisé à Berlin, Lars Klingbeil, le
président du SPD, n’a pas hésité à
accuser l’AfD. « Les [Björn] Höcke,
[Alexander] Gauland et [Alice]
Weidel n’ont peut-être pas levé le
poing ni frappé directement, mais
ils ont contribué à créer un climat
dans le pays qui pousse d’autres
personnes à s’en prendre à des mi-
litants et des responsables politi-
ques », a-t-il affirmé, en citant
trois des figures emblématiques
du parti d’extrême droite.
Dimanche, une centaine de res-
ponsables politiques, dont les
principaux leaders du SPD, des
Verts et du Parti libéral-démo-
crate (FDP) ont publié une décla-
ration appelant à « faire bloc con-
tre les violences croissantes visant
les citoyens qui s’engagent en poli-
tique ». « Sur le fond, nous n’avons
pas grand-chose en commun sur le
plan politique, parfois même rien
du tout. Mais nous sommes unis
sur ce sujet précis : le coup porté au
visage de Matthias Ecke est un
coup contre nous tous et contre la
démocratie en tant que telle. »
Tout au long du week-end, les
médias du pays ont largement
donné la parole à nombre d’élus et
de responsables locaux de diffé-
rents partis qui ont dit à quel point
le climat, ces derniers temps,
s’était dégradé sur le terrain et
combien il est devenu difficile de
faire campagne sans se faire insul-
ter ou malmener dans l’espace pu-
blic. Plusieurs dirigeants politi-
ques et quelques éditorialistes
sont même allés jusqu’à dresser
un parallèle avec le climat délétère
de la République de Weimar, dans
les années 1920, et à faire réfé-
rence aux SA (les sections d’as-
saut), la milice paramilitaire du
Parti national-socialiste d’Adolf
Hitler, qui terrorisait le personnel
politique républicain avant l’arri-
vée des nazis au pouvoir, en 1933.
Le gouvernement fédéral, en
tout cas, entend montrer qu’il
prend la question au sérieux. « Il
faut davantage de présence poli-
cière visible pour protéger les dé-
mocrates sur les lieux où ils font
campagne », a déclaré la ministre
de l’intérieur, Nancy Faeser, sa-
medi, ajoutant que « le moment est
venu de punir avec plus de fermeté
les auteurs de violences contre les
représentants de la démocratie ».
Des mesures en ce sens sont atten-
dues mardi, à l’issue d’une réu-
nion rassemblant les ministres de
l’intérieur des seize Länder. p
thomas wieder
Les différends commerciaux,
enjeu de la visite en Europe de Xi
Voitures électriques, panneaux solaires, matériels médicaux… L’Union
européenne a ouvert de multiples enquêtes à l’encontre de la Chine
bruxelles - bureau européen
L
a venue en France du pré-
sident chinois Xi Jinping,
lundi 6 et mardi 7 mai, est
non seulement l’occasion
de fêter le 60e anniversaire des re-
lations diplomatiques entre la
France et la République populaire
de Chine, mais également celle de
renouer le si difficile dialogue en-
tre Pékin et Bruxelles sur les ques-
tions commerciales. Emmanuel
Macron a, en effet, convié la prési-
dente de la Commission euro-
péenne, Ursula von der Leyen,
pour une rencontre trilatérale
avec le numéro un chinois qui de-
vait se tenir lundi. Le président
français avait déjà invité la diri-
geante européenne lors de sa vi-
site d’Etat à Pékin, en avril 2023.
Cette réunion est d’autant plus
attendue que les tensions com-
merciales entre l’Union euro-
péenne (UE) et la Chine n’ont
cessé de s’intensifier depuis quel-
ques mois. En mars 2023, juste
avant de se rendre à Pékin, la
cheffe de l’exécutif européen
avait présenté, dans un discours
remarqué, une nouvelle doctrine
destinée à réduire les risques et
les facteurs de dépendance vis-à-
vis de ce pays. « Nos relations sont
déséquilibrées et de plus en plus af-
fectées par les distorsions créées
par le système capitaliste d’Etat de
la Chine », assurait-elle alors. De
fait, en 2022, le déficit commercial
européen vis-à-vis de « l’usine du
monde » avait atteint près de
400 milliards d’euros. Depuis, il
ne s’est pas sérieusement réduit.
Malgré les réticences initiales
de l’Allemagne, très grande ex-
portatrice en Chine, mais avec le
soutien de la France, l’UE a décidé
de sortir d’une certaine naïveté et
de défendre ses intérêts vis-à-vis
de Pékin. Bruxelles concentre sa
défense sur les secteurs indus-
Le président chinois a choisi un chantre du
déclin de l’Occident pour préparer sa venue
Zhang Weiwei, défenseur de l’amitié avec la Russie, était chargé d’expliciter la position de Pékin
L a visite d’Etat du président
Xi Jinping en France,
lundi 6 et mardi 7 mai, de-
vait s’accompagner d’une série de
colloques et d’événements cultu-
rels censés favoriser le dialogue
entre les deux pays. Côté chinois,
c’est Zhang Weiwei qui a été
chargé de propager la bonne pa-
role. Ce choix en dit long sur l’état
d’esprit qui règne à Pékin. Agé de
66 ans, cet ancien diplomate est
un intellectuel que les Chinois
comparent souvent à l’Américain
Francis Fukuyama. Pour un Fran-
çais, il fait penser à Jacques Attali,
conseiller de François Mitterrand
à l’Elysée. Zhang Weiwei est sur-
tout connu pour sa proximité
avec Alexandre Douguine, un in-
tellectuel russe ultranationaliste.
Sa présence à Paris confirme le
rapprochement de la Chine et de
la Russie. Il semblerait d’ailleurs
que dès son retour à Pékin, Xi
Jinping devrait y recevoir Vladi-
mir Poutine et que le président
russe devrait, à la mi-mai, non
seulement se rendre en Chine,
mais aussi en Corée du Nord.
Ce qui caractérise Zhang Weiwei,
véritable communiste d’extrême
droite, est la confiance qu’il dé-
gage et son mépris pour la démo-
cratie en général et pour les Etats-
Unis en particulier. « Vous estimez
que votre système démocratique
est le meilleur ? Parfait. Gardez-le
triels de la transition écologique
et énergétique, un domaine où
Pékin est particulièrement agres-
sif. L’UE dispose de multiples ins-
truments de défense commer-
ciale, comme les enquêtes anti-
dumping visant, par exemple, de-
puis octobre l’importation des
véhicules électriques.
Si habituellement, la Commis-
sion lance ce type d’enquête après
saisine d’entreprises européennes
lésées, elle a décidé cette fois-ci de
s’autosaisir face à l’envolée des im-
portations de véhicules chinois,
qui saturent désormais les ports
européens. Jeudi, Valdis Dombro-
vskis, le commissaire chargé du
commerce, a confié au site d’infor-
mation Politico que « cette enquête
avance » et devrait déboucher
avant l’été sur la mise en place de
quota ou sur une hausse des droits
de douane. Les grands groupes
chinois visés – BYD, SAIC (qui dé-
tient MG) ou Geely (qui détient
Volvo) – acquittent 10 % de droits
de douane, alors que les construc-
teurs européens règlent un droit
de 25 % pour entrer en Chine.
Nouveaux instruments
« Aujourd’hui, sur les 185 enquêtes
classiques pour antidumping en
cours à l’UE, une centaine concerne
des produits importés de Chine »,
rappelle-t-on au sein de l’exécutif
européen. Outre les véhicules
électriques, Bruxelles examine
par exemple le cas des panneaux
mélaminés, de nombreux sous-
produits de l’acier et des vélos élec-
triques. A ces outils classiques,
l’UE a ajouté ces derniers mois de
nouveaux instruments de sécu-
rité économique. Si certains hési-
taient à les utiliser, « ils ont fini par
le faire. Désormais, l’UE entend dé-
montrer que la volonté politique
est là au niveau européen », estime
Elvire Fabry, de l’Institut Jacques-
Delors. Ainsi, le règlement relatif
bien précieusement. Nous ne som-
mes pas intéressés », expliquait-il,
vendredi 3 mai, devant une tren-
taine de personnes réunies par
l’association Panda & Coq, à Paris.
Alors qu’il a été l’un des interprè-
tes de Deng Xiaoping en anglais et
qu’il est donc parfaitement bilin-
gue, Zhang Weiwei s’exprime dé-
sormais en chinois. Tout un sym-
bole. L’élite politique chinoise ne
cherche plus à séduire en mettant
en avant son rapprochement cul-
turel avec le monde occidental
mais entend, au contraire, affir-
mer ses valeurs et son langage.
« Trump, les Chinois l’aiment »
Aux yeux de Zhang Weiwei, le dé-
clin des Etats-Unis – « un pays qui a
été en guerre cent quatre-vingt-
six ans durant les deux cents der-
nières années » – est évident de-
puis l’élection de George W. Bush,
« un président incompétent qui a
conduit son pays dans deux guer-
res et a été incapable de résoudre la
crise financière de 2008 ». « Elire un
imbécile, c’est peut-être la démo-
cratie, mais c’est une catastrophe
pour un pays. L’Occident a besoin
de réformes urgentes », juge-t-il.
Même mépris pour Barak
Obama, « un président qui, en
huit ans, n’a pas réussi à transfor-
mer les Etats-Unis ». Et Donald
Trump ? M. Zhang botte en tou-
che. « La Chine est devenue assez
Malgré les
réticences de
l’Allemagne, l’UE
a décidé de sortir
d’une certaine
naïveté
aux subventions étrangères,
adopté fin 2023, a connu un début
en fanfare. La Commission a an-
noncé, le 16 février, une enquête
sur les subventions reçues par le
producteur chinois de train CRRC
Qingdao Sifang. Un mois plus
tard, ce dernier a renoncé à un ap-
pel d’offres en Bulgarie, où il avait
de grandes chances de l’emporter.
« Notre marché unique est ouvert
aux entreprises qui respectent véri-
tablement les règles de la concur-
rence et jouent franc-jeu, rappelait
le commissaire au marché inté-
rieur, Thierry Breton, après ce re-
trait. Nous continuerons, avec fer-
meté et réactivité, à prendre toutes
les mesures nécessaires pour pré-
server la sécurité économique et la
compétitivité de l’Europe. »
Le même outil a d’ailleurs été
utilisé pour ouvrir des enquêtes
sur un certain nombre d’entrepri-
ses chinoises participant en Eu-
rope à des appels d’offres pour des
turbines éoliennes ou des pan-
neaux solaires. Et fin avril, les en-
quêteurs de l’UE ont perquisiti-
onné les bureaux néerlandais et
allemands de l’entreprise chinoise
Nuctech, une société chinoise spé-
cialiste des scanners pour baga-
ges, utilisés notamment dans les
aéroports. Là aussi pour des soup-
çons d’aides publiques en Chine
qui fausseraient la concurrence
avec les entreprises locales.
Bruxelles s’est aussi dotée d’un
règlement relatif aux marchés
forte pour ne plus se préoccuper de
l’élection américaine », affirme-
t-il, avant de murmurer comme
pour lui-même : « Trump, les Chi-
nois l’aiment. » En Occident, un
seul dirigeant reçoit un compli-
ment de sa part : l’Italien Silvio
Berlusconi. L’ancien président du
conseil italien avait jugé, après
l’invasion russe de l’Ukraine, que
« l’Occident isole la Russie mais que
le reste du monde isole l’Occident ».
C’est là tout le leitmotiv de
M. Zhang. L’Occident continue de
se croire le centre du monde alors
qu’« il ne représente que 12 % de la
population mondiale ». « Vous ne
voulez pas de nos véhicules électri-
ques ? Ce n’est pas grave, le reste du
monde va les acheter. D’ores et
déjà, l’Indonésie, grâce à la Chine,
dispose d’un train à grande vitesse
plus rapide que les trains aux Etats-
Unis », ironise-t-il. M. Zhang dit
tout haut ce que Xi pense tout bas.
C’est pour cela qu’il mérite d’être
écouté. Par le biais des « nouvelles
routes de la soie », la Chine pro-
pose au monde une « nouvelle
mondialisation », reconnaît-il.
« Les Etats-Unis estiment avoir des
amis et des ennemis. La Chine con-
sidère que les autres pays sont soit
des amis, soit des amis potentiels. »
M. Zhang compare aussi les
Etats-Unis à un malade : « Quand
vous êtes malade, vous commen-
cez par nier la maladie, puis vous
0123
MARDI 7 MAI 2024
publics à l’international, qui per-
met à l’UE d’enquêter sur des
soupçons d’entrave à l’accès aux
marchés des pays tiers. Mi-avril,
une première enquête sur les dis-
positifs médicaux a ainsi été lan-
cée. « Nous souhaitons simple-
ment de la réciprocité. Si nous
ouvrons nos appels d’offres, nous
estimons que les pays tiers doivent
également le faire », insiste-t-on à
Bruxelles. Or, ce n’est souvent pas
le cas en Chine. D’autres enquêtes
devraient suivre « tant le nombre
de secteurs stratégiques où les chi-
nois tentent de nous supplanter
par des subventions indues, sont
nombreux », confie une source.
« L’UE a souvent utilisé sa boîte à
outils commerciale et ses mesures
d’aide au commerce, mais celles-ci
ne font qu’envoyer des signaux pro-
tectionnistes, ciblent les entreprises
chinoises et nuisent à l’image de
l’UE », a protesté, le 24 avril, le por-
te-parole de la diplomatie chi-
noise, Wang Wenbin. L’évocation
du protectionnisme fait sourire
les spécialistes car la Chine est cou-
tumière d’attaques ciblées contre
les exportations des pays euro-
péens, à l’image des taxes sur les
alcools français ou les limitations
d’export de certains produits liés à
la transition climatique.
« Ces instruments sont calibrés
pour être conformes à l’Organisa-
tion mondiale du commerce et en
même temps permettre de mor-
dre. Ce ne sont pas des mesures
protectionnistes, juge Elvire Fabry.
Elles ont une fonction offensive en
permettant à l’UE de renforcer plus
de réciprocité sur les marchés et
plus concurrence équitable. » Sur
l’ensemble de ces sujets, Bruxel-
les a plusieurs fois tenté d’ouvrir
le dialogue avec Pékin, sans suc-
cès. Il aura fallu la mise en place
d’enquêtes pour que le débat s’in-
vite à la table de Xi Jinping. p
philippe jacqué
êtes en colère. Dans un troisième
temps, vous allez voir votre méde-
cin pour voir avec lui ce qu’il faut
faire et, enfin, vous acceptez la ma-
ladie. Les Etats-Unis en sont au
troisième stade. (…) Ils négocient
avec la Chine avant, dans un qua-
trième temps, d’accepter le renou-
veau chinois. »
Que la Chine dépasse un jour les
Etats-Unis ne fait, de son point de
vue, aucun doute. « Cela fait
dix ans qu’en parité de pouvoir
d’achat, le produit intérieur brut
[PIB] chinois est supérieur au PIB
américain. D’ores et déjà, l’espé-
rance de vie en Chine dépasse
d’un an celle des Etats-Unis et les
Shanghaïens vivent cinq ans de
plus que les New-Yorkais. » Quant
à l’Europe, « elle était vue par les
Asiatiques il y a trente ans comme
une zone de paix et de prospérité,
mais ce n’est plus le cas ».
Quand on lui fait remarquer que
Xi Jinping, en modifiant la Consti-
tution chinoise pour pouvoir res-
ter président à vie, est revenu sur
l’un des legs de Deng Xiaoping,
Zhang Weiwei s’insurge : « C’est ri-
dicule de croire que Xi va rester pré-
sident à vie. Roosevelt aux Etats-
Unis, Adenauer et Merkel en Alle-
magne aussi ont fait quatre man-
dats ». Une façon implicite de
reconnaître que Xi Jinping n’en-
tend pas se retirer avant 2032. p
frédéric lemaître
0123
MARDI 7 MAI 2024
En Egypte, les voix propalestiniennes bâillonnées
Arrestations, intimidations, le pouvoir cairote empêche les mouvements de solidarité envers les Gazaouis
le caire - correspondance
Q
uelle est ta nationa-
lité ? Tu es palestinien
ou bien égyptien ? » Un
officier habillé en ci-
vil intimide un jeune
supporteur de foot qui a brandi
un drapeau palestinien au milieu
des gradins. La scène, capturée
par téléphone, se déroule au stade
du Caire, vendredi 26 avril, lors de
la demi-finale de Ligue des cham-
pions africaine remportée par Al-
Ahly SC, l’un des clubs embléma-
tiques de la capitale égyptienne.
Quelques minutes plus tard, la
foule entonne des slogans de sou-
tien à la population gazaouie.
Cet épisode pourrait paraître
anecdotique s’il n’était pas symp-
tomatique de l’embarras des auto-
rités égyptiennes face au potentiel
éruptif du soutien de la cause pa-
lestinienne parmi la population.
Au Caire et dans toute l’Egypte, les
signes de solidarité envers Gaza
sont omniprésents. Des taxis affi-
chent des stickers, des magasins
arborent des drapeaux palesti-
niens sur leur devanture, de nom-
breux Egyptiens portent le keffieh.
Si partout la colère des Egyptiens
face à la souffrance des Gazaouis
est palpable, son expression reste
contenue, cantonnée aux réseaux
sociaux ou aux discussions de
café, par crainte de s’attirer les fou-
dres du régime.
Creuset pour l’opposition
Dans les rues, toute tentative de
mobilisation pour dénoncer l’of-
fensive israélienne et les blocages
de l’aide humanitaire est stricte-
ment empêchée par les autorités.
Dernier exemple, le 23 avril, un
rassemblement d’une vingtaine
de féministes, juristes et journalis-
tes, en soutien aux femmes pales-
tiniennes et soudanaises victimes
des conflits, a été violemment dis-
persé. Les militantes étaient ve-
nues porter une lettre au bureau
des Nations unies pour la défense
et la promotion des droits des
femmes afin d’exiger que des ac-
tions soient prises pour protéger
les femmes de Gaza et du Soudan.
En quelques minutes, le rassem-
blement a été encerclé par des offi-
ciers des services de sécurité égyp-
tiens en tenues civiles et 16 partici-
pantes ont été arrêtées. « Le mes-
sage délivré par le pouvoir est clair :
même une action inoffensive ne
sera pas permise », s’indigne l’avo-
Le gouvernement israélien « ferme » la chaîne qatarie Al-Jazira
Le média est accusé de « menacer la sécurité du pays ». Sa diffusion a été interrompue, ses bureaux fermés et son matériel saisi
jérusalem - envoyé spécial
A Jérusalem, le dispositif
matériel d’enregistre-
ment et de diffusion d’Al-
Jazira était réduit à sa plus simple
expression. Dans une chambre
d’un hôtel de Jérusalem-Est (par-
tie de la ville conquise par Israël
lors de la guerre des Six-Jours,
en 1967, puis officiellement an-
nexée en 1980), une opération des
services de sécurité israéliens a eu
lieu, dimanche 5 mai, pour y saisir
le matériel destiné à réaliser les
directs de la chaîne d’information
en continu qatarie.
Quelques heures plus tôt, le
gouvernement avait voté, à l’una-
nimité, la décision de « fermer en
Israël » la chaîne. Sur le réseau X,
le ministre de la communication,
Shlomo Karhi, a précisé avoir si-
gné une injonction entrant « en
vigueur immédiatement » afin
qu’Al-Jazira « ne puisse plus opérer
d’Israël ». Il accusait la chaîne de
« menacer la sécurité du pays ».
Le directeur du bureau d’Al-Ja-
zira en Israël et dans les territoires
cate Mahienour Al-Massry, qui a
été brutalement plaquée au sol
lors de son arrestation. « Nous vi-
vons un sentiment d’extrême frus-
tration. Alors que les Palestiniens se
font massacrer, nous sommes mu-
selés », poursuit l’avocate de
38 ans, qui se souvient non sans
ironie qu’un drapeau palestinien
était collé sur le minibus réquisi-
tionné par les officiers de police
pour les embarquer vers le com-
missariat de Tora, au sud du Caire.
Les manifestantes ont été défé-
rées devant le parquet de la sûreté
de l’Etat, accusées entre autres de
participation à un groupe terro-
riste et organisation de manifesta-
tion illégale. Elles ont finalement
été libérées sous caution le lende-
main. « Cela aurait été compliqué
pour les autorités de justifier la dé-
tention de ces activistes de premier
rang. Au moment où le régime veut
donner l’illusion d’avoir fait des ef-
forts sur le respect des droits de
l’homme, il ne voulait pas faire de
vagues », justifie Mohamed Lotfy,
de la Commission égyptienne
pour les droits et les libertés.
Le pouvoir égyptien marche sur
des braises. Lorsque, le 20 octo-
bre 2023, le gouvernement avait
orchestré d’immenses manifesta-
tions à travers le pays pour dé-
noncer l’agression israélienne à
Gaza, des centaines de manifes-
tants avaient convergé au Caire
vers la place Tahrir, berceau de la
révolution de 2011, scandant des
slogans antirégime. La fenêtre
ouverte par les autorités s’était
immédiatement refermée. Plus
d’une centaine de personnes ont
été arrêtées ce jour-là au Caire et à
Alexandrie, dont soixante-cinq
sont toujours en détention.
Alors que la crise économique
profonde qui secoue l’Egypte af-
fecte le niveau de vie de la majo-
rité de la population, le régime
égyptien craint que les troubles
dans la région entraînent
une déstabilisation sur son terri-
toire. Sous le régime de Hosni
Moubarak, les mobilisations en
soutien à la deuxième Intifada
en 2002 avaient ouvert un espace
de contestation dans les rues du
pays. Elles avaient servi de creu-
set aux mouvements d’opposi-
tion, pavant la voie au soulève-
ment de 2011.
« Aujourd’hui, la solidarité pour
les Palestiniens ne peut s’exprimer
que dans les clous fixés par le ré-
gime », dénonce Aida Seif El-
palestiniens occupés, Walid Al-
Omari, a déclaré sur la chaîne qa-
tarie que la décision israélienne
comprenait l’« arrêt de la diffusion
d’Al-Jazira en Israël, en arabe et en
anglais, et la fermeture des bu-
reaux d’Al-Jazira à l’intérieur des
frontières d’Israël », ainsi que la
« saisie du matériel » et la coupure
de l’accès aux sites Internet de la
chaîne en Israël. L’ordre de saisie
du matériel comprend les camé-
ras, microphones, ordinateurs,
équipements de transmission et
téléphones portables.
Cette action était attendue de-
puis plusieurs semaines. Le
1er avril, une loi votée à une très
large majorité par le Parlement
(Knesset), à Jérusalem, permettait
de faire cesser la diffusion de tout
média étranger dans le cas où il
serait estimé qu’il porterait at-
teinte à la sécurité de l’Etat. Le
texte accorde au premier minis-
tre la possibilité d’interdire la dif-
fusion de contenus et d’ordonner
la fermeture de bureaux de mé-
dias concernés, une première
dans l’histoire de l’Etat hébreu.
Manifestation contre la famine à Gaza, devant le syndicat des journalistes, au Caire, le 26 mars. SAYED HASSAN/GETTY IMAGES
Dawla, militante des droits hu-
mains. Elle souligne que seules
quelques organisations triées sur
le volet – comme le Croissant-
Rouge égyptien, les fonds pro-
ches du pouvoir comme Tahya
Misr ou encore l’organisation
Mersal – sont autorisées à collec-
ter des dons et de l’aide humani-
taire en soutien aux habitants de
l’enclave palestinienne.
Préserver son rôle de médiateur
Au mois de novembre 2023, face à
la lenteur de l’acheminement de
l’aide par le passage de Rafah, des
centaines de militants, défen-
seurs des droits humains et sym-
pathisants de la cause palesti-
nienne, avaient tenté d’organiser
un convoi depuis Le Caire. L’initia-
tive, baptisée « Caravane pour la
conscience mondiale », a été neu-
tralisée par les autorités et qua-
tre participants de nationalité
étrangère ont été arrêtés avant
d’être expulsés du territoire.
« Le monde entier manifeste pour
Gaza. Et nous, en Egypte, ne pou-
La tension était
maximale, l’Etat
hébreu accusant
Al-Jazira
de collusion avec
les groupes
armés de Gaza
Cette disposition, valable quaran-
te-cinq jours, est reconductible.
Les massacres d’ampleur com-
mis par le Hamas en territoire is-
raélien, lors d’une opération me-
née de Gaza, le 7 octobre 2023,
ayant causé la mort de 1 200 per-
sonnes, sont le premier élément
de conflit avec la chaîne qatarie,
accusée par les autorités israé-
liennes de bienveillance à l’égard
des participants aux tueries. Puis,
alors que commençait une cam-
pagne de bombardements inten-
sifs de la bande de Gaza et que
s’organisait une opération mili-
taire dans le territoire, herméti-
quement fermé à la presse inter-
vons rien dire, alors que nous som-
mes le seul pays qui contrôle un
poste-frontière avec Gaza et que
nous pourrions agir », s’insurge
Rasha Azab, membre du syndicat
des journalistes, arrêtée le 23 avril.
Cette institution, très politisée en
Egypte, est le seul espace où des
manifestations sont tolérées par
le pouvoir. Mais les intimidations
se multiplient. Le 4 avril, en marge
d’un rassemblement sur le perron
de l’édifice, une dizaine de person-
nes, dont des journalistes, ont été
arrêtées, certaines à leur domicile,
avant d’être libérées quinze jours
plus tard.
Les manifestants avaient no-
tamment scandé des slogans dé-
nonçant la complicité du régime
égyptien dans le siège de Gaza et
l’inaction des dirigeants arabes
face à la crise humanitaire ma-
jeure qui se déroule dans l’enclave.
« Les autorités égyptiennes disent
que le poste-frontière est ouvert et
que ce sont les Israéliens qui blo-
quent l’entrée de l’aide humani-
taire. Mais le régime ne fait rien
nationale, Al-Jazira, présente dans
l’enclave, était devenue la princi-
pale fenêtre sur l’action armée is-
raélienne d’ampleur.
Même si d’autres journalistes
palestiniens témoignent des dé-
vastations, la force de représenta-
tion de la chaîne, qui diffuse
vingt-quatre heures sur vingt-
quatre les événements à Gaza, est
sans comparaison. Les correspon-
dants d’Al-Jazira à Gaza sont deve-
nus des figures, au-delà du
monde arabe. Samer Abu Daqqa,
un cameraman de la chaîne, a été
tué lors d’une frappe, en décem-
bre 2023, au cours de laquelle le
chef du bureau gazaoui, Wael Al-
Dahdouh, a été blessé.
« Mesure de rétorsion »
Ce dernier avait déjà perdu quatre
membres directs de sa famille,
dont son épouse, lors d’un bom-
bardement israélien, en octobre.
L’annonce de ce drame lui avait été
faite en direct à l’antenne, lors
d’un moment qui était devenu
emblématique, à l’échelle mon-
diale, de l’aspect indiscriminé des
international | 5
Le 23 avril, un
rassemblement
d’une vingtaine
de féministes,
juristes et
journalistes a été
violemment
dispersé
pour mettre la pression sur Israël,
au contraire. Dans le même temps,
de nombreuses enquêtes prouvent
que des sociétés proches du pou-
voir extorquent les Palestiniens qui
souhaitent sortir de l’enclave », dé-
nonce Aida Seif El-Dawla, en réfé-
rence à l’entreprise Hala, dirigée
par le puissant homme d’affaires
Ibrahim El-Argani.
Si Le Caire multiplie les condam-
nations officielles contre l’offen-
sive israélienne à Gaza et de-
mande un cessez-le-feu immé-
diat, l’Egypte joue les équilibristes
frappes israéliennes. En janvier,
son fils Hamza, également journa-
liste pour Al-Jazira, avait été tué à
son tour, lors d’une frappe ciblée.
Environ 34 000 personnes ont
trouvé la mort à Gaza, selon le mi-
nistère de la santé du Hamas, dans
les bombardements depuis le dé-
but de la guerre, dont 97 journalis-
tes, selon le chiffre du Comité pour
la protection des journalistes.
L’extrême difficulté des rela-
tions entre Al-Jazira et les autori-
tés israéliennes n’est pas neuve.
Elles avaient déjà connu un pic de
tension lors de la mort de la jour-
naliste de la chaîne, Shireen Abu
Akleh, le 11 mai 2022. Celle-ci avait
été tuée par un tir israélien à Jé-
nine, dans le nord de la Cisjorda-
nie occupée, lors d’une opération
de l’armée dans la ville. Depuis le
7 octobre, la tension était devenue
maximale, le gouvernement is-
raélien accusant en substance la
chaîne de collusion avec les grou-
pes armés de Gaza.
« Nous condamnons et dénon-
çons cet acte criminel d’Israël qui
viole le droit humain de l’accès à
face à l’Etat hébreu et à son allié
américain. Le premier pays à avoir
signé un accord de paix avec Is-
raël, en 1979, est soucieux de pré-
server son rôle de médiateur entre
le Hamas et Tel-Aviv. Par ailleurs,
le régime d’Al-Sissi considère
l’exode des Palestiniens de Gaza
sur son territoire comme une li-
gne rouge. Le sujet est devenu un
impératif de sécurité nationale.
« Si la répression des voix propa-
lestiniennes en Egypte est féroce, il
ne faut pas oublier que c’est une
tendance mondiale », rappelle
Mahienour Al-Massry, citant no-
tamment le cas de la Jordanie, des
Etats-Unis ou de la France. « Nous
sommes face à un moment char-
nière. La guerre à Gaza ébranle le
système international. Nous assis-
tons partout à une perte des va-
leurs éthiques et morales », con-
clut l’avocate. p
eliott brachet
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
l’information », a déclaré Al-Jazira
en arabe, dans un communiqué
publié sur X. La décision d’Israël
est une « mesure de rétorsion con-
tre le rôle (…) que joue Al-Jazira dans
la mise en lumière des crimes » de
l’armée israélienne dans la bande
de Gaza, a estimé le Hamas dans
un communiqué sur Telegram.
La mesure prise contre la chaîne
intervient à un moment où l’ar-
mée israélienne, contre l’avis de
ses principaux alliés, dont les
Etats-Unis, semble s’apprêter à
déclencher une offensive d’am-
pleur à Rafah, dans le sud de l’en-
clave, où une grande partie de la
population s’est réfugiée.
Lundi matin, des messages ont
été diffusés dans l’est de la zone
de Rafah, à destination de
100 000 personnes. Ils deman-
dent de procéder à ce que le lieute-
nant-colonel Nadav Shoshani,
porte-parole de l’armée israé-
lienne, décrit comme une « éva-
cuation spécifique temporaire »,
possible prélude à une interven-
tion militaire. p
jean-philippe rémy
6 | planète
Climat : pourquoi l’Europe se réchauffe plus vite
La proximité de l’Arctique et la nature des sols contribuent à accentuer la hausse des températures
L
e 22 avril, deux grands ins-
tituts, l’Organisation mé-
téorologique mondiale et
l’observatoire européen
Copernicus, ont signé un commu-
niqué alertant sur l’importance
du réchauffement sur le Vieux
Continent. « Les trois années les
plus chaudes jamais enregistrées
en Europe se sont toutes produites
depuis 2020, peut-on lire avant un
constat sans appel : C’est le conti-
nent qui se réchauffe le plus rapide-
ment, avec des températures qui
augmentent environ deux fois plus
vite que la moyenne mondiale. »
Une publication qui met en lu-
mière un aspect fondamental de
la climatologie, rendu encore plus
crucial dans une époque marquée
par le changement lié aux activi-
tés humaines : tous les endroits de
la planète ne se réchauffent pas de
la même manière.
« C’est une des caractéristiques
du système-Terre, les change-
ments du climat ne sont pas uni-
formes dans l’espace, avec notam-
ment des variations de tempéra-
ture plus marquées sur les conti-
nents et au voisinage de l’Arctique,
résume Aurélien Ribes, cher-
cheur à Météo-France au Centre
national de recherches météoro-
logiques (CNRM, CNRS). C’était le
cas lors de la dernière période gla-
ciaire, et c’est également le cas à
l’heure actuelle, avec des différen-
ces importantes sur l’amplitude du
réchauffement climatique d’ori-
gine humaine selon les zones. »
Dans son sixième rapport d’éva-
luation, le Groupe d’experts inter-
gouvernemental sur l’évolution
du climat (GIEC) recense les zones
où les températures augmentent
le plus rapidement. Les régions
semi-arides, celles situées à des la-
titudes moyennes comme une
grande partie des Etats-Unis et de
la Chine, les régions touchées par
la mousson sud-américaine au
Brésil connaissent une hausse
deux fois plus rapide que la
moyenne planétaire.
Canicules plus intenses
« L’Arctique devrait connaître la
plus forte augmentation de tempé-
rature lors des jours les plus froids,
soit environ trois fois le rythme du
réchauffement climatique », écri-
vent les scientifiques alors que les
régions équatoriales connaissent
un changement moins rapide et
que quelques zones se refroidis-
sent, par exemple une partie de
l’Atlantique Nord, au sud du
Groenland. L’Europe subit de plein
fouet cette réalité. D’après les don-
Le sud du Brésil en proie à des inondations sans précédent
Des pluies torrentielles ont frappé l’Etat du Rio Grande do Sul, faisant au moins 78 victimes et suscitant une émotion nationale
sao paulo - correspondant
L e Brésil est en passe de de-
venir l’un des Etats les plus
touchés au monde par les
catastrophes naturelles liées au
changement climatique. Après
des vagues de chaleur record à Rio
de Janeiro ou à Sao Paulo et une
sécheresse historique en Amazo-
nie, le sud du pays est désormais
en proie à des inondations sans
précédent, qui ont déjà coûté la
vie à 78 personnes, selon les chif-
fres fournis dimanche 5 mai au
soir par les autorités locales.
Des pluies torrentielles ont
frappé l’Etat du Rio Grande do Sul,
l’un des plus prospères de la fédé-
ration, situé à la frontière avec
l’Argentine et l’Uruguay, et peuplé
par quelque 11 millions de gau-
chos, le surnom de ses habitants.
Les deux tiers des villes de la ré-
gion ont été touchées par la mon-
tée des eaux ; 15 000 personnes
y ont vu leur logement totale-
Piste de neige artificielle dans la station de ski de Barèges (Hautes-Pyrénées), le 21 février. STEPHANE MAHE/REUTERS
nées de Copernicus, elle s’est ainsi
réchauffée de 2,3 0C depuis l’ère
préindustrielle contre 1,2 0C à
1,3 0C pour la moyenne mondiale.
Ces mille nuances dans le chan-
gement global ont plusieurs cau-
ses. Etudiée depuis très long-
temps, l’amplification polaire, très
importante en Arctique, est provo-
quée principalement par une bou-
cle de rétroaction positive : la fonte
des glaces diminue l’albédo, c’est-
à-dire la capacité de la terre à ren-
voyer les rayons du soleil. Le ré-
chauffement plus important de
l’Europe s’explique en partie à
cause de cette baisse de l’albédo
dans les régions les plus septen-
trionales et dans les pays d’Europe
centrale et orientale qui subissent
une diminution de l’enneigement.
L’autre raison trouve son origine
dans un phénomène commun
aux terres émergées : les sols réa-
gissent plus vite que les océans.
« En moyenne, le réchauffement de
la surface terrestre devrait être
1,5 fois plus rapide que sur les
océans, avec une variation proba-
ble de 1,4 à 1,7 », précise le rapport
du GIEC. Une propriété physique
qui s’explique par la capacité des
ment détruit, 80 000 autres ont
dû être relogées en urgence par
les autorités ; et 421 000 bâti-
ments ont été privés d’électricité.
Les images en provenance de la
ville de Porto Alegre sont parti-
culièrement impressionnantes.
L’ancienne capitale du Forum so-
cial mondial a vu son centre his-
torique submergé par les eaux
boueuses du rio Guaiba, monté à
5,3 mètres au-dessus de son ni-
veau normal. Certains habitants
ont été forcés de se déplacer en
recourant à des radeaux de for-
tune. L’aéroport international,
tout comme le marché munici-
pal ou les stades des fiers clubs de
football Grêmio et Internacional,
ont été inondés et fermés pour
une durée indéterminée par les
autorités.
Vêtu d’un gilet orange de secou-
riste, le gouverneur Eduardo Leite
a immédiatement appelé à la mo-
bilisation générale, évoquant la
« pire catastrophe climatique » de
sols à se réchauffer plus rapide-
ment puis à renvoyer plus directe-
ment l’énergie dans l’atmosphère
que la mer. « C’est la conséquence
d’une réalité que tout le monde
peut constater : sur une plage, le
sable chauffe plus vite que l’eau
juste à côté, décrypte Jean-Pascal
van Ypersele, ancien vice-prési-
dent du GIEC et professeur de cli-
matologie à l’Université catholi-
que de Louvain. Il faut beaucoup
plus d’énergie pour chauffer un
mètre cube d’eau qu’un mètre cube
de sable ou de terre. Sans oublier
que la mer est brassée en perma-
nence par plusieurs phénomènes,
notamment l’upwelling [de lentes
remontées en surface d’eaux plus
froides], ce qui n’est pas le cas des
sols et qu’elle ne restitue pas l’éner-
gie de la même manière. »
Se réchauffant moins vite, les
océans ne dégagent pas immédia-
tement le surplus d’énergie en
chaleur sensible mais en vapeur
d’eau. Cette évapotranspiration
est par définition moins impor-
tante dans les sols. Cela entraîne
des différences entre les océans et
les continents mais aussi entre
différentes terres émergées.
l’histoire de sa région, comparée
à une « situation de guerre », et ap-
pelant à un « plan Marshall » pour
le Rio Grande do Sul. L’appel a été
entendu par le président Luiz Ina-
cio Lula da Silva, qui s’est rendu
sur place, dimanche, accompa-
gné de treize de ses ministres
ainsi que des présidents de la
Chambre des députés et du Sénat.
Sécheresse, incendies
« Le gouvernement fédéral offrira
tout son appui pour réparer les dé-
gâts causés par la pluie », avait dé-
claré Lula dès le 3 mai. En tout,
3 000 militaires, pompiers et se-
couristes ont été déployés pour
venir en aide aux victimes et
chercher les disparus, qui étaient
encore au nombre de 101 diman-
che soir. Pour les autorités, il
s’agit aussi de dégager les voies de
circulation afin de pouvoir per-
mettre la venue des secours. Dans
le Rio Grande do Sul, soixante et
une routes sont totalement ou
L’Europe s’est
réchauffée de
2,3 0C depuis l’ère
préindustrielle,
contre
1,2 0C à 1,3 0C
de moyenne
mondiale
Contrairement à un sol plus sec,
un sol humide stockera d’abord
l’énergie sous forme de chaleur la-
tente, ce qui explique un change-
ment climatique plus lent sur la
ceinture équatoriale. A cause du
changement climatique, toute
une partie de l’Europe est confron-
tée à des canicules plus intenses,
plus fréquentes, plus durables, ce
qui accentue l’assèchement.
« Dans les régions continentales,
comme en Europe, les hautes tem-
pératures provoquent un réchauf-
fement rapide des sols, avec une
évapotranspiration, puis un assè-
chement, résume Robert Vautard,
partiellement bloquées par les
inondations.
L’événement a provoqué une
émotion nationale et un afflux
des dons à destination des sinis-
trés. Dans un Brésil hautement
polarisé, elle a également permis
une rare union politique. Les ima-
ges de Lula, président de gauche
et chef du Parti des travailleurs,
aux côtés d’Eduardo Leite, étoile
montante de la droite de gouver-
nement et leader du Parti de la so-
cial-démocratie brésilienne, ont
fait le tour du pays. Les deux
hommes ont survolé ensemble,
dimanche, les zones les plus tou-
chées par les inondations.
Aussi dramatique soit-il, l’épi-
sode n’est malheureusement pas
une première pour le Rio Grande
do Sul. En septembre 2023, l’Etat
fut également touché par le pas-
sage d’un violent cyclone tropi-
cal, qui coûta la vie à 54 person-
nes. Le Brésil a, lui aussi, connu
ces derniers mois une augmenta-
coprésident du groupe 1 du GIEC.
Cela entraîne des rétroactions posi-
tives : les sols asséchés renvoient
plus de chaleur sensible dans l’at-
mosphère, qui se réchauffe et ag-
grave encore l’aridité. »
Modèles climatiques régionaux
Pour bien prendre en compte ces
différences, les modèles climati-
ques intègrent des données liées
aux différentes superficies des
sols, une forêt ou une prairie ne
dégageant pas la même chaleur.
Mais d’autres raisons peuvent
également expliquer les évolu-
tions climatiques en Europe.
Dans une étude publiée le 26 oc-
tobre 2023 dans la revue Nature,
de nombreux climatologues,
dont Robert Vautard et Christo-
phe Cassou du CNRS, avançaient
l’hypothèse que la tendance aux
températures extrêmes soit ac-
centuée par des changements de
circulation atmosphérique, l’Eu-
rope occidentale se trouvant tra-
versée plus fréquemment par des
flux venus du sud. D’autres scien-
tifiques étudient la possibilité
que la moindre pollution en Eu-
rope intensifie le réchauffement,
tion alarmante des catastrophes
naturelles liées au changement
climatique, décuplées cette an-
née par le phénomène El Niño.
Après une sécheresse cataclys-
mique fin 2023 en Amazonie et
des incendies de grande ampleur
dans le Pantanal, une partie du
pays enregistre une succession
inquiétante et sans précédent de
vagues de chaleur. Les Etats du
centre-ouest et du sud-est du
Brésil connaissent aujourd’hui
des températures de trois à
cinq degrés supérieures à la nor-
male. Avec 32,5 °C, Sao Paulo a
connu, samedi, la journée la plus
chaude de son histoire pour un
mois de mai.
Les défenseurs de l’environne-
ment dénoncent désormais l’atti-
tude de l’establishment politique
conservateur, lié à l’agronégoce,
dominant le Congrès, et hostile à
toute mesure qui viserait à lutter
contre le changement climatique.
« Les députés travaillent jour et
0123
MARDI 7 MAI 2024
les particules renvoyant moins
les rayons du soleil.
L’intensité du changement cli-
matique en Europe influence déjà
les canicules. Le sixième rapport
du GIEC précisait que la moyenne
de température des journées ex-
trêmement chaudes sous nos lati-
tudes a augmenté de 3 0C. Dans
une étude publiée en mai 2023
dans Geophysical Research Let-
ters, le climatologue Matthew Pa-
terson démontrait que « les jours
d’été les plus chauds du nord-ouest
de l’Europe se réchauffent environ
deux fois plus vite que les jours
d’été moyens ».
« Le nord de la France et toute
une partie du nord de l’Europe de
l’Ouest connaissent des moyennes
de pointes de chaleur beaucoup
plus élevées que par le passé, par-
fois jusqu’à 4 0C à 6 0C de plus
qu’en 1950, justement à cause du
réchauffement global de l’atmos-
phère qui provoque des canicules
plus intenses, plus fréquentes, plus
durables et qui interviennent plus
tôt et plus tard dans la saison,
poursuit M. Vautard. Ces vagues
de chaleur ont des conséquences
énormes sur les sols… »
Fonte des glaciers, hausse de la
mortalité et de la morbidité lors
des canicules, perte de rende-
ment sur certaines cultures… Sur
le continent européen, les consé-
quences économiques et sociales
sont nombreuses, avec cepen-
dant des différences en fonction
des régions. « Quand on évoque le
fait que l’Europe se réchauffe
deux fois plus vite, c’est une repré-
sentation simplifiée à l’échelle
d’une grande surface mais ces dif-
férences se jouent à toutes les
échelles, celle d’un pays, d’une ré-
gion en fonction de la nature des
sols », affirme M. van Ypersele.
Pour une meilleure analyse, on
recourt de plus en plus à des mo-
dèles climatiques régionaux, avec
une intégration beaucoup plus
fine de la nature et de l’occupa-
tion des terres. Un travail scienti-
fique indispensable pour réflé-
chir aux politiques d’adaptation
au changement climatique, cha-
que pays subissant un change-
ment différent. Le gouvernement
français, qui doit dévoiler son
troisième plan national d’adapta-
tion au changement climatique
dans les semaines à venir, table
ainsi sur l’hypothèse d’une
hausse des températures de 4 0C à
la fin du siècle dans l’Hexagone,
soit environ 1 0C de plus que la
moyenne mondiale. p
matthieu goar
nuit avec acharnement pour détri-
coter la législation environnemen-
tale du Brésil », a critiqué Marcio
Astrini, secrétaire exécutif de
l’ONG Observatoire du climat,
dans une interview accordée
au site BBC Brasil.
« Il ne s’agit pas d’une “catastro-
phe naturelle”. Ce n’est pas un man-
que de connaissance. C’est de l’irres-
ponsabilité ! », a tonné de son côté
l’Institut Socioambiental dans un
communiqué publié sur le réseau
social X. L’ONG rappelle que le
gouvernement du Rio Grande do
Sul, dirigé par Eduardo Leite, a
adopté à la mi-mars une loi flexi-
bilisant les règles de déforesta-
tion dans les aires de protection
environnementale, afin de per-
mettre la construction de davan-
tage de barrages et de réservoirs
pour l’agriculture dans l’Etat.
Autant de zones « essentielles pour
combattre les inondations », dé-
plore l’institut. p
bruno meyerfeld

0123
MARDI 7 MAI 2024
ENTRETIEN
L
e Conseil constitutionnel
a censuré en janvier une
partie de la loi « immigra-
tion », retoquant de nom-
breux articles parce qu’ils étaient
considérés comme des cavaliers
législatifs, c’est-à-dire sans lien
avec la loi initiale, et d’autres parce
qu’ils n’étaient pas conformes à la
Constitution sur le fond. C’était le
cas des articles établissant une
forme de préférence nationale
pour certaines prestations socia-
les. Une décision qui a valu à l’ins-
titution les critiques virulentes de
la droite et de l’extrême droite. Le
président du Conseil constitution-
nel, Laurent Fabius, ex-premier
ministre socialiste, revient sur ces
critiques et les menaces qu’elles
font peser sur l’Etat de droit.
En avril, le Conseil constitu-
tionnel a rejeté une proposi-
tion de référendum d’initiative
partagée (RIP) visant à réfor-
mer l’accès aux prestations so-
ciales des personnes migran-
tes. Cette décision, dites-vous,
est fondamentale. Pourquoi ?
La Constitution ne s’oppose pas
à ce que le bénéfice de certaines
prestations sociales pour les
étrangers en situation régulière
soit soumis à une condition de
durée de résidence ou d’activité,
mais cette durée ne peut priver
les personnes défavorisées d’une
politique de solidarité nationale,
comme le prévoit le préambule
de la Constitution de 1946.
Or l’article 1 de la proposition de
RIP conditionnait le bénéfice de
prestations sociales pour les
étrangers non européens en si-
tuation régulière à une résidence
d’au moins cinq ans, ou à une
affiliation d’au moins trente mois
au titre d’une activité profession-
nelle : cette longue durée ne pou-
vait être admise.
Ce faisant, le Conseil a confirmé
que la protection sociale ne s’ap-
plique pas seulement aux person-
nes de nationalité française, mais
à toutes les personnes résidant
régulièrement en France, repous-
sant la thèse dite de « préférence
nationale ».
Cela signifie que la préférence
nationale, au cœur du
programme du Rassemble-
ment national, est anticonsti-
tutionnelle ?
Il n’entre pas dans mes fonc-
tions de me prononcer sur le
programme de tel ou tel mouve-
ment politique. Je me bornerai à
dire, puisque c’est constant, que la
préférence nationale – appliquée
de façon systématique – est
contraire à la Constitution.
Il y a un an, le Conseil consti-
tutionnel validait la réforme
des retraites, adoptée sans vote
du Parlement, à la suite de
l’utilisation de divers outils
de la Constitution. Tout
gouvernement pourra donc
contraindre le Parlement ?
Le Conseil a jugé que chaque
article utilisé devait être consi-
déré en tant que tel, et il a
examiné si la procédure suivie
avait nui à la clarté et à la sincérité
du débat parlementaire : il a
estimé que ce n’était pas le cas.
Lors de l’adoption de la loi
« immigration », le chef de
l’Etat a « assumé » de vous
transmettre un texte incluant
des dispositions contraires
à la Constitution. Il est pour-
tant le garant des institutions…
Mon rôle n’est pas de porter
d’appréciation. Ce qui a pu paraî-
tre un peu surprenant, c’est que
certains parlementaires estiment
inconstitutionnelles des dispo-
sitions, mais les approuvent
quand même.
Cette décision a donné un rôle
politique au Conseil constitu-
tionnel…
Nous prenons nos décisions en
droit, et non en opportunité poli-
tique. Depuis sa création, le
Conseil ne s’est jamais reconnu le
même pouvoir d’appréciation
que le Parlement. Ce qui me
frappe dans les critiques actuelles,
c’est cette confusion fréquente
« La préférence nationale est
contraire à la Constitution »
Le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, revient
sur les décisions prises par l’institution sur la réforme des retraites
ou la loi « immigration », et les critiques qu’elles ont entraînées
entre le droit et la politique. Cela
conduit à des incohérences chez
certains de nos contempteurs : en
avril 2023, en validant l’essentiel
de la loi retraite, le Conseil aurait,
entendait-on, révélé sa vraie
nature, qui serait « de droite ».
Mais le même Conseil, avec les
mêmes membres, en censurant
en janvier une partie de la loi « im-
migration » ou en écartant en
avril une proposition de RIP,
aurait révélé son tropisme « de
gauche ». Comprenne qui pourra !
L’Etat de droit est-il menacé
en France ?
Dans une démocratie avancée
comme la nôtre, on peut bien sûr
modifier l’état du droit, mais il
faut toujours respecter l’Etat de
droit : la séparation des pouvoirs,
l’indépendance de la justice, la
légalité des délits et des peines, les
grandes libertés. Les attaques
contre le Conseil constitutionnel
ne sont pas nouvelles, même si
elles ont pris de l’ampleur. Mon
ami et prédécesseur Robert Ba-
dinter raconte, dans Les Epines et
les roses [Fayard, 2011], que lors de
son accession en 1986 à la prési-
dence du Conseil constitutionnel
« Nous prenons
nos décisions
en droit, et non
en opportunité
politique »
un haut dirigeant de l’opposition
avait même déclaré que sa nomi-
nation « rabaissait la France »…
Les critiques contre le Conseil
constitutionnel ne doivent-
elles pas inquiéter ?
C’est souvent parce que le
Conseil constitutionnel est un
rempart de nos droits et de nos
libertés qu’il est pris pour cible.
Pour autant, la parole est libre, et
le Conseil constitutionnel doit
protéger cette liberté d’expres-
sion. Et puisque beaucoup de
choses tournent autour de
l’immigration, je soulignerai la
« performance » qui consiste
pour certains à commettre deux
erreurs : contrairement à ce qui
est parfois soutenu, la politique
migratoire n’est pas une matière
ouverte à référendum direct de
l’article 11 de notre Constitution,
ce qui avait déjà été expressément
souligné en 1995 par le garde des
sceaux de l’époque. D’autre part,
si on voulait réviser la Constitu-
tion sur ce point, cela ne pourrait
s’opérer que selon la seule procé-
dure de révision prévue, à savoir
son article 89, qui implique en un
premier temps l’accord des deux
assemblées sur le même texte.
Ces critiques décrivent-elles
un manque d’attachement
à la Constitution ?
Je ne le crois pas. Mais les condi-
tions historiques concernant
notre Constitution ne sont pas les
mêmes que dans d’autres démo-
craties. La démocratie et l’indé-
pendance de la France préexis-
taient au texte de 1958. Si vous
allez à Washington, la plus belle
artère de la capitale s’appelle
l’avenue de la Constitution. A Pa-
ris, on cherche en vain fût-ce une
« impasse de la Constitution » !
Mais la Constitution apparaît
pour notre pays comme un élé-
ment majeur de stabilité, en parti-
culier à un moment où les Fran-
çais sont inquiets et ont besoin de
repères. Elle est « ce qui nous tient
FRANCE
Laurent Fabius,
président du Conseil
constitutionnel,
dans son bureau,
à Paris, le 2 mai.
ED ALCOCK/MYOP
POUR « LE MONDE »
ensemble ». La Constitution est
en quelque sorte la loi des lois.
Le Conseil constitutionnel
est-il assez armé pour jouer les
vigies en cas de pouvoir illibé-
ral ou autoritaire en France ?
Je n’ai jamais été partisan de la
politique de l’autruche. Ceux qui
seraient tentés par cela oublie-
raient que le sort des autruches
est souvent de finir empaillées. Ce
n’est pas parce qu’on est un
« sage » qu’on doit avoir la vue
courte.
De hauts magistrats deman-
dent davantage de garanties
d’indépendance de la justice.
La Constitution doit-elle être
révisée en ce sens ?
Tout ce qui peut contribuer à
l’indépendance des juges est utile.
Quelles évolutions de la Cons-
titution seraient nécessaires ?
De nombreuses révisions sont
intervenues, tout récemment
encore avec l’inclusion de l’inter-
ruption volontaire de grossesse,
qui confirment ce que j’appelle la
« stabilité évolutive » de notre
Constitution, une de ses grandes
|7
« La politique
migratoire
n’est pas une
matière ouverte
au référendum
direct
de l’article 11
de notre
Constitution »
qualités. Il serait souhaitable
qu’une révision puisse éliminer
un élément dépassé et daté, qui
fait des ex-présidents de la Répu-
blique des membres de droit du
Conseil constitutionnel. On pour-
rait aussi envisager des adapta-
tions concernant l’articulation
entre démocratie représentative
et démocratie participative. Beau-
coup de citoyens souhaitent pou-
voir s’exprimer plus. Le fonction-
nement moderne d’une démo-
cratie ne peut pas être : on vote
une fois tous les cinq ans pour
une personnalité, et rendez-vous
dans cinq ans !
La Constitution de 1958 devait
faciliter le recours au référen-
dum. Le Conseil constitution-
nel semble fermer cette porte…
Certainement pas. Simplement,
l’article 11 prévoit les cas précis
dans lesquels on peut utiliser le
référendum direct. La quasi-tota-
lité des juristes s’accordent sur ce
point. Et force est de constater
que, compte tenu de ces modali-
tés, aucun RIP n’a pu déboucher
jusqu’à présent. Nous avons
nous-mêmes relevé que le seuil
d’environ 5 millions d’électeurs
signataires était élevé.
En France, plusieurs voix de
gauche dénoncent un tournant
autoritaire du pouvoir…
Il faut évidemment une grande
vigilance quant à la protection des
libertés. Mais présenter la France
comme un pays de non-libertés
serait tout simplement faux.
Le conflit israélo-palestinien
enflamme le pays. Comment
rendre le débat possible ?
La France est un pays éruptif. Or,
ce conflit est très douloureux.
Pendant des années, on n’en parle
pas. Au moment où les affronte-
ments sur le terrain resurgissent
dans des conditions atroces, cela
ne peut laisser indifférent. La
solution du conflit doit être politi-
que, avec un grand « P ». En
France, les opinions sont clivées et
le débat, souhaitable, est difficile.
Mais il est évident que l’on ne peut
accepter la violence ni dans la rue
ni dans nos lycées ou universités.
Votre mandat prendra fin en
mars 2025. Quelles sont, à vos
yeux, les qualités nécessaires
pour occuper ce poste ?
On demande au président
comme à chaque membre du Con-
seil constitutionnel compétence,
expérience, indépendance. Et
même une double indépendance :
à l’égard de tous les pouvoirs
comme à l’égard de soi-même.
Lorsque vous êtes saisi d’un dos-
sier, vous devez vous poser les
questions : quel est le droit ? quelle
est ma conviction en conscience ?
quelle solution vais-je retenir ?
Cette double indépendance est
fondamentale.
Y a-t-il un désintérêt pour
la politique ?
Il y a un malaise démocratique,
à la « base » comme au « som-
met ». Nous en parlons parfois
avec mon collègue Alain Juppé.
Nous avons choisi à peu près au
même moment de nous engager
jeunes dans la vie publique parce
qu’il y avait des idées fortes à
porter. Nous aurions pu opérer
d’autres choix de vie et nous ne
regrettons pas celui que nous
avons fait. La France, l’Europe
méritent qu’on s’engage. Mais
est-ce que, aujourd’hui, deux
jeunes, dans une situation voi-
sine, feraient le même choix ? p
propos recueillis par
claire gatinois, abel mestre
et nathalie segaunes
8 | france
Financespubliques: un procès en «incompétence»
Le déficit public est devenu source de vulnérabilité pour l’exécutif, qui défend sa stratégie de croissance
I
ncompétence ». Le terme a
été répété six fois lors du dé-
bat d’orientation et de pro-
grammation des finances
publiques, organisé à l’Assemblée
nationale, lundi 29 avril. Alors
que l’exécutif affronte depuis
deux mois une succession de
mauvaises nouvelles sur le plan
budgétaire, avec des chiffres infé-
rieurs aux prévisions, les opposi-
tions prennent un malin plaisir à
contester la crédibilité économi-
que du gouvernement, jusqu’ici
l’un de ses principaux atouts poli-
tiques. Et ils devraient répéter
l’exercice, lundi 6 mai, à l’occa-
sion d’une nouvelle séance de
questions consacrée au sujet.
« Nous ne pouvons que constater
l’étendue des dégâts et de votre
incompétence. Il n’y a pas de quoi
être fier », s’est délecté le 29 avril
le député socialiste des Landes
Boris Vallaud, devant les minis-
tres de l’économie et des comptes
publics, Bruno Le Maire et Tho-
mas Cazenave, assis devant lui.
« Si ce n’est de l’insincérité, alors
cela s’apparente à de l’incompé-
tence », a ajouté l’élu communiste
du Cher, Nicolas Sansu.
Brandissant les « 2 500 courriers
demandant toujours plus de
dépenses » écrits par les opposi-
tions depuis 2020, le ministre de
l’économie a renvoyé ces derniè-
res à leurs contradictions : « A l’ex-
cès d’indifférence a succédé l’excès
d’alarmisme, l’un comme l’autre
sont néfastes pour la France. »
Sujet de préoccupation
Malgré l’absence de sanction des
agences de notation le 26 avril, les
récentes données positives sur
l’investissement étranger en
France et la publication de chif-
fres de croissance encourageants
au premier trimestre, la situation
des comptes publics est devenue
une source de vulnérabilité pour
l’exécutif, qui avait, depuis 2017,
fait de sa compétence en matière
économique un élément de diffé-
renciation fort vis-à-vis des oppo-
sitions. Et en avait tiré un solide
capital politique, constant au
cours des dernières crises.
« On observe une fragilisation
dans l’opinion sur ces questions de
dette et de déficit pour l’exécutif,
qui étaient des éléments correcte-
ment évalués au début du premier
quinquennat », souligne Emma-
nuel Rivière, spécialiste de l’opi-
nion et directeur associé de
l’agence Grand Public.
La difficulté, poursuit-il, c’est
que la promesse initiale de
2017 reposait en partie sur la capa-
A Angers, Béchu voit sa rémunération de premier adjoint contestée
L’opposition municipale angevine s’irrite des absences du ministre de la transition écologique et demande la baisse de ses indemnités
angers - correspondant
I l faut que Christophe Béchu
reconnaisse enfin qu’il n’est pas
concevable de laisser entendre
qu’on peut mener de front son mi-
nistère conséquent et le rôle de pre-
mier adjoint. » Lundi 29 avril, lors
du conseil municipal d’Angers, la
socialiste Silvia Camara-Tombini
est montée au créneau.
« Du 26 septembre 2022 au
29 avril 2024, vingt conseils muni-
cipaux ont eu lieu. Christophe Bé-
chu a assisté, parfois très partiel-
lement, à cinq d’entre eux. A l’ag-
glomération, nous avons eu vingt
conseils dont seulement trois en
sa présence. Par ailleurs, le pre-
mier adjoint ne participe jamais
aux commissions qui permettent
de préparer les conseils », a-t-elle
expliqué, en réclamant l’applica-
tion de l’article 21 du règlement
intérieur du conseil municipal
relatif à l’assiduité des élus. Arti-
Le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, à l’Assemblée nationale, le 29 avril. ALAIN JOCARD/AFP
« Nous ne
pouvons
que constater
l’étendue
des dégâts.
Il n’y a pas de
quoi être fier »
BORIS VALLAUD
député socialiste
cité à revisiter le fonctionnement
d’un système jugé coûteux, peu
efficace et source de gaspillage.
« Cela s’est produit sur le fonction-
nement des partis politiques,
qu’Emmanuel Macron a fait écla-
ter, mais sur le reste, la situation
des finances publiques accrédite
l’idée qu’il n’est pas complètement
au rendez-vous », note-t-il.
Les dernières études commen-
cent ainsi à faire apparaître – mo-
destement – le déficit et les im-
pôts comme des sujets de préoc-
cupation dans l’opinion, quoique
loin derrière le pouvoir d’achat,
cle qui permet d’ajuster le mon-
tant des indemnités à leur parti-
cipation effective.
Devenu ministre en mai 2022
(d’abord chargé des collectivités
territoriales, avant d’être nommé
à la transition écologique deux
mois plus tard), Christophe Béchu
(Horizons) a échangé son poste de
maire d’Angers avec celui de son
premier adjoint, Jean-Marc Ver-
chère (MoDem), en juillet 2022.
« Deux fois le smic »
Il justifiait ce choix en expli-
quant qu’il devait rester en prise
avec le territoire et ses réalités, et
que cet échange de places ne bou-
leverserait pas le conseil munici-
pal. Rester premier adjoint évi-
tait aussi, selon son entourage,
de promouvoir une colistière
pour la rétrograder ensuite le
jour où la parenthèse ministé-
rielle prendrait fin, chacun repre-
nant sa position initiale.
l’immigration ou l’avenir du sys-
tème de santé. Plus gênant pour
la majorité : cette inquiétude est
beaucoup plus présente dans
l’électorat macroniste et dans ce-
lui de la droite, qu’elle convoite.
L’exécutif invoque, pour sa dé-
fense, les économies promises
en 2024 – deux fois 10 milliards
d’euros, dont une partie obtenue
par des gels et des annulations de
crédit. « Dans ces dix-sept derniè-
res années, le déficit public de la
France n’a été sous les 3 % qu’à une
seule reprise », a ajouté le premier
ministre, Gabriel Attal, le 27 mars
sur TF1, c’était sous « la présidence
d’Emmanuel Macron ».
En effet, en 2018 et 2019, le défi-
cit public du pays est passé sous
les 3 % du produit intérieur brut
(PIB) pour la première fois depuis
2007, sortant la France d’une pro-
cédure pour déficit excessif que
Bruxelles avait engagée contre
elle en 2009. Et dans laquelle elle
devrait selon toute probabilité
retomber cette année. Ces bon-
nes performances, répond la
gauche, sont le résultat des choix
politiques et budgétaires décidés
Pour l’année 2023, M. Béchu a
touché 27 376 euros d’indemni-
tés de la ville d’Angers et
9 698 euros de l’agglomération
Angers Loire Métropole, soit
3 089,50 euros net mensuels.
« C’est deux fois le smic !, s’in-
surge Mme Camara-Tombini, qui
rappelle que M. Béchu touche par
ailleurs, comme ministre,
10 647 euros brut mensuels. Ce
qui nous importe, c’est l’usage de
l’argent public. Christophe Béchu
aurait très bien pu décider de res-
ter conseiller municipal pour con-
server la possibilité de revenir. Là,
il veut montrer qu’il est indispen-
sable mais en n’étant jamais aux
réunions. » Un point de vue que
partage l’élue Claire Schweitzer
(La France insoumise) : « Ça dé-
montre son dédain complet
de l’institution et de l’équipe mise
en place pour assurer l’intérim. »
Lundi soir, Jean-Marc Verchère
a fermement soutenu son pre-
sous le quinquennat de François
Hollande, et des premières me-
sures d’offre, comme le crédit
d’impôt pour la compétitivité
et l’emploi et les réformes du
marché du travail.
A demi-mot, la majorité tente
aussi de distinguer la compé-
tence budgétaire de la compé-
tence économique qui, elle, pro-
duit des résultats. « On est les pre-
miers à avoir fait baisser le chô-
mage de façon structurelle, on est
en route vers le plein-emploi,
s’agace le député Renaissance du
Bas-Rhin Charles Sitzenstuhl, an-
cien collaborateur de Bruno Le
Maire. On a des résultats sur l’in-
dustrie, sur les investissements
étrangers que ni la droite ni la
gauche n’ont obtenus. Les leçons
de sérieux venant de ceux qui ont
échoué lorsqu’ils étaient au gou-
vernement, cela m’exaspère ! »
Un sentiment confirmé par cer-
tains économistes. « Quelque
chose s’est passé en France depuis
dix ans, observe Stéphane Deo, gé-
rant chez Eleva Capital, société
qui gère 11 milliards d’euros d’ac-
tifs. Le taux de chômage a beau-
« Il aurait
pu décider de
rester conseiller
municipal.
Là, il veut
montrer qu’il est
indispensable »
SILVIA CAMARA-TOMBINI
conseillère socialiste
à la mairie d’Angers
mier adjoint. Estimant l’attaque
« relativement déplacée ou déso-
bligeante », il a répondu : « Vous
imaginez bien que le rôle du
premier adjoint ou du rapporteur
du budget à l’[agglomération]
ne se limite pas à des présences.
Et que le fait que notre ville puisse
bénéficier au sein du gouverne-
ment de la présence d’un des
coup baissé, notamment chez les
jeunes, les réformes du marché de
l’emploi ont produit des résultats,
la France propose davantage de
CDI que de CDD depuis quelques
trimestres. »
L’Hexagone crée aujourd’hui
plus d’emplois que par le passé à
croissance égale, affirme-t-il. Au
point que certaines banques
américaines préfèrent la France à
l’Allemagne, du fait d’un marché
du travail plus flexible. Des résul-
tats qui se font toutefois au prix
d’une dépense publique très éle-
vée, rappelle-t-il : « C’est difficile de
justifier un tel soutien à l’économie
et des déficits aussi élevés quand le
taux de chômage est aussi bas et
que l’économie est en croissance. »
« La bonne réponse »
Ce tableau dessine, en creux, la
place accordée par le chef de
l’Etat à ces questions budgétai-
res, qui n’ont jamais été à ses
yeux une fin en soi. Les multiples
initiatives lancées depuis
2017 pour réduire les dépenses
publiques, depuis le chantier
Cap22 jusqu’aux assises des fi-
nôtres n’est pas une mince affaire.
Je suis heureux d’avoir un premier
adjoint comme lui, même s’il est
peu présent. Bien sûr, ça a des
inconvénients. Bien sûr, le calen-
drier n’est pas extensible. Il m’ar-
rive de monter à Paris. Il m’arrive
de l’appeler. Il arrive que ce soit
l’inverse. »
« Contacts très réguliers »
S’il n’a pas souhaité réagir à la
polémique dont il est l’objet,
M. Béchu expliquait, en janvier,
la nature du lien qu’il maintient
avec sa ville : « J’ai des contacts
très réguliers, plusieurs fois par se-
maine, avec le maire, une grande
partie des adjoints, le directeur
général des services, le cabinet.
C’est toujours comme ça que je
commence mes journées, avec un
moment angevin. » « Ce n’est pas
parce qu’il n’est physiquement pas
présent qu’il ne travaille pas pour
la ville. Et c’est très loin d’être le
0123
MARDI 7 MAI 2024
« On est les
premiers à avoir
fait baisser
le chômage
de façon
structurelle, on
est en route vers
le plein-emploi »
CHARLES SITZENSTUHL
député Renaissance
nances publiques organisées
en 2023, n’ont donné aucun ré-
sultat tangible. « Le plein-emploi,
c’est-à-dire à la fois la baisse du
chômage et la hausse de l’activité,
est la bonne réponse à la question
des finances publiques », répète
ainsi le chef de l’Etat dans un en-
tretien à La Tribune Dimanche,
publié le 5 mai. A ses yeux, la dé-
gradation des comptes n’est
d’ailleurs pas son héritage, mais
plutôt « le résultat de trente ans de
désindustrialisation et de relances
par la demande plutôt que par
l’offre lorsqu’il y a eu des crises ».
La stratégie du président, « c’est
la croissance et l’emploi, précise
le député Renaissance de Paris et
ancien ministre Clément Beaune.
Les finances publiques sont pour
lui un sujet d’exécution. Il veut
le désenvenimer et piloter par la
croissance plutôt que par le bud-
get ». Il laissera donc Bercy passer
le « rabot » sur la dépense publi-
que, faute de mieux. Emmanuel
Macron admet de fait avoir « dé-
cidé de répondre de manière
conjoncturelle à un choc conjonc-
turel », avec « des économies sur le
budget, sans changer les équili-
bres et nos priorités ». Jusqu’ici, les
faits lui ont plutôt donné raison :
la France se finance sans diffi-
culté auprès des marchés, et les
agences de notation jugent sa
stratégie crédible.
Ce pari consistant à refuser
d’équilibrer le budget par des im-
pôts ou par des baisses de dépen-
ses, mais plutôt en relevant le
taux d’activité, « c’est un pari qui
avait du sens, et dont j’étais parti-
san, décrypte l’économiste Jean
Pisani-Ferry, aux côtés d’Emma-
nuel Macron en 2017. Mais cette
stratégie ne suffit plus au regard
des nouveaux impératifs que sont
la défense, l’éducation, la transi-
tion écologique, la santé, qui repré-
sentent deux points de PIB
[60 milliards d’euros] ». p
elsa conesa
seul à le faire », le défend une ad-
jointe, qui cite le cas de Gérald
Darmanin à Tourcoing (Nord) et
de Sébastien Lecornu au conseil
départemental de l’Eure. Le mi-
nistre de l’intérieur et celui des
armées ont depuis renoncé à des
fonctions exécutives au sein
de leurs conseils respectifs.
Au sein de la majorité angevine,
certains élus s’agacent des
absences répétées du premier
adjoint mais refusent de l’expri-
mer à haute voix. L’élue écolo-
giste Elsa Richard est plus sévère.
« En tant qu’écolo, ce qui me dé-
range, c’est que Christophe Béchu
n’arrive pas à négocier d’arbitrage
au sein du gouvernement. Et, à la
ville, il n’y a plus trop de pilote, ni
de projets. La majorité est en roue
libre. Ce cumul fait qu’il n’est bon
nulle part. Il devrait essayer de
lâcher un poste pour voir si ça
améliore l’autre. » p
yves tréca-durand
0123
MARDI 7 MAI 2024
Guedj répond à
Mélenchon : « Je ne suis
pas un juif de gauche,
je suis un universaliste »
Le député de l’Essonne répond aux propos du leader
« insoumis » le ramenant à sa confession religieuse
A
un mois des élections
européennes, Jean-Luc
Mélenchon souffle
plus que jamais sur les
braises de la conflictualité. En li-
gne de mire, non pas le Rassem-
blement national (RN) ou le gou-
vernement d’Emmanuel Macron,
mais ses anciens partenaires de la
Nouvelle Union populaire écolo-
gique et sociale (Nupes), les socia-
listes, en avance dans les sonda-
ges par rapport à la liste de La
France insoumise (LFI).
Le 29 avril, le leader de LFI a pu-
blié une tribune dans L’Insoumis-
sion, l’un des sites de la galaxie in-
soumise, dans laquelle il cible son
ancien camarade du Parti socia-
liste (PS) Jérôme Guedj, coupable,
selon lui, d’« un recul net » sur le
conflit israélo-palestinien. Le dé-
puté de l’Essonne plaiderait ainsi
« pour un “entre-deux” entre géno-
cideurs et prétendu partisans de
“l’effacement d’Israël” ».
Dans ce texte alambiqué d’une
grande violence, le septuagénaire
met surtout en cause « l’ambiguïté
du propos » qui serait « un signe
ANTICIPEZ LE
CHANGEMENT SOYEZ
dans son milieu de fanatisme ». Il
poursuit en comparant M. Guedj
à quelqu’un qui « s’agit[e] autour
du piquet où le retient la laisse de
ses adhésions ». Avec cette conclu-
sion : l’élu aurait « renié les princi-
pes les plus constants de la gauche
du judaïsme en France ».
Avant de lui répondre, Jérôme
Guedj a pris le temps de réfléchir.
« Evidemment, c’est un piège », ad-
met-il auprès du Monde. « Il veut
que cette polémique envahisse le
débat. En y répondant, j’y parti-
cipe, en n’y répondant pas, je la ba-
nalise », détaille-t-il. Se taire, c’est
aussi « ouvrir la fenêtre d’Over-
« Pour la
première fois
dans ma vie
politique, on me
renvoie à mon
judaïsme »
JÉRÔME GUEDJ
député PS de l’Essonne
INNOVANTS
ton », en référence à un concept
qui définit ce qui est acceptable
dans le débat public. « Le coup
d’après, ce sera pire », ajoute l’élu
de l’Essonne.
C’est la deuxième fois en dix
jours que le triple candidat à la
présidentielle s’en prend à son an-
cien camarade de la Gauche socia-
liste, ce courant du PS auquel tous
deux appartenaient jusqu’en
2008. A Lille, le 18 avril, après l’in-
terdiction de la conférence qu’il
devait tenir avec la juriste franco-
palestinienne, Rima Hassan, Jean-
Luc Mélenchon a traité Jérôme
Guedj, sans le nommer, de « lâ-
che » et de « délateur ». Ce dernier
venait d’exprimer des réserves sur
le logo de Libre Palestine, l’asso-
ciation organisatrice de la confé-
rence, sur lequel figure une carte
fondant dans un même territoire
Israël, Gaza et la Cisjordanie.
Cette tribune « ciselée », selon Jé-
rôme Guedj, le ramène à sa confes-
sion juive. « Tout pue dans les for-
mulations. Pour la première fois
dans ma vie politique, on me ren-
voie à mon judaïsme », regrette le
député PS. Selon lui, Jean-Luc Mé-
lenchon « donne des bons points et
des mauvais points aux juifs de
gauche ». « Je ne suis pas un juif de
gauche, je suis un universaliste »,
proclame l’élu biberonné à la laï-
cité, d’autant plus choqué que son
ex-mentor le connaît parfaite-
ment. Ancien élu de l’Essonne,
M. Mélenchon a longtemps che-
miné avec M. Guedj au PS. Quand
il claque la porte du parti à la rose
en 2008, le septuagénaire rompt
aussi avec cet ancien fils spirituel
qui révisait l’ENA dans son bureau.
Après quinze ans sans se parler,
les deux hommes dînent ensem-
ble en 2023. Mais actent d’un dé-
saccord de fond sur la stratégie de
conflictualité vantée par M. Mé-
lenchon. « Le climat est prérévolu-
tionnaire, il faut l’accentuer », pro-
fesse ce dernier. « C’est un manque
d’intelligence tactique », lui rétor-
que M. Guedj. Toutefois, ils se re-
voient aux universités d’été de
LFI, alors que la Nupes est encore
debout. Le communiqué de LFI
publié le 7 octobre refusant de
qualifier le Hamas de groupe ter-
roriste scelle leur divorce.
« Diatribe abominable »
Sept mois plus tard, la tribune pa-
rue dans L’Insoumission creuse le
fossé entre les deux hommes. Ce
texte a suscité de nombreuses
réactions et des marques de sou-
tien à Jérôme Guedj, comme celle
du sénateur communiste Pierre
Ouzoulias : « Socialiste républicain,
je partage avec lui de nombreux
idéaux hérités de la Révolution
française, autour desquels nous bâ-
tirons le contrat social de demain. »
Certains ont perçu des poncifs
antisémites. « L’idée, c’est qu’il se-
rait mû par son identité juive, et
non par son identité politique ou
par l’intérêt général », relève l’his-
torien Robert Hirsch, auteur de
La Gauche et les Juifs (Le Bord de
IÉSEG, SÛRE DE SES VALEURS
ET VALEUR SÛRE DEPUIS 60 ANS
« L’idée, c’est qu’il
serait mû par son
identité juive,
et non par son
identité politique
ou par l’intérêt
général »
ROBERT HIRSCH
historien
l’eau, 2022). Le Réseau d’action
contre l’antisémitisme et tous les
racismes, composé de citoyens
de gauche, a condamné dans un
communiqué « la dernière dia-
tribe abominable de Jean-Luc
Mélenchon ».
« Au bout d’un moment, trois
points, ça fait une ligne, entre le
communiqué du 7 octobre, le refus
de participer à la marche contre
l’antisémitisme [du 12 novembre]
et ses cartes postales. Je ne veux pas
être dans un silence complice »,
ajoute Jérôme Guedj, qui juge l’an-
cien sénateur « en perdition ».
A Roubaix, à Lille et à Sciences
Po ces dernières semaines, Mé-
lenchon s’était défendu de ce pro-
cès qui lui est fait, l’accusation
d’antisémitisme étant proférée,
croît-il, par les soutiens du régime
de Benyamin Nétanyahou.
« Pourquoi, à 70 ans, je suis devenu
antisémite ? », s’était-il interrogé.
Sur Franceinfo, le 29 avril, la dé-
putée LFI de Seine-Maritime Alma
Dufour a également accusé Jé-
rôme Guedj d’avoir une « position
qu’on peut qualifier de sioniste ».
« Il n’ose pas, même avant le 7 octo-
bre, condamner la politique colo-
nisatrice du gouvernement Néta-
nyahou », a-t-elle précisé, rédui-
sant le sionisme à la position de
l’extrême droite israélienne.
« Oui, je suis un sioniste propalesti-
france | 9
nien, c’est-à-dire un défenseur de la
solution à deux Etats », tient à lui
répondre le mis en cause.
Derrière ces attaques, Jérôme
Guedj perçoit surtout la volonté
de « taper [sur] le PS et
Glucksmann ». Coïncidence des
calendriers ou pas, le fondateur
de Place publique et tête de liste
du PS aux élections européennes
a également été la cible des « in-
soumis ». A la manœuvre cette
fois, Manon Aubry, la tête de liste
LFI, qui a publié sur X un visuel
intitulé « ces députés qui s’en
mettent plein les poches », évo-
quant ceux qui, en plus de leurs
indemnités d’élus, « sont payés
par des lobbys, des entreprises ou
des gouvernements ».
« Créer de l’irrémédiable »
Y apparaît notamment Raphaël
Glucksmann, qui touche entre
12 000 et 60 000 euros supplé-
mentaires par an. Ces sommes
proviennent non pas de lobbys
mais de droits d’auteur versés par
la maison d’édition Allary,
comme cette dernière l’a précisé
sur X. Le montage trompeur a ul-
céré les socialistes. « Il serait
grand temps pour [LFI] de s’occu-
per de la droite et de l’extrême
droite plutôt que de réserver ses
boules puantes à Raphaël Glucks-
mann », s’est indigné sur X le pa-
tron du PS, Olivier Faure.
Interrogée par Le Monde, Ma-
non Aubry botte en touche, ren-
voyant à sa tribune publiée dans
Libération qui engage les parle-
mentaires à « ne percevoir aucun
euro » susceptible de créer des
conflits d’intérêts. Pour des ca-
dres à gauche, ces attaques n’ont
qu’une ambition : « créer de l’irré-
médiable », empêcher toute ré-
conciliation au lendemain des
européennes et paver le chemin
de Mélenchon pour 2027. p
sandrine cassini
10 | france
Le cannabis, drogue omniprésente dans les prisons
Une étude de l’OFDT détaille pour la première fois les usages de stupéfiants en milieu carcéral
A
lcool, cannabis, mais
aussi cocaïne, MDMA
voire crack ou hé-
roïne… Les prisons
françaises sont loin d’être épar-
gnées par la consommation (et
donc le trafic) de drogues et de
produits interdits. Elles ne sont
pas, pour autant, des zones où
l’on se drogue librement. Ce sont
les principaux enseignements
d’une enquête inédite menée par
l’Observatoire français des dro-
gues et des tendances addictives
(OFDT) et dont Le Monde révèle
les résultats.
Le constat de prisons sous l’em-
prise des drogues est régulière-
ment illustré par les témoignages
de détenus, les alertes lancées par
les surveillants pénitentiaires, ou
encore les chiffres des saisies. Le
travail de l’OFDT offre désormais
une traduction statistique, pré-
cise et actualisée de cette réalité
qui semble encore perçue comme
étouffée derrière les portes des
établissements pénitentiaires.
Les chercheurs de l’OFDT ont
interrogé, par questionnaire
auto-administré, un panel de
1 094 hommes détenus, pour réa-
liser la première « Enquête sur la
santé et les substances en pri-
son » (baptisée de l’acronyme
Esspri), publiée lundi 6 mai. « Il
fallait objectiver un débat perma-
nent », souligne Stanislas Spilka,
responsable scientifique de
l’étude à l’OFDT, et ce, afin de réa-
liser la photographie la plus
nette possible. « Depuis les an-
nées 1970, poursuit-il, les débats
tournaient beaucoup sur les usa-
ges à risques, liés aux injections,
ou au virus du sida, mais
aujourd’hui, et les données le
prouvent, nous sommes dans un
autre contexte. »
Utilisation « palliative »
D’après les réponses, le premier
produit consommé dans les cellu-
les est certes légal, mais extrême-
ment nocif. D’après l’enquête,
73 % des détenus sont des fu-
meurs réguliers de tabac (soit
2,5 fois plus qu’en population gé-
nérale), grillant leur santé autant
que leur maigre pécule, puisque
le prix d’un paquet (autour de
11 euros) est le même en prison
alors que les détenus ont, en
moyenne, 250 euros mensuels
pour cantiner. « Cette consomma-
tion de tabac très importante, pre-
En Corse, vague de déconventionnements chez les médecins libéraux
Ces praticiens demandent notamment une majoration des actes pratiqués tenant compte des spécificités territoriales
C’ est une décision sym-
bolique. Un moyen de
pression aussi, à l’heure
où les négociations convention-
nelles, impliquant les médecins
libéraux et l’Assurance-maladie,
vont reprendre, avec un rendez-
vous fixé au 16 mai : 48 généralis-
tes et 4 spécialistes exerçant en
Corse – 33 dans le grand Bastia,
19 à Porto-Vecchio – viennent
d’officialiser leur décision de se
déconventionner.
Un saut du « secteur 1 », auquel
les généralistes sont tous – ou
presque – rattachés et qui interdit
les dépassements d’honoraires,
au « hors secteur » (ou « secteur
3 »), dont les conséquences n’ont,
elles, rien de symbolique : s’ils
s’exonèrent des tarifs dits con-
ventionnels, leurs patients ne se-
ront plus remboursés.
Les courriers adressés à l’Assu-
rance-maladie, samedi 4 mai,
font part d’une « décision de
sortir de la convention médicale
au 1er octobre ». « Notre île doit bé-
néficier des mêmes mesures que
les DOM-TOM, à savoir une majo-
ration de 20 % des actes cliniques
mier point saillant de l’étude, cons-
titue un enjeu de santé publique
majeur », souligne Melchior
Simioni, sociologue et chargé
d’étude à l’OFDT.
Parmi les produits interdits
consommés, la prépondérance
du cannabis ne fait aucun doute.
La proportion de détenus faisant
un usage quotidien de cette dro-
gue s’élève à 26 %. Une donnée
huit fois plus importante que
celle concernant la population
générale. Comme pour la majo-
rité des substances recensées par
l’étude, les moins de 35 ans con-
somment plus que leurs aînés,
avec 35 % de fumeurs quotidiens,
contre 15 % pour les plus de
35 ans.
Donnée symbolique : désor-
mais, la consommation de can-
nabis en détention dépasse celle
de l’alcool – au contraire de la
hiérarchie relative à la popula-
tion générale. Jadis compagnon
de cellule habituel des prison-
niers, grâce à la contrebande, où
encore produit de la macération
de fruits, l’alcool a perdu sa
prévalence. Seuls 16 % des déte-
nus déclarent avoir bu de l’alcool
au moins une fois lors de leur
détention ; et 3,7 % au cours du
mois précédant l’enquête. Là
encore, ce sont les moins de
35 ans les plus touchés.
L’une des raisons de la surcon-
sommation de cannabis que les
auteurs de l’étude soulignent est
son accessibilité. Ainsi, en prison,
le cannabis est « réputé plus facile-
ment accessible que l’alcool ». La
raison est toute logique : le shit ou
l’herbe sont plus aisément « livra-
bles », puisqu’on peut les diviser
par petits paquets. Ainsi, de peti-
tes doses peuvent arriver via des
projections depuis l’extérieur, ou
encore par drones. On peut égale-
ment en obtenir lors des parloirs,
ou encore grâce à des complicités
– parfois des surveillants. Pour
l’alcool, impossible de procéder
de la même manière : une bou-
teille est beaucoup plus difficile à
faire passer discrètement.
Preuve du poids du cannabis
dans la problématique des dro-
gues en prison : les chiffres des
saisies les plus récents, dévoilés
par Le Monde en février, mon-
traient ainsi que sur les 18 187 sai-
sies de drogues réalisées en pri-
son en 2022, pas moins de 95 %
concernaient le cannabis. Le mi-
et de 16 % des actes techniques,
peut-on y lire. Si cela n’est pas
possible, pour des raisons budgé-
taires, nous demandons alors un
“secteur 2” accessible à tous en
Corse. » Ce « secteur 2 », les géné-
ralistes, contrairement aux
spécialistes, n’y ont en principe
pas accès, sauf s’ils ont effectué
deux années de clinicat après
leurs études.
« Absence de CHU en Corse »
Une démarche isolée ? Quelque
5 000 lettres d’intention ont été
comptabilisées par le syndicat
Union française pour une méde-
cine libre (UFML) qui, depuis plus
d’un an, agite le « chiffon rouge »
du déconventionnement. « En
Corse, mais aussi en Occitanie ou
autour de Brest, le mouvement a
pris de l’ampleur, assure Jérôme
Marty, président de l’UFML.
Quand on aura passé la barre des
10 000 signatures, on en fera le dé-
pôt officiel, collectivement. » La dé-
cision, pour beaucoup, reste à
concrétiser. Du côté de l’Assuran-
ce-maladie, on fait état de 70 dé-
conventionnements effectifs re-
Part des détenus ayant consommé des substances psychoactives
pendant la détention, au moins une fois
Cannabis Alcool
Crack MDMA
Polyconsommation (cocaïne ou crack ou MDMA ou héroïne)
49 %
des détenus consomment
quotidiennement
du cannabis
16 %
13 %
6,2 %
Enquête sur la santé et les substances en prison réalisée entre avril et juin 2023
sur un échantillon représentatif de la population carcérale de 1 094 hommes détenus
en France hexagonale, incarcérés depuis plus de trois mois et âgés d’au moins 18 ans,
toutes durées de peine, tous types d’établissement et tous statuts pénaux confondus.
Source : Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT)
Infographie Le Monde
nistre de la justice, Eric Dupond-
Moretti, a vanté à plusieurs repri-
ses depuis quelques semaines les
résultats des opérations dites
« cellules nettes », où sont saisies
des drogues.
En dépit de son interdiction, et
des risques encourus par ceux qui
en recèlent, 51 % des détenus in-
terrogés disent que trouver du
cannabis en détention est « très
facile » ou « plutôt facile ». Une
étude précédente de l’OFDT, cor-
roborée par des rapports de police
récents, souligne l’importance
des réseaux spécialisés dans la re-
vente de produits illicites à l’inté-
rieur des prisons.
Lorsqu’ils sont interrogés sur
les raisons de leur consomma-
tion, les détenus ne mettent pas
en avant un quelconque argu-
ment festif. Au contraire, il s’agit
pour 54 % des hommes interrogés
de chercher à « se calmer » et 46 %
à « s’endormir ». Seuls 6 % des fu-
meurs déclarent consommer du
cannabis pour « s’amuser ». Des
réponses qui corroborent une uti-
lisation « palliative » à l’enferme-
ment : le temps d’un « pilon », on
s’évade artificiellement. Ce que
confirment les chercheurs de
l’OFDT : « Cette forme de consom-
S’ils s’exonèrent
des tarifs dits
conventionnels,
leurs patients
ne seront plus
remboursés
censés en 2023, venant s’ajouter
aux 743 praticiens non conven-
tionnés recensés en 2022 (pour
plus de 110 000 conventionnés).
Le mouvement implique la
moitié des médecins généralistes
sur Bastia et plus de 60 % de ceux
de Porto-Vecchio, selon les calculs
du collectif Médecins libéraux
Corsica qui s’est constitué, en
juin 2023, sur des « bases apoliti-
que et asyndicale », assure le doc-
teur Cyrille Brunel, l’un de ses
porte-voix, pour regrouper quel-
que 300 des 550 libéraux de
Corse. Au cœur de leurs revendi-
cations : la reconnaissance des
« spécificités insulaires » et, en par-
ticulier, du statut « île montagne »
dans la convention médicale, ce
Cocaïne
Héroïne
des détenus ont déjà
consommé au moins
une fois l’un de ces produits
au cours de leur détention
14 %
5,4 % 5,1 %
mation “autothérapeutique” rap-
pelle le lien entre consommation
et contexte carcéral, où la vie quo-
tidienne est particulièrement diffi-
cile », souligne Melchior Simioni.
Drogues « dures » et seringues
Le contexte de surpopulation
carcérale rend plus aiguë encore
cette problématique. Au 1er avril,
le nombre de détenus en France a
de nouveau battu son record, avec
77 450 personnes incarcérées, soit
4 320 de plus que l’année précé-
dente. Cette densité carcérale
moyenne de 125,8 % se traduit
dans les faits par le recours à de
simples matelas posés au sol pour
3 307 détenus, contre 2 151 un an
plus tôt, et à une promiscuité ac-
crue dans les cellules. Une situa-
tion si tendue que le Conseil de
l’Europe a exprimé mi-mars sa
« préoccupation » au sujet des pri-
sons françaises.
Bien moins encombrantes à
conserver en cellule, les drogues
« dures », aux effets souvent exci-
tants, ne sont pas anecdotiques
dans les résultats de l’étude. En
particulier la cocaïne, déjà utilisée
au moins une fois en détention
par 13 % des hommes interrogés
(contre 5,6 % en population
contrat liant la médecine de ville
à l’Assurance-maladie. Sur le pa-
pier, la densité médicale de la ré-
gion Corse n’est pas la plus alar-
mante, concède le docteur Bru-
nel, installé à Furiani (Haute-
Corse) depuis douze ans. Mais les
moyennes statistiques « jouent
comme un trompe-l’œil », fait ob-
server ce syndiqué à l’UFML.
« L’absence de CHU en Corse, les
distances à parcourir d’un patient
à l’autre, qui n’ont souvent rien à
voir avec celles affichées au comp-
teur kilométrique, une population
vieillissante aux besoins de santé
croissants, sont à rapprocher d’un
nombre de médecins lui aussi
vieillissant, d’une part non négli-
geable de collègues à temps par-
tiel, ou qui exercent une autre acti-
vité que la médecine générale, ex-
plique ce quadragénaire, en con-
fiant s’être spécialisé dans la
médecine du sport. Se déconven-
tionner, cela peut sembler un peu
paradoxal quand on défend une
amélioration de l’accès aux soins,
mais c’est notre recours ultime. »
Dominique Nicolai, généraliste
installé à Bastia, évoque, dans la
Fréquence de consommation de cannabis pendant la détention,
en fonction de la fréquence de consommation avant la détention,
en 2023
Consommation…
Quotidienne ou régulière
Mensuelle
Pendant la détention
Consommation…
Quotidienne
Hebdomadaire
Mensuelle
Moins d’une fois par mois
Aucune consommation
xx %
Augmentation
de la consommation
de cannabis au cours
de la détention
Lecture : Parmi les personnes détenues qui ont déclaré dans l’enquête
qu’elles consommaient plus de 10 fois par mois avant la détention
(soit 25 % des détenus), 59 % déclarent fumer quotidiennement
Il s’agit pour 54 %
des hommes
interrogés de
chercher à « se
calmer » et 46 %
à « s’endormir »
générale au cours de leur vie, se-
lon les chiffres de la dernière
étude nationale, datant de 2017).
Les résultats statistiques des
autres drogues mentionnées
dans les questionnaires sont as-
sez similaires : 6,2 % d’usagers de
crack, 5,4 % d’ecstasy et 5,1 % d’hé-
roïne. Si on les additionne, la con-
sommation totale de ces drogues
dépasse le niveau de consomma-
tion d’alcool. Leur circulation
pose aussi la problématique de
l’usage des seringues : 3,5 % des
prisonniers ayant eu recours à
l’injection d’une drogue ou d’un
produit de substitution durant
leur détention.
Cela posé, reste une question : la
prison est-elle un environnement
où les détenus commencent à
consommer des substances illici-
tes ? Les résultats de l’enquête
même veine, une décision « diffi-
cile », mais à laquelle il se sent « un
peu obligé ». Après dix ans d’exer-
cice, avec des semaines de
soixante heures, et cinq demi-
journées par semaine de visites à
domicile auprès de patients dont
les trois quarts ont plus de 70 ans,
ce fils de médecin espère ainsi ob-
tenir le « choc d’attractivité » ré-
clamé par la profession.
La colère couve
Une profession dans laquelle la
colère couve : le courrier adressé à
la Collectivité de Corse, le 2 mai,
donne le ton. « Si la convention
médicale ne reconnaît pas la
Corse, alors les médecins libéraux
corses ne reconnaissent plus la
convention », y lit-on.
Si la démarche a un fort écho, et
pas seulement sur l’île, elle n’est
pas tout à fait une surprise : une
centaine de praticiens, généralis-
tes et spécialistes, avait déjà par-
ticipé, mi-mars à Biguglia (Hau-
te-Corse), à un séminaire sur le
sujet. « Quand on a commencé à
parler de déconventionnement, il
y a un an, tout le monde trouvait
0123
MARDI 7 MAI 2024
Moins d’une fois par mois
Aucune consommation
Avant la détention
25
43
17 15
47
61 %
92
36 %
59
48
8%
du cannabis depuis leur incarcération.
montrent que ce n’est pas le cas.
« Il y a très peu d’initiations en pri-
son, affirme Melchior Simioni.
Par exemple, seuls 4 % des détenus
ont commencé à consommer du
cannabis au cours de leur déten-
tion. » Les auteurs de l’étude
estiment qu’il est plus pertinent
de s’interroger sur la continuité
des usages avant et pendant l’in-
carcération. En clair : la consom-
mation à l’intérieur des murs de
la prison est très souvent le pro-
longement d’un comportement
addictif à l’extérieur. Il s’agit donc
d’accompagner au mieux les dé-
tenus vers la sobriété.
Cette enquête n’est pas destinée
à demeurer une photographie
unique. Les travaux de l’OFDT sur
les consommations de drogue en
milieu carcéral sont amenés,
dans les prochains mois, à être
élargis à la population féminine
ainsi qu’aux établissements
d’outre-mer. Elle devrait servir de
base chiffrée aux débats sur les
politiques publiques. Aussi, cet
outil statistique est amené à être
répété sur le long terme, avec une
deuxième salve d’ores et déjà pré-
vue pour 2025. p
abel mestre
et thomas saintourens
l’idée assez indéfendable. Intime-
ment, moralement, elle semblait
à contre-courant de notre enga-
gement, poursuit ainsi le docteur
Brunel. Dix mois plus tard, cela a
infusé ; une forme de radicalité
s’est créée, presque contrainte et
forcée. »
Le collectif a discuté à deux re-
prises avec l’Assurance-maladie et
la caisse locale, en octobre 2023
puis en janvier 2024. Des échan-
ges qualifiés de « courtois » et
« nourris » de part et d’autre. Sans
que les six propositions avancées
par ces médecins – sur les consul-
tations complexes, les visites lon-
gues, la possibilité d’un cumul
d’actes clinique et technique, ou
de deux actes techniques, etc. –,
ne soient retenues. En tout cas pas
selon les intéressés.
L’Assurance-maladie, elle, as-
sure avoir pris des engagements
au regard des spécificités de
l’exercice insulaire, comme la re-
valorisation des indemnités kilo-
métriques de montagne, ou la
création d’une majoration de dé-
placement. p
mattea battaglia
0123
MARDI 7 MAI 2024 france | 11

Le procès de la vendetta de Bastia-Poretta s’ouvre

Seize personnes, dont une ex-surveillante de prison, comparaissent devant les assises d’Aix-en-Provence

RÉCIT « On se venge

L
e 5 décembre 2017, à
11 h 22, deux hommes s’ef-
fondrent à la sortie de
l’aéroport de Bastia-Po-
retta, atteints par des tirs de kala-
chnikov. Le tireur, au visage dissi-
mulé sous un masque de latex,
sort une deuxième arme, un
pistolet automatique, achève
de deux balles dans la tête l’une
des victimes et tire encore trois
ou quatre balles sur l’autre. Une
minute plus tard, il s’engouffre
dans une Golf noire qui l’attend,
moteur tournant. « C’est rien, c’est
un film ! », lance le conducteur
aux témoins. La première vic-
time, Antoine Quilichini, 49 ans,
dit « Tony le Boucher », meurt sur
le coup. Il était venu accueillir son
ami Jean-Luc Codaccioni, 54 ans,
de retour de quelques jours de
permission à Paris, pour l’escorter
en voiture blindée jusqu’à la pri-
son de Borgo, au sud de Bastia.
Jean-Luc Codaccioni décède quel-
ques jours plus tard à l’hôpital.
Tous deux comptaient parmi les
plus proches lieutenants de Jean-
Luc Germani, le chef de l’un des
deux clans qui se déchirent l’héri-
tage de La Brise de mer, le célèbre
gang mafieux né à Bastia à la fin
des années 1970. Quelques jours
plus tard, les frères Christophe et
Richard Guazzelli, 26 et 28 ans,
sont interpellés. Leur père, Fran-
cis, a été assassiné en 2009, et ils
ont grandi avec la certitude que
sa mort était signée du clan Ger-
mani. Christophe, le fils cadet, an-
cien joueur de football, est rapide-
ment soupçonné d’être le tireur.
Le procès de cette vendetta
s’ouvre lundi 6 mai devant la cour
d’assises des Bouches-du-Rhône,
à Aix-en-Provence. Seize accusés
sont renvoyés, le dix-septième,
Jean-Louis Andreani, a été assas-
siné depuis. Aux côtés des frères
Guazzelli figurent deux autres fils
de « parrains » décédés de mort
violente : Jacques Mariani, 58 ans,
fils de Francis Mariani, et Ange-
Marie Michelosi, 35 ans, qui porte
le même prénom que son père.
Une histoire commune qui leur
vaut, chez les enquêteurs, le sur-
nom de « clan des orphelins ».
Mais le personnage le plus dé-
routant de cette affaire n’est ni fils
ou petit-fils de parrain corse,
ni masculin, ni même originaire
de l’île, mais féminin et… ex-agent
pénitentiaire à la prison de Borgo.
Commençons donc par celle vers
laquelle vont se tourner tous les
regards : Cathy Sénéchal, la « ma-
tonne » devenue l’héroïne de fic-
tion du film Borgo, sorti le 17 avril
au cinéma.
Cette mère de cinq enfants, âgée
de 48 ans, assume crânement
avoir donné « le baiser de la
mort » à Jean-Luc Codaccioni, en
allant le saluer à son arrivée à l’aé-
roport afin de permettre au tireur
de l’identifier. « J’ai été engagée
pour faire un travail et je l’ai fait »,
dit-elle, en reconnaissant l’avoir
exécuté à la fois pour de l’argent –
une « somme à six chiffres » lui
avait été promise qu’elle n’a pas
eu le temps de percevoir –, mais
surtout parce que « ça mettait du
piquant dans [sa] vie ». « La Pari-
sienne comme moi qui arrive en
Corse, qui ne parle pas un mot de
corse et qui rentre dans un truc
comme ça, c’est fort quand
même ! », a-t-elle confié aux en-
quêteurs.
Affectée à sa demande, en 2014,
les gardiens, la « matonne » s’était
liée d’amitié avec Ange-Marie
Michelosi. Ils parlaient beaucoup,
partageaient régulièrement le
café en cellule. Aux premiers
échanges de services – elle faisait
entrer des téléphones, son appar-
tement abritait parfois des livrai-
sons de stupéfiants, il lui assurait
en contrepartie le respect des
autres détenus – avaient succédé
des demandes plus précises.
Dans les jours précédant le 5 dé-
cembre 2017, Cathy Sénéchal
s’était rendue à trois rendez-vous
nocturnes, dans une voiture, avec
de mystérieux interlocuteurs
cagoulés, qui lui avaient remis un
téléphone crypté. Elle devait leur
fournir les dates et heures préci-
ses de la permission accordée
à Jean-Luc Codaccioni, recueillies
dans le système informatique de
la prison. Elle aurait ensuite elle-
même proposé de se rendre à l’aé-
roport pour aider le tireur à re-
connaître sa cible. « J’estimais que
ces gens me faisaient confiance
et je voulais leur montrer que
j’étais à la hauteur », a-t-elle expli-
qué sur procès-verbal.
« La cerise sur le gâteau »
Le 5 décembre, alors qu’elle faisait
les cent pas dans le hall, en trans-
mettant des indications sur les ef-
fectifs policiers présents sur les
lieux, elle avait eu la surprise de
croiser Antoine Quilichini, ren-
contré à Borgo et libéré depuis
peu, qui venait chercher son ami.
Cathy Sénéchal « aimait bien »
Tony Quilichini, mais elle avait
tout de même décidé de poursui-
vre sa « mission » jusqu’au bout,
en conscience du sort funeste qui
attendait l’ancien détenu.
« Je fais coucou et je vais vers eux.
J’avais fait mon job et malgré tout,
je prends plaisir à discuter avec
eux. On se dit au revoir et Tony me
La sacro-sainte
règle de l’omerta
s’est fracassée
sur un double
excès
de confiance
peux, je fais. » Flattée d’être sur-
nommée « Catwoman » et, mieux
encore, « Sandra Paoli », du nom
de l’héroïne féminine de la série
Mafiosa, Cathy Sénéchal devait
rendre un autre service : récupé-
rer du poison et l’introduire
en prison pour le verser ensuite
dans le café de Stéphane Luciani,
un autre proche de Jean-Luc
Germani.
Mais par crainte de tomber sur la
police, alors que les premières ar-
restations avaient déjà eu lieu, elle
ne s’était pas rendue au rendez-
vous, qui lui avait été fixé sur un
parking. Aux enquêteurs qui lui
demandent si elle aurait été prête
à aller au bout de cette nouvelle
mission, elle répond : « J’aurais hé-
sité, il est fort possible que je me se-
rais désistée. C’est pas pareil de
donner une info et de donner la
mort directement. On ne saura
jamais, j’ai pas eu l’occasion. »
Renvoyée devant la cour d’assi-
ses pour « assassinats et tentative
d’assassinat en bande organisée,
association de malfaiteurs et cor-
ruption », l’ex-matonne ne sem-
ble pas trembler devant la gravité
des accusations portées contre
elle. « Je suis une tueuse, ouais, j’ai
tué des gens. Faut regarder la réa-
lité en face, je savais très bien
comment ça allait se terminer. »
Incarcérée depuis sept ans, elle
apprend le corse, écoute des poly-
phonies et lit tout ce qui s’écrit sur
le banditisme insulaire. Elle a di-
entretenus par la surveillante avec
le monde criminel « mettaient du
beurre dans les épinards ».
La prolixité bravache de la « ma-
tonne » continentale n’a sans
doute pas été du goût de ses prin-
cipaux coaccusés, lesquels ont
opposé leur droit au silence aux
questions des juges et des enquê-
teurs. Mais la sacro-sainte règle
de l’omerta (« acqua in bocca »),
qui fragilise souvent l’accusation
dans ces dossiers de règlements
de comptes insulaires, s’est fra-
cassée sur un double excès de
confiance.
Confiance en l’amitié, d’abord.
Celle accordée par Jacques Ma-
riani, alors gardien de nuit sous
bracelet électronique dans un hô-
tel de La Baule, à l’un des hôtes ré-
guliers du lieu, un quadragénaire
diplômé de Sciences Po se présen-
tant comme consultant. Le Corse
multicondamné, qui avait déjà
passé plus de la moitié de sa vie en
prison et se retrouvait isolé sur la
côte Atlantique, s’était beaucoup
confié à son nouvel ami et avait
fait de lui le témoin privilégié des
préparatifs de la vendetta.
L’ivresse de la vengeance
Placé en garde à vue, celui-ci a rap-
porté aux enquêteurs tout ce qu’il
avait entendu des conversations
entre Jacques Mariani et Christo-
phe Guazzelli. Un récit précis, et
précieux pour l’accusation, qui
lui a valu d’obtenir le statut de
« collaborateur de justice » et de
vivre désormais sous une nou-
velle identité. Son témoignage a
été requis à l’audience.
Excès de confiance encore, mais
dans la technique, cette fois. La
découverte en perquisition de
certains de leurs téléphones cryp-
tés PGP n’avait guère inquiété les
accusés, tant ces appareils sont ré-
putés inviolables. Hélas pour eux,
comme les grands de ce monde ! »
et à Jacques Mariani : « C le plus
beau jour de ma vie ! » « Ta mère,
elle doit être heureuse. Tu es mon
idole, je te dis bravo. A ton âge, de
savoir faire ça », le félicite alors ce
dernier.
L’un et l’autre savourent les ren-
seignements qui leur parvien-
nent de l’hôpital où Jean-Luc Co-
daccioni, atteint de plusieurs bal-
les, vit ses dernières heures. « Ils
l’annoncent mort cliniquement !
C’est encore mieux ! Il souffre le
martyre », écrit Christophe Guaz-
UN HORS-SÉRIE
LE
FASCINANT
NOMBRE
comme
les grands
de ce monde ! »,
écrit Christophe
Guazzelli à Ange-
Marie Michelosi
zelli. « Je suis content qu’il souf-
fre », se réjouit Jacques Mariani.
Il exige des détails sur la tuerie :
« Explik moi comment ta fais du
début à la fin, ça me fait du bien. »
« Ak [Kalachnikov] dans le dos,
ahhaahaaa, je me régale », raconte
Christophe Guazzelli. « Ahah, tu lui
as mis le chargeur entier à kilide
kala [Quilichini]. » « Et oui, cette sa-
lope, oui, il a vu la mort. Ça a durer
longtemps ! ! J’ai rendu sa toute-
puissance à la Brise. »
Jacques Mariani supplie le jeune
homme de venir le chercher à La
Baule pour prendre part à la suite.
« Laisse-moi me refroidir. Je suis
dans le feu de Dieu, là ! », lui ré-
pond Christophe Guazzelli. Plus
calmement, les uns et les autres
se donnent des consignes pour
faire disparaître les preuves et
organiser leur cavale, tout en pro-
jetant les opérations sur leurs
prochaines cibles, dont l’empoi-
sonnement de Stéphane Luciani.
Tout cela va être disséqué pen-
dant neuf semaines par la cour
d’assises des Bouches-du-Rhône.
Ni Stéphane Luciani ni Jean-Luc
Codaccioni junior, le fils de l’une
des deux victimes de l’aéroport
de Poretta, ne se sont constitués
partie civile. Dans son livre, Le
Crépuscule de la Brise de mer (Ro-
bert Laffont, 210 pages, 19 euros),
sorti le 2 mai, la journaliste Vio-
lette Lazard, déjà autrice avec Ma-
rion Galland d’une très riche en-
quête sur cette affaire (Vendetta,
Plon, 2020), cite cette confidence
d’un policier à propos du fils
Codaccioni : « On craint que ce ne
soit pas devant la justice qu’il ait
prévu de régler ce contentieux. » p
pascale robert-diard
VIVANTE ÉNIGME
MATHÉMATIQUE
En partenariat avec

dans cette prison où, dit-on, ce
sont les détenus qui surveillent
« J’ai été engagée
pour faire
un travail
et je l’ai fait »
CATHY SÉNÉCHAL
ex-agent pénitentiaire
à la prison de Borgo
regarde. Je pense qu’il avait com-
pris. J’aurai son regard en tête jus-
qu’à la fin de ma vie. » Elle a dit
avoir « beaucoup pleuré » après le
double assassinat. « Pour eux [ses
commanditaires], Tony Quili-
chini, c’était un peu la cerise sur
le gâteau »,précise-t-elle.
Avec la même apparente séré-
nité, Cathy Sénéchal a également
reconnu avoir accepté de fournir
un uniforme de surveillant péni-
tentiaire à ses interlocuteurs
cagoulés. « Ils me demandent, je
vorcé de son mari, Dominique
Sénéchal, facteur de profession
qui s’était mis en disponibilité
pour s’occuper des enfants quand
elle avait été affectée à Borgo.
Renvoyé lui aussi devant la cour
d’assises pour « association de
malfaiteurs et destruction de
preuves » – il s’était notamment
chargé de briser menu le télé-
phone PGP (un système de télé-
phonie vocale sécurisé) de son
épouse –, Dominique Sénéchal a
admis benoîtement que les liens
l’expert informatique désigné
pendant l’instruction est parvenu
pour la première fois à « casser » le
chiffrement et à les faire parler. Et
c’est ainsi que 2 622 messages
LE FASCINANT NOMBRE PI,
échangés par l’équipe entre le 5 et VIVANTE ÉNIGME MATHÉMATIQUE
le 12 décembre 2017 ont rejoint le Malgré les connaissances accumulées, le nombre Pi reste mystérieux, l’infini de ses
dossier d’accusation, offrant une chiffres semblant défier la perspicacité des chercheurs. Les curieux découvriront
plongée vertigineuse dans dans ce hors-série les différents aspects de sa nature singulière et troublante.
l’ivresse de la vengeance.
Dans les heures qui suivent le
double assassinat, Christophe CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
Guazzelli exulte. Il écrit à Ange- ET SUR LEMONDE.FR/BOUTIQUE - 116 PAGES - 9,99 €
Marie Michelosi : « On se venge
12 | france
Affaire Ghosn :
la défense tous
azimuts de Dati
La ministre de la culture veut
demander la prescription, mardi,
devant la chambre de l’instruction
R
achida Dati va abattre
l’une de ses dernières
cartes pour tenter
d’échapper à un procès.
Mise en examen depuis
juillet 2021 pour « corruption pas-
sive », « trafic d’influence passif »,
« recel d’abus de pouvoir » et « re-
cel d’abus de confiance », la minis-
tre de la culture et maire du 7e ar-
rondissement de Paris soumet un
énième recours, mardi 7 mai, à
l’examen de la chambre de l’ins-
truction de la cour d’appel de Pa-
ris. Elle entend faire annuler les
poursuites à son encontre dans
l’affaire dite Carlos Ghosn, du nom
de l’ex-PDG de Renault-Nissan,
visé par deux mandats d’arrêt in-
ternationaux de la justice fran-
çaise et en fuite au Liban.
Dans le cadre de leur requête de-
vant la chambre de l’instruction,
les avocats de Mme Dati, Olivier
Pardo et Olivier Baratelli, soutien-
dront que la prescription serait ac-
quise dans ce dossier depuis 2015.
Selon eux, « les missions d’avocat »
de la ministre de 2010 à 2012
auprès de Renault-Nissan BV
(RNBV), filiale néerlandaise de
Renault-Nissan, n’auraient « ja-
mais été dissimulées ».
Si une première requête de cons-
tatation de la prescription a été
rejetée en décembre 2021 par la
chambre de l’instruction,
Mes Pardo et Baratelli assurent
cette fois se fonder « sur la décou-
verte d’éléments nouveaux attes-
tant que plus d’une quarantaine de
dirigeants de Renault, de Nissan et
de l’Alliance Renault-Nissan »
auraient été « totalement informés
de la mission d’avocate de Mme Dati,
de sa réalité, de ses prestations et du
montant des honoraires ».
Les juges d’instruction se po-
larisent sur les honoraires
(900 000 euros hors taxes pour
prétendument neuf cents heures
de travail) versés, de 2010 à 2012,
par RNBV à Mme Dati. A cette épo-
que, cette dernière était députée
européenne, membre suppléante
de la commission de l’industrie, de
la recherche et de l’énergie, et les
activités de lobbying étaient inter-
dites au Parlement européen.
Sauf quelques notes générales,
les juges n’ont guère trouvé de
trace des prestations : absence de
rapports annuels d’activité de Mme
Dati, liée à Carlos Ghosn par une
convention d’honoraires confi-
dentielle et signée en octo-
bre 2009 portant sur « la politique
d’expansion internationale du
groupe, notamment dans les pays
Attaque au Mozambique : enquête ouverte contre TotalEnergies
Le groupe français fait l’objet d’une enquête préliminaire pour « homicide involontaire » et « non-assistance à personne en danger »
L es souvenirs et les consé-
quences tragiques des
attentats du Mozambique
sont aussi vivaces aujourd’hui
qu’ils l’étaient il y a trois ans, et
nous sommes reconnaissants au
parquet français d’avoir pris cette
mesure. » C’est par ces mots que
Nicholas Alexander, rescapé d’un
raid djihadiste de grande ampleur
en 2021 dans la province mozam-
bicaine de Cabo Delgado, a réagi
auprès du Monde à l’annonce par
l’Agence France-Presse, samedi
4 mai, de l’ouverture d’une en-
quête préliminaire pour « homi-
cide involontaire » et « non-assis-
du Moyen-Orient et du Maghreb » ;
absence de notes de frais pour
d’éventuels déplacements à
l’étranger ; rares rencontres entre
Mme Dati et M. Ghosn ; « manque
de documentation » susceptible de
justifier les paiements, absence de
« factures détaillées » de Mme Dati
et de « résiliation écrite indiquant
la fin de [s]a mission », selon un
audit mené en 2019 sur la gestion
de RNBV…
Feu de tout bois
Les magistrats doutent ainsi de la
réalité des travaux de la ministre.
En dehors de Carlos Ghosn, aucun
responsable de pays potentielle-
ment concerné par ce dossier au
sein du groupe n’a été en mesure
de pleinement confirmer, en audi-
tion, les prestations de Mme Dati
comme avocate. Il apparaît que
M. Ghosn, entendu au Liban au
printemps 2021, s’est davantage
appuyé sur les compétences diplo-
matiques et politiques de Mme Dati
que sur ses qualités d’avocate. En
substance, M. Ghosn a évoqué des
missions de « diplomatie des affai-
res » dans le cadre de négociations
supposées de contrats d’Etat.
Alors que les juges d’instruction
ont considéré irrecevable la re-
quête de Mme Dati sur l’acquisition
de la prescription, notamment
dans la mesure où les nouvelles
attestations versées par ses avo-
cats ont été communiquées plus
de six mois après la mise en exa-
men, une question prioritaire de
constitutionnalité (QPC) a été sou-
levée par la défense. Cette QPC
pourrait être l’une des ultimes ini-
tiatives des avocats de Mme Dati,
qui ont fait feu de tout bois pour
obtenir, en vain, l’abandon des
poursuites : des notes et des obser-
vations en pagaille, une quinzaine
de demandes d’actes, une requête
aux fins de « démise en examen »…
Cette stratégie vise-t-elle à re-
pousser les délais et à jouer la
montre, à allumer un contrefeu et
ainsi à détourner l’attention de
l’opinion publique du fond du dos-
sier, alors que Mme Dati ne cache
pas son souhait d’être de nouveau
Sauf quelques
notes générales,
les juges
n’ont guère
trouvé de trace
des prestations
tance à personne en danger »
visant TotalEnergies.
Cette enquête fait suite à une
plainte formée par sept plai-
gnants sud-africains et britanni-
ques – dont M. Alexander – accu-
sant le géant des hydrocarbures et
sa filiale au Mozambique d’avoir
manqué à leur devoir de protec-
tion des sous-traitants du méga-
projet de production de gaz natu-
rel liquéfié qu’ils développent
dans le Cabo Delgado.
Ce site est implanté à 10 kilomè-
tres de la ville portuaire de Palma,
dans une péninsule régulière-
ment ciblée par des attaques d’un
candidate à la Mairie de Paris
en 2026 ? D’autant que le calen-
drier judiciaire s’accélère : les juges
d’instruction ont notifié la fin de
leurs investigations en septem-
bre 2023 et le Parquet national fi-
nancier est en train de rédiger son
réquisitoire définitif en vue d’un
éventuel renvoi devant le tribunal
correctionnel. « Rachida Dati est la
première à espérer que justice lui
soit rendue au plus tôt », rétor-
quent les avocats de la ministre.
La nouvelle feuille de route de
leur cliente consiste désormais à
viser Jean-Dominique Senard, pré-
sident du conseil d’administra-
tion de Renault SA depuis jan-
vier 2019. Selon les conseils de Mme
Dati, M. Senard ferait « obstacle à
la manifestation de la vérité », « en
ayant refusé de fournir les docu-
ments comptables et financiers
[notamment des ordres de paie-
ment] sur lesquels figure nommé-
ment Mme Dati en sa qualité d’avo-
cate et en cachant toujours, jusqu’à
ce jour, des éléments favorables à
sa défense ».
En février 2023, la défense de
Mme Dati avait ouvert un nouveau
front en adressant, par huissier,
une sommation à Jean-Domini-
que Senard de communiquer des
documents prétendument de na-
ture à établir la réalité des presta-
tions de cette dernière. En mars
2023, la tension était montée d’un
cran quand Mme Dati avait assigné
M. Senard, Renault SA et Renault
SAS devant le juge des référés.
« Les choses auraient été plus vite
si les pièces que nous avons deman-
dées dès le départ avaient été révé-
lées par Renault », déclarent les
avocats de la ministre. Même si M.
Senard a été élu deux mois après le
lancement par le conseil d’admi-
nistration du processus de vérifi-
cation des dérives de la gouver-
nance Ghosn, Mes Pardo et Bara-
telli dépeignent leur cliente
comme « l’otage des conflits inter-
groupe terroriste affilié à l’organi-
sation Etat islamique, Al-Chabab.
Le 24 mars 2021, cette milice y a
semé la terreur plusieurs jours
durant, faisant 1 298 morts et
209 portés disparus, selon le jour-
naliste britannique Alex Perry,
qui enquête sur l’affaire et re-
cense les victimes : des hommes,
femmes et enfants, tués par balle,
noyés ou décapités.
Selon les plaignants, rescapés
ou proches de victimes, le groupe
français n’aurait « pas pris les me-
sures nécessaires pour assurer la
sécurité des sous-traitants », alors
qu’il était informé d’une « proba-
nes à Renault et Renault-Nissan et
de l’hostilité entre M. Senard
et M. Ghosn ».
Jusqu’à présent, les flèches de Ra-
chida Dati n’ont pas atteint leur ci-
ble. En juillet 2023, dans une or-
donnance de référé cinglante, le
tribunal judiciaire de Nanterre
l’avait déboutée de ses demandes
et l’avait condamnée à verser
1 500 euros de frais de procédure
au camp Renault. Pour la juridic-
tion, Mme Dati « n’apporte aucun
élément de nature à démontrer ou
à faire présumer que lesdits docu-
ments soient en possession » de
Jean-Dominique Senard, de Re-
nault SA et de Renault SAS.
« Un peu de bon sens »
Un point de non-retour a été at-
teint lorsque Mme Dati a adressé à
M. Senard, en mars 2024, une cita-
tion directe à comparaître devant
le tribunal correctionnel de Nan-
terre pour « entrave à la justice » et
pour « omission de témoigner en
faveur d’un innocent », et lui a ré-
clamé 1,5 million d’euros de dom-
mages et intérêts. Une audience
de fixation est prévue le 23 mai.
La riposte de M. Senard a été spec-
taculaire. Comme l’a révélé Le Nou-
vel Obs, le président du conseil
d’administration de Renault a dé-
posé plainte, le 15 avril, contre
Mme Dati pour « dénonciation ca-
lomnieuse », déplorant l’« activis-
me dilatoire » de la ministre, « son
objectif d’allonger l’information ju-
diciaire » et « une démarche d’inti-
midation et de menaces judiciaires
à l’encontre des organes dirigeants
de la société Renault, aux fins d’ali-
menter une stratégie de défense ju-
ridiquement infondée destinée à
masquer artificiellement [son] in-
capacité à démontrer la substance
des prestations réalisées ».
Cette charge n’a pas dissuadé Ra-
chida Dati d’adresser, selon nos in-
formations, une nouvelle somma-
tion à Jean-Dominique Senard et
ble attaque imminente de la milice
Al-Chabab ». Puis, dans le chaos
de l’attaque, TotalEnergies ne
serait pas intervenu pour aider
au sauvetage de 180 personnes,
sous-traitants et locaux, réfugiés
dans un hôtel assiégé.
Le groupe a « fermement » rejeté
ces accusations fin 2023, affirmant
avoir « appliqué les procédures en
matière de sécurité » et « assuré
l’évacuation de nombreux civils ve-
nus se réfugier à l’entrée du site ».
C’est ce qu’il a déjà fait valoir, selon
les sources du Monde, dès décem-
bre 2023, dans des observations
adressées au parquet dans le cadre
Rachida Dati
poursuit pour
« diffamation »
des médias
enquêtant sur
son dossier
judiciaire
une autre citation directe à com-
paraître devant le tribunal correc-
tionnel de Paris pour « recel de vio-
lation du secret de l’instruction »
et « complicité de diffamation en-
vers un particulier ».
« Ce débat est tout à fait vain.
M. Senard a pris la présidence de
Renault six ans après les faits qui
ont valu à Mme Dati d’être mise en
examen, rappellent Mes Antonin
Lévy et François Sureau, les avo-
cats de M. Senard. L’entreprise a
transmis tous les documents qu’elle
possédait à la justice. Il n’y a pas un
élément, pas une feuille, pas un fi-
chier qui n’ait été transmis. Rappe-
lons que le seul sujet est de savoir si
Mme Dati a effectivement travaillé
en contrepartie des 900 000 euros
d’honoraires qu’elle a perçus
de RNBV. »
« Faisons preuve d’un peu de bon
sens : Mme Dati est mieux à même
que quiconque de faire la preuve
des travaux qu’elle dit avoir réali-
sés », estiment-ils encore, tout en
raillant les « étonnantes initiatives
judiciaires » de la ministre. Les avo-
cats de Renault, partie civile dans
la procédure Dati-Ghosn depuis
novembre 2021, n’ont, eux, pas
souhaité commenter.
Outre M. Senard, Mme Dati pour-
suit pour « diffamation » des mé-
dias enquêtant sur son dossier ju-
diciaire. C’est d’abord Le Nouvel
Obs qui a subi le courroux de la mi-
nistre après avoir dévoilé le verse-
ment de 300 000 euros à cette der-
de la procédure d’ouverture au
contradictoire décidée par ce der-
nier afin d’apprécier l’opportunité
d’une poursuite, d’un classement
ou d’investigations plus poussées.
Pour TotalEnergies, l’obligation
de sécurité ne reposait ni sur le
siège ni sur sa filiale, mais sur les
forces de sécurité du Mozambique
et les partenaires locaux.
Joints samedi, Henri Thulliez et
Vincent Brengarth, avocats des
plaignants, saluent l’ouverture de
l’enquête. « La plainte déposée est
le fruit d’un travail d’analyse ap-
profondi, soulignent-ils, l’enquête
permettra aux victimes d’être en-
0123
MARDI 7 MAI 2024
Rachida Dati, lors de la
48e édition du Printemps
de Bourges, le 26 avril.
GUILLAUME SOUVANT/AFP
nière, de 2012 à 2014, par la société
londonienne AlphaOne Partners
créée par un expert franco-liba-
nais des marchés gazo-pétroliers,
Nicolas Sarkis, dans le cadre d’une
convention d’avocat. « Rien ne dit
que Mme Dati maintiendra la procé-
dure au risque de faire son propre
procès avant la lettre, réagit Chris-
tophe Bigot, l’avocat du Nouvel
Obs, alors que la ministre a déjà
perdu un procès en diffamation
contre l’hebdomadaire en 2022. Je
pense que ce sont des postures. »
Scrutée par la Haute Autorité
pour la transparence de la vie pu-
blique qui devrait publier, d’ici à
juillet, ses déclarations d’intérêts
et de patrimoine, la ministre de la
culture a annoncé aussi poursui-
vre Libération. Le journal est cou-
pable à ses yeux d’avoir révélé, sur
la base de documents saisis par les
enquêteurs, le versement de
800 000 euros à Mme Dati par
Orange, de 2010 à 2018, en vertu
d’un contrat d’avocat. Or, la liste
des clients de la ministre a été reti-
rée du dossier pénal dans la me-
sure où ces pièces ont été annulées
par la chambre de l’instruction en
avril 2022 au nom du « secret pro-
fessionnel » des avocats.
Mes Pardo et Baratelli reprennent
les attaques proférées par Mme Dati
selon laquelle Libération se trou-
verait en « conflit d’intérêts » avec
la Mairie de Paris, touchant une
« subvention » de la collectivité. Le
journal a depuis dénoncé des atta-
ques « indignes de la fonction occu-
pée » par Mme Dati.
En attendant la décision de la
chambre de l’instruction, les con-
tempteurs de Mme Dati ironisent
sur son art de remuer ciel et terre
pour « retarder » la tenue d’un
éventuel procès, sa faculté à se
« faire des ennemis » et à se poser
en victime. Reste à savoir si la stra-
tégie de la ministre se retournera
ou non contre elle. p
rémi dupré
fin entendues, les négligences de
TotalEnergies ayant été pointées
par de nombreuses personnes. »
« Une autorité judiciaire va se
pencher sur l’attaque de Palma, un
acte terroriste trop méconnu mais
d’une ampleur inouïe », précisent-
ils. « Il s’agit de la pire attaque ter-
roriste depuis vingt ans, et de la
deuxième plus grave de l’histoire
après le 11-Septembre », rappelle le
journaliste Alex Perry. p
anne michel
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 ÉCONOMIE & ENTREPRISE | 13
0123
MARDI 7 MAI 2024

ENTRETIEN

C
MA CGM inaugure,
mercredi 8 mai, à Mar-
seille, en présence
d’Emmanuel Macron,
son centre de formation et d’in-
novation Tangram. Après des an-
nées 2020-2022 marquées par
40 milliards d’euros de bénéfices,
le troisième armateur mondial
de porte-conteneurs aborde une
période plus complexe de son
histoire, explique au « Monde »
son PDG, Rodolphe Saadé.

Tangram a l’ambition de
« créer le transport et la logisti-
que durables de demain ».
Manquent-ils de capacités
de projection dans l’avenir ?
Le monde change très vite, et il
nous fallait un lieu pour réfléchir
autrement à nos métiers. Je veux
que Tangram donne les outils
pour appréhender les difficultés
d’aujourd’hui et de demain. Qui
aurait prédit le Covid, la guerre en
Ukraine, la crise en mer Rouge ?
CMA CGM a trois défis : le climat,
la géopolitique et l’intelligence
artificielle (IA). Avec Tangram,
j’investis dans l’humain. Les colla-
borateurs sont la clé pour relever
ces défis, accélérer notre transfor-
mation et rester dans le top 3.
J’ai pris l’engagement d’être zéro
émission nette en 2050, mais il
faut être lucide : ce sera difficile.
J’espère qu’on aura trouvé les so- Le PDG de CMA CGM,
lutions d’ici là. Avec la crise en mer dans son bureau
Rouge, je prends du retard, puis- parisien, le 30 avril.
que les navires déroutés par le cap ANTOINE DOYEN POUR « LE MONDE »
de Bonne-Espérance mettent
deux semaines de plus entre l’Asie
et l’Europe du Nord, et consom-

Rodolphe Saadé : « Le
ment plus de carburant. Parallèle- le profit, il a l’ambition de retenir
ment, on a investi 15 milliards en France les cerveaux qui déve-
d’euros dans une flotte au gaz na- loppent l’IA pour qu’ils ne partent
turel liquéfié (GNL) et maintenant pas tous aux Etats-Unis. Nous ne
au méthanol. En décembre, à la sommes que trois à le financer.
COP28 de Dubaï, j’ai présenté une Plus aurait été préférable, mais
feuille de route élaborée avec
MSC, Maersk, Hapag-Lloyd et Wal-
lenius pour atteindre ce « net
zéro ». CMA CGM a été pionnier de
la décarbonation, tous les arma-
monde change très vite » mieux vaut trois que rien.

Certains réclament une fisca-

teurs ne font pas cet effort.
Vos concurrents asiatiques ?
Oui. Depuis janvier, nous payons
une taxe en Europe qui coûtera
140 millions d’euros cette année et
près de 500 millions en 2026. Cette
taxation doit être mondiale. Il faut
aussi que l’Organisation maritime
internationale [agence de l’ONU]
se prononce sur la meilleure éner-
gie pour propulser nos navires
dans le futur. Les nouveaux carbu-
rants sont deux fois plus chers que
les actuels et nécessitent de lourds
investissements en recherche et
développement (R&D). Nous in-
vestissons dans le GNL et le métha-
nol, demain dans l’hydrogène et
l’ammoniac. Je souhaite renforcer
les collaborations avec les produc-
teurs : nous sommes prêts à nous
engager sur des volumes. De son
côté, l’intelligence artificielle (IA)
nous permettra de mieux analyser
les données au service des clients
et d’optimiser nos manœuvres
pour en limiter l’empreinte.
Les crises géopolitiques
menacent-elles vos activités ?
L’Ukraine, la mer Rouge, les ten-
sions sino-américaines, tout cela
Le climat, la géopolitique et l’IA sont les défis auxquels doit faire
face la compagnie maritime CMA CGM, estime l’armateur,
qui inaugure, à Marseille, un centre de formation et d’innovation
fait partie de notre métier ! On
n’a pas d’autre choix que de navi-
guer au mieux dans ces eaux
troublées. En temps normal, un
quart du trafic mondial des con-
teneurs transite par le canal de
Suez. Quelques navires CMA
CGM [sur une flotte de 650] y pas-
sent encore s’ils sont escortés par
des frégates françaises ou euro-
péennes ; la plus grande partie est
déroutée par le cap de Bonne-Es-
pérance. La difficulté, c’est qu’il
faut faire escale dans des ports
qui ne sont pas la destination fi-
nale et transborder sur des ba-
teaux plus petits. Tanger est sa-
turé, il faut des alternatives, à Al-
gésiras ou à Valence.
Le transport maritime
ne renoue-t-il pas avec
ses difficultés traditionnelles ?
Maersk a annoncé la suppres-
sion de 10 % de ses effectifs…
« L’Ukraine,
la mer Rouge,
les tensions sino-
américaines, tout
cela fait partie
de notre métier »
Je ne suivrai pas cette voie. Notre
industrie doit néanmoins avoir les
coûts les plus bas possible. Après la
période 2020-2022 historique,
nous sommes revenus à la situa-
tion normale du shipping, cyclique
et volatile : notre résultat a été né-
gatif au quatrième trimestre 2023
[avec moins 90 millions de dollars,
soit moins 83,6 millions d’euros].
Les compagnies ont beaucoup
investi leurs profits dans de nou-
veaux navires et le marché est en
surcapacité. Or plus il y a de navi-
res disponibles, plus les tarifs de
fret baissent. Ils étaient tombés à
2 000 dollars par conteneur. La
crise en mer Rouge et le restoc-
kage aux Etats-Unis les ont fait re-
monter autour de 4 000 dollars,
loin des 20 000 dollars durant la
crise sanitaire. Cela a peu d’impact
sur l’inflation. Le maritime, qui
est le mode de transport le moins
cher, ne représente que 1 à 3 % du
prix d’achat d’une paire de basket
et 5 % d’une voiture chinoise.
Etes-vous moins exposé
qu’après la crise financière
de 2008, quand CMA CGM
avait failli disparaître ?
Oui, car j’ai diversifié le groupe
en y ajoutant la logistique, bien
plus stable. En cinq ans, son chif-
fre d’affaires est passé de 0 à
20 milliards de dollars. Avec Ceva,
nous sommes entrés dans le top 5
mondial des logisticiens et Bol-
loré Logistics nous renforcera.
Son intégration est prioritaire.
Mais je reste intéressé par une
croissance de cette activité,
comme celle du transport.
Avez-vous le sentiment que
l’Europe décroche par rapport
aux Etats-Unis et à l’Asie,
notamment la Chine ?
Si l’Europe régulait moins et
soutenait davantage l’innovation,
cela changerait bien des choses.
Cela vaut pour l’IA, les nouveaux
carburants… Dès qu’une nouvelle
technologie arrive, le premier ré-
flexe est de réglementer. En di-
sant cela, je ne vais pas me faire
des amis, mais j’assume. Je me
suis associé à l’initiative de Xavier
Niel [par ailleurs actionnaire à ti-
tre individuel du Monde], avec Eric
Schmidt [ex-PDG de Google], du
laboratoire Kyutai. Sans chercher
lité de droit commun pour
les armateurs, très peu taxés…
C’est un sujet récurrent. La logis-
tique, qui représente 40 % de no-
tre activité, paie l’impôt sur les so-
ciétés. Le shipping, lui, est soumis à
une taxe au tonnage moins élevée.
Mais on la paie, que l’on gagne de
l’argent ou pas. Ce régime a été mis
en place en 2003 pour que les com-
pagnies européennes puissent ri-
valiser avec les Asiatiques. Dans
notre activité, la concurrence est
rude. Nous pouvons nous réjouir
d’avoir un champion français
dans ce secteur stratégique.
Votre rapport annuel
évoque le risque d’une taxe
sur les superprofits…
Qu’est-ce que ça veut dire, les su-
perprofits ? Nous avons connu
deux années exceptionnelles. Le
reste du temps, nos résultats sont
en dents de scie. Quand le cycle
économique est favorable, nous
investissons : 35 milliards d’euros
sur cinq ans, utiles à l’entreprise et
au pays. Nous avons acquis 10 % du
capital d’Air France-KLM. J’ai aussi
créé le fonds Pulse, doté de 1,5 mil-
liard d’euros, pour soutenir la dé-
carbonation de la filière maritime,
dont une ligne de 200 millions in-
vestie par Bpifrance dans des pro-
jets pour le bien commun.

« Le métier de patron de presse est nouveau pour moi »
il y a à peine plus de deux ans, Ro-
dolphe Saadé faisait son entrée dans le
cercle fermé des grands patrons proprié-
taires de médias avec l’acquisition du
quotidien régional La Provence. Alors
qu’il devrait devenir le nouveau proprié-
taire d’Altice Média (BFM-TV, RMC, etc.),
on le dit toujours intéressé par M6.
Sans vos profits de 2020-2022,
auriez-vous investi dans les médias ?
Dans La Provence, oui. Je suis très atta-
ché à Marseille, et la ville a besoin de son
journal.
Avez-vous personnellement montré
votre désapprobation lorsque La Pro-
vence a publié sa une polémique sur
la visite du chef de l’Etat à Marseille ?
Cette une montrait deux personnes de
dos dont on pouvait penser qu’elles nar-
guaient les forces de l’ordre [au lende-
main d’une visite d’Emmanuel Macron
sur le thème de la lutte antidrogue]. Elle
m’a choqué, c’est vrai. La direction du
journal a pris ses responsabilités, et je
leur ai apporté mon soutien à 1 000 %.
Le métier de patron de presse est nou-
veau pour moi ! Il y a des principes à res-
pecter, comme celui de l’indépendance
des rédactions, et je les respecterai. Mais
mon objectif n’est pas uniquement de
mettre de l’argent sur la table et de ne
plus m’en soucier. Avec mon investisse-
ment, j’apporte les valeurs – universel-
les – de mon groupe et de ma famille :
loyauté, exemplarité, intégrité, travail.
Elles sont importantes pour moi. Les
journalistes ont leur expertise et leurs
qualités éditoriales indispensables à
une information indépendante. A partir
de là, on avance ensemble.
Etes-vous toujours intéressé
par M6 ? On dit que ses dirigeants
ont été reçus à Marseille…
Nous possédons 10 % de M6, il n’est pas
anormal qu’au moment où Nicolas de Ta-
vernost s’en va je rencontre son succes-
seur. Ne comptez pas sur moi pour dé-
mentir toutes les rumeurs : non seule-
ment on pourrait surinterpréter mes
propos, mais il y en a trop. Ma priorité,
est de réussir l’intégration d’Altice Média.
Quand le groupe investit dans un do-
maine, il veut en avoir le contrôle pour se
donner les chances de réussir.
Qu’est-ce qui vous attire ?
Je ne fais pas de politique, et je n’en fe-
rai jamais. Je ne suis pas l’anti-Bolloré,
j’ai beaucoup de respect pour lui. Je suis
Rodolphe Saadé, heureux de vivre en
France et désireux qu’un groupe de no-
tre taille contribue à la diversité dans les
médias. La Provence est un journal
nuancé ; La Tribune Dimanche est sur ce
créneau. Il faut continuer de faire que
l’information soit vérifiée et fiable.
Comment préparez-vous l’avenir
d’un groupe resté familial ?
J’ai 54 ans, ma sœur 56 et mon frère 53.
Mon souhait le plus cher, c’est que CMA
CGM reste aux mains de nos cinq succes-
seurs. Certains enfants commencent à
poser des questions sur les médias :
« Quand est-ce qu’on visite le plateau de
BFM ? ». J’ai aussi racheté Altice Média
pour apporter à la nouvelle génération
une diversification dans un secteur ren-
table, ce qui n’est pas encore le cas pour
la division presse de Whynot Media.
Tous les secteurs dans lesquels nous
avons investi sont rentables, il n’y a pas
de raison qu’il en soit différemment des
médias. J’y crois tellement que la famille
sera actionnaire à 20 % de la future ex-Al-
tice Média grâce à sa holding Merit. C’est
une façon de montrer notre attache-
ment à ce secteur, ainsi qu’à la France. p
propos recueillis
par j.-m.b., a. da. et s. fa.
N’est-ce pas une manière de
rendre à l’Etat, qui est venu au
secours de CMA CGM en 2012 ?
Cela correspond surtout à nos
très fortes valeurs familiales. Il est
normal qu’on aide des entreprises
françaises qui en ont besoin, et je
le fais bien volontiers. En 2012, le
Fonds stratégique d’investisse-
ment, qui représentait l’Etat, avait
pris 6 % de notre capital, valorisés
2,5 milliards d’euros. Nous en
avons racheté 3 %. Il en reste 3 % et
je peux vous dire qu’ils représen-
tent beaucoup plus que l’investis-
sement initial. En revanche, notre
participation dans Air France-KLM
vaut beaucoup moins qu’au mo-
ment de l’investissement [en 2021]
et j’assume mon risque. Nous
sommes très heureux d’être en
France et d’avoir développé une
entreprise à partir de Marseille. p
propos recueillis par
jean-michel bezat,
aude dassonville et sophie fay
14 | économie & entreprise
L’industrie musicale
au défi du son spatial
DOSSIER
I
l s’agit de la nouvelle terre de
conquête pour l’industrie musicale.
Le son comme dans la vraie vie, qui
vous entoure et provient de là où se
déroule l’action. Bienvenue dans l’ère
de l’audio 3D, appelé aussi son spatial
ou binaural. Plates-formes de streaming,
maisons de disques, fabricants d’appareils
audio… chacun veut se différencier en pro-
posant ce son immersif. Orange a lancé, le
11 avril, un nouveau décodeur télé (TV 6)
compatible Dolby Atmos. Apple Music avait
proposé, deux mois plus tôt, de rehausser
la rémunération pour les artistes qui propo-
seraient leurs titres en son 3D, à la grande
fureur des labels indépendants.
Si Dolby Atmos est le format de son spatial
le plus répandu dans le monde, il devra
composer en 2024 avec un nouveau venu :
le son immersif, appelé IAMF (Immersive
Audio Model and Formats), que promeu-
vent, notamment, Google/YouTube et Sam-
sung sous forme de logiciel libre. Toutes les
conditions sont réunies pour une bataille
du son spatial, au moment où il se démocra-
tise auprès du grand public, de la musique
aux livres audio en passant par les podcasts,
sur tous les appareils capables de restituer
de l’audio, à la maison, en mobilité, au ci-
néma ou en concert.
OUTIL DE NAVIGATION
Cent quarante-trois ans après la première
diffusion en stéréo – le « théâtrophone » du
Français Clément Ader (1841-1925) – et un
siècle après le brevet de stéréophonie – dé-
posé par l’Américain Franklin Doolittle
(1893-1979) –, le son spatial, aux effets tridi-
mensionnels (3D), se démocratise. Même
le co-inventeur du MP3, Karlheinz Bran-
denburg, a cédé aux sirènes de l’Audio AR
(une autre appellation, qui se réfère à la réa-
lité augmentée). Pourtant, le son spatial ne
date pas d’hier. La quadriphonie, appelée
aussi tétraphonie, a tenté une percée dans
l’analogique des années 1950 à 1970, avant
d’être abandonnée. Autre échec commer-
cial : le format Super Audio CD pour disques
optiques numériques, développé à la fin des
années 1990 par Sony et Philips, permettant
du son multicanal dit « surround ».
A l’exception du marché du home ci-
néma, l’aventure s’est arrêtée il y a quinze
ans. « Nous ne pensons pas que l’application
Le son fait sa révolution avec l’audio 3D ou binaural
qui immerge l’auditeur dans des musiques ou des films.
Le lucratif format Dolby Atmos mène la danse,
mais Google et Samsung poussent en avant l’IAMF,
une technologie concurrente libre de droits
principale de cette technologie soit la haute-
fidélité, ce qui expliquerait l’échec des tenta-
tives précédentes. Spatialiser le son le trans-
forme et certains mélomanes trouvent que
cela le dégrade », explique Philippe Le Bor-
gne, PDG cofondateur de RunBlind, une
start-up française spécialisée dans le son bi-
naural utilisé comme un outil de naviga-
tion pour guider l’utilisateur dans ses dé-
placements par la musique qu’il écoute,
une technologie destinée notamment aux
malvoyants. Des capteurs de mouvement
de tête (« head tracking ») sont intégrés
à des écouteurs, des lunettes ou des
oreillettes connectés.
Quand bien même les puristes y verraient
une dégradation sonore par rapport à la sté-
réo hi-fi, le son spatialisé est en passe de
faire oublier ses échecs passés. Une multi-
Des capteurs connectés pour un guidage universel et musical des piétons
bientôt fini les instructions vocales
intempestives de type « dans 50 mè-
tres, tournez à gauche… Prendre telle
rue à 100 mètres à droite… » qui s’im-
miscent dans vos oreilles au point de
vous déranger ? Bienvenue dans le
guidage musical des piétons ! Grâce à
des capteurs de mouvement de tête
(« head tracking ») intégrés à des écou-
teurs, des lunettes connectées ou des
oreillettes intelligentes, le son spatial
– dit « binaural » – permet d’indiquer
la direction à suivre indépendam-
ment de l’orientation de votre tête.
Vous écoutez votre musique préfé-
rée : désormais, laissez-vous guider
par elle. C’est le pari que lance la
start-up française RunBlind, née
en 2020 dans le giron de l’Ecole poly-
technique (au Drahi X-Novation Cen-
tude d’équipements high-tech en sont dé-
sormais pourvus pour écouter de la musi-
que, des podcasts ou des livres audio. L’effet
tridimensionnel immersif ajoute la vertica-
lité à l’horizontalité du son (multicanal à
cinq voies, dit 5.1, ou à sept voies, dans le cas
du 7.1). « C’est grâce à mes écouteurs sans fil
AirPods, capables de restituer le son spatial,
que j’ai découvert la musique en Dolby Atmos
sur Apple Music. Depuis lors, je ne peux plus
m’en passer. La musique m’enveloppe littéra-
lement, en mode “fixe” ou bien en “suivi de
tête” – la provenance du son se faisant alors
en fonction de l’orientation de ma tête.
Mais les titres ne sont, hélas, pas tous en
audio 3D », témoigne Quentin, Toulousain,
25 ans et rappeur à ses heures.
Le fabricant d’iPhone indique que « plus de
90 % des auditeurs d’Apple Music ont fait l’ex-
ter, Patrick Drahi en étant le parrain)
et spécialisée dans le son binaural. Se-
lon l’ingénieur de recherche Sylvain
Ferrand et le professeur de mathéma-
tiques François Alouges à l’origine de
la technologie RunBlind, « le son bi-
naural est à l’ouïe ce que les lunettes de
vision 3D sont à la vue, c’est-à-dire
qu’il permet de recréer virtuellement
un son en 3D ».
Audio augmenté
Du tourisme aux musées, en passant
par le sport ou les activités de la vie
quotidienne, le son spatial binaural
3D dynamique pour le guidage – sorte
d’audio augmenté – pourrait séduire
un grand public, en particulier les mal
ou non-voyants. Mais le guidage dy-
namique en audio 3D doit encore
L’EFFET
TRIDIMENSIONNEL
IMMERSIF AJOUTE
LA VERTICALITÉ
À L’HORIZONTALITÉ
DU SON
trouver son marché. La commerciali-
sation sous licence payante vient de
commencer auprès des éditeurs d’ap-
plications mobiles (navigation) et des
fabricants d’appareils (matériels
audio). « Depuis quelques années, chez
plusieurs marques, sont apparus des
écouteurs Bluetooth standards munis
de capteurs. Grâce à ces derniers, l’utili-
sation de notre technologie de son 3D
est possible de façon dynamique, com-
pensant les mouvements de tête. Ce
qui est utile lorsqu’on souhaite être
guidé dans la vie quotidienne », expli-
que Philippe Le Borgne, PDG et cofon-
dateur de RunBlind.
Cette technologie de son 3D dyna-
mique est proposée aux éditeurs d’ap-
plications de navigation afin qu’ils of-
frent la fonction de guidage sonore.
0123
MARDI 7 MAI 2024
Tests sonores à
l’aide de capteurs
3D et d’une tête
factice dans
une chambre
anéchoïque de
l’entreprise
Noveto, en Israël,
le 14 février 2017.
RINA CASTELNUOVO/
BLOOMBERG VIA GETTY
IMAGES
périence de l’audio spatial, et les écoutes de
musiques disponibles dans ce format ont
plus que triplé au cours des deux dernières
années ». Et assure que son logiciel de
mixage Logic Pro (229,99 euros la licence)
permet aux labels et aux artistes indépen-
dants d’exporter leurs mixages audio spa-
tial en fichier ADM (Dolby Atmos).
MÊME EN VOITURE
Si les formats 3D audio ne manquent pas,
comme le 360 Reality Audio du japonais
Sony ou le DTS:X de l’américain Xperi, c’est
le format lancé il y a une douzaine d’années
par la société Dolby Laboratories, de San
Francisco (Californie), qui tient, pour l’ins-
tant, le haut du pavé. « Dolby Atmos est une
expérience audio immersive pionnière pleine-
ment adoptée par les principaux fabricants
d’appareils et des exploitants de salles de ci-
néma dans le monde. Aujourd’hui, des mil-
liards d’appareils en sont équipés, tels que les
smartphones, comme ceux d’Apple et de Sam-
sung ; les barres de son et enceintes connec-
tées Sonos, le HomePod d’Apple, l’Echo Studio
d’Amazon ; des téléviseurs comme Samsung,
LG ou Sony ; des ordinateurs ou des portables
des marques Apple, Asus, Dell ou encore Le-
novo ; ainsi que les consoles de jeux ou encore
les lecteurs de DVD/Blu-ray », énumère John
Couling, vice-président du divertissement
chez Dolby Laboratories.
Des exploitants de cinéma, comme l’amé-
ricain AMC ou le français Pathé (ex-Pathé-
Gaumont), utilisent aussi le son Atmos pour
des milliers de salles, auxquelles s’ajoutent
des centaines d’emplacements Dolby Ci-
nema – un concept de salles de cinéma im-
mersives offrant du son Dolby Atmos, de
l’image Dolby Vision et des fauteuils incli-
nables. Numéro un mondial du son spatial,
le groupe américain, dirigé depuis quinze
ans par Kevin Yeaman, encaisse d’importan-
tes redevances de ces exploitations sous li-
« Le moteur de RunBlind spatialise de
façon dynamique n’importe quel son
en le positionnant vers la direction à
suivre. Nous le rendons en mono pour
le positionner exactement sur la trajec-
toire », précise Philippe Le Borgne.
La jeune pousse de Polytechnique
n’a pas encore fait appel à des levées
de fonds, mais elle a déjà bénéficié de
plusieurs accompagnements pour
son financement (notamment prove-
nant de la Bourse French Tech Emer-
gence de Bpifrance). Elle a également
été lauréate de concours, dont le pro-
gramme européen Horizon 2020, et le
concours d’innovation i-Lab du plan
France 2030. Le guidage dynamique,
rendu possible par le son binaural no-
made, est promis à un bel avenir. p
charles de laubier
0123
MARDI 7 MAI 2024
Dolby, leader de la technologie du son 3D
Nombre de canaux de diffusion du son
Canal... ... classique ... de basses
Monophonique (1.0)
Enregistrement
sur un seul canal
1987 : Dolby Pro Logic (4.0)
Ajout d’une voie centrale
qui diffuse les dialogues
Un marché en pleine expansion
Chiffre d’affaires de Dolby Laboratories,
en millions de dollars
720
1 080
1 200
9 00
6 00
3 00
0
2010 2015
Sources : Dolby Laboratories ; GfK - NielsenIQ France ; Macrotrends ; CNC ; Pathé Cinémas ; CGR Cinémas ; IFPI
cence. Même le secteur de l’automobile
roule en son spatial, comme chez Mercedes-
Benz, Volvo, Polestar (division luxe de
Volvo), Lotus, Lucid Motors (voitures électri-
ques américaines) et d’autres.
L’essor des plates-formes de streaming
contribue largement à l’appropriation de
l’audio spatial. Dans la vidéo à la demande,
Netflix, Disney+, AppleTV+, Amazon Prime
Video, Paramount+, ou encore la plate-
forme Max (ex-HBO Max/Discovery+), qui
arrive en Europe d’ici à l’été, ont craqué
pour Atmos. Il en va de même pour la musi-
que en ligne avec Amazon Music, Apple
Music et Tidal (à la fois Dolby Atmos et
360 Reality Audio de Sony). Même Audible
d’Amazon édite depuis un an des livres
audio et des podcasts en Atmos.
En revanche, la plate-forme française Dee-
zer a abandonné, fin octobre 2022, son offre
spatiale « 360 by Deezer », fondée sur un
partenariat avec Sony, sans la remplacer,
se contentant d’offrir un son hi-fi sans perte
de qualité avec le format FLAC (Free Lossless
Audio Codec), en open source et gratuit.
« Nous avons décidé de mettre fin à cette
phase d’essai, en partie à cause des défis tech-
niques et administratifs liés à la maintenance
d’une application musicale distincte », expli-
que un porte-parole de Deezer.
Quant à l’autre plate-forme française, Qo-
buz (détenue par la société Xandrie), réputée
pour sa qualité hi-fi au format Hi-Res, elle
avait adopté en août 2022 la technologie
THX Spatial Audio. Ce format audio immer-
sif à 360 degrés a été développé à l’origine
pour le studio de cinéma Lucasfilm, la so-
ciété de George Lucas. Mais Qobuz a finale-
ment renoncé au son spatial. « Nos clients,
plus âgés que la moyenne du marché, plus de
40 ans, urbains et CSP+, ne nous le deman-
dent pas », explique Georges Fornay, direc-
teur général adjoint de Qobuz.
UN MOYEN DE SE DÉMARQUER
« Dans le cinéma et la télévision, tous les
grands studios hollywoodiens continuent de
sortir des films en Dolby Atmos pour distribu-
tion en salle et à domicile. Cela inclut certains
des plus grands blockbusters de l’année écou-
lée comme Barbie. Et, dans la musique, plus
de vingt plates-formes de streaming et plus
d’un millier de studios d’enregistrement ont
activé Dolby Atmos dans le monde », indique
John Couling chez Dolby Laboratories.
L’audio 3D permet de se démarquer de ses
rivaux de plus en plus nombreux. Apple
Music a ainsi adopté, en 2021, le son spatial
avec la technologie Dolby Atmos et offre dé-
Chaque chiffre sert à indiquer
... plafonnier 5.1.2 le nombre de canaux
1976 : Dolby Stereo (2.0) 1982 : Dolby Surround (3.0)
Enregistrement sur Ajout d’une voie mono
deux canaux placés à l’arrière du spectateur
face au spectateur
1992 : Dolby Digital (5.1) 2006 : Dolby True HD (7.1)
Ajout d’un caisson de basses Ajout de deux nouveaux
et de deux canaux à l’arrière canaux latéraux
Nombre de cinémas équipés
du Dolby Atmos en France
1 300 Cinémas CGR
Pathé / Gaumont
Salle Sphera
2018
25 7 1
2024
43 11 1 5,1 4,9 4,6 4,1 3,9 3,7 4,3 4,5 5,1
2020 2023
sormais une rémunération supplémentaire
de 10 % pour les titres enregistrés sous
ce format, au grand dam des labels
indépendants. Selon le Financial Times du
1er février, les surcoûts sont de l’ordre de
1 000 euros par titre et de 10 000 euros par
album. Tout le monde n’est pas Deutsche
Grammophon, doyenne des maisons de
disques (aux mains de la major Universal
Music), capable de diffuser en Atmos de la
musique classique (en live aussi) sur sa
plate-forme Stage+, accessible jusque dans
le casque spatial Apple Vision Pro.
Souvent accusées de ne pas assez rémuné-
rer les artistes, d’autres plates-formes de
streaming musical suivront-elles Apple sur
ce terrain ? Impala (Independent Music
Companies Association), dont sont mem-
bres près de six mille labels, est montée au
créneau. Pour cette association domiciliée à
Bruxelles, « le couplage spatial et redevances
aura des conséquences négatives pour cer-
taines parties de l’industrie musicale, en
particulier pour les labels indépendants et
leurs artistes ». Cette mesure, prise unilaté-
ralement par la firme de Cupertino (Califor-
nie), « se traduit inévitablement par une di-
minution des revenus pour ceux qui ne peu-
vent pas y accéder, ce qui aggrave l’impact
« L’audio 3D va contribuer à soutenir l’industrie cinématographique »
monteur son pour des films et des
séries de fiction et d’animation, ainsi
qu’enseignant, Ary Carpman, Argen-
tin résidant à Paris, explique les défis
techniques que pose le 3D audio.
On parle de plus en plus du son
spatial, notamment pour
le cinéma. Le constatez-vous ?
En effet, l’audio spatial – notam-
ment les technologies telles que l’am-
bisonie [format sonore immersif très
exploité dans le domaine des jeux vi-
déo] ou le Dolby Atmos – devient cou-
rant dans la pratique du montage son,
du sound design et du mixage de
films. En tant que professionnels, le
son multicanal nous pousse à nous
interroger sur la pertinence de ces
nouvelles technologies sur les plans
esthétique et narratif, et à investir
dans de nouveaux matériels et logi-
ciels. Ce qui devrait accroître les coûts
de production et de postproduction
sonore. Et aider à ce que le statut de
économie & entreprise | 15
2012 : Dolby Atmos (5.1.2 / 5.1.4 / 7.1.2 / 7.1.4)
Ajout de canaux verticaux accrochés au plafond
Les autres acteurs concurrents
du format Atmos
DTS:X d’Xperi
360 Reality Audio de Sony
THX Spatial Audio
de THX
IAMF de Google
et Samsung
55 %
C’est la part des
ventes d’écouteurs
sans fil dans
le total des ventes
de casques
et d’écouteurs,
en 2023, en France
Infographie : Le Monde
Victor Rocher, Benjamin Martinez
Revenus mondiaux de l’industrie de la musique enregistrée, en milliards de dollars
Support physique Streaming Autres*
0,6
0,7
0,7 1,2 1,7
22.2
2,7
3,6
20.9 4,4
21,5 4,7
20 18,4 5,2 5,6 5,9 6 5,8 5,7
17,9
16,7 15,1
13
10,9 9,5
8,1 7,4
6,8 6,1 5,3
2000 2005 2010
* Téléchargements, utilisation dans la publicité et dans l'audiovisuel
sur les indépendants », estime Impala, qui
APPLE MUSIC OFFRE compte l’Union des producteurs phonogra-
UN SUPPLÉMENT phiques français indépendants (UPFI)
parmi ses membres. La présidente d’Impala,
DE RÉMUNÉRATION Helen Smith, espère que la rencontre pré-
vue en avril avec l’entreprise californienne
DE 10 % POUR LES la fera changer d’avis.
TITRES ENREGISTRÉS « AVANCÉE SIGNIFICATIVE »
EN AUDIO 3D, Sur son précédent exercice annuel, clos fin
septembre 2023, le leader Dolby Laborato-
AU GRAND DAM ries a réalisé avec l’ensemble de ses formats
audio ou vidéo la quasi-totalité de son chif-
DES LABELS fre d’affaires, qui a atteint près de 1,3 mil-
INDÉPENDANTS liard de dollars (1,2 milliard d’euros), soit
une hausse de 3,6 % sur un an. Son catalo-
gue est constitué de quelque 20 000 brevets
internationaux, qui lui ont assuré un béné-
fice net de 200,6 millions de dollars en 2023.
Sa capitalisation boursière approche 7,5 mil-
liards de dollars.
Pour autant, sur ce marché à forte de-
mande, Dolby Laboratories trouve sur sa
route des acteurs bien plus puissants, tels le
japonais Sony et surtout Google. Un nou-
veau format audio spatial pourrait en effet
changer la donne : l’IAMF, promu par Al-
liance for Open Media, présidée par Matt
Frost, directeur de produit chez Google. A la
ceux qui taillent la bande sonore des la réalité est que, pour le moment, ces
films produits en France soit reconnu. enregistrements sont encore minori-
taires par rapport aux enregistre-
Quelles sont les implications ments stéréophoniques (2.0) disponi-
techniques de l’enregistrement bles dans la plupart des librairies so-
en 3D audio, selon vous ? nores professionnelles que l’on utilise
Outre l’équipement technique né- au quotidien. Il reste encore un vérita-
cessaire pour une écoute « surround » ble chantier dans ce domaine.
(son multicanal) ou « Atmos », cela
suppose, pour le montage sonore et le L’audio spatial est-il l’avenir de la
mixage, un travail supplémentaire bande-son des films, voire des mu-
considérable, comme lors du passage siques diffusées en streaming ?
de la stéréophonie au 5.1 [cinq voies, La possibilité de regarder des séries
assorties d’un subwoofer, un haut- ou d’autres programmes en surround
parleur destiné à la reproduction des ou en Atmos peut être séduisante
fréquences sonores les plus basses]. Par pour certaines œuvres, mais cela de-
exemple, la création d’une ambiance mande un équipement technique dif-
sonore en surround (5.1) ou en Atmos ficile à mettre en place dans le salon
(7.1.4) demande, idéalement, de la de la maison. Cela fut le cas autrefois
concevoir à partir d’enregistrements avec les disques vinyles quadriphoni-
sonores multiphoniques, réalisés ques qui ont échoué à détrôner la sté-
avec des systèmes de captation com- réophonie. Ce n’est pas facile non plus
prenant plusieurs microphones (cinq de faire chez soi du home cinéma. Et
pour le 5.1, onze pour l’Atmos) ou avec ce serait probablement aussi le cas
des microphones ambisoniques. Or, avec le Dolby Atmos, le DTS :X ou les
Une salle de cinéma en
Dolby Atmos peut avoir
jusqu’à 64 haut-parleurs
qui jouent une piste
différente.
Les amplificateurs home cinéma
permettent de multiplier
les canaux de diffusion du son.
Leurs ventes ont augmenté
de 26% en France en 2023.
4,2
4
3,9
3,8
4,2
4,5 19,3
5,1 17,5
5,4 15,7
12,7
10,7
6,2 8,8
2,6 4,4
2015 2020 2023
différence du lucratif Dolby Atmos, l’IAMF
est gratuit et en open source (libre de droits).
Cette nouvelle technologie de son 3D sera
disponible dans le courant de l’année sur
des téléviseurs Samsung et des produits
Google (comme YouTube).
« L’IAMF représente une avancée significa-
tive dans les normes audio immersives ouver-
tes. Non seulement il répond à divers cas
d’utilisation, y compris le streaming, les jeux,
la réalité augmentée, la réalité virtuelle et la
diffusion, mais ce logiciel open source four-
nira également aux créateurs les outils néces-
saires pour créer des expériences audio im-
mersives qui captiveront le public, assure
Matt Frost. En tant que projet de médias
ouverts, l’IAMF est facilement accessible aux
intégrateurs du monde entier ; il favorise
l’innovation, donne des capacités aux déve-
loppeurs et assure la large disponibilité
d’expériences audio riches et immersives que
les consommateurs souhaitent. »
A l’image de la stéréo en son temps, le
son 3D devrait s’imposer plus largement
auprès du grand public et de nombreux
contenus audio ne pourront y échapper.
Comme une revanche du son dans un uni-
vers d’images omniprésentes. p
charles de laubier
autres formats à venir. En revanche,
pour les films conçus pour être diffu-
sés en salle de cinéma, l’audio spatial
est devenu une réalité. Certes, si le son
immersif peut mieux convenir aux
propos esthétiques et narratifs d’un
film de science-fiction, de guerre ou
de fantaisie qu’à un film documen-
taire ou à une comédie, il n’en reste
pas moins qu’il contribue, dans tous
les cas, à rapprocher le spectateur de
l’univers du film et à créer une im-
pression plus saisissante ou émou-
vante de celui-ci. Que l’on soit partisan
ou détracteur des formats qui s’impo-
sent sur le marché, le son multicanal
sous ses différentes formes (ambiso-
nie, WFS, Atmos, DTS:X) est une avan-
cée technologique qui va contribuer à
soutenir l’industrie cinématographi-
que et à pérenniser le cinéma en tant
que pratique culturelle. Il justifie déjà
l’expérience cinématographique par
rapport au streaming. p
propos recueillis par c. de l.
16 | économie & entreprise 0123
MARDI 7 MAI 2024

PERTES & PROFITS | BERKSHIRE

Avec l’appui d’Israël, le Maroc par ph i l i ppe e sc ande

se lance dans les drones militaires et sonWarren

fantôme
Buffett
La société israélienne BlueBird Aero Systems a annoncé le démarrage
prochain d’une unité de production dans le royaume chérifien L’ambiance était à la fois euphori-
que et crépusculaire. La dernière
munérerait sur des commissions,
mais une société ordinaire qui
assemblée générale des action- n’enrichit ses porteurs que par ses
naires de Berkshire Hathaway, ce dividendes, ses rachats d’actions
casablanca - correspondance Quels drones seront fabriqués mée marocaine au Sahara occi- samedi 4 mai, était peut-être la et par la progression en Bourse.
au Maroc ? Des modèles WanderB
L’Etat hébreu dental. Depuis la normalisation dernière de son fondateur Warren

A
près l’Afrique du Sud,
l’Egypte et le Nigeria, le
Maroc devrait prochai-
nement intégrer le cer-
cle des pays africains construc-
teurs de drones militaires. L’an-
nonce a été faite par Ronen Nadir,
le fondateur et président de la so-
ciété israélienne BlueBird Aero
Systems, détenue en partie par
l’entreprise publique Israel Aeros-
pace Industries.
Dans une déclaration, publiée le
13 avril par la revue espagnole
Zona Militar, l’ancien comman-
dant de l’armée de l’air israé-
lienne a affirmé qu’une unité de
production d’aéronefs sans pilote
(ASP) avait été établie au Maroc et
qu’elle commencerait à fonction-
ner dans un avenir proche.
Aucun détail n’a filtré sur l’em-
placement de cette installation ni
sur la date de démarrage de la pro-
duction. Contactés par Le Monde,
les représentants de BlueBird Aero
Systems n’ont pas souhaité réagir.
Les propos de M. Nadir n’ont pas
non plus déclenché de commen-
taire officiel côté Maroc, mais ils
coïncident avec l’annonce, en no-
vembre 2023, par le ministre de la
défense marocain, Abdellatif Lou-
diyi, du projet de développer une
industrie militaire nationale axée
sur la production d’ASP.
et ThunderB, assure Asher Fred-
man, le directeur pour Israël de
l’Institut des accords d’Abraham
pour la paix. Ces appareils sont
principalement destinés à des
missions de reconnaissance, de
renseignement et de détection de
cible. En 2022, Rabat en a com-
mandé cent cinquante exemplai-
res, dont une partie sera produite
sur le sol marocain.
Partage de connaissances
Le drone SpyX de l’entreprise is-
raélienne, une version kamikaze
acquise récemment par le Maroc,
pourrait aussi être fabriqué loca-
lement. Ces munitions rôdeuses,
utilisées en Ukraine et dans le
Haut-Karabakh, sont « de plus en
plus décisives sur les champs de ba-
taille », souligne Nizar Derdabi, un
ancien officier de la gendarmerie
marocaine, qui enseigne à l’Ecole
de guerre économique de Rabat.
Ce n’est pas la première fois que
BlueBird Aero Systems implante
une unité de production de dro-
nes en dehors d’Israël. La société
produit déjà des ASP en Inde, par
l’intermédiaire d’une joint-ven-
ture avec l’entreprise Cyient. Se-
lon M. Derdabi, l’accord prévoit
un partage de connaissances et
un transfert progressif de techno-
logies. « Des ingénieurs israéliens
est le troisième de leurs relations, en décem-
bre 2020, la coopération militaire
exportateur d’Israël avec le Maroc s’est consi-
d’armes dérablement renforcée. L’Etat hé-
breu est le troisième exportateur
vers le royaume d’armes vers le royaume, juste
derrière la France, selon le Sipri.
Le Maroc voit aussi s’entrouvrir
formeront leurs homologues ma- la porte d’un cercle, très fermé :
rocains sur place », confirme-t-il. celui des nations exportatrices
En produisant des drones, l’ob- de matériel militaire. La perspec-
jectif du Maroc, répètent les ex- tive est encore hypothétique.
perts, est de se doter d’une base « [Cependant,] à de très rares ex-
industrielle et technologique de ceptions, les pays qui produisent
défense, qui réunira des construc- leur propre équipement militaire
teurs internationaux, des acteurs finissent par essayer de l’exporter,
institutionnels et des entreprises et je pense que, pour le Maroc, cela
marocaines. Un choix pour lequel ne fait guère de doute », soutient
ont opté de nombreux pays qui ainsi M. Hinz.
ont tenté de développer une in- « Un décret adopté en juin 2021,
dustrie militaire. « Il est plus facile mentionne clairement que l’expor-
de produire des aéronefs que des tation constitue un objectif de la
véhicules blindés ou des chars qui mise sur pied d’une industrie de dé-
nécessitent des processus de fabri- fense », précise M. Derdabi. S’il est
cation et des infrastructures très régulièrement questionné depuis
avancés », observe le chercheur que l’armée israélienne assiège
Fabian Hinz, de l’International Gaza, en représailles à l’attaque du
Institute for Strategic Studies. Hamas, le 7 octobre 2023, le con-
Les drones produits au Maroc cours apporté par Israël à l’arme-
auront vocation à contrer les ca- ment du Maroc n’a pas fait les frais
pacités militaires de l’Algérie et à de la situation au Proche-Orient. p
anticiper les opérations des indé- alexandre aublanc
pendantistes du Front Polisario,
déclare M. Derdabi. Soutenus par
Alger, ces derniers s’opposent de-
puis plusieurs décennies à l’ar- Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
Buffett. A 93 ans, le sage d’Omaha,
sa ville chérie du Nebraska, s’est
senti seul à la tribune. Son com-
plice de toujours, Charlie Munger,
n’était plus là, décédé le 28 no-
vembre 2023 à l’âge de 99 ans.
Il n’était pourtant pas si seul que
cela. Des milliers d’actionnaires
fans étaient venus l’applaudir et,
à ses côtés, siégeait Greg Abel, le
Canadien de 61 ans, intronisé
comme son successeur. Warren
Buffett a donc tout prévu et
même prévenu qu’après son dé-
part « [il] pourrai[t] essayer de re-
venir et de hanter ses successeurs »
en cas de mauvaise décision.
Les actionnaires comptent bien
sur le fantôme de M. Buffett pour
poursuivre le plus formidable
succès financier de l’histoire de la
Bourse américaine. Encore cette
année, les résultats exceptionnels
des entreprises et participations
du groupe ont porté sa trésorerie
à un niveau record de 189 mil-
liards de dollars (176 milliards
d’euros). La capitalisation bour-
sière de Berkshire Hathaway dé-
passe désormais les 860 milliards
de dollars, au niveau des meilleu-
res valeurs technologiques.
On comprend donc l’enthou-
siasme de ses actionnaires. Car
Berkshire Hathaway n’est pas un
fonds d’investissement qui se ré-
Enthousiasme des actionnaires
Le Wall Street Journal a récem-
ment calculé qu’un investisse-
ment de 1 000 dollars dans
l’indice de la Bourse américaine
en 1965, au début de l’aventure
de Warren Buffett, le S&P 500,
représenterait aujourd’hui
300 000 euros. Pas grand-chose
par rapport aux 42 millions de
dollars que seraient devenus ces
mille dollars investis dans Berk-
shire Hathaway. La société a fait
142 fois mieux que la Bourse. Une
performance unique pour une
entreprise qui longtemps n’a pas
revendu celles qu’elle achetait.
Greg Abel part donc sur des ba-
ses si solides que l’entreprise doit
rendre l’argent à ses actionnaires
faute de belles opportunités sur
des marchés américains au plus
haut. Mais il hérite d’une ques-
tion majeure. Une bonne partie
de la performance récente de la
société provient de l’investisse-
ment massif depuis 2016 dans
des actions Apple. Elles valent
157 milliards de dollars, soit la
moitié de tout le portefeuille.
N’est-ce pas un trop grand risque
au moment où Apple peine à
trouver de la croissance ? Le fan-
tôme de Warren Buffett n’est pas
encore là, mais il hante déjà les
nuits de ses successeurs. p

La reprise d’Atos tourne au duel

entre MM. Kretinsky et Layani
Les deux hommes d’affaires ont déposé une offre de restructuration
financière. Egalement candidats, les créanciers joueront les arbitres
AU FIL DE L’EAU, DE BERLIN À LA MER BALTIQUE :
DÉCOUVREZ LES SECRETS DE NOTRE CERVEAU
Du 6 au 13 octobre 2024
D aniel Kretinsky s’est
acheté, en moins de dix
ans, une place dans le
monde des affaires français. Il est
actionnaire majoritaire ou mino-
ritaire de médias (Marianne, Elle,
TF1…), détenteur de supermarchés
(Casino, Monoprix, Franprix) et
propriétaire du numéro deux de
l’édition (Editis). David Layani a
construit une entreprise de con-
seil informatique, Onepoint, et
rêve de s’inviter lui aussi à la table
des businessmen. Entre les deux
hommes, une même envie : s’em-
parer d’Atos, le numéro deux fran-
çais de l’informatique, étouffé par
5 milliards d’euros de dette.
Daniel Kretinsky et David Layani
ont déposé, chacun, vendredi
3 mai, une offre de reprise dans le
cadre de la conciliation financière
ouverte le 26 mars. Les banques,
assureurs et fonds (hedge funds)
qui détiennent la dette du groupe
ont aussi déposé un dossier. Une
autre candidature, de Bain Capital,
© Noppasinw
d’urgence. Avec Atos, le milliar-
daire tente de refaire le coup de Ca-
sino, repris en février. Il a d’ailleurs
choisi le même associé, le fonds
britannique Attestor, qui lui ap-
portera une partie des fonds né-
cessaires. « L’offre est financée à
100 %, ce qui prime compte tenu de
la situation financière d’urgence
d’Atos », insiste le camp de Daniel
Kretinsky pour rappeler que ses
moyens sont supérieurs à ceux de
son rival. L’homme d’affaires tchè-
que et Attestor sont prêts à injecter
600 millions d’euros en capital.
Une alliance reste possible
Même s’il a le soutien du financier
Walter Butler – ensemble ils sont
prêts à engager 350 millions
d’euros en capital –, M. Layani est
moins riche, mais il avance une
autre arme : celle du professionnel
du secteur, alors que M. Kretinsky
n’a jamais investi dans l’informati-
que. Avec sa société Onepoint,
M. Layani pense répondre aux at-
sont prêts à renoncer à plus de la
moitié de leurs créances mais at-
tendent qu’une partie de ces per-
tes soit compensée par des parts
au capital d’Atos. Le candidat qui
leur offrira le meilleur traitement
à donc plus de chances de gagner
leur faveur.
Dans le duel, la position des
créanciers est centrale car, pour
être adopté, l’accord de concilia-
tion doit être approuvé par leur as-
semblée générale. La question du
soutien des actionnaires d’Atos se
pose aussi : ils ont déjà perdu beau-
coup d’argent (le cours de Bourse a
perdu 82 % en un an) et la conver-
sion de la dette en actions promet
de réduire au strict minimum leur
part au capital. Mais ils gardent un
pouvoir grâce à leur droit de vote
en assemblée générale. Les trois
offres pourront être améliorées
d’ici au 31 mai. Une alliance entre
plusieurs candidats reste possible.
Quelle que soit la solution rete-
nue, elle exclura les activités sensi-

un fonds d’investissement améri- tentes des créanciers. Ces derniers bles de la division BDS visées par
cain propriétaire d’Inetum, nu- n’ont pas vocation à diriger eux- l’Etat. « Les propositions reçues le
méro quatre français des services mêmes des entreprises et ont dit 3 mai sont compatibles avec la let-
informatiques, n’a pas été retenue vouloir s’associer à un industriel. tre d’intention non engageante re-
par la conciliatrice, Hélène Bour- Ils ont fixé une ligne rouge : ne pas çue de l’Etat français », a précisé
Sillonnez la Havel, l’Oder et la mer Baltique, et découvrez AVEC : bouloux, car elle ne portait que sur revendre Atos à la découpe. Or, Atos. Pour cela, le ministère de
des villes historiques à l’architecture unique. Sébastien Bohler, une partie des activités d’Atos. M. Layani assure vouloir conser- l’économie souhaite s’associer à
« Atos travaillera avec ses créan- ver toutes les activités, tandis que des industriels. Thales pourrait
L’occasion de suivre un itinéraire original et de décoder les docteur en neurosciences, auteur,
journaliste et conférencier
ciers financiers pour sélectionner M. Krestinky n’exclut pas de re- être l’un d’eux. « Si, à un moment
mécanismes de notre cerveau ; un véritable allié pour
© Tony Trichanh

d’ici au 31 mai 2024 une solution de vendre la division numérique. donné, cet actif particulier défense
relever les défis d’aujourd’hui. restructuration financière qui sera En s’alliant pour déposer une of- et sécurité qui représente une partie
© Collection personnelle

acceptable pour eux et cohérente fre commune, chose rare dans ce minoritaire mais vraiment minori-
ITINÉRAIRE : Paris – Berlin – Chorin – Szczecin (Pologne) – Anne Guion, avec les paramètres financiers de la type de procédure, les banques taire de BDS, était, j’allais dire, à la
Wolgast – Greifswasld – Peenemünde – Lauterbach (île de Rügen) journaliste, cheffe société, afin de parvenir à un ac- (BNP Paribas, Société générale, vente, on ne s’interdirait pas de re-
– Stralsund – Berlin – Paris de rubrique sciences à La Vie cord final de restructuration finan- Crédit Mutuel-CIC, BPCE-Natixis, garder », a déclaré Pascal Bouchiat,
cière d’ici à juillet 2024 », a com- Barclays, Commerzbank et ING), le directeur financier de Thales, le
Documentation gratuite auprès de Rivages du Monde (réf. LMODER24) menté le groupe, lundi 6 mai. les institutionnels (AG2R, Arkéa, 30 avril. ChapsVision, une société
19, rue du Quatre-Septembre, 75002 Paris au 01 83 96 83 43 Pour emporter ce duel, les deux Amundi, OFI…) et les hedge funds de logiciels d’analyses de données,
ou à croisiere-lvlm@rivagesdumonde.fr hommes ont chacun leur arme. (Boussard & Gavaudan, D.E. Shaw, a également officiellement ex-
Licence : IM 075 100 099 Pour M. Kretinsky, c’est l’expé- Syquant…) affirment qu’ils sont les primé son intérêt ce week-end. p
rience de ce type de procédure principaux arbitres de ce duel. Ils olivier pinaud
18 | 0123
MARDI 7 MAI 2024

Les établissements de
bord de mer de l’île
de Palm Jumeirah
sont très appréciés
par les touristes
occidentaux et les
trafiquants fortunés.
A Dubaï, le 7 mars.
GIULIO DI STURCO
POUR « LE MONDE »

C
hristopher Vincent est un
voyageur soucieux de son con-
fort. Un sexagénaire toujours
prêt à gratifier de commentai-
res élogieux les lieux ou les
personnes fréquentés, en par-
ticulier à Dubaï, aux Emirats arabes unis, où
plus d’une centaine de ses avis, émis sur In-
ternet depuis 2019, ont été décomptés par le
site d’investigation Bellingcat. Un jour, il dé-
cerne trois étoiles à un restaurant de burgers
situé dans une galerie marchande du centre-
ville. Un autre, il salue le département du tou-
risme et des affaires de Dubaï, jugeant ses of-
ficiers de sécurité « très serviables ».
Vérifications faites, Christopher Vincent
s’appelle, en réalité, Christopher Kinahan Sr,
plus connu sous le sobriquet de « Christy » au
sein de la pègre irlandaise. Ce n’est pas un
touriste comme un autre : le gouvernement
américain promet une récompense de 5 mil-
lions de dollars (4,66 millions d’euros) à

Dubaï, prison dorée

toute personne susceptible de faciliter sa cap-
ture. Idem pour son fils Daniel, connu pour
sa proximité avec le milieu de la boxe.
La traque des Kinahan père et fils ne se
mène pas d’un pays à l’autre, mais à l’inté-
rieur des 35 kilomètres carrés de Dubaï, mi-
cro-Etat d’où bien des figures du narcobandi-

tisme international, dont plusieurs Français,
narguent les polices. Depuis la fin des années
2000, cet Emirat aux 3,6 millions d’habi-
tants, dont 93 % d’étrangers, s’est imposé
pour eux comme un refuge idéal. Selon une
source au sein du ministère de l’intérieur,
« plus de la moitié des cinquante trafiquants
de stupéfiants les plus recherchés de France ré-
sident actuellement dans les Emirats ». C’est à
Dubaï qu’ils prennent la tangente quand les
enquêteurs se font trop pressants. C’est en-
core à Dubaï qu’ils se mettent à l’abri en cas
de vendetta sur le sol national. « Dub Dub »,
comme l’appellent les exilés francophones,
est aussi un paradis de la finance opaque, où
ils peuvent transférer les bénéfices du deal.
« Mais viens un peu à Dubaï ! », lançait,
en 2021, l’influenceuse Maeva Ghennam à un
ami d’enfance rescapé d’un règlement de
comptes, sur fond de trafic de drogue, à Mar-
seille, lors d’un échange capté par la police
française. Comme plusieurs autres vedettes
de la télé-réalité, elle a déménagé aux Emirats
en 2020. « Moi, moi je remets plus les pieds à
Marseille. (…) Tout le monde veut nous racket-
ter. (…) C’est pas cher, c’est 400 euros le billet.
Mon frère s’il te plaît viens à Dubaï ! S’il te plaît.
Viens, on rigole à Dubaï, on se régale… Tu sais,
j’ai une maison elle fait 1 200 mètres carrés. »
Choisir Dubaï ne revient pas à s’enfouir
dans le désert, mais plutôt à se fondre dans la
masse. La création d’une société facilite les
choses puisqu’elle permet d’obtenir un visa
de résidence. Peu importe la nature de cette
entreprise et la réalité de ses activités, qu’il
s’agisse d’une boutique de barbier, d’un bar à
chicha, d’une agence de location de voiture
de luxe ou de services touristiques, les « nar-
cos » français disposent ainsi d’un ancrage
sur place. Ils peuvent vivre en « expats », mais
aussi cohabiter avec d’autres narcotrafi-
quants, parfois concurrents, voire ennemis
jurés, sous une forme de pax mafiosa tacite
qui doit beaucoup à l’arsenal sécuritaire dis-
suasif de l’émirat.
« Ici, les narcotrafiquants ne se salissent pas
les mains, ils sont en “mode oasis” », confirme
un avocat spécialisé dans ce type de dossiers.
Au long des filatures et des écoutes télépho-
niques, les enquêteurs français constatent à
quel point leurs « clients » profitent de cette
vie sans nuages ni impôts. Un trafiquant hav-
rais se balade en famille dans le Dubai Mall,
l’un des plus vastes centres commerciaux au
monde. D’autres s’offrent des excursions
dans les dunes, immanquables même quand
on est sous le coup d’un mandat d’arrêt.
Quant au « souk de l’or », dont les poubelles
dorées brillent autant que les pendentifs ex-
posés en vitrine, il est connu comme un lieu
de recyclage de l’argent liquide, accepté sans
limite ni curiosité par certains commerçants.
Un récent rapport d’Europol analysant les
principaux groupes criminels organisés
des « narcos »
Paradis de la finance opaque, la ville émiratie a tout pour plaire aux cadres
du trafic de drogue, qui s’y mettent au vert. Plus de la moitié des cinquante
narcotrafiquants les plus recherchés de France résident dans les émirats
d’Europe indique que la ville est devenue « un
centre de coordination à distance », où rési-
dent des « cadres » des organisations. Une af-
faire jugée à Marseille du 11 au 28 mars le
prouve : le dossier dit « de la cité des Oliviers
A », particulièrement emblématique du nar-
cobanditisme local.
Amdjad A., 34 ans, qui se présente comme
« sans profession » devant les policiers mar-
seillais, avait, au fil de « missions » régulières,
« monté de l’argent à Dubaï » depuis les places
de deal de la cité. Il s’y était ensuite établi
pour gérer ses affaires à distance, muni de
son téléphone crypté PGP, tandis que sa fa-
mille était restée à Marseille. « En fait, c’est
que le PGP qu’il regarde, donc ça commence à
me caner », se plaint son épouse auprès de
son frère, sur une écoute captée en 2021. Dans
une autre conversation, la jeune femme sug-
gère que ce sont désormais les investisse-
ments immobiliers de son conjoint qui assu-
rent son train de vie – un patrimoine qu’elle
estime alors à environ 5 millions d’euros.
FIN DE CAVALE
Amdjad A. faisait alors partie de ces « most
wanted » qui « mènent une vie rêvée » dans les
Etats du Golfe, selon la formule du ministre
de l’intérieur, Gérald Darmanin, le 10 avril,
lors de son audition devant la commission
sénatoriale sur le narcotrafic. Ces fugitifs ne
peuvent pourtant pas être totalement insou-
ciants. La pression des enquêtes internatio-
nales les oblige à rester sur le qui-vive,
comme en témoigne cet échange de SMS en-
tre la femme d’Amdjad A. et son frère.
« Moi je te dis, maintenant Dubaï, ça y est, ils
vont faire comme Interpol, les gens ils ne pour-
ront plus aller là-bas. (…)
— C’est-à-dire maintenant dans quelques
années, ils vont dire : “Monsieur vous tra-
vaillez dans quoi, qu’est-ce que vous faites ?”,
tu vois ce que je veux dire. (…)
— En tout cas, franchement, c’est fatigant.
— T’as vu, c’est fatigant ouais.
— C’est tout, c’est fini la fête, maintenant ils
le savent. »
La « fête » a effectivement connu une fin
brutale pour une poignée de narcotrafi-
quants de haut rang. Il faut dire que l’instal-
lation à Dubaï n’offre pas une immunité in-
violable. Elle implique d’abord de renoncer
à sa liberté de voyager. Amdjad A. a appris
l’importance de cette règle à ses dépens.
DES Lors d’un aller-retour en France en novem-
NARCOTRAFIQUANTS bre 2021, il a été cueilli par la police au domi-
cile de ses parents, à Marseille. Condamné le
ENNEMIS PEUVENT 28 mars à huit ans de prison et à une
amende de 100 000 euros par le tribunal
COHABITER correctionnel de Marseille, il a fait appel de
SOUS UNE FORME cette sanction.
Rester bien au chaud dans les frontières de
DE « PAX MAFIOSA » l’émirat ne prévient pas non plus tous les ris-
ques. En témoigne la chute de deux « ambas-
QUI DOIT BEAUCOUP sadeurs » du savoir-faire français en matière
de narcotrafic : « Marcassin » et « Mouf ». Ha-
À L’ARSENAL kim Berrebouh, dit « Marcassin », avait
SÉCURITAIRE trouvé refuge à Dubaï après avoir survécu
aux tueries de la cité des Flamants, à Mar-
DISSUASIF seille, qui avaient coûté la vie à son frère. Il gé-
rait depuis là-bas une rente de cannabis com-
DE L’ÉMIRAT binée ensuite à des importations de cocaïne,
comptant sur les failles de la coopération in-
ternationale. Las, il a été discrètement arrêté
et extradé des Emirats en février 2021. De-
puis, il est détenu en France, dans l’attente de
la fin de l’instruction, pour un éventuel ren-
voi devant la cour d’assises spéciale.
Le projet « Overdose »
« L’infiltration de nos sociétés par les réseaux criminels dépasse
toutes les fictions. » Ainsi s’exprimait, en 2022, la procureure
de Paris, Laure Beccuau, pour qualifier la situation en matière
de trafic de drogue en France. Deux ans plus tard, le tableau
s’est encore assombri. Avec toujours de nouveaux records
de saisies de drogue pour la police, et de profits réalisés
pour les organisations criminelles. Le Monde a enquêté
plusieurs mois durant sur l’emprise du narcotrafic en France,
de l’importation à la vente, de la corruption au meurtre,
des bancs de la justice aux programmes de désintoxication…
Douze grands formats, à paraître d’ici au 11 mai et à retrouver
dans ces colonnes et sur Lemonde.fr.
Moufide Bouchibi, dit « Mouf », parfois
« Ghost » (« fantôme ») pour sa faculté à dis-
paraître des radars, a au contraire eu les hon-
neurs d’une mise en scène hollywoodienne
signée de la Dubai Police, destinée à la fois à
afficher son efficacité et sa bonne volonté en
matière de coopération internationale. Sur
une vidéo au montage survitaminé, postée le
1er avril 2021, on voit l’interpellation du trafi-
quant français, qui se baladait en bermuda
avec sa valise à roulettes dans un parking.
Voilà dix ans que ce baron du cannabis était
en cavale. En février 2022, il a finalement été
condamné à dix-huit ans de prison en appel
par la justice française.
MÉLANGE DES RÉSEAUX
Ces trois cas, si emblématiques soient-ils,
sont des exceptions à la règle : si les interpel-
lations sont régulières, les extraditions sont
très compliquées. En 2023, le parquet de Pa-
ris a recensé six arrestations faisant suite à
des mandats internationaux, sans qu’aucun
de ces individus ait encore été remis aux
autorités françaises. « La coopération poli-
cière fonctionne, mais c’est l’aspect judiciaire
qui bloque », a confié Gérald Darmanin au
Monde. De fait, plusieurs cibles majeures de
la police française profitent de cette zone
grise diplomatique.
C’est le cas de Tariq K., dit « Bison », qui tarde
à être extradé. A Dubaï, cet homme de 38 ans,
soupçonné notamment d’être derrière l’im-
portation de plus de 3 tonnes de cocaïne sai-
sies à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), était
un flambeur comme un autre, amateur de
montres Richard Mille, mais aussi un pilote
de course renommé. Des clichés le montrent
triomphant, sur le podium de la Gulf Radical
Cup, une compétition très populaire, avant
que la photo de sa notice rouge d’Interpol le
rattrape : le 25 juillet 2022, il est arrêté. La pro-
cédure d’extradition, comme d’autres, est en-
core « au point mort »,déplore-t-on au palais
de justice de Marseille.
Preuve de l’importance stratégique de Du-
baï sur la carte des trafics, les magistrats mar-
0123
MARDI 7 MAI 2024
seillais ont adressé à l’émirat pas moins de
douze commissions rogatoires internationa-
les – dont sept sont toujours en cours – de-
puis 2021, qu’il s’agisse de dossiers de blan-
chiment ou de procédures de saisie de comp-
tes bancaires et de biens immobiliers de
membres du narcotrafic.
Aux étages les plus élevés du palais de jus-
tice de Paris, dans les bureaux de la juridic-
tion nationale de lutte contre la criminalité
organisée, Dubaï est encore qualifié d’« eldo-
rado ». « Les extraditions sont une question
juridique, mais aussi de négociations diplo-
matiques où il peut y avoir des incompréhen-
sions culturelles, explique Laure Beccuau,
procureure de Paris. Il nous manquait un
outil : le magistrat de liaison. Nous avons
beaucoup d’espoirs en sa personne. » La ma-
gistrate fait ici référence à Philippe Salo-
mon, rompu aux dossiers complexes de tra-
fic de stupéfiants, dont Le Monde avait ré-
vélé l’installation à Dubaï, fin avril. Sa mis-
sion : faciliter les échanges avec les autorités
judiciaires locales.
Si les narcotrafiquants peuvent craindre les
efforts diplomatiques des autorités judiciai-
res françaises, ils doivent aussi se méfier… de
leurs propres turpitudes. Leur sort peut par-
fois être précipité par des délits mineurs, qui
les entraînent dans une spirale inextricable.
Ainsi, c’est pour avoir fui les lieux d’un acci-
dent de la route que Quincy Promes est dé-
sormais sous la menace d’une extradition
vers les Pays-Bas, son pays de naissance. Cet
homme de 32 ans possède l’un des CV les plus
étonnants parmi les « expats » dubaïotes.
Connu du grand public pour sa carrière de
footballeur et ses 50 sélections sous le
maillot de l’équipe nationale néerlandaise, il
a été condamné en février à six ans de prison,
à Amsterdam, dans une affaire d’importa-
tion de plus d’une tonne de cocaïne. Fin avril,
il patientait encore à Dubaï, dans une cellule
collective avec une vingtaine de codétenus.
« Ici, la détention provisoire est quasi illimi-
tée, surtout si le prévenu est impliqué dans
plusieurs dossiers », souligne Me Romain As-
truc, avocat installé dans les Emirats depuis
plus de dix ans. Son cabinet, logé au sous-sol
d’un hôtel, reçoit aussi bien des entrepre-
neurs, des voyous que des touristes. « Les ré-
seaux des influenceurs, du football et des trafi-
quants de stupéfiants se mélangent souvent »,
précise Me Astruc.
Les habitudes des « narcos » français illus-
trent bien cette imbrication des différentes
couches de la petite société dubaïote. Ils sont
ici avant tout considérés comme des busi-
nessmen dotés – et pour cause – d’une forte
capacité d’investissement. Leurs dîners de
travail se tiennent aux mêmes adresses que
ceux des cadres des grandes entreprises, par
exemple au Dubai International Financial
Center. Les étages de ce complexe d’affaires
accueillent des cabinets d’avocats et les lo-
caux de sociétés fiduciaires, alors qu’au rez-
de-chaussée s’alignent les restaurants : des
établissements chics – tenue « elegant
smart » exigée – où la liste des convives peut
s’apparenter à un bottin du gotha criminel.
Ces têtes de réseaux n’hésitent pas non
plus à avoir comme adresse la tour la plus
iconique de Dubaï, la Burj Khalifa, haute de
828 mètres. Selon les informations du
Monde, plusieurs trafiquants français de
premier plan ont habité les lieux. Ce fut
aussi le fief d’Edin Gacanin, un criminel bos-
nien d’envergure internationale, membre
d’un réseau d’importation de cocaïne dési-
gné par Europol comme le « super cartel ».
Alors que toutes les polices du monde
étaient à ses trousses, cet homme assumait
de vivre dans l’un des lieux les plus sécurisés
de la ville, où chaque visage est « screené »
une fois qu’il passe les portiques du hall
d’entrée. Arrêté en novembre 2022, il a de-
puis été libéré sous caution et serait
aujourd’hui toujours en cavale.
CRIMINALITÉ COSMOPOLITE
« Le degré de précaution en matière d’anony-
mat est très variable, confie un enquêteur
européen. Certains des gros poissons vivent
en jonglant avec de fausses identités, chan-
gent de domicile et de voiture constamment,
quand d’autres laissent des indices parfois évi-
dents, ne serait-ce qu’avec l’inscription de leurs
enfants dans les écoles internationales, ou
leur présence lors d’événements sportifs dans
les tribunes présidentielles, au plus près des
hauts responsables politiques. »
Cette proximité avec certains décideurs
émiratis peut être un atout pour favoriser la
cavale. A plusieurs reprises, les autorités fran-
çaises se sont interrogées sur de possibles
fuites d’informations au bénéfice de trafi-
quants. Ainsi, diverses sources ont affirmé au
Monde que Reda Abakrim, narcotrafiquant
franco-marocain, avait été prévenu de l’arri-
vée d’une équipe de policiers français venus
l’interpeller fin 2020, ce qui lui avait permis
de fuir vers le Maroc. Un répit de courte du-
Un magasin de
voitures de luxe,
dans le centre de
Dubaï, le 8 mars.
GIULIO DI STURCO
POUR « LE MONDE »
Romain Astruc,
avocat installé
dans les Emirats
depuis plus de dix
ans, à Dubaï,
le 4 mars.
GIULIO DI STURCO
POUR « LE MONDE »
rée : il doit bientôt être jugé en appel dans ce
pays pour un assassinat.
Pour éviter d’attirer l’attention, les groupes
les plus structurés opèrent une séparation
nette entre leurs activités criminelles dans
leur pays d’origine et le centre de « comman-
dement et contrôle » établi à Dubaï, explique
David Caunter, directeur adjoint des réseaux
de lutte contre le crime organisé à Interpol.
« Mais il est évident que les pays qui autorisent
l’implantation de groupes de crime organisé
sur leur territoire verront également la vio-
lence se déchaîner sur place. Le jour où un nar-
cotrafiquant y sera assassiné sonnera comme
un signal d’alarme sur l’infiltration crimi-
nelle. » Un exemple revient : celui de la « tue-
rie de Duisburg », ce sextuple homicide de
la’Ndrangheta calabraise commis devant
une pizzeria de cette ville du nord de l’Alle-
magne, le 15 août 2007, qui révéla l’infiltra-
tion mafieuse outre-Rhin. Un Duisburg sous
le soleil : voilà le genre d’événement qui
pourrait un jour faire basculer Dubaï du para-
dis vers l’enfer pour les « narcos »…
Actuellement, les faits divers émiratis sont
d’une autre teneur : ils racontent une forme
de criminalité cosmopolite de basse inten-
sité, fondée avant tout sur les arnaques finan-
cières ou la contrebande. Ces criminels en col
blanc sont chassés par Mazhar Farooqui, dit
« Maz », enquêteur du journal local, le Khaleej
Times. Intarissable sur les opérations de po-
lice autant que sur les livraisons de drogues
de toutes sortes, il a une bonne connaissance
des rapports de force émiratis. « Les Français
ne constituent qu’une petite part des criminels
internationaux présents ici, leurs cas ne sont
pas une priorité, estime-t-il. Ce qui inquiète le
plus les autorités, c’est le risque de déstabilisa-
tion politique, en particulier en provenance
des organisations criminelles chinoises. »
DÉTENTE ET CONSOMMATION
Il y a également un sujet avec lequel, parado-
xalement, la police dubaïote ne plaisante
pas : la drogue. Quel que soit leur domaine de
prédilection, les trafiquants ayant fait de Du-
baï leur tanière savent que le moindre
gramme de substance stupéfiante découvert
en leur possession peut couper court à leur
exil doré. Les Emirats déploient, en effet, une
législation antidrogue parmi les plus répres-
sives au monde. Explications de Mohammed
À PLUSIEURS Baqer, lieutenant spécialiste des narcotiques
REPRISES, LES à la Dubai Police : « Dubaï, c’est avant tout un
hub où on trouve tout venant de partout, et les
AUTORITÉS drogues ne font pas exception. En matière de
lutte contre les stupéfiants, comme pour les
FRANÇAISES SE crimes les plus graves, le défi consiste à réduire
SONT INTERROGÉES au minimum le temps de résolution des en-
quêtes, en utilisant la coopération internatio-
SUR DE POSSIBLES nale autant que les dernières technologies. »
En visant ainsi un taux de criminalité mini-
FUITES mal, les autorités veulent projeter l’image
d’une destination sûre, propice à la détente
D’INFORMATIONS et à la consommation. Une carte postale
AU BÉNÉFICE DE semblable à cette plage de Palm Jumeirah, si
apaisante quand le soleil s’estompe et que
TRAFIQUANTS scintillent au loin les tours du quartier de
Dubaï Marina. Un verre de gin tonic à la
main, en short et chemisette, un profession-
nel des cryptomonnaies, qui loge en voisin
dans un palace, se fait peu d’illusions sur cer-
tains de ses partenaires en affaires. « Ici, on
achète des voitures ou des maisons juste par
un transfert de crypto, sans que cela laisse de
trace et sans avoir à justifier de l’origine des
fonds, dévoile-t-il. Certains agents immobi-
liers te trouvent eux-mêmes la personne qui
t’échange les cryptos. »
Au fil des chantiers et des échafaudages qui
remodèlent la ville en continu, le secteur de
l’immobilier s’avère le plus porteur, avec plus
de 120 000 transactions en 2023, contre
53 000 en 2018, pour réinvestir l’argent du
crime. C’est sous le couvert de l’anonymat, et
à mots prudents, que les experts du marché
local décrivent ces investisseurs si particu-
liers qu’ils affublent du simple qualificatif de
dodgy (« roublard ») : « Les riches clients, quel
que soit leur background, sont à la recherche
de la même chose : un environnement enso-
leillé, sans taxe et sans drogue. »
| 19
L’ambition affichée de l’émirat de multiplier
sa population par deux d’ici à 2040 a de quoi
favoriser ces opportunités d’affaires. Mais
aussi nécessiter, en urgence, la constitution
d’autorités de surveillance pour assainir le
marché de l’immobilier et de la finance, au ris-
que de faire définitivement passer Dubaï pour
un paradis des gangsters. Interrogé par Le
Monde, un expert local en matière de lutte
contre le blanchiment reconnaît que le bu-
reau exécutif de la lutte antiblanchiment et
contre le financement du terrorisme, créé
en 2021, mesure l’ampleur de la tâche. « Tradi-
tionnellement et culturellement parlant, même
à l’époque où Dubaï était un repaire pour les
marchants de perles, l’usage du cash est très ré-
pandu, de même que le Hawala [un système de
paiement informel utilisant un mode de
transfert d’argent par le biais des intermédiai-
res hors du système bancaire]. Désormais,
nous devons protéger notre système financier
ainsi que l’attractivité de notre économie en fai-
sant de la saisie et de la confiscation des avoirs
criminels des priorités absolues et nécessaires. »
Selon des chiffres obtenus par Le Monde,
1,4 milliard de dollars ont été confisqués en-
tre décembre 2021 et juin 2023 aux Emirats
arabes unis en lien avec des affaires de blan-
chiment, et 899 criminels ont été extradés
depuis 2020, dont 43 impliqués dans le blan-
chiment. Les autorités, réticentes à commu-
niquer sur les sujets qui pourraient écorner
l’image de carte postale de Dubaï, ont une
priorité : ne plus revivre la situation de 2022,
quand le pays a été placé sur la « liste grise »
des pays accusés de ne pas en faire assez en
matière de lutte contre le blanchiment d’ar-
gent et contre le financement du terrorisme.
Se retrouver ainsi mis à l’index par le GAFI –
le Groupe d’action financière, un organisme
intergouvernemental réunissant 40 pays,
dont l’ensemble du G7, et auquel collaborent
les pays du Golfe – a été vécu comme un
« traumatisme ». « Les secteurs de l’immobi-
lier, des métaux précieux, l’or en particulier, et
des cryptomonnaies sont fondamentaux, car
ce sont eux qui ont amené le GAFI à placer les
Emirats sur leur “liste grise” », explique l’ex-
pert local interrogé. Le pays en est sorti en fé-
vrier. Pour preuve de sa bonne volonté, il a
donné au propre frère du président, Moham-
med Ben Zayed, la haute main sur les sujets
relatifs au blanchiment.
Est-il possible de se défaire de ces busines-
smen douteux mais essentiels à l’écono-
mie ? « Quand on les pressurise, ils sont rési-
lients, prévient un enquêteur spécialisé dans
la criminalité organisée. Ils iront vers des
pays qui ont besoin d’une nouvelle infusion
de cash, des endroits où ils peuvent s’installer
incognito, où ils peuvent laver leur argent
comme leur réputation. » Certains narcotra-
fiquants se sont déjà orientés vers d’autres
destinations, après un calcul bénéfice-ris-
que. Les magistrats spécialisés évoquent
ainsi la Turquie, les pays du Maghreb, quel-
ques points de chute en Asie du Sud-Est.
Même les Kinahan, dit-on, ont des envies
d’ailleurs et prospecteraient sur l’autre rive
du golfe Persique, en Iran…
La compétition pour attirer ces expatriés
aux poches pleines pourrait se jouer au sein
même des Emirats arabes unis. Dubaï la
flambeuse attise la jalousie de certains des
six autres émirats voisins, jusqu’alors plus
discrets. Des zones disposées à attirer l’ar-
gent, d’où qu’il provienne, où tout est encore
à construire. L’un de ces projets ne manque
pas de provoquer la fièvre comme d’aiguiser
les soupçons : l’ouverture, prévue en 2027, du
premier casino du pays, sur une île artificielle
gagnée sur la mer à Ras Al-Khaïma, alors
même que les jeux d’argent sont prohibés
par la loi islamique. Le nom du développeur
de ce projet, l’entreprise américaine Wynn,
évoque une ruée vers l’or d’un autre temps,
tout aussi sulfureuse. C’était il y a plus d’un
siècle, à Las Vegas (Nevada). Un coin déserti-
que où trafiquants et contrebandiers avaient
su créer un paradis pour leurs affaires. p
luc leroux (marseille, correspondant)
et thomas saintourens
(dubaï, envoyé spécial)
20 | carnet 0123
MARDI 7 MAI 2024

Michèle Delattre, Florence, Frédéric et Fabienne, Dijon.

son épouse Annie et Olivier, Olivier (†), Signature
Ainsi que ses enfants, ses enfants et leurs conjoints, Âgé de quatre-vingt-quatre ans,
Claire et Antoine, Natacha et Dorian, Les éditions du Canoë publient
en vente Le Carnet ont la tristesse de faire part du décès Samuel, Gabrielle, Louis, Paul, « Soixante-huit » de Gil Ben Aych.
M. Jean-Pierre
actuellement de ses petits-enfants et leurs conjoints,
Alice, Mathilde et Abby, SAINTE-MARIE, Signature le 14 mai 2024, chez
Nous informons nos lecteurs ses arrière-petites-filles,
M. Michel DELATTRE, Delamain, libraire à Paris.
En kiosque et nos annonceurs de la non parution est retourné au néant, le 1er mai 2024.
de notre journal le merceci 8 mai 2024. survenu le 25 avril 2024, au Crès, ont la profonde tristesse de faire part
dans sa quatre-vingt-sixième année. du décès de Prix
Il souhaite vivre dans votre cœur
Le Monde à paraître le mardi 7 mai sera Prix de la Découverte poétique
Une cérémonie civile a eu lieu le Mme Denise RISLER, et votre esprit.
daté mercredi 8 mai - jeudi 9 mai 2024.
HORS-SÉRIE

1944 Le service Carnet sera ouvert

2 mai, au funérarium de Montpellier.
survenu dans sa quatre-vingt-treizième Roc Eclerc,
Simone de Carfort
Fondation
année, le 25 avril 2024. Dijon, Tél. : 03 80 67 20 73.
de 9 heures à 13 heures, Véronique Espérandieu, Frédéric et Simone de Carfort
née Faure, Chevigny, Tél. : 03 80 71 92 92.
le 8 mai, pour vous proposer l’édition La famille rappelle à votre souvenir sous l’égide
son épouse, son époux,
du Monde datée du vendredi 10 mai 2024 Eléonore et Eric Espérandieu- de la Fondation de France.
Paris. Saint-Briac-sur-Mer.
DES DÉBARQUEMENTS et le 9 mai, pour l’édition du Monde Amorim, Pierre RISLER, Ce prix adossé
À LA LIBÉRATION DE LA FRANCE
Guillaume et Caroline Espérandieu- à la Maison de Poésie
datée du samedi 11 mai 2024. M. Paul Thibaud,
Carette, et leur fils,
————— Aurélie et Luca Espérandieu-Torre, son époux, a pour objet de découvrir
Hors-série Vous pouvez nous faire parvenir vos textes Thibault et Cécile Espérandieu- Olivier. Jean, Marianne, Cécile, Geneviève, un poète d’expression française
Grand d’Esnon, Pierre, Françoise, inconnu ou méconnu.
soit par e-mail : carnet@mpublicite.fr ses enfants, ses enfants
Une cérémonie a eu lieu le jeudi
(en précisant impérativement votre numéro Ses dix petits-enfants, Il est doté de 5 000 €.
2 mai, au Temple Saint-Jean à Belfort,
HORS-SÉRIE

et leurs conjoints,
de téléphone et votre éventuel numéro suivie de l’inhumation à Mulhouse. Ses onze petits-enfants Règlement complet sur
ont la profonde tristesse de faire part https://www.lamaisondepoesie.
d’abonné ou de membre de la SDL) Et huit arrière-petits-enfants,
L'histoire du décès de Cet avis tient lieu de faire-part et
Les familles Thibaud, Lallement et fr/2297-2/
la BD
derrière

soit sur le site :

par
racontée r
son auteu

https://carnet.lemonde.fr
L’équipe du Carnet reviendra
vers vous dans les meilleurs délais
pour vous confirmer la parution.
En partenariat avec
de remerciements.
Michel ESPERANDIEU, Duret,
famillerisler@gmail.com Communication diverse
survenu le lundi 29 avril 2024, dans ont la tristesse de faire part du décès,
sa quatre-vingt-quatorzième année. survenu à son domicile, de
Véronique Nativelle,
cheffe du Contrôle général économique

La cérémonie religieuse aura lieu et financier (CGefi)

le vendredi 10 mai, à 14 heures, en Catherine THIBAUD,
Hors-série carnet@mpublicite.fr l’église Saint-Vincent-de-Paul, de
Et l’ensemble des membres du née LALLEMENT,
Contrôle général économique et
https://carnet.lemonde.fr Villepreux (Yvelines), suivie de financier,
l’inhumation à Chavenay. dans sa quatre-vingt-douzième année.
s’associent à la douleur de la famille
AU CARNET DU «MONDE» Nantes. de La cérémonie religieuse aura lieu
en l’église Saint-Albert-le-Grand,
LE Décès Mona Fournier, Paris 13 e, le jeudi 16 mai 2024, à
FASCINANT son épouse, Sylvain ROUSSELLE, Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
contrôleur général 15 heures.
NOMBRE Le professeur Edouard Kaminski, Véronique et Jacques,
VIVANTE ÉNIGME Ariane et Benoît, économique et financier,
MATHÉMATIQUE
président de l’université Paris Cité, Paul.thibaud1@orange.fr
ses enfants,
Le professeur Matthieu Resche- Ses petits-enfants Les bénévoles de SOS Amitié
Rigon, Et ses arrière-petits-enfants, décédé le lundi 29 avril 2024. Sa famille écoutent
doyen de la faculté de santé
ont la tristesse d’annoncer le décès Sylvain Rousselle a consacré sa
Hors-série de l’université Paris Cité carrière professionnelle au service de a le regret d’annoncer le décès de par téléphone et/ou par internet
de
Le professeur Philippe Ruszniewski, l’État, qu’il a fait bénéficier de son ceux qui souffrent de solitude,
HORS-SÉRIE
doyen de l’unité de formation Alain FOURNIER, expertise économique et financière Pierre André URSAULT,
UNE VIE, UNE ŒUVRE

ancien administrateur civil, de haut niveau, manifestant de de mal-être et peuvent avoir

ÉDITION
2024 et de recherche de médecine, grandes valeurs humaines et un sens
Émile officier de l’ordre national du Mérite, survenu le 28 avril 2024, dans sa des pensées suicidaires.
Zola de l’université Paris Cité, conservateur des hypothèques remarquable de l’intérêt général.
Les combats
d’un écrivain quatre-vingt-dix-huitième année, à
Le professeur Erick Denamur, honoraire,
La cérémonie s’est déroulée son domicile.
directeur de l’UMR 1137 IAME, ce lundi 6 mai, à 14 h 30, en
survenu le 2 mai 2024, dans sa Nous recherchons des écoutants
La professeure France Mentre, l’église Notre-Dame-de-l’Assomption, En sa mémoire, vous pouvez faire
quatre-vingt-cinquième année.
directrice adjointe de l’UMR 1137 IAME, à Bougival. bénévoles
Vu par Clemenceau, Jaurès, Aragon, Mendès France, Taubira…
un don à Eau et Rivière de Bretagne.
La cérémonie a lieu ce mardi 7 mai, sur toute la France.
Ses collègues et amis souhaitent
Hors-série ont la très grande tristesse de faire à 16 h 45, au crématorium du Sud
témoigner de l’estime et de l’amitié Cotte Fenwick, Sophie et Pierre
Loire, à Château-Thébaud. L’écoute peut sauver des vies
part du décès brutal de qu’ils lui portaient. Clément, Anne Wehrlin, Martine et
HORS-SÉRIE La famille ne souhaite ni fleurs ni Philippe Wehrlin, et enrichir la vôtre !
couronnes. Igor Simic, ses sœurs, belles-sœurs et beaux-frères,
Choix des heures d’écoute,
LES SECRETS DU PHARAON son mari, Laurence et Eric Dussart, Guillaume
Antoine BRIDIER-NAHMIAS,
Des dons peuvent être faits au Stanislas, Alexandra, Helena, Anna, et Patricia Saalburg, Philippe Fenwick, formation assurée.
maître de conférences profit de la Ligue contre le cancer, ses enfants, Sarah Clément et Pascal Grasso, Louis
en biochimie et bioinformatique une urne sera à disposition au Geneviève et François-Hugues (†)
Schoff, et Karen Clément, Charles Clément et
de l’université Paris Cité, crématorium. En IdF RDV sur
ses parents, Sarah Schweitzman,
enseignant dans les UFR Anne-Catherine et Julien Schoff- ses nièces et neveux,
Cet avis tient lieu de faire-part et www.sosamitieidf.asso.fr
de médecine et de sciences, de remerciements. Husler, leurs enfants et petits-enfants,
édition spéciale
En partenariat avec

chercheur dans l’UMR 1137 IAME
sur le site de l’hôpital Bichat,
Hors-série
spécialiste reconnu de l’évolution
des virus et des bactéries
à travers l’étude de leurs génomes,
100 GRILLES
PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 9
survenu le 24 avril 2024,
à l’âge de trente-huit ans.
Leurs premières pensées vont à sa
famille, à ses proches et à l’ensemble
de la communauté universitaire,
médicale et hospitalière l’ayant
Magazine
côtoyé. Antoine Bridier-Nahmias
sa sœur et son beau-frère
et leurs enfants,
Sophie de Kinkelin-Guillemaut,
Bastien, Clément et Valentine,
son épouse, Nadezda et Milutin (†) Simic,
Philibert Pavie, ses beaux-parents,
son fils Vladimir et Dorothée Simic,
et son épouse,
son beau-frère et sa belle-sœur,
Céline Goodman,
sa nièce
ont l’immense chagrin de faire part
et son époux, du décès de leur tant aimée,
Ses petits-neveux,
Caroline SIMIC,
ont le profond chagrin de faire part
du décès de survenu le 30 avril 2024,
à l’âge de cinquante ans.
Gilbert GUILLEMAUT,
architecte DPLG, Une cérémonie religieuse est
célébrée ce lundi 6 mai, à 15 heures,
survenu dans sa quatre-vingt-seizième en l’église Saint-Honoré-d’Eylau,
année, à Paris. 66 bis, avenue Raymond-Poincaré,
ont la tristesse d’annoncer la mort de
Catherine WEHRLIN,
née CHARPENTIER,
le 28 avril 2024.
Une messe est célébrée ce mardi
7 mai, à 10 h 30, en la chapelle de
la Maison de retraite des Sœurs
Augustines, 29, rue de la Santé,
Paris 13e.
Catherine sera inhumée à 16 heures,
au cimetière de Maison-Maugis aux
côtés de son mari,
En région RDV sur
www.sos-amitie.com
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication
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publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction
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Directrice déléguée au développement des services
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Gilles van Kote
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Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel

Collection
restera dans l’esprit de tous ceux qui
l’ont connu comme un homme
chaleureux, brillant, créatif, curieux
CHEFS -D’OEUVRE et animé par l’envie de faire avancer
EN M I N I AT U R E la recherche et de découvrir des
COLLECTION DES ESSENTIELS DE LA LITTÉRATURE EN VERSION INTÉGRALE
mondes nouveaux.
La cérémonie religieuse a eu lieu
le 2 mai 2024, en l’Église protestante
unie de l’Étoile.
9, place des Ternes,
75017 Paris.
Paris 16e, suivie de l’inhumation à
Beaulieu-sur-Mer, dans l’intimité
familiale.
Ni fleurs ni couronnes. Vous
pouvez faire un don à la Ligue contre
le cancer.
Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux
(cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées)
François WEHRLIN. Direction artistique Emmanuel Laparra
Infographie Delphine Papin
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314, rue Saint-Honoré, Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
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 | 21
CULTURE
0123
MARDI 7 MAI 2024

ENTRETIEN

D
anseuse et chorégra-
phe, à la tête, avec José
Montalvo, de la com-
pagnie Montalvo-Her-
vieu de 1982 à 2012, directrice du
Théâtre de Chaillot, à Paris, de
2008 à 2011, puis de la Maison de la
danse de Lyon, Dominique Her-
vieu est, depuis 2022, directrice de
la culture de Paris 2024. L’Olym-
piade culturelle, qu’elle pilote, se
déploie à travers plus de 2 000 ren-
dez-vous dans 750 villes de France.

Comment définissez-vous
l’Olympiade culturelle ?
C’est le volet culturel des Jeux
olympiques et paralympiques,
seuls événements sportifs de ce
niveau à déployer un programme
de ce type. Il a été créé en 1992, lors
des Jeux à Barcelone [Espagne].
C’est aussi ce qu’on appelle un « li-
vrable officiel » du Comité interna-
tional olympique, qui a l’obliga-
tion de proposer au pays et à la
ville hôte une offre culturelle plu-
ridisciplinaire. Il brasse, entre
autres, la danse, le théâtre, l’opéra,
les arts plastiques, la BD, la gastro-
nomie, la céramique et les savoir-
faire français. Il est très important,
mais c’est un confetti par rapport à
l’équipe de 3 000 personnes du Co-
mité d’organisation des Jeux
olympiques. Nous ne sommes que
dix et gérons 12 millions d’euros Le 3 mai, à Lyon.
pour plus de 2 000 événements. BRUNO AMSELLEM/DIVERGENCE
POUR « LE MONDE »
Autour de quelle thématique
avez-vous construit
cet énorme programme

« Les créations artistiques

de spectacles, d’expositions et
de rendez-vous participatifs ?
Pour donner une identité esthé- clisme sportif présent dans la ré-
tique à cette Olympiade culturelle, gion. L’Olympiade a véritablement
je suis revenue à l’histoire des JO. suscité du désir, et c’est une bonne
Dès l’origine des Jeux, nés à Olym- chose, dans le contexte actuel. Une
pie, en Grèce, en 776 avant J.-C., les
arts cohabitaient avec le sport
ainsi que les célébrations religieu-
ses. La culture était l’un des trois
piliers de l’olympisme, avec le
permettent de révéler dimension de fierté est également
apparue. Chaque opération fête
sur son territoire un événement
planétaire dont il fait partie, et
j’aime beaucoup ce rapport

autrement le monde sportif »

sport et l’éducation. Avec ce qu’on d’échelle entre le micro et le macro.
appelle les « Jeux modernes », mis
en place en 1896 par Pierre de Cou- Comment gérez-vous le risque
bertin, qui fait partie des érudits de l’animatoire et de l’événe-
français hellénophiles, il y a la mentiel qui plane sur certaines
création de compétitions artisti- propositions ?
ques et l’instauration d’un dialo-
gue entre les arts et les sports.
Dominique Hervieu détaille comment elle a élaboré les 2 300 rendez- Bien sûr, ce risque est présent,
mais j’ai tenté de veiller au fait
A l’époque, cinq disciplines sont
convoquées : l’architecture, la litté-
vous de l’Olympiade culturelle, dont elle est responsable qu’il y ait un véritable directeur ar-
tistique sur chaque projet. J’ai ob-
rature, la peinture, la sculpture et servé que, depuis quelques an-
la musique. Il y avait des concours nées, la tendance est d’associer
destinés aux amateurs et des mé- l’excellence, le dépassement de tions. Il y a eu également Londres, métropolitain et ultramarin. Les des choses qui n’ont pas l’habitude
dailles d’or qui étaient attribuées. soi, qui nourrissent les arts. Il faut en 2012, qui a mis en avant la diplo-
« Dès l’origine des questions de lutte contre le ra- de l’être et de générer des surprises
Cet événement s’arrête pendant la aussi rappeler que ce que l’on ap- matie culturelle en invitant Jeux, la culture cisme, d’émancipation, de diver- et des curiosités qui attirent. Mais
seconde guerre mondiale, et re- pelle la « trêve olympique » est née 37 spectacles de Shakespeare en sité et de parité (53 % des proposi- cette vision devient un peu systé-
prend sous forme d’une foire in- en Grèce, où, une semaine avant et 37 langues. Chaque ville invente
était l’un des tions sont pilotées par des fem- matique, au risque de créer de bel-
ternationale, où l’on présentait après les Jeux, tous les conflits s’ar- son offre. C’est une page blanche trois piliers mes) sont aussi au cœur de l’Olym- les images sans contenu profond.
des milliers d’objets représentatifs rêtaient pour permettre aux athlè- que j’ai donc remplie en repartant piade culturelle. Chaque semaine,
de la culture du pays. C’est dans tes de se rendre à Olympie. du sens historique de la culture au
de l’olympisme, je lis encore une cinquantaine de La question du corps est
cette perspective que s’est imposé cœur des Jeux olympiques. Le fait avec le sport dossiers et je continue parfois en- au cœur de l’Olympiade
à moi l’axe art-sport-valeurs olym- Avez-vous eu des exemples qui aussi que l’histoire de l’olympisme core à labelliser des propositions. culturelle. De quelles façons
piques et paralympiques. vous ont inspirée dans l’élabo- soit très présente en France, qui
et l’éducation » l’abordez-vous ?
ration de cette Olympiade ? aura accueilli à trois reprises les Selon quels critères accordez- Les Jeux paralympiques, créés
Quels en sont les enjeux ? L’exemple de Barcelone en 1992 Jeux à Paris, en 1900, 1924 et 2024, vous le label « Olympiade en 1960, ont montré combien un
Ce dialogue entre l’art et le sport m’a intéressée parce que, pour la a été très important pour moi. faire de cette année olympique et culturelle » ? corps que l’on dit vulnérable peut,
entend donner un éclairage nou- première fois, la ville s’est tournée paralympique un moment de célé- Mon critère est simple : l’édito- sous l’angle du sport, se révéler
veau sur les deux univers. Les créa- vers la mer et a ouvert d’autres ter- Comment la programmation bration inoubliable. Car le pari rialisation du projet selon l’axe puissant en termes d’exploit, de
tions artistiques, qu’elles soient ritoires. Celui de Sydney [Austra- s’est-elle élaborée ? était celui-là : qui a envie de s’enga- choisi « Art, sport, valeurs olympi- dépassement et de performance.
conceptuelles ou oniriques, per- lie], en 2000, m’a aussi passionnée J’ai été très surprise de la façon ger ? Les valeurs humanistes et les ques et paralympiques ». Sur les Les handisports ont réinventé
mettent de révéler autrement le pour sa prise en compte de la cul- dont tout le monde, des grandes dimensions symboliques au ren- 2 300 événements, plus de nombre de techniques. Cette at-
monde sportif. Les sports convo- ture aborigène, incluse dans la institutions aux plus petites, des dez-vous ont particulièrement 150 projets ont bénéficié d’une tention particulière a permis d’ac-
quent nombre de valeurs comme programmation, et qui a ouvert grandes compagnies aux plus mo- inspiré les dossiers que j’ai reçus aide budgétaire de Paris 2024 va- célérer les modes d’accessibi-
l’amitié, l’inclusion, le partage, un vrai dialogue avec ces popula- destes, a répondu présent pour par milliers de tout le territoire riant entre 10 000 et 200 000 lité des personnes handicapées.
euros, tandis que les autres profi-
tent simplement du label. Il y a La comparaison entre art
Expositions, régate, concert… cinq rendez-vous insolites d’autres sources de financement
du côté du ministère de la culture,
et sport est régulièrement
évoquée. Quelles différences et
des villes, dont Paris et Marseille, quels points communs existe-
parmi environ 2 300 événements, dont de exposition, imaginée pour le Musée de la dont la toile Lutteurs fut très critiquée en de plusieurs régions et départe- t-il selon vous entre les deux ?
grands rendez-vous comme La Ville dansée, poste, à Paris, valorise la marche, le dépla- 1853, entend soulever le débat sur les ques- ments pour un grand nombre de Selon moi, l’art n’est pas du sport
les 7 et 8 juin, pilotée par Benjamin Mille- cement, en ouvrant une réflexion sur la cir- tions des canons physiques, en soulignant projets labélisés par Paris 2024. et le sport n’est pas de l’art, même
pied, la parade urbaine On ne va pas se défi- culation des messages, des lettres, des ob- l’évolution du regard sur les lutteurs de foi- si chacun génère une forme de
ler !, avec 1 200 jeunes de Seine-Saint-Denis, jets et autres documents. En s’appuyant sur res hier et la reconnaissance de l’athlète Comment expliquer cette adhé- beauté. Je n’adhère pas à la for-
le 23 juin, ou La Danse des Jeux, le 18 mai, à des œuvres d’art, des textes littéraires, cet aujourd’hui. Plus de quatre-vingts œuvres sion à l’Olympiade culturelle ? mule, que j’entends souvent, des
Paris, sous la houlette de Mourad Merzouki événement, à l’affiche du 15 mai au 15 sep- sont présentées du 1er juin au 13 octobre. Je ne m’attendais pas à autant « athlètes de l’art ». Les artistes tra-
et Hofesh Shechter, voici cinq rendez-vous tembre, offre une cartographie inattendue d’enthousiasme de la part des ar- vaillent d’abord avec des imagi-
insolites de l’olympiade culturelle. sur les trajets, de l’Antiquité à aujourd’hui. « Horue, vagues d’hier et d’aujourd’hui » tistes et des directeurs de lieu. Le naires singuliers qu’ils formali-
Jusqu’au 29 septembre, alors que les épreu- thème a donné des idées et de sent en inventant des univers iné-
Tour d’orchestre(s) à bicyclette Avec l’Or- Vogue la pirogue Les 15 et 16 juin, l’asso- ves de surf des JO vont se dérouler sur le l’imagination. Il a permis de faire dits. Ils ne recherchent pas la tech-
chestre national d’Ile-de-France et les or- ciation Canoë-Kayak de Pontarlier (Doubs), spot de Teahupoo, à Tahiti, Te Fare Iama- un pas de côté par rapport au quo- nique ni la virtuosité pour elles-
chestres régionaux, le musicien et chef présente, en partenariat avec la direction naha – Musée de Tahiti et des Iles met en tidien de tout le monde et de redé- mêmes. Les sportifs affrontent le
d’orchestre Dylan Corlay circule à vélo régionale des affaires culturelles de Bour- avant l’histoire et la mémoire du surf en couvrir parfois un patrimoine ou chronomètre, la performance, ce
d’une ville de concert à une autre, de Saint- gogne-Franche-Comté, la régate olympi- Polynésie française, ainsi que l’imaginaire une histoire. Un exemple : le Mu- qui n’empêche pas la beauté du
Quentin-en-Yvelines (Yvelines) à Nice. que de pirogues préhistoriques, conçues et de la vague tahitienne et ses légendes. sée d’art et d’industrie de Saint- geste. Dans les deux cas, l’engage-
Ce « tour de France », qui rassemble six vil- construites comme à la Préhistoire, avec Cette exposition profite d’œuvres d’artistes Etienne a conçu une exposi- ment est total, le don et la cons-
les, a pour marraine la cycliste Jeannie vingt équipes, sur le lac de Saint-Point, à la contemporains pour saluer la puissance de tion sur le thème du sport, qui est truction de soi sont très forts, mais
Longo et se déroule jusqu’au 14 juillet. base nautique des Grangettes. ce sport, observé pour la première fois à Ta- l’occasion de montrer que cette il y a bel et bien une différence
hiti en 1769, et ses champions tahitiens. p ville n’est pas que celle du football énorme entre un chef-d’œuvre et
« Marathon, la course du messager » « Colosses » Hommage aux corps des r. bu mais aussi du vélo, en lien avec son un exploit sportif. p
Sous la direction des commissaires Domi- sports de combat, cette exposition conçue passé industriel de capitale fran- propos recueillis par
nique Marchès et Jean-Marc Huitorel, cette par le Musée Courbet, à Ornans (Doubs), Olympiade-culturelle.paris2024.org çaise du cycle et l’imaginaire du cy- rosita boisseau
22 | culture 0123
MARDI 7 MAI 2024

Walid Ben Selim

offre une ode
aux poètes
soufis arabes
Le chanteur présente « Here and
Now » à la synagogue Copernic,
à Paris, accompagné de la harpiste
Marie-Marguerite Cano

MUSIQUE barre du festival Jazz’N’Klezmer).

Chanter de la poésie soufie dans

L
a poésie soufie, c’est que une synagogue – ce sera la pre-
de l’amour ! » Joint par té- mière fois pour Walid Ben Selim –,
léphone à Prague, jeudi c’est un geste qui fait sens en ces
2 mai, le chanteur Walid temps de tempête et de drame au
Ben Selim s’enflamme et s’exalte. Proche-Orient. Un geste d’apaise-
Il s’apprête à monter sur scène ment, une question capitale, un Walid Ben Selim, en 2023. AK BERLIN
pour présenter Here and Now, un engagement, insiste le chanteur,
récital de poésie soufie, accompa- éperdument épris de poésie.
gné de la harpiste Marie-Margue- Il raconte être monté la pre- qui mélange poésie, rap et électro. pour elle. » Elle l’a incité à poursui- Les poètes parlent de la voie soufie,
rite Cano. Ils le reprendront, mière fois sur une scène à l’âge de Il raconte avoir toujours aimé la vre des études. Il a accepté, s’ins-
« Je ne voulais d’un chemin qu’on peut emprun-
mardi 7 mai à la synagogue Co- 5 ans pour chanter des vers que musique. « Je ne voulais pas me crivant à un master d’économie et pas me mettre ter, d’une quête continuelle. Ces
pernic, à Paris, invités du Sacré lui avait appris sa mère, du poète mettre au lit sans que ma mère me management. « Quand j’ai eu ter- poètes qu’on a “labellisés” soufis
Sound Festival, un nouveau ren- palestinien Mahmoud Darwich fasse écouter des chanteurs », dit-il, miné, j’ai encadré mon diplôme et
au lit sans que parlent d’amour universel, en fait. »
dez-vous musical francilien, dont (1942-2008), mis en musique par citant l’Egyptien Abdel Halim je suis parti faire de la musique. » ma mère me Ce spectacle est l’écho de cette pa-
la première édition se tient jus- Marcel Khalifé : « Je me languis du Hafez (1929-1977) et le Marocain Walid Ben Selim est passé par le role. Une parole de paix. Chanter
qu’au 18 mai. pain de ma mère, du café de ma Abdelwahab Doukkali. « Je la har- conservatoire (pas un bon souve-
fasse écouter la poésie soufie, martèle Walid
L’événement entend « créer des mère, des caresses de ma mère… » celais jusqu’à ce qu’elle cède. » nir, il s’y sentait à l’étroit), puis le des chanteurs » Ben Selim, c’est « chanter l’amour
passerelles entre les musiques sa- L’inévitable est arrivé. L’idée qu’un rap, le métal, mais ce qui l’anime et la paix ». Se lever contre les dis-
WALID BEN SELIM
crées et les musiques actuelles, des « Une divinité » jour la musique serait son métier encore davantage depuis des an- cours guerriers et les silences. p
chanteur
chants inspirés des liturgies juives, Né à Casablanca en 1984, Walid et que lui aussi il chanterait. nées maintenant, ce sont ses patrick labesse
chrétiennes, musulmanes et de Ben Selim est installé en France Sa mère, avocate, rêvait qu’il « amis », les poètes soufis dont il
toutes les formes de spiritualité », depuis une vingtaine d’années, suive la même voie qu’elle. s’est fait le porte-voix : Hallaj Here and Now, le 7 mai, à la
selon sa directrice artistique, où il a créé, avec la chanteuse Wi- « Quand je lui ai dit que je voulais (IXe siècle), Telemsani (Xe), Ibn en 2008, que Walid Ben Selim a synagogue Copernic, Paris 16e.
Laurence Haziza (également à la dad Mjama, le groupe N3rdistan, faire de la musique, ce fut un choc Zaydoun (XIe), Abu Nawas (VIIIe)… déjà porté sur scène. Sacré Sound Festival,
Tous sont au programme de ce ré- Poète soufi, Darwich ? Walid Ben jusqu’au 18 mai, divers lieux
cital, créé à l’Institut du monde Selim nuance et explique : « Dans à Paris et en banlieue.
arabe, à Paris, en 2021. Le Lanceur de dés, il dit : “Soufis Prochains concerts :
L’intitulé, Here and Now (« ici et sont mes mots et charnelles sont le 31 mai à Perpignan,
maintenant »), reprend le titre mes envies.” Il parle aussi de le 13 juin à Aix-en-Provence
d’un poème de Mahmoud l’Amour avec un grand A, comme (Bouches-du-Rhône), le 24 juillet
Darwich, inclus dans son ultime une divinité à laquelle il faut se ren- à Chamonix (Haute-Savoie),
recueil, Le Lanceur de dés, publié dre. Le soufisme, c’est un chemin. le 27 juillet à Malmö (Suède).

HORS SÉRIE HORS-SÉRIE

Joël Pommerat réactive avec maestria

son kaléidoscope épineux
Onze ans après la création de « La Réunification des deux Corées » à
l’Odéon, l’auteur lui redonne vie au Théâtre de la Porte Saint-Martin

THÉÂTRE mari l’aurait un jour embrassée ;

un homme revient, des années
écoute fait l’effet d’une claque in-
tensifiée par leur déploiement

N uit noire dans le théâtre.

Des talons claquent sur
un plancher quand, dou-
cement, une lumière se faufile
dans l’espace et y pourchasse
l’obscurité. D’un pas calme, en es-
carpins et trench ajusté, une
femme marche vers nous. La co-
médienne Saadia Bentaïeb inau-
gure une comédie des mœurs
édifiante dont les autres protago-
nistes se nomment Agnès Ber-
thon, Yannick Choirat, Philippe
Frécon, Ruth Olaizola, Marie Pie-
montese, Anne Rotger, David Si-
plus tard, s’excuser auprès de son
ex-compagne (« j’avais oublié de
te dire au revoir ») ; un instituteur
confesse une passion (coupable ?)
pour un petit garçon dont il avait
la charge ; un couple s’invente des
enfants qu’il n’a pas ; une femme
quitte son compagnon parce que
l’aimer ne suffit pas, etc.
Hémorragie de sensations
Ces variations forment une mélo-
die dissonante où l’hétérogénéité
des situations exposées, loin
d’être un écueil, signale les vibra-
dans un dispositif scénique re-
pensé de fond en comble. Pour le
meilleur.
Dans sa version originelle, La
Réunification des deux Corées re-
posait sur un agencement bifron-
tal. La scène qui scindait en deux
l’assemblée inscrivait à même le
plateau la réalité de la séparation
à l’œuvre entre les personnages.
Au Théâtre de la Porte Saint-
Martin sculpté par les ombres et
lumières du surdoué Eric Soyer, le
bifrontal originel a cédé la place à
une configuration frontale classi-

INDOCHINE
ghicelli, Maxime Tshibangu. Des tions contradictoires et même in- que dont débordent les acteurs.
années qu’on n’avait pas vu cette cohérentes qui forgent nos inté- Ils traversent les gradins du pu-
N° 116 troupe d’acteurs de très haut vol riorités. Pommerat ne restitue pas blic, leurs voix sonorisées chu-
3’:HIKMSA=WU]^UX:?m@e@a@e@p";

réunie sur une scène. Joël Pom- du sentiment une beauté illusoire chotent au creux de nos oreilles.
M 02802 - 2404H - F: 8,90 ¤ - RD

merat est de retour. Et avec quelle et lénifiante. Il en révèle la discon- La fiction s’évade de l’aire de jeu
maestria ! tinuité, les paradoxes, le caractère et répand, dans la salle, une hé-
© ROGET VIOLLET - SHUTTERSTOCK - ANOM

Onze ans après avoir créé à parfois hagard, le fondement sou- morragie de sensations qui con-
l’Odéon-Théâtre de l’Europe La vent dérisoire. Il n’écrit pas sur le taminent chaque spectateur. Les

1858-1954 LA COLONISATION OUBLIÉE

Réunification des deux Corées, sentiment, il le théâtralise. Une émotions se propagent avec l’effi-
l’auteur metteur en scène re- entreprise qui suscite le coq à cacité d’un venin. Vaudeville ou
CRÉDIT PHOTO

donne vie au Théâtre de la Porte
Saint-Martin, à Paris, à ce kaléi-
ALLEMAGNE 9,80 €, BELGIQUE 9,20 €, CANADA 14,20 $CAN, DOM 9,20 €, ESPAGNE 9,40 €, GRÈCE 9,40 €, ITALIE 9,40 €, LUXEMBOURG 9,40€, MAROC 95 DH, PORTUGAL CONT. 9,40 €, SUISSE 13,90 CHF, TOM 1200 XPF, TUNISIE 16 TND
AFRIQUE CFA 7400 FCFA, ALLEMAGNE 8,80 €, BELGIQUE 8,30 €, CANADA 13 $CAN, DOM 8,30 €, ESPAGNE 8,50 €, GRÈCE 8,50 €, ITALIE 8,30 €, LUXEMBOURG 8,50€, MAROC 85 MAD, PORTUGAL CONT. 8,50 €, SUISSE 13 CHF, TOM 1100 XPF, TUNISIE 14 TND doscope épineux de rapports
amoureux et amicaux qui,
en 2013, avait pu être accueilli
avec une certaine perplexité. Une
vingtaine de tranches de vies ser-
l’âne de vies héroïques ou pathéti-
ques, de paroles cocasses ou dra-
matiques, d’attitudes exem-
plaires ou douteuses.
Son texte se réactive en
2024 avec une pertinence déca-
pante. Impossible de le sous-
tragédie ? Personne n’échappe au
malaise que distille Pommerat, ce
maître de l’étrangeté qui déna-
ture le quotidien pour lui faire
avouer ses incongruités. On se
souviendra longtemps du moin-
dre détail d’un spectacle remar-

EN VENTE CHEZ VOTRE ties au murmure près, pas toutes

égales en intensité, mais qui,
traire à ce qui, en une décennie, a
bouleversé la conception des
quable dont la puissance de feu
est désormais une évidence. p

MARCHAND DE JOURNAUX
dans leur passionnant bout à
bout, déroulent une chaîne de re-
lations où banalité et monstruo-
sité dansent un tango infernal.
Une femme s’oppose au ma-
riage de sa sœur dont le futur
liens en introduisant, dans les
consciences, les notions d’aliéna-
tion, de consentement, de pa-
triarcat ou d’émancipation. Les
mots de Pommerat sont les mê-
mes qu’avant. Pas nous. Leur
joëlle gayot
La Réunification des deux
Corées, de Joël Pommerat.
Théâtre de la Porte Saint-Martin,
Paris 10e. Jusqu’au 14 juillet.
0123
MARDI 7 MAI 2024
Jacques Rougerie, vieux loup
de mer de l’architecture
Coréalisateur, avec son agence, de la Marina olympique de Marseille,
il n’a rien perdu de sa passion pour les mondes sous-marins
PORTRAIT
P D
our la cérémonie
d’ouverture des Jeux
olympiques, à Paris, ven-
dredi 26 juillet, Jacques
Rougerie sera aux premières
loges. La péniche où il réside avec
son épouse Sophie, où il a aussi
installé son agence d’architecture
il y a plus de trente ans, va rester
amarrée au port des Champs-Ely-
sées, au pied de la place de la
Concorde. Avec ses collaborateurs,
il sera sur le pont, coupe de cham-
pagne à la main, pour fêter l’événe-
ment, auquel ils ont tous pris leur
part. Finalistes malheureux du
concours pour le centre aquatique
olympique de Saint-Denis (Seine-
Saint-Denis), ils ont remporté,
avec l’agence du Marseillais
Roland Carta, celui de la Marina de
Marseille, où l’équipe de France de
voile s’entraîne pour les JO. « L’ar-
chitecture du bâtiment n’a rien
d’ostentatoire, admet-il, comme
pour s’excuser. La mairie voulait
quelque chose de sobre, intégré
dans le contexte… Mais c’est le
genre de projet qui vous rend fier. Le
but, après les Jeux, c’est que les
jeunes des quartiers nord s’appro-
prient la mer, qu’ils voient le terrain
de jeu magique que c’est. Pour un
architecte comme moi, qui ai
consacré ma vie à la mer, alors que
je venais d’acheter une maison à
Marseille, c’était inconcevable de
ne pas arriver en haut du podium ! »
Les années n’ont pas éteint, chez
l’architecte de 78 ans, la flamme de
la passion. Sa trajectoire d’enfant
gâté du baby-boom l’aura certes
vu évoluer d’une pratique idéa-
liste, portée par le désir d’habiter
les fonds marins et de coloniser
l’espace, à une production gravita-
tionnelle ancrée dans le béton et
conforme aux règles du marché.
L’esthétique pop de ses vaisseaux
en forme de méduse ou d’hippo-
campe, de ses bases sous-marines
sorties d’une BD de science-fiction
et autres villes flottantes au profil
de monstres marins – que l’on
peut encore voir, jusqu’au 12 mai,
dans le cadre de la splendide expo-
sition « Habiter avec la mer » que
lui consacre la Villa Noailles à
Hyères (Var) –, appartient certes
aujourd’hui à l’histoire.
S’il a réussi à construire une pe-
tite fraction de tout ce qu’il a ima-
giné dans les années 1970, sa pro-
duction se concentre aujourd’hui
sur des piscines, des centres
consacrés à la mer – le Pavillon de
la mer à Osaka-Kobé, au Japon ;
l’Océanopolis à Brest (Finistère) ;
Nausicaa à Boulogne-sur-Mer
(Pas-de-Calais)… –, des villages de
vacances, voire des aéroports.
Explorateur dans l’âme
Mais Jacques Rougerie reste un
« mérien », pour reprendre ce néo-
logisme de son cru, qui désigne
ceux qui se sentent mieux dans
l’eau que sur la terre ferme. Son
casque de cheveux blancs impec-
cablement modelé, l’épée d’aca-
démicien qu’il porte à la bouton-
nière, la rosette de la Légion
d’honneur qui lui fait des pa-
pouilles ne changent rien à l’af-
faire : quand il commence à parler
de la mer, son corps se tend, des
étoiles s’allument dans ses yeux,
il se met à vibrer.
Explorateur dans l’âme,
jouisseur, roublard, il est tou-
jours allé où son désir le portait. Il
a piloté des avions, joué de la gui-
tare sur la scène de l’Olympia
(en 1963, lors d’un concert de Paul
Anka), tenu compagnie à Richard
Presley, ingénieur à la NASA,
pendant les 71 jours qu’il a passés
sous l’eau pour battre le record de
vie subaquatique, s’est prêté à
une expérience de vie en apesan-
teur, et, en 1988, à un dialogue
Jacques Rougerie, en mars, à la Villa Noailles, à Hyères (Var). SAYWHO/JEAN PICON
La Villa Noailles,
à Hyères,
lui consacre
une splendide
exposition,
« Habiter avec
la mer »
depuis les fonds marins, retrans-
mis en direct sur TF1, avec son
ami l’astronaute Jean-Loup Chré-
tien qui flottait dans l’espace. Car
c’est aussi un as de la communi-
cation. Son totem : la voiture am-
phibie rouge qui trône, en sus-
pension, à la poupe de sa péniche.
Cet architecte, à qui l’on doit
moult piscines, aquariums et de
nombreux centres consacrés à la
mer, adore faire la cuisine, plonger
dans la Seine après un dîner bien
arrosé, organiser des concerts
sous l’eau, comme il l’a fait récem-
ment à Marseille avec le composi-
teur Michel Redolfi. « La propaga-
tion du son est tellement rapide
dans l’eau qu’elle percute les os.
C’est comme ça que les baleines se
reconnaissent entre elles, explique-
t-il. Vous recevez les vibrations par
la boîte crânienne, la colonne verté-
brale. Vous fermez les yeux, et vous
volez. Vous êtes dans l’espace. »
Son rapport à l’écologie est au
diapason. Ancré dans cette
passion pour la faune et la flore
aquatique qu’il développe en Côte
d’Ivoire, où il passe les dix premiè-
res années de sa vie auprès d’un
père géographe et d’une mère ma-
thématicienne, il se structure au
contact des grands esprits qui fré-
quentent la maison : Théodore
Monod, Paul-Emile Victor, Haroun
Tazieff, Alain Bombard ou encore
Jacques-Yves Cousteau…
Diplômé des Beaux-Arts, mais
aussi des Arts et Métiers, océano-
graphe par ailleurs, ce grand ad-
mirateur de Léonard de Vinci
garde chevillée au corps sa foi
dans la capacité de l’homme à in-
venter son futur. Il croit dans les
vertus du béton bas carbone, dé-
veloppe des projets en Chine,
dans l’Himalaya, d’autres en Ara-
bie saoudite. La défiance qu’il
perçoit, dans les écoles, vis-à-vis
de l’architecture iconique, voire
de l’acte de construire en lui-
même, lui apparaît comme un re-
noncement. « On va trouver des
solutions ! », martèle-t-il.
Rencontre avec Marlon Brando
C’est le sens de la fondation créée
en 2009, qui soutient des projets
d’architecture innovante en lien
avec la mer, l’espace et la crise cli-
matique. Petite sœur du Centre
d’architecture de la mer et de l’es-
pace (CAM), association qu’il avait
créée en 1974, quand il rêvait en-
core de traire les baleines, elle est
présidée par Albert de Monaco,
sponsorisée par Vicat, société
productrice de « béton de qua-
lité », et compte à son jury des per-
sonnalités comme l’astronaute
Claudie Haigneré ou l’architecte
Dominique Perrault.
A la différence de Norman
Foster, avec qui il partage ce logi-
ciel issu des « trente glorieuses »,
Jacques Rougerie préférera
toujours le petit projet perdu sur
une île du Pacifique au juteux
contrat d’immobilier de
bureaux. Les honoraires de l’éco-
musée de Moorea, en Polynésie,
bâtiment auquel il a donné la
forme et la texture écaillée d’un
gros coquillage, lui auront à
peine permis, assure-t-il, de
couvrir ses déplacements en
avion. « Mais qu’est-ce qu’on s’en
fout ! J’étais tellement heureux de
culture | 23
Joana Hadjithomas et
Khalil Joreige restituent
le sort tragique du Liban
Les deux artistes nés à Beyrouth
questionnent le passé et le présent de
leur pays à la galerie In Situ, à Romainville
(Rainer Maria Rilke). Les mots
ART l’emportent sur la destruction.
epuis plus de vingt ans, Les images aussi : Sarcophage
Joana Hadjithomas et aux amours ivres est le film réalisé
Khalil Joreige, nés dans les collections du Musée
en 1969 à Beyrouth, inscrivent le de Beyrouth, dont les coupures
passé et le présent de leur pays d’électricité fréquentes rendent la
dans une pluralité de formes visite impossible. Ils y circulent en
artistiques. Cinéastes, ils sont les éclairant les sculptures avec leurs
auteurs de fictions et de docu- téléphones ou des torches. Sor-
mentaires, dont The Lebanese Roc- tent brièvement de la nuit des gi-
ket Society. L’étrange histoire de sants phéniciens, des masques su-
l’aventure spatiale libanaise (2012), mériens ou des marbres de tom-
délice d’absurdité véridique. Plas- beaux hellénistiques. Les rais de
ticiens, ils emploient l’image fixe lumière glissent sur les corps et les
et mobile, le son et la tapisserie, visages de pierre, s’y arrêtent un
sans jamais céder à un excès de dé- instant, s’en détournent, se reflè-
monstrativité ou de pathos, mais tent sur une vitrine, s’éteignent,
en suggérant, en questionnant. recommencent. Il y a là le témoi-
Ainsi, dès l’entrée de leur expo- gnage de l’effondrement du pays,
sition à la galerie In Situ, à Ro- sous nos yeux. Mais aussi une ré-
mainville (Seine-Saint-Denis), se flexion sur le destin des œuvres
trouve-t-on face à une suite de et des cultures ; et une autre en-
photographies : des visages − les core sur le fonctionnement im-
leurs, principalement – cadrés sur prévisible de la mémoire, entre
les yeux et l’expression de ceux-ci, surgissements et effacements.
qu’il n’est pas aisé de déchiffrer. Ces mêmes sujets se retrouvent,
Simultanément se font entendre sous une tout autre forme, dans
des soupirs, aux significations six tapisseries aux dominantes de
aussi incertaines. Regret, peine, gris et de vert sombres. Elles sem-
peur, deuil, doute, émoi, désir ? blent abstraites, mais leurs motifs
L’interprétation est ouverte, mais sont ceux de sols d’une fouille ar-
la plus simple est qu’il y a là des chéologique de sauvetage prati-
vivants qui ne cessent de réagir à quée avant qu’un promoteur im-
ce qu’il se passe autour d’eux. mobilier ne ravage le site. Les tira-
ges des photos qu’en avaient con-
Témoignage de l’effondrement servé les artistes ont disparu avec
Or, ce qu’il se passe autour d’eux leur atelier, mais le tissage fait
est tragique. Mais, au lieu d’en res- réapparaître leurs fantômes.
ter à la déploration, Hadjithomas Pourquoi ce procédé ? Parce que
et Joreige se saisissent des traces sa puissance symbolique est im-
de ce tragique et en font la matière mense depuis des millénaires.
de leurs œuvres. Le 4 août 2020, C’est ceci que le travail d’Hadjitho-
leur atelier a été soufflé par l’ex- mas et Joreige affirme : sa capacité
plosion du port de Beyrouth. Ils à condenser dans des formes
en ont ramassé les vitres, désor- émouvantes une telle abondance
mais parcourues de milliers de fis- de significations et de récits. p
sures, et en font les écrans sur les- philippe dagen
quels s’inscrivent, sur fond arc-en-
ciel, des phrases venues de philo- « Comme le jour se fait lorsque
sophes et de poètes, telles que la nuit s’en va ». In Situ Fabienne
celle-ci : « Sois un verre qui vibre et Leclerc, Romainville (Seine-Saint-
revenir sur cette île et de plonger qui dans son chant s’est brisé » Denis). Jusqu’au 20 juillet.
avec les baleines. »
Mauvais gestionnaire – c’est lui
qui le dit –, l’homme fonctionne à
l’instinct, provoque les occasions.
Comme cette rencontre avec
Marlon Brando, qui lui com-
mande un projet d’habitat aquati-
que, jamais réalisé, ou la décou-
verte d’espaces inoccupés dans le
mur de soutènement de la voie ra-
pide, sur les quais du port de l’Ely-
sée, qu’il convainc la Mairie de
Paris de lui louer quelques centai-
nes de francs par mois. « N’allez
pas dire que je suis un magouilleur,
lance-t-il dans un sourire matois.
J’ai dû rendre les locaux de toute
façon, ça avait fini par faire des
jaloux. » Il doit beaucoup à sa
femme, dit-il, Sophie Rougerie,
une architecte comme lui, de
30 ans sa cadette, qui pilote les
projets et tient la barre de l’agence.
Après deux faillites et de
nombreux procès, ils décident de
fusionner avec Tangram, une
agence marseillaise qui mise sur la
recherche, les matériaux biosour-
cés, le rapport au vivant… Là en-
core, une occasion saisie au vol : la
rencontre avec Olivier Bocquet,
lauréat de la fondation pour un
projet de récifs artificiels déve-
loppé au sein de Tangram, et avec
son patron, Emmanuel Dujardin.
Jacques Rougerie sait qu’il a besoin 3 juin − 26 juin
d’une structure plus solide que la 2024
sienne s’il veut continuer à réaliser
des projets d’envergure. Son inter-
locuteur, lui, voit l’avantage qu’il
pourrait tirer de sa notoriété. Et
l’affaire est conclue. Comme le ré-
sume Caroline Souvenbrie, nou-
velle recrue de l’agence, où le
vieux loup de mer est désormais
minoritaire : « On s’inscrit dans la Angers − Cholet
pensée de Jacques Rougerie, mais Saumur
on la met en phase avec les enjeux
climatiques d’aujourd’hui. » p
isabelle regnier
24 | télévision 0123
MARDI 7 MAI 2024

La « Neuvième » politisée de Beethoven

Arte propose un documentaire à l’occasion du bicentenaire de l’œuvre connue pour son « Ode à la joie » finale

ARTE que à ce qu’elle soit utilisée à mau-

MARDI 7 MAI – 21 HEURES vais escient », dit la cheffe d’orches-
SOIRÉE SPÉCIALE tre Joana Mallwitz. En effet, les
choses se gâtent avec l’arrivée des

I
l allait de soi qu’Arte, chaîne nazis au pouvoir : le finale de la
franco-allemande, fasse hon- symphonie du « grand héros du
neur à la Symphonie no 9 de peuple allemand », selon Adolf Hit-
Ludwig van Beethoven (1770- ler (à qui importait peu que ledit
1827), créée voici deux siècles héros ait prôné l’amitié et l’égalité
exactement, le 7 mai 1824 : le com- des peuples), sert d’hymne olym-
positeur allemand avait cru dans pique aux Jeux de Berlin en 1936.
les promesses des Lumières et de
la Révolution française avant de Hymne européen
devenir – par-delà le bien et le Les Soviétiques jugent l’« Ode à la
mal – un symbole national alle- joie » suffisamment galvanisante
mand puis européen. pour en prescrire l’usage ad nau-
Pour ce faire, la chaîne propose, seam. On notera que si Dmitri
en première partie de soirée, Chostakovitch (1906-1975) a osé
chose rarissime pour ce qui est de dépasser le chiffre fatidique des
la musique classique, un riche do- neuf symphonies (il en écrira
cumentaire de quatre-vingts mi- quinze), il fait de sa propre Neu-
nutes, La « Neuvième » de Beetho- vième (1945), resserrée et légère,
ven. 200e anniversaire, au cours une sorte de pied de nez à
duquel Carmen Traudes, sa réali- Beethoven et à Staline. Au vif dé-
satrice, revient sur la genèse de plaisir du Vojd (l’équivalent de
cette œuvre maîtresse et de sa « führer » en russe), qui s’atten-
célébrissime « Ode à la joie » con- Le chef d’orchestre dait à un hommage « beethové-
clusive, sur un texte de Friedrich Klaus Mäkelä, devant nien » à sa personne…
von Schiller (1759-1805). le manuscrit original Récupérée par des mouvements
de la « Neuvième », d’ultragauche comme par des ré-
« Surfe sur la vague » de Beethoven. gimes d’extrême droite, désacrali-
La deuxième partie de soirée pro- ACCENTUS MUSIC/ARTE sée par les artistes contestataires
pose une exécution des quatre (comme Mauricio Kagel) au mo-
mouvements de la Neuvième par- ment du bicentenaire de la nais-
tagée par quatre orchestres euro- sance de Beethoven, l’« Ode à la
péens : l’Orchestre du Gewand- et Petr Popelka (qui remplace sible), ces derniers rappellent de cour et dépendant financière- Son confrère Mathieu Schneider joie » trouve sa neutralité désinté-
haus de Leipzig, dirigé par Andris Joana Mallwitz, contrainte d’an- nombreux faits historiques et ment de la noblesse ; comment affirme que cette œuvre apparem- ressée quand le Conseil de l’Eu-
Nelsons ; l’Orchestre de Paris et nuler pour des raisons de santé). corrigent certains mythes asso- Beethoven « surfe sur la vague », ment novatrice fonctionne en fait rope, en 1972, en fait l’hymne euro-
Klaus Mäkelä ; l’Orchestre du Les chefs d’orchestre intervien- ciés au compositeur et à sa der- ainsi que le dit le musicologue selon des codes connus du public péen. A ceci près : le chef Herbert
Théâtre de la Scala de Milan et Ric- nent dans le film, ainsi que des nière symphonie. Par exemple : Ulrich Konrad, quand il choisit de l’époque, ce qui explique que la von Karajan, ancien membre
cardo Chailly ; le Chœur de l’Aca- universitaires, musicologues et comment Beethoven, en dépit de un célèbre poème déjà mis de Neuvième ait été immédiatement du parti nazi, avait imposé de
démie de chant de Vienne, l’Or- historiens. Au cours de ce docu- ses idéaux révolutionnaires, est très nombreuses fois en musique adoptée par celui-ci. Schneider toucher des droits d’auteur sur
chestre symphonique de Vienne mentaire très fouillé (mais acces- demeuré un musicien issu de la par d’autres… ajoute que, selon lui, le mythe son « arrangement »…
beethovénien se forge au mo- Enfin – autre arrangement, sym-
ment où Richard Wagner, aux bolique cette fois-ci –, il est rappelé
« C’est la concrétisation télévisuelle d’un symbole d’entente » idéaux aussi révolutionnaires, en
fait l’« évangile humain de l’art
que Leonard Bernstein, dirigeant
la Neuvième pour saluer la chute
d’avenir ». A l’ouverture du Palais du mur de Berlin en 1989, avait
jean wittersheim, directeur délégué à Comment la distribution Nous avons fait ce choix car Arte entre- des festivals de Bayreuth, en 1876, substitué le mot « Freiheit » (« li-
la musique d’Arte, revient sur la soirée des mouvements s’est-elle faite ? tient une relation étroite avec la Scala. Wagner dirige la Neuvième – elle berté ») à « Freude » (« joie »). Mais
spéciale organisée par la chaîne. D’une manière qui respecte une logique demeurera la seule œuvre à y être l’Américain ne faisait qu’emboîter
historique : Beethoven est né en Allema- Les orchestres jouent-ils un seul donnée en dehors de celles de le pas à Beethoven, qui avait lui-
Comment s’est construit le projet gne, donc première étape avec un orches- mouvement ou donnent-ils l’auteur de la Tétralogie. même taillé et transformé le texte
de diffusion de la « Symphonie n° 9 », tre allemand. Et il allait de soi que nous fi- la symphonie entière en concert ? Si Mathieu Schneider affirme du « poète de la joie »… p
de Beethoven, par quatre orchestres ? nissions par Vienne, la ville où Beethoven Chacun d’entre eux interprète, en cette qu’il s’agit moins d’« une sympho- renaud machart
Nous y travaillions depuis juillet 2021. Il a vécu l’essentiel de sa vie et où fut, comme même soirée commémorative, l’œuvre nie politique [que de] la symphonie
fallait convaincre ces orchestres et leurs ses autres symphonies, créée la Neuvième. dans son entier. Le léger différé de la diffu- de la joie », il est indéniable que le La « Neuvième » de Beethoven.
chefs de jouer cette œuvre en ce jour pré- La France ayant eu une importance pri- sion nous donne le temps d’extraire le politique a récupéré l’œuvre à son 200e anniversaire, de Carmen
cis alors qu’ils ne l’avaient pas forcément mordiale dans la pensée de Beethoven, elle mouvement en question, mais il sera possi- profit, faisant de la Neuvième l’ob- Traudes (All., 2024, 80 min),
inscrite à leur calendrier ! Il fallait ensuite intervient en deuxième position, suivie ble d’entendre l’intégralité de chacune des jet d’un bric-à-brac d’identifica- sur Arte.tv jusqu’au 6 juin. Ludwig
qu’ils acceptent de se partager les quatre par l’Italie, représentée par l’Orchestre de la interprétations à partir de septembre, où tions multiples et imaginaires, van Beethoven : Symphonie no 9,
mouvements de cette symphonie de la fra- Scala de Milan. elles seront, à raison d’une par mois, diffu- pour parodier Jacques Lacan. Ce concert à partir de 22 h 20 en léger
ternité, de l’entente entre les peuples. Cet sées sur Arte. L’opération du 7 mai sera, elle, que le film s’emploie à démontrer. différé de Leipzig, Paris, Milan
événement est la concrétisation télévi- Pourquoi l’Italie, avec laquelle Beetho- disponible sur Arte.tv durant un an. p Avec une musique qui « produit et Vienne, sur Arte.tv jusqu’au
suelle de ces symboles. ven n’avait pas de lien particulier ? propos recueillis par r. ma cette force collective, il y a grand ris- 5 mai 2025.

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0123
MARDI 7 MAI 2024
La forêt de Fontainebleau et le mystère
des gravures rupestres
Dans les massifs boisés du Sud-Est francilien, des milliers d’abris rocheux
ont été gravés par des humains durant la préhistoire. Des archéologues
tentent de comprendre le sens de ces œuvres plurimillénaires et de les préserver
VOYAGE
fontainebleau (seine-et-marne) -
envoyée spéciale
V
ous plongez le bras
gauche, de profil, vous
faites glisser l’épaule,
la tête devrait passer,
puis vous la tournez à droite et
vous verrez les gravures. » Si l’on
ne craint pas de rester coincé
dans ce trou de 30 centimètres de
diamètre et si l’on suit les con-
seils de Michel Rey, membre du
Groupe d’études, de recherches
et de sauvegarde de l’art rupestre
(Gersar), le regard tombe, en effet,
droit sur ces œuvres. Plusieurs
sillons et quadrillages, longs de
quelques dizaines de centimè-
tres, sont tracés sur les parois
courbes et blanches de cette mi-
nuscule cavité de grès qui semble
un écrin et rend la rencontre
d’autant plus émouvante.
Les yeux profanes y voient des
jeux de mioches et se deman-
dent comment l’enfant, perdu
dans ces bois, quelque part entre
l’Essonne et la Seine-et-Marne, a
osé se faufiler ici pour s’inven-
ter, au canif, des histoires de
carte au trésor. Ceux du groupe
d’archéologues réunis ce matin
pour une journée d’étude de ter-
rain contemplent les gestes opi-
niâtres des derniers chasseurs-
cueilleurs, entre 20 000 et
7 000 avant Jésus-Christ.
Qui s’est donné la peine de gra-
ver minutieusement ces motifs
géométriques dans cet endroit
difficilement accessible ? Un en-
fant justement ? Une femme ou
un homme particulièrement
menu ? Un gaucher sans doute.
Et, surtout, pour quoi faire ou
quoi dire ? Car, dans ce chaos de
pierres comme il y en a des dizai-
nes de milliers dans le sud de
l’Ile-de-France, les abris ornés,
cachés dans les anfractuosités,
se succèdent, parfois à quelques
pas les uns des autres : sous un
aplomb au ras du sol, où les hu-
mains ont sans doute dû ramper
pour accomplir cette opération ;
dans un creux étroit où il a fallu
se lover ; dans l’espace exigu
d’une faille entre les blocs, hors
d’atteinte sans efforts.
« Ce sont des situations très
contraintes. Ici, on n’est pas dans
le gribouillis, ce n’est pas un geste
machinal ; ils se sont contorsion-
nés pour venir graver. C’est très
répétitif : on peut parler de ri-
tuel », résume Boris Valentin,
préhistorien et directeur d’un
programme collectif de recher-
che, qui passe plusieurs mois
par an à étudier, archiver et valo-
riser cet art, rare, de la fin de la
préhistoire.
Chaos de rochers
Le long des vallées de la Seine, du
Loing, de l’Ecole et de l’Essonne,
dans les massifs gréseux du parc
naturel régional du Gâtinais
français et de la forêt de Fontai-
nebleau, entre Milly-la-Forêt,
Fontainebleau et Nemours, plus
de 2 700 abris ornés ont été re-
censés depuis les années 1970. Ils
ont été dûment référencés
auprès du service régional d’ar-
chéologie, en grande partie par
les bénévoles du Gersar. Ces dé-
couvertes s’étendent sur un terri-
toire de 1 800 kilomètres carrés,
ce qui fait de cette zone l’un des
plus importants sites européens
d’art rupestre.
Elle abrite les œuvres des no-
mades qui vécurent ici au méso-
lithique, avant l’apparition de
l’agriculture. Les préhistoriens
émettent des hypothèses sur les
raisons qui décidèrent ces hu-
mains à laisser des traces ici : sur
un territoire jadis sans beau-
coup d’arbres, les monumen-
taux chaos de rochers clairs se
distinguaient probablement de
fort loin et devaient sans doute
marquer profondément les es-
prits. « Ce sont des tracés hum-
bles et modestes qui n’ont rien de
spectaculaire, et c’est en cela
qu’ils sont impressionnants : des
milliers de petits rituels répétés
avec obstination dans un pay-
sage qui devait déjà lui-même
être très symbolique », complète
Boris Valentin.
La simplicité et le nombre des
sillons et des quadrillages du
mésolithique font leur majesté
comme leur infortune. Car les
massifs boisés du Sud francilien
figurent parmi les plus fréquen-
tés de France. Et ces visiteurs en
quête de nature aux portes de la
capitale ne prêtent, pour la plu-
part, guère attention aux kyriel-
les de stries, fentes et entailles
qui peuvent ressembler à des
cannelures et des plis naturels
du caillou, comme à des graffitis
modernes, rustiques et sans im-
portance historique. Des feux de
bivouacs, pourtant interdits,
ont ainsi par le passé fait éclater
les couches de grès, friable, et
détruit entièrement certains
ornements.
L’attrait qu’exerce la forêt de
Fontainebleau − 15 millions de vi-
siteurs par an − pour les familles,
les randonneurs, et encore plus
pour les amateurs de varappe,
« Le public
de grimpeurs
explose
depuis dix ans.
Les gravures
se retrouvent
parfois là où
il y a des prises »
SOPHIE DAVID
archéologue à l’Office
national des forêts
constitue une menace moins di-
recte mais tout aussi préjudicia-
ble. « Le public de grimpeurs ex-
plose depuis dix ans. Les gravures
se retrouvent parfois là où il y a
des prises, à l’endroit des points de
départ de voie utilisant la forme
naturelle du rocher ou sous les
crash pad [“matelas de récep-
tion”] », explique Sophie David,
archéologue à l’Office national
des forêts. Pointes de chaussures
et paumes de main, tout est abra-
sif. Et rien n’est plus difficile que
d’alerter les varappeurs, qui sor-
tent désormais peu en club et
plus en solitaire, et viennent en
majorité de l’étranger.
Avertir sans attirer
Oleg Sokolsky en sait quelque
chose. Il grimpe à Fontainebleau
depuis cinquante ans, autant
qu’il explore, comme bénévole
du Gersar, les abris ornés que la
forêt recèle. « L’évolution de la
grimpe actuelle vers le plus de dif-
ficulté possible amène les grim-
peurs à se concentrer sur les sur-
plombs. Or, la plupart des gravu-
res se trouvent sous ou sur les pa-
rois d’auvents, d’où des risques
d’interaction très augmentés »,
explique-t-il. Sur le site Internet
Bleau.info, très consulté, ce fin
connaisseur des deux mondes,
escalade et archéologie, s’attelle
à faire passer des messages de
prévention sur les descriptions
de blocs qu’il juge les plus à ris-
que de rencontres fortuites.
Ultime arme des bénévoles du
Gersar : des affichettes plasti-
fiées, écrites en français et en an-
glais, déposées avec précaution
pour n’être visibles qu’une fois à
l’intérieur de quelque 150 abris,
« les plus remarquables, les plus
accessibles, les plus dégradables,
c’est-à-dire ceux déjà dégradés »,
note Jean-Yves Lacroix, secré-
taire général de l’association. Car
la protection de ce patrimoine
styles | 25
Les gravures (à gauche)
de cet abri sous grès
sont érodées par la
fréquentation des lieux.
ÉMILIE LESVIGNES/PCR ARBAP
SEI NE-
ESSO NNE S e ET- M ARN E
in
e
Parc naturel Melun
régional
du Gâtinais
français
Milly-la-Forêt Fontainebleau
Oncy-
sur-Ecole Fo rê t d e
Fo n tai ne b le au
Nemours
LOI RET
Loi
ng
4 km
C A R N E T
D E R O U T E
Y A LLER
Pour accéder à la forêt
de Fontainebleau, ligne R
du Transilien, depuis
Paris-Gare de Lyon,
arrêt Fontainebleau-Avon,
40 minutes, 5 €.
SE LOG ER
A Oncy-sur-Ecole, à l’orée
du massif des Trois-Pignons,
dans le parc naturel régional
du Gâtinais français,
le gîte bioclimatique Bloasis
hors norme, impossible à sécuri- a été créé par un fan de
ser, repose sur une délicate équa- grimpe. Il bénéficie du label
tion : avertir sans attirer, faire de Valeurs parc, qui récom-
la pédagogie sans attiser un sup- pense ici des matériaux
plément de curiosité qui pour- de construction durables.
rait conduire à mettre en péril Chambre double à partir
les créations des chasseurs- de 45 €.
cueilleurs.
« L’érosion est la pire ennemie : DÉJ EU N ER , DÎN ER
passer sa main sur une gravure, A Milly-la-Forêt, la table
frotter, toucher, cela revient à lis- gastronomique Les Coqs
ser le grès. C’est comme les espè- bénéficie elle aussi du label
ces protégées, en voulant les voir, Valeurs parc, qui garantit
on en vient à les faire disparaî- des produits locaux, frais
tre », s’inquiète Sophie David, et de saison. Menu de
très sceptique sur toute publicité printemps à partir de 45 €.
faite à ce patrimoine. Pour
l’équipe de Boris Valentin, le jeu À VOIR , À FA IR E
en vaut pourtant la chandelle. Le sentier La Mémoire dans
C’est que les gravures rupestres la pierre, au Vaudoué, dans
de Fontainebleau n’ont pour le massif des Trois-Pignons.
l’instant livré que peu d’informa- Une version restaurée de
tions. Les sillons sont-ils con- ce sentier forestier familial
temporains des quadrillages ? de 3,5 kilomètres proposera
Les uns ont-ils succédé aux bientôt huit haltes
autres, par effet d’imitation ou consacrées à l’art rupestre.
de perfectionnement ? Et dans Il ne s’agit pas de voir les
quel laps de temps ? Aucune abris ornés, mais de prendre
technique n’a encore permis de conscience de leur
dater précisément les gravures. existence au travers de
Mais les archéologues comptent panneaux pédagogiques.
sur l’évolution des méthodes de Renseignements auprès
datation pour dévoiler pas à pas de la Maison du parc.
quelques-uns de leurs secrets. A Nemours, le Musée de
A condition que ce patrimoine préhistoire d’Ile-de-France
perdure. Et que les amateurs de se situe dans un parc boisé
Fontainebleau sachent où ils de 5 hectares, au sud de
mettent les pieds et posent les la forêt de Fontainebleau.
mains. « Ici, c’est un musée à ciel A partir du 4 mai, il
ouvert : on est bien capable de se accueillera l’exposition
retenir de cueillir une orchidée « Le Propulseur. Des
sauvage qui serait pourtant telle- chasseurs de rennes aux
ment belle dans un vase, on peut chasseurs de kangourous »,
se retenir d’aller graffiter sur ces consacrée à cette arme
parois ; c’est une réflexion à avoir préhistorique que l’on
sur le bien commun », avance retrouve dans plusieurs
Boris Valentin. Peut-être une civilisations jusqu’au
autre manière d’arpenter la fo- début du XXe siècle. Une
rêt, muni d’une attention parti- manche du championnat
culière à la fragilité de ce qui européen de tir aux armes
nous entoure, même le mieux de jet préhistoriques
caché, au fond des bois. p aura lieu dans le parc,
cécile cazenave les 29 et 30 juin.
26 |
IDÉES
0123
MARDI 7 MAI 2024

James Cleverly La loi migratoire « sûreté du

Rwanda » constitue un changement colossal
C
omme les Français le savent par-
faitement, l’immigration est, par
définition, une problématique in-
ternationale. Nos deux pays ont
éprouvé la même tristesse, il y a deux se-
maines, en apprenant qu’une nouvelle
fois des personnes innocentes avaient
perdu la vie, dans la nuit du 22 au 23 avril,
par la faute de bandes criminelles qui ten-
tent de leur faire traverser la Manche sans
égard pour leur sécurité.
Ces tragédies se déroulent à une telle
échelle qu’elles constituent un défi pour
le monde entier, et le monde entier doit
collaborer pour y faire face. J’ai pro-
noncé, en début d’année, un discours sur
le sujet aux Etats-Unis et rencontré les
représentants de nombreux pays. Figu-
raient parmi eux des voisins européens
comme la France, qui sont confrontés à
des pressions similaires à celles auxquel-
les fait face le Royaume-Uni, ainsi que
des pays qui connaissent une émigration
massive, ce qui entraîne d’autres types
de difficultés. J’ai également invité des
institutions telles que les Nations unies,
l’Organisation internationale pour les
migrations et le Haut-Commissariat des
Nations unies pour les réfugiés (UNHCR).
Nous devons renforcer notre collabo-
ration pour détruire les réseaux de trafic
d’êtres humains, lutter contre les causes
du déplacement forcé, aider les gens à
s’épanouir dans leur pays d’origine, fa-
voriser le développement international
et le commerce, aider les pays disposés à
accueillir plus de réfugiés et examiner la
façon dont nous devons mettre à jour
l’architecture internationale concer-
nant ces questions.
Le ministre britannique de l’intérieur explique la politique migratoire menée
par le gouvernement de Rishi Sunak et appelle à « renforcer la collaboration »
avec la France « pour détruire les réseaux de trafic d’êtres humains »
Je suis convaincu que toute approche
des flux migratoires mondiaux qui ne se
fonde pas sur la coopération internatio-
nale est vouée à l’échec, car j’ai pu consta-
ter qu’une telle coopération fonctionne.
L’accord que la Royaume-Uni a conclu
avec l’Albanie a fait baisser de manière
radicale le nombre d’Albanais arrivant il-
légalement dans notre pays. J’ai récem-
ment signé un accord avec Frontex,
l’Agence européenne de gardes-frontiè-
res et de garde-côtes, destiné à favoriser
l’échange d’informations et de rensei-
gnements afin de démanteler les ré-
seaux de passeurs.
Coopération étroite
Et cela fait des années que nous tra-
vaillons de manière toujours plus
étroite avec la France sur ces questions
et que nous signons constamment de
nouveaux et meilleurs traités. L’immi-
gration illégale affecte considérable-
ment nos deux pays, du fait notamment
que beaucoup de ceux qui cherchent à
entrer illégalement au Royaume-Uni le
font en passant par la France, ce qui
exerce une pression énorme sur votre
pays et vos communautés.
En avril, nous avons adopté la loi « sû-
reté du Rwanda », et les opérations de
détention rapide des personnes en vue
de leur renvoi vers le Rwanda ont été
TOUTE APPROCHE DES
FLUX MIGRATOIRES
MONDIAUX QUI NE
SE FONDE PAS SUR
LA COOPÉRATION
INTERNATIONALE
EST VOUÉE À L’ÉCHEC
lancées avec succès. Cette politique im-
portante constitue un changement co-
lossal dans la politique migratoire du
Royaume-Uni. Cela montre clairement
que, si vous êtes au Royaume-Uni clan-
destinement, vous ne serez pas autorisé
à rester, mais cela signifie également
que ceux qui sont arrivés illégalement
sur le territoire auront désormais un
autre endroit où ils pourront vivre et
prospérer. Ensuite, dans le cadre de no-
tre travail de partenariat avec l’Europe,
nous avons d’ores et déjà accompli un
excellent travail avec vous, nos amis
français, pour démanteler les réseaux et
sauver des vies en mer.
Les investissements dans les technolo-
gies de pointe et la coopération étroite
entre polices française et britannique ne
portent pas seulement leurs fruits : ils
sauvent des vies. Nous avons intensifié
nos actions contre le travail illégal et ar-
rêté des passeurs sans scrupule. Cibler
ensemble les filières d’acquisition de ba-
teaux et de pièces détachées représente
une autre pièce essentielle du puzzle.
Il s’agit toutefois d’un problème diffi-
cile que nous n’avons pas encore résolu.
Il est utile de se souvenir de la raison
pour laquelle il est aussi important. En
réalité, l’argumentation morale contre
l’immigration illégale est irréfutable. Nul
ne devrait arriver illégalement dans un
pays en passant devant des candidats à
l’immigration qui respectent les règles.
L’immigration illégale est injuste vis-à-
vis de la population hôte, car elle exerce
une forte pression sur les services pu-
blics et les communautés locales. Elle af-
faiblit notre capacité à aider ceux qui
sont véritablement dans le besoin. Et, à
terme, elle risque de saper le soutien de
la population à l’immigration légale.
Mais il y a un autre problème que nous
devons bien garder à l’esprit. La migra-
tion illégale est une entreprise qui peut
être mortelle. Des dizaines de milliers
de personnes sont mortes en se lançant
dans ces dangereux périples. Cela n’a
rien d’étonnant, quand on sait qu’ils
sont facilités par des bandes criminelles
qui traitent les êtres humains comme
des marchandises et utilisent les profits
de leur méprisable commerce pour fi-
nancer d’autres activités criminelles. Ils
n’ont rien de travailleurs humanitaires.
Je sais que nos partenaires français tra-
vaillent d’arrache-pied sur ce problème et
qu’ils sont soumis à une série de pres-
sions – lesquelles sont loin de se limiter
aux plages ou à la région Nord. Je suis fier
du fait que nous collaborons si étroite-
ment sur un ensemble de questions de
police, parmi lesquelles le déploiement
de policiers britanniques durant les Jeux
olympiques et paralympiques.
Je veux que vous sachiez combien le
gouvernement britannique apprécie vo-
tre travail visant à faire cesser les traver-
sées mortelles de la Manche, comme
celle à laquelle nous avons une fois de
plus assisté il y a deux semaines. Nous
vous en remercions. Continuons à tra-
vailler ensemble, car c’est, n’en doutons
pas, dans l’intérêt de nos deux pays. p
James Cleverly a été nommé
ministre de l’intérieur le 13 novem-
bre 2023. Il était auparavant secrétaire
d’Etat aux affaires étrangères,
du Commonwealth et du développe-
ment, du 6 septembre 2022 au
13 novembre 2023

Le régime d’asile à nouveau, faire face à une nou-

velle déferlante de migrants et
de réfugiés.
Alors, puisque nous sommes
tions souvent délabrées. A bien
des égards, le système actuel
d’asile européen n’est pas autre
chose que l’expression d’un
vers l’Europe, s’ils savent que, de
toute façon, ils seront dans l’im-
possibilité d’y rester ?
Nous sommes, bien sûr,
tent l’accueil et l’intégration de
milliers de réfugiés nouvelle-
ment arrivés. Au total, l’Allema-
gne a enregistré, en 2023, plus de

actuel est inhumain, entre Européens, soyons honnê-

tes : ce nouveau pacte sur la mi-
gration et l’asile peut-il nous ga-
rantir qu’on parviendra, en 2024,
darwinisme social, en vertu du-
quel seuls les plus forts survi-
vent, au détriment de ceux qui
ont le plus besoin d’asile.
ouverts à d’autres pistes et pro-
positions de solution. Ce qui est
essentiel, c’est que le régime
d’asile injuste et déliquescent
350 000 demandes d’asile. On
comprend, dès lors, pourquoi le
chancelier, Olaf Scholz, a dili-
genté une étude visant à analyser

il doit être réformé à endiguer ce flux mortifère de

migrants en direction de l’Eu-
rope ? La réponse est non. Ce
même pacte a-t-il le pouvoir de
Telle est la dure réalité. Notre
régime actuel d’asile n’est pas
humain. Une fois que nous
aurons admis cela, nous pour-
qui est aujourd’hui le nôtre soit
remplacé par un système per-
mettant aux réfugiés d’arriver
en Europe de manière contrôlée
les possibilités d’externalisation
dans des pays tiers du traitement
de ces demandes.
L’Italie coopère déjà avec le

en profondeur permettre la victoire de l’huma-

nisme sur la loi du plus fort en
matière de politique européenne
d’asile et d’immigration ? La ré-
ponse est encore non. Il édicte,
rons aller de l’avant et façonner,
ensemble, un outil équitable
pour aider les réfugiés qui frap-
pent à notre porte.
Une partie de la solution pour-
et sans l’ingérence des trafi-
quants d’êtres humains.

Envisager des partenariats

Alors que Copenhague accueille, le 6 mai, une certes, des mesures raisonna-
conférence internationale sur les migrations, bles, mais qui sont loin d’être
suffisantes. Là encore, il s’agit
le ministre social-démocrate danois Kaare d’aller plus loin.
Dybvad Bek et le politiste Peter Nedergaard
Réel besoin de protection
jugent insuffisant le pacte européen En 2024, nous allons, à la fois, de-
voir élire un nouveau Parlement
européen et constituer une nou-
rait consister à envoyer les de-
mandeurs d’asile qui sont déjà
sur notre territoire vers un pays
partenaire non européen, qui se
chargerait de traiter leur de-
mande. Dès lors que ces deman-
deurs rempliraient les condi-
tions d’octroi, ils bénéficieraient
alors d’une protection dans ce
Ce que nous devrions faire, c’est,
main dans la main avec les Na-
tions unies, sélectionner, dans
les camps de réfugiés du
monde entier, les personnes
les plus vulnérables et les faire
venir en Europe. Ce point de vue
ne devrait pas souffrir de contro-
verse dans le débat européen sur
l’immigration.
gouvernement albanais pour
renvoyer, en Albanie, les mi-
grants clandestins qui ont été se-
courus par les garde-côtes ita-
liens et dont les demandes
d’asile seront traitées dans ce
pays. En 2023, lors de sa visite au
Danemark, le premier ministre
suédois, Ulf Kristersson, a par-
tagé sa vision d’un avenir où les
demandes d’asile seront traitées
en dehors des frontières de l’Eu-
rope. Une vision pragmatique et
humaniste que la Suède fait éga-

L
a fumée blanche s’est en-
fin élevée au-dessus des
salles de négociation de
Bruxelles. Les Etats mem-
bres de l’Union européenne (UE)
ont fini par se mettre d’accord
sur un nouveau pacte européen
sur la migration et l’asile. Son
adoption formelle ne devrait
plus tarder. Voilà l’Union dotée
d’un nouveau cadre juridique
pour son système commun
d’asile et de migration.
Ce pacte consacre l’instauration
de nouvelles mesures de sécu-
rité, notamment le filtrage, à leur
arrivée aux frontières extérieu-
res de l’Union, des ressortissants
de pays tiers, ainsi que l’amélio-
ration de leur recensement. De
nouvelles mesures vont égale-
ment être prises pour mieux dé-
tecter les migrations irrégulières,
notamment par la mise en
œuvre d’une procédure obliga-
toire « à la frontière » qui concer-
nera les ressortissants de pays
pour lesquels le taux de recon-
naissance du statut de réfugié est
inférieur à 20 % et de règles spéci-
fiques en cas de situation de
crise. Dans le même temps, une
solution a été trouvée pour sou-
tenir les Etats membres qui sont
sous pression migratoire, sans
recourir à la relocalisation forcée
des demandeurs d’asile.
Mais, quand on regarde de plus
près les chiffres migratoires de
2023, force est de constater que
ce pacte est loin d’être la pana-
cée. L’année dernière, près de
380 000 arrivées irrégulières ont
été enregistrées aux frontières
extérieures de l’Union, plus de
1,1 million de demandes d’asile
ont été déposées auprès des
Etats membres et pas moins de
4 110 personnes ont péri ou ont
été portées disparues en Médi-
terranée, alors qu’elles tentaient
de rejoindre l’Europe à bord
d’embarcations de fortune. Ces
chiffres en disent long sur la
crise profonde dans laquelle le
système européen de migration
et d’asile est toujours enferré.
Ceux-ci atteignent, en effet, un
plus haut historique depuis la
crise migratoire que l’Europe a
connue en 2016. Huit ans plus
tard, il semble que nous devions,
velle Commission. Nous ne pou-
vons qu’espérer que ces deux
institutions se mettront à la tâ-
che, fortes d’une même convic-
tion : celle que le régime d’asile
actuel est inhumain par nature.
Que celui-ci doit être réformé en
profondeur. Nous le devons aux
citoyens européens. Mais nous le
devons aussi aux réfugiés qui
n’ont pas trouvé l’argent néces-
saire pour payer des passeurs.
Ceux-ci sont livrés à eux-mêmes
et ont un réel besoin d’asile.
Comment l’Europe, berceau de
l’humanisme, pourrait-elle dé-
cemment s’accommoder d’une
telle situation ?
Fait regrettable, le système ac-
tuel favorise les individus les
plus forts et les plus téméraires,
ceux qui ont assez de ressources
pour atteindre le territoire euro-
péen et y solliciter l’asile. Mais
nombreux sont ceux qui sont
exploités ou qui trouvent la
mort dans leur tentative de fou-
ler le sol européen. Sur les côtes
nord-africaines, des passeurs cy-
niques font fortune en entassant
des migrants sur des embarca-
pays tiers.
Un tel modèle présenterait
l’avantage de mettre à mal la lo-
gique mortifère d’incitation qui
pousse les migrants qui n’ont pas
un réel besoin de protection à
entreprendre un dangereux péri-
ple dans l’espoir de pouvoir res-
ter sur le sol européen et de ne
pas avoir à retourner dans leur
pays d’origine s’ils sont déboutés
du droit d’asile. Quel intérêt
auront-ils à payer une fortune à
des passeurs pour entreprendre,
au péril de leur vie, un voyage
LE SYSTÈME
ACTUEL FAVORISE
LES INDIVIDUS
LES PLUS FORTS
ET LES PLUS
TÉMÉRAIRES
Le 6 mai, le gouvernement da-
nois accueillera, à Copenhague,
une conférence internationale
sur les migrations. Nous espé-
rons qu’un dialogue fructueux
aura lieu autour des différentes
solutions proposées. Nous y
avons convié un certain nombre
de pays d’Europe, du Moyen-
Orient, d’Afrique du Nord et de
l’Ouest. La Commission euro-
péenne, les organisations des Na-
tions unies et l’Union africaine
sont également invitées. Cette
conférence sera l’occasion d’envi-
sager des partenariats dans le do-
maine migratoire et de débattre
sur des idées nouvelles quant à la
manière la plus efficace de rele-
ver les défis auxquels l’UE est
confrontée en matière d’immi-
gration clandestine.
La bonne nouvelle est que de
plus en plus de responsables poli-
tiques européens regardent dé-
sormais la réalité en face et sont
partisans d’une réforme radicale
du système d’asile actuel. Début
2024, Markus Söder, ministre-
président du Land de Bavière,
évoquait les défis que représen-
lement sienne.
Nous espérons sincèrement
que la conférence de Copenha-
gue sur les migrations ralliera à
cette cause encore plus de bon-
nes volontés, afin que nous puis-
sions mettre un terme aux tragé-
dies immenses qu’engendre le
système d’asile actuel. Ce ne sera
pas facile, et le chemin à parcou-
rir est encore long. Mais je suis
convaincu que nous avançons
lentement dans la bonne direc-
tion. Grâce à ce nouveau pacte,
une étape importante a été fran-
chie. Il s’agit à présent d’accélérer
le pas, car nous sommes encore
loin de la ligne d’arrivée. p
Kaare Dybvad Bek est
ministre danois de l’immigra-
tion et de l’intégration,
membre du parti Social-démo-
cratie. Peter Nedergaard
est professeur de sciences
politiques à l’Université
de Copenhague.
0123
MARDI 7 MAI 2024 idées | 27

Sur les campus et à

Claire Rodier Un continuum Faute de pouvoir procéder à des
expulsions, de personnel compé-
tent en nombre suffisant et de ca-
pacités d’hébergement décent,
Gaza, pas de paix
d’enfermement attend les exilés plusieurs îles grecques de la mer
Egée sont devenues, avec l’« ap-
proche hot spot », des centres de
pour Joe Biden
triage où des dizaines de milliers
de personnes sont entassées et
souvent enfermées, pendant par-
ANALYSE LE PRÉSIDENT DES
La détention est présente à toutes les étapes du parcours migratoire dans

D’ ÉTATS-UNIS REFUSE
fois plusieurs années, dans des un côté, la liberté
le nouveau pacte européen sur la migration et l’asile, déplore la juriste conditions matérielles et sanitai- d’expression. De
res en deçà de tous les standards. l’autre, le respect D’ÊTRE CARICATURÉ
En 2019, la commissaire aux de la loi. Confronté
droits de l’homme du Conseil de à la collision entre ces deux prin- EN CHEF D’UN PARTI

P DÉMOCRATE
armi les dix textes adoptés
par le Parlement européen
le 10 avril, aucun n’a pour
objet spécifique l’enferme-
ment des étrangers. Pourtant, la
détention est omniprésente dans
le pacte européen sur la migration
et l’asile – ce terme y figure plus de
cent cinquante fois –, qu’il s’agisse
de « filtrer » les arrivées de mi-
grants aux frontières, de préparer
le départ de ceux qui ne peuvent
être admis sur le territoire euro-
péen, d’instruire les demandes
d’asile ou même d’organiser l’ac-
cueil des demandeurs. Comme si
les Etats de l’Union européenne
(UE) ne pouvaient répondre aux
attentes de ceux qui frappent à
leur porte, dont un grand nombre
fuient des pays en guerre ou en
crise, autrement qu’en les mettant
derrière des barreaux.
Une directive européenne de
2008, dite « retour », fixe déjà des
règles communes permettant que
certains étrangers soient privés de
liberté, sans avoir été condamnés
pour un quelconque délit, si cette
mesure est considérée comme né-
cessaire pour la gestion de leur si-
tuation administrative. Une prati-
que qui existe depuis longtemps
en France, avec les centres de ré-
tention, où sont placées des per-
sonnes en attente d’expulsion, et
les zones d’attente aux frontières,
où d’autres sont « maintenues » le
temps d’examiner leur cas.
Ces détentions se font sous le
contrôle d’un juge et peuvent faire
l’objet de recours, même si l’effec-
tivité de ces garanties s’amenuise
au fil des réformes législatives. En
étendant la possibilité d’enfermer
à toutes les étapes du parcours mi-
gratoire, le pacte consacre une
présomption d’indésirabilité. Un
soupçon qui vise principalement
les exilés arrivant en Europe par
ses frontières méridionales.
Ainsi, quand plus de quatre mil-
lions d’Ukrainiens fuyant l’agres-
sion russe se sont précipités aux
frontières de l’UE en 2022, nul
n’aurait songé à les mettre dans
des camps ou à contrôler leurs dé-
placements. Dans tous les pays
européens, un dispositif d’accueil
a été mis en place en quelques
jours pour leur offrir l’hospitalité,
sans bouleversement majeur.
Au contraire, avec le pacte,
pour faire face à ce que certains
n’hésitent pas à qualifier de
« submersion migratoire » venue
du Sud – rappelons qu’on parle
de quelque 270 000 personnes
arrivées irrégulièrement aux
frontières de l’Europe en 2023 et
que l’UE accueille moins de 10 %
du total des réfugiés dans le
monde –, les mêmes ont choisi
de généraliser l’« approche hot
spot », inventée en 2015 pour blo-
quer les exilés débarquant alors
en nombre aux frontières mari-
times de la Grèce et de l’Italie.
LA PRIVATION
DE LIBERTÉ DES
DEMANDEURS
D’ASILE DEVRAIT
RESTER UNE MESURE
EXCEPTIONNELLE
La combinaison des différents
règlements du pacte aboutit à ce
que toute personne se présen-
tant, sans les documents exigi-
bles, à une frontière extérieure de
l’UE soit systématiquement
maintenue sous autorité poli-
cière, pendant une période de
huit jours destinée au « filtrage »
(identification et évaluation).
Cette règle s’impose à tous, en-
fants mineurs compris.
Iimpossibilité matérielle
A l’issue de cette première phase,
la personne sera orientée soit vers
une procédure de renvoi, soit vers
une procédure d’asile à la fron-
tière. Dans les deux cas, la déten-
tion se poursuivra. Jusqu’à dix-
huit mois pour les futurs expul-
sés, pendant de longues semaines
pour de nombreux autres – alors
même que, selon le droit interna-
tional, la privation de liberté des
demandeurs d’asile devrait rester
une mesure exceptionnelle. Et si
ces derniers sont « relocalisés »
pour voir leur demande examinée
dans un autre Etat de l’UE, c’est en-
core sous la contrainte que s’effec-
tuera leur transfert dans ce pays.
Sans compter que le respect des
délais prévus par le pacte sup-
pose un bon fonctionnement des
instances chargées du filtrage, de
l’examen des demandes d’asile et
du contrôle de ces procédures. Il
exige aussi des locaux adaptés à
l’accueil des populations concer-
nées. Or, l’expérience des « hot
spots » italiens, et surtout grecs,
fait craindre que l’impossibilité
matérielle de gérer ces différen-
tes contraintes ne perpétue un
mécanisme aussi inefficace
qu’inhumain.
l’Europe Dunja Mijatovic [rempla-
cée en avril par Michael O’Flaherty]
rapportait, après une visite, avoir
vu « une situation explosive [où]
les soins médicaux et les installa-
tions sanitaires font cruellement
défaut, [et où] les gens font la
queue pendant des heures pour re-
cevoir de la nourriture ». Depuis, de
nombreux rapports, émanant
tant d’organismes officiels que
d’ONG, confirment le caractère
structurel des violations des
droits dont sont victimes les occu-
pants des « hot spots ».
La massification de la détention
instaurée par le pacte ne s’arrête
pas aux frontières et n’épargne
personne, dès lors qu’on a été
obligé, faute d’accès par des voies
légales, d’emprunter la route de la
clandestinité. Car un règlement
du pacte sur les conditions « d’ac-
cueil » des demandeurs d’asile fi-
nalement admis sur le territoire
européen prévoit qu’on pourra
aussi détenir certains d’entre eux
pour éviter les « risques de fuite ».
Bien loin du « système (…) plei-
nement ancré dans les valeurs
européennes et le droit internatio-
nal » qu’avait promis la Commis-
sion européenne en 2020 en pré-
sentant le pacte, c’est un conti-
nuum de l’enfermement qui
attend désormais les exilés ayant
réussi à franchir les remparts de
la forteresse Europe. p
Claire Rodier est membre du
Groupe d’information et de sou-
tien des immigrés et du réseau
Migreurop
cipes sur les campus américains,
Joe Biden cherche une synthèse
périlleuse. Le 2 mai, le président
américain a fini par prononcer
une allocution en réaction à la
mobilisation contre la guerre à
Gaza. « Nous ne sommes pas une
nation autoritaire où l’on fait taire
les gens et écrase la dissidence », a-
t-il dit, avant d’insister sur l’essen-
tiel à ses yeux : « L’ordre doit pré-
valoir. » Il manquait un mot dans
le discours du président améri-
cain. Un nom. Une référence
pourtant indispensable, puis-
qu’elle se trouve à l’origine du
mouvement étudiant : Gaza.
Fustigeant le risque de « désor-
dre » et de « chaos », après 2 000 in-
terpellations dans tout le pays, Joe
Biden a choisi d’opérer une dis-
tinction entre la dimension sécu-
ritaire de la contestation aux
Etats-Unis et la guerre elle-même,
dans l’enclave palestinienne. A de
multiples reprises, de façon pré-
méditée, la porte-parole de la Mai-
son Blanche, Karine Jean-Pierre, a
utilisé une expression significa-
tive : « Un moment douloureux. »
Les Etats-Unis traverseraient « un
moment douloureux », comme un
deuil, un séisme ou toute autre
expérience désagréable qui ne se-
rait point politique. Or, ce mouve-
ment est politique. Il répond en
écho au vote blanc protestataire
lors des primaires démocrates,
qui a atteint des scores impor-
tants dans le Michigan, le Minne-
sota et le Wisconsin.
La Maison Blanche attend avec
espoir la fin de l’année universi-
taire pour un retour à la normale.
Pour l’heure, elle évite le débat sur
les causes. Elle se focalise sur les
méthodes des manifestants, leur
expression. Qui est souvent radi-
cale, unidimensionnelle et teintée
de détestation d’Israël. Mais la de-
mande de transparence adressée
LAXISTE TOLÉRANT
LES DÉBORDEMENTS
campus. Joe Biden ne veut pas ap-
paraître comme le candidat du
chaos. Son équipe connaît l’im-
pact négatif des violences urbai-
nes en 2020, en marge du mouve-
ment Black Lives Matter, au sein
de l’électorat conservateur et in-
dépendant. A cela s’ajoute la crise
migratoire à la frontière avec le
Mexique, qui permet aux médias
de droite de dessiner un tableau
apocalyptique : celui d’une inva-
sion, d’une entrée massive de cri-
minels sur le territoire national.
Là aussi, Joe Biden est en quête
d’un introuvable équilibre entre
humanité et sécurité. Lors d’une
réception de campagne à
Washington, le 1er mai, il se faisait
l’avocat du modèle américain.
« Pourquoi est-ce que la Chine est
autant à l’arrêt sur un plan écono-
mique ? Pourquoi est-ce que le
Japon connaît des difficultés ? Et
la Russie ? Et l’Inde ? Parce qu’ils
sont xénophobes. Ils ne veulent
pas de migrants. Les migrants
sont ce qui nous rend forts. »
Ces deux marqueurs-clés – cri-
minalité et immigration illégale –
sont d’immenses vulnérabilités
pour Joe Biden. Pourtant, les sta-
tistiques de la délinquance offrent
une réalité nuancée, malgré l’ab-
sence de recensement uniforme
dans l’ensemble des Etats améri-
cains. Elles montrent une baisse
de la criminalité violente, en par-
ticulier des meurtres, depuis deux
ans. Mais la perception d’une ma-
jorité de la population est inverse,
offrant à la droite un thème de
campagne très favorable.
Les républicains exploitent la

Hélène Thiollet L’UE multiplie les entorses par les étudiants en colère à leurs
universités – au sujet de leurs in-
vestissements jugés compromet-
tants – peut aussi être adressée à
mobilisation sur les campus, en
niant toute légitimité aux mani-
festants, associés à un wokisme
malfaisant. L’ordre contre le

au droit européen en matière migratoire l’administration Biden. Quelles li-

Les accords signés doivent
respecter la sécurité et les
intérêts de l’Union, mais aussi
les droits fondamentaux
et la dignité des personnes
concernées, rappelle la politiste
aujourd’hui prioritairement les demandeurs
d’asile qui sont visés par la diplomatie euro-
péenne. La déclaration euro-turque de 2016
est emblématique de ce virage : au-delà de la
migration clandestine, ce sont les flux d’exilés
qu’elle vise à empêcher, sous couvert de mar-
chandage habillé de discours humanitaire.
L’accord a été critiqué pour avoir transformé
la gestion des migrations en une relation
transactionnelle, où l’aide financière est
échangée contre des contrôles frontaliers
rôle de l’UE dans le renforcement potentiel de
structures de gouvernance autoritaires. C’est
le cas dans la Corne de l’Afrique, avec l’initia-
tive de Khartoum depuis 2014 et le Fonds fi-
duciaire d’urgence pour l’Afrique : les finance-
ments soutiennent essentiellement de gran-
des agences de développement occidentales
et non des organisations locales. Les Etats
autoritaires de la région en retirent parfois
des bénéfices économiques qui leur permet-
tent de financer leur appareil répressif. Ils en
vraisons d’armes à Israël depuis le
7 octobre ? Quels résultats dans les
enquêtes promises par l’Etat hé-
breu sur les crimes de guerre allé-
gués à Gaza ? Quelle possible res-
ponsabilité américaine par asso-
ciation, au regard du droit inter-
national, dans ces crimes ?
Entre humanité et sécurité
En disant que « l’ordre doit préva-
loir », Joe Biden veut envoyer plu-
sieurs messages. Le premier con-
cerne sa vigilance constante et
sincère face à l’antisémitisme. En
décembre 2022, une task force as-
chaos : tel est le schéma qu’ils ten-
tent de réhabiliter, alors même
qu’ils continuent à défendre les
émeutiers du 6 janvier au Capi-
tole. Ce même Parti républicain,
qui tresse des louanges aux for-
ces de l’ordre pour les interpella-
tions sur les campus, n’a cessé
d’attaquer les institutions – en
particulier la justice et la police fé-
dérale (FBI) –, de nier ou de relati-
viser une tentative de coup d’Etat,
de propager le soupçon sur la lé-
gitimité de l’élection de 2020.
Dans cette situation précaire,
Joe Biden a une dernière préoccu-
pation : ne pas renier la position

L
a diplomatie migratoire de l’Union
européenne (UE) soulève des questions
de légalité, de démocratie et d’efficacité.
Elle vise en principe à gérer les migra-
tions en empêchant les entrées irrégulières et
en s’attaquant aux causes de la mobilité dans
les pays d’origine. A l’origine, cet effort d’exter-
nalisation avait pour objectif d’aligner les po-
litiques migratoires des pays candidats à l’in-
tégration sur celles de l’UE. Au fil du temps, il
s’est élargi à des pays extérieurs, devenant
ainsi un outil de gestion des frontières.
Ce changement d’orientation s’accompagne
d’une tendance notable à privilégier les arran-
gements ad hoc par rapport aux accords for-
mels. L’UE s’épargne ainsi les longs processus
de ratification requis par les traités officiels.
Mais elle rend ses choix difficilement contrô-
lables et peu évalués, ce qui suscite des in-
quiétudes quant à la transparence, à la res-
ponsabilité et à la protection des droits des
exilés et des autres migrants. Ainsi la coopéra-
tion de l’UE avec la Libye, lancée dans les an-
nées 2000, a conduit les Européens à fermer
les yeux sur les abus et les mauvais traite-
ments infligés aux migrants.
Alors que les accords ciblaient initialement
les migrants en situation irrégulière, ce sont
plus stricts, sans répondre de manière adé-
quate aux besoins humanitaires des réfugiés
et des migrants. En Egypte, avec les accords si-
gnés en 2023 et 2024, ce sont des demandeurs
d’asile reconnus comme tels – les Soudanais,
Sud-Soudanais et peut-être les Gazaouis –
qu’il s’agit de refouler, en contravention avec
le droit international, la convention de 1951,
les droits européens et nationaux.
Inefficace et coûteux
L’UE multiplie les contournements ou les con-
traventions au droit européen, par exemple
lorsqu’elle délocalise en Albanie les demandes
d’asile des personnes secourues par les autori-
tés italiennes (2023). Cette stratégie ne fait pas
que menacer l’équilibre entre le besoin de con-
trôle et le respect des droits de l’homme et de
l’état de droit. Elle est aussi inefficace et coû-
teuse. Si elle bloque les réfugiés dans leur pays
d’origine ou les pays voisins, elle n’empêche
pas d’autres migrants de changer de route et
d’entrer en Europe. Elle implique des engage-
ments financiers substantiels : 850 millions
d’euros pour Frontex en 2021, 5 milliards pour
le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique…
Elle soulève aussi des questions sur les véri-
tables bénéficiaires de ces accords et sur le
retirent surtout des bénéfices politiques, en
devenant des partenaires incontournables de
l’UE, comme Kadhafi en son temps.
En infusant de la migration dans sa diplo-
matie, l’Union européenne se rend vulnéra-
ble à une double instrumentalisation : à l’ex-
térieur, de la part de ses partenaires diploma-
tiques ou de pays tiers malintentionnés,
comme la Russie, qui a organisé, en 2019 et
en 2021, des mini-« crises » migratoires aux
frontières orientales de l’UE ; mais aussi en
interne, la question migratoire devenant le
fonds de commerce de certains partis.
La politique migratoire de l’UE exige donc
plus que jamais un contrôle public qui soit à
la fois vigilant et informé, afin de garantir que
les accords signés respectent non seulement
la sécurité et les intérêts de l’Union, mais
aussi les droits fondamentaux et la dignité
des personnes concernées. p
Hélène Thiollet, géographe et politiste,
est chercheuse au CNRS et basée au CERI
Sciences Po
sociant différents organes fédé-
raux avait été mise en place sur ce
sujet. Le 7 mai, le président s’ex-
primera au mémorial de l’Holo-
causte, à Washington, pour évo-
quer la lutte nécessaire contre ce
fléau en pleine résurgence.
Le deuxième message est son
refus – par conviction et par calcul
avant l’élection présidentielle de
novembre – d’être caricaturé en
chef d’un Parti démocrate laxiste,
tolérant les débordements voire
encourageant la violence sur les
LES RÉPUBLICAINS
EXPLOITENT
LA MOBILISATION
ET ASSOCIENT
LES MANIFESTANTS
À UN « WOKISME »
MALFAISANT
pro-israélienne affichée depuis
l’attaque du 7 octobre. Malgré Né-
tanyahou et ses alliés supréma-
cistes juifs, malgré l’exaspération
d’une partie de la jeunesse amé-
ricaine à gauche, Joe Biden con-
serve son cap. Sa priorité est d’ar-
racher un accord sur un cessez-
le-feu temporaire, permettant la
libération d’une trentaine d’ota-
ges aux mains du Hamas.
La Maison Blanche voit cela
comme un préalable à un autre
cycle. Mais l’espoir d’une phase
nouvelle, conditionnée et gra-
duelle, semble extrêmement fra-
gile. Son aboutissement serait la
normalisation des relations entre
l’Arabie saoudite et Israël, une
avancée claire vers la solution à
deux Etats avec les Palestiniens.
Rêve de papier ? Oui. Mais engagé
si loin, sans possibilité de retour,
dans la nuit gazaouie aux côtés
d’Israël, Joe Biden n’a pas d’alter-
native, prisonnier de sa fidélité. p
piotr smolar (washington,
correspondant)
28 | idées 0123
MARDI 7 MAI 2024

Elias Sanbar
« Nétanyahou et les colons
jouent l’irrémédiable »
Dans son dernier essai,
présenter notre expulsion comme la
l’intellectuel conséquence d’une agression arabe. Le
15 mai 1948, une autre histoire commence.
palestinien estime
En quoi la guerre en cours depuis
que le pouvoir le 7 octobre est-elle également
israélien cherche à existentielle, jumelle de cette
première guerre de 1947-1948 ?
tuer toute possibilité Une partie d’échecs a débuté le 7 octobre,
initiée par un crime de guerre commis par
de réconciliation le Hamas, auquel répond, depuis près de
sept mois, une terrifiante succession de
entre les deux peuples crimes de guerre commis par l’armée is-
raélienne. L’attaque du Hamas visait à con-
traindre Israël à entrer dans Gaza et à s’y
embourber. Le mouvement islamiste vou-
ENTRETIEN lait rompre avec le schéma des guerres pré-
cédentes (2008-2009, 2012, 2014, 2021), qui
ont échoué à modifier le rapport de force. YANN LEGENDRE

S
ept mois après le début de la
guerre à Gaza, Elias Sanbar, an-
cien ambassadeur de la Palestine
auprès de l’Unesco, essayiste et
traducteur en français du poète
Mahmoud Darwich, livre son
analyse des dynamiques politiques et mili-
taires à l’œuvre en Israël et dans les territoi-
res occupés. Il vient de publier, chez Galli-
mard, « La dernière guerre ? » Palestine, 7 oc-
tobre 2023 - 2 avril 2024, dans la collection
« Tracts » (n° 56, 48 pages, 3,90 euros).
Déjà sept mois de guerre à Gaza. Ce qui
avait commencé comme une opération
de représailles à l’attaque terroriste du
7 octobre 2023 s’est transformé en un
massacre que rien ne semble pouvoir
arrêter. Comment interprétez-vous
cette guerre ?
Cette guerre peut être abordée comme
un « retour à la case départ », radicalement
distincte de toutes les guerres israélo-ara-
bes, car elle ramène à la guerre originelle
entre le peuple palestinien et la commu-
nauté juive en Palestine. Qualifiée, à juste
titre, de « civile » par certains historiens,
cette guerre va du vote du plan de partage
de la Palestine par l’ONU, le 29 novem-
bre 1947, à l’entrée en guerre des armées
arabes, le 15 mai 1948, au lendemain de la
déclaration d’indépendance d’Israël.
Quelles sont les caractéristiques de ce
tête-à-tête entre les deux protagonistes
historiques du conflit ?
J’en vois trois. Les combats mettent aux
prises Palestiniens et juifs seulement, la
guerre se déroule sur la totalité du terri-
toire de la Palestine historique, au sein des
frontières de la Palestine du mandat bri-
tannique, et elle recèle une dimension
existentielle pour les deux parties, car la
présence de l’une ou de l’autre en Palestine
dépendra de l’issue des combats. L’essen-
tiel de la Nakba [« catastrophe », en arabe,
l’expulsion de 800 000 Palestiniens] s’est dé-
roulé durant ces cinq mois et demi. Israël a
toujours caché le fait que le 15 mai 1948, le
jour où le premier soldat arabe entre en Pa-
lestine, les Palestiniens sont déjà des réfu-
giés. Une omission indispensable pour
La riposte d’Israël a consisté à ouvrir non
pas un front, mais plusieurs : à Gaza, avec
des bombardements d’une violence
inouïe ; en Cisjordanie, avec les raids meur-
triers de l’armée et le harcèlement perma-
nent des colons ; en Israël, où les Palesti-
niens sont soumis à une extrême pres-
sion ; et contre l’UNRWA, l’agence de l’ONU
pour les réfugiés. Benyamin Nétanyahou
et sa coalition d’extrême droite ont le sen-
timent que le Hamas leur a donné l’occa-
sion de réaliser un rêve : terminer le travail
laissé inachevé par David Ben Gourion (le
père fondateur d’Israël), c’est-à-dire le net-
toyage ethnique de toute la Palestine.
Pour l’instant, il n’y a pas eu d’exode
massif de la bande de Gaza…
Cette surprise s’explique de deux façons :
le Hamas oppose à l’armée israélienne
une résistance à laquelle personne ne s’at-
tendait, et les Gazaouis savent – comme
tous les Palestiniens depuis la Nakba – que
lorsque l’on part, on ne revient pas. Vu le
déluge de feu auquel elle est exposée, la
population massée à Rafah pourrait facile-
ment faire exploser le terminal égyptien
et partir se réfugier dans le Sinaï. Mais elle
ne le fait pas, car elle a compris que ce se-
rait sa fin chez elle, sur son sol. Les massa-
cres pourraient devenir plus terrifiants et
l’on pourrait assister à des exodes. Mais,
pour l’instant, les Gazaouis tiennent. Ils re-
fusent de sortir de scène. Et plus le temps
passe, plus ce sera difficile pour le gouver-
nement israélien de parvenir à ses fins :
pour réussir une épuration ethnique, il
faut aller très vite et ne pas donner au
monde le temps de réagir.
Comment analysez-vous la stratégie
du Hamas ?
Il a réalisé le premier mouvement de la
partie d’échecs et il tient tête. Non seule-
ment il n’a pas été mis hors jeu, mais sa
centralité dans le paysage politique palesti-
nien est désormais une réalité. L’armée is-
raélienne liquidera peut-être tous ses chefs,
à commencer par Yahya Sinouar (le cerveau
du 7 octobre), mais le Hamas survivra. On le
voit à la vitesse à laquelle ses bataillons,
censés avoir été détruits, réapparaissent.
Dans le nord ou au centre de la bande de
Gaza, dont Israël affirme avoir pris le con-
trôle, les accrochages ont repris et les tirs de
roquettes n’ont jamais cessé. C’est une
guerre ouverte, tout y est possible.
La bande de Gaza est en miettes, elle
mettra des décennies à se relever de
cette guerre. Le Hamas n’est-il pas
tenu responsable, en partie,
de cette catastrophe ?
Je ne suis pas sur le terrain, mais je pense
que, pour l’instant, la solidarité l’emporte
sur la colère. Les images des combattants
du Hamas qui sortent de leurs tunnels en
tongs et s’attaquent, armés d’un simple
RPG [lance-roquettes], à des soldats res-
semblant à des Robocop impressionnent
« LA DERNIÈRE beaucoup les Palestiniens. Nous savons
GUERRE ? » aussi que les crimes commis par toute ar-
PALESTINE, mée d’occupation génèrent, au quotidien,
7 OCTOBRE 2023- un lot de volontaires désireux d’en décou-
2 AVRIL 2024 dre. C’est un classique des guerres colonia-
d’Elias Sanbar, les. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de
Gallimard, collection colère envers le Hamas. La journaliste de
« Tracts », n° 56, Haaretz Amira Hass, qui connaît très bien
48 pages, 3,90 euros Gaza, a rapporté des témoignages sur ce
sujet. Mais ces réactions demeurent limi-
tées. C’est quand les combats cesseront
que l’on pourra jauger l’importance ou
non du ressentiment anti-Hamas.
Pour les Israéliens, au-delà du massa-
cre du 7 octobre, qui a réactivé chez
certains le traumatisme de la Shoah, en
quoi cette guerre est-elle existentielle ?
On entend deux voix aujourd’hui en Is-
raël. Celle, très minoritaire, qui dit que
cette guerre est ingagnable, qu’il faut l’ar-
rêter avant que ses conséquences ne de-
viennent catastrophiques, et qu’il faut
donner la priorité à la libération des ota-
ges. Et puis il y a celle de ceux qui, frustrés
par l’incapacité de l’armée à éradiquer le
Hamas, poussent à toujours plus de ven-
geance et de violence contre les civils. Une
ne relevait pas de la trahison. Ce travail a
débouché en 1988, lors de la réunion du
Conseil national palestinien à Alger, sur le
vote à la majorité de la décision de résou-
dre le conflit par la voie politique. C’est ce
travail qui est en train de partir en fumée à
Gaza. Comment renouer le dialogue après
ces 15 000 enfants massacrés ? Le niveau
de détestation d’Israël dans l’opinion pa-
lestinienne n’a jamais été aussi élevé.
Benyamin Nétanyahou et son gouverne-
ment de colons jouent l’irrémédiable. Ils
veulent enterrer les chances de paix une
fois pour toutes.
Côté palestinien, on n’entend
quasiment aucune voix politique
à la hauteur de l’épreuve que traverse
ce peuple. Pourquoi ?
Pendant des décennies, secondé active-
ment par le parrain américain, Israël a
réussi à renvoyer bredouilles les interlocu-
teurs palestiniens désireux de conclure
une paix équitable. Le gouvernement is-
raélien a aussi activement creusé la divi-
sion entre le Fatah pluraliste et les organi-
sations islamistes, dont le Hamas. Dans
cette atmosphère d’échecs et d’impuis-
sance, des maladies se sont développées
au sein de certaines élites palestiniennes,
dont la démission politique.
L’espoir d’un renouveau du leadership
repose en partie sur les prisonniers. Il y a
un énorme potentiel parmi les cadres sus-
ceptibles d’être libérés dans le cadre d’un
échange avec les otages israéliens. Je ne
parle pas seulement de Marwan Bar-
ghouti [un haut responsable du Fatah, hé-
raut de la deuxième Intifada, condamné
à la prison à perpétuité]. Ces dernières an-
nées, des communiqués communs d’une
grande qualité ont été élaborés par des
détenus du Fatah, du Hamas, du Jihad isla-
mique et du Front populaire de libération
de la Palestine.

UNE ANALYSE À CHAUD DE LA GUERRE À GAZA
l’indignation et l’analyse ne
font pas toujours bon ménage.
Une des vertus de l’opuscule que
publie Elias Sanbar est de mêler
harmonieusement ces deux regis-
tres. Rédigé dans l’urgence, sous le
poids des massacres auxquels l’ar-
mée israélienne se livre dans la
bande de Gaza depuis sept mois, ce
petit ouvrage ambitionne de cer-
ner la singularité de cette guerre.
L’auteur, chassé de Haïfa avec
sa mère en avril 1948, lors de la
Nakba (la « catastrophe » en
arabe), voit dans le carnage en
cours une réédition de cet épisode
fondateur du conflit israélo-pales-
tinien. « La guerre qui culmine
aujourd’hui à Gaza est aussi une
guerre contre la Palestine, toute la
Palestine », écrit-il. Sans passer
sous silence les crimes du Hamas
et sans sous-estimer leur carac-
tère traumatique pour un pays né
dans les cendres de la Shoah, l’an-
cien ambassadeur de la Palestine
à l’Unesco fustige le « droit naturel
à l’impunité » d’Israël, symptôme
selon lui de la déliquescence de
l’ordre international.
Pour enrayer la mécanique du
désastre, soigneusement huilée
par Benyamin Nétanyahou et ses
acolytes d’extrême droite, Elias
Sanbar – qui fut un actif partisan
de la solution à deux Etats – sug-
gère aux capitales occidentales de
« mettre la charrue avant les
bœufs » : reconnaître d’abord l’Etat
de Palestine, conformément au
droit international, et le débarras-
ser ensuite des entraves de l’occu-
pation. Lucide, le traducteur de
Mahmoud Darwich conclut son li-
vret par quelques vers tragiques
du grand poète palestinien : « Lais-
sez donc, ô invités du lieu, quelques
sièges libres pour les hôtes, qu’ils
vous donnent lecture des condi-
tions de la paix avec les défunts. » p
b. ba.
attitude que l’historien Yuval Noah Harari,
dans un long article publié par Haaretz, a
qualifiée de syndrome de Samson : la ten-
tation du suicide collectif.
Que voulez-vous dire ?
Les Israéliens sont en train de tuer toute
possibilité de réconciliation entre les deux
peuples, et c’est suicidaire. Il faut faire
un peu d’histoire pour comprendre. Après
le siège de Beyrouth, en 1982, l’OLP [l’Orga-
nisation de libération de la Palestine] a
commencé à envisager la possibilité d’un
règlement du conflit par la voie politique,
d’un voisinage entre Israéliens et Palesti-
niens. Parallèlement aux discussions avec
ce que l’on appelait alors le camp de la paix
israélien, l’OLP a mené un travail très
compliqué, auquel j’ai participé, pour
convaincre notre société qu’une telle issue
La diaspora palestinienne fourmille
aussi d’initiatives en vue du jour
d’après…
Les Palestiniens qui vivent en exil for-
ment 60 % de notre démographie. Pour
qu’une solution soit viable, il faut qu’elle
implique l’OLP, dont la vocation est de
représenter l’ensemble des Palestiniens,
contrairement à l’Autorité palestinienne,
qui ne représente que ceux de Cisjordanie
et de Gaza. Le Hamas, qui ne siège pas pour
l’instant à l’OLP, a déclaré que s’il y avait
des élections lui permettant de rentrer
dans ces organes, il serait prêt à en respec-
ter les résultats. La clé de la refondation,
c’est de partir aux urnes. Mais nous en
sommes encore très loin. Nous sommes
plus proches du désastre que de l’espoir. p
propos recueillis par
benjamin barthe
0123
MARDI 7 MAI 2024
ÉCONOMIE |
par j ean-mic h e l be zat
RN : les critiques
à mi-voix des patrons
I AVEC UN SCORE
l faut s’appeler Henri Proglio
et se « foutre » pas mal du
qu’en-dira-t-on pour oser
s’afficher avec Marine Le Pen
dans un restaurant parisien fré-
quenté par l’élite économique
française. L’ex-PDG de Veolia et
d’EDF l’a fait, le 21 novembre 2023,
au vu et au su de tous. Une se-
maine plus tard, les agapes chez
Laurent de l’ancien proche de Jac-
ques Chirac et de la leader du Ras-
semblement national (RN) se re-
trouvaient dans Le Canard en-
chaîné et faisaient les choux gras
des conversations. Il flotte tou-
jours un parfum sulfureux autour
du parti d’extrême droite, et si l’on
dînait avec ses dirigeants, ce serait
avec une longue cuillère. La
grande majorité des patrons s’y
refuse encore.
La dédiabolisation du parti d’ex-
trême droite est loin d’être acquise
au sein du patronat et l’antienne
revient à chaque élection : les
chefs d’entreprise doivent-ils dé-
noncer la menace qu’il fait peser,
au moins sur la bonne marche de
l’économie et des entreprises fran-
çaises ? Ils répondent par le si-
lence, à quelques exceptions près,
comme lors des scrutins présiden-
tiels de 2017 et 2022, ou ils font par-
ler leurs organisations. Lors des
deux duels Emmanuel Macron-
Marine Le Pen de second tour, le
Medef et la Confédération des pe-
tites et moyennes entreprises
(CPME) avaient mis en garde con-
tre une victoire de la candidate RN
pour l’image de la France, la cons-
truction européenne et l’appétit
des investisseurs étrangers.
A quelques semaines de l’élec-
tion européenne du 9 juin, l’en-
quête Ipsos pour Le Monde et le
Cevipof, publiée le 29 avril, les a
au moins rassurés sur un point :
avec 7 % des intentions de vote, La
France insoumise n’est plus une
menace. C’est le RN qui devrait les
affoler avec un score attendu de
32 %, deux fois celui de la majorité
présidentielle. L’enjeu politique
de ce scrutin est certes moins cru-
cial qu’à la présidentielle, mais il
dit beaucoup de choses sur la per-
ception de l’Europe et il aura va-
leur de test à trois ans de
l’échéance de 2027.
Stratégie d’évitement
Les chefs d’entreprise n’en restent
pas moins prudents. Ils savent
qu’une partie de leurs salariés vo-
teront pour le parti d’extrême
droite et préfèrent ne pas s’immis-
cer dans un choix avant tout ci-
toyen. Ils craignent aussi qu’une
condamnation de la part de diri-
geants aux rémunérations parfois
exorbitantes ait un effet inverse et
nourrisse le discours populiste
contre les élites. Et certains pa-
trons de PME sont séduits par le
discours protectionniste du RN,
qui prône, en particulier, la préfé-
rence nationale dans l’attribution
des marchés publics, pourtant
contraire aux traités européens.
Jordan Bardella, tête de liste et
président du parti, l’a bien com-
pris, qui tente de gommer ses as-
pérités programmatiques pour sé-
duire le patronat ou obtenir au
moins sa neutralité. On ne l’en-
tend pas lancer des diatribes pou-
jadistes et dire que son projet éco-
nomique « se résume en une
phrase : tout pour les PME-TPE »,
comme Marine Le Pen en 2022,
qui renvoyait Emmanuel Macron
à son image d’ex-banquier d’affai-
res et d’avocat des multinationa-
CERTAINS PATRONS
DE PME SONT SÉDUITS
PAR LE DISCOURS
PROTECTIONNISTE
DU RN
0123 | 29
CHRONIQUE LA LIBERTÉ
D’INFORMER
ATTAQUÉE abondent des attaques qui s’y multiplient qu’à présent. L’interdiction signifiée le
DE TOUTES PARTS
contre la liberté d’informer. En rendant pu-
blic le 3 mai son classement mondial de la
liberté de la presse, l’organisation Repor-
5 mai constitue donc un dangereux précé-
dent. La Maison Blanche et l’Union euro-
péenne avaient jugé « préoccupante »
ters sans frontières a noté que plus de 50 %
de la population mondiale vit sur un terri-
toire « où exercer le métier de journaliste re-
l’adoption le 1er avril à une écrasante majo-
rité, par la chambre unique israélienne, la
Knesset, de la loi permettant cette interdic-
vient à risquer sa vie ou sa liberté ». Cinq des tion. Des réserves exprimées de manière
dix pays les plus peuplés de la planète sont bien trop timides pour qu’elles produisent
soumis à ce régime, particulièrement en le moindre effet.
période électorale. Les Etats-Unis comme l’Union euro-
ATTENDU DE 32 % Le journaliste du Wall Street Journal Evan péenne n’ont guère plus protesté contre
Gershkovich est ainsi détenu en Russie de- l’interdiction faite par Israël à la presse
AUX EUROPÉENNES, puis plus d’un an, en attente d’un procès, à étrangère d’accéder à la bande de Gaza de-
LE RASSEMBLEMENT la suite d’accusations d’espionnage cou- puis les massacres de civils israéliens par
NATIONAL DEVRAIT
AFFOLER LE PATRONAT
D eux jours après la Journée mon-
diale de la liberté de la presse, le
3 mai, le gouvernement israélien a
décidé à l’unanimité de réduire au silence
la chaîne d’information qatarie Al-Jazira au
sues de fil blanc. A Hongkong, désormais
placé sous la férule chinoise, Jimmy Lai, pa-
tron de l’ancien groupe de presse d’opposi-
tion Next Media, risque une peine de pri-
son à perpétuité à l’issue du simulacre de
les miliciens du Hamas, le 7 octobre 2023.
Un huis clos totalement hermétique qui a
rendu le travail des équipes d’Al-Jazira sur
place d’autant plus précieux. Américains et
Européens ont réagi avec le même laco-
nom de la sécurité du pays. Cette décision procédure judiciaire en cours. Le 1er mai, nisme face à la décimation des journalistes
les. Devant le Medef, le 18 avril, s’est traduite immédiatement par l’arrêt PEN America, une organisation de défense palestiniens de Gaza, distingués le 2 mai
M. Bardella a évité de parler d’im- pour une période reconductible de qua- de la libre expression, notait d’ailleurs que par le Prix mondial de la liberté de la presse
migration à des patrons qui y re- rante-cinq jours de la diffusion des pro- le nombre d’écrivains emprisonnés en de l’Unesco. Plus d’une centaine a été tuée
courent ; il a rejeté l’« autarcie » grammes de la chaîne, que le premier mi- Chine a dépassé pour la première fois par les bombardements de l’armée israé-
pour faire oublier le fond protec- nistre Benyamin Nétanyahou a qualifiée en 2023 le nombre de cent. lienne depuis le 7 octobre 2023, y compris
tionniste de son parti. L’économie, de « terroriste », et par la fermeture de ses Qu’une démocratie comme Israël parti- des membres de la chaîne qatarie, dont une
n’est-ce pas « quelques convictions bureaux sur le territoire israélien. Elle s’est cipe à cet assaut en règle contre la liberté journaliste chevronnée, Shireen Abu Akleh,
et beaucoup de pragmatisme », accompagnée de la confiscation de ses d’informer est d’autant plus alarmant. Les avait déjà été victime en 2023 d’un tir israé-
comme il le confiait à notre équipements. autorités de l’Etat hébreu n’ont jamais ca- lien qui n’a donné lieu à aucune poursuite.
consœur Elsa Conesa (Le Monde De telles pratiques sont ordinairement le ché par le passé leur détestation de la ligne Il s’agit pourtant d’une saignée dévasta-
du 8 décembre 2023) ? propre de régimes autoritaires qui ne tolè- éditoriale ouvertement propalestinienne trice pour la société palestinienne dont ils
« Ils sont perclus d’incohérences. rent pas d’autres voix que la leur. Les cas d’Al-Jazira, mais elles l’avaient tolérée jus- prétendent se préoccuper. p
Ils changent de visage en perma-
nence », dénonce M. Macron, dans
La Tribune Dimanche du 5 mai,
marquant ainsi son entrée en
campagne. Le « pragmatisme » ?
C’est d’abord une stratégie d’évi-
tement des mesures risquant
d’entacher leur crédibilité de fu-
turs gouvernants, sur l’Europe ou
sur l’économie. Les « convic-
tions » ? Elles restent solides de-
puis la création du Front national
en 1972. La dénonciation de l’Eu-
rope en est une, même si le RN a
dû admettre que sortir de l’euro
aurait appauvri les classes popu-
laires. « Considérer qu’elle est la
source de tous nos maux, ça n’est
pas notre ligne », a prévenu le pré-
sident du Medef, Patrick Martin.
Les immigrés sont l’autre bouc
émissaire. D’abord parce qu’ils
grèveraient le budget de la Sécu-
rité sociale et de l’assurance-chô-
mage. Mais aussi parce que les tra-
vailleurs venus d’ailleurs exercent
des métiers à faible productivité et
mal payés (BTP, hôtellerie-restau-
ration…), tirant les salaires vers le
bas et générant peu de recettes fis-
calo-sociales. Ils ne volent plus le
pain des Français, ils sont respon-
sables de leur appauvrissement !
Cette grossière analyse écono-
mique est démentie par le rapport
publié le 2 mai par l’Organisation
de coopération et de développe-
ment économiques. En 2023, an-
née de pénurie de main-d’œuvre,
souligne-t-il, « des flux d’immigra-
tion particulièrement importants »
ont soutenu l’activité de nom-
breux membres du club des pays
riches ; ils ont « bénéficié globale-
ment à la croissance de [leur] PIB ».
La contribution des immigrés, soit
0,5 point de richesse en France, et
jusqu’à 1,5 point dans certains
pays, a été plus élevée que son ni-
veau moyen de la décennie 2010-
2019. Si le Japon, la Chine, la Russie
et l’Inde sont moins performants
que les Etats-Unis, c’est « parce
qu’ils sont xénophobes », a tranché
le président américain, Joe Biden,
le 1er mai, dans un discours de
campagne anti-Trump.
Quant au « mur de la dette » pré-
senté comme « un péril pour la
souveraineté nationale », Marine
Le Pen a exposé ses remèdes dans
Les Echos du 29 février. Elle veut
soigner deux « plaies » (la fraude
fiscalo-sociale et l’immigration
massive), soit un gain aléatoire de
30 milliards d’euros. De l’homéo-
pathie, quand son projet présiden-
tiel prévoyait de déverser des di-
zaines de milliards d’euros pour la
sécurité, la défense, l’éducation, la
santé, les exonérations fiscales…
La guérison passerait aussi par
une volonté de « recréer une éco-
nomie de production enracinée ».
La France, qui pèse 3 % du PIB
mondial, devrait alors se battre
sur trois fronts : l’Europe, les Etats-
Unis et la Chine. Autant de billeve-
sées programmatiques qui de-
vraient convaincre les patrons de
mot-pour-mots.fr
sortir vraiment de leur réserve. p
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