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LA

Histoire
AVRIL-MAI 2023 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 67

LA VÉritABLe
H

de d’ArtAGnAn
frAnCedes
de L’ÂGe BAroQUe À LA nAissAnCe de L’ÉtAt Moderne
MoUsQUetAires
VOUS RÉVÈLE LES DESSOUS DE LA CULTURE

PASCAL, LE CŒUR ET LA RAISON


Il avait, à l’âge de douze ans, trouvé tout seul l’un
des théorèmes d’Euclide ; à dix-neuf, il avait mis
au point la première calculatrice de l’Histoire. Mais
c’est par sa pensée et par son style que Blaise Pascal
a acquis la renommée d’un des plus grands écrivains
de langue française. Pour célébrer les quatre
cents ans de sa naissance, à Clermont, en 1623,
Le Figaro Hors-Série rend hommage à l’inventeur,
au polémiste, au défenseur de Port-Royal, au
penseur de l’abîme, de la Grâce et du Salut. Récit
de sa vie, analyse de sa philosophie, de son style,
des influences de saint Augustin, Montaigne ou
Descartes sur sa philosophie, dictionnaire des
personnages qui ont peuplé son univers… Tout ce
que vous devez absolument savoir sur l’auteur des
Pensées est réuni dans un numéro exceptionnel de
160 pages, magnifiquement illustré.

13,90
€ 160 pages, actuellement disponible
chez votre marchand de journaux et sur www.figarostore.fr/hors-serie

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P8

P42 P108
AU SOmmAIrE
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
8. la retraite, d’un régime l’autre Par Bruno Dumons 56. Dumas au tribunal de l’histoire Par Simone Bertière
16. le grand chambardement Par Guillaume Perrault 68. la nuit du roi Par Jean-François Solnon
18. Au service secret du Führer Entretien avec 72. la fabrique des mousquetaires Par Claude Schopp
Gérard Chauvy, propos recueillis par Luc-Antoine Lenoir 78. Un homme d’exception Par Jean-Christian Petitfils
24. le plus beau de l’histoire Par Geoffroy Caillet 82. les enfants du siècle Par Jean-Christian Petitfils
26. la gloire de son père Par Michel De Jaeghere 92. Guerre et paix
© xOSE BOUzAS / hANS lUCAS. © rmN-GrAND PAlAIS (mUSÉE DU lOUvrE) / FrANCK rAUx. © TOKAr/ShUTTErSTOCK.

27. Côté livres 96. les trois qui font la paire Par Marie-Amélie Brocard
33. Pleins feux sur l’islam Par Eugénie Bastié 98. Quand d’Artagnan fait son cinéma
34. Tous en scène Par Marie-Amélie Brocard Par Jean-Christophe Buisson et Geoffroy Caillet
35. Télévision Par Marie-Amélie Brocard 100. De plume et d’épée
36. Expositions Par Luc-Antoine Lenoir 102. A la conquête du Grand Siècle Par Luc-Antoine Lenoir
38. Cinéma et théâtre Par Isabelle Schmitz
et Bénédicte Delelis L’ESPRIT DES LIEUX
39. Impérial pot-au-feu Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut 108. le dernier condottiere Par Samuel Adrian
116. Sous bonne garde Par Marie-Laure Castelnau
EN COUVERTURE 120. Echec au roi Par Albane Piot
42. le siècle des mousquetaires Par Jean-Marie Constant 126. la généalogie, passion française Par Sophie Humann
50. Tous pour un Par Rémi Masson 130. les droits de l’âme Par Vincent Trémolet de Villers

Société du Figaro Siège social 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris.


Président Charles Edelstenne. Directeur général, directeur de la publication Marc Feuillée. Directeur des rédactions Alexis Brézet.
LE FIGARO HISTOIRE. Directeur de la rédaction Michel De Jaeghere. Rédacteur en chef Geoffroy Caillet. Enquêtes Luc-Antoine Lenoir,
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Brochart. Editeur Robert Mergui. Directrice de la fabrication Emmanuelle Dauer. Directrice de la production Corinne Videau.
LE FIGARO HISTOIRE. Commission paritaire : 0624 K 91376. ISSN : 2259-2733. Edité par la Société du Figaro. ISBN : 978-2-8105-1008-5
Rédaction 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 57 08 50 00. Régie publicitaire MEDIA.figaro
Président-directeur général Aurore Domont. 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 56 52 26 26.
Imprimé en France par RotoFrance Impression, 25, rue de la Maison-Rouge, 77185 Lognes. Mars 2023.
Imprimé sur du papier Burgo Uno Bright silk. Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Eutrophisation : Ptot 0,004 kg/tonne
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Le Figaro Histoire
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CE NUMÉRO A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE JEAN-LOUIS VOISIN, FRÉDÉRIC VALLOIRE, ÉRIC MENSION-RIGAU, PHILIPPE MAXENCE,
CHARLES-ÉDOUARD COUTURIER, THIERRY LENTZ, MARIE PELTIER, LOUIS PÉTREL, JEAN-PIERRE BABELON, PÉTRONILLE DE LESTRADE,
BLANDINE HUK, SECRÉTAIRE DE RÉDACTION, SOPHIE SUBERBÈRE, RÉDACTRICE PHOTO, SYLVIE MAURICE, RÉDACTRICE GRAPHISTE, KEY GRAPHIC,
PHOTOGRAVURE, SOPHIE TROTIN, FABRICATION. EN COUVERTURE : © NATIONAl GAllErY GlOBAl lImITED / AKG. © 2023 ChAPTEr 2 PAThÉ FIlmS m6
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H
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CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Simone Bertière, historienne, maître
de conférences honoraire à l’université Bordeaux-Montaigne et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine)
à l’université Paris-Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne ; Maurizio De Luca,
ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées du Vatican ; Alexandre Grandazzi, historien et archéologue, professeur de langue
et littérature latines à l’université Paris-Sorbonne ; Barbara Jatta, directrice des musées du Vatican ; Thierry Lentz, directeur de la Fondation
Napoléon ; Alexandre Maral, conservateur général au Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon ; Eric Mension-Rigau, professeur
d’histoire sociale et culturelle à l’université Paris-Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin,
ancien délégué pour les départements scientifiques et les laboratoires des musées du Vatican ; Dimitrios Pandermalis (†), professeur émérite
d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, président du musée de l’Acropole d’Athènes ; Jean-Christian Petitfils, historien, docteur
d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut, ancien président de l’université Paris-Sorbonne ; Giandomenico Romanelli,
professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.
© Lea CreSPi/Le Figaro Magazine

ATHOS, PORTHOS & CIE


P
aul Morand a statué là-dessus une fois pour toutes : «Tout ce soulever les provinces quand ils entendaient exprimer un désac-
que dit d’Artagnan, nous y croyons depuis notre enfance dur cord un peu vif, à s’appuyer à l’occasion sur l’ennemi contre un
comme fer, et nous y croirons, malgré les historiens, jusqu’à notre ministre ; s’allier contre l’empereur avec des puissances protestan-
mort. » ecrivant Les Trois Mousquetaires, alexandre Dumas n’a pas tes sans offusquer les catholiques ni jeter les dévots dans les bras de
composé un roman comme les autres, une fantaisie sur le règne de l’espagne des Habsbourg ; ruiner la prétention des réformés de
Louis Xiii à ranger dans nos bibliothèques entre Le Capitaine Fra- constituer un etat dans l’etat prompt à entrer en sécession sans
casse de Théophile gautier et le Cinq-Mars d’alfred de Vigny. n’en s’aliéner pourtant l’angleterre et l’allemagne ; rétablir d’une main
déplaise à Marc Bloch et à sa référence irréfléchie à la fête de la Fédé- de fer la discipline sans dresser contre le souverain l’aristocratie
ration dont nous devrions être émus, à l’en croire, à l’égal du sacre de militaire dont le concours était nécessaire à la guerre (sans Condé,
reims (comme si cette messe célébrée sur le Champ-de-Mars sous pas de rocroi) ; tenir tête aux complots en un temps où deux règnes
une pluie battante par un évêque apostat pour marquer le premier successifs s’étaient conclus par un régicide, où l’exécution de Char-
anniversaire d’une émeute sanglante, au terme de laquelle les sol- les ier paraissait sonner le glas des monarchies, et où l’assassinat fai-
dats-citoyens avaient solennellement juré fidélité à un roi qu’ils ren- sait partie du vocabulaire politique (Buckingham y avait succombé
verseraient deux ans plus tard, avant de le faire condamner à mort à en angleterre après Concini à Paris ; richelieu n’avait échappé que
l’issue d’un procès inique, devait susciter en nous des battements de par une chance inouïe à la conspiration de Chalais ; celle de Cinq-
cœur nostalgiques !), il fait, beaucoup plus qu’elle, partie des élé- Mars impliquerait jusqu’au capitaine des mousquetaires, ce bon
ments constitutifs de l’identité française. M. de Tréville) ; réduire en allemagne l’empereur à l’impuissance
De la Saint-Barthélemy à la révolution, Dumas a pu multiplier sans négliger la défense du pré carré des frontières et leur progres-
les fictions greffées sur les grands épisodes de l’histoire de France. sion vers les Pyrénées et vers le rhin ; affronter le mécontentement
nous nous sommes passionnés, avec lui, pour les aventures de que suscitait dans la bourgeoisie l’effort de guerre ; faire face à la
Chicot, le bouffon d’Henri iii, comme pour celles de Joseph Bal- fronde conjuguée des grands seigneurs exaspérés par la dictature
samo, la doublure de Cagliostro, sans que cela donne une autorité ministérielle et des parlementaires grisés par la révolution d’angle-
particulière à son interprétation des guerres de religion ou de la fin terre ; conclure une paix avantageuse avec l’espagne et exorciser la
de l’ancien régime. réunion de sa couronne à l’autriche : l’œuvre, multiforme, avait
4 D’où vient l’empreinte incomparable qu’a laissée sur nous au semblé tenir de la gageure, exiger d’un gouvernement qu’il démul-
h contraire la saga qu’il a consacrée aux débuts du grand Siècle ? tiplie énergie, pensée, action à l’infini. richelieu et Mazarin avaient
Que les personnages de richelieu, Louis Xiii, anne d’autriche, résolu, à force de ténacité, la quadrature du cercle, balisant le che-
Buckingham, Mazarin, Charles ier d’angleterre, nicolas Fouquet, le min pour le règne glorieux de Louis XiV.
jeune Louis XiV lui-même nous sont mieux connus par ses romans Cette révolution, Dumas la retrace pourtant sans enthousiasme
que par les livres d’histoire ? Dumas a retracé dans Les Trois Mous- excessif. elle a bien plutôt, sous sa plume, les couleurs automnales de
quetaires les intrigues concurrentes de richelieu et d’anne d’autri- la fin d’un monde, comme si les prétentions brouillonnes d’une
che en marge du siège de La rochelle. Vingt ans après nous fait revi- noblesse convaincue de défendre, avec ses privilèges, son bon droit
vre les désordres de la Fronde et la révolution d’angleterre. Le s’étaient identifiées, pour lui, à la cause de la liberté même ; comme si
Vicomte de Bragelonne nous fait assister à la prise de pouvoir per- un âge de géants avait fait place à une médiocrité satisfaite, une épo-
sonnel de Louis XiV et à la naissance de Versailles. D’artagnan que appauvrie par la répudiation de l’héroïsme. il donne, avec athos,
entre en scène en 1625, un an après l’accès de richelieu au rang de le plus brave et le plus prestigieux des porte-parole à la prétention
principal ministre ; il en sort au lendemain de la disgrâce de Fou- nobiliaire de faire briller sa valeur guerrière par l’audace et l’indisci-
quet et des Plaisirs de l’île enchantée. autant dire que ses aventures pline. «L’honneur du roi (…) est fait de l’honneur de toute sa noblesse,
correspondent au demi-siècle qui vit en France la création de l’etat lance le comte de La Fère à la face de Louis XiV dans Le Vicomte de
moderne : la mise au pas d’une aristocratie prompte à faire sonner Bragelonne. Quand le roi offense un de ses gentilshommes, c’est-à-dire
ses quartiers de noblesse pour contester l’autorité royale, l’installa- quand il lui prend un morceau de son honneur, c’est à lui-même, au roi,
tion d’une monarchie administrative désireuse de mettre fin à que cette part d’honneur est dérobée. »
l’action paralysante des privilèges seigneuriaux, l’affirmation d’un en un temps où la fleur de l’aristocratie française s’entretuait
pouvoir central peu soucieux de laisser prospérer des partis trop pour d’infimes points d’honneur (8 000 gentilshommes avaient
enclins à prendre appui sur l’étranger et à semer désordre et guerre péri, en vingt ans, par l’épée, entre 1580 et 1600 ; ainsi mourrait
civile, en même temps que le couronnement d’une politique absurdement en 1645, après seulement cinq ans de service aux
visant au desserrement de l’emprise exercée, de l’espagne à mousquetaires, armand de Sillègue d’athos d’autevielle), l’édit de
l’europe centrale, par la maison d’autriche, afin de garantir à la richelieu qui avait proscrit sous peine de mort les duels apparaît
France son indépendance nationale, fût-ce au prix d’alliances lui-même sous la plume de Dumas comme le type de l’ordre tyran-
contre nature entre le roi très chrétien et des princes protestants. nique par quoi le cardinal s’était comporté en dictateur. La Fronde
L’entreprise avait réussi en dépit des difficultés qui avaient, long- des princes a toute sa sympathie, et l’évasion du duc de Beaufort
temps, paru la rendre surhumaine. assurer la paix intérieure d’un renouvelle celle du comte de Monte-Cristo. Dieu, que la guerre
pays dont les grands s’estimaient habilités à prendre les armes et à civile est jolie ! nous dit-il, quand elle fait briller les épées et danser,
é ditorial
Par Michel De Jaeghere

sous le feu des mousquets, les cha- se bat avec furie, où l’on bavarde avec
peaux à plume, à la lueur de l’incendie délices ; où l’on affiche un absolu
et au son du canon. Quand des cava- mépris de sa propre vie : «je vois que si
liers à la poigne de fer et aux jarrets nous ne nous tuons pas l’un l’autre, dit
d’acier, au regard insolent, aux mousta- athos à d’artagnan lors du duel qui
ches provocantes la mènent, l’œil aux suit leur première rencontre, j’aurai
aguets, le nez au vent, l’oreille aux plus tard un vrai plaisir dans votre
écoutes, comme un carrousel, une conversation ». «Je veux donc vous tuer,
cavalcade sur des selles chevillées lui confie dans la même circonstance
d’argent, avec fontes dorées et housse l’élégant aramis, mais vous tuer tout
de velours. Quand le seul enjeu d’un doucement, dans un endroit clos et cou-
duel, d’une bataille, d’une guerre paraît vert, là où vous ne puissiez vous vanter
être d’attirer à soi le regard de belles au de votre mort à personne. »
cou serré dans des guimpes de dentel- un monde où l’on craint de salir ses
les, quand ils ne sont qu’une autre bottes plus que de perdre la vie ; où un
façon de leur faire sa cour. séminariste est contraint de quitter la
la vision ne laisse pas de prendre soutane pour avoir, par un clair de
quelques libertés avec l’histoire. celle-ci lune superbe, occis un officier qui
nous dit que s’ils se recrutèrent parmi l’avait regardé de travers ; où le flegme
les cadets de l’aristocratie gasconne et est une marque d’impertinence à
s’ils se distinguèrent (louis Xiii en porte l’égard des puissants autant que
témoignage) par leur bravoure et la d’intrépidité devant l’ennemi ; où le
gaieté avec laquelle ils montaient à dernier mot des recommandations
l’assaut, les mousquetaires comptèrent d’un père à son fils à l’occasion de son
aussi parmi les agents les plus efficaces de cette modernisation de entrée dans la vie est : «Ne craignez pas les occasions et cherchez les 5
l’etat qui visait en définitive à lui réserver, pour le meilleur et pour le aventures. (…) battez-vous à tout propos ; battez-vous, d’autant h
pire, le monopole de la puissance et de la violence légitimes : à plus que les duels sont défendus ».
l’image du vrai d’artagnan, qui s’en fit l’instrument en servant Maza- Mais un monde qui met aussi franchise et loyauté au-dessus de
rin avant de procéder lui-même (avec, il est vrai, une courtoisie par- tout. un monde où l’amitié et le respect de la parole donnée sont
faite) à l’arrestation et à l’enfermement à pignerol de deux des repré- le dernier mot de toute politique. où le mieux que l’on puisse dire
sentants les plus emblématiques du prestigieux désordre d’un gentilhomme (M. de tréville) est qu’il est « digne, loyal et
aristocratique : le surintendant Fouquet et le comte de lauzun. grand » ; où l’on peut être impécunieux sans rien perdre de ses
Mais à travers la vision romantique qu’en donne le romancier manières de grand seigneur ; où l’argent paraît fait pour être semé
(richelieu tortueux et secret, incarnant jusqu’au crime les abîmes sans souci du lendemain ; où l’on partage entre camarades richesse
© Musée du louvre, dist. rMn-Grand palais/Martine Beck-coppola.

de la raison d’etat ; Mazarin droit sorti de la commedia dell’arte, et discrédit avec la même libéralité qu’une bouteille de vieux bour-
entre pulcinella et pantalon ; charles ier, figure christique de la gogne, de vin d’espagne ou de Beaugency ; où l’on refuse la plus
dignité aristocratique sacrifiée sur l’autel du ressentiment), la politi- haute des fortunes pour ne pas perdre l’estime d’un ami.
que n’est en réalité qu’un prétexte pour mettre en scène la poésie de un monde où l’on peut croire, selon les termes de dumas, que
la jeunesse. Qu’ils tentent de faire échapper le duc de Buckingham à « les beaux jours de la jeunesse ne sont pas perdus sans retour »,
un assassinat qui, en privant les insurgés de la rochelle du soutien avec leurs rêves de gloire, leur fidélité enthousiaste, leur généro-
de l’étranger, hâterait en définitive, pour l’armée royale, la victoire sité sans calcul, leur certitude que l’amitié durera toujours. c’est
ou qu’ils enferment louis Xiv à la Bastille pour lui substituer son ce monde qui fait des Trois Mousquetaires un paradis perdu, un
frère jumeau et y laisser croupir le roi légitime, athos, porthos et viatique, en même temps que de Vingt ans après et du Vicomte de
leurs amis mènent plus d’une action qui pourrait les conduire juste- Bragelonne des livres qu’on lit au bord des larmes, des romans du
ment en Haute cour. Mais «grand cœur, bon bras, franche épée », ils désenchantement et de la mélancolie. un monde qui relève, sans
le font avec une furia, un brio qui illustrent ce que le caractère fran- doute, de la littérature beaucoup plus que de l’histoire, pour ne
çais peut, parfois, donner de meilleur. en athos, la grandeur d’âme rien dire de l’expérience de la vie. dans son Château de ma mère,
répond à la hauteur de vue ; en aramis, le génie de l’intrigue à la Marcel pagnol nous en a pourtant prévenus : « Il n’est pas néces-
finesse d’esprit ; en porthos, la générosité à la force ; en d’artagnan, la saire de le dire aux enfants. » 2
fierté à l’énergie ; en tous, le désintéressement à un courage
qu’exalte un sens de l’amitié indestructible.
dumas n’a pas ressuscité en réalité une époque, il a créé un L’AVENTURE C’EST L’AVENTURE en haut : Portrait de jeune
monde à lui. Monde du point d’honneur et du beau geste, où l’on homme, par simon vouet, Xviie siècle (paris, musée du louvre).
ACTUALITÉ DE L’HISToIRE
© PasCal guyot/aFP. © ullstein bild / roger-Viollet. © World heritage exhibitions. Photo : sandro Vannini/laboratoriorosso. © Puy du Fou.

8
LA RETRAITE, D’UN RÉGIME L’AUTRE
du PreMier rÉgiMe instituÉ Par Colbert en 1673 au systÈMe
aCtuel Par rÉPartition de 1945, l’histoire des retraites en FranCe
est sinueuse et CoMPlexe. PanoraMa d’une lente ÉVolution,
Qui exPliQue la diFFiCultÉ de rÉForMer le systÈMe.

18
AU SERVICE
SECRET DU FÜHRER
dans L’ABWEHR, 1939-1945,
LES SERVICES SECRETS ALLEMANDS
EN FRANCE, gÉrard ChauVy
dÉCryPte le traVail des esPions
de la WehrMaCht Contre
la rÉsistanCe et les serViCes
seCrets des alliÉs.
36
UN RÈGNE
POUR
L’ÉTERNITÉ
PHARAON CONQUÉRANT,
DONT L’EMPIRE DONNA
NAISSANCE À UNE NOUVELLE
FORME DE CIVILISATION,
R AMSÈS II EST À L’HONNEUR
À LA GRANDE HALLE
DE LA VILLETTE À TRAVERS
UNE MAGNIFIQUE EXPOSITION
ET UN NUMÉRO EXCEPTIONNEL
DU FIGARO HORS-SÉRIE.

ET AUSSI
LE GRAND CHAMBARDEMENT
LE PLUS BEAU DE L’HISTOIRE
LA GLOIRE DE SON PÈRE
CÔTÉ LIVRES
PLEINS FEUX SUR L’ISLAM
TOUS EN SCÈNE
TÉLÉVISION
CINÉMA ET THÉÂTRE
IMPÉRIAL POT-AU-FEU
À l’a F F i c H e
Par Bruno Dumons

Retraite
La
d’un
régime
l’autre
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

La complexité du régime français des retraites est


le fruit d’une longue histoire. Elle explique le caractère
explosif de toutes les tentatives de réforme.

BONS ET LOYAUX SERVICES


a gauche : Jean-Baptiste
Colbert, par claude lefebvre,

a
lors que vieillir nécessitait jadis une 1666 (Versailles, musée
prise en charge par des liens fami- du château). louis XiV
liaux et communautaires, qu’il et son ministre sont
8 s’agisse des enfants, des paroisses, des à l’origine des deux plus
h ordres religieux, des hôpitaux ou des corpo- anciens régimes spéciaux
© cHâteau de Versailles, dist. rMn-Grand palais / cHristopHe Fouin. © Xose Bouzas / Hans lucas.

rations, l’etat monarchique réservait à ses de retraite en France :


vieux serviteurs, fidèles et méritants, une celui des marins, dès 1673,
récompense pour faire face aux soucis de avec la caisse des invalides
l’âge. se retirer de la vie active engendrait de la Marine royale, et celui
alors une perte de revenus et à ceux qui des danseurs de l’opéra
avaient tout donné à l’etat, y compris leur de paris en 1698. page de
vie de famille, une gratification sous forme droite : manifestation contre
de pension était accordée. c’était une la réforme des retraites
récompense du service de l’etat, précisé- le 16 mars 2023. outre l’âge
ment dans la marine, l’armée ou la fonction de départ à la retraite,
publique. ainsi, colbert inaugura-t-il en la suppression progressive
1673 un premier régime de retraite pour les de certains régimes
marins, avec la caisse des invalides de la spéciaux, comme ceux
Marine royale. il serait suivi d’institutions de la ratp et des industries
semblables pour les soldats puis pour cer- de l’électricité et du gaz,
tains ouvriers des manufactures royales. cristallise les oppositions.

LE MODÈLE DE L’ETAT
lorsque furent supprimées les corpora- complétés par l’épargne individuelle ouvriers, qui n’avaient que leur force de
tions en 1791, l’etat se vit chargé d’hono- acquise dans des caisses ou des sociétés travail pour survivre.
rer un droit aux secours publics auprès des mutualistes, le cas échéant à la bienfai- la question ouvrière devint alors la ques-
indigents et des vieillards. cette idée géné- sance et à l’assistance. dans la nouvelle tion sociale. des initiatives issues de diffé-
reuse nécessita l’instauration d’une caisse société post-révolutionnaire, libérale et rentes écoles de pensée tentent de propo-
nationale de prévoyance, mais dans les bourgeoise, incarnée par des citoyens pro- ser des solutions concrètes. a l’ombre du
faits elle se traduisit par un échec. les priétaires, l’épargne de chacun semblait socialisme utopique, le recours au mutuel-
vieux durent recourir comme auparavant l’unique solution pour garantir la sérénité lisme permet de concevoir et d’organiser
aux liens familiaux et communautaires, financière des vieux jours. restait le cas des des caisses mutuelles selon un secteur
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

professionnel. Dans le champ d’un premier régit les pensions des fonctionnaires civils. organisations patronales comme l’Union
10 «catholicisme social » émergent notam- Le modèle fonctionne et fabrique une nou- des industries métallurgiques et minières et
h ment les aides des conférences de Saint- velle figure de la vieillesse qui fait des le Comité des forges tentent de structurer à
Vincent-de-Paul avec des bons de pain et envieux : le retraité de l’Etat. Bénéficiant leur profit ces «retraites-maison ». Mais le
des sacs de charbon. Le temps de la phi- d’une modeste pension, il est à l’abri de la patronat exerce souvent un pouvoir discré-
lanthropie et de la bienfaisance se déploie misère pour ses vieux jours, en récompense tionnaire sur les fonds de retraite et, en cas
tant bien que mal dans les villes françaises de sa fidélité à l’Etat. de démission ou de licenciement, ils sont
auprès des vieux ouvriers, visages de la pau- tout simplement repris par l’entreprise.
vreté et de la misère. En 1848, lors de l’ins- LES MODÈLES SECTORIELS Le pire survient aussi en cas de faillite,
tauration de la IIe République, revient l’idée Si l’Etat réussit à fidéliser ses anciens servi- comme il arriva aux ouvriers de la compa-
d’une «prévoyance » organisée par l’Etat. teurs par l’octroi de pensions de retraite, gnie de Bessèges et de Terrenoire en 1888.
Ainsi est créée en 1850 une Caisse nationale les grandes entreprises, qui ont le souci de Une gestion difficile conduisit la direction à
des retraites pour la vieillesse (CNRV), pla- disposer d’un personnel stable, se mettent fermer ses terrains d’exploitation, les fonds
cée sous le contrôle de la Caisse des dépôts également à instaurer leurs propres caisses de la caisse de retraite furent utilisés à
et consignations. Il s’agit d’instituer des pen- de retraite au cours du XIXe siècle. Il s’agit d’autres fins et les ouvriers dépossédés de
sions pour le monde ouvrier. Mais l’initia- ici de la grande industrie et du commerce, leurs épargnes. Ces faillites suscitèrent une
tive séduit aussi ceux qui ont de l’argent en des forges à l’automobile, de la banque aux forte émotion. Appelé au secours, l’Etat
poche, c’est-à-dire les milieux bourgeois et grands magasins. Les retraites patronales légiféra sur cette question en 1895, en inter-
les petits rentiers, qui trouvent là un place- bénéficient aux ouvriers et aux employés, venant dans la surveillance des caisses de
ment rémunérateur garanti par l’Etat, une qui font l’objet d’un système d’offres et l’industrie : les entreprises sont contraintes
sorte de livret A de l’époque. C’est aussi le de services relevant du paternalisme. Il de déposer leurs fonds dans des caisses
temps du déploiement des sociétés de concerne surtout les secteurs à risque et de agréées par les pouvoirs publics (CNRV).
secours mutuel, reconnues officiellement «service public » (le concept apparaîtra à S’ensuit toute une série de législations sur
depuis 1850, qui donneront naissance à la la fin du XIXe siècle seulement) comme les les régimes de retraite dans plusieurs sec-
mutualité républicaine avec la loi de 1898. mines et les chemins de fer, tous deux teurs professionnels en lien avec l’Etat :
Dans le même temps, la fidélisation des directement liés à l’Etat par le principe des mineurs (1894), personnels civils des éta-
fonctionnaires publics, aux soldes souvent concessions. Les grandes compagnies, blissements militaires (1897), cheminots
minimes, s’effectue aussi par un droit à la alors privées, organisent des caisses de des grands réseaux (1909). L’Etat républi-
retraite instauré en 1853 par Napoléon III. retraite et des sociétés mutualistes pour cain tente au mieux de garantir les pensions
Jusqu’à la veille de 1914, cette législation leurs mineurs et leurs cheminots. Les de ces travailleurs qui incarnent la nouvelle
classe ouvrière, mais les mieux lotis reste-
ront les siens, ceux qui officient dans des
secteurs de monopole comme les allumet-
tes et les tabacs. restent enfin les paysans et
les artisans. la plupart travaillent jusqu’à ce
que l’âge les en empêche. la retraite est
pour eux une illusion. dans les campagnes,
elle ne devient perceptible qu’avec le
concours et la persuasion des syndicats et
des mutualités agricoles.
c’est donc un système de retraite éclaté
et dispersé qui caractérise la France du
début du XXe siècle. en dehors des pen-
sionnés de l’etat, environ 760 000 tra-
vailleurs sont affiliés à un régime de retraite
sur une population de plus de 6 millions
d’actifs, soit 11 %. l’idée de généraliser la
retraite comme principal mode de gestion BALLONS D’ESSAI
de la vieillesse est concomitante de la répu- page de gauche : Une forge,
blicanisation de la société depuis un pre- par Fernand cormon, 1893
mier projet en 1879. en allemagne, l’empire (paris, musée d’orsay).
bismarckien a inauguré entre 1883 et 1889 ci-dessus : caricature du
un modèle d’assurances sociales obligatoi- sénat vide au moment
res sur la maladie, les accidents du travail et de la discussion du projet
l’invalidité-vieillesse, proportionnel aux de loi sur les retraites
salaires et financé à la fois par les patrons et ouvrières, qui ne sera voté
© rmn-Grand palais (musée d’orsay) / micHel urtado. pHotos : © collection KHarBine-tapaBor.

les salariés. s’engage alors en France une qu’en 1910, par camara,
vaste réflexion pour choisir un système de dans L’Assiette au beurre
retraite. concernera-t-il tous les citoyens ? du 17 novembre 1906.
tous les actifs ? tous les travailleurs ? sera- a droite : marianne dans les
t-il fondé sur l’obligation ou la liberté de bras du président armand
cotiser ? sera-t-il lié à l’assistance et à l’inva- Fallières face aux ballons
lidité ? sera-t-il financé par répartition ou rouges du programme de
capitalisation ? il faudra une vingtaine réformes d’aristide Briand,
d’années pour aboutir à une première loi par markous, dans Le
posant le principe d’un régime général : la Sourire du 14 août 1909.
loi du 5 avril 1910 sur les retraites ouvrières
et paysannes (rop).

VERS UN RÉGIME GÉNÉRAL est obtenue à l’âge de 65 ans. la cGt, qui premier consiste à redistribuer, sous forme
les rop, dont la genèse déchira la scène s’oppose violemment à la législation, de pensions versées aux retraités, les cotisa-
politique, mettent en place un régime obli- réclame un âge moins tardif, avec son slogan tions encaissées auprès des actifs. le
gatoire pour les salariés gagnant moins de «la retraite pour les morts », et un système second réunit les cotisations versées par
3 000 francs par an et facultatif pour ceux de répartition entièrement financé par l’etat l’employeur et/ou le salarié, qui permet-
qui dépassent ce plafond sans toutefois et géré par les ouvriers eux-mêmes. certains tront de constituer une épargne indivi-
excéder 5 000 francs. une triple cotisation syndicalistes révolutionnaires comme Fer- duelle perçue ensuite sous forme de rente
versée par le patron, le salarié et l’etat nand pelloutier puis Victor Griffuelhes crai- par le retraité. c’est ce dernier mode qui est
finance les pensions ; l’etat verse à la caisse gnent au contraire que la retraite, en trans- choisi en 1910. mais, dès 1912, le ministre
une allocation viagère pour les salariés dont formant l’ouvrier en petit rentier, ne soit une du travail léon Bourgeois, radical et pro-
les revenus sont au-dessous du seuil de manière d’embourgeoiser la classe ouvrière. moteur des idées solidaristes, apporte des
3 000 francs ; la gestion de ces retraites est le débat central porte sur l’obligation de modifications décisives : une rente de
confiée à des caisses officiellement recon- cotisation et le système de gestion des l’etat, financée par l’impôt, portée de 60 à
nues ou créées pour l’occasion ; la pension fonds : répartition ou capitalisation. le 100 francs, un abaissement de l’âge de la
le tiers de la population, le financement
étant assuré par des cotisations ouvrières
et patronales. le régime vieillesse com-
porte une rente versée aux plus de 60 ans
suivant le montant des cotisations de
l’assuré et une retraite minimum. il s’agit ici
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

d’un régime mixte. le premier volet est


une capitalisation classique, les fonds ver-

© miNiSTère de la CulTure - médiaTHèque du paTrimOiNe eT de la pHOTOgrapHie, diST. rmN-gp/ FraNçOiS KOllar. © rmN - geSTiON drOiT d’auTeur FraNçOiS KOllar.
sés étant gérés par la Caisse des dépôts et
consignations. le second volet de la pres-
tation, sorte de minimum vieillesse, n’in-
tervient que pour compléter une rente
inférieure à 40 % du salaire annuel.
a priori le système doit fonctionner.
retraite à 60 ans et le passage du système de institutionnalisation avec le concours de mais sa mise en œuvre dans un contexte
capitalisation à celui de répartition. l’état l’etat et des multiples régimes sectoriels, de crise économique, d’effondrement
démographique du pays le permet puisque spéciaux et mutualistes. Certes, faute boursier et de guerre ne rencontre pas le
le nombre d’actifs est alors largement suffi- d’avoir eu l’occasion de cotiser, une grande succès escompté. Beaucoup s’y étant sous-
sant pour le supporter. partie de la population âgée demeure à traits, surtout parmi les salariés comme les
la loi de 1910 fonctionnera ainsi jus- l’écart d’une pension de retraite, mais un employeurs des pme, trois Français sur qua-
qu’aux assurances sociales de 1928-1930. Si nouveau modèle ternaire du cycle de vie tre ne bénéficient encore d’aucune retraite.
l’on a souvent proclamé l’échec de cette émerge pour les travailleurs. le triptyque parmi eux, on compte de nombreux vieil-
législation, il faut réviser ce jugement. Cer- jeunesse (formation), âge adulte (travail), lards indigents relevant de la loi de 1905 sur
tes, des jurisprudences successives rendent vieillesse (retraite) pénètre désormais les l’assistance aux vieillards, aux infirmes et
12 la loi facultative, mais dans les faits plus mentalités. au lendemain de la grande aux incurables, et les petits rentiers ruinés
h d’un million de Français âgés de plus de guerre ressurgit la question de la protec- par l’inflation. le Front populaire ne fait que
60 ans ont bénéficié de cette pension avant tion de la vieillesse sous des formes diver- parer au plus pressé en cherchant à com-
1914, soit près d’un Français sur quatre en ses, comme dans le cas des ouvriers com- penser les hausses des prix par des indemni-
© COll. perriN/KHarBiNe-TapaBOr. © FraNçOiS gueNeT / la COlleCTiON.

âge de pouvoir y prétendre. pour une légis- battants et ceux des alsaciens-lorrains qui tés spéciales temporaires. pourtant inscrite
lation si durement combattue par les libé- bénéficiaient du Code impérial allemand aux programmes des deux gouvernements
raux et les tenants d’un socialisme révo- des assurances sociales de 1911. Blum, la retraite pour les vieux travailleurs,
lutionnaire, qui imposait de profonds un premier projet de loi est déposé en exclus des lois de 1928-1930 pour n’avoir
changements de mentalité (principe d’une 1921 mais, après de longs débats parle- pas cotisé auparavant, n’est pas votée.
cotisation pour obtenir une pension), le mentaires, adopté seulement en 1928 et
résultat est loin d’être négligeable. la loi fut appliqué en 1930. Ces nouvelles assuran-
acceptée par la plus grande partie du ces sociales garantissent des prestations
monde patronal, moins bien parmi les jeu- pour la vieillesse mais aussi la maternité, la
nes générations de travailleurs, beaucoup maladie, l’invalidité et le décès. le monde
hésitant à cotiser sur un temps aussi long. de l’assurance et des sciences actuarielles
a convaincu les députés de pérenniser le
DISPARITÉ ET COMPLEXITÉ concept de retraite. désormais, tous les
l’entre-deux-guerres constitue ce temps salariés de l’industrie et du commerce avec
durant lequel le principe d’un droit à des salaires inférieurs à un certain plafond
la retraite est reconnu aux salariés et (15 000 francs de salaire annuel en 1930)
l’idée même d’une retraite pour les vieux seront obligatoirement affiliés. Ce régime
jours devient incontournable. la ques- d’affiliation reste en vigueur jusqu’en 1945.
tion essentielle demeure celle de son en 1939, les assujettis constituent environ

JEU DE MAINS en haut : caricature des systèmes de retraite par


obligation et par capitalisation, par miercoles, vers 1910-1920.
a droite : affiche de 1941, par roland Coudon. elle fait allusion à la
création de la «retraite des vieux » par le gouvernement de Vichy.
TRAIN D’ENFER
Ci-contre :
Cheminot
de la gare des
Batignolles, photo
de François
Kollar, vers
1930. Certains
avantages du
régime de retraite
de la SNCF ont
été accordés aux
cheminots par
les compagnies
privées qui
géraient le réseau
ferré français
du XIXe siècle
à 1937. Il s’agissait
alors d’attirer
et de fidéliser
la main-d’œuvre
à une époque
où les conditions
de travail et
l’espérance de vie
(45 ans pour
un homme entre
1900 et 1910)
étaient sans
commune 13
mesure avec h
les conditions
actuelles.

C’est finalement le gouvernement de Vichy la construction d’un nouvel ordre social reste aussi l’unification des systèmes et
qui s’en préoccupe avec la création de la fondé sur la prépondérance du rôle de l’intégration des régimes dits spéciaux.
«retraite des vieux » en 1941, qui annonce l’Etat, qualifié d’Etat-Providence. En effet, Mais les professions libérales et de l’arti-
le choix de l’après-guerre en faveur du sys- à la suite du plan Beveridge (1942) ins- sanat se montrant hostiles à un régime de
tème de répartition. Mais cette retraite ne tauré en Grande-Bretagne, les dirigeants retraite unique, il a fallu reconnaître des
concernant encore qu’une petite partie des de la France libre insèrent dans le pro- régimes autonomes pour les non-salariés.
assurés sociaux de 1930 – ceux qui sont gramme du Conseil national de la Résis- Ont été ensuite pensés les régimes com-
soumis à l’obligation et perçoivent de fai- tance un système complet de sécurité plémentaires, surtout pour la catégorie
bles salaires ou même aucun – on compte sociale avec «une retraite permettant aux des salariés cadres qui bénéficiaient aupa-
moins de deux millions de bénéficiaires vers vieux travailleurs de finir dignement leurs ravant de réels avantages dans les régimes
1945. Ainsi, comparé au régime allemand jours ». Instauré en 1956, un Fonds natio- particuliers des grandes entreprises. Un
qui fait ses preuves, le système français de nal de solidarité reposant sur la création accord sera signé en leur faveur en 1947
retraite est caractérisé par une très grande d’une vignette automobile complétera avec la création de l’Association générale
disparité et une énorme complexité. le dispositif pour les vieux en marge du des institutions de retraites des cadres
système. L’ordonnance de 1945, qui crée (Agirc). D’autres conventions collectives
JUSTICE SOCIALE ET SOLIDARITÉ le régime général de la Sécurité sociale, seront conclues pour d’autres secteurs
Le principe de la Sécurité sociale se fonde traduit cette volonté de généralisation professionnels. Ce sera une floraison de
sur ceux de justice sociale et de solidarité de la retraite – à l’âge normal de 65 ans – régimes complémentaires qui s’ajouteront
entre les âges, déjà présents dans les gran- comme mode universel de gestion de la au dispositif vieillesse de la Sécurité
des lois de protection sociale d’avant- vieillesse par un jeu de solidarité entre sociale, au point que sera créée, en 1961,
guerre (1910, 1928-1930) et sur les projets générations, avec la technique de la répar- une Association des régimes de retraite
de retraite pour les vieux travailleurs (1936 tition, l’assujettissement obligatoire et la complémentaire (Arrco), instaurant
et 1941). Ces idées se sont imposées dans primauté du salariat. L’idée sous-jacente même une monnaie de compte, le point
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

LE PAIN DE LA BOUCHE a gauche : manifestation à Paris, le 11 octobre 1947,


pour l’augmentation des pensions de retraite dans un contexte de hausse de prix,
de retraite. en 1972, l’affiliation à un régime de rationnement et «d’émeutes de la faim ». a droite : médaille pour l’exposition
complémentaire pour tous les salariés universelle de 1900, célébrant le cinquantenaire de la création de la Caisse nationale
deviendra obligatoire. des retraites pour la vieillesse, par Henri dubois (Paris, musée Carnavalet).

AU DÉFI DE LA DÉMOGRAPHIE
ladiversitéetlacomplexitédusystèmefran- équilibre financier peut être atteint au prix le système de retraite par répartition est
çais de protection de la vieillesse sont donc d’un abaissement substantiel du montant intégré aujourd’hui dans le dispositif de la
14 le fruit d’une longue histoire commencée des pensions, le système actuel des retrai- protection sociale qui constitue une des
h avec la prééminence de l’etat monarchique. tes en France n’est plus en cohérence avec spécificités des sociétés occidentales.
dévalorisant le recours à l’assistance des son modèle démographique. Compte est-ce à dire qu’il est l’unique moyen de
liens familiaux et communautaires mais tenu de la profonde transformation des faire face aux aléas des âges les plus avan-
aussi des pouvoirs publics, au profit du prin- structures de la population française, tou- cés de la vie ? il devra toujours être com-
cipe de la prévoyance et de la technique de cher à l’âge légal et à la durée de cotisation biné, d’une manière ou d’une autre, avec le
l’assurance, la retraite s’est imposée comme ne change pas grand-chose dans un sys- soutien des liens familiaux et communau-
le principal mode de gestion de cet âge de tème de répartition. en s’imposant désor- taires qui prévaut dans la plupart des
la vie. derrière ce feuilletage des systèmes mais davantage comme un mode de vie, sociétés extra-occidentales. l’histoire des
de retraite, il faut insister sur deux points libéré des contraintes du travail qui ne fait retraites révèle ainsi beaucoup de l’évolu-
essentiels qui structurent l’ensemble des plus recette, la retraite est devenue plus tion des sociétés contemporaines.2
© aFP. © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris.

régimes de base et de prestations complé- qu’une manière de gérer la vieillesse. on


mentaires depuis 1945 en France : le choix parle moins de travailleurs que de salariés. Bruno Dumons est directeur de recherches
fait en faveur de la répartition et du parita- enfin, avec la question du grand âge dont au CNRS (LARHRA-MSH Lyon-St-Etienne).
risme avec des principes liés au salariat et au une unique solution semble s’être mutuali-
travail. C’est le travail qui assure la presta- sée puis pérennisée autour des ehpad (la
tion d’une retraite. Ceux qui n’ont jamais lettre h n’est plus hospitalier mais héberge-
travaillé n’en bénéficient théoriquement ment), le temps de la retraite s’est considé- À LIRE de Bruno Dumons
pas ; ils relèvent de l’assistance. d’autres rablement accru depuis son déploiement et Gilles Pollet
nations considèrent seulement la citoyen- général en France avec la loi de 1910. un
neté, comme la suisse, dont le premier pilier Français vivait alors en moyenne 45 ans et
de l’assurance-vieillesse et survivants (avs) une Française, 49 ans ; un siècle plus tard, le L’Etat et les
de 1947 concerne tous les citoyens helvéti- premier vit jusqu’à 74 ans et la seconde, retraites. Genèse
ques, qu’ils aient travaillé ou pas. 82 ans. la retraite symbolise donc cet âge de d’une politique
le modèle français tiendra tant que la la vie caractéristique du non-travail et du Belin
démographie du pays le permettra. vers «temps libre ». un ministère lui a même été 480 pages
1965, on comptait 1 retraité pour 4,29 coti- dédié en 1981, à l’heure où l’âge de la retraite D’occasion
sants. aujourd’hui, ce ratio s’était abaissé à passait de 65 à 60 ans, conformément aux
1,7 avec un âge légal à 62 ans. Même si un promesses de François Mitterrand.
Photo © iStock - design : © Pascaline-W

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À l’ É co l e D e l’ h isto i r e
Par Guillaume Perrault

LE GRAND
© François bouchon/le Figaro.

CHAMBARDEMENT
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Patrick Buisson raconte dans un livre


impressionnant la révolution silencieuse
qui a vu la France de l’après-guerre
céder aux délices de l’individualisme
l
es procureurs de la France de jadis sont
légion, ses avocats plus rares. Des mœurs
et de la société de consommation.
de la société traditionnelle, qui a disparu
par étapes depuis l’après-guerre, patrick buis-
son se fait l’intransigeant défenseur dans son
nouvel ouvrage, Décadanse (albin Michel). poursuivant le travail l’endettement. Des freins séculaires à la satisfaction immédiate ont
entrepris avec La Fin d’un monde, il soutient une thèse radicalement disparu en une quinzaine d’années, avec le concours de la publi-
antipathique aux modernes, la supériorité du passé français sur son cité, de plus en plus envahissante, des radios privées, qui se dispu-
présent, et instruit dans ce volume le procès de la révolution des taient les jeunes auditeurs, et même des pouvoirs publics, déter-
mœurs advenue lors des années 1960 et 1970. tel un ténor du bar- minés à dévaloriser l’épargne. «En arrière-plan de ces changements
reau chargé d’un dossier désespéré, l’auteur a choisi, pour son apolo- économiques, leur ouvrant la route, une grande offensive fut lancée
16 gie des règles morales d’antan, une stratégie de rupture, s’attachant à contre la culpabilité et toutes les formes de culpabilisation suscepti-
h ruiner les convictions les plus largement répandues chez nos bles d’agir comme autant de freins à la consommation, comme
contemporains. il s’efforce de démontrer que tous les bouleverse- autant d’entraves à la libre expression du désir individuel et à la légi-
ments d’ordinaire célébrés comme des progrès (avènement de la time aspiration au bien-être », argumente l’essayiste.
société de consommation, changement radical de la condition fémi- la désinhibition concerna d’abord les biens matériels, puis la
nine) se payent de régressions désastreuses, qu’on se garde de relater sexualité. l’hédonisme affaiblit l’eglise catholique mais aussi «tous
et qui annoncent une catastrophe. le titre du livre est d’ailleurs une les idéaux du long terme et de la totalité » qui, tels ceux portés par le
référence provocatrice à une chanson de serge gainsbourg bien parti communiste, «prônaient le sacrifice des satisfactions individuel-
connue des baby-boomers, interprétée par le chanteur ainsi que Jane les au profit du bien commun ». D’autant que la fin du conflit algérien
birkin en 1971, et emblématique du climat licencieux de l’époque. marquait le début d’une période de paix sans précédent.
ce livre n’est pourtant pas un pamphlet. il s’agit d’un essai de le paradoxe est que le grand chambardement des mœurs que
© coll. lou/Kharbine tapabor. photos : © coll. Kharbine tapabor.

combat étayé, c’est sa force, par une masse documentaire impres- dépeint patrick buisson, scandé par la réforme des régimes matri-
sionnante, rigoureuse et foisonnante (presque trop). sa grille moniaux (juillet 1965), la loi neuwirth autorisant la contraception
interprétative très robuste – idéologique, diront ses détracteurs – (décembre 1967), la suppression de la «puissance paternelle » au
lui permet de dominer la forêt touffue des faits convoqués à profit de «l’autorité parentale conjointe » (juin 1970), la loi Veil sur
l’appui de sa démonstration. les contre-arguments qui se pressent l’avortement (janvier 1975) ainsi que le divorce par consentement
à l’esprit du lecteur ne sont pas éludés par patrick buisson, même mutuel (juillet 1975), et symbolisé dans la mémoire collective par le
s’il ne les réfute pas toujours de façon convaincante. par ses postu- grand ébranlement de Mai 68, a largement commencé sous la prési-
lats, l’auteur s’emploie en revanche à affaiblir, désamorcer et dence du général De gaulle, attaché de toutes ses fibres à l’ancien
comme neutraliser les critiques. l’ouvrage donne le sentiment monde. et peut-être que l’événement le plus important du mois
d’une tortue romaine qui avance de façon méthodique et impla- d’octobre 1958 sera moins, pour les historiens de l’avenir, la promul-
cable. a l’évidence, l’essayiste se regarde comme un soldat en gation de la constitution de la Ve république que l’ouverture au
guerre et juge que toute concession est une faiblesse, dût-on lui même moment du premier supermarché en région parisienne.
reprocher d’être un esprit systématique, sans cœur ou irréaliste. Quoi qu’il en soit, de tous les éléments de la révolution étudiée
a partir des années 1950, l’engouement pour les équipements par l’essayiste, le travail féminin salarié – qu’il soit souhaité, comme
ménagers (réfrigérateur, machine à laver, puis, plus tard, télévision) souvent dans les classes moyennes supérieures, ou subi car consti-
et la voiture, rendu possible par l’essor du niveau de vie, signe pour tué de tâches ingrates, cas de figure fréquent dans les milieux
l’auteur la défaite de la société traditionnelle « façonnée par la populaires – a été l’un des plus déterminants. pour la première fois,
mentalité paysanne », que caractérisait l’aversion pour le crédit et en 1971, il y a plus de bachelières que de bacheliers. les mères au
FEMMES, JE VOUS AIME Trois images de la femme dans
la publicité au tournant des années 1960. Encore vouée à ses
traditionnelles fonctions de mère au foyer, mais déjà «libérée »
par l’irruption de la société de consommation. Patrick Buisson
souligne que la révolution de Mai 68 viendra parachever une
mutation déjà engagée par la liquidation des valeurs de l’épargne
au profit d’une culture de la satisfaction immédiate.

foyer ne sont plus valorisées socialement, et certains titres de la


presse féminine blâment même ouvertement leur choix. La politi-
que familiale, pour sa part, qui occupe dès cette époque une place
décroissante dans les dépenses sociales, cesse, au début des
années 1970, d’avoir pour objectif unique de favoriser la natalité et
intègre de plus en plus des préoccupations sociales.
Le baby-boom a été, soutient l’auteur, une parenthèse au regard
de la longue tradition malthusienne de la France, si spectaculaire 17
au XIX e siècle, et avec laquelle notre pays renoue peut-être h
aujourd’hui. Adoptant la position la plus radicale qu’on puisse
concevoir, Patrick Buisson déplore à la fois la légalisation de la
contraception et de l’avortement et la facilitation du divorce, ana- qu’était l’ex-chef de famille, un glissement s’opère vers une dépen-
lysant avec minutie les différentes étapes de l’engrenage libéral dance à l’égard d’organismes anonymes, de machineries sociales de
qu’il estime vain de prétendre arrêter en chemin. Nous ne sommes plus en plus étendues et complexes qui transforment la mère divor-
pas chez Louis de Bonald, le penseur contre-révolutionnaire qui cée en allocataire immatriculée au guichet de l’Etat-providence ».
avait contribué à faire interdire le divorce en 1816, mais presque. Le Riendegratuitsouscetteplume.C’estparcettequalitéquel’auteur
constat de départ de l’auteur de Décadanse est certes consensuel : réussit à ébranler le lecteur méfiant envers son radicalisme ou hérissé
«Ce n’était là que l’extension logique à la vie privée du grand mouve- par ses jugements. Il donne en revanche le sentiment de ne sélection-
ment d’émancipation antiautoritaire et égalitaire qui, dans la sphère ner, dans ses brèves références au passé national, que ce qui accrédite
politique, avait triomphé des “vieilles structures aliénantes” et du sa thèse, présentant ainsi celui-ci sous un jour si flatteur qu’on serait
poids de la tradition. » En somme, «les Etats et les idéologies relâ- tenté de croire idéalisé. On a dit cependant tant de mal de ce passé
chent enfin leur emprise sur les corps », qu’il s’agisse de la conscrip- dont nous sommes issus, le répudiant comme une «grande noir-
tion voire de la mobilisation pour les hommes ou de l’interdiction ceur », qu’il a bien droit à un défenseur véhément et incommode. 2
de l’avortement pour les femmes. « Le corps est devenu ce bien
supérieur dont rien ne justifie plus qu’aucune entité, quelle que soit la
cause dont elle se réclame, puisse en disposer. » Mais l’auteur, lui, loin À LIRE
de s’en réjouir, juge désastreux que l’Etat soit devenu le servant, et
même le laquais, des désirs individuels, au moyen du «retourne-
ment de l’usage du droit au service de l’individualisation de la Décadanse
société », c’est-à-dire d’«une appropriation du droit par le moi ». Patrick Buisson
Appréciation peu susceptible de lui valoir des applaudissements, Albin Michel
mais un porteur de mauvaises nouvelles n’en a cure. 528 pages
L’habileté de l’essayiste tient à ce que, après avoir heurté son lec- 24,90 €
teur par la raideur d’un raisonnement, il le laisse reprendre quel- A paraître le
que peu ses esprits en partageant avec lui un nouveau constat dif- 12 avril 2023
ficile à récuser : «de la dépendance envers le pourvoyeur financier
e ntretien aVec g Ér ard c HauVY
Propos recueillis par Luc-Antoine Lenoir

Au
servicesecret
duFührer
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Un historien détaille enfin les méthodes et les résultats de


l’Abwehr, organisme de renseignement du IIIe Reich. De la lutte
contre la Résistance à l’impasse face aux Britanniques,
puis à la chute dès 1944, les découvertes sont nombreuses.

RENSEIGNEMENTS

J
ournaliste, collaborateur PRIS ci-contre :
régulier du Progrès de Lyon, l’historien gérard
18 Gérard Chauvy a d’abord chauvy. page de droite :
h concentré son travail d’historien Wilhelm canaris
sur sa région de naissance et de cœur, (1887-1945),
signant une biographie d’Edouard en uniforme de
Herriot et un portrait de Lyon capitaine de corvette,
sous l’Occupation. En s’appuyant avant l’avènement
sur plusieurs documents inédits, du iiie reich. il se
il publiait ensuite en 1997 un ouvrage voit confier l’agence
retentissant : Aubrac, Lyon 1943 d’espionnage de la
(Albin Michel). Des contradictions Wehrmacht, l’abwehr,
dans les témoignages permettaient en 1935. il la dirigera
selon lui d’émettre des doutes sur jusqu’en 1944,
© soudan e. / alpaca / andia.fr © ullstein Bild / roger-Viollet.

la relation des faits tels que les époux avant d’être pendu
Aubrac les ont présentés, autour pour avoir pris part
d’événements qui devaient aboutir au complot du colonel
à la fatale réunion de Caluire et à Von stauffenberg
l’arrestation de Jean Moulin en 1943. contre Hitler.
Portée en justice par les intéressés,
l’affaire entraîna l’année suivante
la condamnation de celui qui avait, livre contestable comme tout livre Rousso). Poursuivant ses recherches
selon la cour, «perdu de vue la d’histoire. Tous se prononcèrent pour sur la Seconde Guerre mondiale,
responsabilité sociale de l’historien ». l’innocence du couple Aubrac, tout Gérard Chauvy publie aujourd’hui
Dans l’opinion, les choses furent moins en reconnaissant la subsistance de L’Abwehr, 1939-1945, les services secrets
nettes. Le journal Libération organisa larges zones d’ombre, nées des versions allemands en France. Cette étude,
un débat contradictoire entre contradictoires du récit de Raymond qui repose sur des fonds inexploités,
historiens, après que le secrétaire et Lucie Aubrac, et qui laissent détaille enfin le travail des espions
de Jean Moulin, Daniel Cordier, eut «chacun libre d’apprécier ce que l’on de la Wehrmacht contre la Résistance
évoqué un «remarquable travail peut en conclure » en se référant aux et les services alliés, en levant le voile
de chercheur », tout autant qu’un documents disponibles (Henry sur des implications vertigineuses.
Votre travail, qui repose
sur l’exploitation de fonds
d’archives, constitue
une véritable avancée
pour la connaissance
de l’organisation nazie.
Fondée en 1920, l’Abwehr
préexiste toutefois
au IIIe Reich. Comment
se passe l’intégration de ce
service de renseignement,
notamment face à la police
politique qu’est la Gestapo ?
Le renseignement allemand était assez
faible depuis la Première Guerre mon-
diale, où il ne s’était pas distingué par
son apport aux enjeux stratégiques.
Lorsque le régime nazi arrive au pou-
voir en 1933, sa priorité est le réarme-
ment, mais essentiellement d’un point
de vue matériel. Le renseignement est
néanmoins crucial ; il fait donc l’objet
de l’attention de Hitler. L’amiral Canaris
semble la bonne personne pour répon-
dre aux exigences du dictateur sans
qu’il soit nécessaire d’intégrer l’Abwehr
à une institution purement nazie. Ce
marin s’est illustré avant 1918 dans des
opérations de renseignement, puis au
service de la République de Weimar. Il
est une personnalité ambiguë et les
sources varient à son sujet. Il se démar-
que par son anticommunisme, mais
aussi par son nationalisme. Et s’il n’est
pas forcément séduit par l’idéal nazi, il a
quand même au commencement une
certaine admiration pour Hitler. Sur-
tout, il lui sait gré de rétablir l’ordre face
à la désagrégation de la République, et il
ne conteste aucunement la victoire du
national-socialisme. De son côté, Hitler
apprécie cet officier qui semble rigou-
reux et loyal, surtout par rapport aux
autres cadres de la Wehrmacht, dont
certains suscitent chez lui méfiance ou
dédain. Au sein du régime, Canaris a des
relations amicales avec Heydrich, san-
guinolent chef du SD (Sicherheitsdienst,
service de sécurité de la SS), qu’il a
connu dans la marine quelques années
plus tôt. Mais il doit affronter d’autres
figures, au premier rang desquelles le
maître de l’ensemble de la SS Heinrich
© UllsteiN Bild / roger-Viollet. © iNterfoto / lA ColleCtioN. © iNterfoto / lA ColleCtioN.
marchandises sur le marché noir ou à
l’étranger, notamment en espagne, et
profitaient du blocage des circuits éco-
nomiques pour les revendre avec des
profits considérables dans les circuits
officiels et même à l’intendance de la
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Wehrmacht. les sommes sont énor-


mes, d’autant qu’une solide partie
d’entre elles étaient détournées. Car
l’ampleur des trafics dépasse très
vite les objectifs fixés, et les sociétés
emploient en quelques mois autour de
400 salariés et de très nombreux trafi-
quants. la direction de l’Abwehr laisse
faire, car elle met finalement à profit
tout ce réseau interlope, en transfor-
mant des commerçants de l’ombre en
rabatteurs et en indicateurs. inutile de
préciser qu’on ne leur demande pas
Himmler, et sa gestapo, qui traque les dès avant les hostilités, tombé aux de respecter les règles d’honneur en
opposants en Allemagne ou ailleurs. mains des français, puis des mathémati- vigueur dans la Wehrmacht… Beau-
les différents services signent néan- ciens Polonais, dont les travaux seront coup d’entre eux vont s’illustrer par leur
moins un accord de fonctionnement repris ensuite par Alan turing. dynamisme, leur volonté de rendre
commun en 1936. tout type de service. et pour cause : à
20 A cette époque, l’Abwehr doit concen- A l’été 1940, l’Abwehr une période où l’employé moyen tou-
h trer ses efforts sur les pays à l’est, s’installe en France, à l’hôtel che 1 200 à 1 500 francs mensuels, les
l’«espace vital » germanique, et sur la Lutetia et en province. agents de l’Abwehr perçoivent 10 000,
france. elle doit renseigner sur la réalité On découvre à cette 12 000 et jusqu’à 50 000 francs par
militaire de l’autre côté du rhin. des occasion comment certains mois… le reste des gains est utilisé pour
premiers contacts sont pris, parfois services allemands se recruter de nouveaux agents dans
identifiés par les services français, et une financent directement avec toute la france, même parfaitement
forme de « cinquième colonne » finit les ressources des pays étrangers à ces manœuvres, en les
par éclore en france. toutefois, dès cette occupés, au-delà des frais rémunérant grassement eux aussi.
époque, on remarque que le service a du négociés entre Etats. A quel
mal à choisir les agents les plus efficaces point l’Abwehr profite-t-elle
ou même à opérer une sélection. dans de ces pillages ?
ces années d’entre-deux-guerres, les Cela a été assez considérable. Je détaille
hommes de Canaris ne cherchent pas dans mon livre le fonctionnement du
forcément à former des gens, à perfec- service de financement confié par Cana-
tionner la recherche et les techniques en ris à otto Brandl à partir de l’automne
matière d’espionnage et de protection 1940, qui en fait le «bureau otto », déjà
de l’information. C’est ce qui va leur étudié par les travaux de Jacques dela-
coûter cher très vite : le secret d’enigma, rue, l’auteur de Trafics et crimes sous
la machine à chiffrer les transmissions l’Occupation (fayard, 1993). des socié-
d’ordre allemandes, est remis en cause tés écrans achetaient toutes sortes de

PERMIS D’ESPIONNER en haut : Heinrich Himmler, maître absolu de la ss, avec


son second, reinhard Heydrich, chef du service de renseignement et de
surveillance, le sd, devant le futur siège de la gestapo à Vienne, le 12 mars 1938.
ils n’eurent de cesse de concurrencer l’Abwehr au sein du renseignement allemand.
Ci-contre : le général Heinz guderian transmet des ordres via la machine de
chiffrement enigma, en juin 1940, lors de la campagne de france. Page de droite :
l’amiral Canaris en compagnie de membres du sd au début de la guerre.
21
h

Parlons de cette sociologie à la Gestapo dans le recours mais qui ont recruté des gens sincères,
de l’espion. Votre ouvrage aux passions basses ? qu’ils conduisaient à leur perte… C’est
est une galerie de portraits Les Français qui ont collaboré avec le propre de cette activité aux consé-
à la fois effrayants et l’Abwehr étaient avant tout des aventu- quences souvent terribles, puisque par
piquants, dans un milieu riers, comme c’est toujours le cas dans essence elle n’était pas encadrée. Et il est
alternant entre fanatiques le renseignement. L’organisation avait illusoire de croire qu’une organisation
nazis et, plus souvent dans son organigramme des agents militaire ait pu se comporter différem-
encore, escrocs de longue «sérieux », rigoureux, qui travaillaient ment, étant donné ses objectifs. Bien sûr,
date, maîtresses devenues consciencieusement et qui étaient for- lors des procès de Nuremberg, les prin-
victimes ou maîtres més pour cela. Mais elle a, autant que la cipaux responsables ont tenté de jouer
chanteuses, arrivistes Gestapo, joué sur les peurs, l’argent ou le sur ce registre, en décrivant un service
pris au piège… L’Abwehr sexe pour recruter, de gré ou de force, des respectant certains principes. Même si
procède elle-même à la agents, avec des profils souvent plus que cela a pu avoir lieu dans les faits, cette
réorganisation du réseau douteux. Et en ce qui concerne les opéra- décence morale supposée de l’Abwehr
de prostitution de Paris, tions, il n’y a pas eu de scrupule non plus : était avant tout pour elle un outil pour
à des fins de surveillance. on a créé de faux résistants et même de parvenir à moindre prix à ses fins. Cer-
Qu’a-t-elle à envier faux maquis dirigés par des criminels, tains responsables disaient aux militaires
Gestapo française. Quelle provoqua l’arrestation et l’exécution de
part les militaires allemands d’Estienne d’Orves et de ses adjoints, et
ont-ils pris à cette bataille ? fit un tort profond à la Résistance.
La Résistance française a été décimée
par l’Abwehr, dès l’année terrible de L’Angleterre était
1941. Plusieurs initiatives de terrain ont néanmoins la grande
ainsi été noyautées par des « V-Män- mission confiée par Hitler
ner » (hommes de conf iance) du à l’Abwehr et elle a échoué…
service. Citons par exemple Andreas C’est en effet quand il s’est agi de s’atta-
Folmer, qui infiltra différents réseaux, quer aux services de renseignements
permettant d’entamer un «Funkspiel » britanniques que l’Abwehr a rencontré
(un jeu radio, en allemand) pour faire ses premiers échecs, parfois lamenta-
remonter vers Londres de fausses infor- bles. D’abord, le terrain était mal pré-
mations sur l’armée allemande. Des paré, avec la hâte allemande à envahir
abus de confiance qui permettront l’Angleterre à l’été 1940, après le succès
aussi, progressivement, de dresser un de la campagne de France. Pour suivre le
organigramme de centaines de résis- rythme et muscler la prise d’informa-
tants. La liquidation fut ensuite décidée tion sur l’île, l’Abwehr met alors sur pied
à partir d’octobre 1941. Au-delà de ces des opérations hasardeuses. Je raconte
opérations préparées, des coups du sort que des agents arrivent sur place… et se
habilement exploités ont aussi beau- font remarquer en roulant à vélo à droite
coup apporté au bilan contre la Résis- sur les routes ! Face à cela, l’espionnage et
tance. Le recrutement de la résistante le contre-espionnage britanniques font
Mathilde Carré, dite «la Chatte », par des merveilles, se montrent experts en
son amant Hugo Bleicher, est l’un des cloisonnement, avec des hommes
grands succès de l’Abwehr. Sa qualité d’expérience et de haute valeur. Au fur et
britanniques arrêtés sur le sol français : d’agent double (avant d’être triple) a à mesure de ces revers, on peut se poser
«Coopérez avec nous, nous sommes entre permis d’intoxiquer efficacement les la question de la stratégie réelle de Cana-
officiers. Si vous ne le faites pas, nous Alliés dans la bataille de l’Atlantique, en ris dans cette opération. A-t-il buté sur
serons obligés de vous remettre à la Ges- donnant de faux renseignements sur les l’ennemi ou envoyé sciemment des
tapo, cela nous déplairait. » Il s’agissait navires de la Kriegsmarine, et de pro-
tout simplement de chantage. céder à de nouvelles arrestations. Les
exemples sont multiples. Parmi ceux
Avec ces méthodes, que la mémoire retient, il y a surtout la
l’Abwehr a remporté de destruction du réseau Nemrod et l’exé-
grands succès, notamment cution d’Honoré d’Estienne d’Orves.
sur la Résistance française. C’est l’Abwehr qui était à la manœuvre,
Encore une fois, le grand mettant à profit une erreur manifeste de
public retient surtout recrutement du côté allié : celui du
l’affrontement des réseaux radiographiste Georges Marty, en réalité
de libération avec les figures Alfred Gaessler, choisi car il parlait alle-
barbares de la Gestapo mand, alors qu’on avait à disposition
allemande ou les vauriens un autre profil, un Breton. Avide d’ar-
en manteau de cuir de la gent, Marty fut retourné rapidement,

HÉROS ET TRAÎTRES En haut : Honoré d’Estienne d’Orves. Sous le pseudonyme


de «Châteauvieux », il mit sur pied le réseau de résistance Nemrod. La trahison de son
agent radio provoqua son arrestation puis son exécution le 29 août 1941. Ci-contre :
Mathilde Carré, dite «la Chatte ». Séduite par un agent de l’Abwehr, elle livra de
nombreux renseignements conduisant à des dizaines d’arrestations. Condamnée
à mort par la France en 1949, sa peine fut commuée et elle fut libérée en 1954. Page
de droite : affiche britannique de mise en garde contre l’espionnage allemand.
échecs, a-t-il pu contribuer
au renvoi de Canaris et
à la réorganisation globale,
© musée de l’ordre de la liBéraTioN. © agiP / BridgemaN images. © iNTerfoTo / la ColleCTioN .

avec une nazification


intense, juste avant la fin
de la guerre ?
oui, sans aucun doute. des membres
de l’abwehr étaient impliqués dans les
différents projets d’attentat visant Hit-
ler. l’amiral Canaris était pour sa part
assez ambigu, ce qui a suffi à éveiller la
méfiance du führer, de plus en plus radi-
cal et paranoïaque. l’abwehr a ensuite
subi à plein les revers de la Wehrmacht.
ses services sont marqués par une forme
de lourdeur administrative, avec de
multiples chevauchements de capacité
qui nuisent à l’efficacité sur le terrain.
mais son sort s’explique aussi par l’hosti-
lité du système ss, qu’on retrouve per-
sonnellement chez Himmler, de la ges-
tapo et des instances les plus influentes
au quartier général de Hitler. malgré
l’amitié qu’il porte à Canaris, Heydrich
rêve aussi de reprendre les prérogatives 23
du renseignement, et après lui, son rem- h
plaçant Kaltenbrunner. a partir de
février 1944, tous les services sont réor-
ganisés et Canaris limogé. les priorités
sont de continuer à traquer la résis-
tance française, qui s’est structurée et
amateurs ? approuvait-il entièrement documents, entraînant alors des dépla- perturbe les opérations de défense, et
l’engagement allemand contre l’angle- cements de divisions et permettant aux de connaître le lieu et le moment de la
terre ? il y a certainement un mélange alliés de prendre pied en sicile. ridiculi- tentative de débarquement allié à
d’improvisation et de manque de sés, les allemands ne réussiront jamais à l’ouest. mais la nouvelle version du ren-
conviction. Certains cadres de l’armée, monter des opérations similaires. au seignement allemand n’obtient pas plus
au profil similaire, ne s’attendaient pas à même moment, pourtant, le renseigne- de succès que l’ancienne et elle sera
vaincre la france si rapidement, et ils ne ment avait tenté de se moderniser, orga- emportée dans la débâcle. 2
se projetaient pas immédiatement dans nisant des sessions de formation, etc.
une nouvelle conquête. finalement, pour les opérations de
la campagne de l’été 1940 ne fut ni la manipulation des alliés, l’allemagne pri-
première ni la dernière défaite du ren- vilégiera l’intoxication de la résistance
seignement allemand. Plus tard, et tout française, par laquelle transiteront des
au long de la guerre, les alliés réussi- informations fausses, mais cela n’ira pas À LIRE
ront à intoxiquer une abwehr dépas- loin à cause de leurs faiblesses dans la L’Abwehr, 1939-
sée par leur professionnalisme et leur protection de leurs sources. 1945, les services
inventivité. l’exemple de l’opération secrets allemands
mincemeat est le plus révélateur : le en France
cadavre bien réel d’un officier anglais Vous évoquez un éventuel Gérard Chauvy
imaginaire fut déposé au large de manque de conviction Perrin, 368 pages,
l’espagne en avril 1943, avec sur lui de des responsables 24 €. A paraître
faux plans de débarquement en grèce du renseignement le 27 avril.
et en sardaigne. l’abwehr authentifia les militaire. En plus des
L’h istoire À La LoUpe
Par Geoffroy Caillet

LE PLUS BEAU
© stéphane Corréa/Le FiGaro.

DE L’HISTOIRE
Dans un essai revigorant, Ambroise
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Tournyol du Clos confronte les défis


actuels du métier d’historien à la fonction

a
mbroise tournyol du Clos aime l’arti- éternelle de l’histoire.
sanat. après un essai remarqué,
Transmettre ou disparaître. Manifeste
d’un prof artisan (salvator, 2021), il livre aujourd’hui Rien n’échappe déconstruction appliquée au champ historique à la suite de Fou-
à l’histoire. Dans l’atelier des historiens. L’un et l’autre titres disent à cault, Barthes ou derrida, et partout répandue aujourd’hui dans la
la fois l’humilité que cet agrégé d’histoire, professeur au lycée de recherche comme dans la moindre exposition destinée au grand
saint-Chamond et collaborateur à la revue Conflits, attache à public. Car, note-t-il encore, «l’écriture de l’histoire ne se nourrit pas de
l’exercice de sa discipline, trop souvent sujette à une certaine scepticisme idéologique (…). Elle n’a pas pour fin de défaire l’édifice his-
ivresse d’elle-même, et le soin méticuleux qu’il met à l’analyser torique mais d’en révéler la cohérence interne et les contradictions ».
pour en dégager des vérités lumineuses, en tirer, sans aucun esprit Le risque permanent que cette approche fait courir à l’histoire
polémique, des leçons éternelles pour notre temps. n’est pas mince : soumettre les événements à un relativisme per-
a mi-chemin entre l’essai et le traité, Rien n’échappe à l’histoire manent, les amputer aussi de leur caractère métaphysique ou spi-
frappe autant par la variété de son propos que par la précision de sa rituel. si l’historien ne peut se prononcer sur la réalité des voix
24 composition. en à peine 200 pages, ordonnées en trois parties et dix entendues par Jeanne d’arc, il ne peut pas davantage les escamoter
h chapitres, l’auteur réussit le tour de force de fournir au lecteur un purement et simplement sans se priver de toute compréhension
panorama des enjeux liés à la connaissance de l’histoire, aux moyens de la jeune guerrière. tout proche de nous, l’auteur relève fort à
que celle-ci doit mobiliser et aux risques qu’elle court et fait courir propos l’analyse de l’historien Guillaume Cuchet au sujet de l’abbé
lorsqu’elle néglige les premiers et prétend se passer des seconds. Le Jacques hamel. assassiné en pleine messe par un islamiste en 2016,
tout en convoquant, de hérodote à patrick Boucheron en passant le prêtre lui cria un vigoureux «Va-t’en Satan ! » qui peut être consi-
par saint augustin ou rémi Brague, une grande variété d’exemples, déré comme un événement historique : cet exorcisme témoigne
choisisetanalysésavecunà-proposetunsenscritiqueremarquables. en effet de la persistance du dogme catholique sur l’action du dia-
Le premier mérite de l’ouvrage consiste à répondre de façon ble dans ce monde, en dépit du silence presque total de l’eglise sur
convaincante à la question, galvaudée à force d’incompréhension, le sujet depuis le concile Vatican ii, dont l’esprit baigna précisé-
du «sens de l’histoire ». Car il y a bien deux façons de la concevoir : ment les jeunes années de sacerdoce de la victime.
l’histoire a-t-elle une direction ? L’histoire a-t-elle une significa- C’est sans doute à travers l’enseignement de l’histoire qu’on
tion ? La première relève de la philosophie. or les historiens n’en mesure le mieux les défis lancés à la plus humaine de toutes les
ont pas moins très largement adoubé l’idée, depuis hegel et sciences. La légitime attention portée aux sources a conduit ainsi,
Comte, que la raison et le progrès scientifique – puis moral – sont depuis un demi-siècle, au règne sans partage d’une aride «étude de
les seuls moteurs de l’histoire. a leur suite, note l’auteur, «la fabri- document » dépourvue de toute trame événementielle, la chrono-
que de l’opinion repose en grande partie sur l’invocation incantatoire logie ayant été enterrée au profit d’une approche thématique, qui
du “sens de l’histoire” », qui nous pousserait inexorablement vers dissout les hommes dans les concepts. or, si la connaissance ordon-
un homme censément idéal puisque débarrassé de toute forme de née des événements n’a pas d’importance, comment prétendre
lien par le déploiement suprême de sa volonté individuelle. établir la vérité des faits, ne serait-ce que la distinction des causes et
reste la signification de l’histoire, véritable objet du métier de l’his- des conséquences ? a moins que l’on y ait tacitement renoncé.
torien, sa mission la plus haute. a mille lieues du devin sentencieux, autre écueil : l’enseignement de l’histoire en France participe,
de l’austère pythonisse, l’historien éclaire le sens des événements par depuis le XiXe siècle, à un processus de façonnement du citoyen,
© BridGeman imaGes.

l’établissement rigoureux des faits, au terme d’une enquête – sens qui privilégie de façon disproportionnée l’étude des deux derniers
même du mot histoire – marquée par l’objectivité, et non par l’uto- siècles, présentés comme l’avènement d’un progrès politique et
pie desséchante de la neutralité. pourquoi ? parce qu’«il a des comp- sociétal synonyme d’horizon indépassable d’une humanité nou-
tes à rendre à la vérité », souligne ambroise tournyol du Clos. Quel velle. Quant aux siècles antérieurs, ils sont proposés à l’étude des
sens pourrait-il bien éclaircir s’il ne la vise pas ? L’auteur rappelle élèves et des étudiants comme un simple champ d’investigation
ici fort à propos la fausse recherche de la vérité que représente la où débusquer les germes des émancipations à venir, les rares traces
les rendez-vous de
la fondation napoléon
La Fondation Napoléon est une institution
reconnue d’utilité publique de recherche et
de diffusion de la connaissance historique,
d’une modernité encore enfouie dans l’attente de son jaillissement d’aide à la préservation du patrimoine
radieux. Aussi vieux que la République, l’embrigadement de l’his- et de services au public. Ses champs
toire à des fins morales finit ainsi immanquablement par préférer d’intervention couvrent les deux Empires
le jugement à la compréhension. français et, plus largement, le XIXe siècle,
Comment enfin ne pas souscrire au plaidoyer d’Ambroise Tour-
qui fut amplement celui des Bonaparte.
nyol du Clos en faveur de la solidarité de l’histoire et de la culture litté-
raire ? Le rejet, par l’Ecole des Annales, du récit «à la Michelet » au 1 - sur notre site d’histoire ww.napoleon.org
nom de son manque de rigueur et de ses jugements à l’emporte- Depuis 2012, plus de 2 300 ouvrages présentés
pièce, a évincé l’histoire racontée et contribué à faire de l’écriture de et analysés : essais, biographies, synthèses,
l’histoireunexercicerebutant,ennemidetouterecherchestylistique, livres d’arts et catalogues d’expositions,
romans, BD de loisirs et d’enseignement :
de toute suggestion littéraire, voire de toute forme de composition,
retrouvez ce qui « Vient de paraître », dans notre
jugées suspectes d’enfreindre une neutralité fantasmée. Un comble section « Magazine ».
pour une discipline qui, loin de ne faire qu’un avec les dates et les sta-
tistiques dont elle fait son miel, a, pour s’exprimer, autant besoin des 2 - lancement d’une revue en ligne en langue
mots qu’un mathématicien de chiffres et d’équations. anglaise Napoleonica the journal (accès
Catholique, l’auteur rappelle en conclusion avec l’agnostique Marc gratuit aux articles)
Trois fois par an, nous publierons en langue
Bloch combien «le christianisme est une religion d’historiens ». Com-
anglaise les travaux des meilleurs spécialistes
ment celui-ci peut-il alors nous prémunir contre les mésusages de sur le site de cairn-int.info Deux premiers
l’histoire ? Sur le plan pratique, Léon XIII dans son bref apostolique numéros viennent de paraître : Napoleon,
Saepenumero considerantes (1883) souligne que «la première loi de slavery and the colonies et un Varia accueillant
l’histoire est de ne pas oser mentir ; la seconde, de ne pas craindre de dire diverses contributions internationales.
vrai ; en outre, que l’historien ne prête au soupçon ni de flatterie ni d’ani-
3 - sur napoleonica® la chaîne
mosité ». Sur le plan fondamental, le christianisme est né d’un événe-
sur youtube
ment unique, l’Incarnation, par lequel Dieu s’est, pour ainsi dire, Dans la playlist « Arts et Histoire »,
invité dans l’histoire. Quant à la mort du Christ sur la croix et à sa la série « L’Art du portrait » décrypte
résurrection, elles proposent à celle-ci un sens nouveau. Dès lors, cinq œuvres majeures, allant du
pour parler comme Gustave Thibon, l’homme qui veut vivre à la hau- tableau au dessin, du buste et de la
teur de sa vocation n’a pas d’autre choix que de consentir à cette ten- miniature à la photo : découvrez des
sion perpétuelle entre le temps et l’éternité. En refermant ce livre si personnalités napoléoniennes magnifiées
profitable, on comprend que l’historien non plus. 2 par David, Ingres, Isabey, Le Gray…

4 - parmi notre cycle de conférences


en avril et mai :
LES LAURIERS DE CLIO En haut : la muse de l’histoire, ● Mardi 11 avril, à 18 h : « Félix Baciocchi,
Clio, dans L’Art de la peinture (détail), par Vermeer, vers le prince oublié des Bonaparte »,
1666-1668 (Vienne, Kunsthistorisches Museum). par Alexis Halpérin.
lieu : fondation napoléon, 7, rue Geoffroy-saint-
Hilaire, 75005 paris.
● Jeudi 4 mai à 19 h : conférence
musicale « Paganini, un fidèle de la famille
de Napoléon Ier », par Laure Dautriche.
À lire lieu : église anglicane saint-Georges,
7, rue auguste-vacquerie, 75016 paris.
Rien n’échappe sur inscription, contact : duprez@napoleon.org
à l’histoire. Dans l’atelier pour suivre nos actualités, abonnez-vous
des historiens à notre lettre d’information hebdomadaire
Ambroise Tournyol sur notre site www.napoleon.org
du Clos
Salvator
210 pages, 18,90 €.
À LIVRE OUVERT
Par Michel De Jaeghere

La
gloire deson
père
A l’occasion de l’exposition des tableaux d’Augustin Rouart
EN COUVERTURE

à Paris, Jean-Marie Rouart consacre un beau livre à son père.

L
ongtemps, Jean-Marie Rouart ne s’est pas levé de bonne heure. jeu des formes, du dessin et de la lumière hérité de la Renaissance et
Réveillé, enfant, au cœur de la nuit, il ouvrait les yeux sur l’éclat de l’Art nouveau. Il y avait échoué. Dans une famille à qui il semblait
aveuglant de la lampe de poche que braquait sur lui son père que tout réussisse, qui multipliait les succès artistiques et les collec-
afin de surprendre les expressions et les attitudes de son fils tions de tableaux, et à laquelle la pertinence de ses choix avait offert
endormi, avant de les fixer avec ses pinceaux sur la toile. Pour Augus- de constituer une fortune permettant de mener la vie à grandes gui-
tin Rouart, Jean-Marie était, plus que tout autre, «l’enfant modèle » : des, d’accumuler les chefs-d’œuvre sur les murs entre deux voyages
non au sens où il aurait fait montre de qualités exceptionnelles, en Italie, deux aventures sentimentales, il était celui qui n’avait pas
source pour ses parents d’une légitime fierté, mais parce qu’il avait trouvé sa place. Qui n’avait connu que la gêne entre les murs grisâ-
trouvé dans le visage de son fils une inépuisable source d’inspiration. tres et étriqués d’un sombre appartement de Montparnasse,
26 Jean-Marie Rouart a raconté dans un livre d’un charme sans pareil comme si pour lui « les fées s’étaient éclipsées ». Son caractère,
h sa Jeunesse à l’ombre de la lumière : comment il lui avait été donné de angoissé, souffrant, nerveux, s’était ressenti de ces insuccès.
naître au cœur d’une parentèle qui avait été, au tournant du siècle, L’extraordinaire est pourtant que sa peinture n’en avait gardé nulle
immergée dans l’aventure de l’art moderne, un monde où se croi- trace. Qu’elle s’offre au contraire au regard comme un déjeuner de
saient, sur les branches du plus inextricable des arbres généalogiques, soleil. Ciels de mer, bouquets de fleurs et portraits associent le dessin
Eugène Manet, Berthe Morisot, Paul Valéry, Edouard Chausson ; que des estampes d’Hokusai aux couleurs des natures mortes de Manet ;
fréquentaient Degas, Monet, Renoir, Debussy, Maurice Denis, Gus- ils célèbrent un même bonheur de vivre dans une réalité stylisée pour
taveMoreau.Polytechnicien,inventeurdelapostepneumatique,son la dégager de ses médiocrités, et n’en conserver que l’éclat enchanteur.
arrière-grand-pèreHenriRouartavaitétél’élèvedeCorotetdeMillet; Le voici avec ce nouveau livre au centre de la scène. Jean-Marie
ami de Degas, il avait collectionné, fortune faite, les Renoir, Pissarro, Rouart y éclaire dans un texte parsemé de savoureux souvenirs
Corot, Manet ou Delacroix. Lui-même peintre impressionniste, l’un d’enfance, qu’illustre la reproduction d’une large sélection de ses
de ses fils avait épousé Julie Manet ; les deux autres, les filles du peintre tableaux, les paradoxes de cette vie et de cette œuvre, à commen-
Henry Lerolle que Renoir a immortalisées dans sa Leçon de piano. cer par la passion du peintre pour les visages d’enfants dont témoi-
Dans la flamboyante galerie de portraits que le romancier brossait gne le grand nombre de ses propres portraits : «Donner à un visage,
de cette famille hors du commun, ne manquait guère que son père, un instant, une chance d’éternité, n’est-ce pas ce en quoi résidait tout
le peintre Augustin Rouart, ombre à peine aperçue, esquissée. Un l’art ? » « J’étais le trait d’union entre notre monde médiocre et le
familier aurait eu de quoi s’en étonner : une visite à Jean-Marie monde enchanté de l’art. »
Rouart à Paris est celle d’un appartement qui a quelque chose d’un S’y révèle, plus encore, tout ce que ce père absent, étranger à la vie
musée qui lui serait dédié, tant ses toiles couvrent les murs de son quotidienne, incapable de faire face aux difficultés, de «prendre
salon, de sa salle à manger, de son bureau. Dans le feu d’artifice que l’adversité à bras-le-corps » et longtemps déprécié pour ses échecs,
dessinaient les aventures hautes en couleur de ses personnages, sans père dont il s’était efforcé, jeune homme, de prendre en tout le
doute n’avait-il pas eu le cœur d’introduire une silhouette qui aurait, contrepied, lui a en réalité apporté ; s’y avoue à quel point les diver-
par comparaison, paru effacée. gences et les épines du passé paraissent, le soir venu, peu de chose à
Tardivement reconnu, consacré par des expositions à la mairie du côté de ce trésor immense : lui avoir appris que «derrière la réalité, il y
VIe arrondissement de Paris, au musée des Années Trente et au Petit a un autre monde ». Celui de l’imaginaire et de la beauté. 2
Palais, Augustin Rouart avait poursuivi, sa vie durant, le rêve de ● À LIRE : Augustin Rouart. Entre père et fils, de Jean-Marie Rouart,
s’imposer contre les courants dominants de l’histoire de l’art avec Gallimard, 112 pages, 26 €. Parution le 4 mai 2023.
une peinture qui avait résisté aux modes de l’art contemporain et À VOIR : « Exposition Augustin Rouart », du 11 au 30 mai 2023.
aux facilités de l’abstraction pour susciter la féerie sur la toile par un Mairie du VIIIe arrondissement, 3, rue de Lisbonne, Paris.
C ÔTÉ LIVRES
Jean-Louis Voisin, Frédéric Valloire, Eric Mension-Rigau,
Michel De Jaeghere, Philippe Maxence, Charles-Edouard Couturier,
Thierry Lentz, Marie Peltier, Geoffroy Caillet,
Luc-Antoine Lenoir et Isabelle Schmitz

Pythagore. Christoph Riedweg Philippe II et Alexandre


Tout lycéen, même médiocre, connaît le nom de Pythagore. A cause le Grand. Adrian Goldsworthy
de son théorème. Sauf que ce dernier était déjà utilisé en Mésopotamie Le père et le fils. La gloire du
depuis 1500 av. J.-C., signale Christoph Riedweg, le philologue suisse second qui règne de 336 à 323 av.
qui, depuis vingt ans, a rassemblé tout le savoir sur Pythagore et le J.-C. et son extraordinaire épopée
pythagorisme dans cette somme, austère mais intelligible. Sa vie ? ont éclipsé celle du premier,
En gros entre 570 av. J.-C., naissance à Samos, et 480 av. J.-C., mort souverain de Macédoine de 359
en Italie du Sud où il s’est installé. Avec Pythagore rien n’est simple. à 336 av. J.-C., dont le nom a gagné
A cela plusieurs raisons : le petit nombre de témoignages contemporains en célébrité lors de la découverte de sa
qui le traitent d’escroc ou de sage, ses hypothétiques écrits, les légendes qui se cristallisent tombe à Vergina, en Grèce. C’est à un
autour de lui (une cuisse en or) et qui fleurissent après sa mort, l’école aristocratique (une spécialiste anglais de l’armée romaine qu’il
secte) qu’il fonde où le secret et l’amitié sont les règles. S’ajoutent la profusion de ses activités revient de rétablir l’équilibre et d’attribuer
(gourou, conseiller politique, savant, entraîneur sportif, etc.), les découvertes qui lui sont plus équitablement les lauriers. Car à eux
attribuées (le mot philosophie, la physiognomonie, les rapports entre les mathématiques deux, père et fils, ils ont changé le cours
et la musique, l’harmonie des sphères) et ses croyances personnelles (métempsychose, de l’histoire. Philippe mort assassiné
prohibition de certains aliments, le végétarisme). Assurément, un être charismatique hors à 46 ans en avait tout au plus 23 lors de son
du commun et une source d’inspiration jusqu’à nos jours pour les courants ésotériques. J-LV accession au trône. Grâce à son action,
Les Belles Lettres, 338 pages, 23 €. commence l’envol de la Macédoine,
se consolide le lien puissant qui unit le roi
à ses sujets, et se forme à partir de rien
Les Neuf Vies de Sappho. Laure de Chantal une armée brave et fidèle, les trois bases
Ses poèmes nous sont parvenus en fragments. C’est à travers eux de l’aventure d’Alexandre. Il aurait même,
que l’on reconstitue sa biographie, très mystérieuse, qui se déroule signale l’auteur, planifié l’agression contre 27
dans l’île de Lesbos. Ses vers, où elle est la première à utiliser le «je », la Perse que réalisera son fils. Le livre h
vont droit au cœur. Ils émerveillent par leur simplicité, leur légèreté, est imposant. Il se lit comme un roman
leur science et les passions qui les animent. Laure de Chantal suit les d’Alexandre Dumas. J-LV
métamorphoses littéraires et historiques de l’œuvre de cette poétesse Perrin, 672 pages, 28 €.
du VIIe siècle avant J.-C. jusqu’à l’essai de l’américaine Barbara Love
(1937-2022). Les Anciens, Grecs et Romains, admiraient Sappho
et forgèrent déjà son mythe. L’auteur le suit avec pertinence et fantaisie à travers Angkor. Le quotidien du roi
les siècles en compagnie de Louise Labé, Mme de Scudéry et Baudelaire. J-LV Hedwige Multzer o’Naghten
Stock, 308 pages, 19,90 €. Avouons-le, je ne connaissais rien à
Angkor, à ses palais et à ses rois, qui règnent
du IXe siècle au XIVe siècle. L’exotisme
Les Romains et leurs religions. La piété au quotidien aidant, ma curiosité a été piquée
John Scheid et m’a lancé dans ce voyage guidé d’une
C’est peu dire que les travaux de ce membre de l’institut sur la religion main ferme par l’auteur, spécialiste du
publique des Romains ont bouleversé et bonifié notre approche Cambodge et de l’un de ses plus célèbres
de la religion romaine antique. Dans cet ouvrage, il élargit son champ souverains, Jayavarman VII (1182-v. 1220).
de réflexion aux cultes privés, ceux des familles et des diverses Au centre de tout, le roi, «l’homme
associations, à Rome, en Italie et dans les provinces. S’appuyant aussi parfait », figure sacrée mais non déifiée.
bien sur les textes littéraires, les inscriptions que sur l’archéologie et On le voit au travail, en guerre, entouré
les textes juridiques, embrassant plusieurs siècles mais en privilégiant de hauts dignitaires. On le suit dans
les trois premiers de notre ère dans la partie occidentale de l’empire, John sa vie privée, à sa table, dans ses
Scheid offre un vaste panorama des cultes privés et des moments, réguliers ou non, qui divertissements. On participe à
les scandent, mariage, anniversaires, services funéraires, etc. De cette étude roborative, l’étiquette rigoureuse concrétisée
deux conclusions sont à retenir : l’impossibilité d’isoler dans sa piété un individu d’une par des palanquins, des parasols,
communauté, qu’elle soit familiale, professionnelle ou autre, sauf, mais avec des nuances, des chasse-mouches. Un rêve
dans les rites magiques ; la ressemblance de la religion privée même dans ses aspects se forme : visiter Angkor. FV
les plus individuels avec les rites de la religion publique. Décapant et magistral. J-LV Les Belles Lettres, « Realia »,
Les Editions du Cerf, 336 pages, 24 €. 480 pages, 25 €.
Leon Battista Alberti. Le magicien de la Renaissance. Yann Kerlau La Violence au village
Né en 1404 à Gênes et mort en 1472 à Rome, Leon Battista Alberti est l’une des figures Yves-Marie Bercé (dir.)
les moins connues de la Renaissance. Si Léonard de Vinci, Botticelli, Pétrarque, Dante, Sous la houlette d’Yves-Marie Bercé,
Boccace sont plus souvent convoqués que lui, la diversité de son génie et la profondeur huit historiens se penchent sur
de ses écrits lui méritent tous les éloges. Après l’avoir découvert grâce à des amis italiens, la question de la violence dans les
Yann Kerlau a patiemment exploré des sources difficiles d’accès pour montrer la pluralité campagnes entre le XVIe et le XIXe siècle.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

de ses talents puisqu’il fut écrivain, philosophe, architecte, peintre, mathématicien, Autant dire qu’il s’agit de l’exploration
théoricien des arts, politicien, cryptographe, cavalier, gastronome. Il en résulte un livre d’un véritable continent, abordé ici sous
inclassable qui est moins une biographie qu’une passionnante réflexion sur ce moment le prisme régional. Sans prétendre à
d’exception que fut la Renaissance et sur ses prolongements jusqu’à nos jours. L’historien l’exhaustivité, les études réunies traitent
met en résonance le parcours de l’humaniste avec ceux de ses contemporains et offre aussi bien de la résistance à la soldatesque
un livre choral autour d’un homme universel. EM-R que des rapports parfois difficiles avec
Albin Michel, 2022, 248 pages, 22,90 €. le milieu urbain, les difficultés nées
de l’exploitation des forêts ou les révoltes
face à une fiscalité trop lourde. Un autre
monde en ressort – un monde qui a duré
Le Génie et les Ténèbres. Roberto Mercadini près de mille ans, précise en conclusion
Ils ne se sont pas rencontrés : ils sont «entrés en collision ». Lorsque Yves-Marie Bercé –, aux logiques parfois
le choc se produit, Léonard a 49 ans, Michel-Ange, 26. «Ils se sont difficiles à saisir tant nos mentalités
haïs du premier coup d’œil. » Tout, de fait, les oppose. Le premier divergent mais qui est, à ce titre aussi,
est un homme du monde, dilettante, indifférent aux questions passionnant à découvrir. PM
religieuses, touche à tout, habité par la procrastination. L’autre Passés/Composés, 384 pages, 24 €.
est un mystique hirsute, le nez cassé dans une bagarre, hanté par
le sentiment de ses faiblesses en même temps que par sa puissance créatrice,
28 qui paraît prendre à bras-le-corps le marbre pour en faire surgir des géants, Les Marins du Roi-Soleil
h et auquel il ne faudra rien de moins que l’histoire du monde lorsqu’il entreprendra Michel Vergé-Franceschi, Marie-
de peindre à fresque les 1 200 m² du plafond de la Sixtine. Roberto Mercadini Christine Varachaud, André Zysberg
les fait revivre ici dans un formidable face-à-face. Avec eux, l’Italie de la Renaissance : Sous l’impulsion de Colbert et de ses
celle de Laurent le Magnifique, Machiavel, Alexandre VI, Ludovic le More en même successeurs, ministres de la Mer sous
temps que de Raphaël ou Botticelli. Au fil d’un récit haut en couleur où les dons Louis XIV, le vieux royaume terrien
de conteur se conjuguent à la finesse de la critique, il montre comment le contraste de France devint puissance maritime.
de leurs œuvres reflète l’opposition de leur caractère : ici, un art subtil, évanescent Comment ? Tel est l’objet de cette étude
et impalpable ; là, une explosion surhumaine de force, de puissance et d’énergie. La impressionnante qui retrace l’essor de la
fresque, somptueuse, irrigue la plus subtile des réflexions sur l’essence du génie. MDeJ Royale et offre une véritable histoire des
Les Belles Lettres, 380 pages, 21 €. marins du Grand Siècle. De l’organisation
du grand corps des officiers au
décryptage du système des classes, des
origines de chaque membre d’équipage
L’Age d’or de la Perse. L’épopée des Safavides (1501-1722) au moindre fait de leur vie quotidienne,
Yves Bomati ou du rôle de l’aumônier aux gloires
Safavides ? Sophis ? Deux façons de nommer la dynastie qui régna et déboires des affrontements navals,
sur l’Iran de 1501 à 1722. Safavide est iranien, Sophi, occidental. c’est une revue
Un âge d’or ? Pour la première fois depuis des siècles, un pouvoir fort minutieuse des
et centralisé se dessine en Iran. Il tente de fédérer ce pays composite, moindres recoins
de stabiliser ses frontières face aux Ottomans et aux Ouzbeks, essaie de la «ruche ».
de définir les rapports entre pouvoirs civils et religieux et affirme Un formidable travail
son identité en s’ouvrant au monde. Un personnage exceptionnel de statistiques vient
domine, Abbas Ier (1587-1629). Ce shah absolutiste, chiite pieux qui ne dédaigne soutenir cette grande
pas le vin, évoque Louis XIV et Kemal Atatürk. Il domestique nobles et guerriers, synthèse, dense mais
crée une armée permanente et moderne, s’affirme face aux mollahs et fait d’Ispahan, accessible. C-EC
qu’il embellit, sa capitale. Des notes pittoresques font oublier quelques longueurs. Perrin, 368 pages, 24 €.
Au total, une étude historique solide, utile pour saisir l’Iran actuel. FV
Perrin, 448 pages, 25 €.
Sauver l’Empire. 1813 : la fin L’Empire de la paix. De la Révolution à Napoléon :
de l’Europe napoléonienne quand la France réunissait l’Europe. Aurélien Lignereux
Charles-Eloi Vial Passionné des aspects politiques et administratifs de l’Empire napoléonien, Aurélien
Charles-Eloi Vial prouve une fois de plus Lignereux poursuit avec son dernier ouvrage une œuvre commencée il y a une dizaine
dans son dernier opus, consacré à l’année d’années avec d’autres essais tout aussi novateurs sur le concept même d’empire et
1813, que tout n’est pas dit en histoire l’étude des «impériaux », ces fonctionnaires partis faire apprécier le «modèle français »
napoléonienne. Il suffit parfois de changer à l’Europe. Nous voici désormais plongés dans la question des «réunions », édulcoration
légèrement l’angle de vue pour éclairer d’époque du terme «annexion », qui valut à la France de passer en douze ans d’une
le tableau d’une lumière nouvelle. C’est centaine à 134 départements, d’y installer une nouvelle administration, d’y acclimater
ce à quoi il nous a habitués dans chacun de sa législation, afin de rendre la paix civile à l’Europe de l’Ouest. Aurélien Lignereux
ses livres. Il récidive ici. En bon chartiste et répond par l’exemple et la réflexion générale aux questions que l’on ne posait plus :
archiviste, il est parti à la conquête de fonds pourquoi et comment ces réunions, leur accueil par les populations et la trace laissée
d’archives peu ou pas exploités (en France après que ces eaux françaises se seront retirées. Un livre au propos rare, qui ne peut
et à l’étranger) et de sources qu’on avait qu’enrichir nos connaissances sur l’épisode napoléonien. TL
perdu l’habitude de consulter ou de Passés/Composés, 408 pages, 23 €.
revisiter. Il y a ajouté son art d’écrivain et
d’historien pour livrer une «autre » histoire
de cette année décisive dans la descente Ferdinand de Lesseps. Ghislain de Diesbach
aux enfers de l’Empire napoléonien. Mort nonagénaire en 1894, Lesseps, diplomate en Espagne, à Rome
Une mise au point qui complète celle et en Egypte, académicien, ingénieur de talent, rapprocha l’Orient de
qu’il avait livrée il y a quelque temps sur l’Occident par le percement du canal de Suez, mais reste injustement
l’année 1811 et qui sera une référence pour associé aux magouilles et au scandale de Panama. D’une plume
tout amateur ou passionné des choses alerte, à la tonalité volontiers familière, Ghislain de Diesbach brosse
militaires et – surtout – diplomatiques dans ce livre, paru pour la première fois en 1998, le portrait glorieux
d’un moment historique dont on de ce grand «poète de l’action », dont la vie condense à elle seule 29
n’a décidément pas fini de parler. TL les déchirures de la succession des régimes politiques en France, h
Perrin, 416 pages, 25 €. le foisonnement économique de l’âge industriel triomphant, les formidables possibilités
et tragiques revers du capitalisme éclatant, sans oublier les très vifs enjeux géopolitiques,
notamment entre la France et la Grande-Bretagne, cynique et expansionniste.
Le Maréchal Ney Ainsi se trouve dissoute l’ombre du soupçon. MP
Franck Favier Via Romana, 470 pages, 25 €.
«Brave des braves »
pour l’Empereur,
brute inconsciente et Napoléon III, la France et nous. Maxime Michelet
orgueilleuse pour ses «La réhabilitation de Napoléon III obéit tout d’abord à une nécessité
détracteurs, Michel de justice. » Le but poursuivi dans ce vigoureux essai par Maxime
Ney demeure une Michelet a le mérite de la clarté. Dressant le bilan de l’œuvre du dernier
figure majeure de empereur, mort il y a cent cinquante ans, l’auteur – déjà remarqué
l’histoire militaire de la Révolution et pour ses ouvrages sur l’impératrice Eugénie et sur la IIe République –
de l’Empire, où il s’illustra par sa hardiesse. en explore toutes les dimensions et répond brillamment aux
Sa carrière héroïque se déploie au rythme sempiternels reproches qui lui sont adressés. L’illégalité du coup
des succès et des déroutes de Napoléon, d’Etat de 1851 ? Nullement la preuve de son machiavélisme, mais
tantôt décrié pour son inconstance, le symptôme d’une crise constitutionnelle que le prince-président voulut résoudre.
tantôt adulé pour sa vaillance. Franck La défaite de Sedan ? Non pas le fruit de son inconscience, mais celui de sa naïveté vis-à-vis
Favier brosse le portrait approfondi de Bismarck. Quant aux progrès économiques et sociaux qu’il permit ou accompagna,
de ce héros contrasté, qui ne manqua au rayonnement de la France qu’il favorisa, l’auteur rappelle que cinq décennies d’une
pas de courage mais sans doute de historiographie renouvelée du Second Empire n’ont pas été de trop pour les saluer
clairvoyance, de fidélité et de fiabilité, et rendre enfin à Napoléon III la place qui lui revient dans la mémoire collective. GC
et que sa mort érigea au rang de martyr. Passés/Composés, 208 pages, 18 €.
Face au peloton, son dernier mot –
«l’honneur » – sonne comme une ultime
mystification. MP
Perrin, 400 pages, 24 €.
Okhrana, la police secrète Les Grands Ministres des Habsbourg. Jean-Paul Bled
des tsars. Alexandre Sumpf Point de souverain sans grands serviteurs. A l’exception de Metternich, qui dirigea
Souvent invoquée, mais au total peu la politique étrangère de l’empire d’Autriche pendant trente-neuf ans, quels ministres
connue, l’Okhrana, la police politique des des Habsbourg pouvons-nous citer ? Or, dans l’Autriche habsbourgeoise tiraillée
tsars, méritait assurément une plongée entre diversité et unité, héritière d’un passé impérial prestigieux, la personnalité des
dans son histoire. Avec un art consommé ministres est décisive si le pays veut tenir sa place parmi les puissances européennes.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

de la narration, Alexandre Sumpf Connaisseur éclairé du monde germanique, l’auteur a retenu neuf d’entre eux, tous
retrace sa fondation et son déploiement. des acteurs majeurs de cette histoire. La galerie s’ouvre sur le prince Eugène de Savoie.
Il s’intéresse plus spécifiquement Son talent militaire a fait oublier qu’après l’empereur, il était le premier dans l’Etat.
à «l’agence annexe de sécurité du tsar » Lui succèdent Kaunitz, une carrière de plus d’un demi-siècle au service de quatre
installée à Paris en 1883, chargée monarques, dont Marie-Thérèse qui lui trouve du génie, et, quinze ans après sa mort,
de surveiller, espionner, filer, voire Metternich. Le monde des cinq derniers, est celui de François-Joseph. Au-delà des
retourner les Russes en exil. De ce récit difficultés liées aux circonstances, Schwarzenberg, Bach, Beust, Taaffe, Beck, Tisza
passionnant ressort surtout que affrontent les mêmes problèmes : rapports de Vienne avec les diverses composantes
l’Okhrana n’a pas su éviter l’assassinat de cet ensemble multinational ; relations avec la sphère allemande que domine
d’Alexandre II ni la révolution de 1917. la Prusse, avec l’Italie, avec les Empires turc et russe. Aucun ne déméritera. FV
Son absence d’idéologie, conclut Perrin, 368 pages, 24 €.
l’auteur, fut une limite à sa violence
alors que la Tchéka, qui s’en inspire,
garante du monopole idéologique,
servira, elle, «d’outil extrajudiciaire Verdun 1916. Michaël Bourlet
de la violence d’Etat ». PM Souvent considérée comme un symbole de la Première Guerre
Le Cerf, 448 pages, 24 €. mondiale, que représente exactement la bataille de Verdun ?
Dans cette nouvelle synthèse, Michaël Bourlet reprend le dossier
30 dans son ensemble. Il en vient à souligner que Verdun s’inscrit
h Petite et grande histoire surtout dans le cadre d’un duel franco-allemand, au cœur
de la Cité interdite. Bernard Brizay d’un conflit qui mobilise pourtant des alliés dans les deux camps,
«Il s’agit d’un lieu mythique, unique et qu’elle apparaît comme une «guerre de mouvement dans
au monde, qu’il faut voir, si possible, avant un mouchoir de poche », mobilisant des milliers d’hommes
de mourir… » nous prévient l’auteur, et des tonnes de matériel, sur terre et dans les airs, mais basculant paradoxalement
spécialiste de la Cité interdite de Pékin. en fonction de l’action de petits groupes. Concluant à une bataille «à somme nulle »,
Vieux de six cents ans, ce labyrinthe de il en explore aussi la mémoire jusqu’à aujourd’hui. Une approche novatrice. PM
bois fut pendant cinq siècles la résidence Perrin/Ministère des Armées, 384 pages, 25 €.
officielle des empereurs de Chine
et le cœur battant de l’empire, l’écrin
d’une riche collection mêlant art L’Aigle et le Léopard. Les liaisons dangereuses
et architecture, mais aussi le théâtre entre l’Angleterre et le IIIe Reich. Eric Branca
de multiples tragédies humaines, On le sait désormais : en 1940, l’Angleterre fut sur le point de signer
entre intrigues, trahisons et tentatives avec l’Allemagne nazie une paix séparée qui aurait laissé à Hitler les
d’assassinats, jusqu’à l’expulsion du coudées franches sur le continent. S’il en fut autrement, c’est parce
dernier empereur, Puyi, en 1924. On s’y que Churchill s’opposa à une puissante coalition d’intérêts politiques
promène au fil des pages et des siècles en et économiques qui attirait les élites anglaises vers l’Allemagne.
croisant, comme les acteurs d’un roman La stratégie d’apaisement de Neville Chamberlain, dont témoignent
policier, empereurs, les accords de Munich, n’en est que la face la plus connue : dès la fin
impératrices, de la Première Guerre mondiale, l’Angleterre joua le jeu de l’Allemagne pour conjurer
concubines et tout risque de prédominance française en Europe, en dénonçant à tout-va l’occupation
eunuques, et en de la Ruhr ou en appuyant le rééchelonnement de la dette allemande. Des amitiés
découvrant les arcanes pronazies du roi Edouard VIII au fascisme de salon de l’intelligentsia anglaise, une
d’une vie de Cour quasi passionnante enquête sur cette germanophilie britannique qui a puissamment contribué
ignorée jusqu’à l’aube à préparer le désastre de 1940. GC
du XXe siècle. GC Perrin, 432 pages, 23,50 €.
Perrin, 384 pages, 23 €.
La Stratégie de la main invisible 8 jours en mai. L’effondrement du IIIe Reich. Volker Ullrich
Pascal Jardin 8 jours en mai pourrait être le titre d’un roman sentimental ou d’un livre de souvenirs. C’est
Il ne fallait sous aucun prétexte que le récit passionnant d’un effondrement, celui du IIIe Reich. Le 30 avril 1945, Hitler se donne
cesse la vie culturelle de la France la mort, transmettant son pouvoir à l’amiral Dönitz. Partout dans l’Allemagne, les troupes
occupée, bien au contraire. Mais le alliées déferlent, les Soviétiques prenant Berlin, dévastant tout sur leur passage, pratiquant
divertissement, la presse et la production le viol à outrance. Puisant dans les sources officielles aussi bien que dans les journaux
artistique devaient se mettre au service personnels ou les souvenirs des protagonistes, Volker Ullrich restitue les ultimes jours de
de causes nouvelles, à tout le moins ne l’Allemagne en guerre, jusqu’au 8 mai 1945. Avec en toile de fond, cette question lancinante :
jamais aller contre les idéaux du IIIe Reich. comment un peuple a-t-il pu se laisser entraîner dans une folie aussi meurtrière ? PM
Au-delà du célèbre «voyage d’automne » Passés/Composés, 352 pages, 24 €.
des écrivains français (1941) ou de
l’exposition Arno Breker aux Tuileries
(1942), on savait peu de choses de la L’Exil des collabos, 1944-1989. Yves Pourcher
propagande nazie en France, dirigée par En 1944, l’approche des armées alliées sonna la fin de partie
Heinz Schmidtke, homme de confiance pour les collaborateurs. Certains choisirent alors le chemin de l’exil
de Goebbels à Paris. L’ouvrage et le travail en Allemagne, en Italie ou en Espagne. Laval, par exemple, se rend
soigné de Pascal Jardin dépeignent une à Sigmaringen puis chez Franco, avant de décider de rentrer en France
organisation à la fois militaire et culturelle affronter la justice des vainqueurs. Moins connu, le milicien Jacques
puissante, mais aussi et surtout une de Bernonville, après l’Espagne, les Etats-Unis et le Québec, finit
société déroutante : celle des artistes assassiné au Brésil en 1972. Tous connaissent l’illusion, la désaffection,
dans la collaboration et leur public, parfois la pauvreté et la mort. A travers une vingtaine de portraits qui forment autant
balançant entre nécessaire distraction d’itinéraires, Yves Pourcher raconte la fin peu glorieuse de ces politiques, miliciens
et dégoût de l’art prémédité. L-AL ou journalistes, qui furent les partisans actifs de l’entente avec l’Allemagne. PM
Bouquins, « Histoire », 512 pages, 24 €. Les Editions du Cerf, 336 pages, 24 €.
31
h
Le Général Delestraint Baldur von Schirach. Oliver Rathkolb
Jean Bourcart La biographie qu’Oliver Rathkolb consacre à Baldur von Schirach (1907-
Delestraint ? S’il fait partie des figures 1974) est celle de l’ascension d’un homme au sein de l’appareil nazi qui
essentielles de la Seconde Guerre va connaître à partir de 1943 une disgrâce progressive. Quel parcours,
mondiale, il reste pourtant méconnu pourtant ! A 24 ans, Schirach devient le chef des Jeunesses hitlériennes,
du grand public. Aussi la biographie un ressort essentiel du système, celui qui enrôle, touche, galvanise la
de Jean Bourcart est-elle particulièrement jeunesse, obligée de passer sous les fourches caudines des organisations
bienvenue pour découvrir le parcours d’Etat. En août 1940, il franchit une nouvelle étape comme Gauleiter
de cet officier supérieur, à la fois de Vienne et responsable de la déportation des Juifs. A Nuremberg,
théoricien et praticien de l’arme blindée, il plaidera coupable et se présentera comme un repenti. Une version que son biographe met
au sein de laquelle il est rappelé en 1939 en doute, en attendant que la famille livre à l’histoire ce qui reste encore enfoui. PM
avant de prendre, fin 1942, la tête de Tallandier, 352 pages, 24 €.
l’Armée secrète (AS). La mission de celle-
ci ? «Mener avant tout une guerre de
guérilla » et soutenir De Gaulle. Arrêté Louis Salleron. Sœur Ambroise-Dominique Salleron
par les Allemands en juin 1943, il est A elle seule, la vie de Louis Salleron (1905-1992) résume l’engagement
déporté à Dachau avant d’y être assassiné des catholiques de droite au XXe siècle. Professeur d’économie
le 19 avril 1945. Il y a politique à l’Institut catholique de Paris, engagé dans la réflexion
du Péguy en lui, résume pour adapter le corporatisme aux exigences de son époque
son biographe en le sans verser dans le fascisme, Louis Salleron semble avoir touché
citant, alors qu’il est à tous les domaines de la réflexion politique et économique tout
emprisonné à Fresnes : en s’intéressant de près aux questions religieuses. Il fut ainsi l’un des
«Je n’ai agi que par premiers laïcs à écrire de manière critique sur la messe de Paul VI.
devoir envers Dieu Mais ce père de douze enfants trouvait aussi le temps d’être poète, scrutant
et mon pays. » PM le mystère de la destinée humaine à l’aune de la pensée de Simone Weil. En décrivant
Perrin, 368 pages, 24 €. la vie d’un homme, cette première biographie donne à revivre toute une époque. PM
Via Romana, 502 pages, 29 €.
Le Droit naturel Sauver la différence des sexes. Eugénie Bastié
Philippe Pichot-Bravard Elle avoue qu’elle avait été, enfant, un «garçon manqué » : de celles qui s’écorchent les
Peu de notions juridiques sont aussi genoux en grimpant aux arbres plutôt que de jouer à la poupée. Invitée le 12 décembre 2022
unanimement disqualifiées que le droit par l’Académie des sciences morales et politiques dans le cadre du cycle de conférences
naturel. Considérée durant l’Antiquité que son président Remi Brague avait consacré à ce qu’il convenait de «sauver », Eugénie
et le Moyen Age comme la source Bastié avait pourtant choisi de défendre la différence des sexes. Sans doute le sujet relevait-il
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

même du droit, la loi naturelle a été à ses yeux, selon les mots de Chesterton, du projet de «prouver que les feuilles sont vertes ».
stigmatisée par les modernes pour les A l’heure où brûlent les livres et sont harcelés les intellectuels qui défendent l’évidence,
limites qu’elle apportait à la souveraineté où le trans est devenu «la figure iconique de la révolution planétaire », l’entreprise ne lui
populaire, répudiée au profit d’un en avait pas moins paru nécessaire. Elle la mène avec brio dans ce court essai écrit dans une
strict positivisme. Elle a été considérée langue claire, où l’histoire de la théorie du genre vient soutenir le décryptage de la logique
depuis la Révolution française comme postmoderne qui «n’admet plus aucune définition universelle de la vie bonne » sauf de vivre
le paravent par lequel l’Eglise prétendait sans loi, sans identité, sans autres normes que celles que l’on s’est données à soi-même,
continuer à imposer sa doctrine, d’une idéologie en vertu de laquelle la «tyrannie des précautions langagières » vient
en dépit de la laïcisation de l’Etat. nourrir le projet totalitaire d’une humanité déconstruite et artificiellement recréée, tandis
Avec l’avènement des droits de l’homme que la guerre des sexes débouche sur le spectacle effrayant d’une société de surveillance
et la place éminente qu’ils occupent mutuelle des opinions déviantes, d’un monde sans amour. MDeJ
dans la vie politique, le droit naturel est, Gallimard, « Tracts », 30 pages, 3,90 €.
mieux encore, subverti : ressuscité pour
lui faire dire le contraire de ce qu’édictaient
des principes fondés sur l’observation
des attentes profondes de la nature Atlas des territoires éphémères. Benoist Simmat
humaine, il est désormais redéfini Dessins de Daniel Casanave
à l’école d’un individualisme hédoniste Sait-on qu’à Kouang-Tchéou-Wan, la France disposait de sa propre Hong Kong,
32 et matérialiste, qui le réduit au droit ayant signé en 1898 un accord de cession de 99 ans avec la Chine impériale ?
h de vivre sans autre loi que ses caprices. Que sous Louis-Philippe, notre nation régna sur une éphémère île Julia
De l’Antigone de Sophocle à l’enseignement en Méditerranée, émergée pendant une vingtaine de semaines par l’éruption
de Benoit XVI, Philippe Pichot-Bravard d’un volcan, avant de s’effondrer sous les eaux ? Que le navigateur Jean
nous donne de ce débat essentiel un de Verrazane, au service de François Ier, planta en 1524 le drapeau du royaume
panorama d’une ampleur singulière et sur les rives de ce qui deviendrait Brooklyn, baptisant l’endroit «Nouvelle-
d’une clarté parfaite. Il y fait apparaître Angoulême », un siècle avant la colonisation hollandaise ? Cet atlas retrace les plus
l’importance de la crise nominaliste beaux «échecs » français à la conquête du monde : colonies ratées, souverainetés
du XIVe siècle et du contractualisme utopiques et aberrations territoriales, ainsi que les classifie son auteur, journaliste
des Lumières dans l’évolution des touche-à-tout. Si le ton familier peut dérouter, on ressort émerveillé par les exploits
esprits, en même temps que la gravité des aventuriers, apprentis tyrans ou rêveurs en tout genre qui voulurent emmener
des conséquences d’une révolution la France à travers le monde mais furent souvent les artisans de leur propre perte,
intellectuelle qui, pour être à peu près par leurs décisions saugrenues ou leur trop grande audace, quand ce ne fut pas la faute
invisible, n’en a été que plus décisive. de la malchance ou de la féroce concurrence de tous les ennemis de la France. Autant
Son livre est essentiel pour comprendre d’anecdotes passionnantes dans un ouvrage qui n’est pas tant une histoire de ce qui fut
ce qui se joue aujourd’hui. MDeJ brièvement qu’une formidable introduction à tout ce qui aurait pu être. L-AL
Via Romana, 182 pages, 17 €. Robert Laffont, 320 pages, 21 €.

Les Portes du sacré. Bernard Rio


Il est des lieux où souffle l’esprit. L’esprit de Dieu mais aussi des hommes, qui ont cherché à incarner la présence divine sur
la terre qu’ils habitaient. Ces lieux où se mêlent l’histoire, la mythologie, la religion, l’architecture, l’archéologie, la géographie
et l’orientation sont implantés dans chaque région de France. En Bretagne armoricaine, ce sont plus de six mille chapelles,
souvent bâties sur des mégalithes, des tumulus, des lieux de tradition celtique. Bernard Rio choisit vingt-huit d’entre elles pour
démontrer à quel point, jusqu’au XVIIIe siècle, tout était signifiant dans la construction d’un édifice religieux : son orientation,
ses proportions, la présence d’un cours d’eau sous ses fondations, la course du soleil, la «géobiologie ». Il raconte l’histoire
de chacune, le culte de leur saint patron, le langage symbolique de leur iconographie, par quelle porte il convient d’entrer
et dans quel sens déambuler… Une plongée époustouflante au cœur de l’histoire et de la spiritualité. IS
Editions Ar Gedour, 504 pages, 42 €.
la SUITe DanS leS IDÉeS
Par Eugénie Bastié

PLEINS FEUX SUR L’ISLAM


© hannah aSSOUlIne/Opale.

Dans un ouvrage d’une clarté et d’une


érudition exceptionnelles, Rémi Brague
nous aide à mieux comprendre une
religion étrangère aux fondements de la
civilisation occidentale. Une exigence de
F
« ace aux épisodes de fondamenta-
lisme violent qui nous inquiètent,
l’affection envers les vrais croyants de
vérité salutaire au rebours de la tolérance
l’islam doit nous porter à éviter d’odieuses
généralisations, parce que le véritable
naïve et mensongère.
islam et une adéquate interprétation du
Coran s’opposent à toute violence », affirmait, le 26 novembre 2013, le christianisme dont il exècre les mystères, Rémi Brague démontre
le pape François. la déclaration était pleine de bonnes intentions, avec une grande finesse que cette apparente rationalité se déploie
mais elle soulève plusieurs questions, relève Rémi Brague dans son dans certains domaines extérieurs (d’où, d’après lui, les progrès ful-
livre Sur l’islam (Gallimard). Qu’est-ce en effet que le «véritable gurants de la civilisation islamique sur le plan des mathématiques)
islam » ? Celui de Saladin, le chevaleresque adversaire de Richard tout en laissant le domaine du fondement de la foi hermétique à
Cœur de lion, ou celui du terroriste Ben laden ? l’«islam des lumiè- toute recherche rationnelle, là où les chrétiens ont déployé des tré-
res » vanté par l’éditocratie occidentale ou celui de Daech ? sors d’intelligence pour articuler foi et raison.
le « pas d’amalgames » est devenu un tel lieu commun lors- Il nous invite dès lors à comprendre la psyché musulmane, et 33
qu’on parle d’islam que nous n’osons plus rien en dire. le perpétuel notamment l’orgueil fou d’une religion qui se perçoit comme la reli- h
souci postmoderne de «ne pas généraliser » s’accorde à merveille gion originelle et naturelle de l’humanité, englobant et niant celles
avec une religion sans magistère ni clergé défini qui peut à tout qui l’ont précédée, et d’une civilisation qui est hantée par la nostal-
moment se défausser de ses dérives sur la pluralité de ses manifes- gie d’un passé glorieux, mis en rapport avec un présent qui l’est peu.
tations. au rebours de la mentalité contemporaine, Rémi Brague pour les chrétiens, l’islam, c’est l’inconnu : c’est pourquoi ils le regar-
assume, lui, «un plaidoyer pour un essentialisme réfléchi » qui tente dent bien souvent avec une curiosité teintée de bienveillance. pour
de percer les contours d’une religion-civilisation. avec une exi- les musulmans, le christianisme, c’est l’obsolète : une erreur persis-
gence de vérité intellectuelle et une clarté de formulation excep- tante dont les croyants sont coupables.
tionnelles, le philosophe, lui-même spécialiste de la philosophie en Ces «quelques coups de sonde dans un océan sans rivages », comme
langue arabe (il l’a enseignée pendant plus de vingt ans) décons- lesdéfinittropmodestementRémiBrague,sontprécieuxpourmieux
truit tous les poncifs qu’on entend trop souvent au sujet de l’islam, comprendre ce qui sépare l’europe et ses fondements culturels et
sans jamais céder au mépris ni à la complaisance. spirituels d’un monde islamique «ankylosé » dans une lecture rigide
«On applique à l’islam, de façon naïve, des concepts qui proviennent du Coran qui a interrompu son développement culturel. Un exer-
du domaine chrétien », note Rémi Brague, qui nous invite à cesser de cice de lucidité indispensable pour affronter les défis du présent.2
projeter nos conceptions judéo-chrétiennes sur la religion de Maho-
met, qu’il s’agisse de vouloir lui appliquer la «laïcité » ou de l’appeler
à une «réforme ». Car, là où chrétiens en appellent au message origi-
nel du Christ pour s’efforcer de corriger la dérive éventuelle des insti- À LIRE
tutions, en islam, c’est l’inverse : le pire se situe dans la biographie de
Mahomet et dans le Coran, dont certains passages incitent sans
ambiguïtés à la violence. Comme le résumait avec humour Gaspard Sur l’islam
proust : «Un chrétien intégriste qui applique le Nouveau Testament à Rémi Brague
la lettre, c’est un mec qui se met à embrasser tout le monde dans la Gallimard
rue. » «Si ce que nous appelons l’intégrisme constitue une maladie, « L’Esprit
c’est une maladie infantile » de l’islam, écrit Rémi Brague. de la cité »
l’auteur rappelle également que, contrairement au christia- 380 pages
nisme, l’islam ne fait aucune part à la loi naturelle. Si l’islam se veut 24 €
et se perçoit comme une religion beaucoup plus «rationnelle » que
S PE C TAC L E
Par Marie-Amélie Brocard

actrice, étoile montante que l’on n’appelle

Tous en Scène
pas encore «star ». A travers cette douce
fable amoureuse, clin d’œil aux Enfants du
paradis en même temps qu’à The Artist, c’est
également l’histoire du cinéma naissant qui
prend vie sous les yeux du spectateur.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Sans écran ni trucage, un jeu sur des


Ode aux premiers temps du cinéma, variations de gris crée une sensation de
noir et blanc et fait du spectateur un acteur
le nouveau spectacle du Puy du Fou, d’un film muet où la musique tient lieu de
voix aux personnages. Il s’agit ici du pre-
Le Mime et l’Etoile, permet au XXe siècle mier spectacle vivant conçu comme un
film sous-titré, dont les dialogues s’affi-
de faire une entrée fracassante chent sur les décors. Le Mime et l’Etoile est
construit par ailleurs sur le mode du travel-
dans le légendaire français. ling, cette façon dont une caméra se
déplace au cours de la prise de vue pour
suivre un mouvement. Ici, le travelling est
inversé : c’est le spectacle qui se déplace, le

L’
année 2023 sera décidément celle du Avant d’avoir pour synonyme Holly- décor défilant sur la scène et les personna-
cinéma pour le Puy du Fou. Après wood, le cinéma fut en effet d’abord une ges évoluant sur un tapis roulant de telle
avoir lancé en salle au mois de janvier aventure française. des frères Lumière à sorte que, depuis son fauteuil, le spectateur
son premier film Vaincre ou Mourir, qui a Georges Méliès, ce sont des Français qui ont ait la sensation que c’est lui qui se déplace.
réuni plus de 300 000 spectateurs malgré donné naissance au cinéma, qui ont accom- 120 personnages pour près de 900 costu-
34 une distribution restée assez confiden- pagné ses premiers pas, en ont fait un art. Le mes, 2 km de décor défilant, 20 millions
h tielle, voici que le nouveau spectacle pro- cinéma est ainsi l’une des pierres angulaires d’euros de budget : les moyens consacrés à
posé par le Grand Parc pour la saison 2023 de notre patrimoine historique et, à ce titre, la nouvelle production du Grand Parc sont
est un hommage aux premières heures du il prend tout naturellement sa place dans la colossaux, de telle sorte que, comme
septième art, né en France, et aux artistes grande fresque du légendaire français que l’affirme Nicolas de Villiers, «la réalité soit à
qui l’ont élevé à ce rang. dessinelePuyduFouàtraverssesspectacles la mesure de notre rêve ».2
En 2004, la Belle Epoque avait fait une vivants. Ainsi est né Le Mime et l’Etoile, qui ● Le Puy du Fou, 85590 Les Epesses.
irruption mineure au sein du parc avec la s’ouvre le 8 avril dans le Grand Parc. Ouvert du 8 avril au 5 novembre 2023.
création du Bourg 1900, désormais rebap- Les spectateurs sont invités par le réalisa- Rens. : puydufou.com ; 0 820 09 10 10.
tisé Bourg Bérard. Parenthèse enchantée teur Gérard Bideau à s’introduire excep-
entre deux époques tumultueuses, oasis tionnellement dans son studio et à assister
d’insouciance entre un XIXe siècle fait de au tournage de son prochain film. des cou-
guerres et de révolutions et un XXe siècle lisses, on glisse sans s’en apercevoir dans le
marqué de façon indélébile par les deux film lui-même. un film muet et en noir et
guerres mondiales, la Belle Epoque en blanc naturellement, mais un réalisateur
France a ceci de fascinant qu’elle est à la qui rêve de couleurs et de son. Il en est
fois un temps d’explosion créative, de convaincu, une grande histoire d’amour
défis technologiques qui repoussent les aurait le pouvoir de les faire jaillir. Cette belle
limites de l’imagination et de fêtes qui histoire susceptible de produire des prodi-
semblent ne jamais devoir prendre fin. Elle ges, il espère bien la tenir avec la rencontre
est l’âge des expositions universelles, de du Mime et de l’Etoile, de l’illusionniste qui
Sarah Bernhardt et des premiers métros. vient du monde du cirque et de la belle
Bref, une époque faite de cette démesure
si propre à captiver le Puy du Fou, et qui
fut aussi, sous l’impulsion des frères SEPTIÈME ART Le Mime et l’Etoile :
© Puy du Fou.

Lumière, le berceau d’un nouveau specta- protagonistes du nouveau spectacle du


cle aux airs de cirque, qui assimilait tous Puy du Fou consacré à la naissance du
les goûts populaires dans un perpétuel cinéma, ces deux personnages évoluent au
éclat de rire : «le cinématographe ». rythme du défilement de 2 km de décor.
t éléVision
Par Marie-Amélie Brocard

sous le signe
du Taureau
Il y a près de deux siècles,
sur le site sacré de
Saqqarah, à proximité
de Memphis, l’égyptologue
Auguste Mariette faisait
une découverte majeure :
le sérapéum, une nécropole
d’un genre bien particulier

Roma aeterna
où, pendant plus d’un
millénaire, furent enterrés
avec faste les taureaux
Apis, animal sacré
qui servait d’intermédiaire
entre les hommes
Grâce à la numérisation 3D, et le dieu créateur Ptah.
L’effondrement du plafond
un documentaire ressuscite l’antique de l’une des galeries lui avait
cependant interdit l’accès
basilique Saint-Pierre bâtie par Constantin. à une partie du site funéraire. 35
Missionnée par le Louvre, h

l e nom de marc Jampolsky attaché à un pontifical que nicolas iii fit ériger contre la une équipe d’archéologues
documentaire est toujours un gage de basilique, amorçant ainsi la mue de la cité franco-égyptienne essaie
qualité. le film qu’il a consacré il y a deux ans vaticane en lieu de pouvoir. c’est ainsi tout aujourd’hui d’en dégager
© 2020 arte France / gédéon Programmes / ctV-Vatican media. © iliade Productions.

au Vatican et qu’arte diffuse à nouveau en un Vatican disparu qui reprend vie. l’accès. Les caméras
avril ne fait pas exception. nous voici deux mais bientôt la renaissance arrive et, à la d’Arte nous font alors
mille ans en arrière, explorant la nécropole veille de l’expansion du protestantisme en vivre au rythme du chantier,
antique qui s’étendait sur la colline vaticane europe, Jules ii fait basculer le destin archi- de ses difficultés, de
hors des limites de la ville, à proximité du tectural et artistique du Vatican, y introduit l’enthousiasme des
cirque de caligula et de néron. c’est là, près ses collections d’antiques et lance la recons- découvertes, des processus
de ce lieu où la tradition rapporte que l’apô- truction intégrale de la basilique pontifi- spécifiques qui les
tre Pierre fut mis en croix, que des textes cale. on suit alors les remaniements inces- accompagnent, des
anciens font état de l’existence d’un «tro- sants des plans de la basilique, les difficultés déceptions inévitables. Une
phée », mausolée qui fut édifié sur la tombe de ce chantier hors normes et les prouesses
plongée passionnante dans
du premier des apôtres et sur lequel, avec la de Bramante, raphaël, michel-ange.
l’archéologie égyptienne
conversion de constantin, se dresse bientôt Historiens et architectes de renom
la plus grande basilique de l’époque. accompagnent le spectateur à la (re)décou- et dans un culte atypique.
Par la magie de la numérisation 3d, l’anti- verte de cet univers d’art et de mémoire où ● Egypte, enquête
que basilique constantinienne, disparue se côtoient, sur moins d’un kilomètre carré, sur la nécropole
depuis le XVie siècle, revit à l’écran avec une peintures, sculptures, architectures de tou- des taureaux sacrés,
multitude de détails grâce aux magnifiques tes les époques, qui ont fait, à travers les siè- de Frédéric Wilner,
dessins conservés dans le manuscrit de gri- cles, la renommée éternelle de ces lieux 90 min. sur arte :
maldi, qui consigna minutieusement le sou- incomparables. 2 le 8 avril, à 20 h 50 ;
venir de l’auguste monument. le résultat est ● Vatican, la cité qui voulait devenir éternelle, le 9 avril, à 12 heures ;
époustouflant. selon la même méthode de Marc Jampolsky et Marie Thiry, 90 min. le 13 avril, à 9 h 25.
renaît également, à l’aide d’un reliquaire du sur arte : le 1er avril, à 20 h 50 ; le 8 avril, sur arte.tv : du 1er avril
Ve siècle, l’ancienne memoria qui surmon- à 12 h 20 ; le 30 avril, à 16 h 15. au 6 juin.
tait le trophée, ainsi que le premier palais sur arte.tv : du 25 mars au 30 mai.
EXPOSITIONS
Par Luc-Antoine Lenoir

Un
règne pour
éternité
l’
Une magnifique exposition consacrée
à Ramsès II s’ouvre à la Grande Halle
de la Villette. Une plongée vertigineuse
au cœur des civilisations.
meilleur ennemi, avant de signer avec lui cercueil a traversé la Méditerranée, les visi-
un traité de paix qui fut peut-être le pre- teurs parisiens peuvent toujours sentir son
mier du genre. Maîtrisant la propagande, souffle à travers les siècles et la mer. Et médi-
Ramsès fit célébrer ses victoires et se fit ter sur la longévité des civilisations : si Ram-
représenter à l’infini de son vivant. Offerts sès revient à nouveau dans trois mille ans,
aux yeux du visiteur, bustes et statues per- serons-nous là pour l’accueillir ? 2
mettent de détailler l’évolution artistique « Ramsès. L’or des pharaons », du 7 avril au
du règne, en même temps qu’ils retracent 6 septembre 2023. Grande Halle de La Villette,
l’histoire politique et diplomatique de la 211, avenue Jean-Jaurès, 75019 Paris.
dynastie. L’âme de la cité de Pi-Ramsès, la Tous les jours, de 10 h à 19 h. Tarifs : 24 €/20 €.
ville turquoise, en ses riches heures, cha- Rens. : www.expo-ramses.com
toie aussi dans le reflet des bracelets, des
colliers et autres bijoux qui frappent par
leur intemporalité, comme si la mode EN MAJESTÉ En haut : partie
n’était qu’un tamisage d’influences et un supérieure d’un colosse de Ramsès II en

R
amsès. Rien qu’un mot, une sonorité, éternel cycle, entamé il y a bien longtemps. calcaire (musée de Charm el-Cheikh).
qui imprime par-delà les millénaires Là-bas, près d’une branche du Nil, les
une image de majesté chaque fois qu’il années passèrent néanmoins, et après avoir
est prononcé. Et pour cause : il est le nom du fait construire le temple d’Abou Simbel,
premierdes«grandshommes»quel’huma- puis pleuré la mort de Néfertari, la plus belle
nité reconnaît depuis qu’elle existe ; le pre- de toutes, Ramsès expira à son tour en 1213
mier nom dont elle se souviendra toujours. av. J.-C. Symbole de cette entrée dans l’autre
En dépit de l’omission du numéro «II », mis monde des Egyptiens, le cercueil du souve-
de côté car superfétatoire, c’est bien du rain, découvert en 1881, fait son retour en
grand Ramsès, né aux environs de 1300 France. La sérénité du regard taillé dans le
av.J.-C.,qu’ilestquestionàlaGrandeHallede cèdre à peine peint, simple et presque
la Villette pour quelques mois, avant que modeste, provoque un vertige : à nouveau,
l’exposition monumentale ne poursuive son des siècles d’histoire nous contemplent.
chemin en Europe. A travers la sélection Lors d’un premier voyage à Paris en 1976- À LIRE
d’objets rares présentés, soixante-six ans 1977, le corps qu’il contenait était venu
d’un règne extraordinaire sont mis en scène. recevoir les soins de spécialistes contre Ramsès II, Le Figaro Hors-Série
Pharaon de la XIX e dynastie, Ramsès l’usure du temps. Il avait été accueilli 164 pages, 13,90 €.
combattit au Levant l’Empire hittite, son comme un chef d’Etat. Si, cette fois, seul son En kiosque dès le 6 avril.
sANg pour sANg QuANd sAcHA
Rendre compte du déchirement sanglant de la cour de France au cours
guItry Nous
des guerres de Religion : c’est le pari réussi d’un partenariat entre le château
est coNté
de Chantilly, le musée de l’Armée et le musée de la Renaissance d’Ecouen, Sacha Guitry revient chez lui.
avec trois expositions consacrées à ce moment complexe de l’histoire Installé dans la jolie maison
nationale. Grâce à la finesse des dessins de François Clouet, Chantilly révèle de campagne du dramaturge,
les figures en présence, et notamment les Coligny. Mais aussi des visages à Fontenay-le-Fleury, près de
moins connus, ceux des femmes. Calvin avait largement misé sur elles, Versailles, là même où fut tourné
parce que leur conversion au protestantisme entraînait celle de leur mari La Malibran, le Cours Sainte-
ou de leur amant. Elles sont nombreuses à l’honneur au fil de ces quelques Clotilde, une école tenue par la
salles. Tous ces portraits de pierre noire et de sanguine fascinent par congrégation des Dominicaines
le maintien des visages et par cette distance, voire cette légère ironie dans du Saint-Nom-de-Jésus de
les yeux. Un objet symbolique résume tragiquement l’époque : un fragment Fanjeaux, ouvre ses portes les
de la cloche qui, à l’aube du 24 août 1572, aurait sonné la Saint-Barthélemy 23 et 24 avril pour une exposition
à Saint-Germain-l’Auxerrois. Alors qu’à Ecouen, on présente en détail exceptionnelle de tableaux,
l’œuvre d’Antoine Caron, peintre des rois de François Ier à Henri IV, aux de photographies, de livres,
Invalides, on expose un autre aspect de la vie de ces combattants. Une de dessins de sa main ou de
vingtaine d’armures de grands personnages ou de mercenaires illustrent manuscrits, qui permettront,
leur résolution dans les massacres et les batailles, dans les rues ou les pendant deux jours, de le
champs du royaume divisé. Des documents de propagande les montrent retrouver dans sa vie quotidienne,
aussi volontiers politiques, toujours dans les deux camps… En point final son « désordre minutieusement
de ce cheminement passionnant, un trésor de l’histoire de France : l’édit organisé ». Réunis par Jacques
de Nantes de 1598, prêté par les Archives nationales. Violence, mais aussi Charles-Gaffiot, des prêts 37
raffinement et splendeurs des cours ennemies : les guerres de Religion exceptionnels du musée Rodin, h
furent bien aussi, comme l’explique le conservateur du musée de l’Armée, de la Bibliothèque historique
Olivier Renaudeau, un « grand moment d’art français ». de la Ville de Paris, de l’écrivain
● « Visages des guerres de religion », jusqu’au 21 mai 2023. Musée condé-château de chantilly. Yann Moix, du Manuscrit
rens. : www.chateaudechantilly.fr ● « la haine des clans. guerres de religion, 1559-1610 », du 5 avril français ou de la société Pathé
au 30 juillet 2023. Musée de l’Armée-Hôtel des Invalides, paris. rens. : www.musee-armee.fr ressuscitent sa présence
© WorLd hEritagE ExhibitionS. Photo : Sandro Vannini/LaboratorioroSSo.

● « Antoine caron (1521-1599). le théâtre de l’histoire », du 5 avril au 3 juillet 2023. Musée national là même où furent conçues
de la renaissance-château d’ecouen. rens. : www.musee-renaissance.fr
nombre de ses créations.
La beauté des lieux est en soi
le clAN des corses un enchantement. MDeJ
● cours sainte-clotilde, domaine
Bien qu’on ne soit pas ici à Ajaccio, les Bonaparte de ternay, 41, rue rené-dorme, 78330
nous reçoivent chez eux. Le musée des châteaux de Fontenay-le-Fleury. les 23 et 24 avril.
Malmaison et de Bois-Préau accueille une formidable entrée libre, 10 h-12 h ; 15 h-18 h 30.
synthèse de trois expositions présentées entre 2018
et 2022 à la Maison Bonaparte d’Ajaccio, sur la société
corse du XVIIIe siècle, entre influences françaises
et génoises. Elle réunit des objets de grande qualité,
notamment du mobilier patricien ou des robes : une salle
est entièrement meublée et décorée comme celle de la
Casa Bonaparte en 1797. Une échappée passionnante dans l’enfance de
Napoléon, avant que le jeune homme ne parte pour Brienne et ne découvre la
grande France. Du 24 au 29 mai, le musée organise également des concerts
lors d’un « festival de Pentecôte », avec l’association La Nouvelle Athènes.
● « 1769, la corse à la naissance de Napoléon Bonaparte », jusqu’au 3 juillet 2023.
château de Bois-préau, rueil-Malmaison. rens. : www.chateau-malmaison.fr
C
i n É M a E t t H É Ât R E
Par Isabelle Schmitz et Bénédicte Delelis

Le
pardon ou
uN feu étraNge
Au premier abord,
le bon abbé Planchat,

l’enfer
au costume noir
avec des rabats
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

blancs, a l’air un peu


poussiéreux. Dans
une bibliothèque, il
« Thriller existentiel », Le Capitaine serait rangé au rayon
de l’histoire remuante
Volkonogov s’est échappé retrace les et sanglante de Paris
sous la Commune :
terrifiantes grandes purges de Staline. les Versaillais contre les Parisiens,
avec des Gavroche perchés
sur des barricades. Que vient

L
eningrad, 1938. sous sanglantes de la période donc faire un prêtre dans ces
les lustres d’un palais stalinienne, qui virent sombres histoires de luttes
pétersbourgeois, la l’exécution de 800 000 per- brutales et de politique ? Y servir
partie de ballon bat son sonnes et, à Leningrad en les pauvres ; y mourir, victime
plein. Une dizaine de jeunes particulier, la condamna- de la haine antireligieuse
hommes en uniforme tion de 90 % des cadres du de la Commune. Donné
rouge plaisantent, se bat- parti. ses réalisateurs, à l’occasion de sa toute prochaine
tent gentiment, fument natalia Merkoulova et béatification, le spectacle de
38 entre deux dossiers posés alexeï tchoupov, ont beau Marguerite Kloeckner, Chasseur
h sur leur bureau. il flotte un avoir inventé certains d’âmes, a sorti le père Planchat
parfum d’insouciance. Le détails, dont les uniformes
des vieilles étagères aux parfums
salon d’à côté, pourtant, est rouges de ces hommes du
de naphtaline. Avec elle et
jonché de paille striée de nKvD, leur film est d’une
traînées rouge sang autour vérité psychologique rare, sa troupe, Le Saut du Tremplin,
d’une chaise, celle qu’on des- qui montre la banalité ce prêtre original, premier prêtre
tine aux « camarades » échoués là sur la du mal, dénude l’âme humaine dans ses religieux de Saint-Vincent-
dénonciation d’un voisin, la preuve d’une contradictions, ses noirceurs et sa quête de de-Paul, surgit dans nos rues,
parenté douteuse, l’indice d’une accoin- lumière, aux prises avec la grande broyeuse sur nos places, brûlant les cœurs
tance avec l’étranger. Est-ce parce qu’il sait totalitaire qui fait régner la peur à tous les sur son passage de l’étrange
trop bien quelle fin attend les suspects que étages, des cours d’immeuble lépreuses aux feu qui l’habite. Trois artistes
le capitaine volkonogov, membre du mornes appartements communautaires se métamorphosent au fil de
nKvD, décide de s’enfuir lorsqu’il voit ses comme aux murs vert pastel des palais de l’heure en soldats, gamins, mère
voisins de bureau convoqués, l’un après l’administration. outre son rythme hale- éplorée ou prêtre dévoré par
l’autre, pour «réévaluation » ? Lui-même, tant, sa formidable reconstitution et la per- l’amour des plus démunis. Entre
jusqu’à ce jour, interrogeait ces éléments formance de ses acteurs, leur «thriller exis- menace de fusillades et chœurs
suspects en leur appliquant des «méthodes tentiel » met à nu l’implacable dialecti- angéliques d’enfants, le père
spécifiques » sous l’effet desquelles tous que stalinienne, qui prétend devancer un Planchat apparaît avec sa soutane
finissaient par s’accuser et reconnaître leur ennemi potentiel en accusant des inno- rapiécée, ses souliers percés,
identité d’ennemis du peuple. traqué par cents, et le symptôme de ce mal si profon-
et, au milieu de la nuit noire
ses anciens supérieurs, il va connaître le dément enraciné dans la conscience collec-
de la violence et du désarroi,
remordsdutortionnairepersuadédesapro- tive russe. «La peur est dans notre ADN »,
bable damnation. Pour obtenir la rédemp- déclarent les réalisateurs, aujourd’hui en doucement, il brille. BD
Chasseur d’âmes, de Marguerite Kloeckner.
tion, une seule voie : aller trouver les familles exil. Regarder le passé en face permet, espè-
Les 15 et 16 avril 2023. Le Bon Conseil,
de ses victimes et implorer leur pardon. rent-ils, de s’en libérer. 2
© Kinovista.

6 rue albert de Lapparent, 75007 Paris.


Le capitaine Volkonogov s’est échappé Le capitaine Volkonogov s’est échappé,
tarifs : 25 €/15 €. réservations : billetweb.fr/
s’inspire de faits bien réels, ceux de la grande de Natalia Merkoulova et alexeï tchoupov,
chasseurdames
terreur des années 1937-1938, les plus avec Youri Borissov, 125 min.
À l a Ta b l e d e l’ H i sTo i r e
Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut

IMPÉRIAL POT-AU-FEU
Longtemps base de tout repas en France
comme en Europe, le pot-au-feu a aussi
conquis la table de certains souverains.
© H-K.

a
côté des gourmets empereurs de chine ou du Japon, des trois populaire est proposée à Paris par certains traiteurs et par des éta-
derniers bourbons de l’ancien régime ou du duc de lorraine blissements qui balaient le monopole de cette corporation en le ser-
© sTocKfood/für Zs Verlag/WalTer alexander. © inTerfoTo/ausTrian naTional library/la collecTion.

stanislas leszczynski, bien des souverains n’ont manifesté vant à table. ils prennent, à partir de 1765, le nom de restaurant,
qu’un faible intérêt pour leur table, en dehors des protocolaires ban- popularisé par un certain boulanger, dit champ d’oiseaux, installé
quets officiels. napoléon passait aussi peu de temps que possible à se rue des Poulies. restaurant est l’abréviation du «bouillon restau-
nourrir. de même en était-il de l’empereur austro-hongrois françois- rant », qui restaure les forces affaiblies du client. a Paris, les établisse-
Joseph et encore plus de son épouse, sissi, dépressive et anorexique. ments populaires qui continuent à privilégier le pot-au-feu prennent
le plat qui était servi le plus souvent à leurs majestés était un simple au xixe siècle le nom de bouillon (chartier, duval, etc.).
pot-au-feu, en autrichien un Tafelspitz, constitué de fines tranches de Mais le pot-au-feu peut aussi s’élever au rang de chef-d’œuvre, lors-
bœuf bouilli, servies avec des légumes. il était précédé du consommé qu’un écrivain gourmet s’en empare. Marcel rouff, complice de cur-
dans lequel la viande avait cuit. c’est encore aujourd’hui une sorte de nonsky, signe en 1920 un roman philosophique et hilarant : La Vie et
plat national autrichien que l’on trouve à la carte de tous les restau- la Passion de Dodin-Bouffant. le héros sert au prétentieux prince héri-
rants viennois. celui du café sperl, ouvert en 1880, est délectable. tier d’eurasie un sublime pot-au-feu composé de trois viandes fon-
en france comme dans toute l’europe, le pot-au-feu (bollito misto dantes alternées avec des tranches de foie d’oie poché dans du cham-
en italie, servi avec de la mostarda di Cremona, cocido en espagne, bertin. les convives sont proches de la pâmoison : «Les chaînes de 39
cozido au Portugal) a longtemps constitué la base de tout repas, lon- l’angoisse tombaient définitivement à cette heure précise où la chaleur h
guement cuit dans une marmite, parfois très chiche en viande, et la vertu des vins inclinaient à la vie pleine et à l’abandon. » 2
laquelle pouvait servir plusieurs jours de suite. son bouillon aromati-
que était versé dans une assiette creuse sur une soupe, c’est-à-dire
une tranche de pain rassis. la tradition veut qu’Henri iV ait déclaré
vers 1600 : «Je veux que chaque laboureur de mon royaume puisse DÉJEUNER
mettre la poule au pot le dimanche. » il est certain qu’à cette époque, EN PAIX
les progrès de l’agriculture font que l’alimentation paysanne s’amé- L’Empereur
liore. Même s’il y aura encore de nombreuses années de famine ou de François-Joseph
disette aux xViie et xViiie siècles, la consommation de viande aug- d’Autriche
mente. a partir de la fin du xViiie siècle, le pot-au-feu désigne de plus et l’impératrice
en plus un bouillon de bas morceaux de bœuf qui doivent cuire plu- Elisabeth à table,
sieurs heures en compagnie de légumes racines et de chou, ainsi que par Theodor
d’un os à moelle, dont le contenu se consomme comme une gour- Zasche, 1890
mandise préalable sur du pain grillé avec du gros sel. cette nourriture (Vienne, Hofburg).

La recette
le tafelspitz autrichien
Faire cuire à l’eau, pendant 4 à 5 h, à petits bouillons, un morceau de culotte ou de gîte de bœuf
et des os à moelle avec des légumes racines, des oignons roussis, du chou et un bouquet
garni. Servir en tranches minces coupées dans le sens contraire des fibres avec les légumes,
une galette de pommes de terre, des épinards à la crème, une compote de pommes non
sucrée, une autre d’airelles et du raifort frais râpé. Au préalable, le consommé se déguste avec
des quenelles de foie, des crêpes détaillées en lanières et – indispensable – de la ciboulette
ciselée. Servir avec un vin rouge vieux du Burgenland, issu du cépage Blaufränkisch.
en couverture

42
Le SIÈcLe
DeS MouSQuetAIreS
© château de versailles, dist. rmn-Grand palais / christophe Fouin. © rmn-Grand palais (musée du louvre) / Franck raux.

du « coup d’etat roYal » de louis xiii au commencement du


rÈGne personnel de louis xiv, l’histoire du xviie siÈcle FranÇais
est avant tout celle de la naissance de l’etat moderne.

56
DuMAS
Au trIBunAL
De L’HIStoIre
le xviie siÈcle FranÇais dépeint par dumas dans sa triloGie
des TROIS MOUSQUETAIRES est une recomposition Qui mÊle réalité
et Fiction. décrYptaGe historiQue des personnaGes et des Faits.
72 M LA FABRIQUE DES
OUSQUETAIRES
inspiré par la vogue
des roMans-feuilletons,
LES TROIS MOUSQUETAIRES fut
le fruit d’une CollaBoration
féConde entre aleXandre
duMas et auguste MaQuet.

LA FRANCE DES

MOUSQUETAIRES
DE L’ÂGE BAROQUE
À LA NAISSANCE DE L’ÉTAT MODERNE

ET AUSSI
tous pour un
la nuit du roi
un HoMMe d’eXCeption
les enfants du siÈCle
guerre et paiX
les trois Qui font la paire
Quand d’artagnan fait son CinéMa
de pluMe et d’épée
a la ConQuÊte du grand siÈCle
© CC0 paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de paris.
illustration : © ugo pinson pour le figaro Histoire.
UN BARRAGE CONTRE L’ATLANTIQUE
Richelieu sur la digue de La Rochelle, par
Henri-Paul motte, XiXe siècle (la rochelle,
musée des Beaux-arts). Construite
durant le siège de la rochelle entre 1627
et 1628, elle devait empêcher les navires
anglais de ravitailler la ville protestante
assiégée par les armées de louis Xiii.
la rochelle capitulera le 28 octobre 1628.
© gianni Dagli Orti / aurimages.
Siècledes
Le
mousquetaires
Par Jean-Marie Constant
Le temps des mousquetaires a été pour la France
celui de la naissance de l’Etat moderne en même temps
que d’un formidable effort de guerre pour briser
l’encerclement du pays par la maison d’Autriche.
EN COUVERTURE

44
h

D
epuis Henri IV, la compagnie d’élite qui assurait la pro- roi de 16 ans, Louis XIII fut alors célébré comme un sauveur
tection du souverain était constituée de carabins, aux yeux de l’opinion et par la littérature pamphlétaire.
armés de carabines. En 1622, Louis XIII la remplaça Le surgissement de ce jeune homme sur la scène euro-
par une nouvelle compagnie, les mousquetaires, constituée péenne était une rupture importante, représentative de la nou-
de jeunes hommes dotés du mousquet, une arme portative, velle génération de responsables politiques qui parvint au
© rmn-Grand PaLais (musée du Louvre) / CHristian Jean / Hervé Lewandowski.

ancêtre du fusil. Ce corps d’élite atteignit la célébrité en pouvoir entre 1617 et 1624. La précédente, celle d’Henri IV, de
s’illustrant au siège de Saint-Martin-de-Ré en 1627, lorsque Marie de Médicis, de Philippe III (roi d’Espagne), d’Elizabeth Ire
les troupes françaises contrèrent le duc de Buckingham, à la d’Angleterre, aspirait à une Europe en paix. Ainsi, en 1615,
tête d’une armée britannique venue au secours des protes- pour la mettre en œuvre, la France et l’Espagne, ennemies
tants de La Rochelle. depuis plus d’un siècle, avaient conclu des mariages entre les
Cette innovation militaire est symbolique de la politique de deux couronnes et inauguré une politique de bonnes relations.
Louis XIII, qui était un roi chef de guerre comme son père Désormais, dans une grande partie de l’Europe, les nou-
Henri IV et se trouvait alors en phase avec une noblesse qui ne veaux souverains qui accèdent aux affaires mettent fin à cette
rêvait que de combats et de duels. Alexandre Dumas a admi- politique de façon relativement brutale. Ainsi, le nouvel empe-
rablement rendu l’état d’esprit de ces gentilshommes qui vou- reur du Saint Empire romain germanique, Ferdinand de Sty-
laient vivre et mourir dans l’honneur, à la guerre ou l’épée à la rie, qui règne de 1619 à 1637, avait entrepris dès 1617, lors-
main, lors de duels vécus comme des prouesses héroïques. qu’il était devenu roi de Bohême, une lutte contre les princes
Louis XIII, né en 1601, était officiellement devenu roi à 9 ans, protestants pour restaurer le catholicisme partout dans le
après l’assassinat d’Henri IV en 1610. Comme il était mineur, Saint Empire. Cette politique conduira à la guerre de Trente
une régence avait été organisée et confiée à sa mère, Marie de Ans (1618-1648). Dans l’autre branche des Habsbourg, celle
Médicis. Il prit le pouvoir en 1617 en organisant une sorte de de Madrid, Philippe IV succède à son père, le pacifique Phi-
coup d’Etat royal, qui mit fin à la régence et surtout à lippe III, en 1621. Il est dans le même état d’esprit que Louis XIII
l’influence de l’homme fort de cette époque, Concini, qui et ne croit pas à la réconciliation des deux grandes puissances
trouva la mort lors de son arrestation. La population pari- qui dominent le continent européen.
sienne salua cette prise de pouvoir violente du jeune roi par Dans la république calviniste des Provinces-Unies, qui sera
des manifestations de joie, car l’entourage florentin de Marie l’alliée de la France pendant la guerre de Trente Ans, le sta-
de Médicis était devenu au fil des ans très impopulaire. Jeune thouder (chef des armées) Maurice de Nassau, très populaire
© the natiOnal gallery, lOndres, dist. rmn-grand palais / natiOnal gallery phOtOgraphic department.
MÈRE ET FILS page de gauche, à gauche : La Réconciliation de la reine et de son fils, après la mort du connétable Charles de Luynes, le 45
15 décembre 1621, par pierre paul rubens, XViie siècle (paris, musée du louvre). au milieu : Louis XIII, par daniel dumonstier, 1622 (chantilly, h
musée condé). ci-dessus : Triple portrait du cardinal de Richelieu, par philippe de champaigne, XViie siècle (londres, the national gallery).

dans le petit peuple des ports et la noblesse campagnarde, se croquants (année 1636 et suivantes), on entend les paysans
prépare à affronter à nouveau les Espagnols. Il sait que ces der- révoltés crier : « Vive le roi, à bas la gabelle ! »
niers n’acceptent ni l’indépendance politique de fait de sa nou-
velle république, ni le calvinisme de ces territoires de l’ancien Richelieu et la guerre de Trente Ans
duché de Bourgogne, qu’ils dominaient au temps de Charles Richelieu est l’un de ces hommes nouveaux, indispensables
© rmn-grand palais (dOmaine de chantilly) / rené-gabriel Ojeda .

Quint. Il s’oppose au grand pensionnaire (sorte de Premier pour appliquer la politique de Louis XIII. Evêque de Luçon, il a
ministre) Johan Van Oldenbarnevelt, qui représente les été remarqué par Marie de Médicis lors des états généraux de
milieux d’affaires d’Amsterdam, capitale économique du 1614. Elle l’a alors fait entrer au Conseil du roi. Renvoyé en
monde. Plutôt pacifique et libéral en matière religieuse, celui-ci 1617 lors de la prise de pouvoir de Louis XIII et exilé un temps à
contrarie la politique de défense de Maurice de Nassau, qui le Avignon, dans les Etats du pape, il revient peu à peu sur la
fait arrêter, juger, condamner à mort et exécuter en 1619. scène politique grâce à l’appui de sa protectrice et devient car-
En France, plusieurs gouvernements se succèdent avant dinal en 1622. Louis XIII est réticent à son égard, car il le soup-
qu’en 1624 Louis XIII ne fasse appel à Richelieu comme prin- çonne de vouloir rétablir la puissance politique de sa mère.
cipal ministre, qui gouverne avec le roi jusqu’à sa mort. A Néanmoins, il prend peu à peu conscience de sa valeur et le
Madrid, Philippe IV s’appuie sur un Premier ministre, Olivares, fait entrer au Conseil, où il devient le principal ministre en
et le roi d’Angleterre, Jacques Ier, fait de même avec Buckin- 1624. Jusqu’en 1630, Richelieu tente d’apaiser les relations
gham, grand seigneur anglais, dont Alexandre Dumas a fait un entre Louis XIII et sa mère, tout en appliquant la politique vou-
héros romanesque. Ces sortes de Premiers ministres, appelés lue par le roi : la restauration de l’autorité royale et le rétablis-
souvent favoris, présentent l’avantage de protéger les souve- sement de l’influence de la monarchie française en Europe.
rains des colères des populations, dans la mesure où celles-ci Louis XIII et Richelieu savent que l’embrasement général du
les rendent responsables des mesures impopulaires, notam- continent est inévitable. Pour faire face à cette situation, ils ont
ment fiscales, que les souverains sont amenés à prendre. Ils conclu des alliances. Le 7 février 1623, ils ont traité avec la
sont des sortes de fusibles. En France, le phénomène est parti- république de Venise et le duché de Savoie. Le 10 juin 1624, ils
culièrement net. Ainsi, lors des révoltes antifiscales des ont signé le traité de Compiègne avec la république calviniste
ROI DE GUERRE a gauche : Louis XIII représenté en armure,
assis près d’une table, par Justus Van egmont, XViie siècle
(Versailles, musée du Château). page de droite, en haut :
Gaston de France, duc d’Orléans, d’après antoon Van dyck,
XViie siècle (Versailles, musée du Château). page de droite,
en bas : La Bataille de Rocroi, 19 mai 1643, par François-
Joseph heim, vers 1834 (Versailles, musée du Château).

sont condamnés à mort et exécutés. Bouteville, vainqueur de


plusd’unevingtainededuels,considéréparl’opinioncommeun
véritable champion, avait provoqué les autorités en se battant
sur la place Royale, à trois heures de l’après-midi.
Au fil de ces années, Richelieu devient de plus en plus indis-
pensable à Louis XIII. Il obtient en 1626 une garde armée, orga-
nisée sur le modèle des mousquetaires du roi. Grand maître et
surintendantgénéraldelanavigationetducommercemaritime,
il entend créer une marine, mais la guerre l’empêchera de réali-
ser ce programme, qui ne verra le jour qu’à l’époque de Colbert.
L’année 1628 marque le début de la guerre de succession de
Mantoue, qui oppose la France aux Habsbourg après l’extinc-
tion de la branche aînée des Gonzague. Louis XIII et Richelieu
interviennent en Italie à la tête des armées et prennent le Pas de
Suse et Casal. De leur côté, Marie de Médicis et le garde des
Sceaux, Michel de Marillac, à l’intérieur du Conseil du roi, sou-
des Provinces-Unies. Ils se sont alliés avec le brillant chef de haitent l’abandon de ces interventions militaires extérieures
guerre Gustave-Adolphe, le roi de la Suède luthérienne, qui va pour promouvoir une politique de réformes intérieures et
déferler sur l’Allemagne et en conquérir une partie. l’éradication du protestantisme. Ils représentent tout un cou-
Ainsi, les principaux partenaires de la France sont alors rant de pensée, celui des « dévots », qui développent avec suc-
deux Etats protestants aux armées puissantes, alors que, cès la réforme catholique et les œuvres charitables.
dans le royaume, Louis XIII a entrepris de rétablir le catholi- La crise éclate au grand jour le 10 novembre 1630. Appelée
46 cisme en Béarn, où la religion protestante était la seule autori- « journée des Dupes » ou le « grand orage », elle est restée dans
h sée depuis le règne de la reine de Navarre, Jeanne d’Albret, l’histoire comme une tentative de Marie de Médicis d’obtenir
mère d’Henri IV. Refusant de négocier, il a imposé ses condi- du roi le renvoi de Richelieu et un changement de politique.
tions par les armes et, par l’édit de Pau (1620), a rattaché le Mais Louis XIII ne cède pas et, après diverses tentatives de
royaume de Navarre à la Couronne. négociation, la reine mère choisit de s’exiler. Marillac est
Cela a provoqué une reprise des guerres de Religion, avec la emprisonné au château de Châteaudun, où il meurt en 1632.
sécession des huguenots, notamment dans le Sud-Ouest. Cel- L’opposition au cardinal est mise hors d’état de nuire. La Bas-
les-ci sont ponctuées par des batailles entre les troupes protes- tille et le château de Vincennes, prisons d’Etat, se remplissent
tantes et l’armée royale, à Saint-Jean-d’Angély et Montauban d’opposants et de partisans de la reine mère, qui y demeure-
en 1621, à Montpellier en 1622, à La Rochelle, dans les îles ront souvent jusqu’à la mort de Richelieu. D’autres, plus chan-
© Château de VeRsailles, dist. RMn-GRand palais / ChRistophe Fouin.

d’Oléron et de Ré, de 1625 à 1628. Au cours de ces guerres, les ceux, s’exilent, comme le duc de Guise.
Anglais interviennent pour appuyer les protestants. Le 28 octo- De son côté, Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII et opposant
bre 1628, la capitulation de La Rochelle, après un long et dou- à Richelieu, constitue une armée en Lorraine et aux Pays-Bas
loureux siège, sonne la fin de cette guerre civile. Le conflit espagnols (l’actuelle Belgique) où il se trouve en exil comme sa
s’achève par l’édit de grâce d’Alès, accordé par le roi aux pro- mère depuis 1631. Son objectif est d’obtenir du souverain le
testants le 28 juin 1629. Les réformés conservent le bénéfice de renvoi deRichelieu. Il opèreunejonctionavecles troupesduduc
l’édit de Nantes mais n’ont plus le droit de disposer de places de Montmorency, le puissant gouverneur du Languedoc, mais
fortes militaires. La modération des exigences royales s’expli- ils sont vaincus à Castelnaudary. Montmorency, prisonnier, est
que par le réalisme politique de Louis XIII et de Richelieu, qui ont arrêté, jugé, condamné à mort et exécuté le 30 octobre 1632 à
besoin des élites protestantes en France, sur le plan militaire et Toulouse, la capitale de son gouvernement militaire.
économique, mais également à l’extérieur, où il ne faut pas Désormais, l’intervention de la France dans la guerre de
mécontenter les alliés calvinistes et luthériens représentés par Trente Ans est inévitable, de même que l’affrontement entre
les Hollandais, les Suédois et certains princes allemands. les deux grandes puissances européennes, la France des
Les années de guerre civile entre les protestants et l’armée Bourbons et l’Espagne des Habsbourg. Richelieu n’avait
royalesontaussicelledesduels.En1626,unnouveléditestpro- cessé d’aider et de financer la Suède contre l’empereur Ferdi-
mulgué pour tenter d’enrayer cette véritable hécatombe de jeu- nand II, en s’efforçant cependant d’éviter d’entrer directement
nes gentilshommes qui, semblables à d’Artagnan et à ses amis, dans la guerre. Cette attitude devient intenable. Le 19 mai
jouent leur honneur et leur vie avec leur épée. En 1627, Bou- 1635, la déclaration de guerre de la France à l’Espagne, justi-
teville, un Montmorency d’une branche cadette, et Chapelles fiée par l’arrestation et l’emprisonnement de l’archevêque et
électeur de Trèves, allié de Louis XIII et Richelieu, est officielle-
© rmn-grand Palais (Château de Versailles) / image rmn-gP. © rmn-grand Palais (Château de Versailles) / gérard Blot.

ment portée à Bruxelles par un émissaire français.


La situation militaire est alors difficile pour les alliés. Gusta-
ve-Adolphe de Suède a trouvé la mort à la bataille de Lützen en
1632 ; Bernard de Saxe-Weimar, rallié à la France, a connu la
défaite à Nördlingen en 1634 ; les Espagnols sont parvenus à
Corbie, en Picardie, en 1636. Le redressement français
s’opère cependant peu à peu grâce aux victoires de Bernard
de Saxe-Weimar à Brisach et surtout du jeune prince de eux-mêmes des textes pour défendre leur politique. La mort
Condé, à Rocroi, en 1643, où les troupes d’élite espagnoles, de Richelieu en 1642 et celle de Louis XIII en 1643 ne mirent
les fameux Tercios, toujours invaincus jusqu’ici, sont défaites. pas fin à cette réorganisation de l’Etat royal, car le roi avait
Mais la guerre coûte très cher. Les impôts ont doublé, voire prévu sa succession. Il avait recommandé à Anne d’Autriche
triplé en quelques années, ce qui entraîne de redoutables l’un des diplomates les plus brillants de l’époque, Mazarin. Ce
révoltes antifiscales des croquants et des nu-pieds, qui dernier avait été recruté par Richelieu, qui l’avait vu à l’œuvre
enflamment tout le Sud-Ouest à partir de 1636 et la Normandie lors des expéditions françaises en Italie. Il allait se révéler
en 1639. Elles sont durement réprimées. La révolte nobiliaire comme l’un des responsables politiques les plus brillants du
du comte de Soissons, membre d’une branche cadette des XVIIe siècle. L’historien Pierre Goubert a écrit dans la biogra-
Bourbons, en 1641, et la conspiration contre Richelieu de phie qu’il lui a consacrée que Mazarin avait « achevé » l’œuvre
Cinq-Mars et de Thou en 1642, avec la complicité de l’Espa- de Richelieu et que sans lui, on l’aurait peut-être oubliée.
gne et de Gaston d’Orléans, ne mettent pas en danger le pou-
voir de Louis XIII et du cardinal, qui ont réorganisé le gouverne- Mazarin et la Fronde
ment de façon à ce qu’il puisse faire face à toutes ces difficultés. A la mort de Louis XIII, son successeur, Louis XIV, né en 1638,
Ils s’appuient certes encore sur des réseaux de fidèles et de n’a que 5 ans. La régence est confiée à la reine, Anne d’Autri-
clientèles, mais le royaume devient de plus en plus centralisé che, mère du souverain. Gaston d’Orléans, frère du défunt roi,
grâce à la création d’une nouvelle institution : les intendants. occupe le poste de lieutenant général du royaume, c’est-à-dire 47
Alors que l’administration traditionnelle reposait sur les offi- chef des armées et de la noblesse. La situation est difficile : la h
ciers, fonctionnaires qui achetaient leurs charges – ce qui les guerre continue, le roi est un enfant et les caisses sont vides. La
rendait plus ou moins indépendants du pouvoir –, ces commis- France vit d’emprunts. Ainsi, en 1643, les impôts des années
saires du roi, véritables ancêtres des préfets, nommés et révo- suivantes, jusqu’en 1646, sont déjà dépensés, avant même que
cables, chargés de la justice, des finances et de la police dans l’argent soit collecté. Dans cette période difficile, gouverner le
les provinces et les armées, vont administrer les provinces, royaume nécessite beaucoup de talents et de compétences.
avec des pouvoirs définis par des commissions royales. C’est la raison pour laquelle la régente choisit Mazarin comme
Pour contrôler l’opinion, un journal quasi officiel, la Gazette Premier ministre. Cette décision stupéfie tous les anciens oppo-
de Renaudot, est créé et de nombreux pamphlets sont publiés. sants à Richelieu car ils pensaient que cette reine, qui avait subi
Louis XIII et Richelieu ne dédaignent pas d’ailleurs d’écrire tant d’humiliations de la part du défunt cardinal et qui était
méprisée par son mari, appellerait l’un des leurs à cette haute
responsabilité. Ils oubliaient que le suprême désir de la reine
était de transmettre à son fils, lorsqu’il serait majeur, un pouvoir
semblable à celui d’Henri IV et de Louis XIII.
Les Français, qui attendaient un changement radical de
politique, la fin de la guerre, la baisse des impôts, un gouver-
nement moins autoritaire, sont déçus. Mazarin le sait. Il donne
des gages et fait profil bas. Le cardinal de Retz, coadjuteur de
l’archevêque de Paris et bientôt grand adversaire de Mazarin,
s’y laisse prendre. Il écrit : « l’on voyait sur les degrés du trône,
d’où l’âpre et redoutable Richelieu avait foudroyé plutôt que
gouverné les humains, un successeur doux, bénin, qui ne
voulait rien, qui était au désespoir que sa dignité de cardinal
ne lui permettait pas de s’humilier autant qu’il l’eût souhaité
devant tout le monde, qui marchait dans les rues avec deux
petits laquais derrière son carrosse ».
Mazarin laisse s’exprimer librement les mécontents. Pen-
dant les cinq années de la Fronde (1648-1653), cinq mille
UN TRÉSOR DE CHÂTEAU
Ci-contre : Le Cardinal Jules
Mazarin, anonyme, vers 1650
(Versailles, musée du Château).
Page de droite, à gauche :
le château et les jardins
de Vaux-le-Vicomte, réalisés
entre 1641 et 1661 par Louis
Le Vau, Charles Le Brun
et André Le Nôtre pour Nicolas Mazarin à être expulsé du territoire français, le cardinal obéit et
Fouquet. Après l’arrestation va lui-même libérer les princes au Havre. Ces derniers l’invitent
du surintendant, le 5 septembre fort civilement à déjeuner, puis il part en exil dans la vallée du
1661, le château fut mis sous Rhin. Dans toutes les villes traversées, il est accueilli comme un
scellés et Louis XIV fit saisir prince, par les responsables et les foules. Il sait que ses adver-
l’essentiel du mobilier et des saires sont incapables de s’unir et qu’il ne tardera pas à revenir.
objets d’art qu’il contenait. Il revient en effet au mois de décembre à la tête d’une armée,
Page de droite, à droite : Buste entièrement financée par lui.
en marbre de Louis XIV, à la 1652 est l’année de la guerre civile. Condé est vainqueur des
manière de Bernin, vers 1665 troupes royales à Bléneau, mais leur commandant Turenne
(Château de Vaux-le-Vicomte). organise une contre-offensive qui sauve l’armée royale.
Louis XIV n’oubliera jamais ce qu’il doit à ce grand général.
Les deux armées, la royale commandée par Turenne et celle
mazarinades (des pamphlets anti-Mazarin) sont publiées. En de Condé, foncent vers Paris pour s’emparer de la capitale. Au
compagnie de Gaston d’Orléans, il négocie des compromis cours d’une journée parmi les plus célèbres de la Fronde, la
avec les oppositions, mais cette politique ne fait illusion que Grande Mademoiselle, fille de Gaston d’Orléans, sauve son
pendant quelques années. Une guerre d’usure se développe cousin Condé de la débâcle en faisant tirer les canons de la
entre le roi et le parlement de Paris, la plus haute cour de justice, Bastille sur l’armée royale. Condé, maître de la capitale, y ins-
qui doit enregistrer les lois pour qu’elles soient appliquées. Cette taure une véritable terreur qui fait de nombreuses victimes.
instance refuse systématiquement d’enregistrer les édits aug- Néanmoins, rapidement, la population parisienne, exaspérée
mentant les impôts. Il faut toute l’expérience politique et la par les exactions des condéens, les oblige à se retirer. Condé
popularité de Gaston d’Orléans pour que les magistrats finissent part à l’étranger se mettre au service des Espagnols. Le roi
par se résoudre à accepter ce qui leur paraissait inacceptable. rentre triomphalement dans sa capitale en liesse le 21 octobre
En 1648, du 30 juin au 9 juillet, les cours souveraines, Parle- 1652. Mazarin le suivra un peu plus tard.
48 ment, Chambre des comptes, Cour des aides, veulent frapper
h un grand coup. Ces magistrats, réunis dans la chambre Saint- Louis XIV tire la leçon
Louis du palais de justice de Paris, rédigent vingt-sept articles Contrairement à la vulgate historique, Louis XIV, loin d’être un
qui sont autant de propositions pour revenir à une monarchie monarque absolu, a été très attentif aux attentes de l’opinion.
moins autoritaire : suppression des intendants, enregistre- Ainsi, dès la mort de Mazarin (1661), sachant que les Français
ment des édits fiscaux par les cours, etc. Gaston d’Orléans veulent être gouvernés par le roi et non par un Premier ministre,
négocie, mais Anne d’Autriche, exaspérée par ces opposi- mêmebrillant,ildécidedegouvernerseul.En1700,ilécrirapour
tions, veut imposer une action forte comme au temps de son petit-fils, qui va devenir Philippe V d’Espagne : « Ne vous lais-
Louis XIII et de Richelieu. Elle pense qu’il faut profiter de la vic- sez pas gouverner (…) n’ayez jamais de favoris, ni de Premier
toire militaire de Condé, à Lens, le 20 août, sur les troupes ministre ; écoutez, consultez votre Conseil, mais décidez. »
espagnoles, pour triompher des oppositions. Quelques La plus spectaculaire conséquence est la politique de réfor-
magistrats très radicaux, dont le président Broussel, sont arrê- mes engagée et réalisée par Colbert et Louvois. Les revendica-
tés. Ce dernier est si populaire que Paris se couvre de barrica- tions exprimées dans les cahiers de doléances rédigés à l’occa-
des les 26, 27 et 28 août 1648. Une négociation s’engage et la sion des états généraux réunis depuis les guerres de Religion
reine finit par accepter les vingt-sept articles. comme par les frondeurs sont enfin satisfaites, notamment en
Anne d’Autriche décide alors de s’appuyer sur Condé, parti- matière de fiscalité. La taille, impôt direct, passe de près de
san de la manière forte, pour vaincre les oppositions. Celles-ci 60 millions de livres sous Mazarin à 35 en 1665, soit une baisse
se déchaînent au cours de l’année 1649, entraînées par la haute de 40 %. Pour compenser le manque à gagner, les impôts indi-
noblesse, les parlementaires et Retz. Condé, à la tête de l’armée rects connaissent une forte hausse. Ainsi, les taxes sur les mar-
royale, écrase les troupes emmenées par son propre frère, le chandises et les boissons passent de 5 à 25 millions de livres.
prince de Conti, à Charenton le 8 février, et l’affaire se termine le Cette politique qui frappe la consommation paraît plus juste,
11 mars par la paix de Rueil, négociée par Gaston d’Orléans et car la noblesse, le clergé, nombre de villes et d’autres privilé-
Mazarin. Condé est désormais l’homme fort de la régence, mais giés sont exemptés de la taille, alors que ce sont eux qui
son caractère entier et sa brutalité à vouloir imposer sa volonté consomment davantage les produits taxés. En revanche,
indisposent la Cour. En 1650, le Conseil du roi décide son arres- l’impôt payé par les états provinciaux, qui existent toujours
tation, celle de son frère Conti et de son beau-frère Longueville. dans les provinces périphériques, comme le Languedoc, la
Cependant, l’année suivante en 1651, l’opinion, qui avait Bretagne, la Bourgogne, la Provence, s’accroît de 50 %. Le
applaudi l’emprisonnement des princes, réclame maintenant clergé, qui verse chaque année « le don gratuit », négocié tous
leur libération. Comme le parlement de Paris a condamné les cinq ans, doit accepter une très forte augmentation.
A partir de 1661, pour résorber l’énorme dette accumulée
pendant les guerres, Louis XIV crée un tribunal d’exception, la
chambre de justice, qui siège jusqu’en 1669, enquête sur les
malversations des financiers, créanciers de l’Etat, les
condamne souvent et leur fait « rendre gorge », selon l’expres-
sion de l’époque. En 1665, 110 millions de livres ont été récu-
pérés, ce qui correspond à plus de trois fois le revenu annuel de
© rmn-grAnD PAlAis (ChâTeAU De versAilles) / gérArD BloT. © BUgrAT DAviT / hemis.fr © mAnUel Cohen / AUrimAges.

l’impôt direct. La victime la plus célèbre et la plus symbolique


de cette politique est certainement Fouquet, même si d’autres
raisons expliquent le sort qui lui fut réservé.
L’autre point sensible est l’indiscipline des gens de guerre,
qui se livraient au pillage et aux violences dans les villages 49
qu’ils traversaient. Désormais, l’intendant est chargé d’orga- h
niser des étapes, où les soldats trouvent des logements et de la
nourriture pour eux et leurs chevaux. Les auteurs de pillages et
de violences sont jugés et condamnés par des tribunaux mili- mousquetaires, où il est entré sous Louis XIII, est devenu l’un
taires dans lesquels l’intendant est tout-puissant. des hommes de confiance de Louis XIV. C’est lui qui recevra la
On a souvent dit que Louis XIV avait jugulé les parlements en mission conduite dans le secret le plus absolu, de procéder à
limitant leur droit de remontrance. Des recherches récentes l’arrestation de Fouquet, le 5 septembre 1661. Il achèvera sa
ont montré que cette vision, véhiculée par les historiens du carrière militaire, tué en 1673, lors du siège de Maastricht.
XIXe siècle, est largement fausse. Des remontrances parle- Une histoire s’achève en 1661 avec la mort de Mazarin et
mentaires continuent à s’adresser au souverain et Louis XIV l’arrestation de Fouquet, une autre commence avec
prend bien soin de négocier avec les magistrats, de façon à Louis XIV, jeune roi de 23 ans.2
éviter des crises. Selon la formule de Carole Le Mao, il pratique
« un absolutisme bien tempéré », dans l’esprit de la monarchie Professeur émérite à Le Mans Université, Jean-Marie Constant
traditionnelle, comme les frondeurs en rêvaient. est spécialiste de l’histoire du XVIIe siècle.
La noblesse, volontiers turbulente et pleine de panache du
temps des mousquetaires, va laisser place peu à peu à la
noblesse d’Ancien Régime. L’enquête de noblesse de 1667,
qui a imposé de nouvelles règles d’anoblissement, l’échec des
révoltes nobiliaires et des contestations, la répression contre À LIRE de Jean-Marie Constant
les violences nobles, le développement de la réforme catholi-
que, le rôle civilisateur des salons, ont transformé les sensibili- C’était
tés aristocratiques. L’avenir du gentilhomme ne se joue plus à la Fronde
la pointe de l’épée, lors des duels, comme à l’époque baroque. Flammarion
Désormais, d’autres modèles se révèlent. La considération va 400 pages
aux courtisans, aux militaires disciplinés, dans une armée 25 €
réorganisée par Le Tellier et son fils Louvois, aux magistrats
des cours souveraines. D’Artagnan, le noble gascon, Charles
de Batz de Castelmore, comte d’Artagnan, capitaine des
D É C RY p taG e
Par Rémi Masson

Tous
pour
Un
Troupe d’élite et de choc, la compagnie des mousquetaires,
qui rassemblait des jeunes gens de la noblesse, fut créée
EN COUVERTURE

spécialement par Louis XIII pour son service exclusif.

I
ndissociables de l’œuvre d’alexandre au contraire les instruments d’un pouvoir
Dumas, les mousquetaires du roi royal qui tendait à cette époque à deve-
sont nés cependant dans un nir absolu et donc à affermir son auto-
50 contexte quelque peu différent de ce rité. leur création est d’ailleurs le pro-
h XVIIe siècle fantasmé par l’auteur des duit de la violence de ce temps : l’unité
Trois Mousquetaires. naît indirectement de l’assassinat
les mousquetaires sont l’une des uni- d’henri IV par Ravaillac en 1610. le
tés militaires les plus célèbres de l’époque geste du régicide, qui reprochait au
moderne, mais aussi l’une des plus origina- bon roi henri sa trop grande mansué-
les en raison de l’étendue des tâches qui leur tude envers les protestants, engendre
sont dévolues. Gardes du roi et corps de en effet une prise de conscience du
parade, fantassins et cavaliers, troupe de pouvoir royal : celui de la faillite de sa
choc et police politique, ils témoignent, garde, qui n’a pas su protéger la vie du sou-
par la variété de leurs fonctions, d’un verain. a cette époque, les troupes qui
XVIIe siècle marqué par les guerres et les vio- composent cette garde sont réparties dans
lences, qu’elles soient civiles ou politiques. ce que l’on nomme la Maison militaire du
Ils sont parfois eux-mêmes les dépositaires roi. C’est au sein de cette institution, encore
de ces violences dont l’etat absolu en embryonnaire au début du XVIIe siècle, que
©Npl/Opale.phOtO. © phOtO JOSSe / la COlleCtION.

construction tend à s’arroger le monopole. les mousquetaires vont être incorporés.


Dans l’imaginaire collectif, les mousque-
taires ont également été marqués par de Nés dans la violence
célèbres capitaines, tels tréville et surtout TUNIQUES BLEUES après l’assassinat d’henri IV, l’édit de Nan-
d’artagnan, personnages du roman de Ci-dessus : Mousquetaires à l’époque tes, qui était censé avoir mis un terme aux
Dumas mais aussi figures historiques bien de Louis XIV, XVIIe siècle (paris, guerres de Religion, est fragilisé par le rap-
réelles, qui reflètent les tensions politiques bibliothèque des arts décoratifs). prochement de la France avec l’espagne
de l’époque. leur proximité avec le pouvoir page de droite : Vue du Pont-Neuf, (couronné en 1615 par le mariage de
royal, incarné par louis XIII et Richelieu, puis avec le carrosse du roi (détail), louis XIII avec l’infante anne d’autriche,
par Mazarin lors de la régence et la minorité anonyme, vers 1665 (paris, musée fille du roi philippe III), deux puissances
de louis XIV, les ont jetés en effet au cœur Carnavalet). Reconnaissables à leur catholiques qui inquiètent les protestants.
des tensions de la Cour et des affaires. casaque bleue, les mousquetaires étaient Dans ce contexte tendu, la proclamation du
les mousquetaires du roi n’étaient donc chargés, avant tout, de la protection rattachement du Béarn au royaume de
sûrement pas des héros insouciants, mais rapprochée du roi. France en 1617 est le point de départ d’une 1
Le recrutement est déjà largement effectué
au sein de la noblesse des provinces du Sud-
Ouest. Les cadets de Gascogne et du Béarn
qui rejoignent les mousquetaires ont alors
biensouventtouteleurfortuneàfaireetpeu
à perdre en raison du régime de la primogé-
niture mâle en vigueur dans leur région, qui
les prive de tout héritage familial.
Dès 1634, la petite compagnie est ainsi
largement pourvue par la noblesse et appa-
raît déjà comme une excellente école du
métier des armes. Le roi, qui a bien pris
conscience de son prestige croissant,
décide alors de s’en faire lui-même le capi-
taine et d’en déléguer le commandement
effectif à son lieutenant, qui prend ainsi le
titre de « capitaine-lieutenant ». Cette
charge ne doit donc pas échoir à n’importe
qui. Le choix de Louis XIII se porte naturelle-
ment sur un Béarnais nommé «Trois-Vil-
les », dont il apprécie depuis plusieurs
années le courage et les qualités d’officier.
Troisvilles a conservé son accent du Sud-
Ouest et se fait involontairement appeler
52 «Tréville » par ses interlocuteurs, à tel point
h qu’il finit par en conserver l’orthographe.
A partir de cette époque, Louis XIII man-
que rarement une revue de la compagnie et
choisit lui-même la plupart des membres de
l’unité. Les cent mousquetaires qui la com-
posent sont dorénavant appelés les «mous-
quetaires de la garde ». Destinés à combat-
tre aussi bien à pied qu’à cheval, ils sont
armés d’une épée et du fameux mousquet
dont ils tirent leur nom. Dès lors, il ne s’agit
succession de révoltes protestantes contre armés de carabines, une originalité pour plus simplement pour eux d’enlever les pla-
le pouvoir royal. C’est l’occasion pour le l’époque –, attachés à la très prestigieuse ces fortes en faisant preuve de bravoure,
jeune Louis XIII de prendre la tête de son unité des chevau-légers de la garde, anciens mais d’entrer dans la Maison du roi et d’assu-
armée et d’affirmer son autorité sur son gardes d’Henri IV, appartenant à la Maison rer la protection du souverain, enjeu d’une
royaume en ce début de règne. Mais les opé- du roi. La compagnie des mousquetaires rare importance à une époque où les deux
rations militaires piétinent. Le roi ne dispose jouit ainsi immédiatement d’une grande précédents souverains sont morts assassi-
pas à cette époque d’une armée profession- publicité et a dès sa création vocation à être nés. C’est dans ces années-là que les mous-
nelle ni d’unités réellement faites pour enle- un corps élitiste. Le roi n’entend en effet quetaires reçoivent, en plus de leur habit
ver les places fortes derrières lesquelles ses pourvoir la compagnie qu’avec des gentils- rouge, la célèbre casaque bleue aux croix
ennemis s’enferment et le défient. Ce n’est hommes, et seulement quelques soldats de d’argent. Dès lors, les mousquetaires suivent
d’ailleurs qu’à la faveur de plusieurs semai- fortune roturiers, témoignant de longs le roi partout dans ses déplacements.
nes de négociations contraintes avec les états de service, parviennent à y entrer.
huguenots que la «paix de Montpellier » Elle connaît son véritable baptême du Influence et rivalité
est finalement signée en octobre 1622. feu en 1627, lors du siège de l’île de Ré, mena- Tréville s’impose progressivement comme
La compagnie des mousquetaires du roi cée par une flotte britannique qui tente de un rouage essentiel de la structuration du
est créée cette même année, en pleine cam- venir en aide aux protestants de La Rochelle. corps autour du service du roi. Avec lui, le
pagne militaire. Elle est constituée à par- L’intérêt que suscite la compagnie auprès recrutement des mousquetaires devient
tir d’une unité de «carabins » – cavaliers de la jeune noblesse croît rapidement. davantage encore régional, voire familial.
DES ARMES DE CHOIX page de gauche : Soldat avec un mousquet, par Jacques
de gheyn ii, XVie-XViie siècles (amsterdam, rijksmuseum). Ci-dessus : Mousquet
à mèche, XViie siècle (paris, musée de la Chasse et de la nature). en bas : Garde
du cardinal de Richelieu (paris, bibliothèque nationale de France). les mousquetaires
doivent leur nom au mousquet, ancêtre du fusil, dont ils étaient armés.

la proportion de béarnais augmente le béarnais le 1 er décembre 1642, mais mazarin. Ce dernier décide ainsi, en 1646,
considérablement dans la compagnie. en richelieu meurt trois jours plus tard et de faire casser la compagnie des mousque-
mai 1640, tréville y fait entrer son cousin, tréville est immédiatement rappelé. son taires, les lettres de cassation invoquant
henri d’aramits, qui inspirera à alexandre retour en grâce s’achève cependant le comme prétexte de faire économiser à
dumas le personnage d’aramis. l’ascen- 14 mai 1643 avec la mort du roi, qui suit de l’etat «une dépense des moins nécessaires ».
sion rapide et la proximité de tréville avec quelques mois celle de richelieu. l’une de ne pouvant s’approprier les mousque-
louis Xiii lui valent une place de plus en ses dernières recrues est un certain isaac de taires du roi, mazarin se tourne vers les
plus importante à la Cour, où il fait partie pourtau, dit porthos, entré aux mousque- anciens gardes de richelieu. il les nomme
désormais des hommes influents. une taires en cette même année 1643. à son service pour assurer sa protection
influence telle que le cardinal de richelieu la mort de leur royal fondateur marque en 1648, l’année où débute la Fronde, c’est-
commence à en prendre ombrage. un tournant important pour les mousque- à-dire les troubles liés à la minorité de
©riKJsmuseum, amsterdam. © paris - musée de l’armée, dist. rmn-grand palais / philippe abergel. © phOtO JOsse / la COlleCtiOn.

lui-même menacé par les conspirations, taires, qui se trouvent dépourvus d’une louis XiV, point culminant de la contesta-
richelieu obtient dès 1626, soit deux ans partie de leurs attributions. a quatre ans et tion nobiliaire et parlementaire face à la
après son entrée au Conseil du roi, une demi, louis XiV est en effet encore trop montée de l’autorité monarchique.
garde personnelle pour veiller à sa sécu- jeune pour gouverner. il l’est encore davan- en 1646, le plus célèbre des gascons,
rité. Créés sur le modèle des mousquetai- tage pour sortir du louvre et avoir besoin d’artagnan, entre au service de mazarin
res du roi, ayant des attributions similaires d’une escorte. la régence échoit donc à comme l’un de ses hommes de main.
vis-à-vis de richelieu, les gardes du cardi- sa mère, anne d’autriche, qui confirme Charles de batz de Castelmore, qui se fait 53
nal sont immédiatement comparés aux mazarin comme principal ministre. par appeler « d’artaignan », est passé par les h
mousquetaires. la rivalité que leur prête son influence à la Cour, à cause de ses rap- mousquetaires du roi, sans doute en 1633,
alexandre dumas ne tient certainement ports sans complaisance avec richelieu et mais il a quitté la compagnie avant 1640
pas seulement du roman, car les sources surtout après son implication dans la et, en l’absence d’archives connues, il est
témoignent d’une concurrence semble-t-il conspiration de Cinq-mars, qui visait à difficile de connaître son parcours mili-
rapide entre ces hommes qui se partagent assassiner le cardinal, tréville est immé- taire entre 1633 et 1646. d’artagnan
la garde des deux plus illustres personna- diatement perçu comme une menace par témoigne auprès de mazarin de talents
ges du royaume. leur rivalité s’exprime variés. il est tour à tour pour son maître, un
parfois par des duels. Ceux-ci étant répri- soldat, un messager, un observateur, voire
més par le pouvoir royal, qui y voit une un véritable espion, le plus souvent
contestation de ses prérogatives judiciai- chargé de renseigner le principal
res, richelieu s’en sert comme prétexte ministre sur les menaces qui pèsent sur sa
pour tenter de faire casser les mousque- vie ou sur cette noblesse turbulente qui
taires du roi. il ne peut cependant y songe parfois à le renverser.
parvenir car ces duels sont alors une
pratique bien utile pour établir la Les gardes de Louis XIV
réputation des hommes de ces deux il faut attendre onze ans pour que les
corps rivaux. C’est d’ailleurs au cours mousquetaires du roi renaissent de leurs
d’un duel qu’un autre fameux cou- cen d re s . en 1 6 5 7 , à l ’â ge d e 1 9 ans ,
sin de tréville, armand de sillègue louis XiV, très marqué par les trou-
d’athos d’autevielle, dit athos, lui aussi bles de la Fronde, décide en effet de
mousquetaire, est tué en 1645. rétablir la compagnie pour com-
la tension entre tréville et richelieu pléter sa protection et commen-
atteint son paroxysme après le complot de cer ainsi à étoffer les troupes de la
Cinq-mars, dernière grande conspiration maison militaire qui composent sa
fomentée contre le cardinal et dans laquelle garde. un an plus tard, d’artagnan lui-
tréville est impliqué au moins indirecte- même y fait son retour comme sous-
ment. a contrecœur, louis Xiii fait exiler lieutenant. Ce moment correspond
sur une ville et s’accompagne de la devise
latine quo ruit et lethum, dont la traduc-
tion signifie : « là où elle s’abat, la mort
aussi ». C’est d’ailleurs à l’occasion du célè-
bre siège de maastricht, en 1673, que
d’artagnan trouvera la mort, en faisant
preuve, selon les témoins de l’époque,
d’une trop grande témérité. a ce titre, les
mousquetaires sont un symbole de la puis-
sance du roi-soleil, qui voit la France enga-
gée dans des conflits pendant la plus
EN COUVERTURE

grande partie de son règne.


les mousquetaires sont aussi des hom-
mes de confiance du roi. C’est ainsi qu’en
1661, louis XiV charge d’artagnan de la
célèbre arrestation de Fouquet, une mission
de confiance qui traduit sa réputation
acquise au service de mazarin. l’arrestation
de Fouquet, surintendant des finances
devenu bien trop puissant au goût de
louis XiV, marque un tournant important
pour d’artagnan et ses mousquetaires.
gardes du roi et soldats, voilà qu’on leur

© PHOtO JOsse / la COlleCtiOn. © Paris - musée de l’armée, dist. rmn-grand Palais / image musée de l’armée.
demande désormais de jouer un rôle de
54 «haute police ». Car loin de n’être assigné
h qu’à cette célèbre arrestation, d’artagnan
devient pendant près de quatre ans le
également à la création d’une seconde notamment en instaurant dans le recrute- geôlier de nicolas Fouquet, du château
compagnie chez les mousquetaires du roi, ment un compromis entre jeunes nobles d’angers jusqu’à la forteresse de Pignerol, où
directement tirée des gardes de mazarin, et officiers roturiers ayant de longs états de il est finalement enfermé après son procès.
dont le principal ministre fait don au roi au service. le roi entend bien leur faire jouer mais les mousquetaires de louis XiV
crépuscule de sa vie en 1660. l’unité renaît un rôle militaire à la hauteur de ses préten- sont aussi, de manière bien plus méconnue,
alors telle qu’elle est connue : les mous- tions martiales. employés comme une garde politique. ils
quetaires gris et les mousquetaires noirs, sont notamment chargés de missions de
ainsi nommés en raison des robes respec- Des professionnels répression, là où, dans les provinces, l’auto-
tives de leurs chevaux, sont regroupés en de la violence rité royale était remise en question lors de
deux compagnies formant les mousque- louis XiV a en effet pris conscience que la soulèvements contre les agents du roi, ce
taires de la garde. d’artagnan devient par guerre et les succès militaires lui seront que louis XiV ne veut plus tolérer. le roi a
la suite capitaine-lieutenant de la pre- indispensables pour se façonner l’image donc un double intérêt à envoyer les mous-
mière compagnie et Colbert-maulevrier, d’un souverain glorieux. Pour se faire «roi quetaires éteindre une révolte : en dépê-
frère du célèbre ministre, commande la de guerre », le jeune monarque a donc chant directement des troupes de sa garde,
seconde, perpétuant ainsi une certaine besoin d’une armée à la hauteur de ses pré- il utilise une force armée aguerrie et donne
rivalité entre les deux corps. tentions. les mousquetaires sont alors lar- en même temps une image forte de son
C’est à cette époque que les mousque- gement utilisés dans les nombreux sièges autorité. C’est un message adressé aux éli-
taires du roi deviennent l’une des plus qu’il entreprend. leur professionnalisme tes provinciales, qui vivent loin de la Cour
belles troupes d’apparat du royaume, et leur courage sont éprouvés par le métier et de ses affaires, mais à qui louis XiV, qui
symbolisant la grandeur de louis XiV et des armes, notamment lors des assauts n’a jamais oublié le chaos de la Fronde,
ses aspirations militaires. C’est aussi à ce violents qui visent à prendre les ouvrages entend rappeler sa souveraineté.
moment que le roi les voue à devenir une fortifiés des citadelles. ils gagnent alors Pourtant, dès la mort du roi, le déclin de
véritable troupe d’élite, comme l’ensem- réellement leur statut d’unité d’élite et une la maison militaire et des mousquetaires
ble de sa maison militaire. les mousque- véritable réputation de troupes de choc, est manifeste. ils sont d’abord victimes de
taires connaissent alors un ensemble de comme en témoigne leur étendard. la réaction aristocratique qui s’opère dans
réformes qui visent à restructurer l’unité, Celui-ci représente une bombe tombant ces unités. les mousquetaires deviennent
la chasse gardée de la noblesse, qui finit par coût de son entretien engendrent des criti-
en exclure les membres d’origine roturière ques croissantes, et la monarchie, par Rémi Masson est docteur en histoire de
malgré leur valeur militaire. Très éprouvés souci d’économie et de rationalisation de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et ancien
par les guerres de Louis XIV, les mousque- ses armées, finit par les supprimer en 1775. allocataire de recherche de l’Institut de
taires sont aussi progressivement tenus à Ils connaissent leur dernier soubresaut recherche stratégique de l’Ecole militaire (Irsem).
l’écart des affrontements au XVIIIe siècle. lors d’une éphémère résurrection sous la
Après avoir brillé durant les guerres du Première Restauration, qui suit l’abdication
Roi-Soleil, ils deviennent en effet trop pré- de Napoléon I er en 1814. Balayée par les
cieux pour être sacrifiés inconsidérément. Cent-Jours, cette refondation des mous-
Ils sont alors gardés en réserve, enfermés quetaires dure cependant moins d’un an et À LIRE de Rémi Masson
dans un écrin dont ils ne sortent plus que demi. La troupe n’a pas eu l’occasion d’être
pour des revues d’apparat. l’outil du retour de la monarchie que Les
La célèbre bataille de Fontenoy, en 1745, Louis XVIII aurait souhaité. A ce titre, elle est Mousquetaires
où ils ont encore l’occasion de se distinguer le symbole d’un temps bel et bien révolu. ou la violence
dans une charge mémorable, fait quelque Mais cette reconstruction avortée témoi- d’Etat
peu office de chant du cygne. Ironique- gne cependant de l’image flamboyante que Vendémiaire
ment, en raison de ce maintien en réserve, conservaient les mousquetaires au XIXe siè- 160 pages
l’unité devient alors impropre au service. cle, trente ans avant qu’Alexandre Dumas 18 €
Parallèlement, son train de vie élevé et le ne les rende immortels.2

UNITÉ D’ÉLITE Page de gauche : Le Cardinal de Richelieu célèbre la messe


au camp de La Rochelle, par Maurice Leloir, XIXe siècle (Collection particulière).
Ci-dessous : Mousquetaires de la Maison du roi, par Gustave David, XIXe siècle
(Paris, musée de l’Armée). 55
h
LE REPOS DES GUERRIERS
La Tabagie ou Le Corps de garde,
par mathieu le nain, louis le nain,
1643 (Paris, musée du louvre).
© rmn-Grand Palais
(musée du louvre) / Franck raux.
Dumas
au

tribunalde
l’histoire
Par Simone Bertière
Œuvre de fiction, Les Trois Mousquetaires s’inspire
cependant de personnages ayant existé et de faits bien
avérés. Quelle en est sa part de vérité historique ?
Quelles étaient les relations
entre Louis XIII et Richelieu ?
«
U Richelieu. Tel n’était pas l’avis de Louis XIII, pour qui ils
n seul monarque en deux personnes », si l’on en croit

appartenaient à deux ordres distincts. Mais il est exact qu’ils


furent solidaires dans l’action. L’histoire les associe à bon
droit pour la politique féconde qui les vit transformer une
France encore à demi-féodale en un grand pays moderne
EN COUVERTURE

appelé à dominer l’Europe. Ils étaient pleinement d’accord


sur les objectifs : rétablir l’ordre à l’intérieur et combattre
l’hégémonie des Habsbourg à l’extérieur. La répartition des
tâches était claire : Louis XIII régnait, Richelieu gouvernait.
Mais ils ne s’aimaient pas. Entre eux manquait la pleine
confiance, pour cause de rencontre ratée. L’ambitieux Riche-
lieu, faisant fausse route au départ, avait misé sur Marie de
Médicis. La mort brutale de son favori, Concini, sur ordre du
© rmn-Grand Palais (ChâTeau de versailles) / Gérard BlOT. © rmn-Grand Palais (dOmaine de ChanTilly) / Thierry Ollivier.

jeune roi, le terrifia. Il ne cessera jamais de craindre un sort


analogue. Non sans raison ! Il est entre la mère et le fils, récon-
ciliés par ses soins, dans une position fausse. C’est elle –
entourée d’amis dévots hispanophiles – qui l’a introduit
auprès du roi. Mais bientôt il s’en écarte pour épouser le point
58 de vue du roi, violant ainsi le devoir de fidélité et vouant à l’exil
h son ancienne protectrice. Politique avant tout ! De quoi le
qualifier comme ministre, sans inciter Louis XIII à lui vouer Bien qu’il fût roi, elle l’abandonna aux soins de son fauconnier et
une vraie amitié. Quand celui-ci lui écrit « Je vous aime », cela confia le pouvoir à un favori italien, Concini. Il ne protesta pas.
veut dire « Je suis content de vous ». Rien de plus. Mais quand ses compagnons de chasse proposèrent de le tuer,
Au début de leur relation, la différence d’âge – seize ans – et le son silence valut approbation et ce fut fait, sans préavis. Il avait
fait que Richelieu fût d’Eglise, joints à son écrasante supério- alors 15 ans et demi. Déjà se manifestait en lui cette tendance à
rité intellectuelle et à ses capacités d’organisateur, assurèrent enfouir les tourments jusqu’à explosion, au lieu de les affronter –
sa position. Mais elle devint plus vulnérable lorsque le roi ce qui le rend dangereusement imprévisible.
mûrissant, victorieux et père d’un Dauphin, s’affirma et Il mit plus de dix ans à se défaire de l’emprise maternelle,
s’ouvrit à d’autres influences. Ils en vinrent alors à se haïr. En non sans fracas, grâce à Richelieu. C’est à partir de 1630 qu’il
1642, sous l’influence de son favori Cinq-Mars, le roi moribond devient lui-même. La conscience aiguë de ses devoirs de roi à
envisage bel et bien de faire tuer son ministre et le capitaine de l’égard de son peuple est d’origine religieuse : n’est-il pas le
ses gardes – le Tréville de nos Mousquetaires – se déclare prêt à représentant de Dieu sur la terre, chargé d’y maintenir l’ordre
s’en charger. Dumas reculera, avec raison, devant la tragédie voulu par lui ? Il en résulte des pouvoirs sur lesquels il tend à
finale shakespearienne et s’en tiendra à un saut de vingt ans. surenchérir. Il ne se réclame pas du Christ mais du Père. Il a la
A côté de Richelieu, dont la personnalité transparaît dans ses piété tragique chère à la Contre-Réforme. Cette mauvaise lan-
paroles et ses actes, celle du roi est beaucoup plus difficile à sai- gue de Tallemant des Réaux affirme que le bon Sire « avait
sir parce qu’il agit moins et ne parle pratiquement pas. Le « vrai » grand peur de l’Enfer ». Quoi qu’il en soit, sa passion pour la
Louis XIII n’a rien du fantoche léger évoqué par Dumas, riant justice, bien avérée, lui valut le surnom de Louis le Juste, qui
des bons tours qu’il joue à son ministre. Abordant toutes choses lui est resté. L’ennui, c’est que pour lui justice implique châti-
avec le plus profond sérieux, il n’a pas le cœur à rire et manque ment. Il ignore le pardon et la miséricorde. Pitié et compassion
totalement de sens de l’humour. C’est un écorché vif, introverti, lui sont étrangères. Il est dur, cruel, inexorable.
mais enclin à une violence qu’il a peine à juguler. Le sort ne En fait, il est atrocement malheureux. D’abord, il est malade.
l’avait pas gâté. Enfant, il bégayait et l’on n’y trouva de remède Depuis l’âge de 25 ans, il traîne une entérite chronique, connue
que le fouet. Il en vint à bout, mais en garda une vive méfiance à aujourd’hui sous le nom de maladie de Crohn, qui lui vaut des
l’égard de la parole – un handicap fâcheux pour un roi. A 9 ans, il abcès intestinaux accompagnés de fièvre, source de spécula-
avait vu arriver au Louvre le cadavre sanglant de son père, qu’il tions sur la suite chez son entourage. On le croit plusieurs fois
adorait. Sa mère lui préférait son cadet, le facétieux Gaston. moribond. Sa médiocre santé contrarie sa passion pour la
Anne d’Autriche
et Buckingham
ont-ils eu ensemble
une aventure
sentimentale ?

LES DEUX
FONT LA PAIRE
L’ idylle à peine ébauchée entre la plus
belle reine d’Europe et le flamboyant
gentilhomme britannique a défrayé
Page de gauche : la rumeur en son temps et inspiré
Portrait équestre à foison les romanciers. Mais en haut lieu,
de Louis XIII, on n’ignorait pas que le héros de cette
attribué histoire avait acquis dans son pays une
à Claude Deruet, réputation déplorable pour ses mœurs
XVIIe siècle dissolues – la cour de Jacques Ier en avait vu
(Versailles, musée d’autres –, son enrichissement scandaleux,
du Château). son aventurisme politique et son impiété
Ci-contre : notoire. Le préjugé favorable dont
Le Cardinal bénéficia ce personnage auprès d’Anne
de Richelieu, d’Autriche fut donc le fruit des efforts
par Philippe de la duchesse de Chevreuse, dont l’esprit
de Champaigne, fertile conçut et dirigea leur rencontre. 59
1636 (Chantilly, Marie de Rohan, la ravissante épouse h
guerre. Tant mieux ! Son incontestable courage ne compense musée Condé). de Luynes, à qui Louis XIII adolescent
pas ses insuffisances. Trop attaché aux détails, il est bon tacti- avait laissé le soin de gouverner, avait été
cien mais mauvais stratège. Très lucide sur ses propres limites, nommée surintendante de la Maison
il s’en irrite et souffre que Richelieu le surclasse dans ce de la reine. Elle animait l’équipe de jeunes
domaine spécifiquement régalien, comme dans la vie cou- compagnes qui l’entouraient et elle
rante. Mais il retrouve sa prééminence métaphysiquement, présidait à ses divertissements. Sa gaîté,
dans l’ordre du monde, et il ne manque pas de faire sentir à son son irrévérence communicatives y faisaient
ministre, par des petits riens, l’ampleur de l’abîme qui les merveille. Mais une galopade, suivie d’une
sépare. Et celui-ci ne manque pas, à chaque succès, de lui en chute de la reine ayant provoqué ce qu’on
attribuer le mérite exclusif : Dieu couronne ses efforts. prit pour une fausse couche, lui valut sa
Hélas, la royauté selon Louis XIII implique la solitude. Ce disgrâce. Luynes étant mort, elle fut chassée
n’est pas pour rien qu’on l’appelait aussi Louis le Chaste. Or, de la Cour. Elle y reparut la tête haute,
comme tout le monde, il éprouvait le besoin d’être aimé, mais désormais intangible, comme épouse du
s’en cachait soigneusement et préférait attribuer son isole- duc de Chevreuse, membre de la maison
ment à sa nature plutôt qu’à ses comportements : si on ne de Lorraine, son vieil amant qui avait fini par
l’aimait pas, c’est qu’il n’était pas aimable ! Mme de Motteville l’épouser, en lui laissant sa liberté dans tous
l’a dit tout net : ne s’aimant pas lui-même, il ne pouvait aimer les domaines. C’est dans l’Europe entière
personne avec espoir de retour. Il aurait fallu que tout vînt des qu’elle collectionnait les amants et élaborait
autres. Mais il en attendait trop. Exigeant, peu patient, il en des intrigues croisées au gré de ses humeurs.
voulut à son épouse de ne pas lui avoir donné un fils dans les En mai 1625, on s’apprête à célébrer par
meilleurs délais. Il n’était pas homosexuel déclaré, mais les procuration le mariage d’Henriette, sœur
femmes lui faisaient peur, il ne savait leur parler qu’à travers le de Louis XIII, avec le prince de Galles –
guichet d’un couvent. Il leur préféra la compagnie de jeunes le futur Charles Ier. La convoyer ensuite vers
gens interchangeables. Il lui manqua d’avoir eu dans ses ver- l’Angleterre incombe au fameux favori
tes années une vraie expérience amoureuse. Il ne finit par la du souverain anglais, le duc de Buckingham,
connaître qu’à l’occasion de l’amitié passionnée qu’il voua à séducteur impénitent des deux sexes.
Cinq-Mars, et qui s’acheva en catastrophe. Le plus bel homme du monde ne doit-il
jours plus tard, il trouva un prétexte pour
revenir en arrière. C’était le matin, elle était
encore couchée. il se jeta au pied du lit
en sanglotant, lui prit la main, baisa ses
draps. il refusa la chaise qu’on lui offrait, se
retourna vers elle pour lui dire «les choses
du monde les plus tendres » et lui jurer un
amour éternel. emue, mais terrorisée par
cet esclandre, elle réussit à le congédier.
L’aimait-il vraiment ? Qui peut le dire ? Une
chose est sûre : l’étalage de ses sentiments
EN COUVERTURE
© dOmingie & rabatti / La COLLeCtiOn. © bridgeman images.

ne pouvait qu’aggraver les rancœurs


de Louis Xiii contre son épouse, même
irréprochable. elle dut subir une purge
de plus parmi ses serviteurs fidèles. ainsi
se termina, sur fond de guerre conjugale,
la brève rencontre qui les avait rapprochés.
non, ils n’avaient pas été amants, au
sens strict, mais il s’en était fallu, un instant,
de très peu. ils ne devaient jamais se revoir.
interdit de séjour en France, le duc tint
à magnifier l’amour qu’il vouait à la reine
aux yeux des nobles visiteurs accueillis sur
le navire amiral. dans une petite chambre
60 aménagée comme une chapelle, il exposa
h le portrait d’anne d’autriche trônant
comme une icône au-dessus de veilleuses
allumées jour et nuit. Lorsque en 1627
il monta une expédition pour secourir
La rochelle assiégée par Louis Xiii, les âmes
pas succomber au charme de la plus belle banc ou une tonnelle leur fournit de quoi romanesques voulurent y voir la marque
des reines ? mme de Chevreuse caresse le s’asseoir. ils sont seuls : occasion inespérée, de rancœurs anciennes. mais il essayait
double projet de procurer à son ancienne dont il voulut profiter pour «caresser » surtout de sauver son prestige auprès de ses
amie les joies d’un amour partagé et de anne. Qu’est-ce à dire ? nous avons le choix compatriotes choqués par ses excès en tout
se venger du roi qui la tient pour le diable entre le récit de sa pieuse biographe genre. il périt sous le poignard d’un puritain
incarné. son amant britannique du mme de motteville, qui la dit «importunée fanatique le 23 août 1628, à la satisfaction
moment se charge d’exciter la convoitise par quelque sentiment trop passionné du de Louis Xiii. Loin de vouer leur idylle
du séducteur, tandis qu’elle-même attise duc », et les ragots recueillis par tallemant à l’oubli, ce dénouement permit à la reine
le besoin d’amour chez l’épouse délaissée. des réaux, prétendant qu’il la «culbuta et de la revêtir d’une aura de tragédie qui
La «Chevrette » n’a pas menti : pour lui écorcha les cuisses avec ses chausses en la grandit, la purifia et l’embauma, de façon
être beau, il est beau ! il parle un excellent broderie ». sur quoi elle cria si fort que ses qu’elle pût prendre place, immortalisée,
français. anne d’autriche, fascinée, voit en suivantes ne purent se dispenser d’accourir. en tout bien tout honneur, dans les récits
lui l’homme le plus digne d’être aimé. Lui la La duchesse de Chevreuse, confia plus tard qu’on commençait à écrire sur sa vie.
trouve «encore plus aimable qu’il ne l’avait au cardinal de retz qu’elle entendit du bruit
imaginé ». Coup de foudre réciproque, comme de deux personnes qui se luttaient,
que leurs deux mentors s’empressent et que, s’étant rapprochée de la reine, elle
d’exploiter. Le cortège s’achemine vers la trouva fort émue et m. de buckingham PERFIDE ALBION en haut :
boulogne, où est prévu l’embarquement à genoux devant elle, et que la reine s’était Portrait de George Villiers, duc
d’Henriette. a l’étape d’amiens, on a logé la contentée, le soir, de lui dire que «tous de Buckingham, atelier de Pierre Paul
reine dans une maison dont le vaste jardin les hommes étaient brutaux et insolents ». rubens, vers 1625 (Florence, galleria
descend jusqu’à la somme. La journée a été il n’était tout de même pas fier de lui, Palatina). Page de droite : Lucy Percy,
chaude. anne s’y rend le soir pour goûter la le beau séducteur, lorsqu’il reprit la route comtesse de Carlisle, par antoon Van dyck,
fraîcheur. elle tombe sur buckingham. Un de boulogne le lendemain. deux ou trois vers 1637 (Collection particulière).
Richelieu disposait-il d’un réseau d’espions comme Milady ?

On’enportaientpastoujourslenom.Sesachantimpopulaire,
ui, il en avait en grand nombre et de diverses espèces, qui

Richelieu vivait dans la crainte et, contrairement à l’image qu’en


donne Dumas, il passait pour manquer de courage physique,
alors que Mazarin, qu’on croyait timoré parce qu’il était prudent,
en avait beaucoup. Bien qu’il eût des gardes très sûrs, il multi-
pliait les précautions. Il avait peu d’espions attitrés et rémunérés
comme tels, qui auraient eu prise sur lui. Mais il savait qu’il trou-
verait partout des observateurs mus par la jalousie ou la haine, à
mettre en poste selon les circonstances. C’est ainsi qu’il recruta,
si l’on en croit La Rochefoucauld, celle qui servit de modèle à
Milady : « Sachant que Buckingham avait eu un long attache-
ment, en Angleterre, pour la comtesse de Carlisle, le cardinal sut
ménager si adroitement l’esprit fier et jaloux de cette femme, par
la conformité de leurs sentiments et de leurs intérêts, qu’elle
devint le plus dangereux espion du duc de Buckingham. »
Distribuait-il à ses agents des blancs-seings contenant
l’avis suivant : « Le porteur de ce message a fait ce qu’il a fait sur
mon ordre et pour le bien de l’Etat » ? J’avoue ne pas le savoir.
Mais l’usage de mots de passe et de signes de reconnaissance
est suffisamment attesté à l’époque pour que Dumas puisse
l’attribuer au cardinal avec vraisemblance. Comment prouver
autrement son identité et préciser son appartenance ? 61
Richelieu disposait bien en effet, à côté de la police officielle, h
de moyens d’investigation privés. Ses enquêtes se poursui-
vaient en territoire étranger – à Londres par exemple. Peut-on
en déduire qu’il menait une diplomatie personnelle secrète, dis-
tincte de celle du roi ? Sûrement pas. Ils sont d’accord sur la
poursuite de la guerre contre les Habsbourg. Il trouve simple-
ment que notre ambassadeur en Espagne manque de curiosité.
Il entretient donc à Madrid des agents qui lui fournissent de qui s’ensuivit. Il la tenait à sa merci en effet, et il tenait aussi son
meilleures informations, qu’il communique au roi, seul habilité époux, incapable de gérer sa vie conjugale tout seul.
à prendre des décisions ; ainsi du fameux traité signé avec Il pouvait alors se croire au comble de la faveur, indéracinable.
l’Espagne par Gaston d’Orléans à l’instigation de Cinq-Mars, Mais son succès le poussa sur une voie dangereuse. Depuis
qui prévoyait l’abandon de toutes les conquêtes arrachées à longtemps, il faisait surveiller par des domestiques le roi qui s’en
grand-peine par les armées françaises, pour conclure une paix défendait aisément par son mutisme. Du temps ayant passé, il
blanche. Elle coûta la vie au favori. Le ministre ne double pas le avait vu Louis XIII, réconcilié avec sa femme, se passer de ses
roi en cachette, il lui mâche le travail, à sa façon bien sûr. conseils, prêt à lui échapper. Pour y parer, il songe à introduire
En ce qui concernait la paix intérieure du royaume, le cardi- dans sa confidence un homme à lui, qu’il manipulerait. Une
nal préférait prévenir que guérir. Il s’efforçait de « tenir » ceux chance : le roi se trouve en rupture de favori. N’est-ce pas le
qui risquaient de la troubler, grâce à des informations compro- moment de lui en procurer un, sur mesure, qui sera dirigé en
mettantes. Il gardait sous le coude les dossiers à charge, pour coulisse ? Parmi la clientèle de Richelieu figure la famille d’Effiat,
les sortir au moment de son choix. Par exemple, il se défiait de qui tire le diable par la queue, mais possède parmi ses rejetons le
la reine depuis que la guerre avait repris contre l’Espagne. marquis de Cinq-Mars, 20 ans, beau comme un dieu. Bientôt le
Aussi surveillait-il la correspondance d’Anne d’Autriche avec cardinal lui expose son rôle dans un marché salvateur pour sa
ses frères Philippe IV et don Fernando. Il faisait ouvrir ses lettres famille : il devra jouer auprès du roi le double rôle d’espion et,
au passage pour en prendre des copies et les gardait en comme on dit aujourd’hui, d’influenceur. Le garçon le refuse,
réserve. Il provoqua un affrontement conjugal humiliant pour non pour des raisons morales mais parce qu’il le trouve « trop
la reine en les exhumant au moment opportun. Convaincue de assujettissant».Ilfinitparcédercependantsurordredesamère–
mensonge et de faux serment, elle n’en menait pas large face à déclenchant des catastrophes en chaîne. De quoi dégoûter
son mari hors de lui. Elle dut remercier le cardinal du replâtrage Richelieu, un peu tard, des manipulations tordues…
L’affaire des ferrets de la reine a-
t-elle un fondement historique ?

L de rubans fixés sur les épaules des tenues d’apparat. Leur


es ferrets en question sont les pointes terminales des nœuds

nombre varie, selon le rang du porteur et l’importance de la


cérémonie. Sous cette forme enrichie – ici en diamants – ils par-
ticipent à l’exhibition de joaillerie qu’impose la mode du temps.
L’histoire de ceux d’Anne d’Autriche, au chapitre XXI des
Mousquetaires, ne sort pas de l’imagination du romancier. Elle
est authentique jusque dans les moindres détails et procure à
ses héros des interventions fort vraisemblables. Au départ, une sortît, sous quelque prétexte que ce pût être, devant un temps
EN COUVERTURE

imprudence d’Anne, qui en a donné deux au bel Anglais. qu’il marqua ; cependant (pendant ce temps) il fit refaire en dili-
Dumas a sous le coude les Mémoires de La Rochefoucauld, qui, gence des ferrets semblables à ceux qu’on lui avait pris et les
vu son âge, ne peut parler que par ouï-dire, mais appartient au envoya à la reine, en lui rendant compte de ce qui était arrivé.
milieu concerné. L’incident y est rapporté tout du long. On y voit Cette précaution de fermer les ports retint la comtesse de Carlisle
Richelieu aux commandes, dans l’espoir d’avoir prise sur Buc- et elle vit bien que le duc de Buckingham avait eu tout le temps
kingham et la reine, et son espionne la comtesse de Carlisle – dont il avait besoin pour prévenir sa méchanceté. La reine évita
alias Milady – aux aguets, puis à la manœuvre. de cette sorte la vengeance de cette femme irritée et le cardinal
« La comtesse s’aperçut que le duc affectait de porter des fer- perdit un moyen assuré de convaincre la reine (de prouver sa
rets de diamants qu’elle ne connaissait pas ; elle ne douta point culpabilité) et d’éclaircir le roi de tous ses doutes, puisque les fer-
que la reine ne les lui eût donnés ; mais pour en être encore plus rets venaient de lui et qu’il les avait donnés à la reine. »
assurée, elle prit le temps, à un bal, d’entretenir en particulier le Telle est la source directe (confirmée par une note de Fran-
duc et de lui couper les ferrets, dans le dessein de les envoyer au çois Barrière dans son édition, en 1828, des Mémoires inédits
cardinal. Le duc de Buckingham s’aperçut le soir de ce qu’il de Louis-Henri de Loménie, comte de Brienne), de l’épisode
62 avait perdu et, jugeant que la comtesse avait pris les ferrets, il retenu par Dumas. Les détails concernant le ballet où la reine
h appréhenda les effets de sa jalousie et qu’elle ne fût capable de put exhiber les ferrets, à la grande déconvenue du cardinal,
les remettre entre les mains du cardinal pour perdre la reine. semblent lui être propres. En guise de conclusion, est-il per-
Dans cette extrémité, il dépêcha à l’instant même un ordre de mis d’évaluer la qualité littéraire des deux récits ? Le meilleur
fermer tous les ports d’Angleterre et défendit que personne n’en conteur est évidemment Dumas.

Qui sont les quatre mousquetaires ?

L e véritable d’Artagnan s’appelait Charles


de Batz, né dans le Gers vers 1611 au
petit château de Castelmore, dans une
Dès la fin du XVIIe siècle, sa carrière
avait déjà séduit un compilateur patenté,
Courtilz de Sandras, qui en avait tiré un
Il le dote d’amis presque tous jeunes,
courageux et désargentés, dont il est vain
de chercher le modèle dans les archives
famille de nobliaux besogneux. Il n’était récit composite mêlant anecdotes connues des régiments. Très typés, ils portent
pas l’aîné. Comme tant d’autres dans son et péripéties fantaisistes. Dumas, tombé, des noms associés à des caractéristiques
cas, il alla tenter fortune à Paris. Entré lors d’un emprunt dans une bibliothèque psychologiques ou sociologiques. Athos,
chez les mousquetaires vers 1633, il quitte publique, sur son livre qu’il «oublia » comte de La Fère, pousse jusqu’aux limites
la compagnie en 1640. Six ans plus tard, de rendre, y trouve sa provende. Il remet de la vraisemblance les vertus du noble
il se met au service de Mazarin et traverse en piste sans scrupule le personnage chrétien, serviteur de Dieu et du roi,
la Fronde comme son agent de liaison. Il principal en partie métamorphosé et, ne transigeant jamais avec la vérité ni avec
retourne ensuite aux mousquetaires, dont pour le changer d’époque, il le vieillit. C’est la justice ; sans cesse confronté au mal,
il prend la direction, avec le grade de sous- au temps de Richelieu et non de Mazarin il confine parfois au surhomme et frôle
lieutenant. Devenu l’homme lige du roi, il qu’il le fait tout d’abord évoluer. Il lui le surnaturel. A l’opposé, le très charnel
est chargé de conduire Fouquet à Pignerol prête d’autres états de service, mais surtout et charnu Porthos, bourgeois qui rêve
après sa condamnation. Honneurs et d’autres espoirs. Tant et si bien que son de gentilhommerie, mais aussi d’espèces
responsabilités pleuvent sur lui. Mais en d’Artagnan ne ressemble en rien à l’original : sonnantes, descend d’Hercule et des géants
1673, à Maastricht, un coup de mousquet il naît de nos rêves d’adolescents – garçons du folklore populaire, avec un appétit
met un terme brutal à son ascension. et même filles, je m’en porte garante. d’ogre, un coup de poing capable
Pourquoi Richelieu attachait-il
tant d’importance à l’interdiction
d’abattre un mur et d’assommer un bœuf,
mais un cœur d’or et une cervelle étroite,
des duels ?
très réceptive aux quiproquos.

D sion incombe à la victime ou à sa famille, avec pour consé-


le seul qui semble surgir du monde ans les sociétés primitives, le soin de répondre à une agres-
contemporain est l’intellectuel assumé,
l’énigmatique aramis, tour à tour quence des réponses en chaîne qui prennent la forme d’une
mousquetaire et homme d’eglise, qui, sous LES ADIEUX vendetta – source de multiples désordres. C’est pourquoi les
couvert de piété, vise des objectifs concrets. À LA REINE autorités politiques, quand elles parviennent à s’imposer,
il ressemble pour une part avouée à Paul Page de gauche : s’empressent d’interdire la vengeance privée et se réservent le
de gondi, le coadjuteur de Paris, passant Anne d’Autriche, droit de rendre la justice. Tout d’abord, on n’ose pas en modifier
de la chaire sacrée où il officie le matin aux atelier de Pierre le processus. On continue donc à pratiquer des duels désor-
bras de sa maîtresse le soir ; mais il y met Paul rubens, mais qualifiés de judiciaires, qui postulent l’intervention de
infiniment plus d’élégance. du point vers 1625 (Paris, Dieu pour faire triompher la juste cause. Des rois successifs –
de vue moral, il détonne à côté des trois musée du louvre). dont Saint Louis – s’y opposent, mais l’usage en perdure jus-
autres. C’est le seul réaliste, voire cynique. Ci-dessous : qu’au début du XVIIe siècle, comme en témoigne Le Cid, en
il finira évêque et général des jésuites. Un mousquetaire 1636, où le roi accorde à Chimène un combat judiciaire, un
en quoi consistait la vie des du temps seul, que Rodrigue désamorce en refusant de s’y défendre.
mousquetaires ? en la matière dumas de Louis XIII, A la charnière du XVIe et du XVIIe siècle, une véritable épidé-
n’invente guère. Pour l’évoquer, il peut user par ernest mie de duels suscite une kyrielle d’édits. Le lien qui les rattachait
des nombreux documents concernant un meissonier, au règlement judiciaire des conflits a désormais été rompu.
homme, le comte de tréville, un Béarnais 1856 (londres, Le plaisir de se battre, le goût de la confrontation, la quête de
qui servit à toutes fins de bras armé à the Wallace l’exploit se substituent aux motifs d’honneur de naguère. Et si on
louis Xiii. il ne lui attribue qu’un rôle réduit, Collection). n’en a pas, on s’en crée, par un regard insolent, un mot blessant.
celui de commandant, très paternaliste, Les duels deviennent un sport de compétition quasi codifié,
des mousquetaires du roi, qu’il exerça engageant les jeunes nobles trois par trois – un meneur et deux 63
en effet. C’est à lui que recourent nos amis de chaque côté – dans des assauts mortels. Avec pour h
quatre amis pour obtenir des congés ou résultat d’éclaircir gravement les rangs de la jeune noblesse.
les tirer des ennuis que leur valent leurs Les édits offraient aux duellistes un piment de plus : la provo-
accrochages avec les gens du cardinal. cation. Quelle joie de narguer la loi, le roi, la morale et la religion
rmn-grand Palais (Château de Versailles) / gérard Blot. © Content_dFY / aurimages.

Car celui-ci avait de son côté un régiment sous les applaudissements de tous les émules ! Le mercredi
de gardes, animés, face à leurs confrères 12 mai 1627, veille de l’Ascension, à trois heures de l’après-
royaux, d’une jalousie qui nourrissait midi, la place Royale grouillait de monde lorsqu’un carrosse y
un vif esprit de compétition. d’où des déposa six gentilshommes qui se rangèrent en deux lignes, face
provocations, des défis et des coups à face, et tirèrent l’épée aussitôt. Une rage meurtrière se saisit
d’épée, sans aller jusqu’à la lutte organisée, d’eux. Le temps leur étant compté, les épées leur parurent trop
qui leur aurait valu des sanctions : rien lourdes. Contre toutes les règles, ils les lâchèrent pour le poi-
de plus normal donc entre deux «corps » gnard, au corps à corps. Bussy d’Amboise, atteint à la veine
analogues et rivaux sur le terrain. a une cave, s’effondra. La vue du sang jaillissant dégrisa ses compa-
nuance près, cependant. ils sont solidaires gnons. Un pugilat brutal, un mort, un blessé, quatre fuyards : la
de leurs maîtres respectifs, jusque dans pratique du duel n’en sortait pas grandie.
leurs désaccords. mais dans ce dernier cas, Nul ne s’interrogea sur le metteur en scène de cet épisode :
la dissymétrie est flagrante. le roi pouvait François de Montmorency-Bouteville lui avait donné à
envoyer ses mousquetaires arrêter l’avance – date mise à part – la publicité requise. Les survi-
richelieu – en 1642, tréville s’offrira même vants, sautant sur des chevaux tout prêts, avaient filé au triple
à le tuer – mais il est douteux que l’un galop, les uns vers l’Angleterre, où ils arrivèrent sans encom-
des gardes du cardinal eût accepté en bre, les deux autres, Montmorency et Chapelles, vers Bruxel-
ce temps-là de s’en prendre au roi, dont les. Mais la fatigue les saisit peu avant la frontière et ils furent
la personne était tenue pour sacrée. cueillis sans difficulté dans une auberge près de Vitry-le-Fran-
tel est le cadre historique dans lequel çois, ramenés à Paris sous forte escorte et incarcérés à la Bas-
dumas fait mouvoir ses héros. ne lui tille. Louis XIII était décidé à tirer de leur cas un exemple.
attachons pas trop d’importance. il n’est Le héros de l’affaire cumulait les torts. A 26 ans, il avait déjà
qu’une toile de fond pour leurs aventures vingt et un duels à son actif. Un an plus tôt, ayant tué le comte de
personnelles qui commandent le récit. Thorigny, il s’était enfui à Bruxelles en compagnie de son
second Chapelles, et l’infante Isabelle était intervenue
pour lui sur promesse qu’il s’amenderait. Il avait pu rentrer
Dumas est-il fidèle
enFrance,maisinterditdeséjouràParisetàlaCour.Laren- à l’histoire dans
contre de la place Royale était un acte de lèse-majesté,
d’autant plus inacceptable qu’un édit venait d’aggraver les
sa présentation
sanctions contre les récidivistes, passibles désormais de la de la Fronde ?
peine de mort. Pour Bouteville et son complice le verdict
allait de soi. Toute la noblesse implora leur grâce. Richelieu
s’indigna : « Sire, il est question de couper la gorge aux duels
ou bien de couper la gorge aux lois de Votre Majesté. »
Louis XIII tint bon : « Leur perte m’est aussi sensible qu’à
B ien qu’elle ait tiré son nom d’une
arme rudimentaire, ce fut une rude
guerre civile. elle a duré cinq ans (1648-
EN COUVERTURE

vous, mais ma conscience me défend de leur pardonner. » 1653). en simplifiant, disons qu’elle fut
Cherchant à se dédouaner, Richelieu, dans ses Mémoi- une réaction tardive contre le tour de vis
res, prétend avoir hésité. Quand il avait leur âge, il tenait le imposé aux Français par louis Xiii et
duel comme un privilège de la noblesse, même si son richelieu et, sans que les acteurs en aient
frère en était mort. Il admirait les beaux coups d’épée et eu conscience, un effort pour freiner
trouvait des excuses aux duellistes. Bouteville était jeune l’évolution vers la monarchie absolue.
et l’on pouvait « considérer que cet appétit déréglé des leurs griefs furent la prolongation de la
combats était une maladie de son esprit, qui avait mainte- guerre franco-espagnole et le matraquage
nant son période, et en serait guéri par la maturité de l’âge fiscal qu’elle impliquait. leur échec eut
auquel il était » – bref ce que nous nommons une crise de pour effet de mettre en place ce qu’ils
l’adolescence. Assez bien vu, mais inacceptable pour le voulaient éviter : la concentration de tous
roi, qui s’obstine dans son refus du pardon. les pouvoirs entre les mains du souverain.
Les deux coupables se repentirent et affrontèrent coura- Quand il écrit Vingt Ans après, en 1845,
64 geusement l’exécution en place de Grève le 22 juin 1627. alors que vacille la monarchie de Juillet,
h « On vit mourir comme des saints, déclara le cardinal, ceux Dumas n’a pas envie de soulever des
qui avaient vécu comme des diables, et l’on vit servir à questions épineuses. mais il veille à ne pas
l’extinction des duels ceux qui n’avaient eu d’autre soin que violenter l’histoire – des lecteurs avertis
delesfomenter.»Lesduelscessèrentd’êtreuntitredegloire, le tiennent à l’œil. Car d’année en année,
mais ils persistèrent jusqu’à la fin du XIXe siècle, à l’épée ou ils y font des progrès grâce au succès
au pistolet. Ils ne relèvent donc pas du passé pour Dumas. dont elle jouit en librairie. Pas question
de leur raconter des fables. Par bonheur,
la matière qui s’offre est désormais si riche
qu’on peut y opérer des choix. limitant
son champ, Dumas s’en tient au premier
© PHOtO JOsse / la COlleCtiOn. © gianni Dagli Orti / aurimages.

épisode, dit de la Fronde parlementaire,


qui va du printemps de 1648 jusqu’à
la paix de rueil, en mars 1649, mais
il y mêle les princes, pour compléter
le panorama. Pas de récit en continu !
il surfe sur la masse d’informations que
lui livrent les mémorialistes, en quête
de matière à morceaux de bravoure.
en écumant ses sources surabondantes,
il simplifie, il concentre… ou il démarque,
à la limite du plagiat – notamment
pour les Mémoires de retz, dont la verve
l’enchante. Ce sont là des choix de
conteur. les faits sont anciens, connus,
mais les points de vue sont nouveaux.
les valets y prennent de l’autonomie.
le peuple y fait incursion, à travers
quelques personnages, réels – Broussel –
ou fictifs, Friquet, pâle précurseur au Palais de justice et à l’Hôtel de à Rueil le 11 mars 1649 permit
de Gavroche. Il n’est plus le rebut de la Ville, accessibles au public. Les femmes, à Dumas de les abandonner à leur sort.
société, mais le porteur de son avenir. sortant de leur obscurité forcée, Il décida de régler leur compte
Est-ce une révolte, est-ce une s’y ruèrent. La duchesse de Longueville à ces nobles dévoyés qui, après avoir
révolution ? Le regard que jette Dumas put y étaler un talent oratoire ignoré. largement participé aux troubles,
sur ce soulèvement désordonné qui n’a C’est une explosion de frivolité que entendent se faire payer leur toute fraîche
pas de chefs ou en a trop, lui rappelle l’historien des mœurs peut comprendre : soumission. Son récit tourne alors
des souvenirs. En 1830, il a battu le pavé entre Noël et le mercredi des Cendres, au pamphlet. Une telle violence l’anime
de Paris, mousquet en bandoulière, durant on avait le droit de s’amuser. Cette contre leur veulerie, leur égoïsme, leur
les «Trois Glorieuses. » Il a vu pleuvoir année-là, on était en manque, on mit cupidité, que l’on ne peut s’empêcher
des fenêtres des projectiles incongrus et les bouchées doubles. Les mœurs d’y percevoir son dégoût pour le mot
s’élever des barricades fermant les rues aux en prirent un gros coup. Les liaisons d’ordre du jour : «Enrichissez-vous ! »
forces de l’ordre. Mais il a vu aussi du sang illégitimes s’affichèrent et l’on baptisa Dumas est désormais républicain. Mais
et des morts. Il n’aime pas ça, ses lecteurs des enfants dont le père n’était pas il a perdu ses illusions sur les hommes.
non plus. Sous sa plume, la facétieuse celui dont il portait le nom. Loin
Fronde se charge d’exorciser les fantômes de donner libre cours à son imagination,
de 1830 et de persuader ses compatriotes Dumas recourt plutôt à la censure, DUEL EN BORD DE SEINE
que la rébellion peut garder les mains pour cause de lectorat bourgeois. Page de gauche : Le Pont-Neuf vu
pures et que l’émeute peut être aimable. Pendant ce temps-là, entre de l’entrée de la place Dauphine (détail),
C’est bien ainsi que l’avait entendu le prince de Condé qui bloquait les anonyme, entre 1666 et 1669 (Paris,
en 1648-1649, la crème de la société. voies d’approvisionnement et la crue musée Carnavalet). Ci-dessus : Episode
Entre un roi trop jeune et une reine de la Seine qui faisait de Notre-Dame de la Fronde : combat sous les murs
trop âgée, on s’ennuyait ferme à la Cour. une île, les Parisiens n’avaient plus de la Bastille, anonyme, XVIIe siècle
Ô miracle, il se passait des choses le cœur à fronder. La paix signée (Versailles, musée du Château).
Charles Ier d’Angleterre
était-il, comme dans Vingt ans
après, un modèle de roi
aux vertus aristocratiques ?

L la Révolution d’Angleterre et la chute de Charles I , dont la


a chronologie inscrivait au programme de Vingt Ans après
er

famille royale française subissait les répercussions, puisqu’il


avait pour épouse Henriette, sœur de Louis XIII. Dumas a
choisi de dépayser son lecteur. Après une large tranche d’his-
toire de France où les plus cultivés de ses lecteurs pouvaient
sans peine retrouver des souvenirs familiers, voici donc un
EN COUVERTURE

peu de nouveauté ? Oui et non.


Disons-le d’emblée, Charles Ier n’intéresse Dumas que pour
son exécution, où il fait figure de victime sacrificielle. Tout au
long de la traque où l’escortent les mousquetaires, c’est un
personnage lisse et quasi limpide, auréolé d’avance par son
martyre pressenti. Le récit n’est qu’un préalable à son apo-
théose finale. Une imprudente curiosité vous pousse-t-elle à
demander pourquoi il est ainsi poursuivi ? C’est que l’Angle-
terre est secouée par une rébellion issue de la lie du peuple, s’entêta. De reculade en reculade, il commit la faute gravis-
nous dit-on. La référence à la Révolution française est telle- sime de laisser condamner à mort les ministres qui avaient
ment prégnante qu’elle paralyse toute réflexion. A l’exécution accepté de le servir. Il quitta Londres, réunit quelques troupes.
de Charles Ier se superpose celle de Louis XVI, car c’est celle-là Il se heurta bientôt à une armée adverse créée et commandée
qui est susceptible d’éveiller chez les lecteurs nostalgiques du par Cromwell. Le conflit abandonna alors le Parlement pour se
66 Siècle, épris de la monarchie d’autrefois, une émotion rétros- jouer sur le terrain. Il dura plusieurs années. Mais l’arrogance
h pective. Dumas est-il soudain devenu légitimiste ? Non, mais de Charles Ier lui fit perdre de nombreux partisans. Il parlait en
il est brouillé avec le régime bâtard de Louis-Philippe, qu’il maître, exigeait de l’aide sans accorder la moindre concession,
estime à bout de souffle, et il penche pour la République. et sa mauvaise foi, quand il reniait des engagements, lui valut
N’y avait-il donc rien à tirer du vrai Charles Ier ? L’Histoire de la bientôt la réputation d’un fieffé menteur. Il n’y avait aucune
Révolution d’Angleterre, de Guizot, fournissait à Dumas bien haine contre lui, mais après dix ans de guerre civile, tout le
davantage que des éléments de couleur locale. Pourquoi se gar- monde en avait assez. Il perdit la maîtrise du terrain, arpenta le
de-t-il d’évoquer les véritables causes, politiques et religieuses, pays en fugitif et finit par se rendre aux Ecossais, qui le vendi-
qui avaient dressé contre le roi une large part de ses peuples – au rent aux Anglais pour payer la solde due à leurs soldats. Il avait
pluriel parce qu’il avait sur la tête au moins trois couronnes dis- tout d’une épave. Mais quand son sort fut fixé, ce médiocre, ce
tinctes : Ecosse – c’est un Stuart –, Angleterre, Irlande, dotées lâche qui tombait assurément sous le coup des griefs invoqués
d’institutions propres et que la Grande Charte protégeait des contre lui, renoua soudain avec les valeurs aristocratiques de
abus royaux. La monarchie anglaise était de forme constitution- sa caste, qui permirent in extremis de le transfigurer en martyr.
© rmn-Grand Palais (musée du louvre) / Tony Querrec.

nelle. Les décisions du roi, notamment en matière fiscale, y Dumas avait bien senti que ce personnage falot et sa lar-
étaientsoumisesàl’approbationd’unParlementélu,doncrepré- moyante épouse étaient peu propres à enthousiasmer le lec-
sentatif, composé d’une Chambre des lords et d’une Chambre teur. Le pathétique, c’est beau, mais point trop n’en faut. Heu-
des communes. Des lois prévenaient les arrestations arbitraires. reusement, le hasard avait fourni à nos mousquetaires quel-
Les rebelles qui en sont souvent issus, ne sont pas le ramassis de ques occasions d’exploits rocambolesques ou de mésaven-
populace qu’avaient exhibé en 1793 les dérives parisiennes, tures plaisantes, tandis que tournait autour d’eux le sinistre
mais des notables élus réprouvant le viol de la Constitution. Mordaunt. Quant au soin de tenir des propos provocants, il fut
Charles Ier, bien qu’élevé à la Cour paternelle où régnait Buc- confié à Cromwell, maître en realpolitik, qui enseigne aux futurs
kingham, ne s’était pas laissé dévoyer. Il se montra fidèle à son régicides la meilleure façon – heureusement peu praticable – de
épouse française. Il aimait l’ordre. Très admiratif de la monar- se défaire proprement d’un roi encombrant.
chie absolue à la française, il voulut en importer le modèle chez
lui et entreprit de rassembler tous ses sujets sous des lois com-
munes et d’absorber les diverses chapelles réformées dans un LA TENTATION ABSOLUTISTE
anglicanisme national. C’était bien vu, mais prématuré, et il en haut : Portrait de Charles Ier, roi d’Angleterre
manquait de sens politique. Il s’y prit avec brutalité, s’aliéna le (1600-1649), à la chasse, par antoon van dyck,
Parlement, que chaque dissolution ramenait plus hostile. Il Xviie siècle (Paris, musée du louvre).
Mazarin fut-il un grand ministre, une fripouille, ou les deux à la fois ?

L es préjugés ont la vie dure. Sur le


premier point, il suffit de regarder les
résultats. Il a trouvé la France lancée dans
biens à l’encan, il confia ensuite la gestion
de ses finances à Colbert, qui sut les faire
fructifier. Il est exact que, par prudence,
Une seule consigne : il doit pouvoir disposer
à tout instant des fonds nécessaires à sa
politique. Mais il n’acceptera jamais un sou
un double conflit contre les Habsbourg de il dissémina sa fortune en divers dépôts des Espagnols. Il est incorruptible, mais
Vienne et de Madrid et, bien que retardé secrets, comme celui que Dumas nous volontiers corrupteur – c’est utile. Il n’est ni
par une guerre civile, il y a remporté la invite à visiter. Une de ses ressources était cupide ni avare – sauf des deniers de l’Etat,
victoire. Il a assuré la suprématie de la inavouable aux yeux des nobles ; elle mais n’est-ce pas le fait d’un bon ministre ?
France sans écraser les vaincus et il a fini provenait d’achats et de ventes réalisés Lorsqu’il fit son testament, il fut surpris de
par imposer la paix à l’Europe entière au par ses agents à l’étranger : du commerce, l’ampleur de sa fortune. Elle ne dépassait
traité des Pyrénées en 1659, indispensable tenu pour vulgaire. Bien entendu, il prenait que de 50 % celle de Richelieu, qui n’avait
consolidation de celui de Westphalie. sa part des profits que généraient les prêts choqué personne. Seules les préventions
Oui, il fut un très grand ministre à tous les niveaux. Mais la manière dont initiales contre un étranger ont fait de la
et un diplomate comme il y en a peu. il se sert de tout cet argent n’est pas limpide. sienne un scandale. Une large part – livres,
Comment donc a-t-il pu être réduit Pour y comprendre quelque chose, il faut bijoux, œuvres d’art et dépôts d’or cachés
dans la mémoire collective à un fantoche savoir que le Trésor est une caisse sur – alla directement au roi.
grotesque ? En premier lieu, à la différence laquelle veillent des «officiers », mais où Contre toute attente, vu ses sources,
de Richelieu, il ne songea pas à l’image le souverain puise à volonté – d’où les crises Dumas ne maltraite pas trop Mazarin, dont
que garderait de lui la postérité. D’autre financières chroniques. En revanche, il n’y l’image s’améliore au fil des pages. Vers
part, Louis XIV, qui tenait à effacer a pas de banque de France où accumuler la fin, les travers qui lui étaient habituels,
de l’histoire les troubles civils qui avaient des réserves, comme à Amsterdam. comme ses frissons au moindre danger,
secoué sa jeunesse, a réduit a minima Dans un tel système, il est impossible cèdent la place à une sorte de sérénité qui
ce qu’il devait à son parrain et à sa mère. d’obtenir en cas d’urgence un financement le grandit et l’humanise. Non, ce n’est pas
Enfin, Mazarin s’était permis de vaincre rapide. Donc Mazarin, dès la fin de la un couard timoré. Intelligence, courage,
la noblesse frondeuse. Rendue à l’oisiveté, Fronde, a fait de son compte personnel droiture : il finit par tomber dans les bras
il s’y trouva d’excellentes plumes pour une sorte de banque parallèle – au grand des mousquetaires qui l’ont kidnappé. 67
prendre leur revanche auprès des lecteurs dam du surintendant en titre, Fouquet. h
à venir. Tâche facile : son image avait été Il y puise pour payer les mercenaires qui Simone Bertière a enseigné les lettres classiques
abîmée dès le départ. menacent de faire défection, ou pour à l’université de Bordeaux III. Ses biographies
Au début de la régence, lorsque les convaincre des princes germaniques des Reines de France, parues entre 1994 et 2002
largesses d’Anne d’Autriche eurent vidé d’adhérer à la Ligue du Rhin. Et il laisse aux éditions de Fallois, font l’objet d’une réédition
le trésor, le bouc émissaire fut vite trouvé : Colbert s’occuper du remboursement. revue et actualisée par l’auteur, chez Perrin.
l’Italien ! On en avait trop vu avec les reines
Médicis. Celui-ci, bien que d’Eglise, est trop
bel homme pour être honnête. De là, on
lui reproche tout ce qui va mal. D’où on À LIRE de Simone Bertière
en conclut qu’il suffirait de le chasser pour
ramener la prospérité. Le mot d’ordre
durant la Fronde fut : «Point de Mazarin ! »
Il tint bon, il resta, avec l’appui de la reine,
dont il se garda bien de devenir l’amant
et qui le défendit avec énergie. Quant à
l’épouser, il aurait dû renoncer à la pourpre.
Il fut son chevalier servant, qu’elle aurait pu
d’un coup réduire au néant. Mais elle n’y
songeait pas, parce qu’il avait juré à Louis XIII
mourant de mener l’enfant roi, son filleul, Dumas et les Mousquetaires. Histoire d’un chef-d’œuvre,
jusqu’au jour où il serait capable de régner. Le Livre de Poche, 352 pages, 7,10 €.
Voilà de quoi tordre le cou à un certain Louis XIII et Richelieu. La « malentente », Le Livre de Poche,
nombre de sottises répercutées par Dumas. 696 pages, 8,90 €.
Reste la question des finances. Oui, Mazarin. Le maître du jeu, Le Livre de Poche, 960 pages, 11,40 €.
Mazarin se fit attribuer diverses fonctions Condé, le héros fourvoyé, Le Livre de Poche, 840 pages, 9,90 €.
rémunératrices, nécessaires pour tenir son Le Procès Fouquet, Le Livre de Poche, 512 pages, 7,60 €.
rang. Mais les frondeurs ayant mis tous ses
LE JOUR OÙ
Par Jean-François Solnon

La Nuit
du Roi
Par une froide nuit de janvier 1649, la régente Anne
d’Autriche, craignant pour la sécurité du jeune Louis XIV,
EN COUVERTURE

entraîna ses deux fils dans une folle équipée loin de Paris.

E
n cette nuit des rois 1649, un Parisien
ordinaire, fêtard ou insomniaque,
n’aurait prêté aucune attention au car-
rosse arrêté sur le Cours-la-Reine si d’autres
voitures ne l’avaient rejoint. Mais le froid de
68 janvier et l’heure tardive – trois ou quatre
h heures du matin – lui interdisaient de
s’attarder : à peine avait-il remarqué les sil-
houettes groupées au pied de leurs voitu-
res qui allaient former un cortège en direc-
tion de l’Ouest. Aurait-il été plus méfiant
s’il avait su reconnaître ces voyageurs si
empressés à quitter la capitale ?
C’est que, depuis plusieurs mois, Paris
était en effervescence. Ou mieux, en révo-
lution. Le 26 août précédent, la ville s’était
couverte de barricades, menaçant la
famille royale, la régente Anne d’Autriche
et son principal ministre le cardinal Maza- L’année surtout, les magistrats des cours souverai-
rin, ceux-là mêmes qui, dans le plus grand de tous les dangers nes, notamment ceux du Parlement, atti-
secret, s’apprêtaient dans cette nuit du 5 A Paris, l’air est devenu irrespirable pour la sent la colère populaire et rejettent celle
au 6 janvier à quitter le Palais-Royal, leur régente et son ministre. Depuis le début de des Parisiens sur la régente, provoquant
résidence depuis plus de cinq ans. Anne et l’année 1648, les manifestations des oppo- des désordres dont Anne est la victime.
ses enfants, le roi Louis, 11 ans, et son frère sants au pouvoir royal se sont multipliées. Un climat inquiétant règne dans la capi-
Philippe, à peine 9 ans, étaient montés Plusieurs centaines de marchands, mena- tale. La guerre contre l’Espagne, ouverte
dans le carrosse qui attendait à la porte du cés par une augmentation des taxes, ont depuis plus de treize ans, exige d’indispen-
jardin, rejoints par des officiers de leur entraîné dernière eux une foule de mécon- sables augmentations d’impôts. Car la
Maison, puis, au Cours-la-Reine, par Gas- tents. Le 11 janvier, dans la cathédrale situation financière du pays est catastro-
ton d’Orléans, oncle de Sa Majesté, le Notre-Dame où elle allait prier chaque phique : le trésor est vide et les revenus des
prince de Condé, premier prince du sang, samedi, Anne d’Autriche a été prise à par- trois prochaines années sont déjà mangés.
et leurs proches. Le roi et les siens s’en- tie par un groupe de deux cents femmes Or, le parlement de Paris s’oppose aux
fuyaient. Notre badaud, qui ne sut pas les qui l’avaient suivie jusque dans l’église, exi- nouveaux impôts et rechigne à enregistrer
reconnaître, laissa filer le cortège, qui prit geant justice. Il avait fallu l’intervention les édits qui les créent, alors qu’Anne consi-
la direction de Saint-Germain. des gardes pour dégager la reine. Mais dère que lever l’impôt sur les peuples,
m êm e s ans l eu r co ns entem ent , e st
l’expression même de la souveraineté des
rois. Protester comme le Parlement le fait,
ici contre une crue fiscale, là contre une
taxe nouvelle, ou là encore contre un
emprunt forcé pour financer la guerre, lui
apparaît comme une sorte de trahison.
les titulaires de rentes publiques eux-mê-
mess’irritentdevoirleursrevenusdiminués,
voire temporairement supprimés. de tous
© rmn-Grand Palais (mUsée dU loUvre) / michel Urtado. © rmn-Grand Palais (mUsée dU loUvre) / Franck raUx

les mécontents, ils sont les plus remontés.


chacun réclame justice. le Parlement, dont
nombre de magistrats sont eux-mêmes des
rentiers, est leur porte-parole. les lits de jus-
tice, qui autorisaient – le roi présent – l’enre-
gistrement forcé des édits fiscaux, dressent
davantage les magistrats contre le pouvoir
royal. convaincus de leur audience popu-
laire, ils vont jusqu’à prétendre s’élever à
devenir une assemblée délibérante en
matière judiciaire et fiscale – tandis qu’ils
sontenréalitépropriétairesdeleurchargeet
ne représentent qu’eux-mêmes. en outre, ils
jouent aux «pères du peuple », alors qu’ils
ne songent qu’à défendre leurs intérêts.
la régente n’est pas insensible aux misè-
res du temps, que reflètent les nombreuses
révoltes populaires, des croquants aux nu-
pieds normands, mais elle est soucieuse de
l’ordre monarchique et tient à remettre à
son fils, le moment venu, un royaume
apaisé et victorieux de l’espagne. Pourtant,
face au danger, anne d’autriche a hésité :
parfois, sur la suggestion de mazarin, elle
semble vouloir traiter avec l’opposition,
parfois elle se cabre devant les prétentions
des juges à empiéter sur le pouvoir législatif
de la couronne, quand les plus radicaux
d’entre eux ne tentent pas d’imposer la
nomination de ministres à leur convenance.
alors elle les gratifie d’une sévère mercu-
riale, jusqu’à s’emporter : «Taisez-vous, je
vous connais, vieux fol », lance-t-elle à un 1

LA REINE ET LE CARDINAL
a droite : Anne d’Autriche et Mazarin,
par richard Bonington, xixe siècle
(Paris, musée du louvre). Page de
gauche : Louis XIV, endormi sur un canon
à Saint-Germain-en-Laye, fuyant la
Fronde, Félix Philippoteaux, xixe siècle
(Paris, musée du louvre).
© rmn-grand Palais (Château de Versailles) / image rmn-gP. © rmn-grand Palais (Château de Versailles) / gérard Blot.
de Broussel » pour faire cesser le tumulte.
a cette idée, anne explose, affirmant qu’elle
l’étranglerait plutôt de ses mains.
la nuit se passe, presque paisible. au
matin, les chaînes sont toujours tendues,
les barricades dressées et les boutiques fer-
mées. les incidents de la veille se répètent.
des hommes armés de hallebardes et de
mousquetons sortent de chaque rue. le
chancelier séguier, reconnu, est insulté,
menacé. Pour éviter d’être assommé, il doit
EN COUVERTURE

trouver refuge dans un hôtel proche. la


foule s’en prend même au premier prési-
dent du Parlement, exigeant de voir Brous-
sel. avertie des insultes, injures et menaces
contre les siens, anne prend la mesure de la
gravité des événements, mais refuse tout
compromis avec les émeutiers. songe-t-
elle que son palais n’est pas défendable ?
risquera-t-elle de voir ses enfants devenir
la proie des rebelles ? elle finit par céder :
« Eh bien ! Messieurs du Parlement, voyez
donc ce qu’il est à propos de faire », phrase
qui met un terme à son intransigeance.
70 Broussel est libéré. Pendant encore quel-
h vénérable magistrat. au gouvernement, on croyant pouvoir profiter politiquement du ques heures, mazarin reste botté, prêt à
le répète : le Parlement veut établir dans le prestige apporté par la victoire de Condé prendre la fuite ; pendant encore une nuit,
royaume «une espèce de république dans la sur l’armée espagnole à lens, anne d’autri- la ville s’agite. Puis les barricades disparais-
monarchie ». a ce type d’insolences répon- che décide de museler les opposants et d’en sent, les boutiques rouvrent et Paris sem-
dent les actes d’autorité. en ce long calvaire finir ainsi avec le Parlement. le 26 août, elle ble s’apaiser progressivement. en fait, la
où elle est contrainte parfois, à contrecœur, fait arrêter deux présidents et surtout l’im- ville tarde à retrouver son calme. des sou-
de reculer voire de céder, anne d’autriche pétueux conseiller Pierre Broussel, âme de bresauts l’agitent encore. la sécurité du
finit par vouloir se venger de cette minorité cette dangereuse «révolte des juges ». jeune roi peut être à nouveau menacée.
de magistrats radicaux. l’arrestation déclenche la révolte ouverte. après le cauchemar des barricades dans
Brusquement, Paris se couvre de barricades une capitale survoltée, il faut mettre sa
La révolte des juges – on n’en dénombre pas moins de mille majesté et sa mère à l’abri. Car les esprits
Que le siècle, en son mitan, connaisse une deux cents – comme la ville n’en avait pas
semblable fièvre répandue dans plusieurs connu depuis les guerres de religion. la
pays d’europe n’est pas consolateur. Cela foule, menaçante, qui crie «Broussel ! Brous-
inquiéterait plutôt. le roi d’espagne a été sel ! », réclamant sa libération, s’agglutine
naguère aux prises avec des mouvements aux portes du Palais-royal, résidence sans
d’indépendance en Catalogne et au Portu- fossénimuraillesaucœurd’unecitéenébul-
gal. a naples, un simple pêcheur nommé lition. l’agitation grandit. anne, «vaillante
masaniello a pris le pouvoir, entraînant der- comme un soldat » pour les uns, « Junon
rière lui des émeutiers révoltés contre leurs courroucée » pour les autres, ne ressent,
maîtres. dans les rues de Paris, on crie le dit-on, ni ne manifeste aucune peur. l’arriè-
nom du napolitain au passage d’anne re-petite-fille de Charles Quint ne craint que
d’autriche. Quant à l’angleterre, le roi Char- dieu. la situation n’en est pas moins blo-
les ier stuart, vaincu sur le champ de bataille, quée. au gouvernement, les uns prétendent
vient d’être livré au parlement de londres, vouloir«terrassertoutelacanaille»,d’autres
qui s’apprête à faire son procès. avec un assurent qu’il faut attendre et qu’avec «un
pareil environnement, l’avenir paraît bien peu de patience tout irait bien ». les troisiè-
sombre pour la couronne de France. alors, mes proposent de relâcher ce «vieux coquin
L’ENFANCE D’UN ROI Page de gauche, en haut : Louis XIV représenté âgé d’une
dizaine d’années, anonyme, Xviie siècle (versailles, musée du Château). Page de
gauche, en bas : Anne d’Autriche, régente, Louis XIV et Philippe de France, duc
d’Anjou, anonyme, Xviie siècle (versailles, musée du Château). Ci-contre :
Louis XIV terrassant la Fronde, Gilles Guérin, 1653 (Paris, musée du louvre).

continuent de s’échauffer. ne murmure- avait urgence, pense-t-elle, à s’échapper


t-on pas que la famille royale s’enfuira de d’une ville chaque jour plus menaçante
Paris ? anne dément. pour sa liberté et peut-être pour sa vie. elle
est même convaincue qu’un complot se
L’échappée belle tramait pour enlever son fils aîné. le peuple,
Pourtantlarumeurditvrai:aufildesmois,le tout occupé à condamner les exigences fis-
projet prend forme. Peu en sont avertis. la cales du gouvernement et à se pousser du
discrétion est garante du succès. aussi, la col, en a oublié le plus grand événement de
veille du départ fixé au 6 janvier 1649, anne l’histoire européenne du siècle : la signa-
d’autriche affecte-t-elle un comportement ture, le 24 octobre précédent, des traités de
ordinaire, paisible au milieu des grands sei- Westphalie, si profitables au royaume, qui a
gneurs qu’elle reçoit comme chaque jour en mis un terme à la longue, douloureuse et
son appartement. rien ne doit trahir une coûteuse guerre de trente ans. Mais la capi-
quelconque nervosité. elle bavarde avec ses tale avait manifestement la tête ailleurs.
proches, parle de dévotion, annonce qu’elle au matin du 6 janvier, la ville découvre la liste, les magistrats du Parlement. dans ses
passera la journée du lendemain au val-de- fuite. les habitants sont consternés. Chacun Mémoires pour l’année 1661, destinés au
Grâce. tout paraît en ordre. au moment se doute que Paris va être bloqué, assiégé, dauphin, il rappellera combien l’autorité
de partager des douceurs, le hasard bien- peut-être affamé. le climat reste à la vio- royale avait été alors contestée. et d’énu-
veillant la désigne comme reine de la fève. lence. Chacun prend les armes. Ceux qui mérer les « agitations terribles par tout le
Conversation ordinaire, échange de propos veulent sortir de la ville pour rejoindre la royaume avant et après [sa] majorité ». Plu-
futiles sans autre raison que de passer agréa- famille royale ou gagner leurs maisons de sieurs fois, il soulignera les «égarements »
blement le temps : telle est cette soirée qui campagne en sont empêchés : leurs carros- des cours souveraines. C’est que le monar- 71
ressemble à tant d’autres. Minuit sonne. ses sont brisés. l’épreuve de force est désor- que tient à justifier la soumission qu’il exige h
anne donne ses ordres et s’apprête à se cou- mais engagée. Privés de la présence du sou- alors des parlements par le danger qu’ils ont
cher. ses dames se retirent, quelque peu verain, incarnation de l’etat, fût-il mineur, les fait courir à tout le royaume. ainsi impose-
honteuses d’avoir cru aux rumeurs d’une Parisienssontpartagésentrelacolèred’avoir ra-t-il, en 1673, l’enregistrement des édits
fuite. les portes du Palais-royal se ferment laissé louis Xiv s’échapper, un sentiment de avant toute remontrance, asséchant ainsi
pour la nuit ; la régente, le petit roi, son frère culpabilité – celui d’avoir renié leur roi – et la toute opposition. « Il fallait les abaisser,
Philippe et les courtisans s’endorment. peur de voir triompher les plus radicaux des moins pour le mal qu’ils avaient fait que pour
avant trois heures, anne se relève et parlementaires, prompts bientôt à imposer celui qu’ils pouvaient faire à l’avenir. » Jamais
réveille ses enfants ensommeillés. tous des- à leur tour de lourdes taxes aux gens d’affai- louis Xiv n’oublia le passé frondeur des
cendent en silence de l’appartement par un res et à perquisitionner chez les bourgeois à magistrats ni sa fuite de Paris.2
escalier dérobé pour prendre place dans le la recherche de «trésors cachés ». le spectre
© Musée du louvre, dist. rMn-Grand Palais / Pierre Philibert.

carrosse qui attend à la porte du jardin. de la guerre civile menace. Professeur émérite d’histoire moderne
dans la nuit épaisse et froide de janvier, le de leur côté, anne et les siens arrivent à à l’université de Besançon, Jean-François Solnon
cortège s’arrête au Cours-la-reine, lieu du saint-Germain. la fuite a réussi, audace qui est spécialiste de l’Ancien Régime.
rendez-vous, on le sait, pour attendre Gas- contraste tant avec la piteuse équipée de
ton d’orléans, oncle du roi, le prince de varennes au siècle suivant. Mais rien n’a été
Condé et leurs familles. les rares badauds prévu pour les recevoir. en l’absence de leurs
présents ne se doutent de rien. a son tour, maîtres, les résidences royales sont vides de À LIRE
Mazarin rejoint ce petit monde mal réveillé, meubles. nos voyageurs, auxquels man- de Jean-François Solnon
à peine habillé et entassé dans les voitures. quent serviteurs, linge et bois de chauffage,
Malgré le manque de sommeil, anne est ne disposent que de deux lits de camp pour Anne
rayonnante. elle vient de faire preuve d’une la reine et le roi. Mazarin en trouve encore d’Autriche
extraordinaire dissimulation qu’on ne lui deux, pour Philippe et pour lui-même. les Perrin
connaissait pas. on l’a rarement vue aussi autresdoiventsecontenterd’unecoucheen 420 pages
gaie. Quand elle aurait « fait pendre tous bottes de paille, dont le prix s’envole. 24 €
ceux qui lui auraient déplu, s’amuse un louis Xiv n’oubliera jamais cette triste
contemporain, elle ne l’aurait pas plus été ». nuit de 1649, comme il gardera en mémoire
son plan réussit : elle fuit Paris révolté. il y ceux qui furent frondeurs, dont, en tête de
LA MESSE EST DITE
Le Cardinal de Richelieu
disant la messe dans la chapelle
du Palais-Royal, par Eugène
Delacroix, vers 1842 (Paris, Musée
national Eugène-Delacroix).
© MuséE Du louvRE, Dist. RMn-GRanD
Palais / HaRRy BRéjat.
La
Fabrique des
Mousquetaires Par Claude Schopp
Première des grandes œuvres d’Alexandre Dumas,
la trilogie des Trois Mousquetaires est née de la vague
des romans-feuilletons, qui rencontrent un succès
phénoménal au milieu du XIXe siècle.
EN COUVERTURE

L
a maxime latine « Habent sua fata libelli » (les livres ont leur C’est à l’instigation de Girardin et de Dutacq que le lecteur se
74 propre destin), qu’Alexandre Dumas cite en exergue de sa voit bientôt proposer une nouvelle offre de lecture susceptible de
h préface du Capitaine Paul, paraît faite pour s’appliquer au rallier les abonnés, en imprimant, jour après jour, des récits ou
mieux à la trilogie des Mousquetaires : en effet, quels livres ont des romans découpés généralement en chapitres (ou en épiso-
connu plus prodigieux destin que Les Trois Mousquetaires, des de valeur équivalente). Le roman-feuilleton, ou roman de
Vingt ans après et Le Vicomte de Bragelonne, que le temps a éle- feuilleton, est né. La Comtesse de Salisbury d’Alexandre Dumas
vés au rang de mythe universel, celui de l’amitié virile ? (15 juillet-11 septembre 1836) et La Vieille Fille de Balzac
Leur naissance, pourtant, tient du miracle, car le roman n’est (23octobre-30novembre1836)sontlespremièresœuvreslitté-
pas alors la première préoccupation de Dumas. Il se veut avant rairesàêtreconsidéréescommedesromans-feuilletons.Lamis-
tout dramaturge. Frère d’armes de Victor Hugo, n’a-t-il pas été sion du feuilleton est d’élargir et de fidéliser le public, acheteurs
l’un des chefs adulés de la révolution romantique au théâtre, aunuméroouabonnés.Aucunjournalnerésisteauphénomène:
imposantledrameàlaComédie-Française?Aprèsdesbatailles après Le Siècle et La Presse, le Journal des débats et Le Constitu-
légendaires, conclues par des triomphes si éclatants qu’on en tionnel, rejoints bientôt par d’autres feuilles, ouvrent largement
était arrivés à ne désigner les auteurs que par des périphrases leurscolonnesaufeuilleton,quiprendsesaisesaurez-de-chaus-
© CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris.

comportant les titres de leurs œuvres victorieuses : « l’auteur de sée de la une et de la deux, définissant au fur et à mesure ses
Hernani et de Marion Delorme », « l’auteur de Henri III et sa cour et règles (étalonnage, rebondissements quasi quotidiens, etc.).
d’Antony », lisait-on dans les journaux en lieu et place de Victor
Hugo et d’Alexandre Dumas. Cependant, ces victoires n’ont été Un chemin de couronnes
qu’éphémères et les romantiques ont dû abandonner le champ Le succès du feuilleton entraîne naturellement une meilleure
du Théâtre-Français à leurs ennemis, les classiques. rétribution des auteurs. Dumas, qui a la fâcheuse habitude de
Pour répondre à cette faillite, Dumas se rejette vers d’autres manger son blé en herbe, ne manque pas de guigner cette nou-
types littéraires : chroniques historiques, récits de voyages, velle source de revenu. Ce pourrait être le « chemin de couronnes
nouvelles et romans, donnant le sentiment qu’il cherche une etdepiècesd’or»dont,danssajeunesseprovinciale,ilavaitrêvé.
nouvelle voie en tâtonnant. Il accepte par ailleurs la propo- Aussi, partant en juin 1840 pour Florence où il comptait vivre
sition d’Emile de Girardin d’être le critique dramatique de à moindres frais, emporte-t-il avec lui une nouvelle, refusée par-
La Presse. Ce quotidien de quatre feuilles, invente, de conserve tout, que lui a confiée Auguste Maquet, alias Augustus Mac-
avec Le Siècle fondé par Armand Dutacq à la même date Keat, professeur suppléant d’histoire au collège Charlemagne.
(1er juillet 1836), une forme nouvelle de presse, en baissant de C’était Gérard de Nerval, leur ami commun, qui avait présenté
moitié le prix de l’abonnement, qui passe de 80 à 40 francs, et Maquet à Dumas et qui avait convaincu ce dernier de tirer parti
en introduisant la publicité afin de compenser cette perte. d’Un soir de carnaval, drame en trois actes commis par le jeune
LA RANÇON DE LA GLOIRE Page de gauche : caricature d’alexandre Dumas en mousquetaire, par andré gill, parue dans
l’hebdomadaire satirique La Lune, le 2 décembre 1866 (Paris, musée Carnavalet). Ci-dessus : Aramis et d’Artagnan, dessin à l’aquarelle,
ex-libris de Paul gavault, extrait des Trois Mousquetaires d’alexandre Dumas, 1844 (le Port-marly, château de monte-Cristo).
75
h
pédagogue et refusé par tous les théâtres : « Dumas a récrit la fassent voir les possibilités financières du nouveau support. Le
pièce entièrement », avait assuré Nerval à Maquet. Rebaptisée feuilleton occupe le rez-de-chaussée du Journal des débats
Bathilde, la pièce, dont le rôle-titre était tenu par Ida, vieille maî- seize mois durant : commencé le 19 juin 1842, il s’achève le
tresse et bientôt jeune épouse de Dumas, avait été représentée 15 octobre 1843. « Dès leur apparition, Les Mystères de Paris
le 14 janvier 1839 au théâtre de la Renaissance. eurent un tel succès qu’il fut convenu qu’au lieu de deux volu-
Le long séjour de Dumas à Florence ne permet guère à la col- mes, on en ferait quatre, puis six, puis huit, puis dix, je crois. De là
laboration des deux hommes, entre lesquels une amitié s’est vient la lassitude et l’affaiblissement des quatre derniers volu-
nouée, de se développer pleinement. Cependant, Dumas, à ses mes », écrivit Dumas dans Les Morts vont vite.
moments perdus, reprend une nouvelle de Maquet, inspirée des Aussi, dès son retour de son exil économique à Florence, ce
Mémoires de Jean Buvat. Il songe à l’adapter pour le théâtre, grand dépensier se jette-t-il dans la mêlée feuilletonesque et
puis finalement choisit le roman : la nouvelle, par la grâce de la multiplie-t-il les titres, généralement épaulé par un collabora-
plume prolifique de Dumas, devient roman en quatre tomes, teur, qui a nom Hippolyte Auger (Fernande), Paul Meurice (Le
publié sous le titre Le Chevalier d’Harmental. D’abord refusé Château d’Eppstein, Ascanio) ou Mallefille (Georges) : la multi-
par la Revue de Paris, le roman, qui prend pour fond historique plicité des collaborateurs produit des tentatives romanesques
la conspiration de Cellamare (1718), qui visait à retirer la variées, produisant des romans de tous genres : sentimental,
régence à Philippe d’Orléans pour l’attribuer à Philippe V fantastique, mondain ou encore historique.
d’Espagne, est, sous la signature du seul Dumas, imprimé en C’est à ce dernier genre qu’appartient Les Trois Mousquetai-
feuilleton dans Le Siècle (28 juin 1841-14 janvier 1842) avant res, roman mythique, à la fois si français et si universel, inspiré
d’être édité en quatre volumes par Louis Dumont (1842). des Mémoires de Monsieur d’Artagnan de Gatien Courtilz de
© akg-images / gilles mermet.

Le Chevalier d’Harmental est bientôt suivi par Sylvandire, dû Sandras. Le premier titre avéré en était Athos, Porthos et Ara-
aux mêmes plumes croisées. Ce n’est encore, tout compte fait, mis, roman historique en cinq parties. Le Grand Journal du
qu’une entrée modeste dans le royaume du feuilleton, qui 30 octobre 1864, en reproduisant un (supposé) échange épis-
affirme sa puissance. Ainsi, Le Siècle a triplé son audience entre tolaire entre Dumas et Louis Desnoyers, responsable du
1837 et 1840, passant de 11 138 à 33 366 exemplaires, prospé- feuilleton du Siècle, fournit un historique savoureux du change-
rant ensuite de plus belle. Toutefois, il faudra attendre le prodi- ment de titre : « Mon cher ami, tenez-vous beaucoup, pour votre
gieux succès des Mystères de Paris, roman-fleuve d’Eugène nouveau roman, au titre que vous lui avez donné ? Un grand
Sue, pour que les yeux de Dumas, définitivement dessillés, lui nombre d’abonnés qui ne comprennent rien aux terminaisons
EN SCÈNE ! A gauche : Beatrix Martine Person dans le rôle
de Milady, dans La Jeunesse des Mousquetaires, Théâtre historique,
1849 (Paris, Bibliothèque nationale de France). A droite :
Etienne Mélingue dans le rôle de d’Artagnan, théâtre de l’Ambigu-
Comique, 1845 (Paris, BnF). Page de droite : illustration des
Trois Mousquetaires, par Eugène Damblans, Journal des romans
populaires illustrés, 1905 (Collection particulière).

Monte-Cristo (1844-1845), La Reine Margot (1845), Vingt Ans


après (1845), La Guerre des femmes (1845-1846), Le Chevalier
de Maison-Rouge (1845-1846), La Dame de Monsoreau
(1846), Le Bâtard de Mauléon (1846-1847), Mémoires d’un
médecin. Joseph Balsamo (1846-1848), Les Quarante-Cinq
(1847-1848), Le Vicomte de Bragelonne (1848-1850), Le Col-
lier de la reine (1849-1850), La Tulipe noire (1850), Ange Pitou
(1851), Olympes de Clèves (1852) et Ingénue (1854).
Le rôle de chacun est ainsi défini : l’un ou l’autre découvre,
dans des mémoires historiques un texte qui paraît, tout ou par-
tie, prometteur ; le tandem confectionne en commun un plan ou
EN COUVERTURE

grecques de certains noms, nous font demander si c’est l’his- une « botte de plans », souvent découpés en scènes ; Maquet
toire des trois Parques, écrite sur de nouveaux documents. Si entreprend la rédaction d’une première version au cours de
vous n’y tenez pas, je vous proposerai celui des Trois Mous- laquelle fréquemment Dumas intervient afin de proposer
quetaires, que je crois plus heureux étant plus populaire », d’éventuelles modifications dans la progression de l’action ou
aurait écrit Desnoyers ; « Mon cher Desnoyers, je ne tiens pas le dans le caractère de tel ou tel personnage ; Dumas rédige la ver-
moins du monde à mon titre. Je ne vois d’autre objection au sion définitive, généralement livrée en volume d’environ qua-
vôtre, c’est-à-dire aux Trois Mousquetaires, que celle-ci : ils tre-vingts feuillets manuscrits, mais parfois feuilleton par
sont quatre. N’importe ! si le titre vous plaît, prenez-le. On feuilleton quand l’impression rattrape la rédaction.
croira que par la force du sentiment, le quatrième s’est fondu D’après la lettre suivante, l’écrivain a considéré l’œuvre en
dans les trois autres », lui aurait répondu Dumas. cours avec une certaine distance désinvolte, se déchargeant des
Le feuilleton du Siècle comptera finalement six parties, impri- « niaiseries courantes » sur l’éditeur et les compositeurs à qui sont
mées du 14 mars au 14 juillet 1844, puis éditées par Louis Bau- accordéslespleinspouvoirs:«MoncherDesnoyers,commenous
dry en huit volumes. L’engouement que soulève le roman met en sommes convenus ce matin, je me tiens à votre disposition
76 un point final à la pluralité des collaborateurs et des genres : la pour faire avec vous les modifications morales et les suppressions
h voie littéraire de l’écrivain sera désormais le roman historique, de longueur que vous m’avez indiquées, quant aux niaiseries
son unique collaborateur sera Auguste Maquet. courantes, je vous renouvelle l’autorisation de les corriger
d’avance. A vous, Alex Dumas. 29 février 4 h[eures] du soir. »
Un roman à quatre mains L’étude attentive des sources qui ont pu servir à la rédaction
La genèse des Trois Mousquetaires, troisième essai du couple du roman conduit à rapprocher l’œuvre romanesque d’un
Dumas-Maquet, baigne dans une semi-obscurité. Peu de docu- ouvrage de vulgarisation historique paru quelques mois plus tôt
ments ont été conservés, exception faite de cinq courts billets de sous la signature de Dumas. Intitulé Louis XIV et son siècle et
Dumas à Maquet, que l’on peut dater, les trois premiers de jan- vendu en trente livraisons illustrées chacune d’une gravure, il
vier ou février 1844, les deux autres de juin 1844. Ces derniers, retient les anecdotes les plus pittoresques et a pour ambition de
qui se rapportent aux cinquième et sixième volumes, ont proba- croquer les personnages historiques « en robe de chambre ».
blement été écrits dans les premiers jours du mois au pavillon Le roman n’a pu que bénéficier des lectures consenties pour
HenriIVdeSaint-Germain-en-LayeoùDumass’étaitretirépour, composer la chronique historique. L’écriture de ce type
fuyant les importuns, terminer le roman : « Mon cher ami, nous d’ouvrage est en effet d’abord affaire de lectures, plongeant
avons dans votre prochain chapitre à apprendre par Aramis, qui l’auteur dans l’époque révolue qu’il a l’ambition de peindre,
a promis à d’Artagnan de s’en informer, dans quel couvent est essentiellement par le truchement des mémoires du temps. Le
Mme Bonacieux, ce qu’elle fait dans ce couvent et de quelle pro- XIXe siècle, siècle de l’histoire, abonde en mémoires « pour ser-
tection la reine l’entoure. » « C’est curieux, je vous avais écrit ce vir à l’histoire de France », comme ceux de la collection Petitot
matin pour que vous introduisiez le bourreau dans la scène puis ou de la collection Michaud-Poujoulat. L’offre éditoriale pour
j’ai jeté la lettre au feu en pensant que je l’introduirais moi-même. le siècle de Louis XIV est riche, infiniment plus riche qu’au-
Or, le premier mot que je lis me prouve que nous nous sommes jourd’hui. Ces collections mettent par exemple à portée du
rencontrés. A vous, et piochez, car je suis sans besogne depuis lecteur, dans une réédition récente, les Mémoires de Retz, de
deux heures. Que j’en aie pour onze heures du soir. » La Rochefoucauld, de Mlle de Montpensier, de Lenet, de Mme de
Ces trop brefs billets laissent entrevoir un premier aperçu sur Motteville, de La Porte. Il ne lui est pas interdit par ailleurs de
le processus de création appelé à régir la collaboration des deux consulter les mémoires apocryphes, comme les Mémoires du
hommes, processus qui s’affinera à mesure que se développera comtedeRochefort(contenantcequis’estpassédeplusparticu-
la production commune. La décade prodigieuse verra l’appari- lier sous le ministère du cardinal de Richelieu et du cardinal
tion d’une œuvre aussi féconde qu’admirable : Les Trois Mous- Mazarin, avec plusieurs particularités remarquables du règne
quetaires (1844), Une fille du Régent (1845), Le Comte de de Louis le Grand (Cologne, Pierre Marteau, 1687).
Cependant, parmi les mémoires consultés, ceux de La Roche-
foucauld et ceux de Louis-Henri de Loménie, comte de Brienne,
publiés d’après les manuscrits autographes par François Bar-
rière en 1828, méritent d’être mis à part parce qu’ils résument
l’intrigue centrale des ferrets de la reine, première partie des Trois
Mousquetaires. En note à l’Essai sur les mœurs et les usages, qui
complète son édition, Barrière ajoute que « cette anecdote, toute
romanesque qu’elle puisse paraître, se trouve confirmée par une
assertiontrèspositiveduducdeLaRochefoucauld».Néanmoins
la source généralement connue et reconnue des Trois Mousque-
taires demeure les Mémoires de Monsieur d’Artagnan, capitaine-
lieutenant de la première compagnie des Mousquetaires du Roi,
contenant quantité de choses particulières et secrètes qui se sont
passées sous le règne de Louis le Grand, imprimés à Amsterdam
chez Pierre Rougé (1704). L’auteur, un ancien mousquetaire, est
un polygraphe du nom de Courtilz de Sandras, à qui, dans la pre-
mière partie du roman, il a été beaucoup emprunté, de l’arrivée
de d’Artagnan à Paris aux noms d’Athos, Porthos et Aramis, jus-
qu’à l’aventure amoureuse de d’Artagnan avec « Miledi ». l’aristocratie ; les Mémoires d’un médecin (Joseph Balsamo,
Le Collier de la Reine, Ange Pitou, La Comtesse de Charny), les
Fortune d’une œuvre romans de l’abaissement et de la mort de l’aristocratie ; Les
La naissance de ce roman légendaire ne laissait en rien présager Blancs et les Bleus, Les Compagnons de Jéhu et Hector de Sain-
sa fortune. Né d’un hasard, rédigé sans grande préparation, te-Hermine, les romans du passage à la république future.
imprimé sans soin, Les Trois Mousquetaires n’en connaît pas Cette œuvre multiple, longtemps sévèrement jugée par les
moins un succès extraordinaire: il sera pourtout lecteuravidede doctes, qui la condamnaient à un irrémédiable oubli, a 77
s’instruire en s’amusant un parfait vade-mecum à travers les constamment été relue par les simples lecteurs résistant à cette h
principaux épisodes de l’histoire de France. défaveur. Contre vents et marées, elle est demeurée la base la
Fort de ce succès, Dumas, qui assure avoir toujours eu « le plus courante des connaissances historiques des Français, qui
désir de consacrer une part de [s]a vie artistique à des produc- ne se sont pas trompés sur ceux qui savent raconter – sinon
tions historiques », voit colossal : presque immédiatement, il se l’histoire, du moins des histoires. Le temps passant, l’œuvre a
propose, s’inspirant du modèle de la Comédie humaine de Bal- acquis le statut de classique, plein et entier.2
zac, de composer une vaste fresque, mettant en coupe réglée
l’histoire de France : « Nous ne faisons pas un livre isolé, écrit-il ; Docteur d’Etat ès Lettres, Claude Schopp est l’un des grands
mais (…) nous remplissons ou essayons de remplir un cadre spécialistes d’Alexandre Dumas. On lui doit de nombreuses éditions
immense. Pour nous, la présence de nos personnages n’est point critiques ainsi que la découverte d’œuvres inconnues du romancier.
limitée à l’apparition qu’ils font dans un livre. » « Si Dieu me
donne encore cinq ans à vivre, j’aurai épuisé l’histoire de France
depuis Saint Louis jusqu’à nous. Si Dieu me donne dix ans, À LIRE de Claude Schopp
j’aurai soudé César à Saint Louis », écrit-il à Béranger, en 1845.
Le Drame de la France, tel est le titre qu’il se propose de don-
phoTos : © bnf. © collecTion Kharbine-Tapabor.

ner à cette fresque gigantesque, effort de réflexion afin de com-


prendre, par-delà le foisonnement des chroniques et des
mémoires, le sens de l’histoire, et, en particulier le sens de la
Révolution, encore toute proche. Le destinataire de cette entre-
prise démesurée, qui traite de la difficile gestation de la France
moderne, est la classe de lecteurs qui ne sait pas, le peuple qui,
faute d’instruction, s’est laissé déposséder de son histoire.
Bien qu’inachevé, l’impossible projet possède encore les Alexandre Dumas, Fayard, 642 pages, 30,50 €.
beaux restes d’une grande ambition : La Reine Margot, La Dame Dumas fils ou l’Anti-Œdipe (avec Marianne
de Monsoreau et Les Quarante-cinq représentent les romans de Schopp), Phébus, 336 pages, 22 €.
la décadence de la seigneurie ; le cycle des Mousquetaires (Les Les Dumas. Bâtards magnifiques (avec Sylvain
Trois Mousquetaires, Vingt ans après, Le Vicomte de Brage- Ledda), La Librairie Vuibert, 352 pages, 18 €.
lonne), les romans de la fin de la seigneurie et de la naissance de
p Ortrait
Par Jean-Christian Petitfils

Un Homme
d’ Exception
EN COUVERTURE

Proche de Mazarin et de Louis XIV, le véritable


d’Artagnan laissa à ses contemporains le souvenir
d’un homme aux qualités exceptionnelles.

D’
artagnan, on le sait, ne fut pas seu-
lement un héros de roman ou de
film de cape et d’épée. il appar-
78 tient à l’histoire, particulièrement à celle du
h règne de louis XiV, où il occupe une place
honorable, due à sa fidélité, à sa grande
proximité avec le souverain, à ses talents et à
ses exploits. «Il se fit estimer à la guerre et à la
Cour, écrit saint-simon dans ses Mémoires,
où il entra si avant dans les bonnes grâces du
roi qu’il y a toute apparence qu’il eût fait une
fortune considérable, s’il n’eût pas été tué
devant Maastricht en 1673. »
Vers 1630, au milieu du règne de louis Xiii,
© sébastien lapeyrère / Hans lucas. © akg-images / gilles mermet.

un jeune cadet de gascogne, âgé d’environ


18 ans, quittait, sur une modeste monture – d’artagnan, un simple moulin sans caractère plus connu à la cour. en mars 1633, son nom
alexandre Dumas n’a rien inventé sur ce sisauborddel’adour,prèsdeVic-en-bigorre. apparaît sur une «montre », c’est-à-dire une
point ! – le manoir familial de castelmore, la famille n’était pas fortunée. un inven- listedeprésenceétablieaprèsunerevuedela
non loin du village de lupiac, en Fezensac, taire d’août 1635, dressé après le décès de «compagnie des mousquetaires de la garde à
après avoir embrassé ses parents, son frère bertranddebatz,nousfaitconnaîtrelecadre cheval du roi », passée au château d’ecouen.
arnaud, futur recteur du village, et ses trois familial sobre et rustique de la modeste gen- il ne resta que quelques années dans ce
sœurs. il partait chercher l’aventure et la tilhommière de castelmore. les neuf métai- corps militaire, remplacé en 1640 par son
gloire à paris. il s’appelait charles Ogier de riesquepossédaitledéfuntdanslesenvirons frère aîné paul, lui aussi «monté » à paris.
batz de castelmore. son arrière-grand-père, étaient grevées de dettes, et le bétail avait été Deux ans et demi après la mort de louis Xiii,
arnaud de batz, marchand enrichi, avait saisi. l’inventaire précise qu’à cette époque, en janvier 1646, la compagnie des mousque-
acquis ce manoir et quelques terres alentour. trois des quatre garçons de bertrand, paul, taires fut cassée, en raison de l’attitude pro-
son père, bertrand, taraudé par le démon de Jean et charles, étaient «absents du pays et vocante de son chef, le comte de tréville. On
laparticule,s’étaitalliéàlabranchedesmon- au service de Sa Majesté ». ignore dans quelle unité d’artagnan servait
tesquiou,l’undesplushautslignagesdegas- On ne dispose malheureusement que de alors, car la guerre faisait rage aux frontières
cogne, descendant des comtes de Fezensac peu de renseignements sur les débuts de la contre les impériaux et les espagnols.
et d’armagnac, en épousant Françoise de carrière militaire de notre charles, qui avait On sait seulement qu’en juin 1646, le car-
montesquiou, de la maison seigneuriale préféré prendre le patronyme de sa mère, dinal mazarin l’avait pris à son service parmi
ses «gentilshommes ordinaires ». Ces esta-
fiersdehautvolservaientauPrincipalminis-
tre d’agents de liaison et de renseignement,
portant les plis les plus secrets, annonçant
les mouvements de troupes et l’informant
de l’activité de ses ennemis.
En 1658, après avoir servi vaillamment
comme lieutenant, puis comme capitaine
au régiment des gardes, dans l’armée de
M. de Turenne, d’Artagnan fut promu sous-
lieutenant de la compagnie des mousque-
taires, ce qui en faisait le véritable chef, car
le jeune neveu de Mazarin, Philippe Man-
cini, duc de Nevers, ne portait que pour la
forme le titre de capitaine-lieutenant, et le
roi, celui de capitaine, comme pour toutes
les unités à cheval de sa maison militaire.
Le jeune Louis XIV aimait beaucoup ce
corps d’élite, vêtu de casaques bleues
ornées d’une croix fleurdelysée. Il l’inspec-
tait fréquemment et le faisait manœuvrer
dans la cour du Louvre, en cours d’agran-
dissement. Il apprécia très vite la rectitude,
le dévouement et la fidélité de cet offi-
cier valeureux. Aussi n’hésita-t-il pas à lui
confier plusieurs missions de confiance.
C’est ainsi qu’en septembre 1661, d’Arta-
gnan procéda à l’arrestation à Nantes du
surintendant des Finances Nicolas Fouquet,
accusé de péculat, autrement dit de détour-
nement de fonds publics, et de lèse-majesté
pour avoir fortifié clandestinement la place
de Belle-Ile-en-Mer. Lui servant de geôlier
durant sa détention et son long procès, il le
garda à Angers, au château de Vincennes, à
la tour de Moret et à la Bastille, avant de le
conduire, en décembre 1664, à la tête de
cent hommes de sa compagnie, au donjon
de Pignerol, petite place française sur le
revers italien des Alpes, où l’un de ses maré-
chaux des logis, Bénigne de Saint-Mars, prit
lerelais.Tâcheingrateàlaquellelemousque-
taire s’était acquitté à la perfection.
L’année suivante, ayant accompagné le
contingent des troupes royales envoyé au
secours des Hollandais, attaqués par les 1

BERCEAU Page de gauche : le château


de Castelmore à Lupiac, dans le Gers, lieu
de naissance du vrai d’Artagnan. Ci-contre :
D’Artagnan, par Gustave Doré, vers 1882
(Société des amis d’Alexandre Dumas).
AVEC PANACHE
ci-contre : M. d’Artagnan,
détail de la Marche à l’entrée
de leurs Majestez en la ville
de Paris, par nicolas cochin,
fragment d’un almanach,
XViie siècle (Paris, musée de
l’armée). Page de droite : ville et châtellenie de lille, d’orchies et du
Arrivée de Louis XIV précédé pays de lalleu en artois, en remplacement
des gardes du corps en du maréchal d’humières, exilé pour avoir
vue de l’ancien château de refusé de servir sous les ordres de son col-
Versailles en 1669, par adam lègue turenne, maréchal général.
Frans Van der meulen, début de mai, il fit ses malles et quitta la
XViie siècle (Versailles, maison dont il était locataire à l’angle de la
musée du château). rue du Bac et du quai de la grenouillère
(aujourd’hui quai Voltaire) et prit la route
reîtres du féroce évêque de munster, Ber- de mousquets de contrebande, furent des Flandres. il partait seul. sa femme, anne
nard von galen, il fut complimenté par le roi défaits au village de lavilledieu, et leur charlotte Boyer de chanlecy, épousée en
EN COUVERTURE

pour son zèle et la discipline de ses hommes, attroupement dispersé le 25 juillet 1670. 1659, s’était séparée de lui quelques années
alors que la plupart des autres unités avaient louis XiV était si satisfait de ses services plus tôt, après lui avoir donné deux gar-
fait preuve d’excès, de débauches et de qu’en août de la même année, à peine çons, et vivait claquemurée dans son castel
désordres. «Il ne faut que persévérer dans revenu à Paris, il l’envoya en lorraine, où le de sainte-croix, en Bourgogne. mésen-
cette bonne conduite, lui écrivait-il, pour faire duc charles iV, jouant double jeu, négo- tente conjugale due aux absences répé-
que je sois toujours fort content de la compa- ciait secrètement avec la hollande, l’espa- tées du mari, pour cause de service. la riche
© Paris - musée de l’armée, dist. rmn-grand Palais / Pascal segrette. © rmn-grand Palais (château de Versailles) / gérard Blot.

gnie et principalement de vous qui devez être gne et l’empereur. avec la maison du roi, baronne, disait-on, harcelait son mari, qu’elle
assuré de la continuation des effets de ma d’artagnan vint à la rescousse du régiment voulaitsuivredanstoutessespérégrinations.
bienveillance aux occasions qui s’offriront. » a mestre de camp général que le félon vassal lille était un poste d’importance, « un
son retour, «reçu d’un air gracieux », il fut voulait livrer à l’empereur. l’ordre fut réta- des plus beaux gouvernements que le roi ait
pourvu de la charge vacante de capitaine bli après la chute de nancy et d’epinal. à donner », à en croire l’ambassadeur de
des petits chiens courant le chevreuil, et, à la savoie, le marquis de saint-maurice. la
démissionduducdenevers,decelledecapi- Un fort honnête homme vieille cité aux 40 000 habitants – l’une des
80 taine-lieutenant de la compagnie des mous- en novembre de l’année suivante, une nou- principales du royaume –, mal francisée,
h quetaires,«laplusbellechargeduroyaume», vellemissionluiincomba:conduirelecomte jalouse de ses privilèges et traditions, gar-
selon colbert, car elle impliquait, à l’instar de lauzun au donjon de Pignerol. la grande dait un air de souveraineté espagnole.
des capitaines des gardes du corps, une pré- mademoiselle,cousinegermaineduroi,tou- c’estàlilleplusqu’entoutautrelieuquele
sence constante auprès du souverain. joursamoureusedecetétonnantetimpossi- gascon, blanchi sous le harnois, révéla sa
durant la guerre de dévolution, en 1667, ble don Juan, avait reconnu que, durant le nature ombrageuse et irascible. une pre-
au cours de laquelle louis XiV avait entre- voyage,legascons’étaitcomportéenparfait mière querelle éclata avec l’un des ingé-
pris la conquête des Pays-Bas espagnols au gentilhomme, en dépit d’un différend qui nieurs de la citadelle, le chevalier de mont-
nom des droits de la reine marie-thérèse, il avait séparé les deux hommes quelques givrault, qui ne l’informait de rien et pré-
s’illustra à armentières, tournai et douai. moisplustôtlorsd’unerevuemilitaire.«Iln’y tendait ne dépendre que du seul Vauban,
au siège de lille, la grande place des Flan- avait rien à craindre de la malhonnêteté gouverneur de la citadelle, ce qui conduisit
dres, il vint bravement et volontairement d’Artagnan, même pour ses ennemis, écrit- ce dernier à se plaindre auprès de louvois,
se jeter au milieu de la mêlée – alors qu’il elle dans ses Mémoires, car c’était un fort hon- secrétaire d’etat à la guerre, de ses «paroles
était de réserve, après avoir été blessé nête homme et qui méritait bien l’estime et la injurieuses, vaines, vagues, inutiles et très peu
d’une «légère contusion ». en 1668, il entra confiance que le roi avait mises en lui. » cette décentes pour un homme de condition ».
au côté du grand condé dans Besançon, humanité, le mousquetaire en avait déjà fait Vexé, d’artagnan ne se laissa pas faire. mont-
fière cité espagnole, qui venait de capituler. preuve au moment de la garde de nicolas givrault restait fautif. «Je suis persuadé, Mon-
une moins noble tâche lui fut ensuite Fouquet, au grand dam de colbert. seigneur, lui répondit-il dans sa savoureuse
confiée : réprimer la révolte du Vivarais, en 1672, d’artagnan était un homme orthographe, que le roy seroit fasché contre
où des paysans, endoctrinés par un petit arrivé. il arborait fièrement une couronne moy si je souffrois qu’un petit ingénieur de
seigneur local, antoine du roure, qui leur comtale au-dessus des armes des Batz de deux jours mesprisast le caractère que Sa
avait fait croire que le gouvernement castelmore (« écartelé, aux un et quatre Majesté m’a faict l’onnur de me donner icy. »
allait taxer jusqu’à leur chapeau et leur d’or à l’aigle éployée de sable ; aux deux et comme il était fier, l’ancien cadet de gasco-
chemise, avaient levé les armes contre trois d’azur, au château à deux tours gne, de s’être hissé au niveau des grands sei-
l’autorité royale et s’étaient emparés de la d’argent, maçonné de sable »). gneurs et des maréchaux de France ! l’inten-
ville d’aubenas, égorgeant les consuls, la guerre de hollande se préparait acti- dant le Pelletier cherchait bien à apaiser
semant la terreur. là comme ailleurs, il fit vement. le 15 avril 1672, il fut nommé ressentiments et aigreurs, «mais vous savez,
preuve de courage et de détermination. maréchal de camp (l’équivalent de général mande-t-il à louvois, comme M. d’Artagnan
les insurgés, équipés de plusieurs milliers de brigade) et gouverneur intérimaire de la est entier et ferme dans ses résolutions ».
A peine cette affaire était-elle apaisée
qu’une autre éclata entre d’Artagnan et
l’adjoint direct de Vauban dans la citadelle,
M.deLaVercantière,qui,luiaussi,n’enfaisait
qu’à sa tête et refusait de rendre compte au
gouverneur général de la place. Il s’ensuivit
d’aigres explications et une nouvelle lettre à
Louvois du bouillant Gascon : «Vous ne vou-
drès pas que je soes isy coumendent sens y
avoer l’autorité que ma commission m’y
donne et que le roy m’a fait l’onnur de me dire
qu’il voulet que j’y use. » De son côté, La Ver-
cantière rédigea une plainte, et Vauban lui-
même, vexé de jouer comme il le dit le rôle
de «Trivelin prince » (Trivelino, bouffon de
la comédie italienne dans le genre d’Arle-
quin), offrit sa démission. Mais d’Artagnan,
vétilleux et chicanier en diable, plaideur opi-
niâtre, voulait toujours avoir le dernier mot.
Pour lui donner du baume au cœur et clore
la querelle, le roi lui fit dire qu’il ne pouvait
confier la place «à personne entre les mains leur vie. » Atteint d’une balle de mousquet à Dans L’Extraordinaire de la valeur des Fran-
de qui elle pût être en plus grande sûreté ». la gorge, d’Artagnan gisait au milieu du gla- çois ou Journal du siège et prise de Maastricht
Cependant la guerre de Hollande conti- cis. Quatre de ses hommes se firent tuer ou (1674), le poète Juliani de Saint-Blaise com-
nuait. Le 25 juin 1673, d’Artagnan, après blesser pour ramener son corps. L’armée posera à propos de sa fin quelques vers sim- 81
avoir rendu au maréchal d’Humières son apprit sa mort héroïque avec affliction. ples et naïfs qui valent toutes les oraisons h
gouvernement de Lille, se trouvait sous les Louis XIV fit dire pour lui un service funèbre funèbres : «Le roi ressent cette infortune /
murs de Maastricht, capitale du Limbourg sous sa tente. « Madame, mandait-il à la Dans une douleur non commune / Et toute
néerlandais, que l’armée française, forte de reine, j’ai perdu d’Artagnan en qui j’avais la son armée en deuil / Ne peut supporter cette
45 000 hommes, assiégeait sous la conduite plus grande confiance et m’était bon à tout. » atteinte / Qu’en s’écriant dans sa complainte /
de Vauban. Du côté de la porte de Tongres, Plusieurs jours après la chute de Maas- D’Artagnan et la gloire ont le même cercueil. »
point convergent de l’attaque, le Gascon, tricht, évoquant sa mémoire «avec estime Il ne pouvait prévoir que moins de deux
qui commandait les régiments du roi et de la et douleur », il vantait encore ses qualités siècles plus tard une autre gloire – roma-
Couronne ainsi qu’un détachement de trois exceptionnelles, en particulier, comme le nesque – allait le faire sortir du tombeau et
cents grenadiers et d’une centaine de mous- rapporte son historiographe Pellisson, le fait lui conférer l’immortalité.2
quetaires, s’était emparé la nuit précédente, «qu’il était presque le seul qui eût trouvé
après un terrible assaut, d’une demi-lune moyen de se faire aimer des gens en ne fai- Historien et écrivain, Jean-Christian Petitfils
essentielle pour la suite du siège. sant pas des choses extrêmement obligean- est spécialiste de la France classique.
Vers midi, alors qu’il prenait son déjeuner tes pour eux, voulant parler de M. Fouquet
à l’arrière des lignes, il entendit une forte qu’il avait gardé avec beaucoup d’exactitude
détonation. Il comprit aussitôt qu’un «four- et de M. d’Humières dont il avait occupé la
neau », autrement dit une grosse mine, charge ». Un officier des mousquetaires, À LIRE
venait d’exploser sur la demi-lune et que Pierre Quarré d’Aligny, qui lui vouait une
c’était le signal de la contre-attaque enne- grande vénération, écrira dans ses Mémoi- de Jean-Christian Petitfils
mie. Bien qu’il ne fût pas «de jour », c’est-à- res : «On a de la peine à trouver meilleur Fran-
dire de service, il quitta ses convives, courut çais (…). Si on mourait de chagrin, j’en serais Le Véritable
au camp des mousquetaires, rassembla les assurément mort de perdre un si galant d’Artagnan
renforts disponibles. homme et qui m’aimait depuis douze ans Tallandier
La demi-lune fut reprise après un feu commesij’avaisl’honneurdeluiêtreproche.» « Texto »
d’enfer et un sanglant corps à corps. «Quel- Même tonalité chez le baron lillois Michel- 272 pages
ques vieux généraux, raconte un témoin, Ange de Woerden qui voyait en lui « le 9,50 €
disent que c’est l’action la plus courageuse et la meilleur des hommes, le plus intègre, le plus
plus mouvementée qu’ils aient jamais vue de généreux, le plus fidèle, le plus cher des amis ».
D ICTIONNAIRE DES PERSONNAGES
Par Jean-Christian Petitfils

Enfants
Les
duSiècle
Par leur appartenance à l’un ou l’autre
EN COUVERTURE

cercle du pouvoir, ils ont incarné ou


participé à la transformation de l’Etat
d’un bout à l’autre du XVIIe siècle.

louIS XIII (FontaInebleau, 1601-SaInt-GermaIn-en-laye, 1643)


L’image de Louis XIII a longtemps été étouffée par celle de deux rois
à l’éblouissante renommée, qui tous deux ont reçu le qualificatif
de «grand », Henri IV, son père, et Louis XIV, son fils.
82 Ses portraits, par Philippe de Champaigne, Simon Vouet
h ou Justus Van Egmont, révèlent une physionomie
ingrate, un visage émacié et froid, à l’épaisse moustache
et à la barbe à la royale. L’impression qui s’en dégage
est celle d’un être mystérieux, maussade, effacé, austère
et mélancolique. Beaucoup ont insisté sur sa passion de la chasse.
Plus qu’un simple dérivatif, n’était-ce pas plutôt une manière
de fuir son mal-être, en promenant sa solitude ennuyée dans
les bois giboyeux de sa petite gentilhommière de Versailles ?
Comment croire qu’un tel homme ait pu s’intéresser à la fonction
royale et à la politique, alors qu’il a abandonné son pouvoir aux mains
d’un ministre tentaculaire et omnipotent, le cardinal de Richelieu,
l’implacable «homme rouge » qui tenait pour deux, avec quelle
énergie, les rênes de l’Etat ? Les romantiques s’en sont donné à cœur joie
pour parfaire l’image de ce soliveau, «esclave couronné », roi fainéant
et sans charisme. Dumas, après Vigny et Hugo, n’a que mépris pour
ce souverain «capricieux et infidèle », «cœur faible », dépourvu de toute
«générosité », capable «de la plus froide cruauté ». Enchaîné au cardinal,
ce velléitaire ne cessait de le vitupérer. Les historiens d’aujourd’hui
sont revenus d’une vision aussi erronée ! Louis XIII fut un grand roi,
au caractère bien trempé, malgré sa timidité et sa mélancolie natives,
pieux, vaillant à la guerre, fort jaloux de son autorité, à la volonté inflexible,
ayant, en dépit de sa simplicité de mœurs, le sens inné de la majesté
et de la grandeur. Ses rapports avec Richelieu, dont il admirait l’énergie,
ne furent pas toujours simples, mais celui-ci lui fut constamment
soumis. Gravement malade, Louis XIII mourut malheureusement à 42 ans.
Par bien des côtés, son règne annonce celui de Louis XIV.
Le caRdinaL de RicheLieu (PaRis, 1585-1642)
louis Xiii a eu la chance de rencontrer ce prélat d’exception, énergique et de bon
conseil, qui mit sa fulgurante intelligence et son indéfectible ardeur à son service.
il l’a aidé à révéler ce qui était latent, mais confus en lui. en 1624, grâce à l’appui de
la reine mère Marie de Médicis, l’ancien secrétaire d’etat de Concini entra au Conseil,
où très vite il s’imposa comme le principal ministre. en 1630, après la journée
des Dupes, qui marqua la rupture définitive du roi et du cardinal avec la reine mère,
il exerça la pleine autorité que le souverain, confiant, consentit à lui déléguer. Mais
son existence politique dépendait étroitement de son maître. Sans ce roi tragique
et cornélien, sans sa passion de la grandeur et de l’indépendance, sans sa volonté
de surmonter les ressentiments, y aurait-il eu un richelieu ? Ce n’est pas parce que
louis avait fait choix d’un ministre d’une envergure exceptionnelle qu’il avait renoncé
à gouverner et à être pleinement roi ! Susceptible et ombrageux, louis Xiii eut du mal
à supporter le tempérament dominateur et envahissant du cardinal. fébrile et
nerveux, le principal ministre vivait dans la hantise constante d’être congédié et
disgracié, pis, de connaître le sort de Concini. Même dans les périodes d’entente, leurs
rapports étaient épineux. autoritaire lorsqu’il s’agissait de faire respecter le pouvoir
royal, n’hésitant pas à faire embastiller les grands et à multiplier les espions et les
agents secrets, «l’homme rouge » se faisait humble avec le maître. «Les quatre pieds
carrés du cabinet du roi, avouera-t-il un jour, me sont plus difficiles à conquérir que tous
les champs de bataille d’Europe ! » Sans louis Xiii, pas de richelieu, mais sans richelieu,
pas de louis Xiii ! leur œuvre est commune. a eux deux, durant dix-huit ans, ils ont
porté l’etat à bout de bras, dans la maladie et la souffrance partagées. Maîtres artisans
d’une monarchie renouvelée, mieux assise, ils laissaient une œuvre immense.

83
h

anne d’autRiche (VaLLadoLid, 1601-PaRis, 1666)


fille de philippe iii et de Marguerite d’autriche, elle était le contraire de son austère
époux louis Xiii, qu’elle avait épousé à 14 ans. Coquette, ayant des goûts raffinés,
elle aimait la vie, aspirait à un bonheur paisible, tout en étant fort pieuse. au physique,
malgré un nez un peu lourd et un précoce double menton, elle paraissait jolie,
avec sa peau d’albâtre, ses grands yeux verts expressifs, une lèvre inférieure sensuelle
et une somptueuse chevelure châtain. la mésentente s’installa rapidement entre le roi,
froid, lointain, peu attiré par le beau sexe, et sa femme, qui fit plusieurs fausses couches,
sans parvenir à avoir d’enfant. la tension atteignit son paroxysme lorsque anne fut
accusée d’avoir correspondu avec ses frères philippe iV, roi d’espagne, et ferdinand,
gouverneur des pays-Bas espagnols. Humiliée, reléguée au Val-de-grâce, elle manqua
illUStrationS : © Ugo pinSon poUr le figaro HiStoire.

de peu d’être répudiée. Mais il fallait vite un Dauphin. richelieu insista. enfin vint
le «miracle » : en 1638, au bout de vingt-trois ans de mariage, elle accoucha du futur
louis XiV, puis en 1640 de philippe, futur duc d’orléans. en 1643, son accession à la
régence la métamorphosa. elle fit casser le testament de son mari limitant ses pouvoirs,
et elle, qui avait si longtemps plus ou moins conspiré contre son pays d’adoption, se mit
à défendre les droits de son fils avec l’acharnement d’une mère possessive, saisie par
la fibre patriotique. elle se donna désormais pour mission sacrée de lui restituer intact
le royaume à sa majorité, en maintenant si possible la Couronne hors de portée des
menaces des factieux comme des armées de son frère. D’où sa décision surprenante
de s’appuyer sur l’ancien collaborateur de richelieu, le cardinal Mazarin, qu’elle aima
d’amour, assurément, sans devenir pour autant sa maîtresse. anne et Jules formèrent alors
un couple politique, dont la mission sacrée était de défendre l’etat et de protéger l’enfant
roi. ils finirent par triompher de bien des épreuves – la fronde, la poursuite de la guerre,
les intrigues de Cour et le désordre des provinces –, au point qu’à sa mort, son fils,
reconnaissant, s’exclamera : «Elle mérite d’être mise au rang de nos plus grands rois ! »
le cOMTe de TréVille
(OlOrOn-sainTe-Marie, 1598-
TrOis-Villes, 1672)
tout comme d’artagnan, tréville, le capitaine
des mousquetaires sous louis Xiii, est un
personnage historique. soldat de fortune,
officier valeureux, plein de panache, Jean
arnaud, dit armand Jean, comte de troisvilles,
né en 1598 à oloron-sainte-Marie en Béarn,
descendait d’une famille de «marchands
EN COUVERTURE

et bourgeois » de cette ville. son père, Jean


du peyrer, avait acquis le fief de trois-Villes,
dans la vicomté de la soule, ce qui lui conférait,
selon la coutume locale, les privilèges de la
noblesse. par sa mère, Marie d’aramitz, il était
cousin germain d’Henri d’aramitz, qui devait
inspirer plus tard alexandre Dumas. Vers
17 ans, il «monta » à paris et s’enrôla comme
cadet dans le régiment des gardes françaises,
puis entra dans les mousquetaires du roi.
C’est lui – et non d’artagnan, trop jeune –
qui servit en 1627-1628 au siège de la rochelle,
où il se fit remarquer par sa vaillance et son
84 mépris du danger. puis il commanda le
h détachement des mousquetaires qui partit
à l’assaut du pas de suse. on le retrouve encore
aux sièges de privas et d’alais en 1629, et trois
ans plus tard à rouvroy en lorraine. tant de
bravoure lui valut la charge de gentilhomme
de la chambre, celle de capitaine-lieutenant de
la compagnie des mousquetaires, de sénéchal
et gouverneur de Mont-de-Marsan et le grade
illUstrations : © Ugo pinson poUr le figaro Histoire.

de maréchal de camp. entre deux campagnes,


tréville se maria avec une riche héritière,
anne de guillon des essarts, qui lui apporta
en dot la coquette somme de 90 000 livres,
ce qui lui permit d’arrondir ses domaines.
Malheureusement, le Béarnais était fort entêté
et d’une brutale franchise. sa carrière fut brisée
par suite de sa vive hostilité à richelieu, qui
voulut le compromettre dans la conspiration
de Cinq-Mars. il fut exilé. ses affaires
ne s’arrangèrent pas mieux avec Mazarin.
il vécut alors retiré, finissant par accepter en
dédommagement le comté de foix. il s’éteignit
en 1672, amer mais toujours roide et fier,
dans son joli château elizabea à trois-Villes.
le CardInal de MazarIn (PesCIna, ItalIe, 1602-vInCennes, 1661)
Né en 1602 dans les Abruzzes, Giulio Mazzarini était le fils de Pietro Mazzarini, intendant
de Filippo Colonna, connétable du royaume de Naples. Il fit ses études au collège romain
des Jésuites, partit se perfectionner en Espagne, puis revint à Rome passer son doctorat
en droit. Il commença alors sa carrière comme capitaine d’infanterie dans l’armée
pontificale, mais bifurqua bientôt vers la diplomatie, où son caractère souple et habile,
doublé d’une remarquable intelligence, put donner toute sa mesure. Le 26 octobre 1630,
il fit une entrée fracassante dans l’histoire : alors que les armées française et espagnole
allaient s’affronter devant la place de Casal, il surgit au galop sur le champ de bataille
en agitant une écharpe blanche et en criant : «Pace ! Pace ! » La réussite de sa médiation
ouvrit au jeune monsignore la carrière diplomatique : vice-légat du pape à Avignon,
nonce à Paris. Ebahi par son habileté et ses talents de négociateur, Richelieu en fit un de ses
principaux collaborateurs, lui obtint des lettres de naturalité, puis, en décembre 1641,
le chapeau de cardinal, bien qu’il ne fût pas prêtre. A la mort de Richelieu, Louis XIII invita
Mazarin à siéger au Conseil. En 1643, Anne d’Autriche, devenue régente, poussée par son
entourage dévot, le choisit comme «principal ministre de l’Estat ». Au départ, Anne et Jules
formaient un couple politique : deux «étrangers » gouvernant la France, dont la mission
sacrée était de défendre l’Etat et de protéger l’enfant-roi. Les sentiments vinrent après,
surtout du côté de la reine, mais il est fort douteux qu’ils aient été amants, impensable qu’ils
aient été mari et femme, comme l’imagine Dumas. Mme de Chevreuse, experte en la
matière, émit toujours des doutes sur leur liaison. Mazarin traversa non sans mal la période
de la Fronde, connut l’exil, mais, fort de l’appui constant de la reine, grâce à son caractère
ondoyant, revint victorieux à la tête du gouvernement. Son grand œuvre fut de rétablir
l’ordre intérieur, de former le jeune roi aux affaires, de signer la paix des Pyrénées en 1659,
de marier Louis XIV à l’infante Marie-Thérèse, avant de s’éteindre de maladie en mars 1661.

85
h

la duChesse de Chevreuse (ParIs, 1600-gagny, 1679)


Fille d’Hercule de Rohan, duc de Montbazon, et de Madeleine de Lenoncourt, Marie
de Rohan, belle, intelligente, pétillante d’esprit, pleine d’un charme espiègle et enjoué,
épousa en premières noces Charles, marquis d’Albert, favori de Louis XIII, bientôt
nommé duc de Luynes et connétable. Celui-ci, pour s’assurer le contrôle de la reine
Anne d’Autriche, épouse délaissée qui n’avait toujours pas d’enfant après trois ans
de mariage, l’introduisit dans son entourage et la poussa à gagner sa confiance.
L’entreprise réussit au-delà des espérances : la jeune femme devint l’amie intime
de la souveraine – malheureusement aussi son mauvais ange – et se fit nommer
surintendante de sa maison. En 1622, après le décès du connétable qui lui avait donné
un héritier, elle épousa en secondes noces Claude de Lorraine, duc de Chevreuse,
de vingt-deux ans son aîné. Toute sa vie, elle multiplia les aventures sentimentales.
On cite parmi ses amants les comtes de Moret, de Holland et de Chalais, le marquis
de Châteauneuf, le duc Charles IV de Lorraine et en dernier lieu le marquis de Laigues,
qu’elle aurait épousé secrètement. Excellant à mêler intrigues d’amour et affaires
politiques, elle inspira l’aventure visant à rapprocher Anne d’Autriche du duc de
Buckingham et trempa dans la conspiration de Chalais… Exilée par ordre de Louis XIII,
elle voyagea en Espagne, en Angleterre et dans les Pays-Bas espagnols. Energique
et intrépide, cette reine des cabaleuses revint à Paris après la mort du roi, se jeta
à corps perdu dans la conspiration des Importants contre le cardinal Mazarin,
puis reprit du service sous la Fronde dont elle fut l’une des amazones endiablées,
finissant par se retirer sur ses terres sous le règne personnel de Louis XIV pour y vivre
une vie de piété et d’humilité. A la liste de ses amants, Alexandre Dumas se permit
d’ajouter deux noms : Aramis, dont elle est la maîtresse dans Les Trois Mousquetaires,
et, dans Vingt Ans après, Athos, comte de La Fère, dont elle aurait eu Raoul, vicomte
de Bragelonne. Mais là, bien sûr, nous sommes en pleine fiction romanesque.
oLiver CromweLL
(Huntingdon, 1599-Londres, 1658)
l’homme a traversé l’histoire des îles
Britanniques comme une incandescente
météorite, contribuant à la destruction
momentanée de la royauté, à l’instauration
d’une autocratie religieuse fanatique, sans
pour autant parvenir à pérenniser son régime.
soldat compétent et ambitieux, plein de
bravoure, orateur éloquent, doté d’un caractère
puissant, mais austère, implacable, parfois
EN COUVERTURE

cruel, oliver Cromwell, issu de la petite gentry,


avait été éduqué dans la stricte doctrine
puritaine, hostile au mode de vie jugé frivole
des stuarts et aux conceptions épiscopaliennes
de l’eglise anglicane. très vite, il s’impliqua
dans la lutte du parlement contre l’absolutisme
de Charles ier, puis se jeta dans la guerre civile
anglaise au côté des «têtes rondes » contre
l’armée royale. Capitaine d’une petite unité de
cavalerie levée à ses frais, les ironsides, les «côtes
de fer », il fut rapidement promu commandant
de l’armée rebelle tout entière, battant
les royalistes, notamment à Marston Moor, en
86 1644, et à naseby, en 1645. Devant les réticences
h du parlement à adopter ses propositions, il
l’épura brutalement et convainquit les membres
restant de condamner à mort le souverain
en 1649. puis il fit proclamer la république
(ou Commonwealth). Devant les troubles,
il partit à la tête de l’armée rétablir l’ordre
en irlande avec une extrême brutalité, puis
en ecosse, où Charles ii, fils du souverain
défunt, avait été proclamé roi. Devenu maître
illUstrations : © Ugo pinson poUr le figaro Histoire.

des destinées du pays, en 1653, il prononça


la dissolution du parlement, remplacé par
une assemblée de ses partisans qu’il finit
par disperser. le 16 décembre, il devint lord-
protecteur du Commonwealth, y exerçant
un pouvoir quasi dictatorial et faisant régner
sur le peuple un moralisme puritain. son ombre
domine l’épisode anglais de Vingt Ans après.
après de longues hésitations, il refusa le titre
de roi que lui avait offert un nouveau parlement.
a l’extérieur, il entreprit une puissante
politique d’expansion maritime et coloniale.
a sa mort, il fut enterré à l’abbaye de Westminster,
mais au retour des royalistes, son cadavre
fut déterré, pendu et décapité.
Jean fRançois PauL de Gondi, CaRdinaL de Retz
(montmiRaiL, 1613-PaRis, 1679)
Etonnant personnage que ce petit homme noiraud, laid, contrefait, mais doué d’une belle
intelligence, d’une vive imagination, d’une sensualité exacerbée et plus encore d’un pouvoir
de séduction stupéfiant. Jean François Paul de Gondi, cardinal de Retz, ce raté magnifique, rongé
par l’ambition et le goût de l’intrigue, sut transformer l’échec d’un destin remuant en une gloire
littéraire posthume, attachée à ses Mémoires, chef-d’œuvre flamboyant de mensonges, de causticité
et d’onctueuses perfidies. Fils d’un général des galères, membre de la branche française de la famille
florentine des Gondi ayant suivi Catherine de Médicis, il reçut la tonsure à 10 ans, quand son oncle
Jean-François devint le premier archevêque de Paris. Jeune bachelier en théologie, mondain et fort
indiscipliné, il mena une vie débridée, entre études religieuses, galanterie et duels, multipliant les
maîtresses autant que les provocations. Devenu évêque coadjuteur de Paris, il rêva aussitôt de troquer
la mitre contre le chapeau à gland de son oncle. Sans doute convoitait-il la place de Mazarin auprès
de la reine. Homme du parti dévot, opposé à l’édit de Nantes, à la monarchie absolue et à la guerre
contre l’Espagne, orateur accompli, il s’était constitué une clientèle nombreuse et disparate parmi
les curés parisiens, le petit peuple, acheté par des distributions d’aumônes, et quelques clans nobiliaires.
Ayant échoué au début de la Fronde à se poser en médiateur, il se jeta à corps perdu dans la rébellion
parisienne, levant pour son compte le régiment dit de Corinthe, car il portait le titre d’évêque
in partibus de ce lieu. Lors de la seconde Fronde, déçu de ses négociations avec Mazarin, il rallia le camp
du prince de Condé, devint cardinal à force d’intrigues (février 1652), mais Louis XIV le fit arrêter
en décembre 1652 et conduire au château de Vincennes puis à Nantes, d’où il s’évada. Il mena alors
une vie errante et aventureuse à travers l’Europe, réussissant à obtenir au bout de quelques années la fin
de son exil et l’abbaye de Saint-Denis, en compensation de sa démission de l’archevêché de Paris.

87
h

Le duC de BeaufoRt (PaRis, 1616-Candie, 1669)


Grand, blond, athlétique, avec un petit air de Viking, François de Bourbon-Vendôme,
deuxième duc de Beaufort, était un héros de théâtre, bourreau des cœurs, vaniteux
et téméraire, brouillon et querelleur. Idole de la populace, ses mauvaises manières et son
parler argotique lui valurent le surnom de «roi des Halles ». Fils de César de Vendôme
et de Françoise de Lorraine, petit-fils d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, il fit ses premières
armes sur les champs de bataille au temps de Louis XIII, à Corbie, Hesdin et Arras.
Compromis dans la conspiration de Cinq-Mars en 1642, il dut se réfugier en Angleterre.
Revenu en France après la mort de Richelieu, lavé par le Parlement des accusations portées
contre lui, il se jeta alors à corps perdu dans la cabale chimérique dite «des Importants »
contre Mazarin. Arrêté, enfermé au donjon de Vincennes en mars 1643, il s’en évada
cinq ans plus tard de façon spectaculaire, comme Dumas le raconte dans Vingt Ans après,
à l’aide d’une corde que sa sœur Elisabeth avait placée dans un grand pâté en croûte.
Le siège de Paris et les désordres de la Fronde firent naturellement ses délices. En 1652,
se battant en duel au marché aux chevaux, il tua son jeune beau-frère le duc Charles
Amédée de Savoie-Nemours. Rentré en grâce, il dirigea plusieurs expéditions navales
contre les Barbaresques algériens, les écrasa à deux reprises, mais échoua piteusement
devant les murs de Djidjelli. A la mort de son père, il hérita de sa charge de grand maître,
chef et surintendant de la navigation et du commerce de France, ce qui indisposa Colbert,
secrétaire d’Etat à la Marine. En 1669, il prit la tête de l’expédition que le roi envoyait
au secours des Vénitiens, alliés de la papauté, face aux Turcs qui assiégeaient Candie,
en Crète. Il fut tué durant l’assaut. Son corps n’ayant pas été retrouvé, sa disparition suscita
de multiples légendes, en particulier celle – fausse – d’avoir été l’homme au masque de fer.
La duchesse de LongueViLLe (Vincennes, 1619-PaRis, 1679)
Princesse du sang, sœur de Louis II, prince de Condé – dit le Grand Condé –, Anne Geneviève
de Bourbon-Condé fut l’une des grandes amazones de la Fronde, remuante et brouillonne
conspiratrice, emportée par le goût de l’aventure et les élans des amours échevelés. Beauté
blonde et langoureuse, aux redoutables yeux turquoise, pleine de charme et d’esprit, marquée
par la préciosité de l’hôtel de Rambouillet, elle épousa en juin 1642 Henri d’Orléans, comte
de Dunois, duc de Longueville et pair de France, de vingt-quatre ans son aîné. Tout adonnée
à la galanterie, elle multiplia alors les amants : le comte de Coligny, le comte de Miossens
et surtout Marcillac, futur duc de La Rochefoucauld et auteur des Maximes. Dans Vingt Ans
après, Dumas y ajoute Aramis. Brouillée avec Mazarin, elle entraîna son mari et son frère cadet
Conti dans la Fronde parlementaire, accouchant, au beau milieu des troubles, en son quartier
général de l’Hôtel de Ville, d’un fils prénommé Charles Paris dont Marcillac était le père.
En 1650, au moment de la Fronde des princes, causée par l’arrestation de ses frères et de son
mari sur ordre de Mazarin, elle échoua dans son dessein de soulever la Normandie. Réfugiée un
EN COUVERTURE

moment à La Haye, elle gagna Stenay, persuadant son amoureux transi Turenne d’abandonner
le parti du roi pour celui de l’Espagne. A nouveau à Paris, elle se trouva au cœur des intrigues
et des jalousies amoureuses. Au printemps de 1652, elle gagna Bordeaux en état d’insurrection
en compagnie de son frère Condé. Après la Fronde, d’abord assignée à résidence en province,
elle se tint à l’écart de la Cour à son retour à Paris. A l’approche de la quarantaine, elle
se plongea dans la dévotion et se retira du monde, attirée par l’austère spiritualité de Port-
Royal, la charité et les dévotions au carmel de la rue Saint-Jacques. Profondément affectée
par la mort de son fils Charles Paris en 1672, cette «femme belle comme un ange et la plus
spirituelle de son temps », selon Mme de Maintenon, mourut à Paris à 59 ans, le 15 avril 1679.

88
h
Jean-baPtiste coLbeRt (Reims, 1619-PaRis, 1683)
Technocrate sec et méthodique, patient, tenace, ayant le goût inné de l’effort
et du travail bien fait, exprimant ses vues avec une clarté, une précision et une
concision remarquables, Jean-Baptiste Colbert représente le prototype des grands
serviteurs de l’Etat d’Ancien Régime. Issu d’un clan de grands merciers rémois
et de banquiers internationaux, après quelques années de formation à Lyon,
puis à Paris dans les milieux du droit et de la finance, il entra d’abord comme commis
au service de Michel Le Tellier, secrétaire d’Etat à la Guerre, puis du cardinal Jules
Mazarin, qui en fit son intendant et homme de confiance. L’homme était brutal,
hautain, insociable, d’une froideur glaciale. Mme de Sévigné le surnommait
«le Nord ». Derrière cet abord rebutant se cachait une belle intelligence, une ardeur,
une ambition peu communes, doublées d’un désir dévorant d’agir et de servir.
Certes, il ne manquait pas de défauts : cupide, avare, envieux, jaloux, colérique.
Intendant personnel du cardinal Mazarin, il n’eut de cesse de constituer par tous
les moyens, licites ou illicites, l’immense fortune de son maître et d’abattre son
rival, le surintendant Fouquet. Durant le procès de ce dernier, il montra son absence
de scrupules. Mais une fois l’ennemi à terre, il donna la pleine mesure de ses capacités,
révélant des vues clairvoyantes, un sens de la gestion des affaires et une passion
de l’Etat, qui font de lui sans aucun doute le plus grand ministre du Roi-Soleil.
Le domaine d’activité de cet éminent vizir était prodigieux. Entré au Conseil
du roi comme ministre d’Etat (1661), il devint surintendant des Bâtiments (1664),
contrôleur général des Finances (1665), secrétaire d’Etat de la Maison du roi
et de la Marine (1669), cumulant les fonctions modernes d’un ministre des
finances, du budget, des affaires économiques, de l’équipement, de l’industrie
et du commerce, de la marine, des colonies et de la culture, empiétant même
sur les affaires judiciaires. Son œuvre dans la construction de la monarchie
administrative et centralisée du Grand Siècle fut exceptionnelle.
nicolas Fouquet
(Paris, 1615-Pignerol, 1680)
C’était un personnage fascinant, plein
de charme, fin, distingué, affable, complaisant,
à l’intelligence aiguisée et aux multiples
talents. issu d’une famille de robe, marié
en secondes noces à une riche héritière,
Marie-Madeleine de Castille, nicolas fut
un juriste éminent, un habile financier,
un diplomate avisé, un ami fidèle, un mécène,
protecteur des artistes, des poètes et des
écrivains (la fontaine, Mme de sévigné,
Mlle de scudéry, Mme du plessis-Bellière…),
un grand bâtisseur (on lui doit l’éblouissant
domaine de Vaux-le-Vicomte), et de surcroît
un grand amoureux… son rôle politique,
souvent méconnu, a été capital dans
la période difficile qui va de la fin de la fronde
à la mort de Mazarin. usant de son crédit
personnel, finançant l’effort de guerre
de la france contre la maison d’autriche,
il sauva la monarchie de la faillite. revers
de la médaille, ce fastueux ministre, rongé
par la chimère et l’ambition, rêvait de devenir
un nouveau richelieu. il entretenait un vaste 89
réseau de créatures dévouées comme h
de séduisantes et dangereuses espionnes,
fortifiait en cachette et pour son compte
la citadelle de Belle-ile-en-Mer. il ne pouvait
que se heurter à l’autorité naissante du jeune
louis XiV. il fut accusé, non sans raison,
par Colbert, l’intendant de Mazarin qui visait
sa place, de prévarication. Mélangeant
ses comptes personnels et ceux du royaume,
illustrations : © ugo pinson pour le figaro Histoire.

il puisait dans les caisses de l’etat à seule


fin de satisfaire son ambition politique.
son arrestation le 5 septembre 1661 par
d’artagnan, puis son procès retentissant
devant une juridiction spéciale, la Chambre
de l’arsenal, marquèrent le début de la
révolution royale. en décembre 1664, fouquet
fut condamné au bannissement, mais
louis XiV, qui ne voulait pas laisser partir
à l’étranger un homme aussi dangereux,
auteur d’un plan secret de soulèvement,
commua sa peine en emprisonnement à
perpétuité. il mourut en mars 1680 au donjon
de pignerol, alors que le roi avait fortement
atténué la rigueur de son régime carcéral.
louise de la Vallière (Tours, 1644-Paris, 1710)

Première des grandes favorites de Louis XIV, Françoise Louise grave maladie, Louise rédigea un texte admirable de repentir
de La Baume Le Blanc, demoiselle de La Vallière, était issue et de foi, Prières et réflexions sur la miséricorde de Dieu.
d’une noble famille du Bourbonnais. Elle fut élevée à la cour Quatre ans plus tard, de plus en plus attirée par la vie religieuse,
de Gaston d’Orléans, puis entra en qualité de demoiselle elle se retira au couvent des grandes Carmélites de la rue Saint-
d’honneur au service d’Henriette d’Angleterre, belle-sœur Jacques, y prit le voile et y mourut après trente-six années
de Louis XIV. Le roi s’éprit rapidement de cette jolie blonde de prière, de jeûne et de macérations. De toutes les favorites
de 17 ans, aux yeux bleus et au sourire plein de charme, affectée royales, elle est la seule dont l’opinion n’a jamais maudit
d’une légère claudication, qui était secrètement amoureuse la conduite ni flétri la mémoire. Elle symbolise, selon Sainte-
de lui. Il lui donna cinq enfants, dont deux furent légitimés : Beuve, «l’amante parfaite » : «Aimer pour aimer, sans orgueil,
EN COUVERTURE

Marie-Anne, demoiselle de Blois, future princesse de Conti, sans coquetterie, sans insulte, sans arrière-pensée d’ambition,
et Louis, comte de Vermandois, qui mourut à 16 ans. ni d’intérêt, ni de raison étroite, sans ombre de vanité, puis
Sa liaison demeura discrète jusqu’à la mort de la reine mère souffrir, se diminuer, sacrifier même de sa dignité tant
Anne d’Autriche en janvier 1666. Dès l’année suivante, qu’on espère, se laisser humilier ensuite pour expier ;
le roi l’éleva au rang de duchesse de Vaujours, en guise quand l’heure est venue, s’immoler courageusement
de cadeau de rupture, tout en la maintenant à la Cour dans une espérance plus haute, trouver dans la prière
afin de cacher le scandale de sa nouvelle liaison adultérine et du côté de Dieu des trésors d’énergie, de tendresse
avec Mme de Montespan. En 1670, se relevant d’une encore et de renouvellement… »

90
h
Le Masque de fer
( vers 1643-Paris, 1703)
peu de mystères ont soulevé autant d’intérêt
et de passion que celui de l’homme au masque
de fer, enfermé par ordre de louis XiV au donjon
de pignerol en 1669, conduit au fort alpin
d’exilles en 1681, dans la citadelle de l’île sainte-
Marguerite en 1687, puis à la Bastille en 1698,
où il mourut en 1703. après Voltaire, Dumas,
assurément, a largement contribué, dans son
Vicomte de Bragelonne, à nourrir les multiples
arabesques de la légende, faisant de cet illustre
inconnu le frère jumeau et clandestin de louis XiV.
au-delà du mythe, cette histoire a une réalité
que nous fait découvrir une petite gazette
manuscrite datant de 1687 : «M. de Saint-Mars
a transporté, par ordre du roi, un prisonnier d’Etat
de Pignerol aux îles de Sainte-Marguerite. Personne
ne sait qui il est ; il y a défense de dire son nom
et ordre de le tuer s’il l’avait prononcé. Il était enfermé
dans une chaise à porteurs, ayant un masque d’acier
sur le visage… » l’homme fut transféré onze ans
plus tard à la Bastille par son geôlier saint-Mars,
un ancien mousquetaire de d’artagnan, qui venait
d’en être nommé gouverneur. Mais cette fois, 91
il portait un masque de velours noir. pas loin h
de soixante hypothèses ont été émises : ce serait
le comte de Vermandois, le duc de Beaufort,
le duc de Monmouth, Molière, le chevalier
de rohan, le diplomate italien Matthioli, le page
noir de la reine Marie-thérèse, le chevalier
d’oger de Cavoye qui aurait été le frère clandestin
de louis XiV… aucune de ces identifications
ne résiste à l’analyse historique. on le sait par
les correspondances et les comptes des prisons.
il s’agissait en réalité d’un simple domestique,
eustache Danger, arrêté à Calais en 1669, ayant À LIRE de Jean-Christian Petitfils
illUstrations : © Ugo pinson poUr le figaro Histoire.

surpris un secret d’importance à l’époque


(peut-être le projet de Charles ii d’angleterre
de se convertir au catholicisme). C’est saint-Mars,
vaniteux et frustré garde-chiourme, qui prit la
décision de le masquer lors de son transfèrement
en 1687, exagérant sciemment les précautions
et les égards respectueux à son endroit,
à seule fin de susciter la curiosité et de se donner
de l’importance, alors qu’il avait seulement
reçu en 1680 l’ordre du roi de faire croire à tout
le monde que ce «misérable » avait été libéré.
Louis XIII, Perrin, « Tempus », 1 056 pages, 18 €.
Historien et écrivain, Jean-Christian Petitfils, Lauzun ou l’insolente séduction, Perrin, « Tempus »,
spécialiste de la France classique et d’histoire religieuse, 576 pages, 10 €.
est l’auteur de plus de trente ouvrages dont le plus Louise de La Vallière, Perrin, « Tempus », 448 pages, 10 €.
récent est Le Saint Suaire de Turin (Tallandier, 2022).
Fouquet, Perrin, « Tempus », 640 pages, 11 €.
EN COUVERTURE

92
H

CARDINAL DE FER
ci-contre : Armure
du cardinal de Richelieu,
vers 1625-1630 (Paris,
musée de l’armée).
d’un poids de 47,7 kg,
cette armure a
vraisemblablement
servi à protéger
le célèbre cardinal durant
le siège de la rochelle,
en 1627-1628, lorsqu’il
inspectait les installations
de l’armée royale .
PHotoS : © PariS - muSéE dE
l’arméE, diSt. rmn-Grand PalaiS
/ JEan-YvES Et nicolaS duBoiS.
© lErnEStål, Erik, SkokloStErS
Slott/SHm (cc BY 4.0).
© PariS - muSéE dE l’arméE, diSt.
rmn-Grand PalaiS / EmiliE
camBiEr.
P ORTFOLIO

Guerre
et Paix
Tout au long de ce XVIIe siècle qui fut celui
des mousquetaires, l’ameublement et les arts
décoratifs français passèrent successivement
du dépouillement à l’opulence.

N
ées sous le règne d’Henri IV, les caractéristiques du style l’orfèvrerie fait assaut de raffinement avec des vases en pierres
Louis XIII puisent à de multiples influences – meubles fla- dures aux splendides montures et des bijoux qui se parent
mands ou baroque italien –, grâce notamment à Marie de d’émail, le faste se répand à travers la vogue des incrustations en 93
Médicis et à l’immense succès en France de son peintre favori, tout genre : mosaïques, marbre, nacre, ivoire, jusque sur les armu- H
Rubens. Passé le foisonnement de la Renaissance, le premier tiers res et les mousquets. C’est dans l’ébénisterie que cette
du XVII e siècle marque le retour à une ornementation plus technique atteindra son apogée sous Louis XIV avec les
dépouillée, l’avènement de formes massives dans l’ameublement, placages en marqueterie de laiton et d’écaille de tortue
où s’affirme l’importance du travail du tapissier. Mais à mesure d’André-Charles Boulle.
que les troubles des guerres de Religion s’éloignent, les arts
décoratifs prennent leur essor et se développent dans tou-
tes les directions, avec une grande recherche d’effet pré-
cieux. Les tapisseries des Gobelins et de la Savonnerie pro-
duisent des pièces somptueuses recherchées par l’élite,

LES FERRETS SONT ÉTERNELS


En haut : Paire de ferrets en cristal, XVIIe siècle
(Stockholm, Statens historiska museer).
Sous la forme de grosses aiguilles de métal,
les ferrets permettaient dès le Moyen Age
de faire passer un lacet dans une série d’œillets.
Ils deviennent des bijoux au XVIIe siècle et
se parent alors de cristal, d’émail, d’or ou de
pierres précieuses. Ci-contre : Bourguignotte
appartenant à un ensemble attribué à Louis XIII,
vers 1630 (Paris, musée de l’Armée).
EN COUVERTURE

94
H

CHEVAUCHÉE FANTASTIQUE
en haut : Présentation d’un cheval
au jeune roi de France Louis XIII, tapisserie
flamande, série «manège royal »,
xviie siècle (château de brissac).
ci-dessus : Le Déluge ou Neptune, vase
couvert, xviie siècle (sèvres, manufacture
et musée nationaux).
© rmn-GranD paLais (sèvres - manuFacTure eT musée
naTiOnaux)/marTine beck-cOppOLa. ©npL/
OpaLe.phOTO. © châTeau De FOnTainebLeau, DisT. rmn-
GranD paLais/ThierrY OLLivier. © meT cc bY 4.0. © rmn-
GranD paLais (musée Du LOuvre)/Jean-GiLLes berizzi .
TRAVAIL D’ORFÈVRE Ci-dessus : Pistolet, par Giovan Antonio
Gavacciolo, milieu du XVIIe siècle (New York, Metropolitan Museum
of Art). Louis XIII s’était vu offrir par le gouvernement vénitien des
armes à feu du célèbre platineur et ciseleur de Brescia. Ci-dessous,
à gauche : Bureau Mazarin, par André-Charles Boulle, XVIIe siècle
(Fontainebleau, musée du Château). Ci-dessous, à droite : Aiguière
en agate, par Jean Vangrol, vers 1640 (Paris, musée du Louvre).

95
H
CINÉMA correspondant aux deux principales intri-
guesdulivre.LesTroisMousquetaires:d’Arta-
Par Marie-Amélie Brocard gnan campe son héros à travers l’affaire des
ferrets de la reine, tandis que Les Trois Mous-

Les
quetaires : Milady, prévu pour décembre,
devrait se concentrer sur les événements

Trois qui
tournant autour du siège de La Rochelle.
Au casting, François Civil, Vincent Cas-
sel, Romain Duris, Pio Marmaï et Eva Green

fontlapaire
offrent un visage à ces personnages im-
96 mortels. Avec neuf mois de préparation et
h presque autant de tournage, Martin Bour-
boulon s’est donné les moyens de bien
faire les choses et cela se voit. On ne peut
que souligner la qualité du travail effectué.
La réalisation est soignée avec de très
Renouant avec le film de cape beaux plans, les scènes de combats très
réussies. La mise en valeur du patrimoine
et d’épée qui a fait les grandes heures français est en outre l’une des grandes
réussites du film, tourné intégralement en
du cinéma français, Martin Bourboulon France et à 94 % en décors naturels : Martin
Bourboulon a véritablement su tirer profit
signe avec ses Trois Mousquetaires de cette richesse mise à sa portée tout en
lui faisant honneur. La débauche de costu-
un film ambitieux et de qualité malgré mes magnifiques embarque le spectateur
(mention spéciale au bal costumé de Buc-
kingham), bien qu’on regrette qu’ils man-
de regrettables défauts. quent de couleurs. On sait, en effet, que le
cinéma et la télévision ont un goût pro-
noncé pour les teintes ternies dès qu’il

U
n cavalier surgit dans la nuit. Son d’Alexandre Dumas est pour un cinéaste un s’agit de remonter le temps ; ici, c’est une
nom n’est encore connu de per- défi de taille. Si beaucoup s’y sont mesurés, ambiance sépia qui domine la photogra-
sonne ou presque, et pourtant bien- aucune adaptation de ce roman parmi les phie. L’ensemble n’est pas sans esthétisme,
tôt celui-ci résonnera pour les âges. A l’instar plus célèbres de la littérature française n’a mais où sont passées les couleurs flam-
de Cyrano, d’Artagnan est de ceux dont la réellement marqué l’histoire du cinéma ni boyantes du XVIIe siècle ? Que sont deve-
renommée littéraire surpasse tellement ne s’est imposée comme référence. Cela lais- nues les casaques bleu roi, remplacées par
celle du personnage historique qu’elle l’a sait au réalisateur Martin Bourboulon le de longs manteaux noirs qui donnent le
totalement éclipsé. S’attaquer à un monu- champ de tous les possibles. Il a choisi pour sentiment que, pour nos mousquetaires,
ment comme Les Trois Mousquetaires cela de découper l’œuvre en deux films l’inspiration a été puisée de préférence
auprès des costumes des personnages du au livre tout en restant dans l’esprit de ordres en temps et en heure ne semblent ici
jeu vidéo Assassin’s Creed ? l’œuvre et de son contexte historique, rien de plus qu’un paravent à ressort comi-
Quant au texte, fallait-il reprendre les dia- notamment la reprise des guerres entre que. alors que pour obtenir un renseigne-
logues de Dumas ? les scénaristes ne vou- catholiques et protestants. Des intrigues ment important, le mousquetaire s’apprête
laient pas de la langue actuelle, tout en crai- intelligemment entrecroisées avec celles de à torturer un témoin clé, on le voit, pour
gnant que celle du romancier ne soit trop Dumas, déjà connues du spectateur, créent «ne pas salir [ses] lames », se saisir d’un cru-
soutenue et figée. il en résulte un entre- ainsi de nouveaux enjeux et permettent à cifix, le tailler en pieu comme d’une arme de
deux qui cherche du côté du langage chacun de s’investir dans l’histoire qui substitution et ironiser sur le fait que, si
sophistiqué de l’ère du classicisme tout en prend vie sous ses yeux. Dieu le voyait et désapprouvait, il intervien-
essayant de le moderniser. le résultat divi- l’ensemble surprend donc très agréable- drait. sans parler d’une provocation gra-
sera. les plus exigeants trouveront sans ment et emporterait efficacement le spec- tuite, la scène est totalement contraire au 97
doute que cette langue reste encore trop tateur dans cette relecture du chef-d’œuvre personnage d’aramis tel que Dumas l’a h
éloignée de celle du XViie siècle ou de celle de Dumas, ne seraient-ce certaines fausses campé. Mais quel sérieux accorder au trai-
de Dumas. C’est peut-être le prix à payer notes, principalement dans le traitement tement de la religion quand on voit un autre
pour conserver un certain dynamisme et des trois personnages qui ont donné son personnage, présenté comme protestant
on appréciera, outre un humour de bon nom au roman et au film. etait-il réelle- peu auparavant, léguer avec émotion son…
aloi, l’absence de cette vulgarité fleurant le ment nécessaire d’affubler Porthos d’une chapelet avant de partir pour l’échafaud ?
XXie siècle dont certaines productions his- bisexualité qui, oubliée aussitôt qu’évo- un comble, alors qu’une grande partie de
© Ben King © Julien Panié. PHoTos : © 2023 CHaPTeR 2 – PaTHe FilMs - M6 FilMs.

toriques ont tant de mal à se défaire sous quée, n’apparaît que comme gage donné à l’intrigue repose sur les interactions entre
prétexte de modernité. le contexte histori- l’air du temps ? Quant à athos, il semble politique et religion ! 2
que enfin est pertinemment esquissé avec avoir oublié sa répulsion pour les femmes ● Les Trois Mousquetaires : d’Artagnan,
un louis Xiii (louis garrel) et un Richelieu héritée de ses traumatismes amoureux du de Martin Bourboulon, avec François Civil,
(eric Ruf) épargnés par la caricature facile passé, pourtant l’un des éléments clés de Vincent Cassel, Romain Duris, Pio Marmaï,
(ridicule pour l’un, diabolique pour l’autre) lecture du personnage. Pour aramis, tiraillé Eva Green, 121 min. Sortie le 5 avril 2023.
qui est bien souvent leur lot. et si le film chez Dumas entre une vocation religieuse
prend des libertés avec l’histoire, il ne fait en sincère et l’appel du monde où l’attend
cela que suivre l’exemple laissé par Dumas. l’amour d’une femme, il laisse ici la place
un autre écueil, en s’attaquant à un à un libertin assumé, bénissant en LES LONGS MANTEAUX
roman aussi universellement connu, est guise de bonne conscience le Ci-contre et en haut : dernier
notamment le risque inévitable que coup d’un soir qu’il laisse d’artagnan en titre,
l’immense majorité du public connaisse le derrière lui. avec ses vingt François Civil donne,
dénouement de la totalité des intrigues ans de plus que le modèle dans ce nouvel opus
mises en scène. Qui dans l’assemblée original (à l’instar de cinématographique
s’inquiète encore de savoir si la reine retrou- l’ensemble des héros et de la célèbre œuvre
vera ses ferrets à temps malgré les efforts antagonistes, qui ont d’alexandre Dumas,
déployés pour maintenir un peu de sus- tous entre dix et vingt ans la réplique à Vincent
pense ? Dès lors, comment surprendre sans de plus que leurs équiva- Cassel (athos), Romain
trahir ? le choix des scénaristes a donc lents de papier), ses vel- Duris (aramis) et Pio
consisté à ajouter des intrigues étrangères léités d’entrer dans les Marmaï (Porthos).
c INÉma
Par Jean-Christophe Buisson et Geoffroy Caillet

Quand
d’Artagnan
faitson
sansconteste,lesetats-unisfurentlesplus
grands pourvoyeurs d’adaptations de la tri-
logie au XXe siècle. outre un excellent max
linder dans le parodique L’Etroit Mousque-

cinéma
taire (1922), c’est le bondissant Douglas Fair-
banks qui s’y colla en 1921 (Les Trois Mous-
quetaires) et en 1929 (Le Masque de fer),
récoltant un article d’un critique américain,
robert e. sherwood, qui sonnait comme
une véritable panthéonisation : «Le jour où
De Max Linder à François Civil, ils sont Alexandre Dumas s’assit à sa table de travail,
EN COUVERTURE

porta ses cheveux en arrière, mâcha le bout de

© eVerett collectIoN / aurImages. © mgm / eVerett / aurImages.


pléthore à avoir incarné le fier Gascon. sa plume d’oie et se dit en lui-même : “eh bien,
je crois que je vais écrire un livre intitulé Les
Avec des résultats contrastés. Trois Mousquetaires”, il est évident qu’il n’avait
pas d’autre objectif en vue que de fournir une
histoire pour un film de Douglas Fairbanks. »

o
bjet d’une quarantaine d’adapta- d’artagnan et de ses compagnons pour réa- mais c’est Les Trois Mousquetaires de
tions pour le grand écran – sans liser un film de cinquante minutes, Les george sidney, sorti en 1948, qui s’imposa
compter les dessins animés – et Mousquetaires de la reine. De l’avis des spé- longtemps comme le film de référence,
d’une dizaine pour la télévision, la trilogie cialistes, il ne fut pas son meilleur, mais la grâce à son panache et à son ironie, relayés
des Trois Mousquetaires naquit au cinéma mode était lancée. elle dure encore : quand par gene Kelly dans le rôle de d’artagnan et
dès les débuts du septième art. la vérité est un réalisateur veut s’attaquer à Dumas, il par la blonde lana turner dans celui d’une
cruelle : c’est un enfant du pays du duc de choisit de préférence Les Trois Mousquetai- milady plus glamour encore que vénéneuse.
98 Buckingham qui, le premier, tenta le royal res.l’œuvrelapluscélèbredeDumasoffreen archétype du film de cape et d’épée flam-
h pari avec Fencing Contest from «The Three effet l’avantage, pour le septième art, d’un boyant, grâce aux ressources du technicolor,
Musketeers », une œuvre de 1898 dont la rôle principal idéal. le fier gascon a pour lui il disqualifie hélas les sympathiques produc-
copie est – faut-il le regretter ? – perdue. d’être courageux, fidèle, batailleur, sensible, tions françaises qui suivront : celle d’andré
cinq ans plus tard, georges méliès s’empa- et d’avoir des amis, des maîtresses, un cheval Hunebelle (1953) avec georges marchal en
rait à son tour du récit des aventures de et une épée. Plus héroïque, ça n’existe pas. d’artagnan et Bourvil en Planchet ; celle de

1
Bernard Borderie (1961), en deux parties, où Wel c h ( co n s t a n c e hormis une esthétique de
le couple gene Kelly-lana turner est rem- Bonacieux), charlton jeu vidéo où se croisent
placé par gérard Barray et mylène demon- heston (richelieu) et ninjas et bateaux volants.
geot. en 1962, henri decoin réalisa Le Mas- Jean-Pierre cassel duels, serments d’ami-

coll. christoPhel © ceres Films / Films marly / gaumont. © aF archive / mary evans / aurimages.
que de fer, avec Jean marais, qui reste le (louis Xiii) y forment une tié, trahisons, cavalcades :
meilleur film national sur le sujet. distribution de rêve. Qu’il on a beau traverser les siè-
entre-temps, les italiens avaient dégainé à suffise de dire que les cles et l’atlantique, le fan-
leur tour : riccardo Freda avait inventé un Beatles avaient été appro- tôme cinématographique
joyeux Fils de d’Artagnan (1949) et vittorio chés pour donner une idée de la loufoque- de dumas n’est pas près de déposer les
cottafavi avait donné, avec Milady et les rie magnifique qui inspire les deux premiers armes, qu’elles soient rapières ou Winches-
Mousquetaires (1952), une version centrée épisodes. la minutie de la reconstitution y ter, s’il est vrai, comme l’a assuré un jour le
sur le bourreau de lille et la femme fatale, cohabite avec une plaisante volonté de réalisateur américain samuel Fuller, que
interprétée par une fort convaincante démythifier les héros, qui les prive cepen- «pratiquement tous les westerns sont nés des
yvette lebon. devenu un fleuron du cinéma dant du panache dont les avait enveloppés trois mousquetaires ». les genres passent, le
populaire, le film de cape et d’épée ne tarda dumas. en d’autres termes, en se voulant style d’alexandre le grand demeure.2
pas à dégénérer dans le mélange des genres, plus fidèle à l’histoire, lester passe souvent à
dont témoigne un fort dispensable Zorro et côté du roman. un comble !
© Film trust Production / everett / aurimages.

les Trois Mousquetaires de luigi capuano les décennies suivantes se sont montrées ARRÊT SUR IMAGE en haut : Les Trois
(1963) où Zorro est joué par l’ex-tarzan, gor- peu inspirées, hormis La Fille de d’Artagnan Mousquetaires de richard lester (1973).
don scott ! mais balayons devant notre de Bertrand tavernier (1994), qui donne un ci-dessous, de gauche à droite : L’Etroit
porte : de ce côté-ci des alpes, Les Quatre rejeton (sophie marceau) au mousquetaire. Mousquetaire (The Three Must-Get-Theres,
Charlots mousquetaires et A nous quatre, L’Homme au masque de fer de randall Wal- 1922) de et avec max linder dans le rôle de
Cardinal ! (1974), du vétéran hunebelle, lace (1998) est une adaptation assez quel- «lindertagnan » ; lana turner (milady)
avaientdéfinitivementfaitplongerleniveau. conque du Vicomte de Bragelonne, malgré et gene Kelly (d’artagnan) dans Les Trois
l’avantage repassa aux anglo-saxons de formidables acteurs (leonardo dicaprio Mousquetaires de george sidney (1948) ; 99
avec la trilogie de richard lester (Les Trois dans le rôle de louis Xiv et de son jumeau, Jean marais (d’artagnan) et gisèle Pascal h
Mousquetaires, 1973 ; On l’appelait Milady, gérard depardieu dans celui de Porthos). (mme de chaulmes) dans Le Masque de fer
1974 ; Le Retour des mousquetaires, 1989). Quant aux Trois Mousquetaires de Paul W. s. d’henri decoin (1962) ; leonardo dicaprio
oliver reed (athos), michael york (d’arta- anderson (2011), tourné en 3d pour mieux (louis Xiv) dans L’Homme au masque
gnan), Faye dunaway (milady), raquel appâter le chaland, il n’a rien à proposer de fer de randall Wallace (1998).
L IVRES
Par Luc-Antoine Lenoir, Geoffroy Caillet, Marie Peltier, Louis Pétrel,
Jean-Pierre Babelon et Michel De Jaeghere

DePlume et Anne d’Autriche


Jean-François Solnon

d’épée
Meurtrie enfant par la mort de sa mère,
arrachée à sa famille dès l’âge de 14 ans,
puis maltraitée par un époux – Louis XIII
– qui oscille entre marques d’estime et
humiliations publiques, Anne d’Autriche
achève sa mue à la naissance de son fils :
mère de roi, son existence prend enfin
C’était la Fronde. Jean-Marie Constant un sens. Ramassé autour de quelques
Fin portraitiste, Jean-Marie Constant retrace l’histoire de la Fronde épisodes forts de sa vie (mariage,
EN COUVERTURE

en distribuant habilement les rôles des principaux rebelles – naissances, veuvage, régence, Fronde,
La Rochefoucauld et Condé en tête –, des défenseurs de la régence, mais exil de Mazarin, majorité
aussi des femmes, dont la promotion, les libertés et les responsabilités de Louis XIV…), ce livre
politiques jettent sur les débats contemporains une lumière singulière. brosse de cette femme
Refusant d’appliquer une lecture révolutionnaire à un mouvement d’exception un portrait
éminemment monarchiste, l’auteur détaille avec talent les raisons équilibré et cohérent,
de la colère, qu’elles soient fiscales ou héritées des ruptures politiques aux confins des affections
de Louis XIII. Plus que la Fronde parlementaire, dont l’ampleur est à nuancer, c’est humaines et de la raison
le soulèvement des princes qui provoquera une tempête d’idées, novatrices ou fantaisistes, d’Etat, qu’elle a su
avant de griser ses meneurs et de s’écrouler dans un fatras d’intérêts particuliers et d’ego. L-AL concilier au service de la grandeur
Flammarion, 2016, 400 pages, 25 €. de la France. Il offre une savoureuse
et virevoltante galerie de portraits de
seconds rôles, où le récit de l’intime ne
100 Mazarin. Le maître du jeu. Simone Bertière cède jamais à la psychologie, mais capture
h Simone Bertière l’avoue volontiers : l’écriture de cette dense avec finesse l’éclosion d’une femme
biographie a fait naître chez elle une sympathie pour le cardinal, politique courageuse et touchante. MP
grandissante au fil de ses découvertes et proportionnelle aux Perrin, 2022, 420 pages, 24 €.
injustices de la postérité. Jusqu’alors, Mazarin luttait par-delà la mort
contre sa légende noire, comme il avait lutté durant sa vie contre
l’arbitraire de l’opinion. On lui reprochait d’avoir négligé les intérêts Louis XIII. Jean-
de ses contemporains en oubliant qu’il avait œuvré pour l’intérêt Christian Petitfils
bien compris de la France. Sa singulière personnalité, son héritage Coincé entre deux
prodigieux – les traités de Westphalie ou des Pyrénées – dans le concert des nations règnes imposants,
ou dans la formation du Roi-Soleil étaient occultés. C’est donc une juste mise au point celui d’Henri IV
que nous offre ce livre de référence, où le lecteur jouit à chaque page d’une écriture et celui de Louis XIV,
volontiers rieuse, dont la clarté parfaite le dispute à une éclatante tonicité. L-AL éclipsé par son
Le Livre de Poche, 2009, 960 pages, 11,40 €. Premier ministre
Richelieu, Louis XIII
fait figure de monarque décharné,
Louis XIII et Richelieu. La «malentente ». Simone Bertière réduit au rôle de figurant sans réelle
«Ils ne s’aimaient pas. Ils ne se sont jamais aimés. » Ce n’est pas consistance. Spécialiste de l’histoire
sur deux vieux époux que Simone Bertière émet un tel verdict, mais moderne, Jean-Christian Petitfils rend
sur l’un des plus fameux couples d’équipiers politiques de l’histoire au souverain la grandeur qu’il mérite
de France. L’historienne tient ici le pari d’une enquête psychologique à travers cette biographie érudite,
serrée et fertile en rebondissements, qui passe au crible l’action d’un grand bonheur de lecture. Sans
commune de Louis XIII et Richelieu à partir des circonstances qui ont nier les faiblesses de Louis XIII, l’auteur
amené deux hommes aussi dissemblables que possible à collaborer souligne combien il eut le souci de son
au service de la France. Mené avec virtuosité, l’exercice aboutit à une peuple et la pleine conscience de son
révision complète de l’appréciation portée sur le roi et son ministre. Non, Louis XIII métier de roi : le dernier roi de guerre
n’était pas un faible et Richelieu un monstre. Et leur inimitié ne les empêcha pas à la façon médiévale, dans une France
de former un attelage politique efficace même s’il fut toujours brinquebalant. GC en pleine transformation. LP
Le Livre de Poche, 2018, 696 pages, 8,90 €. Perrin, « Tempus », 2021, 1 056 pages, 18 €.
Les Mousquetaires ou la violence d’Etat. Rémi Masson Dumas et les Mousquetaires,
Incarnation des aspirations héroïques de la jeunesse au XIXe siècle, les mousquetaires histoire d’un chef-d’œuvre
immortalisés par Alexandre Dumas n’en finissent pas de piquer notre imagination. Simone Bertière
Rémi Masson vient bousculer une vision romanesque fondée sur des exploits et des Pour un coup d’essai, ce fut un coup
individualités hautes en couleur en retraçant l’histoire de cette unité d’élite créée par de maître. Dumas venait de connaître
Louis XIII en 1622 et disparue peu avant la Révolution. D’une plume alerte, il y raconte la gloire au théâtre et il songeait
ses tiraillements entre son identité nobiliaire, associée aux duels, et un Etat absolu à composer un immense récit des grandes
en voie de construction, qui se réserve désormais le monopole de la violence heures de l’histoire de France quand
et lui en délègue l’exercice, notamment à travers la guerre de siège. Passionnant. LP le succès inouï des Mystères de Paris
Vendémiaire, 2013, 160 pages, 18 €. d’Eugène Sue lui révéla les ressources du
roman-feuilleton, tandis que sa rencontre
avec Auguste Maquet lui donnait
Richelieu. Arnaud Teyssier le plus précieux des collaborateurs.
Assurer la paix du royaume et de ses habitants mais ne pas hésiter Simone Bertière raconte ici avec bonheur
à engager la guerre contre tous ceux qui veulent détruire l’équilibre la genèse de la trilogie des Mousquetaires
territorial et politique du pays, les ennemis de l’extérieur certes, mais en même temps qu’elle analyse les ressorts
aussi ceux de l’intérieur, y compris les personnalités les plus proches d’un succès qui permettrait, comme
de Louis XIII, son frère Gaston, sa mère Marie de Médicis et bien des il l’avait souhaité, à son auteur de conjurer
princes ambitieux liés aux forces étrangères : tel fut le propos de toute la mort en devenant pour les siècles,
la carrière de Richelieu. Cette enquête sur le cardinal est menée avec l’ami de ses futurs lecteurs. MDeJ
audace et sensibilité, car l’auteur s’est donné pour règle de ne jamais Le Livre de Poche, 2011, 352 pages, 7,10 €.
détacher l’homme d’Etat de l’homme l’Eglise. Sous le personnage du ministre, affleure
toujours le pasteur chargé d’âmes, le théologien, le confesseur. J-PB
Perrin, « Tempus », 2021, 608 pages, 11 €.

Les Mousquetaires
Le Véritable d’Artagnan. Jean-Christian Petitfils dans le texte
D’Artagnan entra chez les mousquetaires sous Louis XIII, mais Les éditions de la trilogie
c’est sous le règne de son successeur qu’il s’y illustra véritablement, des Mousquetaires
à la guerre et dans les missions que lui confia Louis XIV, comme abondent. Signalons que
l’arrestation de Fouquet et l’incarcération du comte de Lauzun à celle du Livre de Poche
Pignerol, dont il s’acquitta en parfait gentilhomme. Sa mort héroïque propose des introductions
pendant la guerre de Hollande ne marqua pas la fin de sa carrière : et annotations délicieuses
Dumas allait le ressusciter à jamais. Jean-Christian Petitfils le restitue de Simone Bertière, tandis que
ici à la vérité des faits. GC l’intégrale en trois volumes
Tallandier, « Texto », 2021, 272 pages, 9,50 €. de la collection «Bouquins »
bénéficie de la science
incomparable de Claude
Mémoires de M. d’Artagnan. Gatien Courtilz de Sandras Schopp. Elle est accompagnée
«Il n’écrit pas n’importe quoi », précise d’emblée son éditeur. de nombreux documents
Il a tout de même beaucoup inventé. Courtilz de Sandras vécut qui jettent une lumière bienvenue
à la fin du règne de Louis XIV. D’abord soldat, il avait quitté la carrière sur la genèse de l’œuvre et sur ses
des armes après la paix de Nimègue pour embrasser, depuis la prolongements. Le lecteur se retrouve
Hollande, celle de polygraphe, multiplier pamphlets, récits pseudo- comme jamais devant l’embarras
historiques et mémoires apocryphes. Revenu à Paris, il fit deux séjours du choix. Le mieux est d’acheter
à la Bastille, dont le gouverneur avait été mousquetaire et ami de les deux, l’une pour la ville, l’autre
d’Artagnan. C’est sans doute de ses confidences qu’il tira ces Mémoires pour la campagne ou la plage. MDeJ
qui retracent trente ans d’histoire, sans lui être souvent plus fidèle que ne le seraient Le Livre de Poche, « Classiques » :
Les Trois Mousquetaires. Dumas lui emprunta Athos, Porthos, Aramis, Rochefort, Les Trois Mousquetaires, 5,90 € ; Vingt Ans
Milady et la fleur de lys flétrie. Le butin est immense. La lecture de son livre, après, 8,40 € ; Le Vicomte de Bragelonne,
où les obscurités et les invraisemblances abondent, n’en fait pas moins ressortir, trois volumes, à 9,90 € chacun.
par comparaison, la verve du romancier, l’ampleur de son génie. MDeJ Robert Laffont, « Bouquins », trois volumes :
Mercure de France, « Le temps retrouvé », 2023, 496 pages, 11,50 €. 32,50, 22,50 et 25,50 €.
C HRONOLOGIE
Par Luc-antoine Lenoir

alaconquête
du Grand
Siècle
EN COUVERTURE

assistés de Richelieu et de Mazarin,


Louis XIII et le jeune Louis XIV firent
éclore la France moderne.

24 AVRIL 1617 Louis XIII met fin à la et y rétablit le culte catholique. Le parti
régence de sa mère, Marie de Médicis, en protestant se rebelle dans les villes qu’il
faisant assassiner son favori Concino contrôle encore, en Languedoc et dans la
Concini, personnage le plus influent de la région de La Rochelle. M AI 1626 Un complot né dans l’entou-
102 Cour. Peu après, la reine mère est assignée à MARS 1622 A la suite d’une chute, Anne rage de Gaston, frère du roi, dit « Mon-
H résidence au château de Blois. d’Autriche fait une fausse couche qui sieur », vise à assassiner le cardinal de
2 5 J A N V I E R 1 6 1 9 Louis XIII et Anne mécontente le roi. Richelieu. Le comte de Chalais, gentil-
d’Autriche consomment leur mariage, qua- 1622 Louis XIII crée une nouvelle compa- homme pourtant apprécié de Louis XIII,
tre ans après la célébration de leurs noces. gnie au sein de la Maison militaire du roi, est arrêté, jugé à Nantes, condamné à mort
23 MAI 1618 Deux émissaires de l’archiduc équipée de mousquets : les mousquetai- le 18 juillet et exécuté le 19 août.
Ferdinand II sont défenestrés à Prague. Cette res. Le premier capitaine-commandant de 1626-1628 Richelieu intensifie la politi-
révolte des Tchèques protestants, sujets des ce corps d’élite est Charles de Bérard, sei- que royale pour mettre fin à l’irrédentisme
Habsbourg, marque le début de la guerre de gneur de Montalet. des protestants. Il s’attaque à leurs villes et
TrenteAns.Elleopposeraaufildesdécennies 1622 Ministre sous la régence avant son à leurs places fortes, et lance le siège de
les Habsbourg du Saint Empire et d’Espagne, renvoi en 1617, Armand Jean du Plessis, La Rochelle. Les troupes royales encerclent
aux Etats allemands protestants, soutenus duc de Richelieu, est fait cardinal par le la ville, puis une digue est construite pour
par les pays européens à majorité protes- pape Grégoire XV. Marie de Médicis tente barrer l’entrée du port et empêcher le ravi-
tante (Provinces-Unies et pays scandinaves) de le rapprocher de son fils. taillement par les Anglais. Le duc de Buc-
et, à partir de 1635, la France, déterminée à 29 AVRIL 1624 Richelieu entre au Conseil kingham, installé à Saint-Martin-de-Ré,
contrer l’hégémonie des Habsbourg. du roi. tente de prendre le contrôle de La Rochelle
2 2 F É V R I E R 1 6 1 9 Marie de Médicis 1625 La sœur de Louis XIII, Henriette, mais finit par repartir en Angleterre. Il sera
s’échappe de Blois. Un traité de réconcilia- épouse par procuration Charles Ier d’An- assassiné le 23 août 1628 par un fanatique
tion est signé à Angoulême le 30 avril, mais gleterre, qui envoie en France le duc de puritain, John Felton. La Rochelle capitule
la reine mère, qui a levé une armée, s’appuie Buckingham, afin d’escorter la princesse le 28 octobre 1628.
ensuite sur des fidèles de la Cour pour ten- jusqu’à Londres. Une partie de la Cour, 28 JUIN 1629 L’édit connu comme «paix
ter d’affronter son fils. Des défections dont Anne d’Autriche, les accompagne d’Alès » consacre la tolérance du culte pro-
empêchent toute campagne sérieuse, et les jusqu’à la Manche. La reine est courtisée testant mais retire tout pouvoir politique
troupes du roi défont sans difficulté le par Buckingham pendant le voyage. au parti huguenot.
contingent adverse lors de la «drôlerie des 1626 Plusieurs édits royaux inspirés par 9-11 NOVEMBRE 1630 Lors d’une suite
Ponts-de-Cé », le 7 août 1620, suivie d’une Richelieu interdisent à la noblesse de se d’entrevues et de rebondissements,
nouvelle paix signée à Angers. battre en duel. Pour avoir bravé ces édits, Louis XIII prend le parti de Richelieu, favo-
OCTOBRE 1620 L’édit de Pau unit à la Cou- François de Montmorency-Bouteville sera rable à des alliances avec les Etats protes-
ronne la Navarre, le Béarn et le Donezan, décapité l’année suivante. tants d’Europe, contre celui de la reine
La guerre de Trente Ans ROYAUME
DE SUÈDE
ROYAUME ROYAUME
D'ÉCOSSE DE DANEMARK
ET DE NORVÈGE 1630-1632
Gustave Mer
Mer Adolphe Baltique
du Nord 1625-1629 de Suède DUCHÉ
Christian IV DE PRUSSE
DUCHÉ DE SCHLESWIG (dépendant
DUCHÉ DE du Brandebourg)
DUCHÉ DE HOLSTEIN POMÉRANIE
DUCHÉ DE
ROYAUME MECKLEMBOURG
Elbe 1645-1648
mère. Celle-ci perd toute influence à la D'ANGLETERRE ARCHEVÊCHÉ
DE BRÊME PRINCIPAUTÉ Campagne
Magdebourg DE BRANDEBOURG
Cour et se voit enfermée puis contrainte à Lutteram 1631 Berlin suédoise
PROVINCES Barenberge
l’exil. la « journée des dupes » consacre Londres UNIES 1626
Breitenfeld
l’influence dorénavant sans égale du car- PAYS-BAS 1631
HESSE- PRINCIPAUTÉ
dinal auprès du roi. Manche ESPAGNOLS
CASSEL
Lützen
DE SAXE SILÉSIE

Rhi
1632 ROYAUME
29 JANVIER 1635 louis Xiii signe les let-

n
Corbie Montagne Blanche DE BOHÊME
1636 DUCHÉ 1620
DE LUX. PALATINAT
tres patentes qui donnent naissance à 1635-1643 Rocroi
1643
Prague
1618 MARGRAVIAT
l’académie française, institution inspirée Paris
1648
Wimpfen
DUCHÉ DE 1622
WURTEMBERG
1618-1623 1645
Jankau DE MORAVIE
ROYAUME
par richelieu. Campagne
LORRAINE
Strasbourg
Vienne
ienne
Zusmarshausen 1618-1623 DE HONGRIE
1648 Dan
1635 la guerre qui oppose le clan habs- d'Allemagne SOUABE DUCHÉ DE ARCHIDUCHÉ ube
de Turenne BAVIÈRE D'AUTRICHE
bourg, en autriche et en espagne, aux coa- FRANCHE-
litions protestantes du nord (angleterre, Océan
1645-1648 COMTÉ SAINT EMPIRE
CHAROLAIS CONFÉDÉRATION TYROL
Atlantique
danemark, suède notamment), est sur le ROYAUME
HELVÉTIQUE CARINTHIE

point de s’achever par la victoire des catho- DE FRANCE DUCHÉ DUCHÉ


DE SAVOIE DE MILAN
liques. la renaissance de l’empire de Char- Venise

les Quint encerclant le royaume de france Conflit
semble possible. lorsque l’archevêque de franco-espagnol
1635-1643
trèves, protégé par louis Xiii, est enlevé sur
ÉTATS
ordre de ferdinand ii, la france officialise DE L'ÉGLISE Mer
Mer Adriatique 100 km
alors son soutien aux armées suédoises et ROYAUME
Catalogne
D'ESPAGNE Méditerranée Rome
ROYAUME
déclare la guerre à l’espagne le 19 mai. 1640 DE NAPLES

1636 début des révoltes des croquants Limite du Saint Empire Impériaux et alliés Conflits Impériaux Opposants
dans le sud-ouest. ils protestent contre la en 1618 Habsbourg d'Autriche Opposants Principaux
pression fiscale entraînée par la guerre de Territoires protestants Habsbourg d'Espagne Révoltes, frondes mouvements
trente ans. en 1639, les troubles s’éten- Territoires catholiques Alliés Zones les plus Principales
touchées par la guerre victoires
dent à la normandie avec les «nu-pieds ».
ils sont sévèrement réprimés. JEU D’ALLIANCES Ci-dessus : d’un conflit religieux interne à l’empire germanique,
AOÛT 1637 louis Xiii ordonne une perqui- opposant catholiques et luthériens, la guerre de trente ans (1618-1648) impliqua peu à
sition à l’abbaye du Val-de-grâce, où la reine peu l’ensemble des puissances européennes. par crainte d’une hégémonie des habsbourg,
© paris - musée de l’armée, dist. rmn-grand palais / emilie Cambier. © philippe godeffroy.

séjourne régulièrement. Contenant suppo- la france catholique rallia, contre toute attente, le camp protestant. page de gauche :
sément des secrets politiques et militaires, Mousquetaire à cheval, par stefano della bella, 1640-1646 (paris, musée de l’armée).
sa correspondance avec son frère le roi phi-
lippe iV d’espagne est visée. anne d’autri-
che est interrogée par richelieu lui-même, 7 JUIN 1639 la france subit une défaite à france et en touchant 400 000 écus. il est
qui obtient des aveux en répondant à cha- thionville face aux armées espagnoles intercepté par la police de richelieu, qui fait
que fois : «Il y a plus, Madame. » emmenées par ottavio piccolomini. arrêter les principaux instigateurs. Cinq-
1638 malgré sa mésentente avec le roi, 31 MARS 1640 le louis d’or est mis en cir- mars est exécuté à lyon le 12 septembre. en
anne d’autriche se trouve enceinte. les culation et remplace l’écu. angleterre, la guerre civile éclate. le parle-
époux attribuent la naissance à venir à 21 SEPTEMBRE 1640 naissance d’un ment s’oppose à Charles ier et soutient peu à
l’intercession de la Vierge marie, permise second fils de louis Xiii et d’anne d’autri- peu le puritain oliver Cromwell.
par les neuvaines du frère fiacre. le 10 fév- che : philippe, duc d’anjou. 4 DÉCEMBRE 1642 mort de richelieu. le
rier, le « vœu de louis Xiii » consacre le 6 JUILLET 1641 les armées royales butent cardinal mazarin, l’un de ses proches,
royaume de france à la mère de dieu, éta- devant la principauté de sedan, alliée au devient «principal ministre d’etat ».
blissant le 15 août en jour férié. saint empire, lors de la bataille de la mar- 14 MAI 1643 louis Xiii meurt à saint-ger-
15 MAI 1638 richelieu fait arrêter l’abbé de fée. un siège est entrepris, qui aboutit fina- main-en-laye après plusieurs semaines de
saint-Cyran, directeur de conscience des lement à la soumission de la ville le 4 août. maladie. anne d’autriche est nommée
religieuses de l’abbaye de port-royal, cor- 1642 le marquis de Cinq-mars, ancien régente du royaume quatre jours plus tard.
respondant de Jansen et promoteur du favori du roi, échafaude une conspiration dans son testament, le roi avait organisé
nouvel augustinisme ou jansénisme en visant à éliminer richelieu et à mettre fin à un Conseil de régence limitant ses pou-
france, accusé d’hérésie. la guerre avec l’espagne. un traité secret est voirs. la reine fait casser le texte par le par-
5 SEPTEMBRE 1638 naissance du dau- rédigé, gaston d’orléans s’engageant à lement de paris. a la surprise générale,
phin, louis dieudonné, futur roi-soleil, au signer la paix avec philippe iV en lui rendant mazarin est maintenu comme principal
château de saint-germain-en-laye. toutes les places fortes conquises par la ministre et poursuit la guerre.
avec les frondeurs est privilégiée : la Cour
rentre à Paris à la fin du mois d’octobre après
avoir accepté la plupart des exigences parle-
mentaires de la chambre Saint-Louis.
24 OCTOBRE 1648 La France signe avec le
Saint Empire la paix de Westphalie, qui
met fin à la guerre de Trente Ans, et annexe
les territoires des Trois-Evêchés (Metz,
Toul, Verdun), de la Haute-Alsace, ainsi
que plusieurs villes de la région.
6 JANVIER 1649 Les affrontements avec les
EN COUVERTURE

frondeurs ayant repris, la famille royale


s’enfuit à Saint-Germain-en-Laye pendant
la nuit, tandis que le siège de Paris est mis en
place sous le commandement de Condé.
30 JANVIER 1649 Jugé et condamné par le
Parlement anglais pour haute trahison,
Charles Ier est décapité. La Chambre des
lords est supprimée et Oliver Cromwell abo-
lit la monarchie. Il prendra la tête du pays en
tant que lord-protecteur en 1653.
8 FÉVRIER 1649 La prise de Charenton par
Condé et Gaston d’Orléans permet d’affa-
mer les Parisiens en empêchant le ravi-
104 taillement des plaines de la Brie.
H 19 MAI 1643 L’armée de Picardie, menée 13 MAI 1648 Le Parlement, la chambre des 11 MARS 1649 La signature de la paix de
par Louis de Bourbon, futur Grand Condé, comptes, le Grand Conseil et la Cour des Rueil entre Anne d’Autriche et le parle-
cousin du roi, remporte une victoire déci- aides signent l’Arrêt d’union pour siéger ment de Paris met fin à la Fronde parle-
sive face à l’armée des Flandres à Rocroi, où ensemble à la chambre Saint-Louis et pren- mentaire. Une amnistie est décidée, les
s’affrontent plus de 15 000 soldats dans dre des mesures en matière économique. postes d’intendants sont supprimés et le
chaque camp. Assiégée par Louis de Bour- Les réunions accouchent le 30 juin d’un roi s’interdit de créer de nouveaux offices.
bon, Thionville tombe le 8 août. programme de réformes de vingt-sept arti- En retour, le Parlement renonce à exiger
SEPTEMBRE 1643 La «cabale des Impor- cles, qui comprennent notamment un l’exil de Mazarin. Le 18 août, le jeune roi
tants », nouveau complot visant à signer la droit de veto sur les impôts royaux et une Louis XIV rentre triomphalement à Paris.
paix avec l’Espagne et à faire assassiner réduction de la taille. C’est le début de la 18 JANVIER 1650 Mazarin fait arrêter
Mazarin, est déjouée. Son principal instiga- « Fronde parlementaire ». Conseillée par Condé, le prince de Conti et le duc de Lon-
teur, François de Vendôme, duc de Beaufort, Mazarin, Anne d’Autriche s’y soumet. gueville en raison de leur trop grande
fils d’un enfant naturel d’Henri IV, est arrêté 26 AOÛT 1648 La victoire des armées de influence politique et leur attitude ambi-
et emprisonné. La régente abandonne alors Condé sur les Espagnols, à Lens, le 20 août, guë lors des récentes crises. Ils sont empri-
le Louvre pour s’installer avec ses enfants au ayant renforcé le pouvoir royal, Mazarin sonnés au château de Vincennes. De nou-
Palais-Cardinal devenu Palais-Royal, Riche- fait arrêter plusieurs conseillers au Parle- velles révoltes éclatent sur leurs terres,
lieu l’ayant légué à la Couronne. ment, dont Pierre Broussel, déclenchant la qui marquent le début de la «Fronde des
25 JUILLET 1644 La reine d’Angleterre, révolte des Parisiens : c’est la «journée des princes ». L’armée des princes, guidée par
belle-sœur de la régente, fuit l’insurrection barricades ». Le premier président du Par- Turenne, est cependant défaite à Rethel le
anglaise et accoste en Bretagne. lement, Mathieu Molé, est sommé par les 15 décembre.
MARS 1646 Mazarin se voit confier l’édu- insurgés de ramener les conseillers ou de 6 FÉVRIER 1651 L’alliance du parlement et
cation du Dauphin Louis et de son frère. prendre en otages Mazarin et le chancelier de Gondi, futur cardinal de Retz, proche de
JANVIER 1648 Un lit de justice est décidé Séguier. Pour apaiser la tension, la régente Gaston d’Orléans, force Mazarin à fuir à
pour faire enregistrer de force des édits fis- accepte la libération des conseillers. Saint-Germain-en-Laye, puis à s’exiler à
caux par le parlement de Paris. L’avocat 13 SEPTEMBRE 1648 La Cour quitte Paris Cologne. La duchesse de Chevreuse avertit
général Omer Talon prononce alors un pour Rueil. Condé assure Anne d’Autriche son amant Gondi et Gaston d’Orléans de
réquisitoire contre la politique de Mazarin de son soutien face à « l’insolence de ces la fuite imminente d’Anne d’Autriche et de
et l’état des finances du royaume. bourgeois », mais la voie de la négociation Louis XIV. Dans la nuit du 9 février, Gaston
L’Europe après les traités Norvège
RUSSIE
de Westphalie (1648) Oslo Stockholm
Livonie
et des Pyrénées (1659)
ROYAUME
DE SUÈDE
ROYAUME ROYAUME
D’ÉCOSSE Mer
d’orléans fait vérifier la présence du roi au Mer DU DANEMARK Baltique
palais-royal et le montre endormi au peu- du Nord Copenhague
Königsberg
ple de paris. le roi et sa mère se retrouvent
IRLANDE DUCHÉ
prisonniers de la fronde. Osnabrück

©Musée du louvre, dist. rMn-grand palais / Martine Beck-coppola. © philippe godeffroy.


DE PRUSSE
13 FÉVRIER 1651 les princes de condé et Dublin Munster
de conti et le duc de longueville sont libé- ROYAUME BRANDEBOURG Varsovie
rés. Quelques semaines plus tard, anne D’ANGLETERRE Berlin
PROVINCES ROYAUME
d’autriche accepte de convoquer une réu- UNIES SAXE DE
Londres
Dresde POLOGNE
nion des états généraux pour le 1er octobre. Pays-Bas BAS- Silésie
elle se rapproche du parti de condé en fai- espagnols PALATINAT Prague
Flandre Metz Bohême
sant une déclaration qui interdit aux cardi- Moravie
Verdun Hongrie
naux de conseiller le roi, affaiblissant de fait Paris
Toul
Vienne
Mazarin et gondi, qui vise la pourpre cardi- ROYAUME BAVIÈRE
Buda
DE FRANCE
nalice. peu à peu cependant, les exigences Océan Franche-Comté
Transylvanie
AUTRICHE
de condé mènent à sa perte d’influence et Atlantique SUISSE
au retour en force du camp de gondi. Charolais
Milan Belgrade
7 SEPTEMBRE 1651 a 13 ans, le roi est pro- SAVOIE Venise

clamé majeur. anne d’autriche devient EMPIRE OTTOMAN


Avignon Gênes
chef du conseil. Toscane ÉTATS DE
L’ÉGLISE
22 SEPTEMBRE 1651 condé, qui a quitté Roussillon Mer
paris, soulève Bordeaux, puis la guyenne Mer Corse
Adriatique
et plusieurs régions voisines. ROYAUME Rome ROYAUME 100 km
D’ESPAGNE Méditerranée
D ÉCEMBRE 1651 louis Xiv rappelle Naples DE NAPLES
Mazarin à la cour, installée à poitiers. Traités de Westphalie (1648)
Madrid Paix des
F ÉVRIER 1652 alors que Mazarin est Frontières du Saint Empire « Satisfactions françaises » Acquisitions Pyrénées (1659)
romain germanique Possession Bavière Brandebourg
revenu près du roi le 30 janvier, la cour Acquisitions
Villes de Villes des Trois-Evêchés Restitution faite au fils de la France
décide de rentrer à paris, aux mains du par- Westphalie impériales confirmée à la France de l’Electeur palatin Nouvelles
lement, de gaston d’orléans et de gondi, où ont été signés ROYAUME frontières
les traités « Satisfactions suédoises » Pays reconnus indépendants
DE SICILE
devenu cardinal de retz.
MARS-JUIN 1652 condé harcèle les trou- ECHEC À L’EMPEREUR ci-dessus : par les traités de Westphalie, en 1648, la france
pes royales, commandées par turenne se voit reconnaître la possession des trois-evêchés (Metz, toul, verdun), occupés
(qui s’est rallié au roi l’année précédente), de fait depuis 1552 par henri ii, et une partie des territoires alsaciens. la paix avec
sur sa route vers paris. l’espagne lui apporte, en 1659, la flandre et le roussillon. page de gauche : Portraits
2 JUILLET 1652 tandis que l’armée royale d’Anne d’Autriche, de Louis XIV et de Philippe d’Orléans dit «Monsieur », frère du roi,
assiège paris, condé tente de libérer la ville peinture sur émail, par Jean petitot i, Xviie siècle (paris, musée du louvre).
mais voit ses troupes acculées au faubourg
saint-antoine. la duchesse de Montpen-
sier, dite la grande Mademoiselle, ordonne 1656-1658 condé, allié aux espagnols, 2 FÉVRIER 1660 Mort de gaston d’orléans.
alors de tirer au canon sur les troupes du roi affronte les armées royales de turenne 9 JUIN 1660 louis Xiv épouse Marie-thé-
depuis la Bastille, permettant à son cousin dans le nord (valenciennes, cambrai). par rèse d’autriche en l’église saint-Jean-Bap-
condé d’entrer dans paris. ses troupes y le traité de paris, le 23 mars 1657, la france tiste de saint-Jean-de-luz.
sèment la terreur, poussant les bourgeois à s’allie à l’angleterre contre l’espagne. 9 MARS 1661 Mort de Mazarin. louis Xiv
préférer le retour du roi. 22 JUIN 1659 louis Xiv dit adieu à Marie prend lui-même la tête des affaires de
21 OCTOBRE 1652 soutenu par les nota- Mancini, nièce de Mazarin et premier l’etat, conseillé par Jean-Baptiste colbert,
bles de paris, louis Xiv s’installe au louvre amour du roi, avant son départ de la cour. ancien secrétaire de Mazarin, devenu
après une nouvelle entrée triomphale. 7 NOVEMBRE 1659 après la défaite de la intendant des finances le 8 mars.
condé est déchu de ses titres, Mazarin fait bataille des dunes, près de dunkerque, 5 SEPTEMBRE 1661 arrestation du surin-
arrêter le cardinal de retz. l’espagne signe avec la france le traité des tendant fouquet, ennemi de colbert, à
1653 nicolas fouquet est nommé surin- pyrénées. les Bourbons et les habsbourg nantes par le sous-lieutenant des mous-
tendant des finances le 7 février, Jean-Bap- entérinentdeséchangesdeterritoires,fixent quetaires, charles de Batz, dit d’artagnan.
tiste lully, compositeur de la chambre du leur frontière de part et d’autres des «monts 1ER NOVEMBRE 1661 naissance du grand
roi le 16 mars. la fronde prend fin en juillet. pyrénées », et décident l’union de louis Xiv dauphin louis de france, qui assure la des-
7 JUIN 1654 louis Xiv est sacré à reims. à l’infante Marie-thérèse d’autriche. cendance du roi.2
L’esprIT des LIeux

108
© olimpio fantuZ-sime / onlYWorld.net © gardel Bertrand / hemis.fr © Beaux-arts de paris, dist. rmn-grand palais / image Beaux-arts de paris.

Le derNIer CONdOTTIere
CinQ siÈCles aprÈs sa mort, son omBre flotte enCore sur
les salles de son splendide palais d’urBino. reportage en italie
sur les traCes de frÉdÉriC de montefeltre, mÉCÈne magnifiQue.

116
sOus
BONNe
GArde
C’est l’Âme ViVante de
marseille et la « Bonne mÈre »
de tous les marseillais. depuis le xiiie siÈCle, notre-dame
de la garde surplomBe la CitÉ phoCÉenne. Visite guidÉe
À l’oCCasion de la rÉouVerture du musÉe de la BasiliQue.
LA GÉNÉALOGIE,
126 PASSION FRANÇAISE
grÂce À la nuMérisation des archives puBliques sur internet,
il n’a JaMais été aussi Facile de dresser son arBre généalogique.
Mais aussi de se FaMiliariser avec la recherche historique.

ET AUSSI
ÉCHEC AU ROI
le 6 octoBre 1789, louis Xvi,
Marie-antoinette et
la FaMille roYale quittaient
À JaMais versailles pour
les tuileries. l’eXposition
des archives nationales
retrace leur ultiMe destin.
VERTIGO page de gauche, en haut : la forteresse
de san leo, en emilie-romagne, conquise par Frédéric
de Montefeltre, célèbre duc d’urbino, au Xve siècle.
© collection privée archives nationales
de France - atelier photographique, dis -
nicolas cantin - Marc paturange/sp.
Le
dernier
condottiere Par Samuel Adrian
Grand seigneur, fin lettré et mécène avisé,
Frédéric de Montefeltre fit de son duché
d’Urbino l’un des grands foyers artistiques
du Quattrocento italien.
LUMIÈRES D’ITALIE
Urbino, dans les Marches,
joyau de la renaissance
et ville natale de raphaël
Sanzio, où se réunissait
la Cour la plus prestigieuse
de l’italie du Quattrocento.
Son duc, Frédéric de
Montefeltre, condottiere
et humaniste, passa pour
le modèle du prince éclairé.
© giOrgiO FiLiPPiNi-SiME /
ONLYWOrLD.NET
© TOkAR/shuTTERsTOCk. © DOmINgIE & RAbATTI / LA COLLECTION.

D
e toutes les merveilles du musée Francesca à Mantegna, les plus grands notre Frédéric. Les montagnes dont il
des Offices, à Florence, il en est artistes furent mis à contribution pour parle, petites taupinières que Piero della
une d’une laideur remarquable. nous transmettre le contour d’un Francesca a reproduites à l’arrière-fond
C’est un portrait. On n’a jamais vu le visage, la vivacité d’un regard, le détail de son portrait, c’est le Montefeltre. Nous
110 modèle, mais la ressemblance est frap- d’une moue. Nous voilà, grâce à eux, de sommes à cheval entre la Toscane, la
h pante. Plus sûrement que la beauté, la plain-pied avec les grands hommes. Romagne et les Marches, dans une
laideur en effet atteste l’individu. Ce pif Qu’ils soient attifés de brocart, coiffés région bosselée, boisée, pittoresque à
invraisemblable ne sort pas de nulle part. de mortiers ou de mitres, caparaçonné souhait, « en dehors des sentiers battus »,
Cet œil de baleine, énorme, globuleux, d’acier, ces diplomates, ces seigneurs, selon les prospectus des offices de tou-
noyé dans les plis d’une paupière fati- ces cardinaux ou chefs de guerre sont risme, qui disent le contraire de la vérité.
guée, l’artiste n’a pas pu l’inventer. Ces nos contemporains. Ce Frédéric de Qu’a fait cet infortuné Guido pour brûler
trois poireaux en triangle sur la joue ne Montefeltre, duc d’Urbino, vécut il y a en Enfer ? Ne méritait-il pas plutôt le par-
sont pas une fantaisie d’artiste. Ils sont plus de cinq siècles, autant dire hier. don, lui qui se fit frère mineur pour expier
de ces détails qui signent un visage et Qu’importe si son monde n’était pas le ses péchés ? On reviendra bientôt sur ce
que Piero della Francesca a reproduits nôtre, puisque sa valeur, indémodable, point. Qu’il nous suffise pour le moment
minutieusement, à la flamande. La drô- a encore le pouvoir de nous édifier. de savoir que Frédéric compte parmi ses
lerie de ce profil est trop particulière pour Qu’on en juge plutôt. ancêtres « l’homme de guerre le plus
que le peintre n’ait pas travaillé ici D’abord, qu’est-ce que le Montefeltre ? sagace et le plus fin de son temps » (selon
« d’après nature ». Devant les vierges de C’est une lignée et une région. A l’époque la Chronique de Villani), l’un de ces
Botticelli, toutes du même type, le tou- féodale, il n’est pas rare qu’on ne distin- condottieri qui tiennent plus du renard
riste se disait : « C’est trop beau pour être gue plus l’une de l’autre. D’où viennent que du lion, avec ce mélange fascinant
vrai. » Devant la trogne de Frédéric de les Montefeltre ? Du Montefeltre. D’où le de grandeur et de malice qui le désigne-
Montefeltre (1422-1482), unique en son Montefeltre tient-il son nom ? Des Monte- rait à l’admiration d’un Machiavel.
genre, il se dit au contraire : « C’est trop feltre. On appellerait ça aujourd’hui « une Le touriste qui n’a pas de goût pour les
laid pour ne pas être authentique. » famille enracinée ». Les lecteurs de La plages encombrées de Rimini et qui fuit
Dieu merci, les acteurs les plus célè- Divine Comédie se souviendront peut- la compagnie de ses semblables sera
bres du Quattrocento aimaient la gloire être d’un misérable damné qui, trop heu- bien inspiré de louer une bicyclette, ou
et la grandeur. Cette passion est tour- reux d’entendre parler lombard en Enfer, s’il n’est pas sportif, une motocyclette, et
née en ridicule par les moralistes. Elle s’approche de Dante pour lui demander de prendre la Marecchiese (qui n’est pas,
est désavouée par les philosophes. des nouvelles du pays. « Je viens des ou pas seulement, le nom d’une pizza
Nous lui devons pourtant bien des montagnes, dit-il, là entre Urbino et la col- locale, mais désigne aussi une départe-
chefs-d’œuvre. Sans elle, pas de por- line où naît le Tibre. » Ce damné mentale qui longe le fleuve Marecchia et
traits, pas de bustes. De Piero della est Guido Ier (vers 1220-1298), aïeul de s’enfonce dans les Apennins). Au bout
UN PIC, UN CAP OU UNE PÉNINSULE San Leo, capitale du Montefeltre, dominée
par une forteresse imprenable. Sa capture par Frédéric de Montefeltre en 1441 resta
d’une vingtaine de kilomètres, il verra dans les annales comme l’une des plus fameuses roueries du siècle. A droite, la célèbre
sur sa gauche un éperon embastillé : «trogne » de Frédéric de Montefeltre, duc d’Urbino, peinte par Piero della Francesca
Verucchio. S’il pousse plus loin, il tombe lors de son passage à Urbino, vers 1467-1470 (Florence, Galleria degli Uffizi).
sur San Leo, capitale du Montefeltre.
Impossible de la rater, c’est un piton. 111
Verucchio, San Leo, deux citadelles se dit, comme pour toutes les ruses l’Italie du Quattrocento. Les capitaines h
dites « imprenables » et conquises en un d’Ulysse, ou comme à chaque fois d’équipe se haïssaient cordialement. Ils
tournemain par notre champion. qu’on se fait battre aux échecs par plus eurent un même désir de se détruire,
San Leo, berceau des Montefeltre, malin que soi, qu’il fallait y penser. ayant la même ambition : se tailler un
était alors sous l’étendard des Mala- Pour le siège de Verucchio, tenez- royaume sur le royaume de l’autre. Leur
testa. Comment diable s’y prend-on vous bien, c’est encore plus tordu. vie est une partie indéfiniment prolon-
pour conquérir ce nid d’aigle, dont le Verucchio est Drapeau orange du Tou- gée. De revanche en revanche, on n’en
seul accès, il y a cinq siècles comme ring Club italien. Cela signifie que c’est finit pas d’annoncer la belle. La prise de
aujourd’hui, est un raidillon à flanc de un joli village bondé. Il est vrai que les San Leo était, pour ainsi dire, l’ouver-
falaise ? Par la ruse, on l’aura deviné. On arcades de la place centrale lui donnent ture du score ; la bataille de Verucchio
est à l’automne 1441, Frédéric a 19 ans. un charme, une gaieté, dont l’austère fut le début du dernier acte, qui se ter-
C’est bien jeune, il est vrai, mais aux San Leo, grise comme la bure du stylite mina mal pour Sigismond Malatesta. Il
âmes bien nées la valeur n’attend pas auquel elle doit son nom, est totalement jouait pourtant à domicile.
le nombre des années. Voici le strata- dépourvue. La forteresse est vide, à vrai Cet « adversaire très coquin », comme
gème. Vingt têtes brûlées escaladent de dire sans grand intérêt. Elle appartint à l’appelle Pie II, est considéré à l’unani-
nuit la rocca, se glissent en tapinois dans une célèbre famille du coin. Car un nom mité des historiens du temps comme
les rues, verrouillent les maisons de revient sans cesse à Verucchio, un de l’incarnation de la fourberie. A partir
l’extérieur de telle sorte que les habi- ces noms séduisants et terribles qui font d’une personnalité complexe, on forgea
tants n’en puissent sortir. Frédéric, resté rêver les cervelles romantiques : « Mala- une épithète sur mesure : « malates-
au pied de la forteresse, lance l’assaut à testa ». C’est au café, comme toujours tiano », dont le sens recoupe, grosso
l’aube. Réveillés par le grabuge, les sol- en Italie, qu’on va pêcher les informa- modo, ce qu’on entend par « machiavé-
dats affluent pour la défendre. Les vingt tions, ce qui est facile quand on cherche lien ». Il n’y a qu’à voir son profil en lame
hommes de main n’ont plus qu’à hisser les résultats du match de la veille, ce qui de couteau par Piero della Francesca ou
le drapeau feltrien sur la ville haute pour l’est moins quand les informations sont Pisanello : cet homme sait mordre, non
faire croire aux malheureux habitants vieilles de cinq siècles. Pourtant, c’est pas à la façon du chien, mais du serpent.
que les défenseurs se sont rendus. bien d’un match joué en 1462 dont le On jurerait que cette bouche sans lèvres
Découragés, ils abandonnent la partie et touriste vient ici s’enquérir : Rimini- abrite une langue fourchue. Il avait peut-
San Leo est rendue aux Montefeltre. On Urbino, l’un des plus fameux derbys de être son bon côté. La chronique ne le dit
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L’ESPRIT DES LIEUX

112
H

LE VICE ET LA VERTU en haut, à gauche : au pied de la forteresse de Verucchio, le vers de Dante s’éclaire : «Mais il faut ici qu’un homme
vole. » (Purgatoire, chant iV). a droite : Sigismond Malatesta, seigneur de Rimini, et rival du duc d’urbino, par Piero della Francesca, 1451 (Paris,
musée du louvre). a en croire le pape Pie ii, qui le haïssait, les deux condottieri s’opposaient comme le vice et la vertu. en bas : le palais
ducal d’urbino sous son plus beau jour : la façade des torricini. «Moins un palais, note Balthazar castiglione, qu’une ville en forme de palais. »
la cour d’honneur de l’architecte luciano laurana était considérée en son temps comme un chef-d’œuvre de majesté et d’équilibre.
pas. Tout au plus mentionne-t-elle un C’est une perfidie du même type qui palais qu’une ville en forme de palais »,
sens de l’humour bien à lui, celui qui valut à son aïeul Guido de brûler dans commente Balthazar Castiglione. Ici,
consiste, par exemple, à transformer une bolge de l’Enfer : pour piéger des pas de bastille désaffectée comme à
l’église franciscaine de Rimini en temple assiégés, conseilla-t-il à un pape, pro- Verucchio, pas de rocca sinistre comme
païen à la barbe du pape Pie II, qui le mettez la réconciliation. Une fois qu’ils à San Leo, mais une « habitation belle et
condamna au bûcher pour « rapine, ont accepté, et qu’ils se rendent, tuez- digne, telle qu’il convient à la condition
incendie, carnage, viol, adultère, les. Il fallait y penser… et à la gloire honorable de nos ancêtres et
inceste, homicide, parjure, faux mon- Ces fameuses roueries ne nous aussi à la nôtre (je souligne) », selon les
nayage, sacrilège, trahison, lèse-majesté découvrent qu’une face du condottiere, termes même du duc d’Urbino. Deux
et hérésie ». On voit que ce monstre était précisément celle que le profil du musée tourelles, ornées de mâchicoulis pour la
tout désigné pour inspirer Montherlant, des Offices nous masquait : la face forme, flanquent une série d’élégantes
qui en fit un personnage selon son goût, « sauvage » (Frédéric perdit un œil à loggias à caissons. C’est un château,
sensuel, intelligent, tour à tour chrétien vingt-huit ans lors d’un tournoi : être mais un château sans pont-levis, sans
et païen, capable du meilleur et du pire. représenté de profil l’arrangeait bien). créneaux, sans donjon. Un château à
Comment piéger Verucchio, berceau On en oublierait presque que ce soldat Cour, non à garnison. Depuis la place
des Malatesta ? Je vous le donne en éborgné fut surtout un grand seigneur, du Marché, en contrebas du palais, on
mille : par la ruse. Voici. En pleine nuit, on fin lettré, mécène avisé, chrétien équita- grimpe la rampe en colimaçon que Fré-
tambourine à la porte du castello. C’est ble, « lumière de l’Italie », selon les mots déric empruntait à cheval, on débouche
une troupe qui prétend venir à la res- d’un courtisan célèbre. Du reste, il faut place du Duomo. Le terrain est à ce point
cousse des assiégés, envoyée par un
cousin, Malatesta de Cesena. Comment
s’assurer de leur bonne foi ? Ils montrent Ce monstre était tout désigné
le contreseing, une pièce de monnaie à
demi brisée qui s’ajuste à l’autre moitié pour inspirer Montherlant.
de la pièce reçue la veille avec le courrier 113
annonciateur du renfort. On ouvre. On en rabattre sur son côté « sauvage ». Fré- accidenté que la ville, comme le notait h
examine, sait-on jamais, les visages à la déric n’a jamais trompé que ses enne- Montaigne, « n’a rien d’égal, et partout il
lueur des torches. « Celui-là, je l’ai vu à la mis, ce qui est dans l’ordre. Pour le reste, y a à monter et à descendre ».
cour d’Urbino ! » s’écrie un page en dési- il était d’une loyauté à toute épreuve. Castiglione, Montaigne… On n’en fini-
gnant un des soldats. « C’est vrai, rétor- Ces hommes de la Renaissance, multi- rait pas de citer les hôtes illustres. C’est
que celui-ci du tac au tac, je suis un sol- ples, courtois, perfides quand il faut, que la cour d’Urbino était la plus brillante
dat de fortune et je sers qui me paie : en ce complets, autant qu’homme peut l’être, de son temps. Du vivant du duc, déjà, on
moment, Malatesta. » C’est plausible. ignorants l’« à quoi bon ? » , sont facettés accourait de toute l’Italie voir le palais en
Aprèstout,laguerreestunmétier.Ontue comme des diamants. Leur vie chatoie, construction. C’était un bourdonnement
parce qu’il faut bien vivre. La plupart des quel que soit le côté dont on l’aborde. d’artistes, de lettrés, de professeurs.
mercenaires sont de pauvres bougres C’est donc à Urbino qu’il faut aller pour D’artistes, car Urbino était un chantier
appâtés par la solde, et non de ces exal- se donner une vue complète de cet permanent. De lettrés, car la cité
tés imbus de liberté, ou d’autres idéaux à homme « magnifique en toute chose, accueillait l’une des bibliothèques les
majuscules également dévastateurs. mais supérieur en hospitalité » – si l’on plus fournies d’Europe. De professeurs,
On laisse rentrer les filous. Le ver est en croit la chronique du peintre Gio- car on y envoyait faire leurs humanités
dans le fruit. La lettre envoyée la veille vanni Santi, dont les œuvres ont passé, les jeunes princes. Ce n’est pas un
était un faux et les soldats, des hommes mais dont le nom restera « à jamais » (on hasard si Castiglione, hôte d’Urbino et
de Frédéric tout disposés à ouvrir les touche du bois) dans l’Histoire comme grand ami de Raphaël, campa dans
portes aux armées ennemies. A nou- celui du père de Raphaël. le palais ducal cette longue causerie
veau, comme pour le cheval de Troie, Pas de plus belle façon d’arriver à qu’est Le Livre du courtisan. Ouvrons ce
il fallait y penser. Ce n’est pas du jeu, Urbino que par la route alpestre de Mon- manuel que Charles Quint gardait à son
diront certains. C’est mal connaître la tesoffio. On distingue des tourelles, un chevet et dont toutes les cours d’Europe
Renaissance. Et puis, quand on a affaire dôme. Le palais ducal apparaît et dis- firent leur délice pendant deux cents
à des Malatesta, la triche fait partie du paraît au gré des virages. Bientôt le voilà ans. Nous y découvrirons un idéal
jeu. « Comme condottiere, résume sous nos yeux, et sous son meilleur d’honnêteté et d’élégance qu’on vou-
Jacob Burckhardt, Frédéric avait la jour : la façade dite « des Torricini ». C’est drait croire inspiré par les pierres mêmes
moralité politique de ses pareils, ce dont énorme, élégant et sobre. Où finit le d’Urbino, ces belles briques pâles qui
ils ne sont qu’à moitié responsables. » palais, où commence la cité ? « Moins un rosissent à la tombée du jour.
Qui veut aimer ce que nous autres, ces vues en trompe-l’œil, cet aréopage collines (d’où son nom : Urbs Bina). Là-
modernes, appelons « Renaissance », de portraits ? Tout le jeu de ce cabinet haut, depuis le jardin de la forteresse
doit franchir le seuil du palais et voir la d’étude, d’une ostentatoire discrétion, Albornoz, on réalise à quel point la capi-
cour d’honneur de Luciano Laurana. c’est qu’il est plus fait pour la parade que tale européenne de l’humanisme est
« Grâce », « éclat », « mesure », « équilibre », pour la retraite. Le condottiere veut nous petite. On la traverse en quinze minutes.
« force », ces mots nous viennent en montrer qu’il n’est pas qu’un homme On se rappelle qu’à l’époque du duc, tout
grappe. On en cherche un qui résumerait d’action. Ou plutôt, il veut nous convain- le monde connaissait tout le monde. On
tout cela. On trouve enfin, ce mot est cre que cette opposition entre la pensée a alors la nostalgie d’une vie à plus petite
« perfection ». Car il n’y a rien à ajouter, et l’action, ou si l’on veut, entre la théorie échelle. On éprouve le regret d’habiter
L’ESPRIT DES LIEUX

rien à retrancher à cette élégante succes- et la pratique, est une fausse opposition. un monde trop peuplé, où l’homme par-
sion d’arcades. On la tient enfin, la juste Une action juste est une action réfléchie tout est une gêne pour l’homme.
proportion, et on ne veut être nulle part et informée. Le général dirigera mieux Ces mauvais sentiments sont vite
ailleurs. Pour comprendre à quel rêve les hommes s’il a la tête bien faite et s’il balayés par la beauté des Apennins, par
d’harmonie travaillaient alors les archi- connaît son Tite-Live. le spectacle satisfaisant d’une ville réus-
tectes, il faut grimper au premier étage, C’est cette leçon d’humanisme que sie, par le souvenir d’un grand seigneur.
traverser une enfilade de salles aujour- venaient recevoir auprès du duc les «C’étaitmieuxavant!»meconfiaitleven-
d’hui vides et froides, jadis richement princes et les gentilshommes de toutes deur de légumes de la place du Marché,
qui pourtant n’était pas vieux. Sans doute
répétait-il ce que lui avait dit son père, et
Nulle contradiction entre l’homme d’épée son grand-père avant lui. Castiglione
auraitréponduque«silemondeallaittou-
et l’homme de lettres. jours en empirant (…), il y a longtemps
que nous serions arrivés à cet ultime
degré du mal qui ne peut plus empirer ».
114 parées, et voir le tableau que les érudits, les cours d’Italie. Et nous aussi, touristes Urbino demeure. Par miracle, les trem-
h ces maniaques de l’attribution, ont fini modernes, nous voudrions nous mettre blements de terre, fréquents dans la
par déclarer « anonyme ». Tant mieux, à l’école du condottiere éclairé, que région, ne l’ont pas encore détruite. Il faut
nous l’apprécierons pour lui-même, et Juste de Gand, dans un tableau célèbre, aller la voir, non pour nous divertir – le duc
sans dévotion de commande. C’est une nous représente en armure, l’épée au ne l’eût pas approuvé –, mais pour nous
imago urbis, une de ces cités idéales côté, et tenant dans ces puissantes éduquer. Après tout, il dépend aussi de
très en vogue dans l’Italie de la seconde mains un livre grand ouvert, d’où il tire nous, qui l’aimons et la visitons, que l’Ita-
moitié du XV e siècle. Qu’on se figure, les principes du commandement. Vrai- lie n’ait pas dit son dernier mot.2
fuyant dans la profondeur, un sol blanc ment, il a fière allure. Voilà un homme
de marbre comme une salle de bains vertueux, au sens que l’on donnait alors
de milliardaire saoudien, deux rangées à ce terme, et qu’il faudrait lui garder :
de palais face à face, et au centre, une magnanime, courageux, vaillant. Voilà LE BUREAU DES LÉGENDES
grosse rotonde à pilastres. C’est froid, un homme qui, aimant la paix, fit toute En haut et en bas, à droite : le studiolo,
symétrique et du dernier mauvais goût. sa vie la guerre et s’en revenait chez lui où le condottiere travaillait en compagnie
Cela sort de la tête d’un géomètre tout dépenser en mécène ce qu’il avait choisie : saint Thomas, saint Augustin,
imbibé d’Antiquité. On ne voudrait pas gagné en soldat. Le message est clair : Ptolémée, Aristote et autres pères
y vivre. D’ailleurs, il n’y a pas un chat, nulle contradiction entre l’homme de l’Eglise et savants illustres y «font
pas un arbre. Qui donc aurait droit de d’épée et l’homme de lettres, puisque tapisserie ». Au plafond, dans le creux
cité dans cette ville trop belle pour pour bien agir, il faut bien penser. des caissons, la grenade enflammée,
l’homme ? Les statues et les dieux. C’est tout ragaillardi par cet idéal emblème du duc. Le bas des murs, tout en
Mais il y a plus étonnant que ce fan- qu’on sort du palais pour déambuler trompe-l’œil, est marqueté suivant la
tasme vitruvien de marbre et de por- dans les rues. Le jour tombe, et la ville, méthode de l’intarsia par Baccio Pontelli
phyre. C’est le studiolo, le « bureau » de toute peuplée d’étudiants, s’anime de vers 1476, selon les dessins de Botticelli.
Frédéric. Je mets le mot entre guille- place en place. On monte la via Rafaello, En bas, à gauche : Portrait de Frédéric
mets, car je doute que le duc y travailla. on passe devant la maison natale du de Montefeltre et son fils Guidobaldo de
Certes, la pièce est minuscule et la plus peintre urbinate, où Piero della Fran- Montefeltre (détail), par Juste de Gand,
calfeutrée du palais. Mais comment ne cesca fut accueilli lors de son passage, et XVe siècle (Urbino, Palazzo Ducale). Un
pas être distrait par ces intarsia, ces on va se poster sur l’autre éminence de «vertueux condottiere », même livre en
murs presque intégralement marquetés, cette ville de guingois, à cheval sur deux main, ne se départ jamais de son épée.
© gIORgIO FIlIPPInI-sIme / OnlYWORld.neT. © PAlAzzO dUcAle URBInO / AURImAges. © lUIsA RIccIARInI / BRIdgemAn ImAges.

115
H
L’ESPRIT DES LIEUX

116
h
l ieuX de mÉmoire
Par Marie-Laure Castelnau

Sous
Bonne
© gardel Bertrand / hemis.fr © vincent leloup / divergence.

Garde
Après trois ans de rénovation, le musée
de Notre-Dame de la Garde ouvre
à nouveau ses portes. L’occasion
de redécouvrir les secrets de ce haut lieu
religieux et touristique de Marseille.
SANCTUAIRE Ci-dessus : la basilique Notre-Dame de la Garde étend sa bienveillante 117
protection sur la cité phocéenne et la Méditerranée. Les nombreux ex-voto conservés h

C’
est l’âme vivante de Marseille. dans la basilique (en bas) et le musée témoignent de la reconnaissance des Marseillais.
A chaque coin de rue,
elle apparaît, magistrale !
Tel un phare, elle sert de repère à tous Méditerranée. Ici, que l’on soit tout le sens des ex-voto de la basilique,
les habitants car, où que l’on soit dans agnostique ou croyant, tout le monde dont certains sont rassemblés dans le
la ville, impossible de lui échapper : ressent une forte émotion et un musée de Notre-Dame de la Garde.
«C’est elle qu’on voit de la mer, première attachement naturel à ce visage maternel Caché sous le pont-levis de la basilique,
et dernière sur son sommet tout de lumière de Marie. «Tu vois, moi, je ne suis celui-ci avait fermé en 2019, à peine
ourlé de bleu, dominant sa Provence pas croyante, confie avec un accent six ans après son inauguration, par
grecque. » (Marie Mauron). Surnommée à couper au couteau cette Marseillaise manque de fréquentation. C’est dans
la «Bonne Mère » par les Marseillais, à une amie, mais quand j’entre dans la plus grande discrétion qu’il a rouvert
qui y sont attachés autant qu’à leur la basilique, ça me fait le frisson ! » ses portes il y a quelques mois, après trois
équipe de football, Notre-Dame «Monter à la Vierge », selon ans de rénovation. «La première décision
de la Garde est surmontée d’une statue l’expression marseillaise, que ce soit en a été d’animer le lieu grâce à l’organisation
monumentale visible de très loin : bus, par le petit train, en voiture ou même de deux expositions temporaires par
au sommet d’un clocher carré de 41 m à pied depuis le vieux port, à travers les an pour attirer le public », explique Jean-
de haut, surmonté lui-même d’une petites ruelles sinueuses, «ce n’est pas rien, Michel Sanchez, historien d’art et
tour de 12,5 m qui lui sert de piédestal, ça se mérite. C’est un véritable pèlerinage. responsable du musée. La première était
se dresse une Vierge de 11,2 m, réalisée C’est s’élever corps et âme », résume le père consacrée au Noël provençal. Visible
en cuivre doré à la feuille. Olivier Spinosa, recteur de la basilique. jusqu’au printemps, elle laissera place
Cette basilique séduit les habitants Pour un examen, un permis de conduire, l’été prochain à une exposition sur le saint
de la cité phocéenne, mais aussi les une victoire de l’OM ou plus gravement suaire de Turin. Désormais doté d’une
touristes qui viennent du monde entier une maladie, une opération ou une scénographie plus attrayante et d’un
(2 à 3 millions de visiteurs par an) disparition, «ils sont nombreux tous parcours enrichi, le musée de 350 m²
découvrir ce site classé depuis 1917. ceux qui, au long des siècles, sont montés dévoile des photographies, maquettes,
Ils viennent prier ou admirer l’incroyable à la Bonne Mère pour la remercier ou lui cartes, vidéos, objets d’art et une
panorama sur Marseille et la mer demander son aide », se félicite-t-il. C’est importante collection d’ex-voto. 1
© GEORGES ROBERT/PHOTOPQR/LA PROVENCE/MAXPPP.
Ces cadeaux offerts à la Bonne Mère
par les croyants issus de grandes familles
ou par de modestes fidèles pour lui
demander une grâce ou la remercier
d’avoir exaucé un vœu sont d’une grande
variété : dessins, tableaux, objets de culte,
statues, comme ce buste de la Mater
Dolorosa du sculpteur Carpeaux ou cette
Annonciation en faïence de l’atelier
florentin des Della Robbia (début du
L’ESPRIT DES LIEUX

XVIe siècle). Le recteur en reçoit encore une petite chapelle sur cette pointe
aujourd’hui au moins une dizaine par an. rocheuse étroite, affleurement calcaire
Le nouveau parcours du musée raconte à 161 m d’altitude. Depuis cette date,
les pèlerinages organisés depuis des on gravit la colline pour y prier.
siècles vers Notre-Dame de la Garde, Une autre grande particularité
spécialement lors des grandes épidémies, du lieu tient à sa fonction militaire.
mais surtout il retrace huit cents ans Elle est inaugurée en 1524 quand
d’histoire de la basilique, des origines du François Ier, de passage à Marseille,
sanctuaire à sa reconstruction au milieu ordonne la construction de deux forts :
de XIXe siècle. Car Notre-Dame de la le fort du château d’If, puis celui de la
Garde est bien plus qu’une basilique, c’est Garde – une construction horizontale,
un haut lieu religieux depuis le XIIIe siècle. dont n’émerge que le petit clocher
«Une de ses grandes particularités, de la chapelle. Jamais celle-ci ne sera
c’est d’être un sanctuaire sans apparition interdite de fonctionnement par
118 fondatrice et sans miracle fondateur », les militaires, même si le pèlerinage de l’achat d’une nouvelle cloche :
h remarque Jean-Michel Sanchez. dépend de l’ouverture et de la fermeture un bourdon commandé à la fonderie
«Nostro-Damo de la Gardo », c’est du pont-levis qui donne accès au fort. lyonnaise. «Son installation relève de
le nom provençal de cet immense édifice C’est surtout au cours du XVIIe siècle l’exploit », commente Jean-Michel Sanchez.
qui surplombe Marseille. Son histoire, que la dévotion à Notre-Dame de la Le 7 octobre 1845, la cloche, de 8 tonnes
intimement liée à celle de la ville, Garde prend son essor, en particulier et 2,40 m de diamètre, baptisée «Marie-
est séculaire. De cette colline, depuis chez les marins. Le culte et la procession Joséphine », est placée sur une voiture
toujours on regarde et on surveille se poursuivent jusqu’en 1789, lorsque attelée de seize chevaux. Au cours du
la mer. Dès 904, une trace écrite témoigne les révolutionnaires abattent le clocher. trajet, qui durera trois jours, dix chevaux
que le lieu s’appelait la colline de la Garde. Puis, pendant la Terreur, à l’automne 1793, supplémentaires sont ajoutés au convoi.
En 1214, un prêtre marseillais appelé la chapelle est fermée. Dans les années En 1852, le conseil d’administration
Pierre décida par dévotion d’édifier qui suivent, la Vierge en argent est fondue, de Notre-Dame de la Garde obtient
ainsi que les cloches et le trésor. Le mobilier cependant du ministère de la Guerre
et les ex-voto sont dispersés. Ce n’est l’autorisation de principe de reconstruire
qu’à partir de 1807 que le sanctuaire l’édifice au moyen des dons des fidèles.
va connaître une renaissance. En 1829, Dès lors, le fort ne sera plus qu’un socle
grâce à des dons, une nouvelle statue en servant de piédestal à l’église. Le style
argent de la Vierge, qui trône aujourd’hui romano-byzantin est préconisé par
dans la basilique, est commandée à l’architecte de la nouvelle cathédrale, Léon
l’orfèvre Jean-Baptiste Chanuel. En 1843, la Vaudoyer, et l’entreprise confiée à Henri-
reconstruction du clocher s’accompagne Jacques Espérandieu, son élève. La

PLEINE DE GRÂCE Ci-contre : la Vierge en argent réalisée par l’orfèvre Jean-Baptiste


Chanuel entre 1829 et 1835 a remplacé la statue d’origine, qui dominait le maître-autel
et qui fut fondue durant la Révolution. En haut : buste de la Mater Dolorosa de Jean-
Baptiste Carpeaux conservé par le musée de Notre-Dame de la Garde. Au milieu : vue sur
l’abside avec les mosaïques byzantines du cul-de-four, dont le médaillon central représente
une barque, symbole de l’Eglise, voguant sur une mer agitée sous la protection de Marie.
grandiose. couronnée à la cathédrale,
la Vierge est ensuite transportée par
bateau à travers la rade pour regagner
la basilique sur une «mer humaine ».
Occupée par un détachement allemand
à partir de novembre 1942, notre-Dame
de la garde ne sera délivrée qu’en
août 1944, marquant le tournant des
combats de la libération de Marseille,
commandée par le général de Monsabert.
Les allemands ripostent néanmoins
et endommagent fortement le clocher,
le piédestal de la statue et les mosaïques.
Déclassé, le fort avait été remis en
1941 au diocèse de Marseille, aujourd’hui
encore propriétaire du sanctuaire et
de ses abords, qui forment le Domaine
de notre-Dame de la garde. au fil des
années, l’état de la basilique ne fait hélas
que se dégrader. a la fin des années 1990,
des pierres tombent du clocher les jours
de grand vent et il pleut même sur
l’orgue ! une grande restauration est alors
engagée de 2001 à 2008 par l’architecte
première pierre est posée le 11 septembre Dès lors, la fréquentation ne cessera Xavier David, grâce à de nombreux 119
1853 par Mgr eugène de Mazenod, de croître. Les pèlerinages se multiplieront. donateurs publics et privés. cette vieille h
en bas à gauche : © sTephane cOMpOInT / OnLYFRance.FR en hauT : © anTOIne LORgnIeR /OnLYFRance.FR

évêque de Marseille. Mais, faute d’argent, après la mort d’espérandieu en 1874, dame, véritable emblème de Marseille,
le chantier s’interrompt en mai 1855 henri Révoil lui succède et conçoit a retrouvé depuis lors toute sa superbe,
et à plusieurs reprises ensuite. en 1861, les derniers travaux d’aménagement, à l’extérieur comme à l’intérieur. L’intérêt
la crypte, creusée tout entière dans notamment le décor de mosaïque des du lieu, la qualité esthétique et technique
le rocher sous la basilique, est achevée, voûtes et des coupoles, qui sera achevé de l’édifice, de son décor, son mobilier
les murs de l’église haute sont élevés mais en 1896, ainsi que le mobilier et les portes et ses œuvres d’art ont été redécouverts.
le bâtiment reste entièrement découvert. de bronze, posées en 1897. a l’extérieur, asile de paix au-dessus de tous
Les travaux reprennent à l’automne la construction est clairement romane, les bruits de la ville et de toutes
1861 sous l’autorité de Mgr patrice cruice, avec une tour lanterne pour éclairer les agitations du monde, le nouveau
dont l’action va être décisive. Il fait appel le cœur et des pierres blanches et vertes sanctuaire a inspiré de nombreux poètes
à tous les Marseillais et décide que afin de lui donner un caractère plus comme le Marseillais andré suarès,
les donateurs verront leurs noms gravés méditerranéen. a l’intérieur, l’inspiration qui écrivait ainsi en 1931 : «si tu peux
dans le marbre sur les murs de la crypte. est byzantine, avec l’un des plus grands rester debout sur le balcon de Notre-Dame
Les 4 et 5 juin 1864, il inaugure et ensembles de mosaïques du XIXe siècle de la Garde, quand souffle le mistral
consacre le sanctuaire encore inachevé français, d’une richesse chromatique et que l’équinoxe joue à la balle avec
en présence de cinquante et un cardinaux, exceptionnelle, alternant marbre blanc les bateaux sur la mer, tu fais, sans
archevêques, évêques et autres prélats. et rouge. en entrant dans la basilique, quitter le roc, la traversée de la tempête
Le 23 août 1864, une grande procession l’ensemble est saisissant. Véritable la plus sèche qui soit au monde. (…)
apporte dans le sanctuaire des reliques splendeur, la grande mosaïque du cul-de- Tiens-toi ferme à la rampe. Tu es sur
offertes par les principales paroisses de four de l’abside reprend dans son médaillon, le pont du plus haut bord entre tous
la ville. Le clocher n’est achevé qu’en 1866 au milieu d’une explosion d’oiseaux, les navires (…). Notre-Dame de la Garde
et la statue monumentale posée en 1870. d’herbes et de fleurs, «l’histoire de l’Eglise est un mât ; elle oscille sur sa quille.
«L’installation de cette Vierge majestueuse avec ses tempêtes et l’histoire personnelle Elle va prendre son vol, la basilique, avec
et la construction de cette basilique sur de chacun », commente le père spinosa. la Vierge qui lui sert de huppe ».2
cette pointe rocheuse étroite entourée d’un en juin 1931, Mgr Dubourg décide ● Musée et basilique Notre-Dame de la Garde,
fort sont une véritable prouesse technique », de célébrer le couronnement de la statue rue Fort-du-Sanctuaire, 13006, Marseille. Rens. :
souligne Jean-Michel sanchez. de la Vierge au cours d’une cérémonie www.notredamedelagarde.com ; 04 91 13 40 80.
PAS DE DEUX
ci-contre : Marie-

© coll. pRivéE, phoTo aRchivES NaTioNalES DE FRaNcE - aTEliER phoToGRaphiquE, DiS - N. caNTiN - M.paTuRaNGE/Sp. © châTEau DE vERSaillES, DiST. RMN-GRaND palaiS / chRiSTophE FouiN. © coll. paRTiculièRE/Sp .
Antoinette, par adolf
ulrik Wertmüller, vers
1785-1788 (collection
particulière). page de
droite, en haut : Louis XVI
portant les ordres du Saint-
Esprit de la Toison d’or,
par antoine François
callet, Xviiie siècle
(versailles, musée du
château). page de droite,
en bas : Paire de chenets
de la chambre de la reine,
L’ESPRIT DES LIEUX

aux personnages de la
Commedia dell’arte,
Xviiie siècle (collection
particulière).

120
H
P ORTFOLIO
Par Albane Piot

Echec
au
Roi
Aux Archives nationales, une exposition
passionnante raconte les trois années
qui virent les dernières heures politiques
et sociales de Louis XVI, de la famille
royale et de la Cour, installés au palais
des Tuileries par la Révolution.

L
e 5 octobre 1789, une cohorte 17 juin 1789 et devenue Assemblée curés et autres « calotins ». Sous la pres-
immense de femmes armées de nationale constituante le 9 juillet 1789. sion populaire, le roi signe les décrets 121
bâtons, de piques, de fusils, et traî- A leur tête Jeanne Leduc, alias Louise qu’il avait refusés le matin même : les H
nant même quelques canons – des Reine Audu, marchande de fruits de la articles de la Constitution et la Déclara-
armes volées le matin même à l’Hôtel Halle, dont les sans-culottes vont bien- tion des droits de l’homme. Quand, à dix
de Ville –, marche vers Versailles, par le tôt faire la « générale des amazones », la heures du soir, les gardes du corps quit-
pont de Sèvres, au son du tambour. On « Jeanne d’Arc de la Révolution ». Elle tent la place d’armes en rang par quatre,
veut du pain, dont le prix est cette année plaide à la tribune de l’Assemblée natio- ils ont à subir une décharge horrible
excessivement cher et qu’on peine à nale, avenue de Paris, dont elle et ses sous les cris de : « A l’écurie ! A la paille ! »
acheminer dans la capitale, convois compagnes ont envahi la salle des Plusieurs sont blessés, des chevaux
pillés, meuniers refusant de livrer. On séances à leur arrivée à Versailles, le 5 tués, dépecés et mangés sur place par
veut aller chercher le roi et avec lui au soir. On demande la tête « les furies des fau-
l’assurance d’avoir du pain à Paris, de la reine et des gardes du bourgs », à la lueur des
empêcher son départ pour les garni- corps, on peste contre les feux allumés dans la
sons de la frontière. Déjà le comte
d’Artois, frère du roi, Mme de Poli-
gnac, gouvernante des Enfants
de France et proche amie de
Marie-Antoinette, ainsi que le
prince de Condé ont pris le
chemin de l’exil. On veut
massacrer les gardes du
corps du roi, dont on n’a pas
toléré le banquet traditionnel
du 1er octobre à l’Opéra
royal, converti par la rumeur
en véritable orgie. On veut
se plaindre à la toute neuve
Assemblée, constituée aux
états généraux par le tiers état le
L’ESPRIT DES LIEUX

122
H nuit. A six heures du matin, le 6 octobre, enfants royaux, dans un seul et même la vie quotidienne de la famille royale
la grille de la cour de la chapelle est for- carrosse. Autour d’eux la foule des fem- aux Tuileries ? A quel point Louis XVI et
cée par la foule, qui, bientôt, envahit mes coiffées de la cocarde tricolore, Marie-Antoinette perçurent et compri-
toutes les cours et pénètre dans le châ- mêlées aux hommes, gardes nationaux rent-ils chacun les remous qui boule-
teau. Deux gardes du corps, des Huttes de la milice parisienne, soldats du régi- versaient pendant ce temps la scène
et Varicourt, ont la tête tranchée. A la ment de Flandre, danse, chante, fait des parisienne et internationale, la pression
porte des appartements de la reine, Mio- rondes : « Nous amenons le boulanger, de l’opinion publique, les atermoie-
mandre de Sainte-Marie, grièvement la boulangère et le petit mitron. » Les ments des émigrés et des puissances
blessé, fait rempart de son corps. « Je têtes des deux gardes du corps décapi- étrangères ? Quelle fut la marge de
sais qu’on vient de Paris pour demander tés, portées à bout de pique, ouvrent la manœuvre du roi, quel pouvoir lui laissa
ma tête, aurait alors dit Marie-Antoi- marche. On patauge dans la boue, sous ou pas l’Assemblée ? Louis XVI était-il
nette, mais j’ai appris de ma mère à ne le vent et la pluie qui tombe sans discon- ennemi de la Révolution ? Marie-Antoi-
pas craindre la mort, et je l’attendrai tinuer depuis la veille. On arrive aux nette a-t-elle trahi son époux et la
avec fermeté. » La Fayette et la garde Tuileries vers les neuf heures du soir, France ? C’est à toutes ces questions
parisienne s’interposent, évitant le car- dans un château que la Cour a délaissé que la formidable exposition tout juste
nage. Au balcon de la cour de marbre, depuis les débuts du règne de Louis XV, ouverte aux Archives nationales veut
Louis XVI et Marie-Antoinette apparais- sens dessus dessous, triste et mal apporter des réponses, sous la houlette
sent, elle, les cheveux en désordre, pâle, éclairé. « Tout ceci est bien laid, de ses commissaires, les historiens Isa-
mais digne, lui comme frappé de stu- maman », murmure le petit Dauphin de belle Aristide-Hastir, responsable des
peur. « A Paris ! » crie la foule. Le roi quatre ans et demi.
cède : « Mes amis, j’irai à Paris avec ma C’en est fait de la royauté telle qu’on
femme et mes enfants : c’est à l’amour de put la connaître jusqu’alors. Paris a fait
mes bons et fidèles sujets que je confie ce de son roi un prisonnier, placé sous
que j’ai de plus précieux. » surveillance. Il demeurera aux
Vers midi, Louis XVI et sa famille quit- Tuileries près de mille jours.
tent Versailles pour toujours, entassés, On connaît mal ces
avec Mme Elisabeth, sœur du roi, et trois années pari-
Mme de Tourzel, gouvernante des siennes. Quelle fut
DERNIER DOMICILE CONNU a gauche : La Messe de la famille royale
dans la galerie de Diane au château des Tuileries, au cours de l’été 1791,
copie d’époque d’après hubert robert (Fondation Josée et rené
chambrun). ci-dessous : Médaille commémorant l’arrivée de Louis XVI
et Marie-Antoinette à Paris, le 6 octobre 1789, par pierre simon benjamin
duvivier, 1789 (paris, archives nationales). a droite : Lettre de Marie-
Antoinette à Fersen, du 29 juin 1791 (paris, archives nationales). en bas :
Maquette de la Bastille, pierre, bois, stuc, 1790 (paris, archives nationales).

© FondatIon Josée
et rené de chambrun,
15.1.41. photo archIVes
natIonales de France/sp.
© archIVes natIonales,
ae/VIa/79./sp. © archIVes
natIonales de France ae/
VIb/10. /sp © archIVes
natIonales 440ap/1,
dossIer 1, n°8 - WIllIam
sImeonIn /sp.

123
archives privées des Archives nationa- nationale constituante, la Déclaration à Varennes, « il n’y a plus de roi en H
les, Jean-Christian Petitfils et Emma- des droits de l’homme, les premiers France », peut-il seulement constater en
nuel de Waresquiel. départs des princes pour l’étranger, les posant sur le lit du Dauphin endormi le
Dans une scénographie efficace et hésitations – dramatiques dans leurs décret de l’Assemblée ordonnant de
élégante, elle déploie une centaine de conséquences – d’un Louis XVI prison- l’empêcher de continuer sa route. La
documents, pièces d’archives des nier de son éducation, de son sacre et de reine en colère s’en saisit alors pour le
Archives nationales mais aussi de la haute idée qu’il se fait de son rôle de jeter à terre en s’exclamant : « Je ne veux
Suède et d’Autriche, tableaux, gravures prince chrétien, mû ou contraint par un pas qu’il souille mes enfants ! » C’est le
et plusieurs pièces de mobilier, le pré- rejet instinctif de la violence, un refus retour à Paris, lugubre, devant une foule
cieux journal de Louis XVI et son anno- systématique de verser le sang. immense et silencieuse laissant à peine
tation célèbre au 14 juillet 1789 : « Rien » La deuxième partie de l’exposition échapper de temps à autre un « Vive la
(qui se référait en réalité au résultat tente de restituer ce que fut la vie de la Nation ! », la solitude et le silence quasi
d’une partie de chasse), son manifeste Cour aux Tuileries : les décors reconsti- mutique du roi, qui voit malgré lui dispa-
politique aux Français du 20 juin 1791 tués à coups de livraisons du Garde- raître peu à peu la monarchie absolue
et un portrait quasiment jamais exposé Meuble, les vestiges conservés de l’éti- qui était sa raison d’être.
de la reine Marie-Antoinette. quette, comme le lever du roi, la messe Sont évoquées les relations du roi avec
Les repères historiques sont nom- quotidienne, la surveillance étroite, les l’Assemblée constituante puis l’Assem-
breux et solides, permettant au visiteur sorties rares, parfois impossibles, la blée législative, le monarque cherchant
de se faire l’idée la plus précise possible tentative – mal organisée et avortée – de parfois maladroitement les contours
des événements. On raconte d’abord ce fuite de la famille royale. « Tant que le roi nouveaux de son pouvoir. Mais aussi les
qui précéda l’arrivée de la famille royale a pu espérer voir renaître l’ordre et le inquiétudes que suscite la Révolution en
aux Tuileries, la situation politique et bonheur du royaume par les moyens Europe auprès des monarchies abso-
financière catastrophique du pays au employés par l’Assemblée nationale, et lues voisines. Louis XVI charge le baron
lendemain de la guerre de Sept Ans et de par sa résidence auprès de cette Assem- de Breteuil, qui vit en Suisse, de défen-
la guerre d’Indépendance américaine, blée dans la capitale du royaume, dre ses intérêts dans les pays étrangers,
la convocation des états généraux et aucun sacrifice personnel ne lui a s’appuie sur Mirabeau, conseiller pré-
ses enjeux, le serment du jeu de Paume, coûté », écrivit ce jour-là Louis XVI dans cieux, puis envoie un plein pouvoir à
la prise de la Bastille, l’Assemblée son manifeste. Mais après l’arrestation ses frères pour négocier en son nom le
7 juillet 1791. « Si le château des Tuileries
est forcé ou insulté, (…) [le roi de Prusse
et l’empereur d’Autriche] en tireront une
vengeance exemplaire et à jamais
mémorable, en livrant la ville de Paris à
une exécution militaire », menace le duc
de Brunswick, le 25 juillet 1792.
Une place toute particulière est don- LE TEMPS DE L’INNOCENCE
née dans l’exposition à la correspon- Ci-contre : Le Prince royal
dance que Marie-Antoinette échangea Louis Charles vêtu de l’uniforme
L’ESPRIT DES LIEUX

avec le comte suédois Axel de Fersen. de la Garde nationale, par


Des lettres acheminées de Paris à Alexandre Moitte, 1790-
Bruxelles entre les mois de juin 1791 et 1791 (Versailles, musée du
août 1792 par la poste ou via des colis, Château). En bas : Habit ayant
des cartons à chapeau, des boîtes de appartenu à un soldat du
thé ou de biscuits. L’essentiel a été régiment des Gardes suisses,
détruit sauf une partie, rachetée par la vers 1790-1792 (Suisse,
France en 1982. Ces lettres rédigées à château de Morges et ses
l’encre sympathique ou codées ont, musées). Page de droite :
pour certaines, des parties caviardées, La Promenade du Dauphin
c’est-à-dire masquées à l’encre noire. dans le jardin des Tuileries, par
Le projet Rex, lancé en 2015, qui asso- Claude Louis Desrais, 1790-
cie le musée des Archives nationales, le 1791 (Paris, musée du Louvre).
Centre de recherche du Museum natio-
124 nal d’histoire naturelle, la Fondation
H des sciences du patrimoine et le labo- Des lettres émouvantes qui révèlent 16 octobre suivant, ce sera Marie-Antoi-
ratoire de la Cité de la musique à La Vil- une Marie-Antoinette amoureuse cer- nette, qui avait pressenti l’issue fatale,
lette ont permis, grâce au travail d’in- tes, mais toujours femme, reine, mère, écrivant à Fersen, le 1 er août 1792 :
génieurs chimistes et de spécialistes cherchant à se sauver, à sauver le roi, « Depuis longtemps les factieux ne pren-
en écriture ancienne, et à l’utilisation ses enfants et la monarchie. nent plus la peine de cacher le projet
de scanners dernière génération Autour des Tuileries, dans les rues d’anéantir la famille royale… » 3
XRF, de révéler le contenu de certains parisiennes, les cafés, les journaux ● « Louis XVI, Marie-Antoinette
de ces textes pour la première fois et les clubs, circulent pamphlets, et la Révolution. La famille royale aux Tuileries
depuis deux cent trente ans. caricatures et images parfois (1789-1792) », jusqu’au 6 novembre 2023.
Les passages décryptés scabreuses. Sous prétexte que Archives nationales, 60, rue des Francs-
sont de fait compromet- l’Autriche s’est liguée avec la Bourgeois, 75003 Paris. Du lundi au vendredi,
tants car pour la plupart Prusse et a ainsi retourné les de 10 h à 17 h 30 ; le week-end, de 14 h à 17 h 30.
de nature amoureuse et alliances, la France lui Entrée libre et gratuite. Rens. : archives-
politique : Marie-Antoi- déclare la guerre le 20 avril nationales.culture.gouv.fr/louis-xvi-marie-
nette et Fersen crai- 1792. C’est la guerre qui antoinette-et-la-revolution
gnent l’un pour l’autre, entraînera le peuple à faire
aspirent à être réunis, table rase de la monarchie.
sans que jamais il ne Le 10 août, le château des
soit question de trahi- Tuileries est pris d’assaut à
son envers la France ou coups de canons, le roi À LIRE
envers Louis XVI. « Mon suspendu et conduit avec
unique désir est de vous sa famille à la prison du
servir, et ma plus douce Temple. Le 21 septem- Catalogue
récompense, la seule que bre 1792, la monarchie de l’exposition
j’ambitionne, est la gloire sera abolie et la Répu- Gallimard
d’y réussir : je n’en veux blique proclamée le 192 pages
jamais d’autre », écrit Fer- lendemain ; le 21 janvier 1793, 30 €
sen, le 22 décembre 1791. Louis XVI sera guillotiné. Le
© ChâTeau De moRGeS eT SeS muSéeS, SuiSSe, iNV. 1010638./SP. © ChâTeau De VeRSaiLLeS, DiST. RmN-GRaND PaLaiS / ChRiSToPhe FouiN. © RmN-GRaND PaLaiS (muSée Du LouVRe) / ThieRRy Le maGe .

125
H
L’ESPRIT DES LIEUX

126
h T RÉSORS VIVANTS
Par Sophie Humann

Lagénéalogie
passion
française
Les Français se pressent sur les portails d’archives et les
sites de généalogie. Un engouement favorisé par l’accessibilité
des documents et le besoin d’enracinement.
© archives du calvados. © rmn-Grand Palais (château de Pau) / mathieu rabeau.
AU FIL DES BRANCHES ci-dessus : arbre des maisons de bourbon, d’alençon et de navarre 127
(Pau, musée national du château). la généalogie est devenue un «sport national », qui h

d
ans la salle de lecture des archives se pratique d’abord dans les services d’archives, dont celui du calvados, dirigé par Julie
du calvados, à caen, aucun deslondes (en bas, à gauche), grâce aux documents civils ou militaires qui y sont conservés,
bruit ne vient troubler le cri des comme ces cartes de combattants de la Grande Guerre (page de gauche, en haut).
mouettes qui se chamaillent au-dehors.
en ce jeudi de grève, seules deux personnes
sont penchées sur des registres couverts recherches familiales. si l’intérêt des et des sépultures. Plus ou moins bien
d’écritures soigneusement consignées Français pour la généalogie, balbutiant tenus selon les prêtres, les plus anciens
à la plume. renseignements pris, l’une dans les années 1930, n’a cessé d’augmenter ont été souvent perdus. a partir de 1667,
travaille à un mémoire sur l’alcoolisme depuis les années 1970, la mise en ligne ces sources furent mieux conservées, une
dans le département à la fin du XiXe siècle, des archives, entamée il y a vingt-cinq ans, nouvelle ordonnance obligeant les curés
l’autre effectue des recherches sur a décuplé les modalités d’accès et à tenir les registres en deux exemplaires,
les musiciens d’église. nul généalogiste considérablement élargi le public. «Avant, l’un demeurant dans la paroisse, l’autre
amateur. «D’habitude, ils sont cinq ou six, nous n’avions que des microfilms, raconte étant envoyé au bailliage. il reste en
des hommes à la retraite pour la plupart, Julie deslondes, nous échangions les bobines revanche peu de documents antérieurs
précise la directrice des archives Julie entre départements, c’était très complexe. » à la révolution concernant les protestants
deslondes. C’est vrai que nos horaires sont Pour commencer sa généalogie, ou les juifs. le 20 septembre 1792, l’état
difficilement compatibles avec une vie les sources sont les mêmes dans tous civil républicain était établi pour tous
© archives du calvados. e. amsellem.

de salarié, mais nous avons essayé d’ouvrir les départements : les registres paroissiaux, les citoyens, quelle que soit leur religion.
les week-ends et nous avions les mêmes auxquels a succédé l’état civil à la une fois épluché l’état civil, les
personnes que pendant la semaine ! » révolution. l’ordonnance de villers- généalogistes amateurs peuvent fouiller
Pendant ce temps, la salle de lecture cotterêts d’août 1539 ne s’est pas contentée dans les registres de catholicité que
virtuelle, elle, ne cesse de se remplir : en effet de rendre obligatoire la rédaction les curés ont continué de tenir après
600 000 personnes se connectent chaque de tous les actes administratifs en français : la révolution, les recensements de la
année sur le portail des archives du elle a aussi contraint les paroisses population, qui ont lieu tous les cinq ans –
département (6,5 millions de documents à tenir des registres où figureraient les sauf pendant les guerres – depuis 1801, les
en ligne, 50 000 nouvelles pages par an), baptêmes. celle de blois, en 1579, imposera, registres de l’inscription maritime ou ceux
dont 90 % dans le but d’effectuer des quant à elle, les registres des mariages de la conscription militaire, qui donnent 1
de précieux renseignements sur l’aspect
physique de leurs aïeux. ceux dont
les familles ont eu des parcours heurtés,
douloureux, chercheront dans les
documents de l’aide sociale à l’enfance,
dans les registres des orphelinats, des asiles.
© Beaux-arTs de Paris, disT. rmn-grand Palais / image Beaux-arTs de Paris .© Jean-luc BerTini. © archives du calvados.

Beaucoup ont simplement envie de savoir


ce qui est arrivé à leurs grands-parents
pendant la guerre. les amateurs d’histoire
des lieux peuvent se plonger dans les
L’ESPRIT DES LIEUX

archives fiscales (cadastres, hypothèques,


enregistrement…) ou les archives des
communes (celles de moins de deux mille majeure (mariages, successions, achats
habitants doivent déposer les leurs aux et ventes de propriétés…), dont seuls
archives départementales). les répertoires sont en ligne, représente
«Au fond, la généalogie est l’une des entre 6 et 10 km de documents par service
pratiques culturelles les plus accessibles, d’archives. les départements les reçoivent
explique Julie deslondes. Elle recouvre une entre soixante-quinze et cent ans après
demande sociale multiple. La généalogie la rédaction des actes, et les plus anciens
consiste à s’intéresser à ses racines et à avoir remontent au xiiie siècle. la plupart des
envie d’en transmettre le goût. Si, pour actes et des autres archives (naissances,
beaucoup, cela va se traduire par la mariages, conscription…) sont
construction d’un arbre généalogique, communicables en salle au bout de américain, leader mondial de la généalogie,
pour d’autres, c’est une quête personnelle soixante-quinze ans mais mis en ligne fondé par les mormons dans l’utah,
128 plus intime. Pour d’autres encore, ce sera après cent ans. certains, considérés comme les recherches généalogiques faisant
h la manière la plus simple d’accéder à la des données sensibles, telles les archives partie des pratiques religieuses de l’eglise
recherche historique à partir d’un sujet cadré de la répression des juifs, peuvent être de Jésus-christ des saints des derniers jours.
– la famille –, sans avoir besoin de posséder consultés en salle de lecture mais ne seront ancestry héberge plus de 120 millions
des bases universitaires. Nous essayons mis en ligne eux aussi que cent ans après d’arbres généalogiques qui contiennent
de trouver la juste place, en tant que service les faits. d’autres documents enfin (dossiers 16 milliards d’individus et dispose
public, pour répondre à cette demande de procédure criminelle, dossiers d’aide d’une immense base d’adn (20 millions
sociale. Dans le Calvados, nous avons sociale à l’enfance s’ils ne concernent de profils), même si elle s’interdit de
organisé un service d’accompagnement pas le demandeur lui-même) nécessitent commercialiser en France, où la pratique
sur place et à distance, pour les personnes une dérogation pour être consultés. est illégale, ses kits permettant de tester
qui ne peuvent se déplacer. » Beaucoup d’amateurs se pressent son adn à domicile et d’explorer son
les généalogistes amateurs doivent en également sur les sites dédiés à la pratique patrimoine génétique pour connaître
effet se rendre aux archives pour consulter de la généalogie. certains y possèdent des notamment l’origine géographique de ses
tout ce qui n’est pas numérisé, entre autres arbres de plusieurs milliers de personnes ! ancêtres. ce n’est pas le cas de my heritage,
les minutes de notaires. cette source geneanet, le plus populaire, fondé par autre géant de ce juteux business fondé en
Jacques le marois, est une plate-forme israël et société mère, depuis 2021, de Filae,
collaborative gratuite (certaines fonctions l’autre site plébiscité par les Français. my
sont payantes) qui permet de réaliser heritage vendait en toute impunité ses kits
et d’échanger les arbres généalogiques. d’adn de loisir en ligne en France jusqu’à
les internautes ne savent peut-être pas janvier 2023. désormais, les internautes
tous que la société a été rachetée en 2021 français doivent donner une adresse
par ancestry, un gigantesque portail à l’étranger s’ils veulent s’en procurer.

PRÉCIEUSES MINUTES les généalogistes professionnels comme Jacques-régis du cray,


directeur de la recherche du cabinet andriveau (en haut, à gauche), ont un accès
privilégié à des archives très variées, comme les minutiers des notaires (en haut, à droite).
certaines familles nobles arrivent à remonter leur arbre jusqu’au xive siècle, comme
le montre cet ouvrage italien conservé à l’ecole des beaux-arts à Paris (ci-contre).
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Lancé en 2016, Filae est quant à lui un lié au déracinement : ce n’est pas pour OU
moteur de recherche payant, qui permet rien que les Américains sont les champions

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de faire des recherches par nom, ce qui les du monde des recherches généalogiques, 2 ANS € 129
aide considérablement lorsqu’ils ignorent et que les Espagnols et les Italiens, qui ont D’ABONNEMENT h
où sont nés ou morts leurs ancêtres. conservé davantage de solidarité familiale, 12 NUMEROS au lieu de 118,18€

«Nous avons fait un travail titanesque, sont moins concernés que les Français. + 10 € DE RÉDUCTION
explique son fondateur Toussaint Roze, «Quand on a tous ses aïeux dans le cimetière
relevé les noms, les prénoms. Nous avons du village, et que, dans le village d’à côté,
travaillé sur les recensements de population, on vous appelle “cousin”, on n’a pas besoin ABONNEZ-VOUS
sources passionnantes parce qu’on voit la de faire sa généalogie ! » explique-t-il.
composition du foyer, la profession, s’il y avait Contrairement aux généalogistes PAR TÉLÉPHONE
un domestique dans la maison… Ces sources amateurs, lui effectue des recherches
n’étaient accessibles que si on connaissait descendantes. A la demande d’avocats 01 70 37 31 70
la ville, voire le quartier de la personne. ou de notaires, il doit prouver qu’un avec le code RAP23004
Grâce à Filae, des gens ont avancé des arbres individu a, ou non, des héritiers lorsqu’un
généalogiques bloqués depuis plusieurs doute surgit dans une succession. Au-delà PAR INTERNET
années. Nous faisons travailler des centaines des sources classiques, il peut rechercher www.figarostore.fr/histoire
de personnes depuis quinze ans dans des dans les dossiers de carrière, par exemple,
pays francophones comme Madagascar. » ou à partir des photos retrouvées dans les
PAR COURRIER
en adressant votre règlement de 45 €
Spécialisé pour sa part dans les effets du défunt. Il mène au besoin sa quête
ou 80 € à l’ordre du Figaro à :
recherches d’héritiers, Jacques-Régis sur les terres d’immigration (Etats-Unis,
Du Cray aime arpenter les longs couloirs Argentine) ou d’émigration (Pologne, Italie, Le Figaro Histoire Abonnement,
des anciennes écuries de l’hôtel particulier Espagne…). «Aujourd’hui, les familles sont 45 avenue du Général Leclerc
parisien où est entreposé le trésor du tellement éclatées que c’est moi qui apprends 60643 Chantilly Cedex
cabinet Andriveau, professionnel de la souvent aux individus que leur père vient
généalogie depuis 1830. Ces documents de mourir ou qu’ils ont des frères et sœurs. » Offre France métropolitaine réservée aux nouveaux abonnés et
valable jusqu’au 31/05/2023. Les informations recueillies sur ce
très complets sur l’état civil des Parisiens Une chose inquiète cependant Jacques- bulletin sont destinées au Figaro, ses partenaires commerciaux et
ses sous-traitants, pour la gestion de votre abonnement et à vous
sont d’autant plus précieux que les archives Régis Du Cray. Si les animaux accèdent à un adresser des offres commerciales pour des produits et services
similaires. Vous pouvez obtenir une copie de vos données et les
de la ville ont brûlé dans les incendies statut juridique, auront-ils le droit d’hériter ? rectifier en nous adressant un courrier et une copie d’une pièce
de la Commune en mai 1871. Pour lui, Lui demandera-t-on un jour de faire d’identité : Le Figaro, DPO, 14 boulevard Haussmann 75009 Paris.
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l’essor exponentiel de la généalogie est la généalogie de Mirza ou de Médor ?…2 cochez cette case ■. Si vous ne souhaitez pas que vos coordonnées
soient transmises à nos partenaires commerciaux pour de la
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sur www.lefigaro.fr - Société du Figaro, 14 bd Haussmann 75009 Paris.
SAS au capital de 41 860 475 €. 542 077 755 RCS Paris.
a Va nT, a prÈs
Par Vincent Trémolet de Villers

Les
© françoIs boucHon/le fIgaro.

droits de
l’âme
V
oici l’homme libre. on a «arraché les consciences humaines sacrifice et une franchise absolue vis-à-vis de soi-même. le travail
à la croyance » (rené Viviani), éteint une à une les lumières n’est pas seul à accueillir cette vertu, la contemplation de la nature,
dans le ciel, rompu ses attachements, étendu infiniment ses les splendeurs de la culture, les richesses inestimables de l’amitié, la
L’ESPRIT DES LIEUX

droits à mesure que l’on réduisait ses devoirs. Dieu est mort. la recherche commune de la vérité permettent d’ouvrir le cœur aux
patrie ? une vieille lune. la famille ? un contrat périssable. la réalités supérieures.
culture ? un héritage encombrant. l’individu règne sur lui-même, par une forme d’humilité, enfin. «Rares sont les êtres qui se lais-
mais quand s’estompe le plaisir épais de la consommation, quand, sent naturellement guider par la grâce et non par le savoir ou le pou-
malgré tout ce qu’on fait pour la cacher, la mort étend son ombre, le voir », écrit sonia Mabrouk, qui pointe avec une très grande lucidité
voilà saisi d’inquiétude, étreint de nostalgie. l’âme enfouie veut du l’orgueil aveugle qui veut augmenter l’homme et vaincre la mort.
merveilleux, du sublime, de la grandeur, de la rédemption, de l’éter- l’auteur ne craint aucune considération personnelle pour appuyer
nité : du sacré. c’est cette complainte intérieure que sonia Mabrouk son raisonnement, mais elle ne dévoile jamais le secret de sa quête.
exprime avec talent et profondeur dans son dernier essai. Quand on s’approche de Dieu, elle revient à la république ; quand
Depuis son premier livre, Le monde ne tourne pas rond ma petite- on retrouve la politique horizontale, sa pensée verticale nous recon-
fille (flammarion, 2017), délicieux dialogue avec sa grand-mère, duit vers le ciel. la fin du livre, cependant, vient éclairer de sa lumière
jusqu’à sa charge contre les déconstructeurs (Insoumission fran- tout ce qui précède. un épilogue poignant en forme de profession
çaise, editions de l’observatoire, 2021), en passant par son roman de foi. ce n’est pas dans les traités savants que l’on s’approche du
sur un enfant revenant du djihad, l’essayiste incisive et intrépide est mystère mais par le visage d’une mère sur son lit de mort. «Envelop-
130 convaincue que l’idéologie ne recouvre pas le mystère de l’âme, pée dans un drap blanc immaculé, un léger sourire sur ses lèvres, les
h qu’il est une dimension centrale de l’humanité que la politique pommettes saillantes, le front fier, des taches de rousseur délicatement
comme la sociologie omettent. elle l’appelle donc le sacré, disséminées autour de son nez si délicat, elle irradiait le sacré,
c’est-à-dire, selon les mots de régis Debray, «tout ce qui écrit sonia Mabrouk. Elle savait que Dieu était avec elle,
légitime le sacrifice et interdit le sacrilège ». et me l’a fait savoir. » 2
la notion, au premier abord, est tellement
large qu’elle peut en devenir floue. on la rem-
placerait pour simplifier par Dieu, religion, vie
intérieure, inquiétude spirituelle. c’est tout À LIRE
cela, nous dit sonia Mabrouk, mais cela ne suf-
fit pas. a l’ombre du saint-exupéry de La Lettre Reconquérir
au général X, ce dont elle veut faire la preuve, le sacré
c’est qu’un tour d’esprit nous a désappris le Sonia Mabrouk
silence, la distance, qui seuls permettent de Editions
retrouver la beauté des rituels naturels de de l’Observatoire
l’existence, la grandeur des liturgies sociales, 144 pages
politiques ou religieuses. cela consiste à faire 19 €
déjouer « la conspiration contre la vie inté-
rieure » décrite par bernanos. comment ?
D’abord par l’évocation de lieux, d’atmosphè-
res, de souvenirs. la cathédrale de carthage
qu’elle a connue dès l’enfance, le chant du
muezzin, les cérémonies militaires au
© HannaH assoulIne/sp.

Mont Valérien, la forêt de colonnes dans


la cathédrale de cordoue, la messe gré-
gorienne que l’on entend dans les églises
catholiques depuis des siècles…
ensuite, par l’exigence. notion
ancienne qui repose sur l’effort, le

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PHILIPPE II ET ALEXANDRE LE GRAND


OF

Adrian Goldsworthy

En métamorphosant un royaume affaibli du nord de la Grèce en empire planétaire, Philippe


et Alexandre de Macédoine (- 359 / - 323) ont bouleversé le cours de l’Histoire.
À la fin de sa brève existence, à 32 ans, Alexandre le Grand avait éclipsé la grande puissance
fin
perse, traversé l’Hindou Kouch et pénétré dans ce qui est aujourd’hui le Pakistan : son
empire s’étendait de la mer Adriatique au sous-continent indien. Mais son succès n’était pas
seulement le produit de son génie personnel et d’une énergie inépuisable. Il résultait aussi
de plusieurs décennies d’efforts réalisés par son père. L’Histoire nous a présenté Philippe II
de Macédoine comme un vieil homme dont l’assassinat, fort commode, a permis l’arrivée
au pouvoir de son fils génial. Erreur et mensonge. Des dizaines d’années de combats
acharnés et d’indéniables talents de diplomate l’ont conduit à unifier le pays et conquérir la
Grèce tout en bâtissant une armée invincible. Tout cela, il l’a transmis en héritage à son fils,
au bon moment et à l’âge idéal pour pouvoir s’auréoler d’une gloire encore plus grande et
bâtir le premier grand empire de l'Antiquité.
Philippe et Alexandre ont tous deux joué un rôle essentiel dans la très large diffusion de
la langue et de la culture hellènes, aux répercussions nombreuses et profondes, comme
l’écriture du Nouveau Testament en grec et un empire « romain » hellénophone qui survécut
Nombre de pages : 672 pendant mille ans à l’est de la Méditerranée après la disparition du dernier empereur
Format : 16,5 x 24 cm régnant en Italie.

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PHILIPPE II ET ALEXANDRE LE GRAND
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