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Oran : un urbanisme sans histoire

Détruire pour construire, disent-ils


Fouad Soufi
Dans Monde Arabe 1994/1 (N° 143), pages 204 à 211
Éditions La Documentation française
ISSN 1241-5294
DOI 10.3917/machr1.143.0204
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Oran : un urbanisme sans
histoire
Détruire pour construire, disent-ils
Fouad Soufi*

Oran entretient des rapports compliqués sinon ambigus avec ses urbanistes.
Tout se passe comme si la ville, une fois sortie de son site primitif, avait décidé
d'orienter son extension contre la volonté de ceux qui sont censés organiser son
Monde arabe espace. Les urbanistes proposent, mais la ville et la vie disposent. Aussi n'est-il pas
Maghreb
Machrek surprenant qu'Oran ait du mal à gérer son espace, qu'Oran multiplie à l'envi les
Numéro spécial contradictions, qu'Oran ait mal à son histoire**.
1•• trimestre 1994 « Comment s'attendrir sur une ville où rien ne sollicite l'esprit », s'interroge
Albert Camus, pas généreux du tout, « où la laideur est anonyme, où le passé est
Oran : un urbanisme
sans histoire réduit à rien » (1). De cette petite phrase assassine et de bien d'autres encore, il faut
retenir la terrible actualité.
204 Peu importe la laideur, qui n'est finalement que celle des hommes. L'esprit ?
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N'a-t-on pas régulièrement reproché aux Oranais d'hier et aux Oranais d'aujourd'hui
leur prédilection pour le commerce et le sport ? Pas plus hier qu'aujourd'hui, comme
l'a remarqué Camus, « on n'agite sur les boulevards d'Oran, les problèmes de l'Etre
et l'on ne s'inquiète du chemin de la perfection ». Le passé réduit à rien ? On sait le
sort réservé hier comme aujourd'hui aux traces matérielles du passé de la ville ! La
disparition du patrimoine historique monumental d'Oran se poursuit inexorablement
dans l'indifférence quasi-générale.
L'urbaniste rejoint le philosophe. En 1959, l'urbaniste en chef du Gouverne-
ment Général, ancien chef du service de l'Urbanisme à Oran constatait pour sa part
que « le site oranais, sévère mais non sans grandeur. .. a été gravement atteint » (2).
Bilan sans complaisance pour l'urbanisme colonial. Dur bilan pour les urbanistes
d'hier, et pour les urbanistes d'aujourd'hui, qui s'extasient devant l'œuvre de leurs pré-
décesseurs. Bilan qui devrait nous indiquer les limites méthodologiques d'un urbanis-
me qui nierait l'histoire. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : du rapport qu'entretiennent
les urbanistes d'Oran avec l'histoire de la ville. Rapports problématiques, s'il en est,
face à une ville qui traîne depuis pratiquement sa fondation les mêmes problèmes.
Il serait intéressant de s'interroger sur les politiques (les fantasmes ?) des
urbanistes d'Oran, sur leurs réactions face à une ville qui paraît se constituer, se
construire, se développer par l'affrontement (le choc) entre des permanences (corn-

* Conservateur en chef des Archives de la Wilaya d'Oran.


** Les différentes remarques relevées dans ce texte doivent beaucoup aux discussions sans fin que nous avons
eues avec les géographes B. Semmoud, A. Bendjellid, B. Baghdadi, avec les sociologues S. Benkada, l'un des
plus fins connaisseurs de la ville, les urbanistes T. Guerroudj et les animateurs du groupe << Atharouna ''· L'ou-
vrage de R. Lespes, Oran. Histoire et géographie urbaine, est fondamental , comme la lecture de la presse spé-
cialisée dont Travaux Publics et Bâtiments et la presse locale : L'Echo d'Oran, la revue Oran, et les différentes
feuilles publiées au XIX' siècle. Enfin, il faut signaler surtout les procès-verbaux de la commission d'urbanis-
me des années 50, et les dossiers d'archives relatifs à l'urbanisme.
( 1) Les citations d'Albert Camus sont tirées du Minotaure ou la halte d'Oran. Les réflexions de Claude-Mau-
rice Robert et de Blanche Cazes ont été tirées de la revue Oran, 1927.
(2) Roux-Dufort, << L'urbanisme en Algérie », conférence prononcée à Alger le 8 janvier 1959, et publiée par
les Annales de l'Institut technique du bâtiment et des travaux publics, n° 137, mai 1959. Supplément: Enquê-
te sur l'habitat en Algérie, III.
MER MÉDITERRANÉE
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NOUVEAUX

Mostaganem-
Arzew

Sanchidrian
(Delmonte)

Ras el Ain QUARTIERS

ORAN ET SES FAUBOURGS


ment les dépasser?) et des ruptures (comment les assumer?), par l'opposition (et non
la complémentarité) entre l'ancien (qu'il faut bien préserver, mais pourquoi ?) et le
nouveau (qu'il faut bien installer, mais où ?).
Les cent visages d'Oran qui caractérisaient la ville en 1950, selon Robert Tin-
thoin (géographe et archiviste), semblent la traduction sur le terrain de ces paradoxes,
de ces permanences, de ces ruptures, de ces choses sur lesquels les urbanistes répu-
gnent à s'arrêter. Paradoxes d'une ville qui affiche fièrement sa modernité, rejette en
même temps sa réputation de ville coloniale mais enterre chaque jour un peu plus les
vestiges de son histoire. Paradoxes d'une ville qui «tourne le dos à la mer» (encore
Camus) et qui manque cruellement d'eau douce, alors même que cette mer et ses res-
sources en eau sont à l'origine de sa fondation.

• La ville dans 1•histoire


Car Oran est né de la mer. Ce fut dès l'origine un port, une petite crique, deve-
Monde arabe nu une véritable cité en 902, suite à une alliance entre marins andalous, heureux
Maghreb d'avoir trouvé de l'eau douce, et tribus berbères. Au x• siècle, al Muqqadasa la pré-
Machrek sente comme une ville maritime. Un siècle plus tard, Al Bakri signale ses eaux cou-
Numéro spécial
1"' trimestre 1994 rantes, sa fortune et la rade de Mers-el-Kébir. Al ldrissi, au XII• siècle, précise que
son port n'abrite de rien mais que ses habitants vivent dans la prospérité. Les chroni-
Oran : un urbanisme queurs arabes jusqu'à la fin du xv• siècle sont unanimes à souligner le rôle maritime
sans histoire
d'Oran, sa fonction de débouché des produits sahariens et ses relations avec les autres
ports de la Méditerranée septentrionale. A cette époque, la ville se paie même le luxe
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d'une importante vie intellectuelle autour du mystique Sidi el Houari et de son dis-
ciple Ibrahim Tazi. Mais Sidi Ahmed b. Youssef nous avertit déjà : « Constantine
étudie, Alger fabrique et Oran gâte ». Enfin ce port qui fait la richesse de la ville, lui
attire aussi des ennuis. Les Espagnols occupent la ville et en font une importante
place forte, dont subsistent de beaux exemples d'architecture militaire (3).
C'est une décision politique qui va faire d'Oran une ville. Le bey Mustapha
Bouchlaghem, entre deux occupations espagnoles (1708-1732), fait de ce « préside »
le chef-lieu de la province de l'Ouest. Le bey Mohamed-el-Kébir, qui libère définiti-
vement la ville des Espagnols en 1792, confirme ce choix que renforcent les Français
en 1831, enfermant à tout jamais Tlemcen dans son rôle de ville d'art et d'histoire, et
Mascara dans le souvenir de sa grandeur un moment réalisée par l'Émir Abdelkader.
Lorsque les Français prennent Oran, ils constatent sans plus, que « la ville est
bien percée » sans chercher à comprendre ni pourquoi, ni comment ! En fait, c'est Je
bey Mohamed-el-Kébir, le premier urbaniste de la ville, qui l'a fait sortir de son site
initial, en ouvrant un nouveau quartier (quartier dit israélite jusqu'en 196:2, « derb »
aujourd'hui), et en imposant Je respect de l'alignement des maisons. Mais pour justi-
fier les destructions auxquelles s'emploie Je général Boyer (surnommé « Pierre le
Cruel »), les nouveaux maîtres de la ville expliquent qu'elle était « dans un tel état de
dévastation qu'il fallut adopter un plan de démolition pour édifier du nouveau ».
(Tableaux des Établissements Français, 1838). Détruire, disent-ils, pour reconstruire !
Voilà bien une pratique que l'on rencontrera tout au long de l'histoire urbaine d'Oran
jusqu'à nos jours. Ce qui suggère qu'apparemment les urbanistes d'Oran s'inscrivent
dans une continuité méthodologique dans leur approche du site : celle de la ,, terra
nullius » d'où l'histoire est nécessairement exclue. Il s'agit chaque fois, soit de détrui-
re Je vieux bâti, soit de construire sur des terrains nus. Le bey Mohamed-el-Kébir, en

(3) Oran est occupée par les Espagnols de 1509 à 1792. Les travaux d'aménagement et d'édilité réalisés entre
1550 et 1650 (qui lui valurent d'être désignée comme la << Corte Chica >>)ont-ils vraiment fait de ce préside
une ville ? Port militaire, entièrement dépendant de l'Espagne, Oran n'eut, du XVIe au XVllle siècle, aucun
rapport, sinon de guerre, avec son arrière-pays. La vie intra-muros n'était pas celle d'une ville, mais d'une
caserne, sinon d 'un bagne.
s'attaquant au plateau à défaut de rénover les quartiers anciens, durement éprouvés
par le tremblement de terre de 1791, a inauguré l'orientation de la ville vers l'Est.
C'est ainsi que Bab Souk, la place extra-muros qui servait de marché devient le
champ de manœuvres, qui se transforme à son tour en place d'Armes, plus tard en
place Foch, pour s'appeler, encore plus tard, place du 1er novembre. Mais c'est vers
le Sud que le général Lamoricière crée pour les Arabes, le village des Djalis, autre-
ment dit « le Village Nègre », ou Madina Djadida (Oran est probablement la seule
ville arabe où la médina, ou ce qui en tient lieu, est appelée « Ville nouvelle » ).
La marche vers l'Est est infléchie par la construction de nouveaux quartiers au
sud et sud-est, qui éloigne un peu plus la ville de son port et de ses sources.
Il faut dire qu'en fait, en ce XIXe siècle, les urbanistes, pour qui Oran n'a
jamais été qu'une petite cité espagnole où tout est à créer, ont dû tenter de résoudre
un problème complexe : comment organiser, développer, gérer l'extension d'une ville
qui tire sa richesse d'un port dont elle s'éloigne, qui a des besoins toujours accrus
d'eau douce mais qui enterre ses sources ; comment venir à bout d'une topographie
difficile pour maîtriser son espace à bâtir. Cette situation entraîne par ailleurs une
spéculation foncière difficilement contrôlable, mais libère l'imagination des urba- Monde arabe
Maghreb
nistes qui n'en finissent pas de proposer de grands projets d'architecture.
Machrek
L'impression générale des différentes lectures que l'on peut faire des plans Numéro Spécial
d'embellissement, de construction ou d'aménagement élaborés depuis les années 1890 1"' trimestre 1994
jusqu'au dernier Plan d'urbanisme directeur (P.U.D.) des années 1970, est que chacun
Héritages,
est considéré par son (ou ses) promoteur comme le premier jamais étudié, à défaut destructions,
d'être concrétisé sur le terrain. Aucun ne cite jamais ses références et tous paraissent reconstructions
s'inscrire dans une matière dont ils auraient oublié les origines. Partant de là, rien
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n'interdit de penser que le Plan directeur d'aménagement et d'urbanisme (P.D.A.U.),
présenté comme la solution miracle, aboutira au même résultat. Le problème serait
plutôt de savoir si nos urbanistes ont une mémoire, eux qui considèrent que la ville
n'a pas d'histoire. La vision des zones à urbaniser les inspire plus que le tissu exis-
tant. Et, la demande de logement se faisant pressante, et la spéculation aidant, la
construction a toujours précédé l'urbanisation.
Ainsi, au moment où Cayla père, mais également Cayla fils, Wolff et les
autres, hier comme aujourd'hui, dressent des plans d'aménagement, comblent ravins
après ravins pour niveler des terrains à la topographie agitée, des constructions sont
édifiées dans d'autres quartiers, à Saint-Pierre, rue de Mostaganem, à Saint-Eugène, à
Eckhmul. La construction n'attend pas. Dans les années 1890, Cayla père fait com-
bler l'Oued Rouina (4) et moins d'un siècle après, les immeubles qui y ont été édifiés
s'écroulent ou se fissurent. L'Oued Rouina s'est reconstitué en oued souterrain. Pour
Cayla, il s'agissait de rattacher la partie inférieure du plateau, celle qui fait face à la
mer, au reste de la ville. Dans les années de l'entre-deux-guerres et surtout dans les
années 1950, ce fut au tour du ravin de la Cressonnière d'être comblé pour rappro-
cher Gambetta du centre et constituer le Front de Mer. Mais au fur et mesure de a
cette progression, les sources d'eau disparaissent. Les Oranais finissent par s'habituer
à l'eau salée ! Revanche de la ville, revan~he de la nature, revanche de l'histoire, les
petits oueds se reforment sous terre, leurs eaux, qui se perdent, travaillent le sol,
posant des problèmes aux urbanistes d'aujourd'hui.
Cette mobilisation, ces efforts contre une nature a priori hostile, ne sont pas
perdus pour tout le monde. La spéculation foncière et immobilière marque et rythme
les étapes du développement de la ville. Cela commence dès 1832. A cette date, les
immeubles déclarés « biens vacants » par Clauzel font l'objet de transactions prati-

(4) L'oued Rouina (Ain Rouina) fut le premier oued à être comblé. Partant du plateau, au sud-ouest, il coulait
derrière l'ex-synagogue et la mairie. Sur son lit ont été édifiés de nombreux immeubles. La municipalité
Fouques-Duparc (1947-1962) y a installé un jardin public (le Petit Vichy), dernier témoin de la végétation
luxuriante qui bordait l'oued encore en 1890.
quement quotidiennes. Les premiers notaires en profitent. Des scandales éclateront
(5). Dans les années 1920-1930, le docteur Molle et son adjoint Menudier soutien-
nent le projet Wolff de zoning, après avoir favorisé une politique de lotissement, dont
profitent les quartiers Lamure, Maraval, Terrade, entre autres. En 1928, l'écrivain
Blanche Cazes se fait l'écho des interrogations de l'opinion publique : « Oran s'est
développée avec une rapidité merveilleuse ... Il n'est pas surprenant qu'elle s'enor-
gueillisse des résultats obtenus et ne voie plus rien au-delà. Ce qui est absolument
désespérant, c'est le sabotage systématique de la ville qu'on ne cesse d'enlaidir. ..
Dans les quartiers neufs qui deviendront le centre, on a tracé des rues trop étroites où
la circulation finira par être impossible » . B. Cazes répondait, dans la presse oranai-
se, à l'écrivain algérois Claude-Maurice Robert, qui avait dépeint Oran comme « une
ville cupide, tracassière, sans lyrisme .. . dont les fards superposés déguisent mal une
carnation de fille venue d'en bas ». C'était méchant, et ce fut mal reçu ! Vingt ans
plus tard, Albert Camus, autre Algérois, est à peine moins sévère : « pour fuir la poé-
sie et trouver la paix des pierres il faut d'autres déserts ... Oran est l'un de ceux-là .. .
les rues d'Oran sont vouées à la poussière, aux cailloux et à la chaleur. S'il y pleut,
Monde arabe c'est le déluge et une mer de boue ... » Aujourd'hui encore, quand il pleut. . . Oran, il
Maghreb
faut le dire, a toujours eu mauvaise presse à Alger, et, de son côté, estime que les
Machrek
Numéro spécial décisions prises dans la capitale l'étouffent.
1er trimestre 1994 L'occasion de s'émanciper se présente avec Fouques-Duparc, homme d'in-
fluence, gaulliste de première heure, maire et sénateur. Il dote le centre de belles
Oran : un urbanisme
sans histoire
artères, d'un peu de verdure, de quelques beaux immeubles. L'écart se creuse avec les
quartiers non résidentiels ou d'affaires . Des boulevards périphériques, un tronçon
d'autoroute, un nouvel aéroport lui donnent des airs. Oran renforce ses liens avec les
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villes qui l'entourent, et renoue avec le Sahara. Mais, comme par le passé, le com-
merce et le sport ne laissent que peu de place à la culture. Les Algérois peuvent être
tranquilles !
Et les urbanistes dans tout cela ? Ils font des projets. Mais leurs responsabili-
tés restent engagées dans ce désordre qui fait l'ordre urbain. Le plan d'aménagement
et d'embellissement proposé par Wolff et Danger en 1932, reçu en 1935 par l'abbé
Lambert, alors maire de la ville, est de nouveau corrigé pendant la guerre, et approu-
vé par Fouques-Duparc. L'extension de la ville se poursuit essentiellement vers l'Est.
Un premier boulevard périphérique est ouvert, puis un second et un troisième, qui ne
seront achevés que dans les années 80. Les projets ne manquent pas, dont un métro,
un escalier monumental reliant le Front de Mer au port. Qui sait si un jour, quelque
urbaniste, par le site inspiré, ne ressortira pas des archives le projet Cayla fils des
années 30, d'un viaduc enjambant le ravin de Raz-el-Aïn. On l'appelait déjà le « pont
des Planteurs » ! Après tout, il a bien été question d'un tunnel sous le Murdjadjo
(Ecotee, 1971 ). Après tout, le projet de route à Raz-el-Aïn, destiné à relier le port à
la route Tlemcen-Oujda, a bien été repris, vieux projet des années 30, dépoussiéré
dans les années 80. Les travaux menés jusqu'à présent ont conduit à la destruction
d'un corps de garde du XVIIIe siècle, de lavoirs du XIXe siècle, des jardins maraî-
chers qui ont toujours alimenté le vieil Oran. Détruire pour construire, disent-ils. Pas
d'Histoire, la route du progrès doit passer.

(5) L'épopée des Cayla à Oran mériterait à elle seule une étude particulière. Elle commence plutôt mal. Emile
Ca y la père est arrêté en 1866 pour banqueroute frauduleuse . Il se reprend très vite, et fonde en 1890 la Socié-
té Immobilière d'Oran qui propose au maire un projet d'embellissement de la ville. Une convention est signée
en 1893. Paulin Saurel, adjoint au maire Laurent Fougue soutient E. Cayla, mais tous deux sont violemment
attaqués par une partie de la presse locale, en particulier La Bataille oranaise. Il est question de << pots-de-vin,
de spéculation, d'avantages suspects, de gogos ... » . En 1898, le montage financier élaboré par Ca y la s'ef-
fondre , mais les idées contenues dans son projet seront systématiquement reprises . .. jusqu'à nos jours, et en
partie réalisées.
• Oran aujourd'hui
Y a-t-il donc solution de continuité dans l'urbanisme à Oran en 1962 ? En réa-
lité, il y aurait à la fois continuité, et rupture. Continuité dans l'achèvement de cer-
taines opérations immobilières, et dans la direction où la ville se développe, rupture
dans la maîtrise de l'espace. La ville hérite des mêmes problèmes, mais n'a plus les
moyens d'y faire face.
Le plan d'occupation des sols présente des étrangetés, qui bénéficient à cer-
taines activités industrielles ou de service. Leur situation intra-muros ne se justifie
plus depuis longtemps. Ces hangars, caves, casernes, usines, fabriques, aires de stoc-
kage, minent Oran de l'intérieur, à Sananès, à Saint-Charles, à El Maqqari, à Saddi-
kia, à Choupot, exploitant ainsi à bon compte installations et équipements urbains,
mais obligeant les habitants à se loger en périphérie, dans des zones sans équipe-
ments collectifs (marchés, dispensaires, écoles, gaz de ville, transports, téléphone).
Ce phénomène est tout autant le résultat de l'absence d'une politique de la ville
que le fruit de l'histoire. Après l'Indépendance, il était possible d'occuper des espaces
Monde arabe
vacants ou des structures abandonnées et de les exploiter sans porter préjudice aux Maghreb !
habitants (6). Le parc immobilier répondait largement aux besoins, et il y eut une Machrek
pause dans la construction. Les préoccupations gouvernementales étant ailleurs, un Numéro Spécia
secteur privé, réaliste, prudent, mais puissant, a occupé de vastes zones intra-muros, 1•• trimestre 19!

les transformant en zones de production et de stockage, et a rendu impossible tout Héritages,


projet de déplacement de ces activités en zone industrielle, et toute maîtrise de l'es- destructions,
pace intra-muros. reconstructions
Avec la crise du logement, la construction va imposer ses priorités à l'urbani- 209
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sation. Les projets antérieurs à 1962 sont achevés, mais de manière incomplète.
L'opération « Carcasse » , en 1971, permet d'en finir avec la Cité Grande Terre, mais
il n'y aura ni piscine, ni terrains de sport, ni parking, ni centre administratif et cultu-
rel. De l'autre côté de la ville, la Cité Radieuse ne sera composée finalement que d'un
seul bâtiment au lieu des cinq prévus, et sans garage souterrain (Projet Amoros
1960). Les 1400 m 2 prévus au 1er étage de la Résidence Jules Ferry à l'entrée
d'Eckmülh, pour des équipements de service, ne sont même plus un souvenir.
Au début des années 70, les responsables de la ville essaient de prendre en char-
ge l'urbanisation. Le journal local La République (23/02171) se fait l'écho de ces
efforts : << L'architecte qui conçoit l'Oran de l'an 2000 est de renommée mondiale. On
ne veut pas vous en dire plus. Une nuée d'enquêteurs est éparpillée dans la ville. Un
groupe de spécialistes travaille dans l'ombre .. . On y reviendra ». L'optimisme ne sera
que de courte durée. Dès 1975, la crise du logement frappe brusquement la ville. En
partie parce que le déficit en logements s'était creusé, en partie parce que personne n'en
voulait vraiment, le Plan d'Urbanisme Directeur patiemment élaboré et achevé en 1977
reste lettre morte. Ce P.U.D. reprenait dans ses grandes lignes les directions données
depuis un siècle à l'extension de la ville. Venait-il trop tard pour introduire un peu
d'ordre ? Pour faire respecter les plans d'alignement ? Les motifs importent peu. Les
résultats sur le terrain sont visibles. Les exigences de la construction l'ont emporté sur
celles de l'urbanisation, les bidonvilles réapparaissent. Ils avaient été signalés une pre-
mière fois au début des années 20, à la lisière de Madina Djadida et dans les quartiers
Lamur et Lyautey (aujourd'hui el Hamri). La ville les avait absorbés. Dans les années
1950-1955, la politique de développement de l'habitat musulman menée par Fougues-
Duparc les avait à nouveau résorbés par la création des quartiers Victor Hugo et sur-
tout Petit Lac. Dans les années 80, << l'habitat précaire >> (bel euphémisme proposé par
nos urbanistes !) réapparaît et s'impose. Les b'ni ou skout (construis et tais-toi, c'est-à-

(6) Après rlndépendance, la ville s'étant vidée de plus de la moitié de sa population , n'avait pas de besoins
nouveaux en terrains. Le parc immobilier suffisait, les équipements collectifs faisaient d'Oran une ville plutôt
privilégiée. C'est à partir de 1975 que la situation change du tout au tout.
1
1 dire, construis et ne cherche pas à comprendre ... ) occupent les terrains vagues, les
espaces vacants à l'intérieur des quartiers anciens. Des zones d'habitation dense nais-

1 sent sans intervention des autorités, mais à l'ouest de la ville : Pont Albin le long de la
route de Tlemcen, véritable ville en dehors de la ville, Les Planteurs sur les flancs du
Murdjadjo, grignotant un peu plus chaque jour la forêt de pins.
Conséquence d'un urbanisme au coup par coup, par juxtaposition d'opérations
1 locales, on évalue à « 300 000 les personnes vivant dans les bidonvilles qui ceintu-
rent Oran », et à près de « lOO 000 celles vivant dans des quartiers en ruine » . Un
Oranais sur deux ?

1 Il est vrai que la construction semble se moquer de l'urbanisation. Les nou-


veaux quartiers- ceux-là même contrôlés par l'État- refont la médina, sans trottoirs,
sans espaces verts, où le moindre mètre carré est occupé. Pas d'asphalte, pas d'éclai-
rage, pas de nom pour la voirie. Les villas, les immeubles (de cinq à six étages au

1 maximum) sont posés au hasard, à Othmania, à Point du Jour, sans qu'Oran s'en
rende compte. Ils sont déjà la ville, mais ils ne sont pas vraiment la ville. Rien ne les
rattache à Oran, ni le style, ni la toponymie, ni l'histoire, seule une ligne d'autobus,

1Monde arabe
Maghreb
Machrek
quand elle existe. Ils font pourtant aussi partie d'Oran.
Plusieurs propositions de PDAU ont été soumis à la ville. En attendant une
décision, la question se pose déjà de savoir s'il faut ou non geler toute opération fon-
,\Juméro spécial
1"' trimestre 1994 cière, la commission d'aménagement (CAU) pouvant continuer à procéder à des

1: un urbanisme
sans histoire
implantations de projets (publics et privés) dans le cadre d'un vague plan d'occupa-
tion des sols. Mais comment alors sauvegarder des espaces pour les équipements col-
lectifs face au développement inévitable et plutôt mal contrôlé du marché foncier ?
Comment alors entrer dans le détail de l'occupation des terrains à urbaniser, sans
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210
hypothéquer les grandes options d'urbanisme d'Oran ?
1 Il manque aujourd'hui à Oran, en matière d'urbanisme, une grande ambition,
celle de faire de la ville une grande place économique et commerciale, qui soit une
véritable métropole régionale. Rien ne peut s'y faire en effet sans une redéfinition

1 dynamique de ses rapports avec Tlemcen, Saïda, Sidi-Bel-Abbès, Mascara, Tiaret,


Relizane, Mostaganem, et même Chief, et, plus loin, Béchar et Adrar.
Il faudrait aussi retrouver la perspective historique, et la notion de patrimoine
à sauvegarder et à exploiter au profit de la ville, une ville dont on devrait fêter le

1 1100° anniversaire en l'an 2002 !


Mais il faudrait aussi que la mer ne soit plus un simple élément décoratif que
l'on vient admirer du balcon du Front de Mer, et qu'elle redevienne source de riches-
se et de prospérité.

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Regards croisés. La ville de l'Autre
Réelle ou imaginé, vécue ou fantasmée, la ville est aussi le lieu et l'ob-
jet du regard de l'Autre. A travers cet échange fait de fascination ou
de rejet, d'étrangeté ou de réappropriation d'un territoire, elle est
alors, sous l'infinie diversité de ses formes, un rassemblement sans fin
d'une commune humanité, comme le souligne Paul Siblot dans la pré-
sentation des actes de l'Atelier consacré à « La Ville des Autres » qui
s'est tenu en mai 1990, à Montpellier, lors de la V' session de l'Uni-
versité euro-arabe itinérante.
Interdisciplinaire, fondée sur l'approche comparative, cette rencontre,
qui a réuni analystes et créateurs des deux rives de la Méditerranée, a
été marquée par des conférences et une table ronde qui ont mêlé récits
de voyages, études spécialisées, écriture romanesque et témoignages
d'artistes et d'écrivains.
Ces contributions ont été rassemblées en ouvrage. Elles visent à cer- Monde arabe
ner notamment les représentations de la ville dans les imaginaires Maghreb
Machrek
arabe et européen, et s'ouvrent par une réflexion du professeur André Numéro Spécial
Raymond sur la structure de la ville arabe traditionnelle (Le Caire, t••trimestre 1994
Damas, Alep, Tunis), sur son évolution historique, ses fonctions et les
influences qu'elle a subies. Héritages,
destructions,
Paul Siblot et Aicha Maherzi se penchent respectivement sur Alger reconstructions
dans quelques constructions de l'imaginaire français et sur Fromentin,
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© La Documentation française | Téléchargé le 07/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.204.105.15)

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et la résistance de cette ville. Ville conquise, décrite, notamment à tra-
vers la figure classique du labyrinthe, par Galibert, Théophile Gau-
thier ou Guy de Maupassant et qui se dérobe aussi au regard du
conquérant, comme le montrent les écrits de Fromentin.
Ceux de Mohammed Dib, étudiés ici par Nadjet Khadda et Beïda Chikhi,
font surgir une ville disloquée, comme née d'« un cataclysme initial »,
d'un exil intérieur, d'une déchirure. Une ville portée en soi, à la
recherche de ses propres repères, de ses propres marques, habitée par les
signes et les hommes. Lucette Heller-Goldenberg dit sa fascination pour
Marrakech, la rebelle, et celle des auteurs qui l'ont célébrée ou rejetée.
Genre relativement récent dans la littérature arabe, le roman fait
aussi, souligne Charles Vial, une bonne place à la ville de l'Autre à
travers les œuvres, entre autres de Cherkaoui, Miha'il Nu'ayma, Tewfik
al-Hakim, Youssef Jdriss, Youssef al-Sibai, Tayyib Salih ...
Yuri Kochubey et Alexandre Zingone poursuivent ce voyage à travers
des villes arabes comme Damas, Tripoli, visitées par l'Ukrainien Vas-
sili Grigorovytch-Baraski (1701-1747), ou vécue, commè Alexandrie
par le poète Giuseppe Ungaretti.
Animée par A. Djeghloul, la table ronde, qui clôture cet ouvrage, livre
les témoignages des écrivains Claude Ollier sur Marrakech, Shams
Nadir pour Tunis, Rachid Mimouni, Alger et Paris, Azzouz Begag,
Lyon et de Jean-Louis Terrade sur Alger.
Lieu de mémoire, d'écriture, d'altérité, la ville, à la confluence de ces
regards croisés, nourrit ici un dialogue qui se veut, selon le coordina-
teur de cet Atelier, loin des << crispations identitaires ou des discours
d'exclusion ».
Abdelkader DJEMAÏ
Regards Croisés - La Ville de l'Autre - Actes de la V' session de l'Université euro-
arabe itinérante, recueillis par Paul Siblot, Université Paul Valéry, Montpellier. Edi-
tions Espaces 34, 1992 ; B.P. 2080, 34025 Montpellier Cedex 1.

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