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Le Maître de Ceux Qui Savent
Le Maître de Ceux Qui Savent
laviedesidees.fr/Pierre-Pellegrin-Aristote
Ulysse Chaintreuil
Aristote
Si Aristote a été couronné comme le «maître de ceux qui savent», car il a exploré tous
les champs de la connaissance, il était d’abord physicien et biologiste. Ces aspects
centraux de sa pensée sont pourtant aujourd’hui les moins appréciés et enseignés. Pierre
Pellegrin les réhabilite.
Disons-le tout de suite : ce n’est pas le cas. Il se distingue de ses concurrents d’abord par
son format, puisqu’il est très court, ce qui lui donne un ton incisif et tranchant, mais
également en ce qu’il propose une présentation singulière de la philosophie d’Aristote.
Sans évidemment sacrifier à la neutralité interprétative et à l’analyse rigoureuse du texte
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qu’implique sa profession d’historien de la philosophie, P. Pellegrin assume de livrer
d’Aristote un portrait volontairement éloigné des présentations scolaires et qui se révèle,
somme toute, assez personnel.
Un premier trait de l’Aristote que nous présente l’auteur est qu’il est essentiellement
«physicien», c’est-à-dire qu’il étudie les phénomènes naturels. Ainsi, sur les quatre
chapitres que comporte le livre, P. Pellegrin en consacre un à l’«Aristote physicien»
(chapitre 2) et un autre aux animaux (chapitre 3), ces derniers étant les êtres naturels à
proprement parler et ainsi l’objet le plus propre de sa physique. De fait, environ un quart
du corpus aristotélicien conservé est biologique, et plus précisément zoologique (les
plantes n’y occupant qu’une place marginale); ce quart est encore peu étudié par rapport
au reste du corpus, même si les études aristotéliciennes ont pris ce qu’il est convenu
d’appeler un «tournant biologique» depuis une quarantaine d’années.
Les deux autres chapitres sont consacrés l’un à la constitution complexe du corpus
aristotélicien, à l’impossibilité de l’ordonner chronologiquement, ainsi qu’à son importance
dans l’histoire de la philosophie (chapitre 1), l’autre au fait que «la physique n’est pas la
connaissance de toute chose» (chapitre 4), et donc à l’ensemble des autres champs du
savoir que développe le Stagirite : la logique, la philosophie pratique, la politique, etc. On
comprend que la présentation de Pierre Pellegrin marginalise volontairement certains
textes et certaines thématiques du corpus au profit d’autres. Si c’est bien sûr le format
réduit de la collection qui impose ce type de choix, on peut regretter que certaines
thématiques, comme l’éthique aristotélicienne, qui intéressera assurément les lecteurs de
la collection «Que sais-je?», se trouvent aussi peu développées : elle est résumée en 7
pages seulement (p. 97 103). Le choix de Pierre Pellegrin se justifie cependant parce que
les textes physiques représentent un peu plus de la moitié du corpus conservé et jugé
authentique : de fait, la plus grande partie de l’activité intellectuelle d’Aristote que nous
connaissons s’exerce dans ce champ particulier du savoir. Reste qu’elle n’est pas celle
qui est aujourd’hui la plus enseignée et étudiée.
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Une telle affirmation remet en cause l’image traditionnelle, qui existe depuis l’Antiquité
jusqu’à certains cours de philosophie dispensés dans nos universités, d’un Aristote
passant sa vie à attaquer les idées de son maître. Elle est cependant entièrement
justifiée dans le cadre du livre; si Aristote est avant tout physicien, et non métaphysicien
ou épistémologue, alors ses cibles principales sont les systèmes physiques concurrents
de son temps, comme ceux de Démocrite ou d’Empédocle, et non ceux qui nient la
possibilité même de la physique. Ces derniers ne constituent sa cible polémique que de
manière secondaire, lorsqu’il s’agit de fonder sa physique et non de la pratiquer.
Au-delà de ces deux principes qui sous-tendent le livre, on trouvera dans l’ouvrage un
certain nombre d’options exégétiques fortes défendues auparavant par P. Pellegrin. Par
exemple, il développe l’idée selon laquelle la zoologie aristotélicienne est restée «sans
équivalent pendant vingt-deux siècles» (p. 75), et qu’elle possède une homologie
fondamentale avec celle de Cuvier : toutes les deux font prévaloir les fonctions sur les
caractères visibles et construisent ainsi une anatomie comparée et non une histoire
naturelle. P. Pellegrin a déjà défendu cette idée avec vigueur tout au long de son tout
récent [Des Animaux dans le monde->https://laviedesidees.fr/Le-premier-des-biologistes].
On trouve encore l’importance de ce que l’auteur baptise le dispositif des «deux natures»
dans la téléologie du Stagirite (p. 81 86) : la nature matérielle n’est pas nécessitée
hypothétiquement par la Nature formelle, mais cette dernière doit «ruser» avec elle afin
d’obtenir les résultats qu’elle souhaite. De là découlent le caractère intemporel de la
téléologie aristotélicienne et le fait que la nature n’est pas parfaite «globalement», mais
que chaque espèce animale est parfaite «dans son coin» (p. 87). Comme l’écrit P.
Pellegrin, Aristote «pose les espèces animales comme parfaites avec leurs
imperfections» (p. 76).
Qu’on s’accorde ou non avec ces options de lecture n’est sans doute pas l’essentiel,
dans la mesure où l’objet de l’ouvrage n’est pas de les défendre, mais de présenter leur
fécondité intellectuelle et exégétique. L’important est de voir qu’elles offrent de la pensée
du Stagirite un tableau vivant et stimulant.
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Ensuite, cette pensée accorde une confiance importante à la perception sensible,
puisque, dans des conditions normales, les sens nous donnent un accès au réel. C’est la
raison pour laquelle l’auteur reprend à son compte le titre du livre de D. Modrak de 1989 :
le pouvoir de la perception. Enfin, le «penser aristotélicien» donne toujours la prévalence
à l’essence sur la genèse, à l’espèce sur l’origine, cette dernière étant évacuée par le
Stagirite (p. 53). C’est l’essence achevée de la chose, son activité, qui la rend
proprement intelligible et par laquelle elle peut être comprise, et non sa genèse, la
manière dont elle devient ce qu’elle est.
Selon P. Pellegrin, si l’on peut être aristotélicien sans adhérer à la thèse de l’existence du
premier moteur immobile ou à celle des quatre éléments, on ne peut pas l’être
authentiquement sans adhérer à ces trois idées. C’est pour cette raison que
l’aristotélisme est encore aujourd’hui une tradition bien vivante et qu’il ne faut pas «rouler
Aristote dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts» (p. 118) en raison du
caractère dépassé de tel ou tel point de sa pensée.
Finalement, ce petit livre est tout sauf une synthèse classique de la pensée
aristotélicienne : le propos est volontairement orienté. C’est ce qui en rend stimulante la
lecture; soulignons que le portrait d’Aristote n’est pas arbitraire, mais qu’il est le résultat
d’une vie de recherches acharnées qu’a menée l’un des plus grands spécialistes actuels
du corpus aristotélicien.
Toutefois, elle possède le défaut de son avantage : il ne faut pas y chercher une
présentation exhaustive de la pensée du Stagirite, ni même s’en servir pour explorer la
philosophie pratique, l’épistémologie ou la logique aristotélicienne. La marginalisation de
pans entiers de la pensée d’Aristote, si elle peut être justifiée (et elle l’est dans le cadre
du livre), aura l’inconvénient de décevoir l’étudiant ou le curieux qui chercherait une
synthèse large et panoptique. Ce «Que sais-je?» s’adresse avant tout à qui cherche un
outil de travail efficace pour entrer dans la physique et dans la biologie d’Aristote, où à
qui, ayant une connaissance suffisante du corpus, serait intrigué par cette image
singulière et stimulante que propose P. Pellegrin, afin de redécouvrir autrement la pensée
du maître du Lycée.
Pierre Pellegrin, Aristote, Paris, Puf, «Que sais-je?», 2022, 126 p., 10 €.
Nota bene :
4/5
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