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TRISTESSES ET SOURIRES

Au moment où M. Ludovic Halévy publia L’Abbé Constantin, ce ne fut qu’un cri, dans la
presse : « Quel livre charmant ! Décidément, le public, écœuré par la naturalisme, revient à la
littérature honnête. » Ce qu’on appelait la littérature honnête, c’est la littérature où il n’y a ni style,
ni observation, ni art, c’est la littérature avec l’approbation de Nosseigneurs les Évêques, pour
l’instruction des petites filles, dont on coupe le pain, en tartines...
Il n’y a ni littérature obscène, ni littérature honnête, il y a la littérature, voilà tout. Et au
risque de choquer les pudibonderies de certains marguilliers de cette bonne presse, si facile à la
rougeur, je déclare que L’Abbé Constantin est un aussi mauvais livre que Charlot s’amuse.
M. Gustave Droz vient, lui aussi, d’être tenté par cette manie de faire honnête. Le résultat de
cette tentation malheureuse a été un livre dont on fait beaucoup de bruit, et l’éditeur Havard peut
dire que ce n’est pas pour rien. Ce livre s’appelle : Tristesses et sourires. Chose singulière : il n’est
pas en vers, comme le titre pourrait le faire croire.
Ceux que le rabâchage des vieilles femmes intéresse trouveront dans ce livre tout ce qu’il
faut pour s’endormir, le soir, au coin du feu, sans qu’il soit besoin de recourir au narcotique
habituel : les flacons de Claretie.
Cette madame d’Orchamp, que l’auteur a prise comme drogwoman est bien la plus
ennuyeuse, la plus revêche, la plus bornée, la plus exaspérante et la plus ridicule des femmes qui
n’ont pas su vieillir. Dans la rage, que le retour d’âge lui donne contre tout ce qui est jeune, beau et
vivant, elle s’en prend à la jeunesse, à la beauté, à l’amour et à la vie ; ayant vu tout se flétrir en
elle, elle veut entraîner, dans l’écroulement de ses charmes et la décrépitude de sa pensée, les
modestes progrès que réalisent chaque jour l’humanité et la splendeur de l’éternelle nature. Elle en
veut aux chemins de fer de leur marche rapide, à l’Assistance publique des maigres aumônes qu’elle
peut distribuer aux malheureux ; elle en veut aux arbres d’être verts, aux roses d’être roses, aux
oiseaux de chanter, aux soleil de pâmer les fleurs, à la lune de sourire mélancoliquement entre les
branches, mouillées de rosée. On dirait que M. Droz a réuni toutes les plaisanteries surannées et les
observations empruntées aux ridicules belles-mères, pour en former son nouveau type idéal. Ah !
mauvais sujet de Gustave, comme nous aimions mieux votre belle duchesse des Tableaux vivants, et
son bijou qui frétillait.
Les Grimaces, 8 décembre 1883

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