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Anecdote dans le Journal de voyage de Montaigne, à la date du mercredi 10 mai 1581, pen-
dant la première cure thermale de l’écrivain à Bagno alla Villa, près de Lucques :
J’apprins là un accidant1 memorable. Un habitant du lieu, soldat qui vit encore, no-
mé Giuseppe, & comande à l’une des galeres des Genevois2 en forçat3, de qui je vis
plusieurs parans proches, etant à la guerre sur mer, fut prins par les Turcs. Pour se
mettre en liberté4, il se fit Turc5, (& de cete condition6 il y en a plusieurs, & notam-
mant des montaignes voisines de ce lieu, encore vivans), fut circuncis, se maria là.
Estant venu piller cete coste7il s’elouigna tant de sa retrete8 que le voilà, aveq quel-
ques autres Turcs, attrapé par le Peuple qui s’etoit soublevé. Il s’avise soudein de
dire qu’il s’estoit venu randre à esciant9, qu’il estoit Chretien, fut mis en liberté
quelques jours après, vint en ce lieu, & en la maison qui est vis-à-vis de cele où je
loge : il entre, il rancontre sa mere. Elle lui demande rudemant qui il etoit, ce qu’il
vouloit : car il avoit encore ses vestemans de Matelot, & estoit étrange 10 de le voir
là. Enfin il se faict conètre11 : car il etoit perdu despuis dix ou douse ans, ambrasse12 sa
mere. Elle aïant faict13 un cri, tumbe toute éperdue14, & est jusques au landemein
qu’on n’y15 conessoit quasi pouint de vie, & en étoient les Medecins du tout16 déses-
perés. Elle se revint17 enfin & ne vescut guiere depuis18, jugeant chacun19 que cete
secousse20 lui acoursit21 la vie. Nostre Giuseppe fut festoïé d’un chacun22, receu en
l’église à abjurer son erreur23, reçut le sacremant24 de l’eveque de Lucques, et plu-
sieurs autres serimonies : mais ce n’estoit que baïes25. Il estoit Turc dans son cœur,
et pour s’y en retourner26, se desrobe27 d’ici, va à Venise, se remesle28 aus Turcs, re-
prenant son voïage29. Le voilà retumbé entre nos meins30, et parceque c’est un
home de force inusitée et soldat fort entandu31 en la marine, les Genevois le gardent
encore, et s’en servent, bien ataché et garroté.
éd. de F. Garavini p. 274 ; d’Ancona p. 413 ; Thibaudet et Rat p. 1268 ; F. Rigolot p. 160
27 s’échappe, s’enfuit
28 fréquente à nouveau
29 à la fois campagne de navigation (c’est resté le sens de l’anglais ‘voyage’) et expé-
dition militaire (le voiage d’outremer, c’était la croisade)
30 entre nos meins : l’adjectif possessif ne peut renvoyer qu’à nous = les chrétiens
31 capable et expérimenté
Par la suite, lors de son séjour à Pise, Montaigne mentionne les « Turcs » à deux reprises :
le 14 juillet, 21 esclaves turcs s’enfuient de l’arsenal à bord du vaisseau du comman-
dant des galères de Toscane (Quel medesimo giorno vicino a casa mia scamparono dell’arsenale
21 schiavi turchi avendo trovata una fregata colla sua guarnigione, che il sig. Alessandro di Piom-
bino avea lasciata, essendo ito alla pescagione)
et le 22 juillet, trois corsaires turcs font une razzia sur la côte voisine, emmenant 15
à 20 malheureux (Al 22 a l’alba arrivarono tre legni di corsari turcheschi al lito vicino, e levarono
via quindeci, o venti prigioni pescatori, e poveri pastori).
Ces incidents complètent l’histoire de Giuseppe.
L’italien a l’expression pigliato dai Turchi (« enlevé par les Turcs »), qu’on emploie pour
exprimer que quelqu’un est perdu, confus, comme égaré, ne sachant plus très bien où il en
est. Elle est, dit-on, d’origine sicilienne et on la trouve, par exemple, dans le recueil de Giu-
seppe Pitre (Fiabe Novelle E Racconti Popolari Siciliani, III, 2008, p. 346) : « Lu Re si vidia pig-
ghiatu di li Turchi » élucidé en note : « Il re si sentiva come preso dai Turchi : non ci si rac-
capezzava più, non sapeva più capire. » L’emploi de pigliato (on attendrait rapito) est un
archaïsme : on en relève une attestation — la première, à ma connaissance — dans un
monologue de l’acte II de L’Anconitana (La Femme d’Ancône) de Ruzzante (1554) :
« El me paron, e inamoro, in madona Rarice, mi in la so massaruola, e la me parona in quel
turcho, pigio da Turchi. »
(dialecte de Padoue : il mio padrone è innamorato di madonna Doralice ed io di la
sua sorella, e la mia padrona di quello Turco pigliato dai Turchi.)
Je me demande si l’emploi de pigliare à l’époque n’a pas influé sur le choix du terme dans
« Etant venu piller cete coste » : il s’agissait surtout de capturer des esclaves, en prévoyant
de libérer ceux d’entre eux dont on pouvait tirer une rançon ou « rachat » (riscatto).
(Saint-Simon vient d’évoquer — pour l’année 1702 — la mort de la duchesse de Sully
et celle de Lopineau, commis de Chamillart.)
Ces Vattevilles sont des gens de qualité6 de Franche-Comté. Ce cadet-ci7 se fit char-
treux de bonne heure, et, après sa profession8, fut ordonné prêtre. Il avoit beaucoup
d’esprit, mais un esprit libre, impétueux, qui s’impatienta beaucoup du joug qu’il
avoit pris. Incapable de demeurer plus longtemps soumis à de si gênantes observan-
ces, il songea à s’en affranchir. Il trouva moyen davoir des habits séculiers, de lar-
gent, des pistolets, et un cheval à peu de distance. Tout cela peut-être n’avoit pu se
pratiquer sans donner quelque soupçon : son prieur en eut, et avec un passe-par-
tout, va ouvrir sa cellule, et le trouve en habit séculier, sur une échelle, qui alloit
sauter les murs. Voilà le prieur à crier ; l’autre, sans s’émouvoir, le tue d’un coup de
pistolet et se sauve. À deux ou trois journées9 de là, il s’arrête pour dîner10 à un mé-
chant11 cabaret seul12 dans la campagne, parce qu’il évitoit tant qu’il pouvoit de
s’arrêter dans des lieux habités, met pied à terre, demande ce qu’il y a au logis.
L’hôte lui répond : « Un gigot et un chapon. — Bon ! répond mon défroqué, mettez-les à
la broche. » L’hôte veut lui remontrer13 que c’est trop des deux pour lui seul, et qu’il
n’a que cela pour tout14 chez lui. Le moine se fâche, et dit qu’en payant c’est bien le
moins d’avoir ce qu’on veut, et qu’il a assez bon appétit pour tout manger. L’hôte
n’ose répliquer, et embroche. Comme ce rôti s’en alloit cuit15, arrive un autre homme à
cheval, seul aussi, pour dîner dans ce cabaret. Il en demande16 ; il trouve17 qu’il n’y a
quoi que ce soit que ce qu’il voit prêt à être tiré de la broche. Il demande combien
ils sont là-dessus, et se trouve bien étonné que ce soit pour un seul homme. Il pro-
pose, en payant, d’en manger sa part, et est encore plus surpris de la réponse de
l’hôte, qui l’assure qu’il en doute à l’air de celui qui a commandé le dîner. Là-dessus
le voyageur monte18, parle civilement à Vatteville, et le prie de trouver bon19 que,
puisqu’il n’y a rien dans le logis que ce qu’il a retenu, il puisse, en payant, dîner avec
lui. Vatteville n’y veut pas consentir : dispute ; elle s’échauffe ; bref, le moine en use20
comme avec son prieur, et tue son homme d’un coup de pistolet. Il descend après
tranquillement et au milieu de l’effroi de l’hôte et de l’hôtellerie21, se fait servir le
gigot et le chapon, les mange l’un et l’autre jusqu’aux os, paye, remonte à cheval et
tire pays22.
Ne sachant que devenir, il s’en va en Turquie, et pour le faire court23 se fait circon-
cire, prend le turban24, s’engage dans la milice25. Son reniement26 l’avance27, son
esprit et sa valeur le distinguent, il devient bacha28, et l’homme de confiance en
Morée29, où les Turcs faisoient la guerre aux Vénitiens. Il leur prit des places30, et se
conduisit si bien avec les Turcs, qu’il se crut en état de tirer parti de sa situation,
dans laquelle il ne pouvoit se trouver à son aise. Il eut des moyens de faire parler au
généralissime de la république31, et de faire son marché32 avec lui. Il promit verba-
lement de livrer plusieurs places et force secrets des Turcs, moyennant33 qu’on lui
rapportât, en toutes les meilleures formes34, l’absolution du pape [Alexandre VII] de
tous les méfaits de sa vie, de ses meurtres, de son apostasie, sûreté entière contre les
chartreux, et de ne pouvoir être remis dans aucun autre ordre, restitué plénière-
ment au siècle avec les droits de ceux qui n’en sont jamais sortis, et pleinement à
l’exercice de son ordre de prêtrise, et pouvoir de posséder tous bénéfices quelcon-
ques. Les Vénitiens y trouvèrent trop bien leur compte pour s’y épargner35, et le
pape crut l’intérêt de l’Église assez grand à favoriser les chrétiens contre les Turcs,
qu’il accorda36 de bonne grâce toutes les demandes du bacha. Quand il fut bien assuré
que toutes les expéditions37 en étoient arrivées au généralissime en la meilleure
forme, il prit si bien ses mesures38 qu’il exécuta parfaitement tout ce à quoi il s’étoit
engagé envers les Vénitiens. Aussitôt après, il se jeta dans leur armée, puis sur un de
leurs vaisseaux qui le porta en Italie. Il fut à Rome, le pape le reçut bien ; et pleine-
ment assuré, il s’en revint en Franche-Comté dans sa famille, et se plaisoit à mor-
guer39 les chartreux.
Il avoit partout beaucoup d’équipage, grande chère, une belle meute, grande table
et bonne compagnie. Il ne se contraignoit point sur les demoiselles, et vivoit non
seulement en grand seigneur et fort craint et respecté, mais à l’ancienne mode, tyran-
nisant fort ses terres, celles de ses abbayes, et quelquefois ses voisins, surtout chez
lui très absolu. Les intendants plioient les épaules ; et, par ordre exprès de la cour,
tant qu’il vécut, le laissoient faire et n’osoient le choquer en rien, ni sur les impo-
sitions, qu’il régloit à peu près comme bon lui sembloit dans toutes ses dépendan-
ces, ni sur ses entreprises, assez souvent violentes. Avec ces mœurs et ce maintien
qui se faisoit craindre et respecter, il se plaisoit à aller quelquefois voir les char-
treux, pour se gaudir41 d’avoir quitté leur froc. Il jouoit fort bien à l’hombre42, et y
gagnoit si souvent codille43, que le nom d’abbé Codille lui en resta. Il vécut de la sorte, et
toujours dans la même licence et dans la même considération, jusqu’à près de qua-
tre-vingt-dix ans. Le petit-fils de son frère a, longues années depuis44, épousé une
sœur de M. de Maurepas, du second lit.
Scython, dont on ne sait rien par ailleurs, fait donc partie de la série des changements de
sexe chez Ovide (Tirésias, Hermaphrodite, Iphis, Cénée [Cænis], les Coronides), mais pré-
sente la particularité de muter à sa guise, femme/homme tout-en-un, d’où l’hôte et l’hôtel-
lerie. — Le passage d’Ovide a eu droit au traitement burlesque, non pas sous la plume de
Scarron, mais sous celle de Louis Richer (L’Ovide bouffon) :
22 = gagne pays « poursuit sa route, continue son chemin » (et non pas « s’enfuit »)
23 pour abréger, bref — on appréciera la juxtaposition « pour le faire court se fait circon-
cire », à propos de laquelle on peut débattre interminablement pour savoir si elle est inten-
tionnelle ou fortuite
24 sur le modèle de prendre l’habit [de religion], la soutane, le froc, le voile ; l’expression
est attestée depuis 1636
25 il s’agit des janissaires, yeni çeri (yeni « jeune, nouveau » et çeri /ʧɛri/ « troupe ») ;
la forme française est un emprunt à l’italien giannizzero
26 apostasie
27 lui fait obtenir de l’avancement/une promotion, le fait monter en grade
28 une des formes anciennes de « pacha » (ici = gouverneur de province), du turc paşa
/pāšā/, dont l’étymologie est controversée ; le mot a été introduit en français à partir de
Le sobriquet soulignerait la capacité de l’abbé à exploiter les insuffisances de ses adver-
saires : il passe, laisse les autres joueurs prendre des risques, les bat et ramasse les mises,
un peu trop souvent au goût de ses détracteurs.
44 après
L’illustration de gauche (repiquage d’une annonce faite sur un site de vente aux enchères sur Internet)
est une image édifiante, presque hagiographique, tandis que sa voisine de droite est tirée de The Lives of
Banditti and Robbers in All Parts of the World (Edward Bull and J. Andrews, Londres, vol.2, 1833), de Charles
MacFarlane [1799-1858], polygraphe présenté comme ‘historian and traveller.’ [L’auteur livre sa propre
traduction des Memoires of the Duke of St.-Simond (sic) et n’évite pas le piège : “in the midst of the affright of
the host, and of all the people about the inn”.] La gravure, qui n’est pas attribuée, représente une scène dé-
crite dans le texte de MacFarlane, mais qui n’est pas conforme à l’édition de 1829 sur laquelle il se fonde :
On ne voit pas trop quelle pourrait être l’origine de l’interpolation, à supposer que c’en soit une. Peut-
être le traducteur n’a-t-il pas résisté à l’envie de « broder ».
J’ai conservé la graphie Vatteville, qui était celle des contemporains du personnage ; en
Espagne, où une branche de la famille s’était établie, la graphie traditionnelle est,
comme de juste, Batteville (ainsi le frère aîné de Jean de Vatteville est Carlos de Batte-
ville).
Ainsi qu’on peut s’en assurer en consultant le Dictionnaire historique de la Suisse, il s’agit
d’une famille patricienne bernoise, les von Wattenwyl / de Watteville, « dont (écrit Ru-
dolf Bolzern) la branche dite bourguignonne était entrée au service d[e l]’Espagne au XVIe s.,
avait revêtu de hautes charges dans la Franche-Comté espagnole (Jean [...] abbé de Baume-les-
Messieurs) ou dans d’autres provinces relevant de la couronne d’Espagne (Juan Carlos de Batte-
ville, gouverneur du Luxembourg, puis vice-roi de Navarre). »