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Deux aventuriers :

Giuseppe et « l’abbé Codille »

Anecdote dans le Journal de voyage de Montaigne, à la date du mercredi 10 mai 1581, pen-
dant la première cure thermale de l’écrivain à Bagno alla Villa, près de Lucques :

J’apprins là un accidant1 memorable. Un habitant du lieu, soldat qui vit encore, no-
mé Giuseppe, & comande à l’une des galeres des Genevois2 en forçat3, de qui je vis
plusieurs parans proches, etant à la guerre sur mer, fut prins par les Turcs. Pour se
mettre en liberté4, il se fit Turc5, (& de cete condition6 il y en a plusieurs, & notam-
mant des montaignes voisines de ce lieu, encore vivans), fut circuncis, se maria là.
Estant venu piller cete coste7il s’elouigna tant de sa retrete8 que le voilà, aveq quel-
ques autres Turcs, attrapé par le Peuple qui s’etoit soublevé. Il s’avise soudein de
dire qu’il s’estoit venu randre à esciant9, qu’il estoit Chretien, fut mis en liberté
quelques jours après, vint en ce lieu, & en la maison qui est vis-à-vis de cele où je
loge : il entre, il rancontre sa mere. Elle lui demande rudemant qui il etoit, ce qu’il
vouloit : car il avoit encore ses vestemans de Matelot, & estoit étrange 10 de le voir
là. Enfin il se faict conètre11 : car il etoit perdu despuis dix ou douse ans, ambrasse12 sa
mere. Elle aïant faict13 un cri, tumbe toute éperdue14, & est jusques au landemein
qu’on n’y15 conessoit quasi pouint de vie, & en étoient les Medecins du tout16 déses-
perés. Elle se revint17 enfin & ne vescut guiere depuis18, jugeant chacun19 que cete
secousse20 lui acoursit21 la vie. Nostre Giuseppe fut festoïé d’un chacun22, receu en
l’église à abjurer son erreur23, reçut le sacremant24 de l’eveque de Lucques, et plu-
sieurs autres serimonies : mais ce n’estoit que baïes25. Il estoit Turc dans son cœur,
et pour s’y en retourner26, se desrobe27 d’ici, va à Venise, se remesle28 aus Turcs, re-
prenant son voïage29. Le voilà retumbé entre nos meins30, et parceque c’est un
home de force inusitée et soldat fort entandu31 en la marine, les Genevois le gardent
encore, et s’en servent, bien ataché et garroté.

éd. de F. Garavini p. 274 ; d’Ancona p. 413 ; Thibaudet et Rat p. 1268 ; F. Rigolot p. 160

1 événement, fait divers


2 = Génois
3 peut-être comme comite, commandant la chiourme
4 recouvrer la liberté
5 musulman
6 sorte
7 la façade maritime de l’actuelle province de Lucques, Versilia (cf. Viareggio, Forte
dei Marmi)
8 lieu de refuge ; cf. la réflexion de Montaigne à propos des ambitieux (III, 3) : « Ils
n’ont pas seulement leur retret pour retrete », leur cabinet, leurs toilettes (= italien ritirata)
comme refuge (= italien ritiro, espagnol retiro)
9 délibérément, exprès
10 forme impersonnelle avec ellipse du pro-
nom : « il était étrange de… »
11 il dit son nom
12 serre dans ses bras
13 poussé
14 violemment émue
15 ne lui ; « et reste ainsi jusqu’au lendemain, au
point qu’on n’observait presque aucun signe qu’elle
était encore en vie »
16 complètement
17 elle revint à elle, reprit connaissance
18 ensuite
19 chacun estimant
20 ce choc portrait supposé de Montaigne
21 écourta, abrégea ; on a supposé une influence par François Quesnel
de l’italien (accorciò ou accorcì, selon la conjugaison),
mais c’est inutile : acorcir, successeur d’acorcier, est
attesté depuis 1162
22 fut fêté de tous ; cf. l’ancienne formule, de rigueur dans les éloges funèbres : X, re-
gretté de chacun. Nous conservons « tout un chacun ». — De introduisait le complément
d’agent (voir Littré, de, 9o) — Nostre Giuseppe : « avec un sens indéterminé, se dit des gens
dont nous parlons » Littré, 4o
23 Giuseppe est renégat ou apostat (et finira relaps)
24 la communion
25 tromperie, mystification ; Essais : « J’en oy qui s’excusent de ne se pouvoir exprimer, et
font contenance d’avoir la teste pleine de plusieurs belles choses, mais, à faute d’eloquence, ne les
pouvoir mettre en evidence : c’est une baye. » Mascarille, dans l’Étourdi, s’écrie : « Le sort a
bien donné la baie à mon espoir. »
Trésor de la Langue Française informatisé :
ÉTYMOL. ET HIST. 1. 2e quart XVIe s. baye « tromperie » (J. TAHUREAU, 2e dialogue du
Democritic, p. 135 ds HUG. : Ils adjoustent davantage en leurs bayes et mensonges, que
l’Europe aura bien à souffrir pour les grans troubles, guerres et dissentions qui s’y feront
cette annee); 2. 1556 donner la baie « mystifier » (Les Neuf Livres des Histoires de Hérodote [...]
le tout traduict de Grec en François par Pierre Saliat, IV, p. 136, ibid. : Le jour venu, les
delaissez au camp cogneurent que Daire leur avoit donné la baie).
Empr. à l’ital. baia « plaisanterie, raillerie {beffa, burla, canzonatura} », également à l’orig.
de l’esp. vaya « id. {DRAE : Burla o mofa que se hace de uno o chasco que se le da} » (COR. t. 4)
attesté dep. la 1re moitié du XVe s. (BURCHIELLO, 210 ds BATT. t. 1, s.v. bàia 1), l’expr. dar
la baia « mystifier, railler » étant attestée dep. le 1er tiers du XVIe s. (ARIOSTO, 491, ibid.).
Baia est dér. de (ab)baiare « aboyer » et « siffler, conspuer » de la même orig. onomato-
péique que le fr. aboyer* (a. et m. fr. abayer; cf. DEI, s.v. baia 2 et baiare). Hyp. plus satis-
faisante du point de vue hist. (Tahureau combattit en Italie) et sém. que celle qui fait de
baie un dér. de bayer* « regarder bouche bée » (FEW t. 1, p. 284).
26 s’y en retourner : Sur l’ensemble de la question, on pourra consulter avec le plus
grand profit Gaston Zink, Morphosyntaxe du pronom personnel (non réfléchi) en moyen fran-
çais (XIVe-XVe siècles), Droz, 1997, en particulier le chapitre IX : « Traits propres aux pro-
noms adverbiaux en, y » — III : « Places respectives de en et de y associés » = pp.311-314.
Le premier livre des Essais fournit un exemple de cette structure, au chapitre Des
cannibales, dans l’adaptation (à partir de Girolamo Benzoni ?) d’un passage curieux du
Περὶ θαυμασίων ἀκουσμάτων (Des ouï-dire merveilleux) / De mirabilibus, traité paradoxogra-
phique dont la paternité est attribuée à un auteur qu’on désigne — faute de mieux — par
le nom de Pseudo-Aristote.
On rapporte qu’il existe, dans la mer au-delà des Colonnes d’Hercule, une île déserte
que découvrirent les Carthaginois, où on trouve des arbres de toutes sortes d’essen-
ces, des cours d’eau navigables et qui est en outre remarquable par ses fruits ; elle
est située à de nombreux jours de mer [de leurs côtes]. Constatant que les Carthagi-
nois étaient nombreux à souvent s’y rendre en raison de la prospérité qui y régnait
et que certains s’y étaient même installés, les suffètes firent savoir qu’ils puniraient
de mort ceux qui tenteraient la traversée et anéantiraient tous ceux qui s’y trou-
vaient à demeure pour éviter toute divulgation, de peur que leurs compatriotes ne
gagnent cette île en masse, ne s’en emparent et ne ruinent la prospérité de Carthage.

27 s’échappe, s’enfuit
28 fréquente à nouveau
29 à la fois campagne de navigation (c’est resté le sens de l’anglais ‘voyage’) et expé-
dition militaire (le voiage d’outremer, c’était la croisade)
30 entre nos meins : l’adjectif possessif ne peut renvoyer qu’à nous = les chrétiens
31 capable et expérimenté

Par la suite, lors de son séjour à Pise, Montaigne mentionne les « Turcs » à deux reprises :
 le 14 juillet, 21 esclaves turcs s’enfuient de l’arsenal à bord du vaisseau du comman-
dant des galères de Toscane (Quel medesimo giorno vicino a casa mia scamparono dell’arsenale
21 schiavi turchi avendo trovata una fregata colla sua guarnigione, che il sig. Alessandro di Piom-
bino avea lasciata, essendo ito alla pescagione)
 et le 22 juillet, trois corsaires turcs font une razzia sur la côte voisine, emmenant 15
à 20 malheureux (Al 22 a l’alba arrivarono tre legni di corsari turcheschi al lito vicino, e levarono
via quindeci, o venti prigioni pescatori, e poveri pastori).
Ces incidents complètent l’histoire de Giuseppe.

L’italien a l’expression pigliato dai Turchi (« enlevé par les Turcs »), qu’on emploie pour
exprimer que quelqu’un est perdu, confus, comme égaré, ne sachant plus très bien où il en
est. Elle est, dit-on, d’origine sicilienne et on la trouve, par exemple, dans le recueil de Giu-
seppe Pitre (Fiabe Novelle E Racconti Popolari Siciliani, III, 2008, p. 346) : « Lu Re si vidia pig-
ghiatu di li Turchi » élucidé en note : « Il re si sentiva come preso dai Turchi : non ci si rac-
capezzava più, non sapeva più capire. » L’emploi de pigliato (on attendrait rapito) est un
archaïsme : on en relève une attestation — la première, à ma connaissance — dans un
monologue de l’acte II de L’Anconitana (La Femme d’Ancône) de Ruzzante (1554) :
« El me paron, e inamoro, in madona Rarice, mi in la so massaruola, e la me parona in quel
turcho, pigio da Turchi. »
(dialecte de Padoue : il mio padrone è innamorato di madonna Doralice ed io di la
sua sorella, e la mia padrona di quello Turco pigliato dai Turchi.)
Je me demande si l’emploi de pigliare à l’époque n’a pas influé sur le choix du terme dans
« Etant venu piller cete coste » : il s’agissait surtout de capturer des esclaves, en prévoyant
de libérer ceux d’entre eux dont on pouvait tirer une rançon ou « rachat » (riscatto).


(Saint-Simon vient d’évoquer — pour l’année 1702 — la mort de la duchesse de Sully
et celle de Lopineau, commis de Chamillart.)

Le texte suivi est, pour l’essentiel, celui de l’édition


des Grands écrivains de la France, t. X (1893), pp.10-19.
La mort de l’abbé de Vatteville fit moins de bruit1 ; mais le prodige de sa vie mérite
de n’être pas omis. Il étoit frère de ce baron de Vatteville, ambassadeur d’Espagne
en Angleterre, qui fit à Londres, le 10 octobre 1661, un2 espèce d’affront au comte,
depuis3 maréchal d’Estrades, ambassadeur de France, pour la préséance, dont les
suites furent si grandes, et qui finirent par la déclaration que fit au Roi le comte de
Fuentès4, ambassadeur extraordinaire d’Espagne envoyé exprès, que les ambassa-
deurs d’Espagne, en quelque cour que ce fût, n’entreroient jamais en concurrence5
avec les ambassadeurs de France. Cela se passa le 24 mars 1662, en présence de toute la
cour et de vingt-sept ministres étrangers, dont on tira acte.

Ces Vattevilles sont des gens de qualité6 de Franche-Comté. Ce cadet-ci7 se fit char-
treux de bonne heure, et, après sa profession8, fut ordonné prêtre. Il avoit beaucoup
d’esprit, mais un esprit libre, impétueux, qui s’impatienta beaucoup du joug qu’il
avoit pris. Incapable de demeurer plus longtemps soumis à de si gênantes observan-
ces, il songea à s’en affranchir. Il trouva moyen d’avoir des habits séculiers, de l’ar-
gent, des pistolets, et un cheval à peu de distance. Tout cela peut-être n’avoit pu se
pratiquer sans donner quelque soupçon : son prieur en eut, et avec un passe-par-
tout, va ouvrir sa cellule, et le trouve en habit séculier, sur une échelle, qui alloit
sauter les murs. Voilà le prieur à crier ; l’autre, sans s’émouvoir, le tue d’un coup de
pistolet et se sauve. À deux ou trois journées9 de là, il s’arrête pour dîner10 à un mé-
chant11 cabaret seul12 dans la campagne, parce qu’il évitoit tant qu’il pouvoit de
s’arrêter dans des lieux habités, met pied à terre, demande ce qu’il y a au logis.
L’hôte lui répond : « Un gigot et un chapon. — Bon ! répond mon défroqué, mettez-les à
la broche. » L’hôte veut lui remontrer13 que c’est trop des deux pour lui seul, et qu’il
n’a que cela pour tout14 chez lui. Le moine se fâche, et dit qu’en payant c’est bien le
moins d’avoir ce qu’on veut, et qu’il a assez bon appétit pour tout manger. L’hôte
n’ose répliquer, et embroche. Comme ce rôti s’en alloit cuit15, arrive un autre homme à
cheval, seul aussi, pour dîner dans ce cabaret. Il en demande16 ; il trouve17 qu’il n’y a
quoi que ce soit que ce qu’il voit prêt à être tiré de la broche. Il demande combien
ils sont là-dessus, et se trouve bien étonné que ce soit pour un seul homme. Il pro-
pose, en payant, d’en manger sa part, et est encore plus surpris de la réponse de
l’hôte, qui l’assure qu’il en doute à l’air de celui qui a commandé le dîner. Là-dessus
le voyageur monte18, parle civilement à Vatteville, et le prie de trouver bon19 que,
puisqu’il n’y a rien dans le logis que ce qu’il a retenu, il puisse, en payant, dîner avec
lui. Vatteville n’y veut pas consentir : dispute ; elle s’échauffe ; bref, le moine en use20
comme avec son prieur, et tue son homme d’un coup de pistolet. Il descend après
tranquillement et au milieu de l’effroi de l’hôte et de l’hôtellerie21, se fait servir le
gigot et le chapon, les mange l’un et l’autre jusqu’aux os, paye, remonte à cheval et
tire pays22.
Ne sachant que devenir, il s’en va en Turquie, et pour le faire court23 se fait circon-
cire, prend le turban24, s’engage dans la milice25. Son reniement26 l’avance27, son
esprit et sa valeur le distinguent, il devient bacha28, et l’homme de confiance en
Morée29, où les Turcs faisoient la guerre aux Vénitiens. Il leur prit des places30, et se
conduisit si bien avec les Turcs, qu’il se crut en état de tirer parti de sa situation,
dans laquelle il ne pouvoit se trouver à son aise. Il eut des moyens de faire parler au
généralissime de la république31, et de faire son marché32 avec lui. Il promit verba-
lement de livrer plusieurs places et force secrets des Turcs, moyennant33 qu’on lui
rapportât, en toutes les meilleures formes34, l’absolution du pape [Alexandre VII] de
tous les méfaits de sa vie, de ses meurtres, de son apostasie, sûreté entière contre les
chartreux, et de ne pouvoir être remis dans aucun autre ordre, restitué plénière-
ment au siècle avec les droits de ceux qui n’en sont jamais sortis, et pleinement à
l’exercice de son ordre de prêtrise, et pouvoir de posséder tous bénéfices quelcon-
ques. Les Vénitiens y trouvèrent trop bien leur compte pour s’y épargner35, et le
pape crut l’intérêt de l’Église assez grand à favoriser les chrétiens contre les Turcs,
qu’il accorda36 de bonne grâce toutes les demandes du bacha. Quand il fut bien assuré
que toutes les expéditions37 en étoient arrivées au généralissime en la meilleure
forme, il prit si bien ses mesures38 qu’il exécuta parfaitement tout ce à quoi il s’étoit
engagé envers les Vénitiens. Aussitôt après, il se jeta dans leur armée, puis sur un de
leurs vaisseaux qui le porta en Italie. Il fut à Rome, le pape le reçut bien ; et pleine-
ment assuré, il s’en revint en Franche-Comté dans sa famille, et se plaisoit à mor-
guer39 les chartreux.

Des événements si singuliers le firent connaître à la première conquête de la Fran-


che-Comté. On le jugea homme de main et d’intrigue ; il en lia directement avec la
reine mère, puis avec les ministres, qui s’en servirent utilement à la seconde con-
quête de cette même province. Il y servit fort utilement ; mais ce ne fut pas pour
rien : il avoit stipulé l’archevêché de Besançon, et en effet, après la seconde conquê-
te, il y fut nommé. Le pape ne put se résoudre à lui donner des bulles : il se récria au
meurtre, à l’apostasie, à la circoncision ; le roi entra dans les raisons du pape, et il
capitula40 avec l’abbé de Vatteville, qui se contenta de l’abbaye de Baume, la se-
conde de Franche-Comté, d’une autre bonne en Picardie, et de divers autres avan-
tages. Il vécut depuis dans son abbaye de Baume, partie dans ses terres, quelquefois
à Besançon, rarement à Paris et à la cour ; où il étoit toujours reçu avec distinction.

Il avoit partout beaucoup d’équipage, grande chère, une belle meute, grande table
et bonne compagnie. Il ne se contraignoit point sur les demoiselles, et vivoit non
seulement en grand seigneur et fort craint et respecté, mais à l’ancienne mode, tyran-
nisant fort ses terres, celles de ses abbayes, et quelquefois ses voisins, surtout chez
lui très absolu. Les intendants plioient les épaules ; et, par ordre exprès de la cour,
tant qu’il vécut, le laissoient faire et n’osoient le choquer en rien, ni sur les impo-
sitions, qu’il régloit à peu près comme bon lui sembloit dans toutes ses dépendan-
ces, ni sur ses entreprises, assez souvent violentes. Avec ces mœurs et ce maintien
qui se faisoit craindre et respecter, il se plaisoit à aller quelquefois voir les char-
treux, pour se gaudir41 d’avoir quitté leur froc. Il jouoit fort bien à l’hombre42, et y
gagnoit si souvent codille43, que le nom d’abbé Codille lui en resta. Il vécut de la sorte, et
toujours dans la même licence et dans la même considération, jusqu’à près de qua-
tre-vingt-dix ans. Le petit-fils de son frère a, longues années depuis44, épousé une
sœur de M. de Maurepas, du second lit.

1 eut moins de retentissement


2 « Nous avons déjà rencontré espèce employé ainsi au masculin. Le cardinal de Retz
en usait de même » écrivait Boislisle. Question d’analyse ; à tout prendre, je reconnais
préférer celle de Marc Wilmet (Grammaire critique du français) qui parle de « la tendance
— injustement flétrie par la grammaire normative — de espèce à troquer son genre pro-
pre contre celui du noyau : UN espèce d’idiot et UNE espèce d’idiote […]. » L’ennui, c’est qu’on
rencontre des cas qui ne correspondent pas à ce schéma et qu’on se demande alors si
c’est la tendance ou l’explication qui a atteint ses limites.
3 par la suite
4 la Fuente
5 « jusqu’ici il avait employé compétence, au sens de compétition » (Boislisle)
6 de haut rang ; de « noblesse distinguée » (Littré)
7 selon cette présentation, Jean de Vatteville étant frère cadet dans une famille noble,
est destiné ipso facto au service de l’Église, qu’il ait ou non la vocation
8 « Acte qui consiste à faire solennellement les trois vœux de religion, qui sont pau-
vreté, obéissance et chasteté ; il suit le noviciat, et alors on est profès. » (Littré)
9 distance parcourue (ici : à cheval) en n journées (d’où l’anglais ‘journey’ « voyage »)
10 repas de la mi-journée, notre déjeuner
11 qui offre peu de choix — Jean Nicot, le Thresor de la langue francoyse (1606) définit
cabaret : « Est la taverne en laquelle on assied à pieces et destail. Et est entre hostellerie, où gens et
chevaux sont receus en gros, qu’on dit à table d’hoste : et Taverne, qui est où l’on ne debite que du
vin tant seulement. »
12 à l’écart, isolé
13 « Montrer à quelqu'un en quoi il pèche » (Littré)
14 en tout ; nous disons encore « en tout et pour tout » ‖ c’est trop des deux pour lui
[Vatteville] seul, et qu’il [l’hôte] n’a que cela
15 s’en aller suivi d’un participe passé : le même verbe se construisait avec un parti-
cipe passé, pour signifier
 un futur prochain accompli, si aller était au présent : Mais, aujourd’hui que mes années.
Vers leur fin s’en vont terminées (Malherbe), Bussy, notre printemps s’en va presque expiré (Ra-
can), J’éleve à toy mes foibles yeux, Dont les clartez s’en vont esteintes (Racan), le terme de mon
ostracisme s’en va expiré (Guez de Balzac), Encore veux-je croire que le terme de vostre patience
s’en va expiré (Guez de Balzac), Mais la nuit est bien avancée, Elle s’en va bientôt passée (Scar-
ron),
 ou un futur prochain accompli dans le passé, si aller était à l’imparfait : Mon
honneur se honnissoit, la maison s’en alloit descriée (Chapelain), lorsque le tems de sa prison s’en
alloit fini (Patru), La mauvaise constellation qui le menace, s’en alloit presque passée (Almahide).
[d’après Ferdinand Brunot, 1909]
16 à dîner
17 apprend, s’aperçoit, constate
18 bien que le narrateur ait omis de l’indiquer, Vatteville a dû monter à l’entresol ou
er
au 1 étage et va donc tuer le nouvel arrivant hors de la présence de l’hôte. « Monte » et,
trois lignes plus bas, « descend » sont les traces d’un remaniement qui se comprend à la
lecture du récit de l’abbé [Castel] de Saint-Pierre : selon cette version, Vatteville et l’au-
tre voyageur (un officier), ayant soupé ensemble et s’étant querellés, se battirent en duel
le lendemain matin. Saint-Simon a peut-être songé dans un premier temps à s’inspirer
d’un scénario de ce genre, puis s’est ravisé, laissant en place quelques petites incohéren-
ces.
19 accepter
20 procède, agit, se conduit
21 l’effroi de l’hôte et de l’hôtellerie : c’est l’abbé Féraud (Dict. critique II, 1787, p.407) qui
donne la note juste : « Il est l’hôte et l’hôtellerie, il fait tout dans cette maison. » L’effroi
s’étend à l’ensemble du personnel du cabaret, qui se limite à l’hôte — factotum, Maître
Jacques, polyvalent, homme-orchestre. (Bayle St. John, en 1857, traduit par “in the midst
of the fright of the landlord and of the whole house”; Katharine Prescott Wormeley, en 1902,
par “amid the terror of the landlord and his household”. Rolled into one ?)
Le mémorialiste fournit un autre exemple de cette expression dans sa correspondance :
lettre du 20 décembre 1741 (début de la guerre de succession d’Autriche) au comte de
Laval, cousin par alliance et futur maréchal de Montmorency [comme le précise Yves
Coirault] où, dans une page magnifique, il oppose le petit-fils du surintendant Fouquet,
le maréchal de Belle-Isle — « personne ne lui peut ôter la gloire d’avoir fait des prodiges en un
tournemain » — au cardinal de Fleury, âgé de 85 ans — « ensorcelé qu’il est de son désir de
repos et des belles sornettes dont Belle-Isle l’avoit enchanté ».
Belle-Isle dispose de tout, nomme tout, règle les détails et la mécanique politique et
militaire. Les ministres ne font qu’expédier à son mot ; non content de cela, il se cram-
ponne jusqu’à ce que tout soit fait et mis en mouvement, et parce que c’est lui qui a
disposé de tout, il est nommé général d’armée. Ainsi le voilà l’hôte et l’hôtellerie
sans contradicteur : général et ambassadeur, l’homme également du roi et des rois
ses alliés ; en général et en ambassadeur l’âme unique de tout, le seul par qui la ma-
chine est gouvernée ; et tous nos œufs dans un panier.
J’ai trouvé une occurrence de ce tour antérieure à notre auteur ; Benserade l’utilise en
effet dans un ouvrage qu’il composa à la demande de Louis XIV, les Métamorphoses d’Ovide
en rondeaux (1676), à propos de Scython [Σκύθων], IV, vv.279-280, pour illustrer le texte
Nec loquar, ut quondam naturæ iure nouato
Ambiguus fuerit modo uir, modo femina, Scython.
[ Je ne dirai pas non plus comment, par un jeu des lois de la nature, Scython, au gré de ses
caprices, fut tantôt homme et tantôt femme. Étienne Gros, 1835
Je ne dirai pas non plus comment, par un jeu des lois de la nature, le double Scython passait
tour à tour du sexe de l’homme au sexe de la femme. Désiré Nisard, 1850 ]
« Ovide le décrie » doit être une licence poétique pour « décrit » (rime pour l’œil ?)

Scython, dont on ne sait rien par ailleurs, fait donc partie de la série des changements de
sexe chez Ovide (Tirésias, Hermaphrodite, Iphis, Cénée [Cænis], les Coronides), mais pré-
sente la particularité de muter à sa guise, femme/homme tout-en-un, d’où l’hôte et l’hôtel-
lerie. — Le passage d’Ovide a eu droit au traitement burlesque, non pas sous la plume de
Scarron, mais sous celle de Louis Richer (L’Ovide bouffon) :

Ou bien vous doi-ie entretenir


D’vn certain Schiton dont le ſexe
Eſtoit concaue, & puis conuexe,
Si bien que s’il ne ſe taſtoit,
Il ne ſçauoit ce qu’il eſtoit
Le plus ſouuent.

22 = gagne pays « poursuit sa route, continue son chemin » (et non pas « s’enfuit »)
23 pour abréger, bref — on appréciera la juxtaposition « pour le faire court se fait circon-
cire », à propos de laquelle on peut débattre interminablement pour savoir si elle est inten-
tionnelle ou fortuite
24 sur le modèle de prendre l’habit [de religion], la soutane, le froc, le voile ; l’expression
est attestée depuis 1636
25 il s’agit des janissaires, yeni çeri (yeni « jeune, nouveau » et çeri /ʧɛri/ « troupe ») ;
la forme française est un emprunt à l’italien giannizzero
26 apostasie
27 lui fait obtenir de l’avancement/une promotion, le fait monter en grade
28 une des formes anciennes de « pacha » (ici = gouverneur de province), du turc paşa
/pāšā/, dont l’étymologie est controversée ; le mot a été introduit en français à partir de
Le sobriquet soulignerait la capacité de l’abbé à exploiter les insuffisances de ses adver-
saires : il passe, laisse les autres joueurs prendre des risques, les bat et ramasse les mises,
un peu trop souvent au goût de ses détracteurs.
44 après

(NB - Les Chartreux sont vêtus de blanc.)

L’illustration de gauche (repiquage d’une annonce faite sur un site de vente aux enchères sur Internet)
est une image édifiante, presque hagiographique, tandis que sa voisine de droite est tirée de The Lives of
Banditti and Robbers in All Parts of the World (Edward Bull and J. Andrews, Londres, vol.2, 1833), de Charles
MacFarlane [1799-1858], polygraphe présenté comme ‘historian and traveller.’ [L’auteur livre sa propre
traduction des Memoires of the Duke of St.-Simond (sic) et n’évite pas le piège : “in the midst of the affright of
the host, and of all the people about the inn”.] La gravure, qui n’est pas attribuée, représente une scène dé-
crite dans le texte de MacFarlane, mais qui n’est pas conforme à l’édition de 1829 sur laquelle il se fonde :

He had not been able to do all this without exciting


some suspicion. His superior, indeed, suspected him,
when one night, as he was between sleep and awake,
Tout cela peut-être n’avoit pu se pratiquer sans don-
Vatteville stole into his room. The prior feigned to be
ner quelque soupçon : son prieur en eut, et avec
fast asleep, and the monk retreated from his bedside
un passe-partout, va…
with a key that opened one of the outer gates of the
monastery. Shortly after the prior went with his
passe-par-tout…

On ne voit pas trop quelle pourrait être l’origine de l’interpolation, à supposer que c’en soit une. Peut-
être le traducteur n’a-t-il pas résisté à l’envie de « broder ».
J’ai conservé la graphie Vatteville, qui était celle des contemporains du personnage ; en
Espagne, où une branche de la famille s’était établie, la graphie traditionnelle est,
comme de juste, Batteville (ainsi le frère aîné de Jean de Vatteville est Carlos de Batte-
ville).

Ainsi qu’on peut s’en assurer en consultant le Dictionnaire historique de la Suisse, il s’agit
d’une famille patricienne bernoise, les von Wattenwyl / de Watteville, « dont (écrit Ru-
dolf Bolzern) la branche dite bourguignonne était entrée au service d[e l]’Espagne au XVIe s.,
avait revêtu de hautes charges dans la Franche-Comté espagnole (Jean [...] abbé de Baume-les-
Messieurs) ou dans d’autres provinces relevant de la couronne d’Espagne (Juan Carlos de Batte-
ville, gouverneur du Luxembourg, puis vice-roi de Navarre). »

L’abbé Codille, né vers 1614, mourut le 4 janvier 1702.

L’abbé Migne (Encyclopédie thé-


ologique, t. L, 1849, p.1381) lui
accorde un supplément de vie
de 7 ans.

Sa survie littéraire aura été encore bien plus longue.

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