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Alexandre de Salzmann
Le gardien du seuil
Paradoxalement, quand un homme est sincèrement brûlé, il ne
cherche plus une voie: c'est la voie qui se présente à lui. C'est
précisément ce qui s'est passé par la rencontre apparemment miraculeuse,
à l'âge de 22 ans, avec Alexandre de Salzmann, par l'intermédiaire du
peintre Joseph Sima1, rencontre qui marque la transition entre l'homme
brûlé et l'homme accompli : "J'ai rencontré un être humain. Je ne l'aurais
pas cru possible. Et pourtant j'ai dû abandonner de bien commodes
désespoirs. C'est l'espérance qui est lourde à porter" - écrit Daumal dans
"La vie des Basiles"2. Il écrit aussi, un an avant de mourir : « Et j’aurais
sombré dans ma propre philosophie si, au bon moment, quelqu’un ne
1
s’était trouvé sur ma route pour me dire : voici, il y a une porte ouverte,
étroite et d’accès dur, mais une porte, et c’est la seule pour toi. »3.
1909, p. 305-311.
6 di Donato, 2008 ii), p. 153-170.
2
le perpétuel incandescent9 où on peut trouver d'importantes informations
concernant Alexandre de Salzmann et, enfin, la découverte, par Christian
Le Mellec, d'un riche fonds Daumal à la Bibliothèque Jacques Doucet10
contenant vingt lettres autographes adressées par Alexandre de Salzmann
à René Daumal.
Nous pouvons ainsi reconstituer la trajectoire terrestre d' Alexandre
de Salzmann11.
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importants d'Emile Jaques-Dalcroze et Adolphe Appia. Il fait partie
officiellement de l'Association Théâtrale de Hellerau (Die Gesellschaft
Hellerauer Schauspiele), créée en 1912.
C'est Alexandre de Salzmann qui conçoit le fronton du bâtiment de
l'Institut, avec le symbole inversé du Yin et du Yang. Par un étonnant
détour de l'histoire, pendant l'occupation soviétique, les autorités
détruisent ce symbole et le remplacent par l'Etoile Rouge, comme si elles
étaient conscientes de la force induite par ce symbole. C'est toujours
Alexandre de Salzmann qui est le maître d'œuvre de l'extraordinaire salle
des festivités de l'Institut de Hellerau, véritable temple de lumière.
Il invente un système d'éclairage qui marque le théâtre du 20 e siècle
et qui fait l'objet de plusieurs brevets d'invention. Sa technique
d'éclairage12 est, aujourd'hui encore, utilisée.
Hellerau marque une grande rencontre: celle entre la pensée
révolutionnaire d'Adolphe Appia et le génie créateur, d'artisan,
d'Alexandre de Salzmann. Ce que Appia pensait, Alexandre de Salzmann
lui donnait vie dans la réalité du théâtre. En fait, Alexandre de Salzmann
fut probablement celui qui a saisi le mieux le noyau dur des théories
esthétiques d'Adolphe Appia. Il n'était pas un théoricien mais il saisissait
ce qu'il y avait de précieux dans la pensée. Et il a écrit très peu, mais ces
écrits ont la force des paroles axiomatiques et prophétiques.
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l'éclairage sont l'oeuvre d'Alexandre de Salzmann. Dans le programme de
la pièce, Das Claudel-Programmbuch, on trouve, parmi les auteurs des
textes, le nom d' Alexandre de Salzmann à côté de Paul Claudel, Martin
Buber et Wolf Dohrn.
Il y signe une étude importante "Licht, Belichtung und
Beleuchtung"13 (« Lumière, éclairage et illumination »). En 1915,
Alexandre de Salzmann retourne à Moscou, où il travaille avec Alexandr
Jacovlevic Taïrov, au Théâtre Kamernyi. A l’automne 1917, Alexandre
et Jeanne de Salzmann s'installent à Tiflis où Alexandre retrouve Thomas
de Hartmann, directeur de l'Opéra de Tiflis, et sa femme, Olga. Dans la
même année, Thomas de Hartmann les présente à Georges Ivanovitch
Gurdjieff, qui se trouvait, lui aussi, à Tiflis. Ainsi tourne la roue du
destin.
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Gurdjieff - celle de la spiritualité. Loin de constituer un étrange ajout
ésotérique à sa quête, l'enseignement de Gurdjieff marque, tout au
contraire, comme dans le cas de René Daumal15, l'accomplissement de
l'œuvre d'Alexandre de Salzmann.
En effet, au centre de l'enseignement de Gurdjieff se trouve la
notion de "mouvement". Les danses sacrées de Gurdjieff ne portent pas
par hasard le nom de "mouvements". Ces danses sacrées tentent de rendre
perceptible non seulement le mouvement cosmique naturel mais aussi le
mouvement de l'intelligence cosmique, le mouvement de l'esprit qui lui
est associé. D'ailleurs, comment peut-on comprendre le rôle capital de la
lumière dans le théâtre si on ne réalise pas que c'est précisément la
lumière qui rend visible ce mouvement invisible? C'est dans ce sens
qu'on peut parler de l'accomplissement de l'oeuvre d'Alexandre de
Salzmann. Selon lui, la lumière "clarifie" le mouvement et l'éclairage est
une force de liaison entre couleurs, lignes, surfaces, corps et mouvement.
La lumière donne forme au mouvement de la vie dans son entièreté (la
vie visible et la vie invisible). Elle sert à notre transformation et à notre
évolution spirituelle.
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compagnons sont accueillis par Alexandre de Salzmann à Paris, Gurdjieff
ayant décidé de s'établir en France, pour refonder son Institut. Il s'occupe
de la décoration des salles de l'Institut, localisé au Château du Prieuré des
Basses Loges, à Avon. En 1923, il fait la connaissance du peintre Joseph
Sima, qui, à son tour, quelques années plus tard, va introduire René
Daumal auprès d' Alexandre de Salzmann.
Entre 1925 et 1930, Alexandre de Salzmann travaille à Paris
comme antiquaire et décorateur. Il a décoré de fresques un nombre
important d'appartements et de maisons, mais leur trace est aujourd'hui
perdue. Entre 1930 et 1934, Alexandre initie Daumal à l'enseignement de
Gurdjieff. Alexandre de Salzmann meurt le 3 mai 1934 au Sanatorium
"Le Belvédère" de Leysin (Suisse), de tuberculose, la même maladie qui
a emporté René Daumal.
" En 1925, année qui semble avoir été fatidique pour le théâtre et d'où
tout un monde surgira, apparut un homme mystérieux qui habitait
7
dans des chambres sans meubles et qu'on appela par la suite "le
derviche" parce qu'il prétendait avoir passé plusieurs années de sa vie
parmi les derviches du Caucase.
A la reprise de Pelléas et Mélisande [...] je fus surpris par un
extraordinaire système d'éclairage; voici que la lumière vivait, sentait,
dégageait une odeur, était devenue une sorte de personnage neuf. [...]
Une lumière qui n'éclaire pas et de laquelle semble se dégager une
odeur forte, il y a dedans, pensais-je, un esprit rare.
Et un certain soir, dans un café, à cent mètres du théâtre, je me trouve
en face d'un personnage irascible, à grandes moustaches, le visage
tordu comme un sarment de vigne, qui répondait par des injures à
chaque question qui lui était posée.
Et au milieu de ces injures paraissait par moments se faire jour une
étrange idée de la nature et de la vie. [...]
Et durant plus de trois heures, en marchant de la place de l'Alma à la
Gare Saint-Lazare, nous avons passé ensemble à parler une terrible
nuit de février… [...]
“Ces lumières ténébreuses qui vous ont ému, me dit-il, ils les trouvent
trop ténébreuses. C'est qu'ils ne sont pas encore parvenus à une notion
supérieure à celle de cinq sens [...]. Comme si le théâtre n'était pas fait
pour transgresser le monde des sens. [...] Si le théâtre ne nous sert pas
à nous dépasser, à quoi servira-t-il!...”
Et je lui ai parlai alors d'une langue perdue et qui pourrait se retrouver
par le théâtre. Sa réponse fut que [...] la poésie véritable [...] garde le
secret de cette langue, et que certaines danses sacrées s'approchent
plus du secret de cette poésie que n'importe quelle autre langue. [...]
Salzmann est mort l'année dernière en Suisse [...].
Mais depuis lors on a pu voir sur scène des éclairages dans le style de
Salzmann où une certaine façon de manier la lumière, comme si l'on
8
jouait d'un orgue de couleurs, et que l'on retrouve dans les éclairages
de Louis Jouvet, vient directement de ses idées"16.
Mais des flashes de génie traversent ces lettres et aussi des cris du
coeur de celui qui se savait condamné à mort. Dans une lettre, Alexandre
écrit: " [...] fruit de l'arbre de mon coeur, fraîcheur de mes yeux, René fils
16 Antonin Artaud, Œuvres complètes, Vol. VIII, Gallimard, Paris, 1971, p. 222-224.
17 Bibliothèque Jacques Doucet, Paris, Fonds Daumal, Dossier Mme de Salzmann.
9
de Daumal (Dieu lui prolonge sa vie), que des voeux sans nombre et des
désirs sans terme soient formulés en votre faveur."18
20 Daumal, 1952.
21 Nicolescu, 1999.
10
le facteur "plaisir" y est indispensable. Si j'écris sans plaisir comme un
écolier un pensum, ce sera mauvais. Mais si je me livre au plaisir, je
suis perdu. Il faut que le plaisir soit seulement le signe du bien faire et
que je n'en jouisse pas."22
Salzmann.
11
On ne peut non plus l'amputer d'un travail de transformation de soi qui a
façonné [...] la seconde moitié de sa vie"26. Daumal était en quête d'une
science, une science vraie, qui inclut l'être. C'est cette science vraie, qu'il
a trouvée dans l'enseignement de Gurdjieff, véritable métaphysique
expérimentale, c’est-à-dire «cet éveil perpétuel vers la plus haute
conscience possible»27.
Les données et la pratique de l'enseignement de Gurdjieff et aussi
le savoir littéraire et philosophique de Daumal ont fusionné avec son être.
Ainsi son oeuvre a-t-elle été fécondée par l'alchimie poétique.
Que cherchait-il vraiment dans l'enseignement, dont la porte étroite
lui a été ouverte par Alexandre de Salzmann, et qu’il a suivi en
compagnie de Luc Dietrich, l’auteur de L’apprentissage de la ville28, et
de Philippe Lavastine, que j’ai eu le privilège de bien connaître ?
"J'ai eu la chance - écrit Daumal à Raymond Christoflour en 1941 -
de rencontrer un enseignement [...] qui, sous une forme dépouillée, dans
un langage délié de toute théologie particulière, et avec un appareil avant
tout pratique, enseigne ces vérités mères de toutes religions
véridiques"29.
Sur le plan de la création littéraire, Daumal y cherchait
certainement l'incarnation de la poésie blanche, que Michel Camus
appelle, dans le contexte d'aujourd'hui, la transpoésie30, poésie au-delà de
toute poésie et de tout langage, mais exprimée néanmoins par les moyens
29 René Daumal, lettre à Raymond Christoflour du 1er avril 1941, Correspondance III,
p. 228-229). C'est moi qui souligne les mots dans cette citation. René Daumal donne ici
une des plus pertinentes définitions de l'enseignement de Gurdjieff.
30 Camus, 1998, 1999.
12
de l'art, la vie comme exercice poétique, la vie de la conscience dans la
vie elle-même, ici et maintenant.
Daumal n'est pas intéressé par "le fantôme de vérité" mais par la
vérité elle-même. Il méprise "la place vacante de l'unité": c'est l'unité
elle-même qu'il veut réaliser. "L'art le plus haut est fait par l'homme qui a
conquis l'être et l'unité" - dit Daumal à Lanza del Vasto dans leur
"Dialogue du style"31.
Il cherche le "germe" d'où naît la lumière, le silence qui laisse
s'exprimer "la Chose-à-dire elle-même"32 qui "apparaît alors, au plus
intime de soi, comme une certitude éternelle, - connue, reconnue et
espérée en même temps -, un point lumineux contenant l'immensité du
désir d'être" ("Poésie noire, poésie blanche")33. Il veut éprouver le son, le
goût, la saveur de soi-même qui est un moment de conscience ("Pour
approcher l'art poétique hindou")34.
34 Ibidem.
35 Ibidem, p. 248.
13
"Mémorables"37 ou par ses essais, comme, par exemple, "La mort
spirituelle"38, "Banalités"39, "Les provocations à l'ascèse"40 et bien
d'autres. Loin de toute langue de bois ésotérique, ces écrits peuvent être
perçus sur de multiples niveaux de Réalité. Le fonds inédit de la
Bibliothèque Doucet nous donne toute la mesure infinie du témoignage
sur le désir d'être de René Daumal.
Dans un deuxième carnet de travail, il y a quelques pages capitales,
écrites en automne 1941. Véra Daumal " [...] avait proposé, pour
amorcer le travail entre Lanza et nous, que tour à tour, chaque matin, l'un
de nous trois "apporte quelque chose à l'autre": observation, fruit de
réflexion, etc… Je voulais étudier ce qu'est "réfléchir"..." Et Daumal
ajoute:
"Soudain, la pensée fait un bond, rompit avec tous ces enchaînements
logiques et, sans lien extérieur exprimable avec ce premier cycle de
réflexion, mais avec une logique interne indubitable bien qu'inintelligible
en mots, s'imposa cette idée: il est maintenant nécessaire que je fasse
simultanément ces deux voeux (qui n'en font qu'un, bien que
contradictoires du point de vue de la logique ordinaire):
1) renoncer à tout profit personnel, même au sens le plus haut de mon
"salut" personnel, continuer ma recherche et mon travail sans espoir
d'arriver à la perfection;
37 Idem, p. 241. Le manuscrit de ce poème, daté février 1942, Plateau d'Assy et dédicacé
à Luc Dietrich ("A toi, Luc, à notre enfance, à notre commune espérance, René, Assy,
Pâques 1942"), se trouve dans mes archives. Ce manuscrit comporte l’ex-libris de Luc
Dietrich et un ouroboros dessiné par René Daumal.
38 Daumal, 1970, p. 19.
39 Idem, p.25.
14
et: 2) décider dès maintenant que c'est la perfection absolue que je veux
atteindre, que je ne serai jamais satisfait d'un résultat partiel et
intermédiaire, si haut soit-il.
Je n'ai pu me maintenir que quelques secondes à peine dans ce nouveau
cycle de pensée...
Le 2e ordre de pensée est donc une pensée sans mots et sa vitesse est
d'un ordre supérieur...
... ce double et unique voeu, qui était le désir d'être... Espérance:
renoncement à tous espoirs..."41
Basarab Nicolescu
RÉFÉRENCES
Michel Camus, "Le grand tournant de 1930", in René Daumal, Lausanne,
L'Age d'Homme, Les dossiers H, 1993, dossier conçu et dirigé par Pascal
Sigoda.
Michel Camus, "Paradigme de la transpoésie", Rencontres
Transdisciplinaires, n°12, Février 1998, texte disponible en français, en anglais
et en portugais sur le site Internet du Centre International de Recherches et
Etudes Transdisciplinaires, CIRET
http://perso.club-internet.fr/nicol/ciret/bulletin/b12/b12c6.htm
Michel Camus, "Au-delà de Poésie noire, Poésie blanche: la voie
transpoétique de René Daumal", Poésie 99, n° 78 - Poésie noire, poésie
blanche, Juin 1999, Paris, Maison de la Poésie de la Ville de Paris, pp. 9-16.
René Daumal, La grande beuverie, Paris, Gallimard, Collection
"Métamorphoses" VI, 1938.
15
René Daumal, Le Mont Analogue, Paris, Gallimard, 1952, préface de
Rolland de Renéville.
René Daumal, Chaque fois que l'aube paraît, Paris, Gallimard, 1953.
René Daumal, Poésie noire, poésie blanche, Paris, Gallimard, 1954.
René Daumal, Tu t'es toujours trompé, Paris, Mercure de France, 1970,
édition établie et présentée par Jack Daumal.
René Daumal, L'évidence absurde - Essais et Notes, I (1926-1934), Paris,
Gallimard, 1972, édition établie par Claudio Rugafiori.
René Daumal, Les pouvoirs de la parole - Essais et Notes, II (1935-
1943), Paris, Gallimard, 1972, édition établie par Claudio Rugafiori.
René Daumal, Le Mont Analogue, "version définitive", Paris, Gallimard,
1981, Collection "L'Imaginaire", no 2, édition établie par H. G. Maxwell et C.
Rugafiori.
René Daumal, Correspondance III (1933-1944), Paris, Gallimard, 1996,
édition établie, présentée et annotée par H. G. Maxwell et C. Rugafiori.
Alexandre von Salzmann, "Licht, Belichtung und Beleuchtung", in Das
Claudel-Programmbuch, Hellerau Verlag, Hellerau bei Dresden, 1913, archives
Basarab Nicolescu.
Alexandre de Salzmann, Notes from the Theater, Far West Press, San
Francisco, 1972.
Alexandre de Salzmann, 30 lettres inédites et autographes adressées à
René Daumal, Fonds Daumal, Bibliothèque Jacques Doucet, Paris, Dossier
"Mme de Salzmann".
Carla di Donato, "Primo Dossier Salzmann", Teatro e Storia Annali, vol.
XVII, no 24, 2002-2003.
Carla di Donato, i) Alexandre Salzmann et le théâtre du 20e siècle, thèse
de doctorat en Etudes Théâtrales, Université Sorbonne Nouvelle / Paris 3 en co-
tutelle avec l'Université de Rome 3, soutenue le 10 juin 2008, trois tomes, 1624
pages: 1er tome (491 pages), 2e tome (618 pages), 3e tome (515 pages).
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ii) "Alexandre Salzmann et Pelléas et Mélisande au
Théâtre des Champs-Elysées", Revue d'histoire du théâtre, no 2, 2008.
Fonds Daumal, Bibliothèque Jacques Doucet, Paris.
H.-R. Lenormand, Pelléas et Mélisande au Théâtre des Champs-Elysées,
Choses de Théâtre, no 4, Paris, janvier 1922.
Basarab Nicolescu, "La porte étroite", Poésie 99, n° 78 - Poésie noire,
poésie blanche, Juin 1999, Paris, Maison de la Poésie de la Ville de Paris, pp.
17-23.
Basarab Nicolescu et Jean-Philippe de Tonnac (éd.), René Daumal ou le
perpétuel incandescent, Le Bois d'Orion, L’Isle-sur-la-Sorgue, 2008.
Michel Random, Le Grand Jeu, 2 tomes, Paris, Denoël, 1970.
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