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Fiche d’information

Le principe de pleine
concurrence
 – une arme émoussée contre l’évasion fiscale

L’organisation internationale jouant le rôle le plus important en


la matière n’est pas l’ONU, mais l’Organisation pour la coopération
et le développement économique (OCDE), qui regroupe les pays
industrialisés. Depuis des années, l’OCDE essaie de résoudre le prob-
lème des prix de transfert et de la délocalisation des profits avec
une arme émoussée, le principe dit de pleine concurrence («arm’s
length principle»).

Une fiche d’information d’Alliance Sud et de la Déclaration de Berne


LE principe de pleine concurrence © DB_Alliance Sud_ Juillet 2012 // 2

Depuis des années, l’OCDE essaie de résoudre le pro- comme PricewaterhouseCoopers, Ernst & Young, Deloitte
blème des prix de transfert et de la délocalisation des ou KPMG, ces grands noms qui dominent l’industrie
profits avec une arme émoussée, le principe dit de mondiale de la soustraction fiscale. L’une des fâcheuses
pleine concurrence («arm’s length principle»). absurdités du système économique actuel réside dans le
Selon, le principe de pleine concurrence, les multi- fait que ces sociétés assument des fonctions quasi éta-
nationales doivent appliquer les prix du marché à leurs tiques, puisqu’elles agissent en tant qu’organes d’audit
transactions intra-groupe, c’est-à-dire un prix qui serait et de révision des multinationales, tout en aidant allè-
celui qu’elles acquitteraient, si leurs biens et services grement leurs clients à contourner les obligations fis-
étaient échangés avec des tiers. Selon ce principe, les cales de ces mêmes Etats.
contrats pour des échanges de services intra-groupes de- Plus le système est complexe, plus les multinatio-
vraient être passés à des conditions identiques à ce nales ont besoin de ces conseillers spécialisés, et plus
qu’ils seraient s’ils étaient conclus avec des prestataires nombreuses sont les zones grises dont ces derniers
de service externes. savent faire profiter leurs clients. Une annonce insérée
Les conseils dispensés chaque année à grands frais dans la Neue Zürcher Zeitung portait sur ce phénomène
par l’OCDE pour mettre en pratique cet honorable prin- un regard d’une franchise déroutante: «Le transfer pri-
cipe s’accumulent sur les rayons des bibliothèques. En cing, s’il est utilisé efficacement, permet d’économiser
vain, car ils sont inapplicables. Le sénateur américain beaucoup d’argent et de tracas. Savoir utiliser correcte-
Bryan Dorgan a même déclaré que la réglementation in- ment les prix de transfert intra-groupe est une chose.
ternationale en vigueur en la matière était un «scandale Savoir économiser le maximum sur le plan des dé-
incroyable», revenant à demander au fisc de «mettre penses fiscales en tenant compte des différentes régle-
bout à bout les spaghettis de deux assiettes différentes».1 mentations internationales en est une autre. Pricewater­
A l’heure actuelle, les principaux points faibles de houseCoopers propose des solutions sur mesure aux
cette réglementation sont, en résumé, les suivants: entreprises actives à l’échelle internationale».2
Michael Durst, un ancien directeur de l’IRS, l’admi-
– Les prix de marché existent pour les produits cou- nistration fiscale américaine, évoquait les prix de trans-
rants et standardisés. Quid du prix d’une pièce de fert de la façon suivante: «Regardez simplement la pa-
précision d’une machine fournie par un seul fabri- lette de grosses firmes d’audit, ou comptables, et les
cant? nombreux consultants économiques indépendants im-
– Il est pratiquement impossible de déterminer le prix pliqués faisant des affaires avec les prix de transfert, et
de marché réel de biens immatériels comme les bre- vous aurez une idée de l’industrie coûteuse qui a été
vets, les droits de marques ou les services de gestion. ainsi créée. Et cette industrie (à laquelle, d’une certaine
– Lorsque deux filiales d’une même société signent un façon, j’appartiens) est inévitablement devenue une cer­
contrat, les actionnaires et les décideurs sont les taine force politique, ayant un intérêt à conserver les
mêmes de part et d’autre. La plupart des contrats ré- règles actuelles. Au fond, les pertes résultant des (rares
gissant les transactions entre sociétés indépendantes et futiles) tentatives des gouvernements d’administrer
n’ont rien de semblable à ceux qui sont conclus le système des prix de transfert doivent représenter plu-
lorsque les parties contractantes sont liées entre elles. sieurs centaines de millions de dollars par an. Par ail-
– L’optimisation fiscale pour les multinationales n’est leurs, le marché consistant à faire fonctionner le sys-
possible que parce que chaque filiale est considérée tème de pleine concurrence (ou plutôt: de faire comme
du point de vue juridique comme une entité indépen- si ce système fonctionnait) doit représenter une somme
dante, imposée séparément. Cette indépendance fic- globale de plusieurs milliards de dollars par an.»3
tionnelle omet le fait que la plupart de ces montages
ne servent qu’à diminuer la charge fiscale des hol-
dings. Le principe de pleine concurrence renforce en- Un problème pour les pays
core cette fiction, en faisant comme si les filiales pou- en développement
vaient se composer en entreprises indépendantes.
En Suisse, le calcul des prix de transfert n’est soumis
Au fil du temps, le principe de pleine concurrence s’est à aucune législation. Certes, l’Administration fédérale
transformé en règles impénétrables pour les citoyens, des contributions publie de temps à autre des circu-
pratiquement incompréhensibles pour les politiciens, laires indiquant timidement que le principe de pleine
et en cauchemar pour les services fiscaux tentés de les concurrence est applicable sur le territoire. Mais,
appliquer. Les seules à les apprécier sont les sociétés contrairement aux pratiques en vigueur dans les autres
multinationales et les firmes d’audit et de conseil fiscal, pays, les entreprises établies en Suisse ne sont pas obli-

1 Bloomberg Business Week, 13 mai 2010.   2 NZZ, 27.11. 2001.           3  Journal of International Taxation, Avril 2010.
LE principe de pleine concurrence © DB_Alliance Sud_ Juillet 2012 // 3

gées de documenter les prix de leurs transactions in- treprises multinationales et les administrations fiscales.
ternes. La Suisse peut se permettre un tel laxisme, parce Ces principes ne reflètent que l’accord passé entre ces
qu’elle est certaine qu’en fin de compte, elle profite du pays membres de l’OCDE (les pays industrialisés) et, par
système. Bien sûr, des firmes suisses disposant de fi- conséquent, tendent à privilégier leurs intérêts, unique-
liales dans des paradis fiscaux – plusieurs centaines, ment. Ces principes ne donnent pas suffisamment le
rien que dans l’Etat américain du Delaware 4 – opti- droit de prélever leurs contributions aux pays d’origine,
misent aussi leur charge fiscale en jouant sur des prix et égratignent leurs droits fiscaux en proportion.»6
de transfert. Néanmoins, les profits de sociétés étran- Le Brésil a, d’ores et déjà, émis des règles en matière
gères délocalisés en Suisse sont bien supérieurs. Ceci de prix de transfert qui divergent de celles de l’OCDE
ne vaut pas pour les pays en développement. Du fait de sur des points cruciaux et, de plus, facilitent la lutte
l’optimisation fiscale agressive des sociétés multinatio- contre l’optimisation fiscale agressive.7
nales, ils perdent des sommes de l’ordre de 160 mil-
liards de dollars par an – davantage que l’aide au déve-
loppement à l’échelle mondiale. Une solution pour l’avenir: l’imposition
Si le principe de pleine concurrence est déjà inuti- selon la substance économique
lisable pour les appareils de perception relativement ef-
ficaces des pays développés, il est tout à fait insuffisant L’alternative de principe au dédale inefficace des règles
pour les autorités fiscales des pays du Sud. Pour des ad- actuelles en matière de prix de transfert est l’imposition
ministrations faibles, ou encore en développement, la en fonction de la substance économique. Selon ce prin-
mise sur pieds d’un appareil étatique capable de traiter cipe, la facture fiscale est déterminée en fonction de la
des questions de prix de transfert est une charge finan- création de valeur réelle.
cière insupportable, qui, par ailleurs, ne garantit pas Cette façon de répartir la charge fiscale existe depuis
que les sociétés multinationales soient imposées d’une un siècle aux USA. C’était une réponse aux difficultés
façon correcte. Certes, 70 pays, dont des pays en déve- que les Etats américains rencontraient lorsqu’il s’agis-
loppement et même 5 pays africains, ont entre temps sait d’imposer les bénéfices des entreprises ferroviaires.
édictés des principes en matière de prix de transfert. En Un système auquel 20 Etats fédéraux participent en a ré-
Asie, de nouvelles lois ont été introduites à ce propos, sulté, déterminant la façon dont sont traitées fiscale-
en Chine, en Malaisie ou en Corée du Sud, par exemple, ment les différentes parties d’une même société active
et les contrôles ont été intensifiés. Même dans les pays dans divers Etats. Ses bénéfices sont répartis entre les
émergents les plus importants, la grande majorité des différents Etats, selon une formule élaborée pour chaque
sociétés n’en demeure pas moins exempte de tout société («Formula Appointment»). Cette formule est éla-
contrôle sérieux. Un sondage effectué auprès de 877 so- borée sur la base de facteurs réels: chiffre d’affaires par
ciétés dans 25 pays a montré que leurs transactions in- Etat (hors opérations commerciales internes), nombre de
tra-groupes effectuées avec leurs filiales chinoises au collaborateurs, investissements en capital, etc. Ce sys-
cours des quatre années précédant l’enquête n’avaient tème n’empêche pas les différents Etats de conserver
été contrôlées que dans 12 % des cas. Pour l’Inde, le leur souveraineté fiscale, notamment de fixer unilatéra-
taux était de 11 %, contre 36 % pour les USA et 32 % lement leurs taux d’imposition des bénéfices.
pour l’Allemagne.5 Le principal obstacle à la généralisation d’un tel sys-
Dans une lettre récente adressée au secrétariat de tème sur le plan international est que les différents Etats
l’ONU pour le financement du développement, un col- devraient se mettre d’accord sur une formule acceptable.
laborateur du ministère des finances indien faisait part Le principe de la comptabilité pays par pays («Country
des doutes des pays en développement à l’égard du prin- by country reporting» – CBCR) développé par le réseau
cipe de pleine concurrence: «Dans le cas des prix de international pour la justice fiscale 8, qui prévoit la ven-
transfert, bien que les principes soient déterminés en tilation par pays des comptes des multinationales, pour-
fonction de la législation fiscale domestique de chaque rait livrer les données nécessaires. Quoi qu’il en soit, le
pays, les pays industrialisés se sont mis d’accord sur des CBCR serait déjà d’une grande aide pour dévoiler l’opti-
règles communes, les Principes directeurs pour les en- misation fiscale agressive et de ce fait là, son effet dis-

4 Novartis, par exemple, possède ainsi à 5 Ernst & Young 2010 Global Transfer 7 Tatiana Falco, Brazil’s approach to
elle seule 26 sociétés enregistrées au Pricing Survey, p. 11. Transfer Pricing: A viable alternative to
Delaware, Nestlé 35, l’UBS une cinquan- 6 Lettre de Sanjay Kumar Mishra, the Status Quo? 2012.
taine. 2 mars 2012. 8 A ce sujet, cf. l’encadré 3 de notre
brochure d’information.

Impressum // Auteurs: Mark Herkenrath, Olivier Longchamp et Andreas Missbach Editeurs: Alliance Sud et
Déclaration de Berne Design: Clerici Partner Design, Zurich

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