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Jacques Derrida

La voix
et
le phénomène

INTRODUCTION
AU PROBLÈME DU SIGNE
DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE
DE HUSSERL

QUADRIGE/ PUF
ISBN Z 13 04470% 3
ISSN OZ91-o489

Dépôt légal - 1,. édition : 1967


1 •• édition • Quadrige • : 1993. juin

'© Presses Univenitaires de France, 1967


Epimèthèe
108, boulevard Saint-Germain, 7Soo6 Paris
1 Quand nous lisons œ mot • je • sans savoir qui l'a écrit,
nous avons un mot, sinon dépourvu de signification, du
moins étranger à sa signification normale. •
Recherches logiques.
1 Un nom prononcé devant nous nous fait penser à la
galerie de Dresde et à la dernière visite que nous y avons
faite : nous errons à travers les salles et nous arrêtons devant
un tableau de Téniers qui représente une galerie de tableaWI:.
Supposons en outre que les tableaWI: de cette galerie repré-
sentent à leur tour des tableaux, qui de leur côté feraient
voir des inscriptions qu'on peut déchiffrer, etc. •
/tUes ... 1.
1 J'ai parlé à la fois de son et de voix. Je veux dire que le

son était d'une syllabisation distincte, et même terriblement,


effroyablement distincte. M. Valdemar parlait, évidemment
pour répondre à la question ... Il disait maintenant :
• - Oui, -non, - j'ai dormi, -et maintenant,- main-
tenant, ;e suis mort. •
Histoires e:draordinaires.
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • I

CHAPITRE PREMIER. - Le .rigne et le.r .rigne.r. . • • • • • • • . • . • • 17

II. - La rldnction de l'indice. • • • • • • • • . • . . . . . . 2.8

III. - Le 11011loir-dire comme .roliloqt~e •••. •••••• 34


IV. - Le 11o11loir-dire et la reprl.rentation • • . . • • . 53
V. - Le .rigne et le clin d'œil • • • • . • • . . . • . • . . 67
VI. - La voix q11i garde le silence. . . . . . . . . . . . . 78
VII. - Le .r11ppllment d'origine • . . . . • . • . . . . . . . . 98

Imprimé ~n France
Imprimerie des Presses L' niversitaircs de France
j3, avenue Ronsard ..p 100 Vendôme
Juin 1993 - :-;o 39 303
INTRODUCTION

Les Reçherchu logiqms (1900-1901) ont ouvert un chemin dans


lequel, on le sait, toute la phénoménologie s'est enfoncée. Jusqu'à la
4e édition (192.8), aucun déplacement fondamental, aucune remise en
question décisive. Des remaniements, certes, et un puissant travail
d'explicitation : Idées ... I et Logique formelle el logique transcendantale
déploient sans rupture les concepts de sens intentionnel ou noéma-
tique, la différence entre les deux strates de l'analytique au sens fort
(morphologie pure des jugements et logique de la conséquence) et
lèvent la limitation déductiviste ou nomologique affectant jusqu'ici
le concept de science en général (1). Dans la Krisis et les textes
annexes, en particulier dans l'Origine de la glométrie, les prémisses
conceptuelles des Recherches sont encore à l'œuvre, notamment
quand elles concernent tous les problèmes de la signification et du
langage en général. Dans ce domaine plus qu'ailleurs, une lecture
patiente ferait apparaître dans les Recherches la structure germinale
de toute la pensée husserlienne. A chaque page se laisse lire la néces-
sité - ou la pratique implicite - des réductions éidétiques et phéno-
ménologiques, la présence repérable de tout ce à quoi elles donneront
accès.
Or la première des Reçhmhes ( Ausdruck und Bedeutung) (z.)

(1) Logique formeUe et logique transcendantale, § 35 b, tr. Suzanne BACHELAtu>,


Presses Universitaires de France, p. 137.
(2) A l'aception de quelques ouvertures ou anticipations indispensables, le
présent essai analyse la doctrine de la signification telle qu'elle se constitue dès la
première des Recherches logiques. Pour en mieux suivre l'itinéraire difficile et tor·
2. LA VOIX ET LE PHÉNOM:S.NE

s'ouvre par un chapitre consacré à des« distinctions essentielles» qui


commandent rigoureusement toutes les analyses ultérieures. Et la
cohérence de ce chapitre doit tout à une distinction proposée dès
le premier paragraphe : le mot« signe» (Zeichen) aurait un« double
sens » ( ein Doppel.rin;J). Le signe « signe» peut signifier« expression»
( Arudruck) ou « indice » ( Anzeichen).
Depuis quelle question recevrons-nous et lirons-nous cette dis-
tinction dont l'enjeu paraît ainsi très lourd ?
Avant de proposer cette distinction purement « phénoméno-
logique » entre les deux sens du mot « signe », ou plutôt avant de la
reconnaître, de la relever dans ce qui veut être une simple description,
Husserl procède à une sorte de réduction phénoménologique avant
la lettre : il met hors circuit tout savoir constitué, il insiste sur
la nécessaire absence de présuppositions ( Voraus.retzungslosigkeit),
qu'elles viennent de la métaphysique, de la psychologie ou des
sciences de la nature. Le point de départ dans le « Faktum » de la
langue n'est pas une présupposition pourvu qu'on soit attentif à la
contingence de l'exemple. Les analyses ainsi conduites gardent leur
« sens » et leur « valeur épistémologique » - leur valeur dans l'ordre
de la théorie de la connaissance (erkenntnistheoretischen Wert) -"qu'il
existe ou non des langues, que des êtres tels que les hommes s'en
servent effectivement ou non, que des hommes ou une nature
existent réellement ou seulement « dans l'imagination et sur le mode
de la possibilité ».
La forme la plus générale de notre question est ainsi prescrite :
est-ce que la nécessité phénoménologique, la rigueur et la subtilité de

tueux, nous nous sommes généralement abstenu des comparaisons, rapprochements


ou oppositions qui semblaient ici ou là s'imposer entre la phénoménologie husser-
lienne et d'autres théories, classiques ou modernes, de la signification. Chaque fois
que nous débordons le texte des Reclurches logiques 1, c'est pour indiquer le prin-
cipe d'une interprétation générale de la pensée de Husserl et pour esquisser cette
lecture systématique que nous espérons tenter un jour.
INTRODUCTION

l'analyse husserlienne, les exigences auxquelles elle répond et aux-


quelles nous devons d'abord faire droit, ne dissimulent pas néanmoins
une présupposition métaphysique ? Ne cachent-elles pas une adhé-
rence dogmatique ou spéculative qui, certes, ne retiendrait pas la
critique phénoménologique hors d'elle-même, ne serait pas un
résidu de naïveté inaperçue, mais constituerait la phénoménologie
en son dedans, dans son projet critique et dans la valeur institutrice
de ses propres prémisses : précisément dans ce qu'elle reconnaîtra
bientôt comme la source et le garant de toute valeur, le « principe
des principes », à savoir l'évidence donatrice originaire, le prisent
ou la présence du sens à une intuition pleine et originaire. En d'autres
termes, nous ne nous demanderons pas si tel ou tel héritage méta-
physique a pu, ici ou là, limiter la vigilance d'un phénoménologue,
mais si la forme phénoménologique de cette vigilance n'est pas déjà
commandée par la métaphysique elle-même. Dans les quelques
lignes évoquées à l'instant, la méfiance à l'égard de la présupposition
métaphysique se donnait déjà comme la condition d'une authentique
«.théorie de la connaissance », comme si le projet d'une théorie de la
connaissance, même lorsqu'il s'est affranchi par la« critique» de tel
ou tel système spéculatif, n'appartenait pas d'entrée de jeu à l'histoire
de la métaphysique. L'idée de la connaissance et de la théorie de la
connaissance n'est-elle pas en soi métaphysique ?
Il s'agirait donc, sur l'exemple privilégié du concept de signe, de
voir s'annoncer la critique phénoménologique de la métaphysique
comme moment à l'intérieur de l'assurance métaphysique. Mieux : de
commencer à vérifiet que la ressource de la critique phénoméno-
logique est le projet métaphysique lui-même, dans son achèvement
historique et dans la pureté seulement restaurée de son origine.
Nous avons tenté de suivre ailleurs (1) le mouvement par

(r) La phénomenolol!ie et la cMtuYe de la métaphysique, in EITOXE:E, Athènes,


févr. 1966.
4 LA VOIX ET LE PHÉNOMÈNE

lequel Husserl, critiquant sans cesse la spéculation métaphysique,


ne visait en vérité que la perversion ou la dégénérescence de ce
qu'il continue à penser et à vouloir restaurer comme métaphy-
sique authentique ou phi/osophia protè. Concluant ses Méditations
cartésiennes, Husserl oppose encore la métaphysique authentique
(celle qui devra son accomplissement à la phénoménologie) à la
métaphysique au sens habitueL Les résultats qu'il présente alors
sont, dit-il, « métaphysiques, s'il est vrai que la connaissance ultime
de l'être doit être appelée métaphysique. Mais ils ne sont rien moins
que de la métaphysique au sens habituel du terme ; cette métaphy-
sique dégénérée au cours de son histoire, n'est pas du tout conforme
à l'esprit dans lequel elle a été originellement fondée en tant que
philosophie première. La méthode intuitive concrète, mais aussi apo-
dictique, de la phénoménologie, exclut toute « aventure métaphy-
sique», tous les excès spéculatifs»(§ 6o). On pourrait faire apparaître
le motif unique et permanent de toutes les fautes et de toutes les
perversions que Husserl dénonce dans la métaphysique« dégénérée»,
à travers une multiplicité de domaines, de thèmes et d'arguments :
c'est toujours une cécité devant le mode authentique de l'idéalité,
celle qui est, qui peut être répétée indéfiniment dans l'identité qe sa
présence pour cela même qu'elle n'existe pas, n'est pas réelle, est irréelle
non pas au sens de la fiction mais en un autre sens qui pourra recevoir
plusieurs noms, dont la possibilité permettra de parler de la non-
réalité et de la nécessité de l'essence, du noème, de l'objet intelligible
et de la non-mondanité en général. Cette non-mondanité n'étant
pas une autre mondanité, cette idéalité n'étant pas un existant tombé
du ciel, l'origine en sera toujours la possibilité de la répétition d'un
acte producteur. Pour que la possibilité de cette répétition puisse
s'ouvrir idea/iter à l'infini, il faut qu'une forme idéale assure cette
unité de l'indéfiniment et de l'idea/iter : c'est le présent ou plutôt la
présence du présent vivant. La forme ultime de l'idéalité, celle dans
laquelle en dernière instance on peut anticiper ou rappeler toute
INTRODUCTION

répétition, l'idéalité de l'idéalité est le présmt vùant, la présence à soi


de la vie transcendantale. La présence a toujours été et sera toujours,
à l'infini, la forme dans laquelle, on peut le dire apodictiquement, se
produira la diversité infinie des contenus. L'opposition- inaugurale
de la métaphysique - entre forme et matière, trouve dans l'idéalité
concrète du présent vivant son ultime et radicale justification. Nous
reviendrons sur l'énigme du concept de vie dans les expressions de
présent vivant et de vie transcendantale. Notons seulement, pour
préciser ici notre intention, que la phénoménologie nous paraît
tourmentée sinon contestée de l'intérieur par ses propres descrip-
tions du mouvement de la temporalisation et de la constitution de
l'intersubjectivité. Au plus profond de ce qui lie ensemble ces deux
moments décisifs de la description, une non-présence irréductible
se voit reconnaître une valeur constituante, et avec elle une non-vie
ou une non-présence ou non-appartenance à soi du présent vivant,
une indéracinable non-originarité. Les noms qu'elle reçoit n'en
rendent que plus vive la résistance à la forme de la présence : en
deux mols, il s'agit : 1. du passage nécessaire de la rétention à la
re-présentation (Vergegenwii.rligung) dans la constitution de la présence
d'un objet (Gegen.rfand) temporel dont l'identité puisse être répétée ;
z.. du passage nécessaire par l'appré.renlalion dans le rapport à l'aller
ego, c'est-à-dire dans le rapport à ce qui rend possible aussi une
objectivité idéale en général, l'intersubjectivité étant la condition
de l'objectivité et celle-ci n'étant absolue que dans le cas des objets
idéaux. Dans les deux cas, ce qui se nomme comme modification
de la présentation (re-présentation, op-présentation), ( VergegefiWii.r-
ligung ou Apprii.senlalion) ne survient pas à la présentation, mais la
conditionne en la fissurant a priori. Cela ne met pas en cause l'apo-
dicticité de la description phénoménologique-transcendantale, n'en-
tame pas la valeur fondatrice de la présence. « Valeur fondatrice de
la présence » est d'ailleurs une expression pléonastique. Il s'agit
seulement de faire apparaître l'espace original et non empirique de
6 LA VOIX ET LE PHSNOMÈNE

non-fondement sur le vide irréductible duquel se décide et s'enlève


la sécurité de la présence dans la forme métaphysique de l'idéalité.
C'est dans cet horizon que nous interrogeons ici le concept phéno-
ménologique de signe.
Le concept de métaphysique avec lequel nous opérons devra
être déterminé et la trop grande généralité de cette question doit ici
se resserrer. En l'espèce : comment justifier d'abord la décision qui
soumet une réflexion sur le signe à une logique ? Et si le concept
de signe précède la réflexion logique, iui est donné, est livré à sa
critique, d'où vient-il ? D'où vient l'essence de signe sur laquelle
se règle ce concept ? Qu'est-ce qui donne autorité à une théorie de
la connaissance pour déterminer l'essence et l'origine du langage ?
Une telle décision, nous ne la prêtons pas à Husserl, il l'assume expres-
sément ; ou plutôt il en assume expressément l'héritage et la validité.
Les conséquences en sont illimitées. D'une part, Husserl a dû
différer, d'un bout à l'autre de son itinéraire, toute méditation explicite
sur l'essence du langage en général. Il la met encore« hors circuit»
dans Logique formel e et logique transcendantale (Considérations préli-
minaires, § z). Et, Pink l'a bien montré, Husserl n'a jamais posé la
question du logos transcendantal, du langage hérité dans lequc;l la
phénoménologie produit et exhibe les résultats de ses opérations de
réduction. Entre le langage ordinaire (ou le langage de la méta-
physique traditionnelle) et le langage de la phénoménologie, l'unité
n'est jamais rompue malgré des précautions, des guillemets, des
rénovations ou des innovations. Transformer un concept traditionnel
en concept indicatif ou métaphorique, cela n'absout pas de l'héritage
et impose des questions auxquelles Husserl n'a jamais tenté de
répondre. Cela tient à ce que, d'autre part, en ne s'intéressant au
langage que dans l'horizon de la rationalité, en déterminant le
logos à partir de la logique, Husserl a en fait, et de manière tradi-
tionnelle, déterminé l'essence du langage à partir de la logicité
comme de la normalité de son telos. Que ce telos soit celui de
INTRODUCTION 7

l'être comme présence, c'est ce que nous voudrions ici suggérer.


Ainsi, par exemple, lorsqu'il s'agit de re-définir le rapport entre
le grammatical pur et le logique pur (rapport que la logique tradi-
tionnelle aurait manqué, pervertie qu'elle était par des présuppo-
sitions métaphysiques), lorsqu'il s'agit donc de constituer une
morphologie pure des Bedeut11ngen (nous ne traduisons pas ce mot
pour des raisons qui apparaîtront dans un instant), de ressaisir la
grammaticalité pure, le système des règles permettant de reconnaître
si un discours en général est bien un discours, s'il a du sens, si la
fausseté, l'absurdité de contradiction (Widersinnigkeit) ne le rendent
pas inintelligible, ne le privent pas de la qualité de discours sensé, ne
le rendent pas sinn/os, alors la pure généralité de cette grammaire
métempirique ne couvre pas tout le champ de possibilité du langage
en général, n'épuise pas toute l'étendue de son apriori. Elle ne concerne
que l'apriori logiq11e du langage, elle est grammaire p11re logiq11e. Cette
restriction est opérée dès le début, bien que Husserl n'y ait pas insisté
dans la première édition des Recherches : « Dans la première édition,
j'ai parlé de« grammaire pure», nom qui était conçu par analogie
avec la « science p11re de la nat11re » chez Kant, et expressément désigné
comme tel. Mais, dans la mesure où il ne peut nullement être affirmé
que la morphologie pure des Bede11t11ngen englobe tout l'apriori
grammatical dans son universalité, puisque par exemple les relations
de communication entre sujets psychiques, si importantes pour la
grammaire, comportent un a priori propre, l'expression de grammaire
pt~re logiq11e mérite la préférence... » ( 1 ).
Le découpage de l'a priori logique à l'intérieur de l'a priori général
du langage ne prélève pas une région, il désigne, nous allons le voir,
la dignité d'un telos, la pureté d'une norme et l'essence d'une desti-

(1) Trad. fr. H. ELIE, L. KELKEL, R. SCHÉRER, t. II, 2° part., p. 136. Chaque
fois que nous citerons cette traduction, nous le signalerons par les signes • tr. fr. •.
Ici nous avons remplacé dans cette traduction le mot • significations • par Bedeutungen.
8 LA VOIX ET LE PHP.NOME.NE

nation. Que ce geste où s'engage déjà le tout de la phénoménologie


répète l'intention originelle de la métaphysique elle-même, c'est
donc ce que nous voudrions montrer ici en repérant dans la première
des Recherches des racines que le discours ultérieur de Husserl ne fera
plus jamais trembler. La valeur de prl.rence, ultime instance juridique
de tout ce discours, se modifie elle-même sans se perdre chaque fois
qu'il s'agit (aux deux sens connexes de la proximité de ce qui est
exposé comme objet d'une intuition et de la proximité du présent
temporel qui donne sa forme à l'intuition claire et actuelle de
i'objet) de la présence d'un objet quelconque à la conscience dans
l'évidence claire d'une intuition remplie ou de la présence à soi dans
la conscience, « conscience » ne voulant rien dire d'autre que la
possibilité de la présence à soi du présent dans le présent vivant.
Chaque fois que cette valeur de présence sera menacée, Husserl la
réveillera, la rappellera, la fera revenir à elle dans la forme du telos ;
c'est-à-dire de l'Idée au sens kantien. Il n'y a pas d'idlalité sans qu'une
Idée au sens kantien ne soit à l'œuvre, ouvrant la possibilité d'un
indéfini, infinité d'un progrès prescrit ou infinité des répétitions
permises. Cette idéalité est la forme même dans laquelle la présence
d'un objet en général peut indéfiniment être répétée comme la m~me.
La non-réalité de la Bedeutung, la non-réalité de l'objet idéal, la non-
réalité de l'inclusion du sens ou du noème dans la conscience
(Husserl dira que le noème n'appartient pas réellement- reel/- à
la conscience) donneront donc l'assurance que la présence à la
conscience pourra indéfiniment être répétée. Présence idéale à une
conscience idéale ou transcendantale. L'idéalité est le salut ou la
maîtrise de la présence dans la répétition. Dans sa pureté, cette
présence n'est présence de rien qui exi.rte dans le monde, elle est en
corrélation avec des actes de répétition eux-mêmes idéaux. Est-ce à
dire que ce qui ouvre la répétition à l'infini ou s'y ouvre quand
s'assure le mouvement de l'idéalisation, c'e.rt un certain rapport d'un
« existant » à sa mort ? Et que la « vie transcendantale » est la scène
INTRODUCTION 9

de ce rapport ? Il est trop tôt pour le dire. Il faut d'abord passer


par le problème du langage. On ne s'en étonnera pas : le langage
est bien le médium de ce jeu de la présence et de l'absence. N'y a-t-il
pas dans le langage, le langage n'est-il pas d'abord cela même en
quoi pourraient sembler s'unir la vie et l'idlalitl ? Or nous devons
considérer d'une part que l'élément de la signification - ou la
substance de l'expression - qui semble le mieux préserver à la
fois l'idéalité et la présence vivante sous toutes ses formes est la
parole vivante, la spiritualité du souffle comme phonè; et que,
d'autre part, la phénoménologie, métaphysique de la présence dans
la forme de l'idéalité, est aussi une philosophie de la vie.
Philosophie de la vie, non seulement parce qu'en son centre la
mort ne se voit reconnaitre qu'une signification empirique et extrin-
sèque d'accident mondain, mais parce que la source du sens en
général est toujours déterminée comme l'acte d'un vivre, comme
l'acte d'être vivant, comme Lebendigleeit. Or l'unité du vivre, le foyer
de la Lebendigleeit qui diffracte sa lumière dans tous les concepts
fondamentaux de la phénoménologie (Leben, Erlebni.r, lebendige
Gegenwart, Gei.rtigleeit, etc.) échappe à la réduction transcendantale
et, comme unité de la vie mondaine et de la vie transcendantale, lui
fraie même le passage. Quand la vie empirique ou même la région
du psychique pur sont mises entre parenthèses, c'est encore une vie
transcendantale ou en dernière instance la transcendantalité d'un
présent vivant que découvre Husserl. Et qu'il thématise sans poser
pour autant la question de cette unité du concept de vie. La « cons-
cience sans âme » ( seelenloses), dont la possibilité essentielle est
dégagée dans Idle.r I (§ 54), est pourtant une conscience transcen-
dantalement vivante. Si l'on concluait, selon un geste en effet très
husserlien dans son style, que les concepts de vie empirique (ou en
général mondaine) et de vie transcendantale sont radicalement hété-
rogènes et que les deux noms entretiennent entre eux un rapport
purement indicatif ou métaphorique, alors c'est la possibilité de ce
10 LA VOIX ET LE PHÉNOMÈNE

rapport qui porte tout le poids de la question. La racine commune


rendant possibles toutes ces métaphores nous paraît encore être le
concept de vie. En dernière instance, entre le psychique pur- région
du monde opposée à la conscience transcendantale et découverte
par la réduction de la totalité du monde naturel et transcendant - et
la vie transcendantale pure, il y a, dit Husserl, un rapport de para/11/ité.
La psychologie phénoménologique devra, en effet, rappeler à
toute psychologie au travail son fonds de présuppositions éidétiques
et les conditions de son propre langage. C'est à elle qu'il reviendra de
fixer le sens des concepts de la psychologie, et d'abord le sens de ce
qu'on appelle la psychè. Mais qu'est-ce qui va permettre de distinguer
cette psychologie phénoménologique, science descriptive, éidétique
et apriorique, de la phénoménologie transcendantale elle-même ?
Qu'est-ce qui va distinguer l'épochè découvrant le domaine imma-
nent du psychique pur et l'épochè transcendantale elle-même ? Car
le champ ouvert par cette psychologie pure a un privilège au
regard de toutes les autres régions et sa généralité les domine toutes.
Tous les vécus en relèvent nécessairement et le sens de toute région
ou de tout objet déterminé s'annonce à travers elle. Aussi la dépen-
dance du pur psychique à l'égard de la conscience transcendantale
comme archi-région est-elle absolument singulière. Le domaine de
l'expérience psychologique pure recouvre, en effet, la totalité du
domaine de ce que Husserl appelle l'expérience transcendantale.
Et pourtant, malgré ce reco11vre11Jent parfait, une différence radicale
demeure, qui n'a rien de commun avec aucune autre différence ;
différence qui ne distingue rien en fait, différence qui ne sépare
aucun étant, aucun vécu, aucune signification déterminée ; différence
pourtant qui, sans rien altérer, change tous les signes et en laquelle
seulement se tient la possibilité d'une question transcendantale.
C'est-à-dire de la liberté elle-même. Différence fondamentale, donc,
sans laquelle aucune autre différence au monde n'aurait de sens ni
de chance d'apparaître comme telle. Sans la possibilité et sans la
INTRODUCTION 11

reconnaissance d'une telle duplication ( Verdoppelung), dont la rigueur


ne tolère aucune duplicité, sans cette invisible distance tendue entre
les deux actes d'épochè, la phénoménologie transcendantale serait
détruite en sa racine. La difficulté tient à ce que cette duplication
du sens ne doit correspondre à aucun double ontologique. Par
exemple et en bref, mon je transcendantal est radicalement différent,
précise Husserl, de mon Je naturel et humain (x) ; et pourtant il ne
s'en distingue en rien, en rien qui puisse être déterminé au sens
naturel de la distinction. Je (transcendantal) n'est pas un autre.
Il n'est surtout pas le fantôme métaphysique ou formel du moi
empirique. Ce qui conduirait à dénoncer l'image théorétique et la
métaphore du Je spectateur absolu de son propre moi psychique,
tout ce langage analogique dont on doit parfois se servir pour
annoncer la réduction transcendantale et pour décrire cet « objet »
insolite qu'est le moi psychique face à l'ego transcendantal absolu.
Aucun langage, en vérité, ne peut se mesurer à cette opération par
laquelle l'ego transcendantal constitue et s'oppose son moi mondain,
c'est-à-dire son âme, en se réfléchissant lui-même, en une venveltli-
chende Selbstapperzeption (z). L'âme pure est cette étrange objectivation
de soi (Selbstobjektivierung) de la monade par et en elle-même (3). Là
aussi l'Ame procède de l'Un (ego monadique) et peut se convertir
librement vers lui dans une Réduction.
Toutes ces difficultés se concentrent dans le concept énigmatique
de « parallélisme ». Husserl évoque (4) l'étonnante, l'admirable
« parallélité » et même, « si l'on peut dire, le recouvrement » de la
psychologie phénoménologique et de la phénoménologie transcendan-
tale, « toutes deux comprises comme disciplines éidétiques ». « L'une

(1) Phtï.nomenologische Psychologie, Vorlcsungen Sommersemester, 1925, Husscr-


liana IX, p. 342.
(2) Méditations cartésimnes, § 45·
(3) 1 bid., § 57·
(4) Phtinomeno/ngische Psychnlo~:ie, p. 14 ~-
LA VOIX ET LE PH8NOMi?..NE

habite l'autre, si l'on peut dire, implicitement. » Ce rien qui dis-


tingue des parallèles, ce rien sans lequel justement aucune expli-
citation, c'est-à-dire aucun langage ne pourrait se déployer librement
dans la vérité sans être déformé par quelque milieu réel, ce rien
sans lequel aucune question transcendantale, c'est-à-dire philoso-
phique, ne pourrait prendre son souffle, ce rien surgit, si l'on peut
dire, lorsque la totalité du monde est neutralisée dans son existence
et réduite à son phénomène. Cette opération est celle de la réduction
transcendantale, elle ne pert/ être en aucun cas celle de la réduction psycho-
phénoménologique. L'éidétique pure du vécu psychique ne concerne
sans doute aucune existence déterminée, aucune factualité empi-
rique; elle ne fait appel à aucune signification transcendante à la
conscience. Mais les essences qu'elle fixe présupposent intrinsèque-
ment l'existence du monde sous l'espèce de cette région mondaine
appelée psychè. Il est d'ailleurs remarquable que ce parallélisme fasse
plus que libérer l'éther transcendantal : il rend plus mystérieux
encore (et il est seul capable de le faire) le sens du psychique et de la vie
psychique, c'est-à-dire d'une mondanité capable de porter ou de
nourrir en quelque sorte la transcendantalité, d'y égaler l'étendue de
son domaine sans pourtant se confondre avec elle en quelque adé-
quation totale. Conclure de ce parallélisme à une adéquation, c'est -la
plus tentante, la plus subtile mais aussi la plus obscurcissante des
confusions : le psychologisme transcendantal. C'est contre lui qu'il faut
maintenir la distance précaire et menacée entre les parallèles et
contre lui qu'il faut interroger sans cesse. Or, puisque la conscience
transcendantale n'est pas entamée dans son sens par l'hypothèse
d'une destruction du monde (Idées I, § 49), «il est certain qu'on peut
penser une conscience sans corps et, aussi paradoxal que cela paraisse,
sans âme ( seelenloses) » (z). Et pourtant la conscience transcendantale
n'est rien de plus ou d'autre que la conscience psychologique. Le psycho-

(1) Idées 1, § 54, tr. P. RICŒUR, p. 182.


INTRODUCTION

logisme transcendantal méconnaît ceci : que si le monde a besoin


d'un supplément d'âme, l'âme, qui est dans le monde, a besoin de ce
rien 111ppléme11taire qu'est le transcendantal et sans lequel aucun
monde n'apparaîtrait. Mais on doit à l'opposé, si l'on est attentif au
renouvellement husserlien de la notion de « transcendantal », se
garder de prêter quelque réalité à cette distance, de substantialiser
cette inconsistance ou d'en faire, fût-ce par simple analogie, quelque
chose ou quelque moment du monde. Ce serait geler la lumière en sa
source. Si le langage n'échappe jamais à l'analogie, si même il est
analogie de part en part, il doit, parvenu à ce point, à cette pointe,
assumer librement sa propre destruction et lancer les métaphores
contre les métaphores ; ce qui est obéir au plus traditionnel des
impératifs, qui a reçu sa forme la plus expresse, mais non la plus
originelle dans les Ennéades et n'a jamais cessé d'être fidèlement
transmis jusqu'à l'Introduction à la Métaphysique (surtout de Bergson).
C'est au prix de cette guerre du langage contre lui-même que seront
pensés le sens et la question de son origine. On voit que cette guerre
n'est pas une guerre parmi d'autres. Polémique pour la possibilité
du sens et du monde, elle a son lieu dans cette différence dont nous
avons vu qu'elle ne peut habiter le monde, mais seulement le langage,
en son inquiétude transcendantale. En vérité, loin de l'habiter
seulement, elle en est aussi l'origine et la demeure. Le langage garde
la différence qui garde le langage.
Plus tard, dans son Nachwort zu meinen Ideen ... (1930) et dans les
Méditations cartésiennes(§§ 14 et 57), Husserl évoquera de nouveau,
brièvement, ce « parallélisme exact » entre la « psychologie pure de la
conscience» et la« phénoménologie transcendantale de la conscience».
Et, dira-t-il alors, pour récuser le psychologisme transcendantal qui
«rend impossible une philosophie authentique» (M.C., § 14), il nous
faut à tout prix pratiquer la Nuanderung (Nachwort ... , p. 557) qui
distingue des parallèles dont l'une est dans le monde et l'autre hors
du monde sans être dans un autre monde, c'est-à-dire sans cesser
14 LA VOIX ET LE PHÉNOME!.NE

d'être, comme toute parallèle, à côté, au plus proche de l'autre. Il nous


faut à tout prix recueillir et abriter en notre discours ces « nuances
apparemment futiles», frivoles, subtiles (gering(iigigen), qui« déter-
minent de façon décisive les voies et dévoiements ( Wege und Abwege)
de la philosophie» (M.C., § 14). Notre discours doit mettre en lui
ces nuances à l'abri et à la fois, par là même, rassurer en elles sa possi-
bilité et sa rigueur. Mais l'étrange unité de ces deux parallèles, ce
qui les rapporte l'une à l'autre, ne se laisse pas partager par elles et,
se divisant soi-même, soude finalement le transcendantal à son autre,
c'est la vie. On s'aperçoit en effet très vite que le seul noyau du
concept de psychè est la vie comme rapport à soi, qu'il se fasse ou
non dans la forme de la conscience. Le « vivre » est donc le nom de
ce qui précède la réduction et échappe finalement à tous les partages
que celle-ci fait apparaître. Mais c'est qu'il est son propre partage et
sa propre opposition à son autre. En déterminant ainsi le « vivre »,
nous venons donc de nommer la ressource d'insécurité du discours,
le point où précisément il ne peut plus rassurer dans la nuance sa
possibilité et sa rigueur. Ce concept de vie est alors ressaisi en une
instance qui n'est plus celle de la naïveté pré-transcendantale, dans
le langage de la vie courante ou de la science biologique. Mais ce
concept ultra-transcendantal de la vie, s'il permet de penser la
vie (au sens courant ou au sens de la biologie) et s'il n'a jamais été
inscrit dans la langue, appelle peut-être un autre nom.
On s'étonnera moins devant l'effort tenace, oblique et laborieux
de la phénoménologie pour garder la parole, pour affirmer un lien
d'essence entre le logos et la phonè, le privilège de la conscience (dont
Husserl ne s'est au fond jamais demandé ce que c'était malgré la médi-
tation admirable, interminable et à tant d'égards révolutionnaire
qu'il lui a consacrée) n'étant que la possibilité de la vive voix. La
conscience de soi n'apparaissant que dans son rapport à un objet
dont elle peut garder et répéter la présence, elle n'est jamais parfai-
tement étrangère ou antérieure à la possibilité du langage. Husserl
INTRODUCTION

a sans doute voulu maintenir, nous le verrons, une couche origi-


nairement silencieuse, « pré-expressive », du vécu. Mais la possibi-
lité de constituer des objets idéaux appartenant à l'essence de la
conscience, et ces objets idéaux étant des produits historiques,
n'apparaissant que grâce à des actes de création ou de visée, l'élé-
ment de la conscience et l'élément du langage seront de plus en plus
difficiles à discerner. Or leur indiscernabilité n'introduira-t-elle
pas la non-présence et la différence (la médiateté, le signe, le ren-
voi, etc.) au cœur de la présence à soi ? Cette difficulté appelle une
réponse. Cette réponse s'appelle la voix. L'énigme de la voix est
riche et profonde de tout ce à quoi elle semble ici répondre. Que la
voix simule la garde de la présence et que l'histoire du langage parlé
soit l'archive de cette simulation, cela nous empêche d'ores et déjà
de considérer la « difficulté » à laquelle répond la voix, dans la phéno-
ménologie husserlienne, comme une difficulté de système ou une
contradiction qui lui serait propre. Cela nous empêche aussi de
décrire cette simulation, dont la structure est d'une infinie complexité,
comme une illusion, un fantasme ou une hallucination. Ces derniers
concepts renvoient au contraire à la simulation de langage comme à
leur racine commune.
n reste que cette (( difficulté» structure tout le discours husserlien
et que nous devons en reconnaitre le travail. Le privilège nécessaire
de la phonè qui est impliqué par toute l'histoire de la métaphysique,
Husserl le radicalisera en en exploitant toutes les ressources avec le
plus grand raffinement critique. Car ce n'est pas à la substance sonore
ou à la voix physique, au corps de la voix dans le monde qu'il
reconnaitra une affinité d'origine avec le logos en général, mais à la
voix phénoménologique, à la voix dans sa chair transcendantale, au
souffle, à l'animation intentionnelle qui transforme le corps du mot
en chair, qui fait du Korper un Leib, une geistige Leiblichkeit. La voix
phénoménologique serait cette chair spirituelle qui continue de
parler et d'être présente à soi - de s'entendre - en l'absence du
x6 LA VOIX ET LE PHP.NOMÈNE

monde. Bien entendu, ce qu'on accorde à la voix est accordé au


langage de mots, à un langage constitué d'unités - qu'on a pu
croire irréductibles, indécomposables - soudant le concept signifié
« au complexe phonique » signifiant. Malgré la vigilance de la des-
cription, un traitement peut-être naïf du concept de « mot » a sans
doute laissée irrésolue dans la phénoménologie la tension de ses
deux motifs majeurs : la pureté du formalisme et la radicalité de l'in-
tuitionnisme.
Que le privilège de la présence comme conscience ne puisse
s'établir - c'est-à-dire se constituer historiquement aussi bien que
se démontrer- que par l'excellence de la voix, c'est là une évidence
qui n'a jamais occupé dans la phénoménologie le devant de la scène.
Selon un mode qui n'est ni simplement opératoire ni directement
thématique, en un lieu qui n'est ni central ni latéral, la nécessité
de cette évidence semble s'être assurée, sur le tout de la phénoméno-
logie, une sorte de « prise ». La nature de cette « prise » se laisse mal
penser dans les concepts habituellement consacrés à la philosophie
de l'histoire de la philosophie. Mais notre propos n'est pas ici de
méditer directement la forme de cette « prise ». Seulement de la
montrer à l'œuvre déjà- et puissamment- à l'entrée de la première
des Recherches logiq11es.
CHAPITRE PREMIER

LE SIGNE ET LES SIGNES

Husserl commence par dénoncer une confusion : le mot « signe »


(Zeichen) recouvre, toujours dans le langage ordinaire et parfois
dans le langage philosophique, deux concepts hétérogènes : celui
d'expression ( Ausdruck), qu'on tient souvent à tort pour synonyme
de signe en général, et celui d'indice ( Anzeichen). Or, selon Husserl,
il est des signes qui n'expriment rien parce qu'ils ne transportent
- nous devons encore le dire en allemand - rien qu'on puisse
appeler Bedeulllng ou Sinn. Tel est l'indice. Certes, l'indice est un signe,
comme l'expression. Mais, à la différence de cette dernière, il est, en
tant qu'indice, privé de Bedeulung ou de Sinn : bedeulllngslos, sinn/os.
Ce n'est pas pour autant un signe sans signification. Il ne peut par
essence y avoir de signe sans signification, de.signifiant sans signifié.
C'est pourquoi la traduction traditionnelle de Bedeulung par signi-
fication, bien qu'elle soit consacrée et presque inévitable, risque de
brouiller tout le texte de Husserl et de le rendre inintelligible en son
intention axiale, de rendre par suite inintelligible tout ce qui dépendra
de ces premières « distinctions essentielles ». On peut avec Husserl
dire en allemand, sans absurdité, qu'un signe (Zeichen) est privé de
Bedeulllng (est bedeutungslos, n'est pas bedeutsam), on ne peut dire en
français, sans contradiction, qu'un signe est privé de signification.
On peut en allemand parler de l'expression ( Ausdruck) comme
bedeutsame Zeichen, ce que fait Husserl ; on ne peut sans redondance
18 LA VOIX ET LE PHf!.NO.MÈNE

traduire bedeutsame Zeichen par signe signifiant, ce qui laisse imaginer,


contre l'évidence et contre l'intention de Husserl, qu'il pourrait y
avoir des signes non signifiants. Tout en suspectant ainsi les tra-
ductions françaises consacrées, nous devons bien avouer qu'il sera
toujours difficile de les remplacer. C'est pourquoi nos remarques ne
sont rien moins que des critiques à l'endroit de traductions existantes
et précieuses. Nous essaierons néanmoins de proposer des solutions
qui se tiendront à mi-chemin entre le commentaire et la traduction.
Aussi ne vaudront-elles que dans la limite des textes husserliens. Le
plus souvent, devant la difficulté, selon un procédé dont la valeur
est parfois contestable, nous conserverons le mot allemand en
tentant de l'éclairer par l'analyse.
Il se confirmera ainsi très vite que, pour Husserl, l'expressivité
de l'expression- qui suppose toujours l'idéalité d'une Bedeutung- a
un lien irréductible à la possibilité du discours parlé (Rede). L'expres-
sion est un signe purement linguistique et c'est précisément ce qui
la distingue en première analyse de l'indice. Bien que le discours parlé
soit une structure fort complexe, comportant toujours, en fait, une
couche indicative qu'on aura, nous le verrons, la plus grande peine à
contenir dans ses limites, Husserl lui réserve l'exclusivité du droit à
l'expression. Et donc de la logicité pure. On pourrait donc peut-être,
sans forcer l'intention de Husserl, définir, sinon traduire, betleuten
par vouloir-dire à la fois au sens où un sujet parlant, « s'exprimant»,
comme dit Husserl, « sur quelque chose», veut dire, et où une expres-
sion veut dire ( 1); et être assuré que la Beder1tung est toujours ce que
quelqu'un ou un discours veulent dire: toujours un sens de discours, un
contenu discursif.
On sait que, à la différence de Frege, Husserl ne distingue pas,
dans les Recherches, entre Sinn et Bedeutung : « En outre, pour nous,

(1) To mean, meaning, sont, pour bedeulen, Bedeutung, ces heureux équivalents
dont nous ne disposons pas en français.
LE SIGNE ET LES SIGNES

Bede111t1ng veut dire la même chose que Sinn (gilt ais gleithbede11tend
mit Sinn). D'une part, il est très commode, précisément dans le cas
de ce concept, de disposer de termes parallèles, utilisables en alter-
nance; et surtout dans des recherches de ce type où l'on doit juste-
ment pénétrer le sens du terme Bede111t1ng. Mais il est autre chose
qu'on doit prendre encore davantage en considération : l'habitude
solidement enracinée d'utiliser les deux mots comme voulant dire
la même chose. Dans ces conditions, il ne paraît pas qu'il soit sans
risque de distinguer entre leurs deux Bede11lllngen, et (comme l'a pro-
posé Frege), d'utiliser l'une pour la Bede11111ng en notre sens et l'autre
pour les objets exprimés » (§ 1 ~). Dans Idées I, la dissociation qui
intervient entre les deux notions n'a pas du tout la même fonction
que chez Frege, et elle confirme notre lecture : Bede11tung est réservé
au contenu de sens idéal de l'expression verbale, du discours parlé,
alors que le sens (Sinn) couvre toute la sphère noématique jusque
dans sa couche non-expressive : « Nous adoptons pour point de
départ la distinction bien connue entre la face sensible et pour ainsi
dire charnelle de l'expression, et sa face non sensible,« spirituelle».
Nous n'avons pas à nous engager dans une discussion très serrée de
la première, ni de la façon dont les deux faces s'unissent. Il va de soi
que par là même nous avons désigné les titres de problèmes phéno-
ménologiques qui ne sont pas sans importance. Nous envisageons
exclusivement le « vouloir-dire » ( bede11ten) et la « Bede11t1111g ». A l' ori-
gine, ces mots ne se rapportent qu'à la sphère linguistique ( sprathlithe
Sphiire}, à celle de l'« exprimer» (des A11sdriitleens). Mais on ne peut
guère éviter, et c'est en même temps un pas important dans l'ordre
de la connaissance, d'élargir la Bede11tung de ces mots et de leur faire
subir une modification convenable qui leur permet de s'appliquer
d'une certaine façon à toute la sphère noético-noématique : donc à
tous les actes, qu'ils soient ou non entrelacés (verjlothten) avec des
actes d'expression. Ainsi nous avons même sans cesse parlé, dans le
cas de tous les vécus intentionnels, de« sens» (Sinn), mot qui pour-
20 LA VOIX ET LE PHÉNOMÈNE

tant est en général équivalent à BedeHIJmg. Par souci de précision,


nous réservons de préférence le mot de Bede11t11ng pour l'ancienne
notion, en particulier dans la tournure complexe de « Bede11t11ng
logitp1e » ou « expressive ». Quant au mot « sens », nous continuons
à l'employer dans son extension la plus large.» Et après avoir, dans
un passage sur lequel nous devrons revenir, affirmé qu'il existait,
notamment dans la perception, une couche pré-expressive du vécu
ou du sens, puis que cette couche de sens pouvait toujours recevoir
expression et BedeHtHng, Husserl pose que « la Bede11111ng logique est
une expression» (Idées I, § 124).
La différence entre l'indice et l'expression apparaît très vite, au
cours de la description, comme une différence plus fontlionnelle que
s11bstatzlielle. L'indice et l'expression sont des fonctions ou des
relations signifiantes, non des termes. Un seul et même phénomène
peut être appréhendé comme expression ou comme indice, comme
signe discursif ou non discursif. Cela dépend du vécu intentionnel
qui l'anime. Le caractère fonctionnel de la description donne aussitôt
la mesure de la difficulté et nous fait accéder à son centre. Deux
fonctions peuvent s'entrelacer, s'enchevêtrer dans le même enchaî-
nement de signes, dans la même signification. Husserl parle d'abord
de l'addition ou de la juxtaposition d'une fonction à une autre :
« ... les· signes au sens de l'indite ( Anzeùhen) (signes distinctifs,
marques, etc.) n'expriment rien, à moins qu'ils ne remplissent o11tre
la fonction d'indiquer [neben, à côté de; Husserl souligne], une fonction
de Bede11t11ng ». Mais quelques lignes plus loin, il parlera d'intrication
intime, d'enchevêtrement ( VerjlethiHng). Ce mot réapparaîtra souvent,
à des moments décisifs, et ce ne sera pas fortuit. Dans le premier
paragraphe, déjà : « Le vouloir-dire ( bede11ten) - dans le discours
communicatif (in mitteilender Rede) - est toujours entrelacé (ver-
f/othten) dans un rapport avec cet être-indice ... »
Nous savons donc déjà que, en fait, le signe discursif et par suite
le vouloir-dire est toll}olfrs enchevêtré, pris dans un système indicatif.
LE SIGNE ET LES SIGNES ~1

Pris, c'est-à-dire contaminé : c'est la pureté expressive et logique de


la Bedeu/ung que Husserl veut ressaisir comme possibilité du Logos.
En fait ettolljour.r ( allzeil verjlothten i.rt) dans la mesure où la Bedeutung
est prise dans un discours communicatif. Certes, nous le verrons, la
communication elle-même est pour Husserl une couche extrinsèque
de l'expression. Mais chaque fois qu'elle se produit en fait, une
expression comporte une valeur de communication, même si elle ne
s'y épuise pas ou si cette valeur lui est simplement associée.
Il faudra préciser les modalités de cet entrelacement. Mais il est
d'ores et déjà évident que cette nécessité factuelle de l'enchevêtrement
associant intimement l'expression et l'indice, ne doit pas, aux yeux
de Husserl, entamer la possibilité d'une rigoureuse distinction d'es-
sence. Cette possibilité est purement juridique et phénoménologique.
Toute l'analyse s'avancera donc dans cet écart entre le fait et le droit,
l'existence et l'essence, la réalité et la fonction intentionnelle. En
sautant par-dessus bien des médiations et en inversant l'ordre
apparent, nous serions tenté de dire que cet écart, qui définit l'espace
même de la phénoménologie, ne préexiste pas à la question du
langage, ne s'y introduit pas comme à l'intérieur d'un domaine ou
d'un problème parmi d'autres. Il ne s'ouvre, au contraire, que dans
et par la possibilité du langage. Et sa valeur juridique, le droit à un(!
distinction entre le fait et le droit intentionnel, dépend toute entière
du langage et, en lui, de la validité d'une distinction radicale entre
l'indice et l'expression.
Poursuivons notre lecture. Toute expression serait donc prise,
comme malgré elle, dans un processus indicatif. Mais le contraire,
reconnaît Husserl, n'est pas vrai. On pourrait donc être tenté de faire
du signe expressif une espèce du genre « indice ». Dans ce cas, on
devrait finir par dire de la parole, quelque dignité ou quelque origi-
nalité qu'on lui accorde encore, qu'elle n'est qu'une forme de geste.
En son centre essentiel et non seulement par ce que Husserl considère
comme ses accidents (sa face physique, sa fonction de communi-
22 LA VOIX ET LE PHÉNOMt!.NE

cation), elle appartient, sans l'excéder, au système général de la


signification. Ce dernier se confondrait avec le système de l'indication.
C'est précisément ce que conteste Husserl. Pour le faire, il doit
donc démontrer que l'expression n'est pas une espèce de l'indication
bien que toutes les expressions soient mêlées d'indication, l'inverse
n'étant pas vrai.« Si nous nous limitons d'abord, comme nous avons
coutume de le faire involontairement quand il est question d'expres-
sion, aux expressions qui fontionnent dans la collocution vivante, le
concept d'indice apparaît alors, comparé à celui d'expression, comme
le concept dont l'extension est le plus large. Du point de vue du
contenu, il n'est nullement pour autant le genre. Le vouloir-dire
(bedeuten) n'est pas une espèce de l'être-signe (Zeichenseins) au sens
de l'indication (Anzeige). Si son extension est plus étroite, c'est seu-
lement parce que le vouloir-dire (bedeuten) est toujours - dans le
discours communicatif - enchevêtré ( verflochten) dans un rapport
avec cet être-indice ( Anzeichensein), et que celui-ci en revanche fonde
un concept plus large puisqu'il peut, précisément, se présenter aussi
hors de cet enchevêtrement(§ r). »
Pour prouver la rupture du rapport genre/espèce, il faut donc
retrouver, s'il en est, une situation phénoménologique en laquelle
l'expression ne soit plus embarrassée dans cet enchevêtrement, ne
soit plus entrelacée avec l'indice. Comme cette contamination se
produit toujours dans la collocution réelle (à la fois parce que l'expres-
sion y indique un contenu à tout jamais dérobé à l'intuition, à savoir
le vécu d'autrui, et parce que le contenu idéal de la Bedeufllng et la
face spirituelle de l'expression s'y unissent à la face sensible), c'est
dans un langage sans communication, dans un discours monologué,
dans la voix absolument basse de la « vie solitaire de l'âme » (im
einsamen Seelenleben) qu'il faut traquer la pureté inentamée de l'expres-
sion. Par un étrange paradoxe, le vouloir-dire n'isolerait la pureté
concentrée de son ex-pressivitl qu'au moment où serait suspendu le
rapport à un certain dehors. A un certain dehors seulement, car cette
LE SIGNE ET LES SIGNES

réduction n'effacera pas, révélera au contraire dans la pure expres-


sivité, un rapport à l'objet, la visée d'une idéalité objective, faisant
face à l'intention du vouloir-dire, à la Bedeutungsintention. Ce que nous
venons d'appeler paradoxe n'est en vérité que le projet phénomé-
nologique en son essence. Par-delà l'opposition de l' « idéalisme »
ou du « réalisme», du« subjectivisme» et de l' « objectivisme», etc.,
l'idéalisme transcendantal phénoménologique répond à la nécessité
de décrire l'objectivité de l'objet ( Gegenstand) et la prlsence du présent
(Gegenwart) - et l'objectivité dans la présence - à partir d'une
« intériorité», ou plutôt d'une proximité à soi, d'un propre ( Eigenheit)
qui n'est pas un simple dedans, mais l'intime possibilité du rapport
à un là-bas et à un dehors en général. C'est pourquoi l'essence de la
conscience intentionnelle ne se révélera (par exemple dans Idées I,
§ 49) que dans la réduction de la totalité du monde existant en général.
Ce geste est déjà esquissé dans la première des Recherches à propos
de l'expression et du vouloir-dire comme rapport à l'objet.« Mais les
expressions déploient aussi leur fonction de vouloir-dire (Bedeu-
hlngsintention) dans la vie solitaire de J'âme où elles ne fonctionnent
plus en tant t]ll'indices. En vérité, les deux concepts de signe ne se
rapportent donc absolument pas l'un à l'autre comme des concepts
plus larges ou plus étroits (§ 1). »
Avant d'ouvrir le champ de cette vie solitaire de l'âme pour y
ressaisir l'expressivité, il faut donc déterminer et réduire le domaine de
l'indication. C'est ce que commence par faire Husserl. Mais avant
de le suivre dans cette analyse, marquons une pause.
Le mouvement que nous venons de commenter s'offre en effet à
deux lectures possibles.
D'une part, Husserl semble réprimer, avec une hâte dogmatique,
une question sur la struchlre du signe en glnlraJ. En proposant d'entrée
de jeu une dissociation radicale entre deux types hltlrogènes de signe,
entre l'indice et l'expression, il ne se demande pas ce qu'est le signe
en glnlral. Le concept de signe en général, qu'il lui faut bien utiliser
LA VOIX ET LE PHÉNOMÈNE

au commencement, auquel il faut bien reconnaître un foyer de sens, ne


peut recevoir son unité que d'une essence ; il ne peut se régler que
sur elle. Et celle-ci doit être reconnue dans une structure essentielle de
l'expérience et dans la fanùliarité d'un horizon. Pour entendre le mot
«signe» à l'ouverture de la problématique, nous devons avoir déjà un
rapport de pré-compréhension avec l'essence, la fonction ou la
structure essentielle du signe en général. C'est seulement ensuite que
nous pourrons éventuellement distinguer entre le signe comme
indice et le signe comme expression, même si ces deux types de signe
ne s'ordonnent pas selon des rapports de genre et d'espèce. Selon
une distinction elle-même husserlienne (cf. § 13), on peut dire que la
catégorie de signe en général n'est pas un genre mais une forme.
Q11'est-ce donc q11'nn sig118 en général? Cette question, nous n'avons
pas l'ambition d'y répondre, pour plusieurs sortes de raisons. Nous
voulons seulement suggérer en quel sens Husserl peut sembler
l'éluder. « Tout signe est signe de quelque chose ... », pour quelque
chose (fiir etwas), tels sont les prenùers mots de Husserl qui introduit
alors immédiatement la dissociation : « ... mais tout signe n'a pas une
« Bedent11ng »,un« sens» (Sinn) qui soit« exprimé» avec le signe». Cela
suppose que nous sachions implicitement ce que « être-pour » veut
dire, dans le sens de « être-à-la-place-de »; nous devons comprendre
familièrement cette structure de substitution ou de renvoi pour qu'en
elle devienne ensuite intelligible, voire démontrée, l'hétérogénéité
entre le renvoi indicatif et le renvoi expressif ; et même pour que
l'évidence de leurs rapports nous soit accessible, fût-ce dans le sens
où l'entend Husserl. Un peu plus loin, en effet(§ 8), Husserl démon-
trera que le renvoi expressif (Hinzulenken, Hinzeigen) n'est pas le
renvoi indicatif ( Allzeigen). Mais sur le sens du Zeigen en général qui,
montrant ainsi l'invisible du doigt, peut ensuite se modifier en
Hinzeigen ou en Anzeigen, aucune question originale n'est posée.
Pourtant, on peut déjà deviner - et peut-être le vérifierons-nous
plus loin - que ce « Zeigen » est le lieu où s'annonce la racine et la
LE SIGNE ET LES SIGNES

nécessité de tout « enchevêtrement » entre indice ct expression. Lieu


où toutes les oppositions ct les différences qui sillonneront désormais
l'analyse husserlienne (et qui seront toutes informées dans des
concepts de la métaphysique traditionnelle) ne se sont pas encore
dessinées. Mais Husserl, choisissant pour thème la logicité de la
signification, croyant déjà pouvoir isoler l'a priori logiq11e de la
grammaire pure dans l'a priori général de la grammaire, s'engage
résolument dans l'une des modifications de la structure générale
du Zeigen : Hinzeigen et non Anzeigen.
Cette absence de question sur le point de départ et sur la pré-
compréhension d'un concept opératoire traduit-elle nécessairement
un dogmatisme ? Ne peut-on l'interpréter d'aNtre part comme vigi-
lance critique ? Ne s'agit-il pas précisément de refuser ou d'effacer
la précompréhension comme point de départ apparent, voire comme
préjugé ou présomption ? De quel droit présumer l'unité d'essence
de quelque chose comme le signe ? Et si Husserl voulait disloquer
l'unité du signe, en démonter l'apparence, la réduire à une verbalité
sans concept ? Et s'il n'y avait pas 11n concept de signe et des types
de signe, mais deux concepts irréductibles auxquels on a abusi-
vement attaché un seul mot ? Husserl parle précisément, au début
du deuxième paragraphe, des « deux concepts attachés au mot
« signe» ». En lui .reprochant de ne pas commencer par s'interroger
sur l'être-signe du signe en général, ne fait-on pas une confiance
précipitée à l'unité d'un mot ?
Plus gravement : en demandant « tjll'esl-te que le signe en géné-
ral ? », on soumet la question du signe à un dessein ontologique, on
prétend assigner à la signification une place, fondamentale ou
régionale, dans une ontologie. Ce serait là une démarche classique.
On soumettrait le signe à la vérité, le langage à l'être, la parole à la
pensée et l'écriture à la parole. Dire qu'il peut y avoir une vérité
du signe en général, n'est-ce pas supposer que le signe n'est pas la
possibilité de la vérité, ne la constitue pas, se contente de la signifier ?
.t6 LA VOIX ET LE PHÉNOMÈNE

de la reproduire, de l'incarner, de l'inscrire secondairement ou d'y


renvoyer ? Car si le signe précédait de quelque façon ce qu'on
appelle la vérité ou l'essence, il n'y aurait aucun sens à parler de la
vérité ou de l'essence du signe. Ne peut-on penser- et Husserl l'a
sans doute fait - que le signe, par exemple si on le considère comme
structure d'un mouvement intentionnel, ne tombe pas sous la
catégorie de chose en général (Saçhe), n'est pas un « étant » sur
l'être duquel on viendrait à poser une question? Le signe n'est-il
pas autre chose qu'un étant, n'est-il pas la seule« chose» qui, n'étant
pas une chose, ne tombe pas sous la question« qu'est-ce que» ? La
produit au contraire à l'occasion ? Produit ainsi la « philosophie »
comme empire du ti esli ?
En affirmant que « la Bedeutung logique est une expression », qu'il
n'y a de vérité théorique que dans un énoncé (1), en s'engageant
résolument dans une question sur l'expression linguistique comme
possibilité de la vérité, en ne présupposant pas l'unité d'essence du
signe, Husserl pourrait paraître renverser le sens de la démarche
traditionnelle et respecter dans l'activité de la signification ce qui,
n'ayant pas en soi de vérité, conditionne le mouvement et le concept
de la vérité. Et de fait, tout au long d'un itinéraire qui aboutit à
l'Origine de la glomltrie, Husserl accordera une attention croissante à ce
qui, dans la signification, dans le langage et dans l'inscription consi-
gnant l'objectivité idéale, produit la vérité ou l'idéalité plutôt qu'il ne
l'enregistre.
Mais ce dernier mouvement n'est pas simple. C'est ici notre
problème et nous devrons y revenir. La destinée historique de la
phénoménologie semble en tout cas comprise entre ces deux motifs :
d'un côté, la phénoménologie est la réduction de l'ontologie naïve, le
retour à une constitution active du sens et de la valeur, à l'activité

(1) Affi.rmatlon très fréquente, depuis les Recherches logiques (cf. par ex. Intro·
ductlon, § 2) jusqu'à l'Origine de la géom/trie.
LE SIGNE ET LES SIGNES

d'une vie produisant la vérité et la valeur en général à travers ses


signes. Mais en même temps, sans sc juxtaposer simplement à ce
mouvement (x), une autre nécessité confirme aussi la métaphysique
classique de la présence et marque l'appartenance de la phénomé-
nologie à l'ontologie classique.
C'est à cette appartenance que nous avons choisi de nous
intéresser.

( 1) Mouvement dont on peut diversement interpréter le rapport à la métaphy-


sique ou à l'ontologie classiques. Critique qui aurait des affinités déterminées,
limitées mais certaines, avec celle de Nietzsche ou celle de llergson. Elle appartient
en tout cas à l'unité d'une configuration historique. Ce qui, dans la configuration
historique de ces renversements, continue la métaphysique, tel est un des thèmes
les plus permanents de la méditation de Heidegger. Aussi, sur ces problèmes (point
de départ dans la pré-compréhension du sens d'un mol, privilège de la question
• qu'est-ce que •, rapports entre langage et être ou vérité; appartenance à l'onto-
logie classique, etc.), c'est seulement d'une lecture superficielle des textes de Hei-
degger qu'on pourrait conclure que ces derniers tombent sons le coup de ces objec-
tions. Nous pensons, au contraire, sans pouvoir nous y étendre ici, qu'on n'y avait
jamais mieux échappé avant eu:r. Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, qu'on y
échappe souvP.nt après eux .

.J, IJERIIIIIA
CHAPITRE II

LA RÉDUCTION DE L'INDICE

L'appartenance métaphysique se révèle sans doute dans le thème


auquel nous revenons maintenant: l'extériorité Je l'indice à l'expres-
sion. Husserl consacre seulement trois paragraphes à « l'euence de
l'ilrdication» et, dans le même chapitre, onze paragraphes à l'expreuion.
Comme il s'agit, selon un propos logique et épistémologique, de
serrer l'originalité d:! l'expression comme« vouloir dire» et comme
rapport à l'objet idéal, le traitement de l'indication doit être bref,
préliminaire et « réducteur ». Il faut écarter, abstraire, « réduire »
l'indication comme phénomène extrinsèque et empirique, même si
une relation étroite l'unit en fait à l'expression, l'entrelace empiri-
quement avec elle. Mais une telle réduction est difficile. C'est seu-
lement en apparence qu'elle est accomplie à la fin du troisième
paragraphe. Des adhérences indicatives, parfois d'un autre type, ne
cesseront de reparaître plus loin et leur effacement sera une tâche
infinie. Toute l'entreprise de Husserl - et bien au-delà des Recher-
chu - serait menacée si la Verflechlrmg accouplant l'indice à l'expres-
sion était absolum;!nt irréductible, inextricable au principe, si
l'indication ne s'ajoutait pas à l'expression comme 1.tne adhérence
plus ou moins tenace, mais habitait l'intimité essentielle de son
mouvement.
Qu'est-ce qu'un signe indicatif ? Il peut d'abord être naturel (les
canaux de Mars indiq11enl b présence possible d'êtres intelligents) aussi
LB VOULOIR-DIRE COMME SOLILOQUE

bien qu'artificiel (la marque à la craie, l'inscription du stigmate, tous


les intruments de désignation conventionnelle) (1). L'opposition de
la nature et de l'institution n'a ici aucune pertinence et ne divise pas
l'unité de la fonction indicative. Quelle est cette unité ? Husserl la
décrit comme celle d'une certaine « motivation » ( Motivierung) : ce
qui donne le mouvement à quelque chose comme un « être pensant»
pour passer par la pensée de quelque chose à quelque chose. Pour le
moment, œtte définition doit rester aussi générale. Ce passage peut
être de conviction ( 0 berzeugung) ou de présomption ( Vermulung) et
il lie toujours une connaissance actuelle à une connaissance inactuelle.
Dans la motivation considérée à ce degré de généralité, cette connais-
sance peut concerner tout objet (Gegensland) ou état-de-choses
(Sachverhalt) et non nécessairement des existants empiriques, c'est-à-
dire individuels. Pour désigner la catégorie du connu (actuel ou
inactuel), Husserl se sert donc à dessein de concepts très généraux
(Sein, Bestand) qui peuvent couvrir l'être ou la consistance, la struc-
ture des objets idéaux aussi bien que des existants empiriques. Sein,
bestehen, Besland - mots fréquents et fondamentaux dans ce début
de paragraphe - ne se réduisent pas à Dasein, exislieren, Rea/ital et
cette différence importe beaucoup à Husserl, nous allons le vérifier
à l'instant.
Husserl définit ainsi la communauté d'essence la plus générale

(1) Dans la logique de ses exemples cl de son analyse, Husserl aurait pu citer
la graphie en général. Bien que l'écriture soit pour lui, à n'en pas douter, i11dicative
en sa couche propre, elle pose un problème redoutable qui explique probablement
ici le silence prudent de Husserl. C'est que, à supposer qu'eUe soit indicative au sens
qu'il ùnnne à ce mot, elle a un privilège étrange qui risque de désorganiser toutes ces
distinctions essentielles : écriture phonétique (ou mieux : dans la partie purement
phonétique de l'écriture dite abusivement ct globalement phonétique), ce qu'elle
• indiquerait • serait wte • expression •; écriture non phonétique, eUe se substituerait
au discours expressif ùans cc qui !"unit immédiatement au • vouloir-dire • ( bedeute11).
Nous n'insistons pa.o; id snr ce problème : il appartient à l'ultime horizon de cet
essai.
LA VOIX ET LE PHÉNOMÈNE

qui rassemble toutes les fonctions indicatives :«(dans ces cas) nous
trouvons alors, au titre de cette communauté, la situation suivante :
des objets ou des états-de-choses quelconques de la consistance (Bestand)
desquels quelqu'un a une connaissance actuelle lui indiquent ( anzeigen)
la consistance de certains autres objets ou états-de-choses en ce sens que la
conviction de l'être (Sein) des uns est vécue par lui comme nJotif (et ce en
tant que motif non-évident) déternlinant la conviction ou la présomption
de l'être des autres » (§ 2).
Mais cette communauté d'essence est encore si générale qu'elle
couvre tout le champ de l'indication et autre chose encore. Ou plutôt,
puisque c'est bien un Anzeigen qui est ici décrit, disons que cette
communauté d'essence déborde l'indication au sens strict, qu'il va
maintenant falloir approcher. Et nous voyons alors pourquoi il était
important de distinguer entre Sein ou Bestand d'une part, et Existenz,
Dasein ou Realitàt d'autre part : la motivation générale ainsi définie est
celle d'un « parce que » qui peut aussi bien avoir le sens de l'allusion
indicative (Hinweis) que de la démonstration (Beweis) déductive,
évidente, apodictique. Dans ce dernier cas, le «parce que » enchaîne
des nécessités évidentes et idéales, permanentes, persistant au-delà
de tout hic et nunc empiriques. « Ici se révèle une légalité idéale qui
s'étend au-delà des jugements enchaînés par motivation hic et nunc
et qui embrasse comme tels dans une généralité métempirique tous
les jugements de même contenu, et plus encore, tous les jugements
de même « forme » ( Form). » Les motivations enchaînant les vécus,
les acles visant les idéalités nécessaires et évidentes, idéal-objectives,
peuvent être de l'ordre de l'indication contingente et empirique,
« non-évidente » ; mais les relations unissant les contenus des objets
idéaux, dans la démonstration évidente, ne relèvent pas de l'indi-
cation. Toute l'analyse du paragraphe 3 démontre: 1. que même si A
indique B avec une certitude empirique entière (avec la plus haute
probabilité), cette indication ne sera jamais une démonstration de
nécessités apodictiques, et, pour retrouver ici le schéma classique,
LA REDUCTION DE L'INDICE

de « vérités de raison», par opposition aux « vérités de fait » ; z. que


même si l'indication semble en revanche intervenir dans une démons-
tration, elle sera toujours du côté des motivations psychiques, des
actes, des convictions, etc., jamais du côté du contenu des vérités
enchaînées.
Cette indispensable distinction entre Hinweis et Beweis, indication
et démonstration, ne pose pas seulement un problème de forme
analogue à celui que nous ouvrions plus haut à propos du Zeigen.
Qu'est-ce que la monstration (Weisen) en général avant de se dis-
tribuer en indication montrant du doigt (Hinweis) le non-vu et en
démonstration (Beweis) donnant à voir dans l'évidence de la preuve?
Cette distinction aiguise aussi la difficulté déjà signalée de l' « enche-
vetrement ».
On sait en effet maintenant que, dans l'ordre de la signification
en général, tout le vécu psychique, sous la face de ses acles, même
lorsqu'ils visent des idéalités et des nécessités objectives, ne connaît
que des enchaînements indicatifs. L'indice tombe hors du contenu
de l'objectivité absolument idéale, c'est-à-dire de la vérité. Ici
encore, cette extériorité, ou plutôt ce caractère extrinsèque de
l'indice est inséparable, dans sa possibilité, de la possibilité de toutes
les réductions à venir, qu'elles soient éidétiques ou transcendan-
tales. Ayant son« origine » dans les phénomènes d'association (t),

(r) Cf. § 4 : • Les faits psychiques, dans lesquels le concept de l'indice a son
• origine •, c'est-à-dire dans lesquels on peut le saisir par abstraction, appartiennent
au groupe plus large des faits qu'il faut comprendre sous le titre historique de
•l'association des idées • •, etc. On sail que, tout en le renouvelant ct en l'utilisant
dans le champ de l'expérience transcendantale, Husserl n'a jamais cessé d'opérer
avec ce concept d' • association •. Ici, ce qui est exclu de l'expressivité pure, c'est
l'indication et par là l'association au sens de la psychologie empirique. Ce sont les
v~ psychiques empiriques qu'on doit mettre entre parenthèses pour reconnaltre
l'idéalité de la Btdeulung commandant l'expression. La distinction entre Indice
et expression apparalt donc d'abord dans la phase nécessairement et provisoirement
• Objectiviste • de la phénoménologie, quand il faut neutraliser la subjectivité empi-
rique. Gardera-t-elle toute sa valeur quand la thématique transcendantale appro-
LA VOIX ET LE PHÉNOMÈNE

liant toujours des existants empiriques dans le monde, la a;ignifi-


cation indicative couvrira, dans le langage, tout cc qui tombe sous
le coup des « réductions » : la factualité, l'existence mondaine, la
non-nécessité essentielle, la non-évidence, etc. Ne serait-on pas
déjà en droit de dire que toute la problématique future de la réduction
et toutes les différences conceptuelles dans lesquelles elle se prononce
(fait/essence, transcendantalitéfmondanité, et toutes les oppositions
qui font système avec elle) se déploient dans un écart entre deux types
de signes ? En même temps que lui, sinon en lui et grâce à lui ?
Est-ce que le concept de parallélité qui définit les rapports entre le ,
psychique pur - qui est dans le monde - et le transcendantal
pur - qui n'y est pas - et rassemble ainsi toute l'énigme de la
phénoménologie husserlienne, ne s'annonce pas ici sous la forme
d'un rapport entre deux modes de signification ? Et pourtant
Husserl, qui n'a jamais voulu assimiler expérience en général (empi-
rique ou transcendantale) et langage, va sans cesse s'efforcer de
contenir la signification hors de la présence à soi de la vie transcen-
dantale. La question que nous venons en effet de poser nous ferait
passer du commentaire à l'interprétation. Si nous pouvions y répondre
par l'affirmative, il faudrait en conclure, contre l'intention expresse
de Husserl, que la « réduction », avant même de devenir méthode,
se confondrait avec l'acte le plus spontané du discours parlé, la
simple pratique de la parole, le pouvoir de l'expression. Cette
conclusion, bien qu'elle doive constituer à nos yeux, en un certain
sens, la « vérité » de la phénoménologie, contredirait à un certain
niveau l'intention expresse de Husserl pour deux sortes de raison.

fondira !"analyse ? et quand on reviendra à la subjectivité constituante ? Telle est


la question. Husserl ne ra ensuite jamais ouverte. Il a continué à se servir des
• distinctions essentielles • de la première des Recherches. Il n'a pourtant jamais
recommencé, répété à leur sujet ce travail de thématisalion par lequel tous ses
autres concepts ont inlassablement été repris, vérifiés, contirm~s. réapparai11sant
sans œsse au centre d'une description.
LA RP.DUCTION DE L'INDICE

D'une part, nous le rappelions plus haut, parce que Husserl croit à
l'existence d'une couche pré-expressive et pré-linguistique du sens,
que la réduction devra parfois dévoiler en excluant la couche du
langage. D'autre part, s'il n'y a pas d'expression ct de vouloir-dire
sans discours, tout le discours n'est pas « expressif». Bien qu'il n'y
ait pas de discours possible sans noyau expressif, on pourrait presque
dire que la totalité du discours est prise dans une trame indicative.
CHAPITRE III

LE VOULOIR-DIRE COMME SOLILOQUE

Supposons que l'indication soit exclue. Reste l'expression.


Qu'est-ce que l'expression? C'est un signe chargé de Bedeutung.
Husserl en entreprend la définition dans le cinquième paragraphe :
Ausdriicke ais bedeutsame Zeichen. Les expressions sont des signes
qui « veulent-dire ».

A) Sans doute la Bedeutung n'advient-elle au signe et ne le


transforme-t-elle en expression qu'avec la parole, le discours oral :
« Des signes indicatifs nous distinguons les signes voulant-dire, les
expressions. » Mais pourquoi « expressions » et pourquoi signes
«voulant dire» ? On ne peut l'expliquer qu'en nouant dans l'unité
profonde d'une même intention tout un faisceau de raisons.
x. L'ex-pression est extériorisation. Elle imprime dans un certain
dehors un sens qui se trouve d'abord dans un certain dedans. Nous
avons plus haut suggéré que ce dehors et ce dedans étaient absolu-
ment originaux : le dehors n'est ni la nature, ni le monde, ni une exté-
riorité réelle par rapport à la conscience. C'est ici le lieu de préciser.
Le bedeuten vise un dehors qui est celui d'un ob-jet idéal. Ce dehors
est alors ex-primé, passe hors de soi dans un autre dehors, qui est
toujours « dans » la conscience : le discours expressif, nous allons le
voir, n'a pas besoin, en tant que tel et dans son essence, d'être
effectivement proféré dans le monde. L'expression comme signe
LB VOULOIR-DIRE COMME SOLILOQUE

voulant-dire est donc une double sortie hors de soi du sens (Sinn)
en soi, dans la conscience, dans l'avec-soi ou l'auprès-de-soi que
Husserl commence par déterminer comme« vie solitaire de l'âme».
Plus tard, après la découverte de la réduction transcendantale, il la
décrira comme sphère noético-noématique de la conscience. Si
nous nous référons par anticipation et pour plus de clarté aux para-
graphes correspondants de Idées I, nous voyons comment la couche
«improductive» de l'expression vient refléter, « réfléchir» en miroir
(widerzuspiegeln) toute autre intentionnalité quant à sa forme et à
son contenu. Le rapport à l'objectivité marque donc une intention-
nalité « pré-expressive » ( vor-ausdriicklich) visant un sens qui sera
ensuite transformé en Bedeutung et en expression. Que cette « sortie »
répétée, réfléchie, vers le sens noématique puis vers l'expression,
soit un redoublement improductif, voilà qui ne va pas de soi,
surtout si l'on considère que par« improductivité» Husserl entend
alors « productivité qui s'épuise dans l'exprimer el dans la forme du
conceptuel qui s'introduit avec cette fonction» (1). Nous aurons donc
à y revenir. Nous voulions seulement marquer ici ce que signifie
« expression » selon Husserl : sortie hors de soi d'un acte, puis d'un
sens qui ne peut alors rester en soi que dans la voix, et dans la
voix « phénoménologique ».
2.. Dans les Recherches, le mot « expression » s'impose déjà pour
une autre raison. L'expression est une extériorisation volontaire,
décidée, consciente de part en part, intentionnelle. Il n'y a pas
d'expression sans l'intention d'un sujet animant le signe, lui prêtant
une Geistigleeit. Dans l'indication, l'animation a deux limites : le corps
du signe, qui n'est pas un souffle, et l'indiqué, qui est une existence
dans le monde. Dans l'expression, l'intention est absolument expresse

(I) § 124, tr. P. RICŒUR, p. 421. Nous analysons ailleurs plus directement la
Problématique du vouloir-dire et de l'expression dans /dies 1, cf. • La forme et le
;o~oir·dire, Note sur la phénoménologie du langage • in Revue internationale de
hslosophie, sept. 1967.
LA VOIX ET LE PH:t!NOMÈNE

parce qu'elle anime une voix qui peut rester tout intérieure et que
l'exprimé est une Bedeulung, c'est-à-dire une idéalité n' « existant »
pas dans le monde.
3· Qu'il n'y ait pas d'expression sans intention volontaire, cela
se confirme d'un autre point de vue. En effet, si l'expression est
toujours habitée, animée par un bedeuten, comme vouloir-dire, c'est
que pour Husserl la Deutung, disons l'interprétation, l'entente, l'in-
telligence de la Bedeulllng ne peut jamais avoir lieu hors du discours
oral (Rede). Seul un tel discours peut s'offrir à une Deutung. Celle-ci
n'est jamais essentiellement lecture mais écoute. Ce qui« veut dire»,
çe que le vouloir-dire veut dire, la Betleutung, est réservé à ce qui parle
et qui parle en tant qu'il dit ce qu'il veut dire : expressément, explici-
tement et consciemment. Vérifions-le.
Husserl reconnaît que son usage du mot« expression»« contraint»
un peu la langue. Mais la contrainte ainsi exercée purifie son inten-
tion et à la fois révèle un fonds commun d'implications métaphy-
siques. « ... établissons que tout discours (Rede) et toute partie de
discours (Redeteil), aussi bien que tout signe de nature essentielle-
ment semblable est une expression, sans tenir compte du fait que
le discours soit ou non effectivement prononcé (wir/r./jçh geredet},
donc qu'il soit ou non adressé à une personne quelconque dans
une intention de communication. » Ainsi, tout cc qui constitue
l'effectivité du prononcé, l'incarnation physique de la Bedeutung,
le corps de la parole, ce qui dans son idéalité appartient à une langue
empiriquement déterminée, est, sinon hors discours, du moins
étranger à l'expressivité comme telle, à cette intention pure sans
laquelle il ne saurait y avoir de discours. Toute la couche de l'effec-
tivité empirique, c'est-à-dire la totalité factuelle du discours, appar-
tient à cette indication dont nous n'avons pas fini de reconnaître
l'étendue. L'effectivité, la totalité des événements du discours est
indicative non seulement parce qu'elle est dans le monde, aban-
donnée au monde, mais aussi, corrélativement, parce que, en tant
LB VOULOIR-DIRE COMME SOLILOQUE

que telle, elle garde en elle quelque chose de l'association im·olo11taire.


Car si intentionnalité n'a jamais voulu dire simplement volonté,
il semble bien que dans l'ordre des vécus d'expression (à supposer
qu'il ait des limites) conscience intentionnelle et conscience volon-
taire soient synomyncs aux yeux de Husserl. Et si l'on en venait à
penser - comme Husserl nous y autorisera dans Ideen I - que
tout vécu intentionnel peut au principe être repris dans un vécu
d'expression, on devrait peut-être conclure que malgré tous les
thèmes de l'intentionnalité réceptrice ou intuitive et de la genèse
passive, le concept d'intentionnalité reste pris dans la tradition
d'une métaphysique volontariste, c'est-à-dire peut-être simplement
dans la métaphysique. La téléologie explicite qui commande toute
la phénoménologie transcendantale ne serait au fond qu'un volon-
tarisme transcendantal. Le sens veut se signifier, il ne s'exprime
que dans un vouloir-dire qui n'est qu'un vouloir-se-dire de la
présence du sens.
Cela explique que tout ce qui échappe à la pure intention spiri-
tuelle, à la pure animation par le Geist qui est volonté, tout cela
est exclu du bedeuJen et donc de l'expression : par exemple, le jeu de
physionomie, le geste, la totalité du corps et de l'inscription mon-
daine, en un mot la totalité du visible et du spatial comme tels.
Comme tels, c'est-à-dire en tant qu'ils ne sont pas travaillés par le GeisJ,
par la volonté, par la Geistigkeit qui, dans le mot aussi bien que dans
le corps humain, transforme le Korper en Leib (en chair). L'opposition
du corps et de l'âme n'est pas seulement au centre de cette
doctrine de la signification, elle est confirmée par elle et, comme
elle l'a au fond toujours fait dans la philosophie, dépend d'une
interprétation du langage. La visibilité, la spatialité comme telles
ne pourraient que perdre la présence à soi ie la volonté et de l'ani-
mation spirituelle qui ouvre le discours. Elles en sont liJtéralemenl
la tJJorJ. Ainsi : « En revanche, nous excluons (de l'expression) le
jeu de physionomie et les gestes dont nous accompagnons notre
LA VOIX ET LE PHt!.NOM'E.NE

discours sans le vouloir ( 11nwillleiirlith) et en tout cas sans intention


de communication, ou dans lesquels, même sans la coopération du
discours, l'état d'âme d'une personne devient « expression » intel-
ligible pour son entourage. De telles extériorisations ( A.11sser11ngen)
ne sont nullement des expressions au sens du discours (Retie);
à la différence de ces dernières, elles n'ont pas d'unité phénoménale,
dans la conscience de celui qui s'extériorise, avec les vécus extério-
risés; par elles, un individu ne communique rien à un autre, il lui
manque dans l'extériorisation de ces vécus l'intention d'exposer
quelque « pensée » de manière expresse (in allsdriklelither Weise),
que ce soit pour un autre ou pour lui-même, s'il est seul avec lui-
même. Bref, des « expressions » de ce type n'ont à proprement parler
aucune Bede11t11ng ». Elles ne veulent rien dire parce qu'elles ne tJelllent
rien dire. Dans l'ordre de la signification, l'intention expresse est
une intention d'exprimer. L'implicite n'appartient pas à l'essence
du discours. Ce que Husserl affirme ici des gestes et des jeux de
physionomie vaudrait bien sûr a fortiori du langage préconscient
ou inconscient.
Qu'on puisse éventuellement « interpréter » le geste, le jeu de
physionomie, le non-conscient, l'involontaire, l'indication en général,
qu'on puisse parfois les reprendre et les expliciter dans un commen-
taire discursif et exprès, cela ne fait que confirmer, aux yeux de
Husserl, les distinctions précédentes. Cette interprétation (De11111ng)
fait alors entendre une expression latente, un vouloir-dire (bede11ten)
qui se réservait encore. Les signes non expressifs ne veulent dire
(bede11ten) que dans la mesure où on peut leur faire dire ce qui se
murmurait en eux, ce qui se voulait dans une sorte de bredouillement.
Les gestes ne veulent dire que dans la mesure où on peut les écouter,
les interpréter ( de11ten). Tant qu'on identifie Sinn et Bede11t11ng, tout ce
qui résiste à la De11t11ng n'a aucun sens et n'est pas langage au sens
strict. L'essence du langage est son telos et son telos est la conscience
volontaire comme vouloir-dire. La sphère indicative qui reste hors
LB VOULOIR-DIRE COMME SOLILOQUE 39

de l'expressivité ainsi définie délimite l'échec de ce telos. Elle repré-


sente tout ce qui, s'entrelaçant pourtant à l'expression, ne peut être
repris dans un discours délibéré et transi de vouloir-dire.
Pour toutes ces raisons, on n'a pas le droit de distinguer entre
indice et expression comme entre signe non-linguistique et signe
linguistique. Husserl trace une frontière qui ne passe pas entre la
langue et la non-langue, mais, dans le langage en général, entre
l'exprès et le non-exprès (avec toutes leurs connotations). Car il
serait difficile- et en fait impossible- d'exclure de la langue toutes
les formes indicatives. On peut donc tout au plus distinguer avec
Husserl entre signes linguistiques « au sens strict » et signes linguis-
tiques au sens large. Justifiant son exclusion des gestes et jeux de
physionomie, Husserl conclut en effet : « Rien de cela n'est changé
par le fait qu'une deuxième personne puisse interpréter ( deuten)
nos extériorisations involontaires ( N11'111illkiirlichen Auuerungen) (par
exemple, les« mouvements expressifs») et apprendre ainsi beaucoup
sur nos pensées intimes et les mouvements de notre âme. Elles (ces
extériorisations) «veulent dire» (bedeuten) pour l'autre en tant préci-
sément qu'il les interprète (deule/), mais même pour lui, elles n'ont
pas de Bedeulllngen au sens strict de signe linguistique ( im priignanten
Sinne .rprachlicher Zeichen), mais seulement au sens d'indice(§ 5). »
Cela nous conduit à chercher encore plus loin la limite du champ
indicatif. En effet, même pour celui qui restitue la discursivité dans
le geste d'autrui, les manifestations indicatives d'autrui ne se trans-
forment pas en expressions. C'est lui, l'interprète, qui s'exprime à
leur sujet. C'est qu'il y a peut-être dans le rapport à autrui quelque
chose qui rend l'indication irréductible.

B) Il ne suffit pas, en effet, de reconnaître le discours oral


comme milieu de l'expressivité. Une fois qu'on a exclu tous les
signes non discursifs qui se donnent immédiatement comme exté-
rieurs à la parole (geste, jeux de physionomie, etc.), il reste encore,
40 LA VOIX ET LE PHE.NOMÈNE

cette fois à l'intérieur de la parole, une non-expressivité dont l'am-


pleur est considérable. Cette non-expressivité ne tient pas seulement
à la face physique de l'expression (« le signe sensible, le complexe
phonique articulé, le signe écrit sur le papier»).« La simple distinc-
tion entre le signe physique et en général les vécus qui confèrent
le sens n'est pas suffisante, surtout si l'on est guidé par des fins
logiques. »
Considérant maintenant la face non physique du discours, Husserl
en exclut donc, toujours sous le titre de l'indication, tout ce qui relève
de la communication ou de la manifestation des vécus psychiques. Le
mouvement qui justifie cette exclusion doit nous apprendre beau-
coup sur la teneur métaphysique de cette phénoménologie. Les
thèmes qui s'y présentent ne seront jamais remis en question par
Husserl. Ils se laisseront au contraire sans cesse confirmer. Ils vont
nous donner à penser que ce qui, en dernière analyse, sépare l'expres-
sion de l'indice, c'est ce qu'on pourrait appeler la non-présence
immédiate à soi du présent vivant. Les valeurs d'existence mondaine,
de naturalité, de sensibilité, d'empiricité, d'association, etc., qui
déterminaient le concept d'indice, vont peut-être, à travers, certes,
bien des médiations que nous anticipons, trouver dans cette non-
présence leur unité dernière. Et cette non-présence à soi du présent
vivant qualifiera simultanément le rapport à autrui en général et le
rapport à soi de la temporalisation.
Cela s'esquisse lentement, discrètement mait rigoureusement dans
les Recherches. Nous avons vu que la différence entre indice et expres:-
sion était fonctionnelle ou intentionnelle, non substantielle. Husserl
peut donc considérer que des éléments d'ordre substantiellement
discursif (des mots, des parties de discours en général) fonctionnent
dans certains cas comme des indices. Et cette fonction indicative
du discours est massivement à l'œuvre. Toul discot1rs, en tant qu'il
est engagl dans une communication el qu'il manifeste des v/eus, opère comme
indication. Dans ce cas, les mots agissent comme des gestes. Ou
LE VOULOIR-DIRE COMME SOLILOQUE 41

plutôt, le concept même de geste devrait être déterminé à partir


de l'indication comme non-expressivité.
Husserl admet certes que la fonction à laquelle est« originairement
appelée» l'expression est la communication(§ 7). Et pourtant l'expres-
sion n'est jamais purement elle-même tant qu'elle remplit cette
fonction d'origine. C'est seulement quand la communication est
suspendue que la pure expressivité peut apparaître.
Que se passe-t-il en effet dans la communication ? Des phéno-
mènes sensibles (audibles ou visibles, etc.) sont animés par les actes
d'un sujet qui leur donne sens et dont un autre sujet doit comprendre
simultanément l'intention. Or l' « animation » ne peut être pure
et totale, elle doit traverser la non-diaphanéité d'un corps et d'une
certaine manière s'y perdre : « Mais cette communication ne devient
possible que si l'auditeur alors comprend aussi l'intention de celui
qui parle. Et ille fait en tant qu'il saisit celui qui parle comme une
personne qui n'émet pas de simples sons mais qui lui parle, qui donc
avec les sons accomplit simultanément certains actes conférant le
sens, actes qu'elle veut lui rendre manifestes, ou dont elle veut lui
communiquer le sens. Ce qui, avant tout, rend possible l'échange
spirituel et fait un discours du discours qui met en relation, réside
dans cette corrélation- médiatisée par la face physique du discours -
entre les vécus physiques et psychiques correspondants des per-
sonnes qui communiquent entre elles. »
Tout ce qui, dans mon discours, est destiné à manifester un vécu à
autrui, doit passer par la médiation de la face physique. Cette média-
tion irréductible engage toute expression dans une opération indi-
cative. La fonction de manifestation ( lellndgebende Funletion) est une
fonction indicative. On s'approche ici de la racine de l'indication :
il y a indication chaque fois que l'acte conférant le sens, l'intention
animatrice, la spiritualité vivante du vouloir-dire, n'est pas plei-
nement présente. En effet quand j'écoute autrui, son vécu ne
m'est pas présent « en personne », originairement. Je peux avoir,
41 LA VOIX ET LE PHt!.NOMÈNE

pense Husserl, une intuition originaire, c'est-à-dire une perception


immédiate de ce qui en lui est exposé dans le monde, de la visibilité
de son corps, de ses gestes, de ce qui se laisse entendre des sons qu'il
profère. Mais la face subjective de son expérience, sa conscience, les
actes par lesquels en particulier il donne sens à ses signes, ne me
sont pas immédiatement et originairement présents comme ils le
sont pour lui et comme les miens le sont pour moi. Il y a là une
limite irréductible et définitive. Le vécu d'autrui ne me devient
manifeste qu'en tant qu'il est médiatement indiqué par des signes
comportant une face physique. L'idée même de « physique », de
«face physique» n'est pensable dans sa différence propre qu'à partir
de ce mouvement de l'indication.
Pour expliquer le caractère irréductiblement indicatif de la mani-
festation, même dans le discours, Husserl propose déjà des motifs
dont la cinquième des Mlditations çartlsiennes développera minu-
tieusement le système : hors de la sphère monadique transcendantale
de mon propre (mir eigenes), de la propriété de mon propre (Eigen-
heit), de ma présence à moi, je n'ai avec le propre d'autrui, avec la
présence à soi d'autrui que des rapports d' apprlsenlation analogique,
d'intentionnalitl mldiate et potentielle. La présentation originaire m'est
interdite. Ce qui sera alors décrit sous la surveillance d'une réduc-
tion transcendantale différenciée, audacieuse et rigoureuse, est ici,
dans les Ruherçhes, esquissé dans la dimension « parallèle » du
psychique. « L'auditeur perçoit la manifestation dans le même
sens où il perçoit la personne même qui manifeste - bien que;
pourtant les phénomènes psychiques qui en font une personne
ne puissent tomber, comme ce qu'ils sont, sous l'intuition d'un
autre. Le langage courant nous attribue aussi une perception des
vécus psychiques de personnes étrangères, nous « voyons » leur
colère, leur douleur, etc. Ce langage est parfaitement juste tant qu'on
admet aussi comme perçues les choses corporelles extérieures et
tant que, d'une manière générale, on ne restreint pas le concept de
LE VOULOIR-DIRE COMME SOLILOQUE 43

perception à celui de perception adéquate, à l'intuition au sens le


plus strict. Si le caractère essentiel de la perception consiste dans la
visée (Vermeinen) intuitive prétendant saisir une chose ou un événe-
ment en tant qu'ils sont eux-mêmes présents (gegenwiirtigen) -et une
telle visée est possible, elle est même donnée dans l'immense majorité
des cas, sans aucune formulation conceptuelle ni expresse - alors
la saisie de la manifestation ( Kundnahme) est une simple perception
de la manifestation (Kundgabe) ••. L'auditeur perçoit le fait que celui
qui parle extériorise certains vécus psychiques, et dans cette mesure
il perçoit aussi ces vécus; mais il ne les vit pas lui-même, il n'en a
aucune perception « interne », seulement une perception « externe ».
C'est la grande différence entre la saisie effective d'un être dans une
intuition adéquate et la saisie visée ( vermeintlithen) d'un tel être sur .
le fondement d'une représentation intuitive mais inadéquate. Dans
le premier cas, un être est vécu ; dans le dernier cas, un être est "
supposé ( supponierte.r) auquel en général ne correspond pas la vérité.
La compréhension réciproque requiert précisément une certaine
corrélation des actes psychiques qui se déploient des deux côtés
dans la manifestation et dans la saisie de la manifestation, mais
nullement leur pleine identité. »
La notion de prlsence est le nerf de cette démonstration. Si la
communication ou la manifestation (Kundgabe) est d'essence indi-
cative, c'est parce que la présence du vécu d'autrui est refusée à notre
intuition originaire. Chaque fois que la présence immédiate et pleine
du signifié sera dérobée, 1.:: signifiant sera de nature indicative.
(C'est pourquoi la Kundgabe, que l'on traduit un peu lâchement par
manifestation, ne manifeste pas, ne rend rien manifeste, si manifeste
veut dire évident, ouvert, offert « en personne ». La Kundgabe annonce
et dérobe en même temps ce dont elle informe.) Tout discours, ou
plutôt tout ce qui, dans le discours, ne restitue pas la présence
immédiate du contenu signifié, est in-expressif. L'expressivité pure
sera la pure intention active (esprit, psychè, vie, volonté) d'un
44 LA VOIX ET LE PHtiNOMÈNE

bede11len animant un discours dont le contenu ( Bede11/11ng) sera présent.


Présent non pas dans la nature, puisque seule l'indication a lieu
dans la nature et dans l'espace, mais dans la conscience. Donc
présent à une intuition ou à une perception « internes ». Mais présent
à une intuition qui ne peut être celle d'autrui dans une communi-
cation, nous venons de comprendre pourquoi. Donc présent à .roi
dans la vie d'un présent qui n'est pas encore sorti de soi dans le
monde, dans l'espace, dans la nature. Toutes ces « sorties » exilant
dans l'indice cette vie de la présence à soi, on peut être assuré que
l'indication, qui couvre jusqu'ici presque toute la surface du langage,
est le processus de la mort à l'œuvre dans les signes. Et dès qu'autrui
apparaît, le langage indicatif- autre nom du rapport à la mort - ne
se laisse plus effacer.
Le rapport à l'autre comme non-présence est donc l'impureté
de l'expression. Pour réduire l'indication dans le langage et regagner
enfin la pure expressivité, il faut donc suspendre le rapport à autrui.
Je n'aurai plus alors à passer par la médiation de la face physique ou
de toute apprésentation en général. Le paragraphe 8, « Le.r expressions
dan.r la vie solitaire de l'âme», suit donc une voie qui est, à deux points
de vue, parallèle à celle de la réduction à la sphère monadique de
l' Eigenheit dans les Méditations çartl.rienne.r : parallèle du psychique
et du transcendantal, parallèle de la couche des vécus expressifs et
de la couche des vécus en général.
« Jusqu'ici, nous avons considéré les expressions dans la fonction
communicative. Celle-ci repose essentiellement sur le fait que les
expressions opèrent comme indices. Mais un grand rôle est aussi
assigné aux expressions dans la vie de l'âme en tant qu'elle n'est
pas engagée dans un rapport de communication. Il est clair que cette
modification de la fonction ne touche pas à ce qui fait que les expres-
sions sont des expressions. Elles ont, comme auparavant, leurs
Bede11t11ngen et les mêmes Bede11t11ngen que dans la collocution. Le mot
ne cesse d'être mot que si notre intérêt se dirige exclusivement vers
LA REDUCTION DE L'INDICE

le sensible, vers le mot en tant que simple formation phonique.


Mais, quand nous vivons dans la compréhension du mot, alors
celui-ci exprime et il exprime la même chose, qu'il soit ou non
adressé à quelqu'un. D'où il apparaît clairement que la Bedeutung
de l'expression, ct ce qui lui appartient encore essentiellement, ne
peut coïncider avec son activité de manifestation. »
Le premier avantage de cette réduction au monologue intérieur,
c'est donc que l'événement physique du langage y paraît en effet
absent. Dans la mesure où l'unité du mot - ce qui le fait reconnaître
comme mot, le 1nême mot, unité d'un complexe phonique et d'un
sens - ne peut pas se confondre avec la multiplicité des événements
sensibles de son utilisation, ni donc en dépendre, le même du mot
est idéal, il est la possibilité idéale de la répétition et il ne perd rien à la
réduction d'aucun, donc de tout événement empirique marqué par
son apparition. Alors que « ce qui doit nous servir d'indice (signe
distinctif) doit être perçu par nous comme existant », l'unité d'un
mot ne doit rien à son existence (Da sein, Existenz). Son expressivité,
qui n'a pas besoin du corps empirique, mais seulement de la forme
idéale et identique de ce corps en tant qu'elle est animée par un
vouloir-dire, ne doit rien à aucune existence mondaine, empirique, etc.
Dans la« vie solitaire de l'âme», l'unité pure de l'expression en tant
que telle devrait donc m'être enfin restituée.
Est-ce à dire qu'en me parlant à moi-même, je ne me commu-
nique rien à moi-même ? Est-ce qu'alors la« Kllndgabe »et la« Kund-
nahme » sont suspendues ? Est-ce que la non-présence est réduite
et avec elle l'indication, le détour analogique, etc.? Est-ce qu'alors je
ne me modifie pas ? Est-ce que je ne m'apprends rien sur moi-même ?
Husserl considère l'objection, puis l'écarte. « Devons-nous dire
que celui qui parle dans la solitude se parle à lui-même, que les mots
lui servent à lui aussi de signes (Zeichen), à savoir d'indices ( Anzeichen)
de ses propres vécus psychiques ? Je ne crois pas qu'une telle concep-
tion doive être soutenue. »
LA VOIX ET LE PHE.NOM'SNE

L'argumentation de Husserl est ici décisive et nous devons la


suivre de près. Toute la théorie de la signification qui s'annonce
dans ce premier chapitre de distinctions essentielles s'effondrerait si
une fonction de l<Nndgabef l<Nndnahme ne se laissait pas réduire dans
la sphère de mes vécus propres; et si en somme la solitude idéale ou
absolue de la subjectivité « propre » avait encore besoin d'indices
pour constituer son propre rapport à soi. Et au fond ne nous y
trompons pas : besoin d'indices veut tout simplement dire besoin
de signes. Car il est de plus en plus clair que, malgré la distinction
initiale entre signe indicatif et signe expressif, seul l'indice est véri-
tablement un signe pour Husserl. L'expression pleine- c'est-à-dire,
nous le verrons plus loin, l'intention remplie du vouloir-dire -
échappe d'une certaine manière au concept de signe. Déjà dans la
phrase de Husserl que nous venons de citer, on pouvait lire : « ... de
signes, à savoir d'indices ... ». Mais considérons encore cela comme
un lapsus dont la vérité ne se révélera que plus tard. Au lieu de dire :
« ... de signes, à savoir d'indices... >> (ais Zekhen, namlkh al.r Anzeichen),
disons « ... de signes, à savoir de signes en forme d'indices >>. Car à
la surface de son texte, Husserl continue de respecter pour le moment
la distinction initiale entre deux sortes de signes.
Pour démontrer que l'indication ne fonctionne plus dans la
vie solitaire de l'âme, Husserl commence par marquer la différence
entre deux sortes de« renvoi>> : le renvoi comme Hinzeigen (qu'il faut
se garder de traduire par indication, au moins pour des raisons
conventionnelles et si l'on veut ne pas détruire la cohérence du texte;
disons arbitrairement« monstration ») et le renvoi comme Anzeigen
(indication). Or, dit Husserl, si dans le monologue silencieux
« comme partout les mots fonctionnent comme signes », et si « nous
pouvons partout parler simplement d'un acte de monstration
(Hinzeigen) »,la transgression de l'expression vers le sens, du signi-
fiant vers le signifié, n'est plus ici une indication. Le Hinzeigen n'est
pas un Anzeigen. Car cette transgression ou, si l'on veut, ce renvoi,
LB VOULOIR-DIRE COMME SOLILOQUE 47

se passe ici de toute existence ( Dasein, Bxistenz). Dans l'indication


au contraire, un signe existant, un événement empirique renvoie à un
contenu dont l'existence est au moins présumée, il motive notre
anticipation ou notre conviction de l'existence de ce qui est indiqué.
On ne peut penser l'indice sans faire intervenir la catégorie de
l'existence empirique, c'est-à-dire seulement probable, ce qui sera
aussi la définition de l'existence mondaine, pour Husserl, par oppo-
sition à l'existence de l'ego cogito. La réduction au monologue est
bien une mise entre parenthèses de l'existence mondaine empirique.
Dans la « vie solitaire de l'âme », nous ne nous servons plus de
mots réels (wirklich), mais seulement de mots représentés (vorgestellt).
Et le vécu - dont on se demandait s'il n'était pas« indiqué» par
lui-même au sujet parlant - n'a pas à être ainsi indiqué, il est
immédiatement certain et présent à soi. Alors que dans la communi-
cation réelle, des signes existants indiqnent d'autres existants qui ne
sont que probables et médiatement évoqués, dans le monologue,
quand l'expression est pleine (1), des signes non existants montrent

(r) Pour ne pas mêler et multiplier les difficultés, nous ne considmns en cet
endroit précis que l'expression parfaite, celle dont la 1 Bedeutungsinlmtion 1 est
1 remplie •· Nous y sommes autorisés dans la mesure où cette plénitude, nous le

verrons, est le telos et l'accomplissement de ce que Husserl veut ici Isoler sous le
nom de vouloir-dire et d'expression. I.e non-remplissement fera surgir des problœes
originaux que nous rencontrerons plus loin.
Citons id le passage sur lequel nous venons de nous appuyer : 1 Quand nous
réfléchissons sur le rapport entre l'expression et la Bedeutung et que, à cette fin,
nous démembrons le vécu complexe et en outre intimement uni de l'expression
remplie de sens en Isolant les deux facteurs, le mot et le sens, alors le mot lui-mœe
nous apparaît comme indifférent en soi, mais le sens nous apparaît comme ce qu'on
a 1 en vue • avec le mot, comme ce qui est visé au moyen de ce signe; l'expression
semble ainsi dévier l'intérêt de soi vers le sens (von sich ab und au/ den Sinn hinJu-
lenken), elle semble renvoyer (hinJuzeigen) à ce dernier. Mais ce renvoi (HinJeigen)
n'est pas l'indication ( das A nzeigen) au sens où nous en avons débattu. L'existence
(Dasein) du signe ne motive pas l'existence, ou plus exactement, notre conviction de
l'existence de la Bedeutung. Ce qui doit nous servir d'indice (de signe distinctif) doit
être perçu par nous comme existant ( als daseiend). Cela est aussi le cas des expressions
dans le discours communicatif mais non des expressions dans le discours solitaire. 1
LA VOIX ET LE PHP.NOM!i.NE

des signifiés ( Bedeutrmgen) idéaux, donc non existants, ct certains,


car présents à l'intuition. Quant à la certitude de l'existence inté-
rieure, elle n'a pas besoin, pense Husserl, d'être signifiée. Elle est
immédiatement présente à soi. Elle est la conscience vivante.
Dans le monologue intérieur, le mot serait donc seulement repré-
senté. Son lieu peut être l'imaginaire (Phantasie). Nous nous
contentons d'imaginer le mot dont l'existence est ainsi neutralisée.
Dans cette imagination du mot, dans cette représentation imaginaire
du mot (Phantasievorstellung), nous n'avons plus besoin de l'événe-
ment empirique du mot. Son existence ou sa non-existence nous sont
indifférentes. Car si nous avons alors besoin de l'imagina/ion du
mot, du même coup nous nous passons du mol imaginé. L'imagina-
tion du mot, l'imaginé, l'être-imaginé du mot, son « image » n'est
pas le mot (imaginé). De même que dans la perception du mot, le
mot (perçu ou apparaissant) qui est « dans le monde » appartient à
un ordre radicalement différent de celui de la perception ou de
l'apparaître du mot, de l'être-perçu du mot, de même le mot(imaginé)
est d'un ordre radicalement hétérogène à celui de l'imagination du
mot. Cette différence, à la fois simple et subtile, fait apparaître la
spécificité irréductible de la phénoménalité et l'on ne peut rien
entendre à la phénoménologie si l'on n'y prête une attention constante
et vigilante.
Mais pourquoi Husserl ne se contente-t-il pas de la différence
entre le mot existant (perçu) et la perception ou l'être perçu, le
phénomène du mot ? C'est que dans le phénomène de la perception,
une référence est inscrite, dans la phénoménalité même, à l'existence
du mot. Le sens « existence » appartient alors au phénomène. Ce
n'est plus le cas dans le phénomène de l'imagination. Dans l'imagi-
nation, l'existence du mot n'est pas impliquée, fût-ce à titre de sens
intentionnel. N'existe alors que l'imagination du mot, qui, elle, est
absolument certaine et présente à soi en tant que vécu. C'est déjà
là une réduction phénoménologique isolant le vécu subjectif comme
LE VOULOIR-DIRE COMME SOLILOQUE 49

sphère de certitude absolue et d'existence absolue. Cet absolu


d'existence n'apparaît que dans la réduction de l'existence relative
du monde transcendant. Et c'est déjà l'imagination, « élément vital
de la phénoménologie» (Idée.r I) qui procure à ce mouvement son
médium privilégié. « Ici (dans le discours solitaire), nous nous
contentons en effet normalement de mots représentés au lieu de
mots réels. Un signe verbal, parlé ou imprimé, est évoqué dans notre
imagination, en vérité il n'existe pas du tout. Toutefois nous ne
devrons pas confondre les représentations de l'imagination (Phan-
la.rievorstellungen) ou encore moins les contenus de l'imagination
qui en sont le fondement, avec les objets imaginés. Ce n'est pas la
sonorité du mot imaginé ou le caractère d'imprimerie imaginé qui
existent, mais leur représentation dans l'imagination. La différence
est la même qu'entre le centaure imaginé et la représentation du
centaure dans l'imagination. La non-existence ( Nicht-Exi.rtenz) du mot
ne nous gêne pas. Mais elle ne nous intéresse pas davantage. Car cela
n'intervient pas dans la fonction de l'expression comme expression.»
Cette argumentation serait très fragile si elle ne faisait appel
qu'à une psychologie classique de l'imagination. Et il serait bien
imprudent de l'entendre ainsi. Pour une telle psychologie, l'image
est un signe-portrait dont la rlalitl (qu'elle soit physique ou psychique)
indique l'objet imaginé. Husserl montrera dans Idée.r I à quelles
apories conduit une telle conception (t). En tant que sens inten-

(1) Cf. § 90 et tout le chap. IV de la III• Section, en particulier les § 99, 109,
1 1 1 et surtout 112 : • La difficulté ne sera levée que quand la pratique de l'analyse
phénoménologique authentique sera plus étendue qu'elle ne l'est encore à présent.
Aussi longtemps qu'on traitera les vécus comme des • contenus 1 ou des 1 éléments 1
psychiques et que, en dépit de toutes les polémiques à la mode dirigée contre la
psychologie atomiste ou chosiste, on continuera de les considérer comme des sortes
de choses en miniature (Silcllelchen), aussi longtemps qu'on croira trouver la diffé-
rence entre les • contenus de sensation • et les • contenus d'imagination 1 corres-
pondants, dans des critères matériels tels que 1 l'intensité 1, la • plénitude 1, etc.,
on ne peut entrevoir aucun progrès. Il faudrait qu'on s'avisât pour commencer
~0 LA VOIX ET LE PH~NOM:E.NE

tionnel ou noème, et bien qu'elle appartienne à la sphère d'existence


et de certitude absolue de la conscience, l'image n'est pas une réalité
doublant une autre réalité. Non seulement parce qu'elle n'est pas
une réalité (Realiliil} dans la nature, mais parce que le noème est
une composante non réelle (reel/) de la conscience.
Saussure fut aussi soucieux de distinguer entre le mot réel et son
image. C'est seulement à la forme de l' « image acoustique >> qu'il
reconnaissait, lui aussi, valeur expressive de« signifiant>> (x).« Signi-

qu'il s'agit Ici d'une différence qui concerne la conscienct' ..• • (tr. P. RICŒUR, p. 374).
L'originalité phénoménologique que Husserl veut ainsi respecter le conduit à
poser une hétérogénéité absolue entre la perception ou présentation originaire
(Gegenwtlrtigung, Prâsentalion) et la re-présentation ou re-production représen·
tative, qu'on traduit aussi par présentification (Vergegenwllrtigung). Le souvenir,
l'image, le signe sont des re-présentations en ce sens. A vrai dire, Husserl n'est
pas conduit à recounaJtre cette hétérogénéité : celle-ci constitue toute la possibilité
de la phénoménologie qui n'a de sens que si une présentation pure et originaire est
possible et originale. Une telle distinction (à laquelle il faut ajouter, au moins, celle
entre la re-présentation positionnelle (setzende) qui pose l'ayant-été-présent dans
le souvenir, et la re-présentation imaginaire ( Phantasie· Vergegenwtlrtigung) qui
est neutre à cet égard), dont nous ne pouvons ici étudier directement tout le système
complexe et fondamental, est donc l'instrument indispensable pour une critique
de la psychologie classique, en particulier de la psychologie classique de l'imagi-
nation et du signe. Mais ne peut-on assumer la nécessité de cette critique de la
psychologie naive seulement jusqu'à un certain point ? Et montrer finalement
que le thème ou la valeur de 1 présentation pure •, de perception pure et originaire,
de présence pleine et simple, etc., constituent la complicité de la phénoménologie
et de la psychologie classique, leur commune présupposition métaphysique ? En
affirmant que la perception n'existe pas ou que ce qu'ou appelle perception n'est
pas originaire, et que d'une certaine manière tout 1 commence • par la 1 re-présen-
tation • (proposition qui ne peut évidemment se soutenir que dans la rature de
ces deux derniers concepts : elle signifie qu'il n'y a pas de 1 commencement • et
la 1re-présentation • dont nou5 parlons n'est pas la modification d'un • re· • survenue
à une présentation originaire), en réintroduisant la différence du 1 signe • au cœur
de l' 1 originaire •, il ne s'agit pas de revenir en deçà de la phénoménologie trans-
cendantale, que ce soit vers un 1 empirisme • ou vers une critique 1 kantienne •
de la prétention à l'intuition originaire. Nous venons ainsi de désigner l'intention
première- et l'horizon lointain- du présent essai.
( 1) Il faut rapprocher du texte des Recherches logiques ce passage du Cours
de linguistique génJrale : 1 Le signe linguistique unit non une chose et un nom,
LE VOULOIR-DIRE COMME SOLILOQUE

fiant» veut dire « image acoustique». Mais Saussure ne prenant pas la


précaution « phénoménologique », il fait de l'image acoustique, du
signifiant comme « impression psychique », une réalité dont la seule
originalité est d'être intérieure, ce qui ne fait que déplacer le problème.
Or, si Husserl, dans les Recherches, conduit sa description dans une
zone psychique et non transcendantale, il n'en discerne pas moins
alors les composantes essentielles d'une structure qu'il dessinera
dans Idées I: le vécu phénoménal n'appartient pas à la réalité (Rea-
li/iii). En lui, certains éléments appartiennent réellement (reel/) à la
conscience (hylè, morphè et noèse) mais le contenu noématique, le

mais un concept et une image acoustique. Cette dernière n'est pas le son matériel,
chose purement physique, mais l'empreinte psychique de ce son, la représentation
que nous en donne le témoignage de nos sens ; elle est sensorielle, et s'il nous arrive
de l'appeler • matérielle •, c'est seulement dans ce sens et par opposition à l'autre
terme de l'association,le concept, généralement plus abstrait. Le caractère psychique
de nos images acoustiques apparait bien quand nous observons notre propre langage.
Sans remuer les lèvres ni la langue, nous pouvons nous parler à nous-mimes ou nous
réciter mentalement une pièce de vers • (p. 98. Nous soulignons). Et cette mise en
garde qu'on a bien vite oubliée : 1 C'est parce que les mots de la langue sont pour
nous des images acoustiques qu'il faut éviter de parler des 1 phonèmes • dont ils
sont composés. Ce terme, impliquant une idée d'action vocale, ne peut convenir
qu'au mot parlé, à la réalisation de l'image intérieure dans le discours. • Mise en
garde oubliée, mais sans doute parce que la proposition de remplacement avancée
par Saussure ne faisait qu'aggraver le risque : 1 En parlant de sons et des syllabes
d'un mot, on évite ce malentendu, pourvu qu'on se souvienne qu'il s'agit de l'image
acoustique. • Il faut bien reconnaltre qu'on a plus de facilité à s'en souvenir en
parlant de phonème qu'en parlant de son. Ce dernier ne se pense hors de l'action
vocale réelle que dans la mesure où on le situe plus facilement que le phonème
comme un objet dans la nature.
Pour éviter d'autres malentendus, Saussure conclut ainsi : 1 L'ambiguïté dispa-
raîtrait si l'on désignait les trois notions ici en présence par des noms qui s'appellent
les uns les autres tout en s'opposant. Nous proposons de conserver le mot signe
pour désigner le total, ct de remplacer concept et image acoustique respectivement
par signifié et signifiant • (p. 99). On pourrait poser J'équivalence signifiant/expres·
sion, signitiéJBedeutung, si la structure bedeuten/BedeutungJsens/objet n'était pas
beaucoup plus complexe chez Husserl que chez Saussure. Il faudrait aussi comparer
systématiquement l'opération à laquelle procède Husserl dans la première des
Recherches et la délimitation par Saussure du 1 système interne • de la langue.
LA VOIX ET LE PH:SNOMP.NE

sens est une composante non réelle (reel/) du vécu (x). L'irréalité
du discours intérieur est donc une structure très différenciée. Husserl
écrit très précisément, quoique sans insistance : « Un signe verbal,
parlé ou imprimé, est évoqué dans notre imagination, en vérité il
n'existe pas du tout. Toutefois, nous ne devrons pas confondre les
représentations de l'imagination ( Phanlasievorstellungen) el encore
moins [nous soulignons) les contenus de l'imagination qui en sont le
fondement, avec les objets imaginés. » Donc, non seulement l'ima-
gination du mot, qui n'est pas le mot imaginé, n'existe pas, mais le
contenu (le noème) de cette imagination existe encore moins que l'acte.

(1) Sur la non-rédlité du noème dans le cas de l'image ct du signe, cf. en parti-
culier Idées 1, § 102
CHAPITRE IV

LE VOULOIR-DIRE
ET LA REPRÉSENTATION

Rappelons-nous l'objet et le nerf de cette démonstration : la


fonction pure de l'expression et du vouloir-dire n'est pas de commu-
niquer, d'informer, de manifester, c'est-à-dire d'indiquer. Or, la
« vie solitaire de l'âme » prouverait qu'une telle expression sans indi-
cation est possible. Dans le discours solitaire, le sujet n'apprend rien
sur lui-même, ne se manifeste rien à lui-même. Pour soutenir cette
démonstration, dont les conséquences seront sans limite dans la
phénoménologie, Husserl fait appel à deux types d'arguments.
I. Dans le discours intérieur, je ne me communique rien à
moi-même. Je ne m'indique rien. Je peux tout au plus m'imaginer
le faisant, je peux seulement me représenter moi-même comme me
manifestant quelque chose à moi-même. Ce n'est là qu'une repré-
sentation et une imagination.
z. Dans le discours intérieur, je ne me communique rien à moi-
même et je peux seulement le feindre parce que je n'en ai pas besoin.
Une telle opération - la communication de soi à soi - ne peut
avoir lieu parce qu'elle n'aurait aucun sens ; et elle n'aurait aucun
sens parce qu'elle n'aurait aucune finalité. L'existence des actes psy-
chiques n'a pas à être indiquée (rappelons-nous que seule une exis-
tence peut être en général indiquée) parce qu'elle est immédiatement
présente au sujet dans l'instant présent.
LA VOIX ET LB PHt!.NOM'l!.NB

Lisons d'abord le paragraphe qui noue les tkux arguments : « En


un certain sens, on parle aussi, il est vrai, dans le discours solitaire,
et par là il est assurément possible de se saisir soi-même comme
parlant, voire éventuellement comme se parlant à soi-même. Comme,
par exemple, quand quelqu'un se dit à lui-même : tu as mal agi, tu
ne peux plus continuer à te conduire ainsi. Mais dans ces cas on ne
parle pas au sens propre, au sens de la communication, on ne se
communique rien à soi-même, on se représente seulement (man
llellt sich vor) soi-même comme parlant et communiquant. Dans le
monologue, les mots ne peuvent toutefois nous servir dans la
fonction d'indices de l'existence (Dasein) d'actes psychiques, car
une telle indication n'aurait ici aucune finalité (ganz zwecklos ware).
Les actes en question sont en effet vécus par nous-mêmes dans le
même instant (im se/ben Augenblick). »
Ces affirmations posent des questions très diverses. Mais elles
concernent toutes le statut de la reprlsentalion dans le langage. De la
représentation au sens général de V orstellung, mais aussi au sens de la
re-présentation comme répétition ou reproduction de la présen-
tation, comme Vergegenwarlig1111g modifiant la Prasentalion ou Gegen-
wartigung ; enfin au sens de représentant tenant lieu, occupant la
place d'une autre Vorstellung (Reprasenlalion, Reprasentant, Ste/1-
verslreter) (1).
Considérons d'abord le premier argument. Dans le monologue,
on ne se communique rien, on se représente (man slellt sich vor)
soi-même comme sujet parlant et communiquant. Husserl semble
donc appliquer ici au langage la distinction fondamentale entre la
réalité et la représentation. Entre la communication (l'indication)
effective et la communication « représentée », il y aurait une diffé-
rence d'essence, une extériorité simple. De plus, pour accéder au

(1) Cf. à ce sujet la note des traducteurs des Recherches (t. 11, 1, p. 276) et celle
des traducteurs des Leçons (p. 26).
LE VOULOIR-DIRE ET LA REPREsENTATION ~~

langage intérieur (au sens de la communication) comme pure repré-


sentation (Vor.rlellung), il faudrait passer par la fiction, c'est-à-dire
par un type particulier de représentation : la représentation imaginaire
que Husserl définira plus tard comme représentation ( Vergegenwar-
ligung) neutralisante.
Peut-on appliquer au langage ce système de distinctions ? Il
faudrait d'abord supposer que dans la communication, dans la
pratique dite« effective» du langage, la représentation (à tous les sens
de ce mot) ne soit pas essentielle et constituante, qu'elle ne soit qu'un
accident s'adjoignant éventuellement à la pratique du discours. Or,
il y a tout lieu de croire que dans le langage la représentation et la
réalité ne s'ajoutent pas ici ou là pour la simple raison qu'il est
impossible au principe de les distinguer rigoureusement. Et l'on
n'a sans doute pas à dire que cela se produit dan.r le langage. Le
langage en général e.rl cela. Lui seul.
Husserl lui-même nous donne les moyens de le penser contre
lui-même. En effet, quand je me sers, effeclivemenl, comme on dit,
de mots, que je le fasse ou non à des fins communicatives (plaçons-
nous ici avant cette distinction et dans l'instance du signe en général),
je dois d'entrée de jeu opérer (dans) une structure de répétition dont
l'élément ne peut être que représentatif. Un signe n'est jamais un
événement si événement veut dire unicité empirique irremplaçable
et irréversible. Un signe qui n'aurait lieu qu' « une fois » ne serait
pas un signe. Un signe purement idiomatique ne serait pas un signe.
Un signifiant (en général) doit être reconnaissable dans sa forme
malgré et à travers la diversité des caractères empiriques qui peuvent
le modifier. Il doit rester le même et pouvoir être répété comme tel
malgré et à travers les déformations que ce qu'on appelle l'événement
empirique lui fait nécessairement subir. Un phonème ou un gra-
phème est nécessairement toujours autre, dans une certaine mesure,
chaque fois qu'il se présente dans une opération ou une perception,
mais il ne peut fonctionner comme signe et langage en général que
LA VOIX ET LE PHÉNOM~NE

si une identité formelle permet de le rééditer et de le reconnaître.


Cette identité est nécessairement idéale. Elle implique donc nécessai-
rement une représentation : comme Vor.rlellrmg, lieu de l'idéalité
en général, comme Vergegemvàrlig11ng, possibilité de la répétition
reproductive en général, comme Reprà.renlalion, en tant que chaque
événement signifiant est substitut (du signifié aussi bien que de la
forme idéale du signifiant). Cette structure représentative étant la
signification elle-même, je ne peux pas entamer un discours « effectif»
sans être originairement engagé dans une représentativité indéfinie.
On nous objectera peut-être que c'est ce caractère exclusivement
représentatif de l'expressivité que Husserl veut précisément faire
apparaître par son hypothèse d'un discours solitaire qui répondrait à
l'essence du discours en laissant tomber son écorce communicative et
indicative. Et que précisément nous avons formulé notre question
avec des concepts husserliens. Certes. Mais c'est seulement de
l'expression et non de la signification en général que Husserl veut
décrire l'appartenance à l'ordre de la représentation comme Vor.rlei-
Jgng. Or nous venons de suggérer que celle-ci - et ses autres modi-
fications représentatives - sont impliquées par tout signe en général.
D'autre part et surtout, dès lors qu'on a admis que le discours
appartenait essentiellement à l'ordre de la représentation, la distinc-
tion entre discours « effectif » et représentation de discours devient
suspecte, que le discours soit purement « expressif » ou engagé
dans une « communication ». En raison de la structure originaire-
ment répétitive du signe en général, il y a toutes les chances pour que
le langage « effectif» soit aussi imaginaire que le discours imaginaire;
et pour que le discours imaginaire soit aussi effectif que le discours
effectif. Qu'il s'agisse d'expression ou de communication indicative,
la différence entre la réalité et la représentation, entre le vrai et l'ima-
ginaire, entre la présence simple et la répétition a toujours déjà
commencé à s'effacer. Le maintien de cette différence - dans l'his-
toire de la métaphysique et encore chez Husserl - ne répond-il
LE VOULOIR-DIRE ET IJA REPRE.SENTATJOi\. 57

pas au désir obstiné de sauver la présence et de réduire ou de dériver


le signe ? Et avec lui toutes les puissances de répétition ? Ce qui
est aussi bien vivre dans l'effet -assuré, rassuré, constitué -de la
répétition, de la représentation, de la différence qui dérobe la pré-
sence. Affirmer, comme nous venons de le faire, que dans le signe,
la différence n'a pas lieu entre la réalité et la représentation, etc.,
cela revient donc à dire que le geste confirmant cette différence est
l'effacement même du signe. Mais il y a deux manières d'effacer
l'originalité du signe et c'est à l'instabilité de tous ces mouvements
qu'il faut être attentif. Ils passent en effet très vite et très subtilement
l'un dans l'autre. On peut effacer le signe à la manière classique d'une
philosophie de l'intuition et de la présence. Celle-ci efface le signe
en le dérivant, annule la reproduction et la représentation en en faisant
la modification survenant à une présence simple. Mais comme
c'est une telle philosophie -et en vérité la philosophie et l'histoire
de l'Occident - qui a ainsi constitué et établi le concept même de
signe, celui-ci est, dès son origine et au cœur de son sens, marqué par
cette volonté de dérivation ou d'effacement. Par conséquent, res-
taurer l'originalité et le caractère non dérivé du signe contre la méta-
physique classique, c'est aussi bien, par un paradoxe apparent,
effacer un concept de signe dont toute l'histoire et tout le sens
appartiennent à l'aventure de la métaphysique de la présence. Ce
schéma vaut aussi bien pour les concepts de représentation, de
répétition, de différence, etc., ainsi que pour tout leur système. Le
mouvement de ce schéma ne pourra, pour le moment et pour long-
temps, que travailler de l'intérieur, d'un certain dedans, le langage
de la métaphysique. Ce travail a sans doute toujours déjà commencé.
Il faudrait ressaisir ce qui se passe dans ce dedans quand la clôture de
la métaphysique vient à être nommée.
Avec la différence entre la présence réelle et la présence dans la
représentation comme Vorstellung, c'est ainsi, par le langage, tout un
système de différences qui se trouve entraîné dans la même décons-
LA VOIX ET LE PHF!.NOMI!.NE

truction : entre le représenté et le représentant en général, le signifié


et le signifiant, la présence simple et sa reproduction, la présentation
comme Vor.rtellung et la re-présentation comme Vergegenwàrtigung;
car la re-présentation a pour représenté une présentation (Prà.ren-
tation) comme Vor.rtellung. On en vient ainsi - contre l'intention
expresse de Husserl - à faire dépendre la Vor.rtellung elle-même,
et en tant que telle, de la possibilité de la répétition, et la Vor.rtellung
la plus simple, la présentation (Gegenwàrtigung}, de la possibilité de la
re-présentation ( Vergegenwàrtigung). On dérive la présence-du-présent
de la répétition et non l'inverse. Contre l'intention expresse de
Husserl mais non sans tenir compte, cela apparaitra peut-être plus
loin, de ce qui se trouve impliqué dans sa description du mouvement
de la temporalisation et du rapport à autrui.
Le concept d'idéalitl doit être naturellement au centre d'une telle
problématique. La structure du discours ne peut être décrite, selon
Husserl, que comme idéalité : idéalité de la forme sensible du signi-
fiant (par exemple du mot) qui doit rester la même et ne le peut qu•en
tant qu'idéalité ; idéalité du signifié (de la Bedeutung) ou du sens
visé, qui ne se confond ni avec l'acte de visée ni avec l'objet, ces
deux derniers pouvant éventuellement n'être pas idéaux; idéalité
enfin, dans certains cas, de l'objet lui-même qui assure alors (c'est ce
qui se passe dans les sciences exactes) la transparence idéale et l'uni-
vocité parfaite du langage (1). Mais cette idéalité, qui n'est que le
nom de la permanence du même et la possibilité de sa répétition,
n'existe pas dans le monde et elle ne vient pas d'un autre monde.
Elle dépend tout entière de la possibilité des actes de répétition. Elle
est constituée par elle. Son « être » est à la mesure du pouvoir de
répétition. L'idéalité absolue est le corrélat d'une possibilité de
répétition indéfinie. On peut donc dire que l'être est déterminé par
Husserl comme idéalité, c'est-à-dire comme répétition. Le progrès

(I) Cf. à ce sujet L'Origine de la géométrie et l'Introduction à la tr. fr., p. 60-69.


LE VOULOIR-DIRE ET LA REPREsENTATION 59

historique a toujours pour forme essentielle, selon Husserl, la


constitution d'idéalités dont la répétition, et donc la tradition, sera
assurée à l'infini : la répétition et la tradition, c'est-à-dire la transmis-
sion et la réactivation de l'origine. Et cette détermination de l'être
comme idéalité est bien une estimation, un acte éthico-théorique qui
réveille la décision originaire de la philosophie dans sa forme plato-
nicienne. Husserl l'admet parfois: c'est à un platonisme conventionnel
qu'il s'est toujours opposé. Quand il affirme la non-existence ou la
non-réalité de l'idéalité, c'est toujours pour reconnaître que l'idéalité
est selon un mode qui est irréductible à l'existence sensible ou à la
réalité empirique, voire à leur fiction (z). En déterminant 1'ont4s on
comme eidos, Platon ne faisait pas autre chose.
Or - et ici de nouveau il faut bien articuler le commentaire sur
l'interprétation - cette détermination de l'être comme idéalité se
confond de manière paradoxale avec la détermination de l'être comme
présence. Non seulement parce que l'idéalité pure est toujours celle
d'un« ob-jet» idéal, faisant face, étant pré-sent devant l'acte de la
répétition, la Vor-stell11ng étant la forme générale de la présence
comme proximité à un regard ; mais aussi parce que seule une
temporalité déterminée à partir du présent vivant comme de sa
source, du maintenant comme « point-source », peut assurer la
pureté de l'idéalité, c'est-à-dire l'ouverture de la répétition du même
à l'infini. Que signifie en effet le « principe des principes » de la

(1) L'affirmation impliquée par toute la phénoménologie est celle de 1'1hre


(Sein} comme non-réalité, non-existence, de !'Idéal. Cette prédétermination est
le premier mot de la phénoménologie. Dien qu'elle n'existe pas, l'idéalité n'est
rien moins qu'un non-être. • Manifestement toute tentative pour réinterpréter
l'être de l'idéal (das Sein des Idealen) comme être possible du réel (in ein mogliches
Sein von Realem} doit en général échouer, puisque les possibilités elles-mêmes
sont à leur tour des objets idéaux. Dans le monde réel, on trouve aussi peu de possi-
bilités que de nombres en général ou de triangles en général • (Recherches, 2, 1,
§ 4, p. 115). • Naturellement, il n'est pas dans notre intention de placer l'itre de l'idéal
sur le même plan que !'ltre-pensé du fictif ou de l'absurde (Widersinnigen) • (ibid., tr.
fr., p. 150).
J. DERRIDA
6o LA VOIX ET LE PHÉNOMP.NE

phénoménologie ? Que signifie la valeur de présence originaire à


l'intuition comme source de sens et d'évidence, comme a priori des
apriori? Elle signifie d'abord la certitude, elle-même idéale et absolue,
que la forme universelle de toute expérience ( Er/ebnis) et donc de
toute vie, a toujours été et sera toujours le présmt. Il n'y a et il n'y
aura jamais que du présent. L'être est présence ou modification de
présence. Le rapport à la présence du présent comme forme ultime
de l'être et de l'idéalité est le mouvement par lequel je transgresse
l'existence empirique, la factualité, la contingence, la mondanité, etc.
Et d'abord la mienne. Penser la présence comme forme universelle
de la vie transcendantale, c'est m'ouvrir au savoir qu'en won absence,
au-delà de mon existence empirique, avant ma naissance et après
ma mort, le présent est. Je peux faire le vide de tout contenu empi-
rique, imaginer un bouleversement absolu du contenu de toute expé-
rience possible, une transformation radicale du monde : la forme
universelle de la présence, j'en ai une certitude étrange et unique
puisqu'elle ne concerne aucun étant déterminé, n'en sera pas affectée.
C'est donc le rapport à fila 1nort (à ma disparition en général) qui se
cache dans cette détermination de l'être comme présence, idéalité,
possibilité absolue de répétition. La possibilité du signe est ce rap-
port à la mort. La détermination ct l'effacement du signe dans la
métaphysique est la dissimulation de ce rapport à la mort qui produi-
sait pourtant la signification.
Si la possibilité de ma disparition en général doit être d'une
certaine manière vécue pour qu'un rapport à la présence en général
puisse s'instituer, on ne peut plus dire que l'expérience de la possi-
bilité de ma disparition absolue (de ma mort) vient m'affecter, sur-
vient à un je mis et modifie un sujet. Le je sHis n'étant vécu que
comme un je s11is présent, il suppose en lui-même le rapport à la
présence en général, à l'être comme présence. L'apparaître du je à
lui-même dans le je suis est donc originairement rapport à sa propre
disparition possible. Je s11is veut donc dire originairement je suis
LE VOULOIR-DIRE ET LA REPR~SENTATION 61

mortel. Je mi.r imi!Jorlei est une proposition impossible (1). On peut


donc aller plus loin : en tant que langage, « Je suis celui qui suis» est
l'aveu d'un mortel. Le mouvement qui conduit du Je mi.r à la déter-
mination de mon être comme re.r çogilan.r (donc comme immortalité)
est le mouvement par lequel l'origine de la présence et de l'idéalité
se dérobe dans la présence et l'idéalité qu'elle rend possibles.
L'effacement (ou la dérivation) du signe s'est confondu par là
avec la réduction de l'imagination. La situation de Hussetl au regard
de la tradition est ici ambiguë. Sans doute Husserl a-t-il renouvelé
profondément la problématique de l'imagination. Et le rôle qu'il
réserve à la fiction dans la méthode phénoménologique marque bien
que l'imagination n'est pas à ses yeux une faculté parmi d'autres.
Toutefois, sans négliger la nouveauté et la rigueur des descriptions
phénoménologiques de l'image, on doit bien y repérer l'héritage.
Qu'à la différence du souvenir, l'image soit re-présentation « neutra-
lisante » et non « positionnelle », que Husserl le souligne sans cesse,
que ce caractère lui donne un privilège dans la pratique « phénomé-
nologique », cela ne remet pas en cause le concept général sous
lequel l'image est classée avec le souvenir : la « re-présentation »
(Vergegenwllrligung), c'est-à-dire la reproduction d'une présence,
même si le produit en est un objet purement fictif. Il s'ensuit que
l'imagination n'est pas une simple « modification de neutralité »,
même si elle est neutralisante (« Il faut se garder d'une confusion

(1) Pour sc servir des distinctions de la • grammaire pure logique • ct de l.ogique


formelle et logique transcendantale, il faut spécifier ainsi cette impossibilité : cette
proposition a certes un sens, elle constitue un discours intelligible, elle n'est pas
sinn/os. Mais à J'intérieur de cette intelligibilité, et pour la raison que nous venons
d'indiquer, cette proposition est • absurde • (de l'absurdité de contradiction -
Widersinnigkeit) et a fortiori • fausse •. Mais comme l'idée classique de vérité,
qui guide ces distinctions, est elle-même issue d'un tel dérobement du rapport à
la mort, cette 1 fausseté • est la vérité même de la vérité. C'est donc à travers d'autres,
de tout autres 1 catégories • (si l'on peut encore appeler ainsi de telles pensées)
qu'il faudrait interpréter ces mouvements.
6z LA VOIX ET LE PHE.NOMP.NE

très facile entre la modification de neutralité et l'imagination», Idéu 1, Ill,


tr. P. Ricœur, p. 370) ; et que son opération neutralisante vient
modifier une re-présentation ( Vergegenwartigrmg) positionnelle, à
savoir celle du souvenir (« Plus exactement, l'imagination en général
est la modification de neutra/ill appliqttle à la prlsentifitation (Verge-
genwartigung) « positionne/le », donc au souvenir au sens le plus
large qu'on puisse concevoir » (ibid., p. 371). Par conséquent, si
elle est un bon instrument auxiliaire de la neutralisation phéno-
ménologique, l'image n'est pas pure neutralisation. Elle garde en elle
la référence première à une présentation originaire, c'est-à-dire à une
perception et à une position d'existence, à une croyance en général.
C'est pourquoi l'idéalité pure, à laquelle la neutralisation donne
accès, n'est pas le fictif. Ce thème apparait très tôt (x) et il nourrira
sans cesse la polémique contre Hume. Mais ce n'est pas un hasard
si la pensée humienne a de plus en plus fasciné Husserl. Le pouvoir
de pure répétition qui ouvre l'idéalité et celui qui libère la repro-
duction imaginative de la perception empirique ne peuvent pas être
étrangers l'un à l'autre. Leurs produits non plus.
Aussi, sur plus d'un point, la première des Recherches reste-t-elle
à cet égard fort déconcertante :
x. C'est d'abord en tant que représentations de l'imagination
(Phantasievorstellungen) que sont considérés les phénomènes expres-
sifs dans leur pureté expressive ;
z. Dans la sphère de l'intériorité ainsi dégagée par cette fiction,
on appelle fictif le discours communicatif qu'un sujet peut éventuel-
lement s'adresser (« tu as mal agi »), ce qui laisse penser qu'un
discours non-communicatif, purement expressif, peut avoir effecti-
vement lieu dans la «vie solitaire de l'âme »;
3· On suppose par là même que dans la communication, où
les mêmes mots, les mêmes noyaux expressifs sont à l'œuvre, où

(1) C1. en particulier Ru;herches logiques, 2• Recherche, chap. 2.


LE VOULOIR-DIRE ET LA REPRNENTATION 63

par conséquent de pures idéalités sont indispensables, une distinction


rigoureuse puisse être faite entre le fictif et l'effectif, puis entre l'idéal
et le réel ; et que par conséquent l'effectivité survienne comme un
vêtement empirique et extérieur à l'expression, comme un corps
à une âme. Et c'est bien de ces notions que se sert Husserl, même
quand il souligne l'unité de l'âme et du corps dans l'animation inten-
tionnelle. Cette unité n'entame pas la distinction d'essence, elle reste
toujours unité de composition ;
4· A l'intérieur de la pure « représentativité » intérieure, dans la
« vie solitaire de l'âme », certains types de discours pourraient être
effectivement tenus, comme effectivement représentatifs (ce serait le
cas du langage expressif et, disons-le déjà, purement objectif, théori-
tico-logique), alors que certains autres restent purement fictifs (ces
fictions repérées dans la fiction seraient les actes de communication
indicative entre soi et soi, soi comme un autre et soi comme soi, etc.).
Or si l'on admet, comme nous avons tenté de le montrer, que tout
signe en général est de structure originairement répétitive, la distinc-
tion générale entre usage fictif et usage effectif d'un signe est menacée.
Le signe est originairement travaillé par la fiction. Dès lors, que ce soit
à propos de communication indicative ou d'expression, il n'y a
aucun critère sûr pour distinguer entre un langage extérieur et un
langage intérieur, ni dans l'hypothèse concédée d'un langage inté-
rieur, entre un langage effectif et un langage fictif. Une telle distinction
est pourtant indispensable à Husserl pour prouver l'extériorité de
l'indication à l'expression, avec tout ce qu'elle commande. A déclarer
cette distinction illégitime, on prévoit toute une chaîne de consé-
quences redoutables pour la phénoménologie.
Ce que nous venons de dire du signe vaut du même coup pour
l'acte du sujet parlant. « Mais dans ces cas, disait donc Husserl, on ne
parle pas au sens propre, au sens de la communication, on ne se
communique rien à soi-même, on se représente seulement (man
stellt sich vor) soi-même comme parlant et communiquant. » Cela
LA VOIX ET LE PHÉNOMtf.NE

nous conduit au denxiènJe argn111ent annoncé. Husserl doit donc


supposer entre la communication effective et la représentation de soi
comme sujet parlant une différence telle que la représentation de soi
ne puisse venir que s'adjoindre éventuellement et de l'extérieur à
l'acte de communication. Or la structure de répétition originaire que
nous venons d'évoquer à propos du signe doit commander la totalité
des actes de signification. Le sujet ne peut parler sans s'en donner
la représentation; et celle-ci n'est pas un accident. On ne peut
donc pas plus imaginer un discours effectif sans représentation de soi
qu'une représentation de discours sans discours effectif. Sans doute
cette représentativité peut-elle se modifier, se compliquer, se réfléchir
selon des modes originaux que le linguiste, le sémiologue, le psycho-
logue, le théoricien de la littérature ou de l'art, le philosophe même
pourront étudier. Ils peuvent être très originaux. Mais ils supposent
tous l'unité originaire du discours et de la représentation de discours.
Le discours se représente, est sa représentation. Mieux, le discours
est la représentation de soi (1 ).
D'une manière plus générale, Husserl semble admettre qu'entre le
sujet tel qu'il est dans son expérience effective et ce qu'il se repré-
sente vivre, il puisse y avoir une extériorité simple. Le sujet croirait
se parler et se communiquer quelque chose; en vérité, il n'en serait
rien. On pourrait être tenté d'en conclure que, la conscience étant
alors tout entière envahie par la croyance ou l'illusion du se-parler,
tout entière fausse conscience, la vérité de l'expérience serait de

(1) Mais si le re- de cette re-présentation ne dit pas le simple redoublement


- repétitif ou réflexif- survenu à une présence simple (ce qu'a toujours voulu dire le
mot de représentation), ce que nous approchons ou avançons ici du rapport entre
présence et représentation doit s'ouvrir à d'autres noms. Ce que nous décrivons
comme représentation originaire ne peut être provisoirement désigné sous ce tit~e
qu'à l'intérieur de la clôture que nous tentons ici de transgresser, y déposant, y
démontrant des propositions Cl)ntradictoires ou intenables, tentant d'y produire
sllrement l'insécurité, l'ouvrant à son dehors, ce qui ne peut se faire que d'un
certain dedans.
LB VOULOIR-DIRE ET LA RBPRSSBNTATION 6~

l'ordre de la non-conscience. C'est le contraire : la conscience est la


présence à soi du vivre, de l'Er/eben, de l'expérience. Celle-ci est
simple et n'est jamais, par essence, affectée par l'illusion puisqu'elle
ne se rapporte qu'à soi dans une proximité absolue. L'illusion du
se-parler flotterait à sa surface comme une conscience vide, périphé-
rique et secondaire. Le langage et sa représentation viendraient
s'ajouter à une conscience simple et simplement présente à soi, à un
vécu, en tout cas, qui peut réfléchir en silence sa propre présence.
Comme Husserl le dira dans Idées I, « chaque vécu en général (chaque
vécu effectivement vivant, si l'on peut dire) est un vécu sur le mode
de l' « étant présent ». Appartient à son essence la possibilité de la
réflexion sur cela même en quoi il est nécessairement caractérisé
comme étant certain et présent» (§ 111). Le signe serait étranger à
cette présence à soi, fondement de la présence en général. C'est
parce que le signe est étranger à la présence à soi du présent vivant
qu'on peut le dire étranger à la présence en général, dans ce qu'on
croit pouvoir reconnaître sous le nom d'intuition ou de perception.
Car - et telle est l'ultime ressource de l'argumentation dans ce
paragraphe des Recherches - si la représentation de discours indi-
catif est fausse, dans le monologue, c'est qu'elle est inutile. Si le
sujet ne s'indique rien à lui-même, c'est qu'il ne peut le faire et il ne le
peut parce qu'il n'en a pas besoin. Le vécu étant immédiatement
présent à soi sur le mode de la certitude et de la nécessité absolue, la
manifestation de soi à soi par la délégation ou la représentation d'un
indice est impossible parce que superflue. Elle serait, à tous les sens
de ce mot, sans raison. Donc sans cause. Sans cause parce que sans
fin : zwecklos, dit Husserl.
Cette Zwecklosigkeit de la communication intérieure, c'est la
non-altérité, la non-différence dans l'identité de la présence comme
présence à soi. Bien entendu, ce concept de présence ne comporte pas
seulement l'énigme de l'apparaître d'un étant dans la proximité
absolue à soi-même, il désigne aussi l'essence temporelle de cette
66 LA VOIX ET LE PHÉNOMP.NE

proximité, ce qui n'est pas pour dissiper l'énigme. La présence à soi


du vécu doit se produire dans le présent comme maintenant. Et c'est
bien ce que dit Husserl : si les « actes psychiques » ne s'annoncent
pas eux-mêmes par l'intermédiaire d'une« Kungabe », s'ils n'ont pas
à être informés sur eux-mêmes par l'intermédiaire d'indices, c'est
qu'ils sont « vécus par nous dans le même instant » (im se/ben
Augenblick). Le présent de la présence à soi serait aussi indivisible
qu'un clit1 d'ail.
CHAPITRE v

LE SIGNE ET LE CLIN D'ŒIL

La pointe de l'instant, l'identité du vécu présent à soi dans le


même instant porte donc toute la charge de cette démonstration. La
présence à soi doit se produire dans l'unité indivise d'un présent
temporel pour n'avoir rien à se faire savoir par procuration de signe.
Une telle perception ou intuition de soi par soi dans la présence
serait non seulement l'instance dans laquelle la « signification » en
général ne saurait avoir lieu, elle assurerait également la possibilité
d'une perception ou d'une intuition originaire en général, c'est-à-dire
la non-signification comme « principe des principes ». Et plus tard,
chaque fois que Husserl voudra marquer le sens de l'intuition origi-
naire, il rappellera qu'elle est l'expérience de l'absence et de l'inutilité
du signe (x).

(I) Par exemple toute la sixième Recherche ne cesse de démontrer qu'entre


les actes et les contenus intuitifs d'une part, les actes ct les contenus signilifs d'autre
part, la différence phénoménologique est • irréductible • ; cf. surtout le § 26. Et
pourtant la possibilité d'un • mixte • y est admise, qui souléverait plus d'une ques-
tion. Toutes les Leçons pour une phénoménologie de la conscience itllime du temps
reposent sur la discontinuité radicale entre la présentation intuitive et la • repré-
sentation symbolique qui non seulement représente l'objet à vide, mais le repré-
sente • à travers • des signes ou des images • (tr. fr., p. I33). Dans Idées 1, on peut
lire que • entre la perception d'un côté et la représentation symbolique par image
t>U par signe de l'autre, il existe une différence éidétique infranchissable • (• ... on
verse dans l'absurdité quand on brouille, comme on le fait d'ordinaire, ces modes
de représentations dont la structure diffère essentiellement, etc. • ( § 43, tr. fr.,
p. I39-I4o). Et Husserl pensait de la perception en général ce qu'il dit de la percep-
68 LA VOIX ET LE PHP.NOMi:.NE

La démonstration qui nous occupe survient à un moment anté-


rieur aux Leçons sur la conscience intime du temps. Et pour des
raisons systématiques autant qu'historiques, la temporalité du vécu
n'est pas un thème des Recherches logiques. On ne peut pourtant éviter,
au point où nous en sommes, de constater qu'un certain concept
du « maintenant », du présent comme ponctualité de l'instant, auto-
rise discrètement, mais de manière décisive, tout le système des
« distinctions essentielles » : si la ponctualité de l'instant est un
mythe, une métaphore spatiale ou mécanique, un concept méta-
physique hérité ou tout cela à la fois, si le présent de la présence à soi
n'est pas simple, s'il se constitue dans une synthèse originaire et
irréductible, alors toute l'argumentation de Husserl est menacée en
son principe.
Nous ne pouvons serrer ici les admirables analyses des Leçons
dont Heidegger dit dans Sein Utld Zeit qu'elles sont les premières,
dans l'histoire de la philosophie, à rompre avec un concept du temps
hérité de la Physique d'Aristote et déterminé à partir des notions de
« maintenant », de « point », de « limite » et de « cercle ». Essayons
pourtant d'y prendre quelques repères du point de vue qui est ici
le nôtre.

I. Le concept de la ponctualité, du maintenant comme sligmè, qu'il


soit ou non une présupposition métaphysique, y joue un rôle encore
majeur. Sans doute aucun maintenant ne peut-il être isolé comme
instant et ponctualité pure. Non seulement Husserl le reconnaît
(« ... il appartient à l'essence des vécus de devoir être étalés de telle
sorte qu'il ne puisse jamais y avoir de phase ponctuelle isolée »,

tion de la chose corporelle sensible, à savoir que, s'y donnant en personne dans le
présence, elle est 1 signe pour elle-même • (Idées 1, § 52, tr. fr., p. 174). :l;;tre signa
de soi (inde:& sui), ou n'être pas un signe, n'est-ce pas la même chose? C'est en ce
sens que, 1 dans le même instant • où il est perçu, le vécu est signe de soi, présent
à soi sans détour indicatif.
LE SIGNE ET LE CLIN D'ŒIL

tr. fr., p. 65), mais toute sa description s'adapte avec une souplesse
et une finesse incomparables aux modifications originales de cet
étalement irréductible. Cet étalement reste néanmoins pensé et
décrit à partir de l'identité à soi du maintenant comme point. Comme
« point-source ». L'idée de présence originaire et en général de
« commencement », le « commencement absolu », le principium (x)
renvoie toujours, dans la phénoménologie, à ce « point-source ».
Bien que l'écoulement du temps soit« indivisible en fragments qui
pourraient être par eux-mêmes, et indivisible en phases qui pour-
raient être par elles-mêmes, en points de la continuité », les « modes
d'écoulement d'un objet temporel immanent ont un commencement,
un point-source pour ainsi dire. C'est le mode d'écoulement par
lequel l'objet immanent commence à être. Il est caractérisé comme
présent» (tr. fr., p. 42). Malgré toute la complexité de sa structure, la
temporalité a un centre indéplaçable, un œil ou un noyau vivant,
et c'est la ponctualité du maintenant actuel. L' « appréhension-de-
maintenant est comme le noyau vis-à-vis d'une queue de comète
de rétentions» (p. 45), et« il n'y a chaque fois qu'une phase ponc-
tuelle à être maintenant présente, tandis que les autres s'y raccrochent
comme queue rétentionnelle » (p. 55). « Le maintenant actuel est
nécessairement et demeure quelque chose de ponctuel ( ein Punie-

(1) Il est peut-être opportun de relire ici la définition du 1 principe des prin-
cipes • : 1 Mais finissons-en avec les théories absurdes! Avec le principe des prin-
cipes, nulle théorie imaginable ne peut nous induire en erreur : à savoir que toute
intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance ; tout ce
qui s'offre à nous dans 1 rintuition • de façon originaire {dans sa réalité corporelle
pour ainsi dire) doit être simplement reçu pour ce qu'il se donne, mais sans non plus
outrepasser les limites dans lesquelles il se donne alors. Il faut bien voir qu'une théorie
ne pourrait, à son tour, tirer sa vérité que des données originaires. Tout énoncé qui
se borne à conférer une expression à ces données par le moyen d'une simple expli-
citation et de significations qui leur soient exactement ajustées, est donc réellement,
comme nous l'avons dit dans les lignes d'introduction de ce chapitre, un commence-
ment absolu appelé au sens propre du mot à servir de fondement, bref un princi-
pium • (Idées 1, § 24, tr. fr., p. 78).
70 LA VOIX ET LE PH:E.NOMÈNE

tuelle.r), une forme qui demeure poliT' une matière toll}ours nouvelle» (Idées I,
§ 81).
C'est à cette identité à soi-même du maintenant actuel que se
réfère Husserl dans le « im se/ben Augenblick » dont nous sommes
partis. Et il n'y a d'ailleurs aucune objection possible, à l'intérieur
de la philosophie, à l'égard de ce privilège du maintenant-présent.
Ce privilège définit l'élément même de la pensée philosophique, il
est l'évidence même, la pensée consciente elle-même, il commande tout
concept possible de la vérité et du sens. On ne peut le suspecter sans
commencer à énucléer la conscience elle-même depuis un ailleurs de la
philosophie qui ôte toute sécurité et tout fondement possibles au discours.
Et c'est bien autour du privilège du présent actuel, du maintenant, que
se joue, en dernière instance, ce débat, qui ne peut ressembler à aucun
autre, entre la philosophie, qui est toujours philosophie de la présence,
et une pensée de la non-présence, qui n'est pas forcément son
contraire, ni nécessairement une méditation de l'absence négative,
voire une théorie de la non-présence comme inconscient.
La dominance du maintenant ne fait pas seulement système avec
l'opposition fondatrice de la métaphysique, à savoir celle de laforme
(ou de l'eidos ou de l'idée) et de la matière comme opposition de
l'acte et de 1a puiuance («Le maintenant actuel est nécessairement et
demeure quelque chose de ponctuel : c'est une forme qui persiste
( Verharrende) alors que la matière esttorgour s nottz•elle ») ( I ). Elle assure
la tradition qui continue la métaphysique grecque de la présence en
métaphysique « moderne » de la présence comme conscience de soi,
métaphysique de l'idée comme représentation (Vorstellung). Elle
prescrit donc le lieu d'une problématique confrontant la phéno-
ménologie à toute pensée de la non-conscience qui saurait s'approcher
du véritable enjeu et de l'instance profonde de la décision : le concept
du temps. Ce n'est pas un hasard si les Leçons sur la conscience intime

(1) Idies 1, § 81, tr. fr., p. 276.


LE SIGNE ET LE CLIN D'ŒIL 71

du temps confirment la dominance du présent et rejettent à la fois


l' « après-coup » du devenir-conscient d'un « contenu inconscient »,
c'est-à-dire la structure de la temporalité impliquée par tous les
textes de Freud (r). Husserl écrit en effet : « C'est une véritable
absurdité que de parler d'un contenu« inconscient» qui ne deviendrait
conscient qu'après coup ( nachtrii.glich). La conscience ( Bewusstsein)
est nécessairement être-conscient ( bewusstsein) en chacune de ses phases.
De même que la phase rétentionnelle a conscience de la précédente,
sans en faire un objet, de même aussi la donnée originaire est déjà
consciente - et sous la forme spécifique du « maintenant » - sans
être objective ... » ( ... ) « la rétention d'un contenu inconscient est
impossible ... » (...)«si chaque« contenu» est en lui-même et néces-
sairement «inconscient», il devient absurde de s'interroger sur une
conscience ultérieure qui le donnerait» (z).
z. Malgré ce motif du maintenant ponctuel comme « archi-
forme » (Urform) (Ideen I) de la conscience, le contenu de la des-
cription, dans les Leçons et ailleurs, interdit de parler d'une simple
identité à soi du présent. Par là se trouve ébranlée non seulement
ce qu'on pourrait appeler l'assurance métaphysique par excellence,
mais, plus localement, l'argument du « im se/ben Augenblick » dans les
Recherches.
Toutes les Leçons, dans leur travail critique aussi bien que des-
criptif, démontrent, certes, et confirment l'irréductibilité de la re-pré-
sentation ( Vergegenwiirtigung, Repriisentation) à la perception présenta-
tive ( Gegenwiirtigen, Priisentieren), du souvenir secondaire et reproductif
à la rétention, de l'imagination à l'impression originaire, du maintenant
re-produit au maintenant actuel, perçu ou retenu, etc. Sans pouvoir
suivre ici le rigoureux déroulement de ces Leçons et sans qu'il soit

(1) Cf. à ce sujet notre essai, • Freud et la scène de l'écriture •, in L'écriture et


la différence.
(2) Supplément IX, tr. fr., p. I6o-I6I.
LA VOIX ET LE PHP.NOJI.IÈNE

nécessaire pour cela de mettre en cause leur valeur démonstrative, on


peut encore s'interroger sur leur sol d'évidence et sur le milieu de
ces distinctions, sur ce qui rapporte l'un à l'autre les termes distin-
gués et constitue la possibilité même de la comparaison.
On s'aperçoit alors très vite que la présence du présent perçu ne
peut apparaître comme telle que dans la mesure où elle compose
contintÎn;ent avec une non-présence et une non-perception, à savoir
le souvenir et l'attente primaires (rétention et protention). Ces
non-perceptions ne s'ajoutent pas, n'accompagnent pas éventueJJement
le maintenant actuellement perçu, elles participent indispensable-
ment et essentiellement à sa possibilité. Sans doute Husserl dit-il
de la rétention qu'elle est encore une perception. Mais c'est le
cas absolument unique- Husserl n'en a jamais reconnu d'autre -
d'une perception dont le perçu soit non pas un présent mais un passé
comme modification du présent : « ... si nous nommons perception
l'acte en qui réside toute origine, J'acte qui constitue originairement, alors le
souvenir primaire est perception. Car c'est seulement dans Je souvenir primaire
que nous voyons Je passé, c'est seulement en lui que se constitue le passé,
et ce non pas de façon re-présentative, mais au contraire présentative »
(tr. fr., p. 58, § 17). Ainsi, dans la rétention, la présentation qui donne
à voir, livre un non-présent, un présent-passé et inactuel. On peut
donc soupçonner que si Husserl l'appelle néanmoins perception,
c'est parce qu'il tient à ce que la discontinuité radicale passe entre
la rétention et la reproduction, entre la perception et l'imagina-
tion, etc., non entre la perception et la rétention. C'est le nervus
demons/rondi de sa critique de Brentano. Husserl tient absolument à ce
qu'il ne soit« absolument pas question ici d'une conciliation continue
de la perception avec son contraire» (ibid.).
Et pourtant, dans le paragraphe précédent, n'en avait-il pas été
question de manière fort explicite ? « Si nous mettons à présent en
rapport le terme de perception avec les différences dans les façons de se
donner qu'ont les objets temporels, l'opposé de la perception est alors
LB SIGNE BT LE CLIN D•ŒIL 73

le so1111enir primaire et /"a/lente primaire (rétention et pretention) qui


entrent ici en scène, en sorte que perçeption et non-perception passent
tontinli1111nt 1•une dans 1•autre. » Et plus loin : « Au sens idéal, la
perception (l'impression) serait alors la phase de la conscience qui
constitue le pur maintenant et le souvenir, toute autre phase de la
continuité. Mais ce n•est là précisément qu•une limite idéale, quelque
chose d•abstrait qui ne peut rien être en lui-même. Il reste au demeu-
rant que même ce maintenant idéal n•est pas quelque chose de
différent toto çaelo du non-maintenant, mais au contraire en commerce
continuel avec lui. Et à cela correspond le passage continuel de la
perception au souvenir primaire. »
Dès lors qu•on admet cette continuité du maintenant et du
non-maintenant, de la perception et de la non-perception dans la
zone d•originarité commune à l'impression originaire et à la rétention,
on accueille l'autre dans l'identité à soi de l'A11genb/ick : la non-
présence et l'inévidence dans le ç/in d'eeil de J•ins/ant. Il y a une
durée du clin d'œil; et elle ferme l'œil. Cette altérité est même
la condition de la présence, de la présentation et donc de la
Vorstell11ng en général, avant toutes les dissociations qui pourraient
s'y produire. La différence entre la rétention et la reproduction, entre
le souvenir primaire et le souvenir secondaire, n'est pas la différence,
que Husserl voudrait radicale, entre la perception et la non-per-
ception, mais entre deux modifications de la non-perception. Quelle
que soit la différence phénoménologique entre ces deux modifi-
cations, malgré les immenses problèmes qu•ene pose et la nécessité
d•en tenir compte, elle ne sépare que deux manières de se rapporter
à la non-présence irréductible d•un autre maintenant. Ce rapport à
la non-présence, encore une fois, ne vient pas surprendre, entourer,
voire dissimuler la présence de t•impression originaire, il en permet
le surgissement et la virginité toujours renaissante. Mais il détruit
radicalement toute possibilité d,identité à soir~ ,._ ;.,. licité. Et
cela vaut pour le flux constituant lui-même e ~M\'J ·~ ~ e pro-
07 v·'
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<~_6)>:'
74 LA VOIX ET LE PHÉNOMÈNE

fondeur : « Si nous comparons maintenant à ces unités constituées


les phénomènes constituants, nous trouvons un flux, et chaque phase
de ce flux est une continuité de dégradés. Mais par principe il est
impossible d'étaler aucune phase de ce flux en une succession continue,
et de transformer donc en pensée le flux à tel point que cette phase
s'étende en identité avec elle-même » (§ 36, tr. fr., p. 98). Cette
intimité de la non-présence et de l'altérité à la présence entame en
sa racine l'argument de l'inutilité du signe dans le rapport à soi.
3· Sans doute Husserl refuserait-il d'assimiler la nécessité de la
rétention et la nécessité du signe, ce dernier appartenant seul, comme
l'image, au genre de la re-présentation et du symbole. Et Husserl ne
peut pas renoncer à cette distinction rigoureuse sans remettre en
cause le prindpium axiomatique de la phénoménologie. La vigueur
avec laquelle il soutient que la rétention et la protention appartiennent
à la sphère de l'originarité pourvu qu'on l'entende« au sens large»,
l'insistance avec laquelle il oppose la validité absolue du souvenir
primaire à la validité relative du souvenir secondaire (x), manifestent

(1) Cf. par exemple, entre beaucoup d'autres textes analogues,le Supplément III
aux Leçons : • Nous avons donc, comme modes essentiels de la conscience du temps :
1) la • sensation • comme présentation, et la rétention et la protention, enlacées
(ver{locillenl!} par essence avec elle, mais qui peuvent aussi devenir indépendantes
(la sphère originaire au sens large); 2) la re-présentation thétique (le souvenir),
la re-présentation thétique de ce qui peut accompagner ou revenir (l'attente); 3) la
re-présentation imaginaire, comme pure imagination, en qui se trouvent tous ces
mêmes modes, dans une conscience qui imagine • (tr. fr., p. 141·142.) Ici encore,
on l'aura remarqué, le nœud du problème a la forme de l'entrelacement (Ver-
/lechtung) de fils que la phénoménologie délie rigoureusement en leur essence.
Cette extension de la sphère d'originarité est ce qui permet de distinguer entre
la certitude absolue attachée à la rétention et la certitude relative dépendant du
souvenir secondaire ou ressouvenir (Wiedererinnerung) dans la forme de la re-pré-
sentation. Parlant des perceptions comme archi-vécus (Urerlebnisse), HUSSERL
écrit dans Idées 1 : • En effet, à les considérer exactement, elles n'ont dans leur
plénitude concrète qu'une seule phase qui soit absolument originaire, mais qui égale-
ment ne cesse de s'écouler continûment : c'est le moment du maintenant vivant... •
• Ainsi nous saisissons, par exemple, la validité absolue de la réflexion en tant que
LE SIGNE ET LE CLIN D'ŒIL

bien son intention et son inquiétude. Son inquiétude parce qu'il


s'agit de sauver ensemble deux possibilités apparemment inconci-
liables : a) le maintenant vivant ne se constitue comme source
perceptive absolue qu'en continuité avec la rétention comme non-
perception. La fidélité à l'expérience et aux« choses mêmes» interdit
qu'il en soit autrement ; b) la source de la certitude en général étant
l'originarité du maintenant vivant, il faut maintenir la rétention
dans la sphère de la certitude originaire et déplacer la frontière
entre l'originarité et la non-originarité, faire qu'elle passe non pas
entre le présent pur et le non-présent, entre l'actualité et l'inactualité
d'un maintenant vivant, mais entre deux formes de re-tour ou de
re-stitution du présent, la ré-tention et la re-présentation.
Sans réduire l'abime qui peut en effet séparer la rétention de la
re-présentation, sans se cacher que le problème de leurs rapports
n'est autre que celui de l'histoire de la« vie» et du devenir-conscient
de la vie, on doit pouvoir dire a priori que leur racine commune, la
possibilité de la ré-pétition sous sa forme la plus générale, la trace
au sens le plus universel, est une possibilité qui doit non seulement
habiter la pure actualité du maintenant, mais la constituer par le
mouvement même de la différance qu'elle y introduit. Une telle
trace est, si on peut tenir ce langage sans le contredire et le raturer
aussitôt, plus « originaire » que l'originarité phénoménologique
elle-même. L'idéalité de la forme (Form) de la présence elle-même
implique en effet qu'elle puisse à l'infini se ré-péter, que son re-tour,
comme retour du même, soit à l'infini nécessaire et inscrit dans la

perception immanente, c'est-à-dire de la perception immanente pure et simple;


cette validité, bien entendu, est fonction des éléments que cette perception am~ne
dans son flux au rang de donnée réellement originaire ; nous saisissons de même
la validité absolue de la rétention immanente par rapport à ce qui, à sa faveur, aceède
à la conscience avec le caractère du • encore • vivant et du • venant justement •
d'exister ; cette validité, il est vrai, ne subsiste pas plus loin que ne s'étend le
contenu même de ce qui est ainsi caractérisé ... De même, nous saisissons la validité
relative du ressouvenir immanent... • ( § 78, tr. fr., p. 255, 256, 257).
LA VOIX ET LE PHÉNOMf:.NE

présence comme telle; que le re-tour soit retour d'un présent qui se
retiendra dans un mouvementjilli de rétention; qu'il n'y ait de vérité
originaire, au sens phénoménologique, qu'enracinée dans la finitude
de cette rétention; que le rapport à l'infini ne puisse enfin s'instaurer
que dans l'ouverture à l'idéalité de la forme de présence, comme
possibilité de re-tour à l'infini. Sans cette non-identité à soi de la
présence dite originaire, comment expliquer que la possibilité de la
réflexion et de la re-présentation appartienne à l'essence de tout
vécu? Qu'elle appartienne comme une liberté idéale et pure à l'essence
de la conscience ? Husserl le souligne sans cesse, pour la réflexion
surtout dans Idées I (1), et pour la re-présentation déjà dans les
Lefons (.t). Dans toutes ces directions, la présence du présent est
pensée à partir du pli du retour, du mouvement de la répétition et non
l'inverse. Que ce pli soit irréductible dans la présence ou dans la
présence à soi, que cette trace ou cette différance soit toujours plus
vieille que la présence et lui procure son ouverture, est-ce que cela
n'interdit pas de parler d'une simple identité à soi « im se/ben Augen-
blick » ? Est-ce que cela ne compromet pas l'usage que Husserl veut
faire du concept de « vie solitaire de l'âme » et par suite le partage
rigoureux entre l'indication et l'expression? Est-ce que l'indication
et tous les concepts à partir desquels on a tenté jusqu'ici de la penser
(existence, nature, médiation, empiricité, etc.) n'ont pas dans le
mouvement de la temporalisation transcendantale une origine indé-
racinable? Est-ce que, du même coup, tout ce qui s'annonce dans
cette réduction à la« vie solitaire de l'âme» (la réduction transcen-
dantale à toutes ses étapes et notamment la réduction à la sphère mona-
dologique du« propre » - Eigenheit- etc.) n'est pas comme fissuré

( 1) En particulier, dans le § 77, où le problème est pos~ de la différence et des


rapports entre réllexion et re-présentation, par exemple dans le souvenir secondaire.
(2) Cf. par exemple § 42 : • Mais à toute conscience présente, et qui présente,
correspond la possibilité idéale d'une re-présentation de cette conscience qui lui
corresponde exactement • (tr. fr., p. us).
LE SIGNE ET LE CLIN D'ŒIL 77

dans sa possibilité par ce qui se nomme le temps ? Par ce qui se


nomme le temps et à quoi il faudrait donner un autre titre, le« temps»
ayant toujours désigné un mouvement pensé à partir du présent et
ne pouvant pas dire autre chose. Est-ce que le c.oncept de solitude
pure- et de monade au sens phénoménologique- n'est pas entan;é
par sa propre origine, par la condition même de sa présence à soi : le
«temps» repensé à partir de la différance dans l'auto-affection ? à partir
de l'identité de l'identité et de la non-identité dans le « même » du im
.re/ben Augenblick ? Husserl a lui-même évoqué l'analogie entre le rap-
port à l'alter ego tel qu'il se constitue à l'intérieur de la monade absolue
de l'ego et le rapport à l'autre présent (passé) tel qu'il se constitue dans
l'actualité absolue du présent vivant (Méditation.r cartésienne.r, § 52.).
Est-ce que cette « dialectique » - à tous les sens de ce mot et avant
toute reprise spéculative de ce concept - n'ouvre pas le vivre à la
différance, constituant dans l'immanence pure du vécu l'écart de la
communication indicative et même de la signification en général ?
Nous disons bien l'écart de la communication indicative et de la
.rigniftcation en génlral.. Car Husserl n'entend pas seulement exclure
l'indication de la « vie solitaire de l'âme ». Il considérera le langage
en général, l'élément du logos, sous sa forme expressive elle-même,
comme événement secondaire, et surajouté à une couche originaire
et pré-expressive de sens. Le langage expressif lui-même devrait
survenir au silence absolu du rapport à soi.
CHAPITRE VI

LA VOIX QUI GARDE LE SILENCE

Le « silence » phénoménologique ne peut donc se reconstituer


que par une double exclusion ou une double réduction : celle du
rapport à l'autre en moi dans la communication indicative, celle
de l'expression comme couche ultérieure, supérieure et extérieure à
celle du sens. C'est dans le rapport entre ces deux exclusions que
l'instance de la voix fera entendre son étrange autorité.
Considérons d'abord la première réduction, sous la forme où
elle s'annonce dans ces « distinctions essentielles » auxquelles nous
avons pris pour règle de nous tenir ici. Il faut bien reconnaître que le
critère de distinction entre l'expression et l'indication est finalement
confié à une description fort sommaire de la « vie intérieure » : dans
cette vie intérieure, il n'y aurait pas d'indication parce qu'il n'y a
pas de communication ; il n'y aurait pas de communication parce
qu'il n'y a pas d'alter ego. Et quand la deuxième personne surgit dans
le langage intérieur, c'est une fiction et la fiction n'est que la fiction.
« Tu as mal agi, tu ne peux plus continuer à te conduire ainsi »,
ce n'est là qu'une fausse communication, une feinte.
Ne formulons pas de J'extérie11r les questions qui s'imposent sur la
possibilité et le statut de telles feintes ou fictions, ni sur le lieu d'où
peut surgir ce « tu » dans le monologue. Ne posons pas encore ces
questions : leur nécessité sera encore plus vive quand Husserl devra
bien constater que, outre le 111, le pronom personnel en général, et
singulièrement le Je, sont des expressions « essentiellement occa-
sionnelles», dépourvues de « sens objectif», et fonctionnant toujours
LA VOIX QUI GARDE LE SILENCE 79
comme indices dans le discours effectif. Seul le Je accomplit son
vouloir-dire dans le discours solitaire et fonctionne hors de lui comme
un « indice universellement efficient » (chap. III).
Demandons-nous pour le moment dans quel sens et en vue de
quoi la structure de la vie intérieure est ici « simplifiée >> et en quoi le
choix des exemples est révélateur du projet de Husserl. Il l'est au
moins par deux traits.
I. Ces exemples sont d'ordre pratique. Dans les propositions
choisies, le sujet s'adresse à lui-même comme à une deuxième per-
sonne qu'il blâme, exhorte, invite à une décision ou à un remords.
Cela prouve sans doute qu'on n'a pas affaire ici à des« indications».
Rien n'est montré, directement ou indirectement, le sujet ne s'apprend
rien sur lui-même, son langage ne renvoie à rien qui « existe >>. Le
sujet ne s'informe pas lui-même, n'opère ni l<Nndgabe ni l<Nndnahme.
Husserl a besoin de choisir ses exemples dans la sphère pratique pour
montrer à la fois qu'en eux rien n'est« indiqué>> et que ce sont de
faux langages. On pourrait en effet être tenté de conclure de ces
exemples, à supposer qu'on n'en puisse pas trouver d'un autre genre,
que le discours intérieur est toujours d'essence pratique, axiologique
ou axiopoiétique. Même quand on se dit, « tu es ainsi )), est-ce que la
prédication n'enveloppe pas un acte valorisant ou producteur ?
Mais c'est précisément cette tentation que Husserl veut avant tout
et à tout prix éviter. Il a toujours déterminé le modèle du langage
en génlral- indicatif aussi bien qu'expressif- à partir du theorein.
Quelque soin qu'il ait apporté par la suite à respecter l'originalité
de la couche pratique du sens et de l'expression, quels qu'aient alors
été le succès et la rigueur de ses analyses, il n'a jamais cessé d'affirmer
la réductibilité de l'axiologique à son noyau logico-théorique (x).

(l) Cf. notammentlechap. IV et surtout les§§ 114 à 127des Idées 1 (III• Section).
Nous les étudierons ailleurs de plus p~ et pour eux·mêmes. Cf. • I.a forme et le
vouloir·dire •, déjà cité.
So LA VOIX ET LE PHÉNOMÈNE

On retrouve ici la nécessité qui l'a poussé à étudier le langage d'un


point de vue logique et épistémologique, la grammaire pure comme
grammaire pure logique commandée plus ou moins immédiatement par
la possibilité d'un rapport à l'objet. Un discours faux n'est un dis-
cours, un discours contradictoire (wider.rinnig) n'échappe au non-sens
(Unsinnigkeit) que si sa grammaticalité n'interdit pas un vouloir-dire
ou une intention-de-Bedeutung qui ne peut être elle-même déterminée
que comme visée d'un objet.
Il est donc remarquable que la logicité théorique, le theorein
en général, ne commande pas seulement la détermination de l'expres-
sion, de la signification logique, mais déjà ce qui en est exclu, à savoir
l'indication, la monstration comme Weisen ou Zeigen dans l'Hinweis
ou l' Anzeigen. Et que Husserl doive, à une çertaine profondeur, se réflrer
à un noyau d'essençe théorique de /'indkation pour po11Voir l'exdure d'une
expressivitl eile-1Hême purement théorique. C'est peut-être qu'à cette
profondeur la détermination de l'expression est contaminée par cela
même qu'elle semble exclure : le Zeigen, le rapport à l'objet comme
monstration indicative, montrant du doigt ce qui est devant les
yeux ou doit toujours pouvoir apparaître à une intuition dans sa
visibilité, n'est invisible que par provision. Le Zeigen est toujours une
visée (Mein en) qui pré-détermine l'unité d'essence profonde entre
l' Anzeigen de l'indication et le Hinzeigen de l'expression. Et le
signe (Zekhen) renverrait toujours, en dernière instance, au Zeigen,
à l'espace, à la visibilité, au champ et à l'horizon de ce qui est ob-jecté
et pro-jeté, à la phénoménalité comme vis-à-vis et surface, évidence
ou intuition, et d'abord comme lumière.
Qu'en est-il alors de la voix et du temps? Si la monstration est
l'unité du geste et de la perception dans le signe, si la signification
est assignée au doigt et à l'œil, si cette assignation est prescrite à tout
signe, qu'il soit indicatif ou expressif, discursif ou non discursif,
qu'en est-il de la voix et du temps? Si l'invisible est le pro-visoire,
qu'en est-il de la voix et du temps? Et pourquoi Husserl s'acharne-t-il
LA VOIX QUI GARDE LE SILENCE SI

à séparer l'indice de l'expression? Prononcer ou entendre un signe,


est-ce réduire la spatialité ou la médiateté indicatives ? Patientons
un peu.

2. L'exemple choisi par Husserl(« Tu as mal agi, tu ne peux pas


continuer à te conduire ainsi ») doit donc prouver deux choses à la
fois: que cette proposition n'est pas indicative (et donc qu'elle est une
communication fictive) et qu'elle ne donne rien à connaître du sujet
à lui-même. Paradoxalement, elle n'est pas indicative parce que, en
tant que non théorique, non logique, non cognitive, elle n'est pas
davantage expressive. C'est pourquoi elle serait un phénomène de
signification parfaitement fictif. Par là se vérifie l'unité du Zeigen
avant sa diffraction en indice et en expression. Or la nJodalittl temporelle
de ces propositions n'est pas indifférente. Si ces propositions ne
sont pas des propositions de connaissance, c'est qu'elles ne sont pas
immédiatement dans la forme de la prédication : elles n'utilisent pas
immédiatement le verbe être et leur sens, sinon leur forme gramma-
ticale, n'est pas au présent: constat d'un passé en forme de reproche,
exhortation au remords et à l'amendement. C'est que l'indkatif
prisent du verbe être est la forme pure et téléologique de la logicité
de l'expression. Mieux: l'indicatif présent du verbe être à la troisième
personne. Plutôt encore: proposition du type« S est P» dans laquelle S
ne soit pas une personne qu'on puisse remplacer par un pronom
personnel, celui-ci ayant dans tout discours réel une valeur seulement
indicative (x). Le sujetS doit être un nom et un nom d'objet. Et l'on

(1) Cf. Recherches 1, chap. III, § 26 : • Toute expression contenant un pronom


personnel est déjà dépourvue d'un sens objectif. Le mot je nomme, suivant le cas,
une personne différente ... c'est plutôt une fonction indicative qui sert en lui de
médiation et avertit pour ainsi dire l'auditeur : celui qui est en face de toi se vise
lui-même • (tr. fr., p. 96, 97). Tout le problème est de savoir si, dans le discours
solitaire où, dit Husserl, la Bedeutung du Je se remplit et s'accomplit, l'élément
de l'universalité propre à l'expressivité comme telle n'interdit pas ce remplissement
et ne dépossède pas le sujet de l'intuition pleine de la Bedeutung Je ; et si le discours
LA VOIX ET LE PHENOMÈNE

sait que pour Husserl S est P est la forme fondamentale et primitive,


l'opération apophantique originaire dont toute proposition logique
doit pouvoir être dérivée par simple complication (1). Si l'on pose
l'identité de l'expression et de la Bede11t11ng logique (Idées 1, § 114), on
doit donc reconnaître que la troisième « personne » de l'indicatif
présent du verbe être est le noyau irréductible et pur de l'expression.
D'une expression dont Husserl disait, on s'en souvient, qu'elle
n'était pas primitivement un « s'exprimer », mais d'entrée de jeu
un « s'exprimer sur quelque chose » {iiber etwas skh a11szern, § 7).
Le « se parler » que Husserl veut ici restaurer n'est pas un « se-
parler-de-soi-à-soi », sauf si celui-ci peut prendre la forme d'un
« se-dire que S est P ».
C'est ici qu'il faut parler. Le sens du verbe« être » (dont Heidegger
nous dit que sa forme infinitive a été énigmatiquement déterminée
par la philosophie à partir de la troisième personne de l'indicatif
présent) entretient avec le mot, c'est-à-dire avec l'unité de la phonè
et du sens, un rapport tout à fait singulier. Sans doute n'est-il pas
un« simple mot», puisqu'on peut le traduire dans des langues diffé-
rentes. Il n'est pas davantage une généralité conceptuelle (2.). Mais

solitaire interrompt ou intériorise seulement la situation de dialogue dans laquelle,


dit Husserl, • comme toute personne, quand elle parle d'elle-même, dit je, ce mot
possède le caractère d'un indiceuniversellementefficient pour désigner cette situation •·
On comprend mieux ainsi la différence entre le manifesté qui est toujours sub-
jectif et l'exprimé comme nommé. Chaque fois que le Je apparalt, il s'agit d'une
proposition de manifestation indicative. Le manifesté et le nommé peuvent parfois
se recouvrir partiellement (• un verre d'eau, je vous prie •, nomme la chose et
manifeste le désir), mais sont en droit parfaitement disjoints, comme dans l'exemple
suivant où ils sont parfaitement disjoints : 2 x 2 = 4· • Cette proposition ne veut
nullement dire la même chose que celle-ci : je juge que 2 x 2 = 4· Qui plus est,
ces deux propositions ne sont même pas équivalentes ; l'une peut être vraie, et
l'autre fausse • (§ 25, tr. fr., p. 93).
(l) Cf. en particulier Logique formelle et logique lranscendanlale, I, x, § 13,
trad. S. BACHELARD, p. 75·
(2) Qu'on le démontre seJt)n le mode aristotélicien ou selon le mode heldeg·
gerien, le sens de l'être doit précéder le concept général d'être. Sur la singularité
LA VOIX QUI GARDE LE SILENCE

comme son sens ne désigne rien, aucune chose, aucun étant ni


détermination antique, comme on ne le rencontre nulle part hors
du mot, son irréductibilité est celle du verbum ou du /egein, de l'unité
de la pensée et de la voix dans le logos. Le privilège de l'être ne peut
pas résister à la déconstruction du mot. E.tre est le premier ou le
dernier mot à résister à la déconstruction d'un langage de mots. Mais
pourquoi la verbalité se confond-elle avec la détermination de l'être
en général comme présence ? Et pourquoi le privilège de l'indicatif
présent? Pourquoi l'époque de la phonè est-elle l'époque de l'être
dans la forme de la présence? C'est-à-dire de l'idéalité?
C'est ici qu'il faut s'entendre. Revenons à Husserl. L'expression
pure, l'expression logique doit être pour lui un« médium»« impro-
ductif» qui vient « refléter » (wiederzuspiegeln) la couche de sens
pré-expressif. Sa seule productivité consiste à faire passer le sens
dans l'idéalité de la forme conceptuelle et universelle (1). Bien qu'il
y ait des raisons essentielles pour que tout le sens ne soit pas complè-
tement répété dans l'expression, et que celle-ci comporte des signi-
fications dépendantes et incomplètes (syncatégorèmes, etc.), le tdos
de l'expression intégrale est la restitution, dans la forme de la pré-
sence, de la totalité d'un sens donné actuellement à l'intuition. Ce
sens étant déterminé à partir d'un rapport à l'objet, le médium de
l'expression doit protéger, respecter, restituer la prlsence du sens
à la fois comme être-devant de l'objet disponible pour un regard
et comn;e proximitl à soi dans l'intériorité. Le prl de l'objet prisent
maintenant-devant est un con/re (Gegenwart, Gegenstand) à la fois

du rapport entre le mot et le sens de l'être, comme sur le problème de l'indicatif


présent, nous renvoyons à Sein und Zeit et à l'Introduction à la métaphysique.
Peut-être apparait·il déjà que, tout en nous appuyant, en des points décisifs, sur
des motifs heideggeriens, nous voudrions surtout nous demander si, quant aux
rapports entre logos et phonè et quant à la prétendue irrèductibilité de certaines
unités de mots (du mot lire ou d'autres • mots radicaux •), la pensée de Heidegger
n'appelle pas parfois les mêmes questions que la métaphysique de la présence.
(1) ldeen 1, § 124.
LA VOIX ET LE PHÉNOMP.NE

au sens du tout-contre de la proximité et de l'encontre de l'op-posé.


Or entre l'idéalisation et la voix, la complicité est ici indéfec-
tible. Un objet idéal est un objet dont la monstration peut être indé-
finiment répétée, dont la présence au Zeigen est indéfiniment réité-
rable précisément parce que, délivré de toute spatialité mondaine,
il est un pur noème que je peux exprimer sans devoir, au moins en
apparence, passer par le monde. En ce sens, la voix phénoménolo-
gique, qui semble accomplir cette opération « dans le temps », ne
rompt pas avec l'ordre du Zeigen, elle appartient au même système
et en parachève la fonction. Le passage à l'infini dans l'idéalisation
de l'objet ne fait qu'un avec l'avènement historiai de la phonè. Cela
ne veut pas dire que nous puissions enfin comprendre ce qu'est le
mouvement de l'idéalisation à partir d'une « fonction » ou « faculté »
déterminée, dont nous saurions, grâce à la familiarité de l'expé-
rience, la « phénoménologie du corps propre » ou une science
objective (phonétique, phonologie ou physiologie de la phonation),
ce qu'elle est. Bien au contraire. Que l'histoire de l'idéalisation, c'est-à-
dire l' « histoire de l'esprit » ou l'histoire tout court, ne soit pas
séparable de l'histoire de la phonè, cela restitue à cette dernière toute
sa puissance d'énigme.
Pour bien comprendre en quoi réside le pouvoir de la voix et en
quoi la métaphysique, la philosophie, la détermination de l'être
comme présence sont l'époque de la voix comme maîtrise technique
de l'être-objet, pour bien comprendre l'unité de la technè et de la
phonè, il faut penser l'objectivité de l'objet. L'objet idéal est le plus
objectif des objets : indépendant du hic et nunc des événements et des
actes de la subjectivité empirique qui le vise, il peut à l'infini être
répété tout en restant le même. Sa présence à l'intuition, son être-
devant le regard ne dépendant essentiellement d'aucune synthèse
mondaine ou empirique, la restitution de son sens dans la forme de
la présence devient une possibilité universelle et illimitée. Mais son
etre-idéal n'étant rien hors du monde, il doit être constitué, répété
LA VOIX QUI GARDE LE SILENCE

et exprimé dans un médium qui n'entame pas la présence et la pré-


sence à soi des actes qui le visent : un médium qui préserve à la fois
la prlsençe de l'objet devant l'intuition et la prlsence à soi, la proximité
absolue des actes à eux-mêmes. L'idéalité de l'objet n'étant que son
être-pour une conscience non empirique, elle ne peut être exprimée
que dans un élément dont la phénoménalité n'ait pas la forme de la
mondanité. La voix est le nom de cet/liment. La voix s'entend. Les signes
phoniques (les « images acoustiques » au sens de Saussure, la voix
phénoménologique) sont« entendus» du sujet qui les profère dans la
proximité absolue de leur présent. Le sujet n'a pas à passer hors de
soi pour être immédiatement affecté par son activité d'expression. Mes
paroles sont« vives» parce qu'elles semblent ne pas me quitter : ne
pas tomber hors de moi, hors de mon soufRe, dans un éloignement
visible; ne pas cesser de m'appartenir, d'être à ma disposition,« sans
accessoire». Ainsi en tout cas se donne le phénomène de la voix, la
voix phénoménologique. On objectera peut-être que cette intériorité
appartient à la face phénoménologique et idéale de tout signifiant. Par
exemple, la forme idéale d'un signifiant écrit n'est pas dans le monde,
et la distinction entre le graphème et le corps empirique du signe gra-
phique correspondant sépare un dedans de la conscience phéno-
ménologique et un dehors du monde. Et cela est vrai de tout signi-
fiant visible ou spatial. Certes. Il reste que tout signifiant non pho-
nique comporte, à l'intérieur même de son« phénomène», dans la
sphère phénoménologique (non mondaine) de l'expérience où il se
donne, une référence spatiale ; le sens « dehors », « dans le monde »,
est une composante essentielle de son phénomène. Rien de tel, en
apparence, dans le phénomène de la voix. Dans l'intériorité phéno-
ménologique, s'entendre et se voir sont deux ordres de rapport à soi
radicalement différents. Avant même qu'une description de cette
différence soit esquissée, nous comprenons pourquoi l'hypothèse
du « monologue )) ne pouvait autoriser la distinction entre indice et
expression qu'à supposer un lien essentiel entre l'expression et la
86 LA VOIX ET LB PHÉNOMi?..NB

phon~. Entre l'élément phonique (au sens phénoménologique et non


au sens de sonorité intra-mondaine) et l'expressivité, c'est-à-dire
la logicité d'un signifiant animl en vue de la présence idéale d'une
Bedeulllng (elle-même rapportée à un objet), il y aurait un lien néces-
saire; Husserl ne peut mettre entre parenthèses ce que les glossé-
maticiens appellent la« substance d'expression» sans menacer toute
son entreprise. L'appel à cette substance joue donc un rôle philo-
sophique majeur.
Essayons donc d'interroger la valeur phénoménologique de la
voix, la transcendance de sa dignité par rapport à toute autre subs-
tance signifiante. Cette transcendance, nous pensons et nous tente-
rons de montrer qu'elle n'est qu'apparente. Mais cette« apparence»
est l'essence même de la conscience et de son histoire, et elle déter-
mine une époque à laquelle appartient l'idée philosophique de la
vérité, l'opposition de la vérité et de l'apparence, telle qu'elle fonc-
tionne encore dans la phénoménologie. On ne peut donc l'appeler
« apparence» ni la nommer à l'intérieur de la conceptualité métaphy-
sique. On ne peut tenter de déconstruire cette transcendance sans s'en-
foncer, en tâtonnant à travers les concepts hérités, vers l'innommable.
La « transcendance apparente », donc, de la voix tient à ce que le
signifié, qui est toujours d'essence idéale, la Bedeulllng « exprimée»
est immédiatement présente à l'acte d'expression. Cette présence
immédiate tient à ce que le « corps » phénoménologique du signifiant
semble s'effacer dans le moment même où il est produit. Il semble
appartenir d'ores et déjà à l'élément de l'idéalité. Il se réduit phéno-
ménologiquement lui-même, transforme en pure diaphanéité l'opacité
mondaine de son corps. Cet effacement du corps sensible et de son
extériorité est po/11' la çonsâençe la forme même de la présence immé-
diate du signifié.
Pourquoi le phonème est-ille plus« idéal» des signes ? D'où vient
cette complicité entre le son et l'idéalité, ou plutôt entre la voix et
l'idéalité ? (Hegel y avait été plus attentif qu'un autre et du point de
LA VOIX QUI GARDE LE SILENCE

vue de l'histoire de la métaphysique, c'est là un fait remarquable


que nous interrogerons ailleurs.) Quand je parle, il appartient à l'es-
sence phénoménologique de cette opération que je m'ententk dans le
temps que je parle. Le signifiant animé par mon souffie et par l'inten-
tion de signification (en langage husserlien l'expression animée par
la Betk11t11ng.rintention) est absolument proche de moi. L'acte vivant,
l'acte qui donne vie, la Lebendigkeit qui anime le corps du signifiant
et le transforme en expression voulant-dire, l'âme du langage semble
ne pas se séparer d'elle-même, de sa présence à soi. Elle ne risque pas
la mort dans le corps d'un signifiant abandonné au monde et à la
visibilité de l'espace. Elle peut montrer l'objet idéal ou la Betk11t1111g
idéale qui s'y rapporte sans s'aventurer hors de l'idéalité, hors de
l'intériorité de la vie présente à soi. Le système du Zeigen, les mouve-
ments du doigt et de l'œil (dont nous nous demandions plus haut
s'ils n'étaient pas inséparables de la phénoménalité) ne sont pas ici
absents, ils sont intériorisés. Le phénomène ne cesse pas d'être
objet pour la voix. Au contraire, dans la mesure où l'idéalité de
l'objet semble dépendre de la voix et devenir ainsi ab.rol11ment dis-
ponible en elle, le système qui lie la phénoménalité à la possibilité du
Zeigen fonctionne mieux que jamais dans la voix. Le phonème .re donne
çomme l'idéalité maîtrisée till phénomène.
Cette présence à soi de l'acte animateur dans la spiritualité trans-
parente de ce qu'il anime, cette intimité de la vie à elle-même, ce qui
a toujours fait dire que la parole est vive, tout cela suppose donc que
le sujet parlant s'entende au présent. Telle est l'essence ou la norma-
lité de la parole. Il est impliqué dans la structure même de la parole
que le parleur .r'ententk : à la fois perçoive la forme sensible des
phonèmes et comprenne sa propre intention d'expression. Si des
accidents surgissent, qui semblent contredire cette nécessité téléo-
logique, ou bien ils seront surmontés par quelque opération ~e
suppléance, ou bien il n'y aura pas de parole. Le mutisme et la s~rdité
vont de pair. Le sourd ne peut participer au colloque qu'en glissant
88 LA VOIX ET LE PHF.NOMÈNE

ses actes dans la forme de mots dont le lelo.r comporte qu'ils soient
entendus de celui qui les profère.
Considéré d'un point de vue purement phénoménologique, à
l'intérieur de la réduction, le processus de la parole a l'originalité de
se livrer déjà comme pur phénomène, ayant déjà suspendu l'attitude
naturelle et la thèse d'existence du monde. L'opération du« s'entendre-
parler » est une auto-affection d'un type absolument unique. D'une
part, elle opère dans le médium de l'universalité ; les signifiés qui y
apparaissent doivent être des idéalités qu'on doit idealiter pouvoir
répéter ou transmettre indéfiniment comme les mêmes. D'autre
part, le sujet peut s'entendre ou se parler, se laisser affecter par le
signifiant qu'il produit sans aucun détour par l'instance de l'exté-
riorité, du monde, ou du non-propre en général. Toute autre forme
d'auto-affection doit ou bien passer par le non-propre ou bien
renoncer à l'universalité. Lorsque je me vois, que ce soit parce
qu'une région limitée de mon corps se donne à mon regard ou que
ce soit par la réflexion spéculaire, le non-propre est déjà entré dans
le champ de cette auto-affection qui dès lors n'est plus pure. Dans
l'expérience du touchant-touché, il en va de même. Dans les deux
cas, la surface de mon corps, comme rapport à l'extériorité, doit
commencer par s'exposer dans le monde. N'y-a-t-il pas, dira-t-on, des
formes d'auto-affection pure qui, dans l'intériorité du corps propre,
ne requièrent l'intervention d'aucune surface d'exposition mondaine
et pourtant ne sont pas de l'ordre de la voix? Mais ces formes restent
alors purement empiriques, ne peuvent appartenir à un médium de
signification universelle. Il faut donc, pour rendre compte du pouvoir
phénoménologique de la voix, préciser encore ce concept d'auto-
affection pure et décrire ce qui en lui le rend propre à l'universalité.
En tant qu'auto-affection pure, l'opération du s'entendre-parler
semble réduire jusqu'à la surface intérieure du corps propre, elle
semble, dans son phénomène, pouvoir se dispenser de cette extério-
rité dans l'intériorité, de cet espace intérieur dans lequel est tendue
LA VOIX QUI GARDE LE SILENCE

notre expérience ou notre image du corps propre. C'est pourquoi


elle est vécue comme auto-affection absolument pure, dans une
proximité à soi qui ne serait autre que la réduction absolue de l'espace
en général. C'est cette pureté qui la rend apte à l'universalité. N'exi-
geant l'intervention d'aucune surface déterminée dans le monde, se
produisant dans le monde comme auto-affection pure, elle est une substance
signifiante absolument disponible. Car la voix ne rencontre aucun
obstacle à son émission dans le monde précisément en tant qu'elle
s'y produit comme auto-affection pure. Cette auto-affection est sans
doute la possibilité de ce qu'on appelle la subjectivité ou le pollf'-soi;
mais sans elle aucun monde n'apparaîtrait comme tel. Car elle sup-
pose dans sa profondeur l'unité du son (qui est dans le monde) et de
la phonè (au sens phénoménologique). Une science « mondaine »
objective ne peut certes rien nous apprendre sur l'essence de la
voix. Mais l'unité du son et de la voix, ce qui permet à celle-ci de se
produire dans le monde comme auto-affection pure, est l'unique
instance qui échappe à la distinction entre l'intra-mondanité et la
transcendantalité ; et qui du même coup la rend possible.
C'est cette universalité qui fait que, structurellement et en droit,
aucune conscience n'est possible sans la voix. La voix est l'être
auprès de soi dans la forme de l'universalité, comme con-science.
La voix est la conscience. Dans le colloque, la propagation des
signifiants sen1ble ne rencontrer aucun obstacle parce qu'elle met en
rapport deux origines phénoménologiques de l'auto-affection pure. Parler à
quelqu'un, c'est sans doute s'entendre parler, être entendu de soi, mais
aussi et du même coup, si l'on est entendu de l'autre, faire que celui-ci
répète immédiaten1ent en soi le s'entendre-parler dans la forme même
où je l'ai produit. Le répète immédiatement, c'est-à-dire reproduise
l'auto-affection pure sans le secours d'aucune extériorité. Cette
possibilité de reproduction, dont la structure est absolument unique,
se donne comme le phénomène d'une maîtrise ou d'un pouvoir sans
limite sur le signifiant, puisque celui-ci a la forme de la non-exté-
LA VOIX ET LE PHÉNOMP.NE

riorité elle-même. Idéalement, dans l'essence téléologique de la


parole, il serait donc possible que le signifiant soit absolument
proche du signifié visé par l'intuition et guidant le vouloir-dire.
Le signifiant deviendrait parfaitement diaphane en raison même de
la proximité absolue du signifié. Cette proximité est rompue lorsque,
au lieu de m'entendre parler, je me vois écrire ou signifier par gestes.
C'est à la condition de cette proximité absolue du signifiant au
signifié, et de son effacement dans la présence immédiate que Husserl
pourra précisément considérer le médium de l'expression comme
«improductif» et« réfléchissant». C'est aussi à cette condition qu'il
pourra, paradoxalement, le réduire sans dommage et affirmer qu'il
existe une couche pré-expressive du sens. C'est à cette condition
que Husserl se donnera le droit de réduire la totalité du langage,
qu'il soit indicatif ou expressif, pour ressaisir l'originarité du sens.
Comment comprendre cette réduction du langage alors que
Husserl, depuis les Recherches logiques jusqu'à l'Origine de la géométrie,
n'a cessé de considérer qu'il n'y avait de vérité scientifique, c'est-à-
dire d'objets absolument idéaux, que dans des« énoncés»? que non
seulement le langage parlé mais l'inscription étaient indispensables à
la constitution d'objets idéaux, c'est-à-dire d'objets pouvant être
transmis et répétés comme les mêmes ?
Tout d'abord, il faut bien le reconnaître, le mouvement qui,
depuis longtemps amorcé, aboutit à l'Origine de la géométrie, confirme,
par sa face la plus évidente, la limitation profonde du langage à une
couche secondaire de l'expérience, et, dans la considération de cette
couche secondaire, le phonologisme traditionnel de la métaphysique.
Si l'écriture achève la constitution des objets idéaux, elle le fait en
tant qu'écriture phonétique (1) : elle vient fixer, inscrire, consigner,

(1) Il est étrange que, malgré le motif formaliste et la fidélité leibnizienne qui
s'affirment d'un bout à l'autre de son œuvre, HusSERL n'ait jamais placé le problème
de l'écriture au centre de sa réflexion ni, dans l'Origine de la géométrie, tenu compte
de la différence entre l'écriture phonétique et l'écriture non phonétique.
LA VOIX QUI GARDE LE SILENCE

incarner une parole déjà prête. Et réactiver l'écriture, c'est toujours


réveiller une expression dans une indication, un mot dans le corps
d'une lettre qui portait en elle, en tant que symbole qui peut toujours
rester vide, la menace de la crise. La parole déjà jouait le même rôle
à l'égard de l'identité de sens telle qu'elle se constitue d'abord dans
la pensée. Par exemple, le « proto-géomètre » doit produire en
pensée, par passage à la limite, la pure idéalité de l'objet géométrique
pur, en assurer la transmissibilité par la parole et enfin la confier
à une écriture au moyen de laquelle on pourra toujours répéter le
sens d'origine, c'est-à-dire l'acte de pensée pure qui a créé l'idéalité
du sens. Avec la possibilité de progrès qu'une telle incarnation auto-
rise, le risque de l' « oubli» et de la perte du sens s'accroît sans cesse.
Il est de plus en plus difficile de reconstituer la présence de l'acte
enfoui sous les sédimentations historiques. Le moment de la crise
est toujours celui du signe. De plus, c'est toujours dans la conceptua-
lité métaphysique que Husserl, malgré la minutie, la rigueur et la
nouveauté absolue de ses analyses, décrit tous ces mouvements. La
différence absolue entre l'âme et le corps commande. L'écriture est un
corps qui n'exprime que si on prononce actuellement l'expression
verbale qui l'anime, si son espace est temporalisé. Le mot est un
corps qui ne veut dire quelque chose que si une intention actuelle
l'anime et le fait passer de l'état de sonorité inerte ( Kiirper) à l'état
de corps animé (Leib). Ce corps propre du mot n'exprime que s'il
est animé ( sinnbelebt) par l'acte d'un vouloir-dire ( bedeulen) qui le
transforme en chair spirituelle (geislige Leiblichkeil). Mais seule la
Gei.rligkeil ou la Lebendigkeil est indépendante et originaire (1).
En tant que telle, elle n'a besoin d'aucun signifiant pour être présente
à elle-même. C'est autant contre ses signifiants que grâce à eux
qu'elle se réveille ou se maintient en vie. Telle est la face tradition-
nelle du discours husserlien.

(1) Cf. Introduction à L'Origine de la géométrie (p. 83·100).


J. DERRIDA 4
LA VOIX ET LE PH:f:.NOMÈNE

Mais si Husserl a dû reconnaître, fût-ce comme de salutaires


menaces, la nécessité de ces« incarnations», c'est qu'un motif profond
tourmentait et contestait de l'intérieur la sécurité de ces distinctions
traditionnelles. Et que la possibilité de l'écriture habitait le dedans
de la parole qui, elle-même, était au travail dans l'intimité de la
pensée.
Et nous retrouvons ici toutes les ressources de non-présence
originaire dont nous avons déjà, à plusieurs reprises, repéré l'affleu-
rement. Tout en refoulant la différence dans l'extériorité du signifiant,
Husserl ne pouvait manquer d'en reconnaître l'œuvre à l'origine
du sens et de la présence. L'auto-affection comme opération de la
voix supposait qu'une différence pure vînt diviser la présence à soi.
C'est dans cette différence pure que s'enracine la possibilité de tout
ce qu'on croit pouvoir exclure de l'auto-affection: l'espace, le dehors,
le monde, le corps, etc. Dès qu'on admet que l'auto-affection est la
condition de la présence à soi, aucune réduction transcendantale
pure n'est possible. Mais il faut passer par elle pour ressaisir la diffé-
rence au plus proche d'elle-même : non pas de son identité, ni de sa
pureté, ni de son origine. Elle n'en a pas. Mais du mouvement de la
différance.
Ce mouvement de la différance ne survient pas à un sujet transcen-
dantal. Ille produit. L'auto-affection n'est pas une modalité d'expé-
rience caractérisant un étant qui serait déjà lui-même ( auto.r). Elle
produit le même comme rapport à soi dans la différence d'avec soi, le
même comme le non-identique.
Dira-t-on que l'auto-affection dont nous avons parlé jusqu'ici ne
concerne que l'opération de la voix? que la différence concerne
l'ordre du « signifiant » phonique ou la « couche secondaire » de
l'expression ? Et qu'on peut toujours réserver la possibilité d'une
identité pure et purement présente à soi au niveau que Husserl a voulu
dégager comme celui du vécu pré-expressif? au niveau du sens, en
tant qu'il précéderait la Bedeutung et l'expression?
LA VOIX QUI GARDE LE SILENCE 93

Mais il serait facile de montrer qu'une telle possibilité est exclue


à la racine même de l'expérience transcendantale.
Pourquoi en effet le concept d'auto-affection s'est-il imposé à
nous? Ce qui fait l'originalité de la parole, ce par quoi elle se dis-
tingue de tout autre milieu de signification, c'est que son étoffe
semble être purement temporelle. Et cette temporalité ne déroule
pas un sens qui lui-même serait intemporel. Le sens, avant même ·
d'être exprimé, est temporel de part en part. L'omnitemporalité
des objets idéaux, selon Husserl, n'est qu'un mode de la temporalité.
Et quand Husserl décrit un sens qui semble échapper à la tempo-
ralité, il s'empresse de préciser qu'il s'agit là d'une étape provisoire
de l'analyse et qu'il considère alors une temporalité constituée. Or dès
qu'on tient compte du mouvement de la temporalisation, tel qu'il
est déjà analysé dans les Leçons, il faut bien utiliser le concept d'auto-
affection pure, concept dont se sert Heidegger, on le sait, dans KanJ
et le problème de la métaphysique, précisément au sujet du temps. Le
« point-source », l' « impressio.p. originaire », ce à partir de quoi se
produit le mouvement de la temporalisation est déjà auto-affection
pure. C'est d'abord une production pure puisque la temporalité
n'est jamais le prédicat réel d'un étant. L'intuition du temps lui-même
ne peut être empirique, c'est une réception qui ne reçoit rien. La
nouveauté absolue de chaque maintenant n'est donc engendrée
par rien. Elle consiste en une impression originaire qui s'engendre
elle-même : « L'impression originaire est le commencement absolu
de cette production, la source originaire, ce à partir de quoi se produit
continûment tout le reste. Mais elle n'est pas elle-même produite,
elle ne naît pas comme quelque chose de produit, mais par gene.ris
spontanea, elle est génération originaire » (Leçons, Supplément x,
tr. fr., 13 1 ). Cette pure spontanéité est une impression, elle ne crée
rien. Le nouveau maintenant n'est pas un étant, n'est pas un objet
produit et tout langage échoue à décrire ce pur mouvement, autre-
ment que par métaphore, c'est-à-dire en empruntant ses concepts à
94 LA VOIX ET LE PHÉNOMÈNE

l'ordre des objets de l'expérience que cette temporalisation rend


possible. Husserl nous met sans cesse en garde contre ces méta-
phores (x). Le processus par lequel le maintenant vivant, se pro-
(1) Cf. par exemple l'admirable paragraphe 36 des Leçons qui démontre l'absence
de nom propre à cet étrange • mouvement • qui, d'ailleurs, n'est pas un mouve-
ment. • Pour tout cela, conclut Husserl, les noms nous font défaut. • Il faudrait
encore radicaliser dans une direction déterminée cette intention de Husserl. Car
ce n'est pas un hasard s'il désigne encore cel innommable comme • subjectivité
absolue •, c'est-à-dire comme un étant pensé à partir de la présence comme subs-
tance, ousia, upokeimenon : étant identique à soi dans la présence à soi qui fait
de la substance un sujet. Ce qui est dit innommable, dans ce paragraphe, ce n'est
pas à la lettre quelque chose dont on sait que c'est un étant présent dans la forme
de la présence à soi, une substance modifiée en sujet, en sujet absolu, dont la pré-
sence à soi est pure et ne dépend d'aucune affection extérieure, d'aucun dehors.
Tout cela est présent et nous pouvons le nommer, la preuve en est qu'on ne met pas
en question son ltre de subjectivité absolue. Ce qui est innommable, selon Husserl,
ce sont seulement les • propriétés absolues • de ce sujet qui est donc bien désigné
selon le schème métaphysique classique distinguant la substance (étant présent)
de ses attributs. Autre schème retenant l'incomparable profondeur de l'analyse
dans la clôture de la métaphysique de la présence : l'opposition sujet-objet. Cet
étant dont les • propriétés absolues • sont indescriptibles n'est présent comme
subjectivité abs(l[ue, n'est un étant absolument présent et absolument présent à soi
que dans son opposition à l'objet. L'objet est relatif, l'absolu est sujet : • Nous
ne pouvons nous exprimer autrement qu'en disant : ce flu,; est quelque chose que
nous nom>nons ainsi d'après ce qui est constitué, mais il n'est rien de temporellement
• objectif •. C'est la subjectivité absolue, ct il a les propriétés absolues de quelque
chose qu'il faut désigner métaphoriquement comme • flux •, quelque chose qui
jaillit • maintenant •, en un point d'actualité, un point-source originaire, etc. Dans
le vécu de l'actualité nous avons le point-source originaire et une continuité de
moments de retentissements. Pour tout cela, les noms nous font défaut • (tr. fr.,
p. 99· Nous soulignons). C'est donc la détermination de • subjectivité absolue • qui
devrait aussi être raturée dès lors qu'on pense le présent à partir de la différance et
non l'inverse. Le concept de subjectivité appartient a priori et en général à l'ordre
du constitué. Cela vaut a fortiori pour l'apprésentation analogique constituant
l'intersubjectivité. Celle-ci est inséparable de la temporalisation comme ouverture
du présent à un hors-de-soi, à un autre présent absolu. Cet hors-de-soi du temps est
son espacement : une archi-sâne. Cette scène, comme rapport d'un présent à un
autre présent comme tel, c'est-à-dire comme re-présentation (Vergegenwtfrtigung ou
Repriisentation) non dérivée, produit la structure du sigue en général comme • ren-
voi •, comme être-pour-quelque-chose (für etwas sein) et en interdit radicalement la
réduction. Il n'y a pas de subjectivité constituante. Et il faut déconstruire
jusqu'au concept de constitution.
LA VOIX QUI GARDE LE SILENCE

duisant par génération spontanée, doit, pour être un maintenant, se


retenir dans un autre maintenant, s'affecter lui-même, sans recours
empirique, d'une nouvelle actualité originaire dans laquelle il
deviendra non-maintenant comme maintenant passé, etc., un tel
processus est bien une auto-affection pure dans laquelle le même
n'est le même qu'en s'affectant de l'autre, en devenant l'autre du
même. Cette auto-affection doit être pure puisque l'impression origi-
naire n'y est affectée par rien d'autre que par elle-même, par la« nou-
veauté » absolue d'une autre impression originaire qui est un autre
maintenant. Dès qu'on introduit un étant déterminé dans la descrip-
tion de ce « mouvement », on parle par métaphore, on dit le « mou-
vement» dans les termes de ce qu'il rend possible. Mais on a toujours
déjà dérivé dans la métaphore ontique. La temporalisation est la
racine d'une métaphore qui ne peut être qu'originaire. Le mot
« temps » lui-même, tel qu'il a toujours été entendu dans l'histoire
de la métaphysique, est une métaphore, indiquant et dissimulant en
même temps le « mouvement » de cette auto-affection. Tous les
concepts de la métaphysique - en particulier ceux d'activité et de
passivité, de volonté et de non-volonté et donc ceux d'affection ou
d'auto-affection, de pureté et d'impureté, etc. - recouvrent l'étrange
« mouvement » de cette différence.
Mais cette différence pure, qui constitue la présence à soi du
présent vivant, y réintroduit originairement toute l'impureté qu'on a
cru pouvoir en exclure. Le présent vivant jaillit à partir de sa non-
identité à soi, et de la possibilité de la trace rétentionnelle. Il est
toujours déjà une trace. Cette trace est impensable à partir de la sim-
plicité d'un présent dont la vie serait intérieure à soi. Le soi du pré-
sent vivant est originairement une trace. La trace n'est pas un attribut
dont on pourrait dire que le soi du présent vivant l' « est originaire-
ment». Il faut penser l'être-originaire depuis la trace et non l'inverse.
Cette archi-écriture est à l'œuvre à l'origine du sens. Celui-ci étant,
Husserl l'a reconnu, de nature temporelle, il n'est jamais simplement
LA VOIX ET LE PHt!.NOMÈNE

présent, il est toujours déjà engagé dans le « mouvement » de la


trace, c'est-à-dire dans l'ordre de la « signification ». Il est toujours
déjà sorti de soi dans la « couche expressive » du vécu. Comme la
trace est le rapport de l'intimité du présent vivant à son dehors,
l'ouverture à l'extériorité en général, au non-propre, etc., la tempo-
ralisation du sens est d'entrée de jeu « espacement ». Dès qu'on
, admet l'espacement à la fois comme « intervalle » ou différence et
comme ouverture au dehors, il n'y a plus d'intériorité absolue, le
« dehors» s'est insinué dans le mouvement par lequel le dedans du
non-espace, ce qui a nom le « temps » s'apparaît, se constitue, se
« présente». L'espace est« dans» le temps, il est la pure sortie hors
de soi du temps, il est le hors-de-soi comme rapport à soi du temps.
L'extériorité de l'espace, l'extériorité comme espace, ne surprend
pas le temps, elle s'ouvre comme pur« dehors»« dans» le mouve-
ment de la temporalisation. Si l'on se souvient maintenant que la
pure intériorité de l'auto-affection phonique supposait la nature
purement temporelle du processus « expressif», on voit que le thème
d'une pure intériorité de la parole ou du « s'entendre-parler » est
radicalement contredit par le « temps » lui-même. La sortie « dans le
monde » est, elle aussi, originairement impliquée par le mouvement
de la temporalisation. Le « temps » ne peut être une « subjectivité
absolue » précisément parce qu'on ne peut le penser à partir du
présent et de la présence à soi d'un étant présent. Comme tout ce
qui est pensé sous ce titre et comme tout ce qui est exclu par la
réduction transcendantale la plus rigoureuse, le « monde » est ori-
ginairement impliqué par le mouvement de la temporalisation.
Comme rapport entre un dedans et un dehors en général, un existant et
un non-existant en général, un constituant et un constitué en général,
la temporalisation est à la fois le pouvoir et la limite mêmes de la réduc-
tion phénoménologique. Le s'entendre-parler n'est pas l'intériorité
d'un dedans clos sur soi, il est l'ouverture irréductible dans le dedans,
l'œil et le monde dans la parole. La réductionphénoménologiq11e estune scène.
LA VOIX QUI GARDE LE SILENCE 97
Aussi, de même que l'expression ne vient pas s'ajouter comme
une« couche» (x) à la présence d'un sens pré-expressif, de même, le
dehors de l'indication ne vient pas affecter accidentellement le dedans
de l'expression. Leur entrelacement (Verftechtung) est originaire, il
n'est pas l'association contingente qu'une attention méthodique et
une réduction patiente pourraient défaire. Si nécessaire qu'elle soit,
l'analyse rencontre là une limite absolue. Si l'indication ne s'ajoute
pas à l'expression qui ne s'ajoute pas au sens, on peut néanmoins
parler à leur sujet de « supplément » originaire : leur addition vient
supplier un manque, une non-présence à soi originaire. Et si l'indi-
cation, par exemple l'écriture au sens courant, doit nécessairement
«s'ajouter» à la parole pour achever la constitution de l'objet idéal,
si la parole devait « s'ajouter » à l'identité pensée de l'objet, c'est
que la« présence» du sens et de la parole avait déjà commencé à se
manquer à elle-même.

(1) Dans les importants paragraphes 124 à 127 de Idées 1 que nous suivrons
ailleurs pas à pas, HussERL nous invite du r~te, tout en parlant sans cesse de
couche sous-jacente du vécu pré-expressif, à • ne pas trop présumer de cette image
de stratification 1 (Schichtung). • L'expression n'est pas une sorte de vernis plaqué
ou de vêtement surajouté ; c'est une formation spirituelle qui exerce sur la couche
intentionnelle sous-jacente (Unterscllicht) de nouvelles fonctions intentionnelles. 1
CHAPITRE VII

LE SUPPLÉMENT D'ORIGINE

Ainsi entendue, la supplémentarité est bien la dif!érance, l'opéra-


tion du différer qui, à la fois, fissure et retarde la présence, la sou-
mettant du même coup à la division et au délai originaires. La diffé-
rance est à penser avant la séparation entre le différer comme délai
et le différer comme travail actif de la différence. Bien entendu, cela
est impensable à partir de la conscience, c'est-à-dire de la présence, ou
simplement de son contraire, l'absence ou la non-conscience. Impen-
sable aussi comme la simple complication homogène d'un diagramme
ou d'une ligne du temps, comme « succession » complexe. La diffé-
rence supplémentaire vicarie la présence dans son manque originaire
à elle-même. Il nous faut maintenant vérifier, à travers la première
Recherche, en quoi ces concepts respectent les rapports entre le signe
en général (indicatif autant qu'expressif) et la présence en général.
A travers le texte de Husserl, c'est-à-dire dans une lecture qui ne
peut être simplement ni celle du commentaire ni celle de l'inter-
prétation.
Notons d'abord que ce concept de supplémentarité originaire
n'implique pas seulement la non-plénitude de la présence (ou en
langage husserlien le non-remplissement d'une intuition), il désigne
cette fonction de suppléance substitutive en général, la structure du
« à la place de » (fiir etwas) qui appartient à tout signe en général et
dont nous nous étonnions en commençant que Husserl n'en soumît
LB SUPPLÉMENT D'ORIGINE 99
la possibilité à aucune question critique, se la donnant comme allant
de soi au moment de distinguer entre le signe indicatif et le signe
expressif. Ce que nous voudrions finalement donner à penser, c'est
que le pour-soi de la présence à soi (fiir-sich), traditionnellement
déterminé dans sa dimension dative, comme auto-donation phéno-
ménologique, réflexive ou pré-réflexive, surgit dans le mouvement
de la supplémentarité comme substitution originaire, dans la forme
du« à la place de» (fiir elwas) c'est-à-dire, nous l'avons vu, dans
l'opération même de la signification en général. Le pour-soi serait
un à-la-place-de-soi : mis pour soi, au lieu de soi. La structure étrange
du supplément apparaît ici : une possibilité produit à retardement
ce à quoi elle est dite s'ajouter.
Cette structure de supplémentarité est très complexe. En tant que
supplément, le signifiant ne re-présente pas d'abord et seulement le
signifié absent, il se substitue à un autre signifiant, à un autre ordre
de signifiant entretenant avec la présence manquante un autre
rapport, plus valorisé par le jeu de la différence. Plus valorisé parce
que le jeu de la différence est le mouvement de l'idéalisation et que
plus le signifiant est idéal, plus il augmente la puissance de répétition
de la présence, plus il garde, réserve et capitalise le sens. C'est ainsi
que l'indice n'est pas seulement le substitut suppléant l'absence ou
l'invisibilité de l'indiqué. Celui-ci, on s'en souvient, est toujours un
existant. L'indice remplace aussi un autre type de signifiant : le signe
expressif, c'est-à-dire un signifiant dont le signifié (la Bedeutrmg)
est idéal. En effet, dans le discours réel, communicatif, etc., l' expres-
sion cède la place à l'indice parce que, l'on s'en souvient, le sens visé
par autrui et, d'une manière générale, le vécu d'autrui ne me sont
pas présents en personne et ne peuvent jamais l'être. C'est pourquoi,
Husserl le dit, l'expression fonctionne alors « comme indice ».
Il reste maintenant à savoir- et c'est le plus important- en quoi
l'expression elle-même implique, dans sa structure, une non-pléni-
tude. Elle se connaît pourtant comme plus pleine que l'indication
100 LA VOIX ET LE PH:ÉNOMÈNE

puisque le détour apprésentatif n'y serait plus nécessaire et qu'elle


pourrait fonctionner comme telle dans la prétendue présence à soi
du discours solitaire.
Il importe en effet de bien mesurer à quelle distance - quelle
distance articulée - une théorie intuitionniste de la connaissance
commande le concept husserlien de langage. Toute l'originalité de
ce concept tient à ce que son assujettissement final à l'intuitionnisme
n'opprime pas ce qu'on pourrait appeler la liberté de langage, le
franc-parler d'un discours, même s'il est faux et contradictoire. On
peut parler sans savoir: c'est contre toute la tradition philosophique
que Husserl démontre que la parole alors est encore parole de plein
droit pourvu qu'elle obéisse à certaines règles qui ne se donnent
pas immédiatement comme règles de connaissance. La grammaire
pure logique, la morphologie pure des significations doit nous dire
a priori à quelles conditions un discours peut être un discours, même
s'il ne rend possible aucune connaissance.
Nous devons ici considérer la dernière exclusion - ou
réduction - à laquelle Husserl nous invite pour isoler la pureté
spécifique de l'expression. C'est la plus audacieuse. Elle consiste
à mettre hors jeu, comme« composantes inessentielles »de l'expres-
sion, les actes de connaissance intuitive« remplissant» le vouloir-dire.
On sait que l'acte du vouloir-dire, celui qui donne la Bedeutung
(Bedeutung.rintention) est toujours la visée d'un rapport à l'objet.
Mais il suffit que cette intention anime le corps d'un signifiant pour
que le discours ait lieu. Le remplissement de la visée par une intui-
tion n'est pas indispensable. Il appartient à la structure originale de
l'expression de pouvoir se passer de la présence pleine de l'objet
visé à l'intuition. Évoquant une fois de plus la confusion qui naît
de l'enchevêtrement (Verftechtung) des relations, Husserl écrit
(§ 9) : « Si nous nous tenons sur le sol de la pure description, le
phénomène concret de l'expression animée d'un sens ( .rinnebelebten)
s'articule d'une part en phlnomène physique dans lequel l'expression
LE SUPPLEMENT D'ORIGINE IOI

se constitue selon sa face physique, et d'autre part en acles qui lui


donnent la Bedeutung et éventuellement la plénitude intuitive, et dans
lesquels se constitue le rapport à l'objectité exprimée. C'est grâce
à ces derniers actes que l'expression est plus qu'un simple jlattu
vocis. Elle vise quelque chose, et en tant qu'elle le vise, elle se rapporte
à quelque chose d'objectif.» La plénitude est donc seulement éven-
tuelle. L'absence de l'objet visé ne compromet pas le vouloir-dire,
ne réduit pas l'expression à sa face physique inanimée et en soi insi-
gnifiante.« Ce quelque chose d'objectif [auquel se rapporte la visée]
peut ou bien apparaître comme actuellement présent ( aklue/1 gegen-
warlig) grâce aux intuitions conjointes ou du moins re-présenté
(vergegenwarligl} (par exemple dans une forme imaginative). Dans le
cas où cela a lieu, le rapport à l'objectité est réalisé. Ou bien ce n'est
pas le cas ; l'expression fonctionne avec sa charge de sens (fungierl
Jinnvoll), elle reste toujours plus qu'un simple jlalus vocis, bien qu'elle
soit privée de l'intuition qui la fonde, qui lui donne l'objet.» L'intui-
tion « remplissante » n'est donc pas essentielle à l'expression, à la
v!sée du vouloir-dire. Toute la fin de ce chapitre accumule les
preuves de cette différence entre l'intention et l'intuition. Toutes les
théories classiques du langage y étant aveugles (x), elles n'ont pu
éviter des apories ou des absurdités. Husserl, chemin faisant, les
repère. Au cours d'analyses subtiles et décisives que nous ne pouvons
suivre ici, la démonstration est faite de l'idéalité de la Bedeu11111g et de
la non-coïncidence entre l'expression, la Bedtulllng (toutes deux en
tant qu'unités idéales) et l'objet. Deux expressions identiques peuvent
avoir la même Bedeutung, vouloir dire la même chose et avoir pourtant
un objet différent (par exemple dans les deux propositions « Bucé-
phale est un cheval» et « cette rosse est un cheval). Deux expressions

{1) Selon Husserl, bien entendu. Cela est sans doute plus vrai des théories
modernes qu'il réfute que, par exemple, de certaines tentatives médiévales auxquelles
il ne se réfère presque jamais, à l'exception d'une brève allusion à la Grammatica
speculativa de Thomas d'ERFURT dans Logique formelle et lcgique transcendantale.
102. LA VOIX ET LE PH:BNOMÈNE

différentes peuvent avoir des Bedeufllngen différentes, mais viser le


même objet (par exemple dans les deux expressions : « Le vainqueur
d'Iéna», et« le vaincu de Waterloo»). Enfin deux expressions diffé-
rentes peuvent avoir le même Bedeutung et le même objet (Londres,
London, zwei, deux, duo, etc.).
Sans de telles distinctions, aucune grammaire pure logique ne
serait possible. Par suite, la morphologie pure des jugements serait
interdite dont la possibilité soutient toute la structure de Logique
formelle et logique transcendantale. On sait en effet que la grammaire
pure logique dépend tout entière de la distinction entre Widersin-
nigkeit et Sinnlosigkeit. Si elle obéit à certaines règles, une expression
peut être widersinnig (contradictoire, fausse, absurde selon un certain
type d'absurdité) sans cesser d'avoir un sens intelligible donnant
lieu à un discours normal, sans devenir un non-sens (Unsinn). Elle
peut n'avoir aucun objet possible pour des raisons empiriques (une
montagne d'or) ou pour des raisons aprioriques (un cercle carré)
sans cesser d'avoir un sens intelligible, sans être sinn/os. L'absence
d'objet (Gegenstandslosigkeit) n'est donc pas l'absence de vouloir-dire
(Bedeutungslosigkeit). La grammaire pure logique n'exclut donc de la
normalité du discours que le non-sens au sens de l'Un sinn ( Abraca-
dabra, vert est ou). Si nous ne pouvions pas comprendre ce que
vent dire« cercle carré» ou« montagne d'or», comment pourrions-
nous conclure à l'absence d'objet possible? C'est ce minimum de
compréhension qui nous est refusé dans l'Unsinn, dans l'a-gramma-
ticalité du non-sens.
Suivant la logique et la nécessité de ces distinctions, on pourrait
être tenté de soutenir que non seulement le vouloir-dire n'implique
pas essentiellement l'intuition de l'objet, mais qu'il l'exclut essen-
tiellement. L'originalité structurelle du vouloir-dire, ce serait la
Gegenstandslosiglzeit, l'absence d'objet donné à l'intuition. Dans la
plénitude de présence qui vient combler la visée du vouloir-dire,
l'intuition et l'intention se fondent, « forment une unité d'intime
LE SUPPLÉMENT D'ORIGINE

confusion (eine innig verschmolzene Einheit) d'un caractère original» (1).


C'est dire que le langage qui parle en présence de son objet efface
ou laisse fondre son originalité propre, cette structure qui n'appar-
tient qu'à lui et qui lui permet de fonctionner tout seul, quand son
intention est sevrée d'intuition. C'est ici qu'au lieu de soupçonner
Husserl de commencer trop tôt l'analyse et la dissociation, on pour-
rait se demander s'il n'unifie pas trop et trop tôt. Est-ce qu'il n'est
pas exclu, pour des raisons d'essence et de structure - celles-là
même que rappelle Husserl - que l'unité de l'intuition et de l'in-
tention soit jamais homogène et que le vouloir-dire se fonde dans
l'intuition sans disparaître? Est-ce qu'il n'est pas au principe exclu
qu'on puisse jamais, pour reprendre le langage de Husserl,« honorer»,
dans l'expression, la« traite tirée sur l'intuition»?
Considérons le cas extrême d'un « énoncé de perception ».
Supposons qu'il soit produit dans le moment même de l'intuition
perceptive. Je dis : « Je vois maintenant telle personne par la fenêtre»
au moment où je la vois effectivement. Il est impliqué structurelle-
ment dans mon opération que le contenu de cette expression soit
idéal et que son unité ne soit pas entamée par l'absence de perception
hic et nunc (z). Celui qui, à côté de moi ou à une distance infinie dans
le temps ou dans l'espace, entend cette proposition doit, en droit,
comprendre ce que j'entends dire. Cette possibilité étant la possi-
bilité du discours, elle doit structurer l'acte même de celui qui parle

(I) • Dans le rapport réalisé de l'expression à son objectité, l'expression animée


de sens s'unit (eint sich) aux actes de remplisscmcnt de la Bedeutung. La sonorité
phonique du mot, tout d'abord, fait un avec (ist einst mit) l'intention de Bedeutung,
et celle·ci s'unit à son tour (de la même manière qu'en général les intentions avec
leurs remplissements) avec le rcmplissement de Bedeutung correspondant • (§ 9).
C'est au début du § ro que Husserl précisera encore que cette unité n'est pas un
simple • être-ensemble • dans la • simultanéité •, mais • une unité d'intime confusion •.
(2) • Dans l'énoncé d'une perception, nous distinguons, comme pour tout énoncé,
entre contenu et objet, et cela de telle manière que par contenu l'on comprendra la
Bedeutung identique que même celui qui écoute peut appréhender correctement,
bien qu'il ne perçoive pas lui-même • (§ 14).
104 LA VOIX ET LE PHE.NOMiJ.NE

en percevant. Ma non-perception, ma non-intuition, mon absence


hic et nunc sont dits par cela même que je dis, par ce que je dis et parce
que je dis. Jamais cette structure ne pourra faire avec l'intuition une
« unité d'intime confusion ». L'absence de l'intuition - et donc du
sujet de l'intuition - n'est pas seulement tolérée par le discours,
elle est requise par la structure de la signification en général, pour
peu qu'on la considère en elle-nJénu. Elle est radicalement requise :
l'absence totale du sujet et de l'objet d'un énoncé - la mort de
l'écrivain oufet la disparition des objets qu'il a pu décrire - n'em-
pêche pas un texte de « vouloir-dire ». Cette possibilité au contraire
fait naître le vouloir-dire comme tel, le donne à entendre et à lire.
Allons plus loin. En quoi l'écriture - nom courant de signes
qui fonctionnent malgré l'absence totale du sujet, par (delà) sa
mort - est-elle impliquée dans le mouvement même de la signifi-
cation en général, en particulier de la parole dite« vive»? En quoi
inaugure-t-elle et achève-t-elle l'idéalisation, n'étant elle-même ni
réelle ni idéale? En quoi enfin la mort, l'idéalisation, la répétition, la
signification ne sont-elles pensables, en leur pure possibilité, qu'à
partir d'une,seule et même ouverture? Prenons cette fois l'exemple du
pronom personnel Je. Husserl le classe parmi les expressions« essen-
tiellement occasionnelles». Il partage ce caractère avec tout un« groupe
présentant une unité conceptuelle de Bedeut111rgen possibles, de telle
sorte qu'il soit essentiel pour cette expression d'orienter chaque fois
sa Bedeutung actuelle suivant l'occasion, suivant la personne qui parle
ou sa situation ». Ce groupe se distingue à la fois du groupe des
expressions dont la plurivocité est contingente et réductible par une
convention (le mot « règle », par exemple, veut dire à la fois un
instrument en bois et une prescription) et du groupe des expressions
« objectives » dont les circonstances du discours, le contexte, la
situation du sujet parlant n'affectent pas l'univocité (par exemple,
« toutes les expressions théoriques, par conséquent celles sur les-
quelles s'édifient les principes et les théorèmes, les démonstrations
LB SUPPLEMENT D'ORIGINE 105

et les théories des sciences « abstraites »». L'expression mathéma-


tique en est le modèle). Ces dernières seules sont des expressions
absolument pures de toute contamination indicative. Une expression
essentiellement occasionnelle se reconnaît à ce qu'on ne peut par
principe la remplacer dans le discours par une représentation concep-
tuelle objective permanente sans déformer la Bedeulung de l'énoncé.
Si, par exemple, j'essayais de substituer au mot Je tel qu'il apparaît
dans un énoncé, ce que je crois être son contenu conceptuel objectif
(« toute personne qui, en parlant, se désigne elle-même »), j'abou-
tirais à des absurdités. Au lieu de « je suis content », j'aurais « toute
personne qui, en parlant, se désigne elle-même est contente ».
Chaque fois qu'une telle substitution déforme l'énoncé, nous avons
affaire à une expression essentiellement subjective et occasionnelle
dont le fonctionnement reste indicatif. L'indication pénètre ainsi
partout où dans le discours une référence à la situation du sujet ne se
laisse pas réduire, partout où celle-ci se laisse signaler par un pronom
personnel, un pronom démonstratif, un adverbe « subjectif » du
type ici, là-ba.r, en haut, en ba.r, maintenant, hier, demain, avant, aprè.r, etc.
Cette rentrée en masse de l'indication dans l'expression oblige
Husserl à conclure : « Ce caractère essentiellement occasionnel se
transpose naturellement à toutes les expressions dont ces représen-
tations ou des représentations analogues constituent des parties,
ce qui embrasse toutes les multiples formes du discours dans les-
quelles celui qui parle exprime normalement quelque chose qui le
concerne lui-même ou qui est pensé par rapport à lui-même. Il en est
ainsi de toutes les expressions de perceptions, de convictions, de doutes,
de vœux, d'espérance, de craintes, d'ordre, etc. » (Tr. fr., p. 100.)
La racine de toutes ces expressions, on le voit très vite, c'est .
le point-zéro de l'origine subjective.. leje, le ici, le maintenant. La
Bedeutung de ces expressions est déportée dans l'indication chaque
fois qu'elle anime pour autrui un discours réel. Mais Husserl semble
penser que pour çeJui qui parle cette Bedeuhmg, comme rapport à
I06 LA VOIX ET LE PH:bNOMÈNE

l'objet (Je, ici, maintenant) est « réalisée » (1). « Dans le discours


solitaire, la Bedeutung du Je se réalise essentiellement dans la représen-
tation immédiate de notre propre personnalité ... »
Est-ce sûr ? A supposer même qu'une telle représentation immé-
diate soit possible et actuellement donnée, est-ce que l'apparition
du mot Je dans le discours solitaire (supplément dont on ne voit
pas en outre la raison d'être si la représentation immédiate est
possible) ne fonctionne pas déjà comme une idéalité? Est-ce que, par
conséquent, elle ne se donne pas comme pouvant rester la même
pour un je-ici-maintenant en général, gardant son sens même si ma
présence empirique s'efface ou se modifie radicalement? Est-ce que,
lorsque je dis Je, fût-ce dans le discours solitaire, je peux donner
sens à mon énoncé autrement qu'en y impliquant, comme toujours,
l'absence possible de l'objet du discours, ici de moi-même? Lorsque
je me dis à moi-même « je suis », cette expression, comme toute
expression selon Husserl, n'a le statut de discours que si elle est
intelligible en l'absence de l'objet, de la présence intuitive, donc ici
de moi-même. C'est d'ailleurs ainsi que l'ergo sum s'introduit dans la
tradition philosophique et qu'un discours sur l'ego transcendantal est
possible. Que j'aie ou non l'intuition actuelle de moi-même, « je »
exprime ; que je sois ou non vivant, je suis « veut dire ». Ici non plus
l'intuition remplissante n'est pas une « composante essentielle » de
l'expression. Que Je fonctionne ou non dans le discours solitaire,
avec ou sans présence à soi de l'être parlant, il est sinnvo/1. Et l'on n'a

( 1) • Dans le discours solitaire, la Bedeut1mg du je se réalise essentiellement dans la


représentation imm(diate de notre propre personnalité, et c'est là que réside donc
aussi la Bedeutung de ce mot dans le discours communicatif. Chaque interlocuteur
a sa représentation du moi (ct par suite sou concept individuel de je) et c'est pourquoi
la Bedeutung de ce mot diffère avec chaque individu. • On ne manquera pas de
s'étonner devant ce concept individuel et cette c Bedeutung • qui diffère avec chaque
individu. Et l'étonnement ici s'encourage des prémisses husserliennes elles·mêmes.
Husserl poursuit : • Mais comme toute personne, quand elle parle d'elle·même, dit
je, ce mot possède le caractère d'un indice universellement efficient... •, etc.
LE SUPPLEMENT D'ORIGINE 107

pas besoin de savoir qui parle pour le comprendre, ni même pour


l'émettre. Une fois de plus, la frontière paraît peu sûre entre le
discours solitaire et la communication, entre la réalité et la repré-
sentation du discours. Est-ce que Husserl ne contredit pas ce qu'il a
établi quant à la différence entre la Gegenstands/osikeit et la Bedeu-
tungs/osigkeit lorsqu'il écrit : « Le mot Je nomme, suivant les cas,
une personne différente, et ille fait au moyen d'une Bedeutung toujours !
nouvelle» ? Est-ce que le discours et la nature idéale de toute Bedeutung,
n'excluent pas qu'une Bedeutung soit « toujours nouvelle »? Est-ce
que Husserl ne contredit pas ce qu'il affirmait de l'indépendance de
l'intention et de l'intuition remplissante en écrivant : « Ce qui
constitue chaque fois sa Bedeutung (celle du mot Je) ne peut être tiré
que du discours vivant et des données intuitives qui en font partie.
Quand nous lisons ce mot sans savoir qui l'a écrit, nous avons un
mot, sinon dépourvu de Bedeutung, du moins étranger à sa Bedeutung
normale. » Les prémisses de Husserl devraient nous autoriser à dire
exactement le contraire. De même que je n'ai pas besoin de percevoir
pour comprendre un énoncé de perception, je n'ai pas besoin de
l'i1!tuitionde l'objet Je pour comprendre le mot Je. La possibilité
de cette non-intuition constitue la Bedeutung comme telle, la Bedeutung
normale en tant que telle. Quand le mot Je apparaît, l'idéalité de sa
Bedeutung, en tant qu'elle est distincte de son« objet», nous met dans
la situation que Husserl décrit comme anormale : comme si Je était
écrit par un inconnu. Cela seul permet de rendre compte du fait
que nous comprenons le mot Je non seulement quand son « auteur»
est inconnu mais quand il est parfaitement fictif. Et quand il est mort.
L'idéalité de la Bedeutung a ici une valeur structurellement testamen-
taire. Et de même que la valeur d'un énoncé de perception ne dépen-
dait pas de l'actualité ni même de la possibilité de la perception, de
même la valeur signifiante du Je ne dépend pas de la vie du sujet
parlant. Que la perception accompagne ou non l'énoncé de percep-
tion, que la vie comme présence à soi accompagne ou non l'énoncé
108 LA VOIX ET LE PHF!.NOMP.NE

du Je, cela est parfaitement indifférent au fonctionnement du vouloir-


dire. Ma mort est structurellement nécessaire au prononcé du Je.
Que je sois aussi« vivant» et que j'en aie la certitude, cela vient par-
dessus le marché du vouloir-dire. Et cette structure est active, elle
garde son efficience originale même quand je dis « je suis vivant »
au moment précis où, si cela est possible, j'en ai l'intuition pleine et
actuelle. La Bedeutung « je suis » ou « je suis vivant », ou encore « mon
présent vivant est» n'est ce qu'elle est, elle n'a l'identité idéale propre
à toute Bedeutung que si elle ne se laisse pas entamer par la fausseté,
c'est-à-dire si je puis être mort au moment où elle fonctionne. Sans
doute sera-t-elle différente de la Bedeut11ng « je suis mort », mais non
nécessairement du fait que« je suis mort». L'énoncé « je suis vivant»
s'accompagne de mon être-mort et sa possibilité requiert la possibilité
que je sois mort; et inversement. Ce n'est pas là une histoire extraor-
dinaire de Poe, mais l'histoire ordinaire du langage. Plus haut, nous
accédions au« je suis mortel» à partir du« je suis». Ici nous entendons
le « je suis » à partir du« je suis mort». L'anonyme du Je écrit, l'im-
propriété duj'lcris est, contrairement à ce que dit Husserl, la« situa-
tion normale». L'autonomie du vouloir-dire au regard de la connais-
sance intuitive, celle-là même que démontre Husserl et que nous
appelions plus haut la liberté du langage, le « franc-parler », a sa
norme dans l'écriture et le rapport à la mort. Cette écriture ne peut
venir s'ajouter à la parole parce qu'elle l'a doublée en l'animant dès son
éveil. Ici l'indication ne dégrade ni ne dévoie l'expression, elle la dicte.
Cette conclusion, nous la tirons donc de l'idée de grammaire pure
logique : de la distinction rigoureuse entre l'intention du vouloir-dire
(BedellfNngsintention) qui peut toujours fonctionner« à vide» et son
remplissement «éventuel» par l'intuition de l'objet. Cette conclusion
est encore renforcée par la distinction supplémentaire, elle aussi rigou-
reuse, entre le remplissement par le « sens » et le remplissement par
l'« objet». Celui-là n'exige pas nécessairement celui-ci, et l'on pour-
rait tirer la même leçon d'une lecture attentive du § 14 (Le çontenu
LE SUPPLEMENT D'ORIGINE 109

en la111 qu'oijel, en /ani qHe sens remplissant el en lan/ que simple sens
011 Bedeutung).
Pourquoi des mêmes prémisses Husserl refuse-t-il de tirer ces
conséquences? C'est que le motif de la « présence» pleine, l'impé-
ratif intuitionniste et le projet de connaissance continuent de
commander - à distance, disions-nous - l'ensemble de la des-
cription. Dans un seul et même mouvement, Husserl décrit et efface
l'émancipation du discours comme non-savoir. L'originalité du
vouloir-dire comme visée est limitée par le telos de la vision. La
différence qui sépare l'intention de l'intuition, pour être radicale,
n'en serait pas moins prc-visoire. Et cette pro-vision constituerait
malgré tout l'essence du vouloir-dire. L'eidos est déterminé en
profondeur par le le/os. Le « symbole » fait toujours signe vers la
« vérité » dont il se constitue comme le manque : « Si la « possibilité »
ou la « vérité » viennent à manquer, l'intention de 1•énoncé n'est
évidemment accomplie que « symboliquement » ; elle ne peut puiser
dans l•intuition et dans les fonctions catégoriales qui doivent s•exercer
sur son fondement la plénitude qui constitue sa valeur de connais-
sance. Il lui manque alors, comme on a coutume de dire, la Bedeultmg
«vraie»,« authentique»»(§ 11). Autrement dit, le vrai et authentique
vouloir-dire est le vouloir dire-vrai. Ce subtil déplacement est la
reprise de l'eidos dans le /e/oset du langage dans le savoir. Un discours
avait beau être déjà conforme à son essence de discours quand il
était faux. Il n•en atteint pas moins son entéléchie lorsqu•il est vrai.
On peut bien parler en disant « le cercle est carré », on parle bien en \
disant qu'il ne l'est pas. Il y a déjà du sens dans la première proposition..
Mais on aurait tort d'en induire que le sens n'al/end pas la vérité.
Il n'attend pas la vérité en tant qu'il l'attend, il ne la précède que
comme son anticipation. En vlrill, le telos qui annonce l'accomplis-
sement promis pour « après » avait déjà, auparavant, ouvert le sens
comme rapport à l'objet. C'est ce que veut dire le concept de nor-
ma/ill chaque fois qu'il intervient dans la description de Husserl. La
llO LA VOIX ET LE PHl?.NOMP.NE

norme est la connaissance, l'intuition adéquate à son objet, l'évidence


non seulement distincte mais « claire » : la présence pleine du sens
à une conscience elle-même présente à soi dans la plénitude de sa
vie, de son présent vivant. Aussi, sans méconnaître la rigueur et
l'audace de la« grammaire pure logique», sans oublier les avantages
qu'elle peut présenter si on la compare aux projets classiques de
grammaire rationnelle, il faut bien reconnaître que sa « formalité »
est limitée. On pourrait en dire autant de la morphologie pure des
jugements qui, dans Logiqtte formelle et logique transcendantale, vient déter-
miner la grammaire pure logique ou morphologie pure des signi-
fications. La purification du formel se règle sur un concept de sens
lui-même déterminé à partir d'un rapport à l'objet. La forme est
toujours la forme d'un senS-et le sens ne s'ouvre que dans l'inten-
tionnalité connaissante du rapport à l'objet. La forme n'est que le
vide et l'intention pure de cette intentionnalité. Peut-être aucun
projet de grammaire pure n'y échappe-t-il, peut-être le telos de la
rationalité connaissante est-il l'origine irréductible de l'idée de
grammaire pure, peut-être le thème sémantique, si « vide » soit-il,
, limite-t-il toujours le projet formaliste. Toujours est-il que chez
Husserl l'intuitionnisme transcendantal pèse encore très lourdement
sur le thème formaliste. Apparemment indépendantes des intuitions
remplissantes, les formes « pures » de la signification sont toujours,
en tant que sens « vide » ou barré, réglées par le critère épistémolo-
gique d'un rapport à l'objet. La différence entre« le cercle est carré»
et« vert est ou» ou« abracadabra» (et Husserl rapproche un peu vite
ces deux derniers exemples, n'est peut-être pas assez attentif à leur
différence), c'est que la forme d'un rapport à l'objet et d'une intuition
unitaire n'apparaît que dans le premier exemple. Cette visée sera
ici toujours déçue, mais cette proposition n'a de sens que parce qu'un
autre contenu, se glissant dans cette forme (S est P), pourrait nous
donner à connaître et à voir un objet. Le« cercle est carré», expression
douée de sens ( sinnvo/1), n'a pas d'objet possible, mais elle n'a de
LE SUPPLÉMENT D'ORIGINE III

sens que dans la mesure où sa forme grammaticale tolère la possi-


bilité d'un rapport à l'objet. L'efficience et la forme de signes n'obéis-
sant pas à ces règles, c'est-à-dire ne promettant aucune connaissance,
ne peuvent être déterminées comme non-sens (Unsinn) que si l'on
a préalablement, selon le geste philosophique le plus traditionnel,
défini le sens en général à partir de la vérité comme objectivité.
Sans quoi il faudrait rejeter dans le non-sens absolu tout langage
poétique transgressant les lois de cette grammaire de la connais-
sance et ne s'y laissant jamais réduire. Il y a dans les formes de
signification non discursives (musique, arts non littéraires en général),
aussi bien que dans des discours du type « abracadabra » ou « vert
est ou », des ressources de sens qui ne font pas signe vers l'objet
possible. Husserl ne nierait pas la force de signification de telles
formations, il leur refuserait simplement la qualité formelle d'expres-
sions douées de sens, c'est-à-dire de logique comme rapport à un
objet. Ce qui est reconnaître la limitation initiale du sens au savoir,
du logos à l'objectivité, du langage à la raison.

***
Nous avons éprouvé la solidarité systématique des concepts de
sens, d'idéalité, d'objectivité, de vérité, d'intuition, de perception,
d'expression. Leur matrice commune est l'être comme présence :
proximité absolue de l'identité à soi, être-devant de l'objet dispo-
nible pour la répétition, maintenance du présent temporel dont la
forme idéale est la présence à soi de la vie transcendantale dont
l'identité idéale permet idea/iter la répétition à l'infini. Le présent-
vivant, concept indécomposable en un sujet et un attribut, est donc
le concept fondateur de la phénoménologie comme métaphysique.
Pourtant, tout ce qui est purement pensé sous ce concept étant du
même coup déterminé comme idéalité, le présent-vivant est en fait,
réellement, effectivement, etc., différé à l'infini. Cette différance est
I 12. LA VOIX ET LE PHF.NOM!!.NE

la différence entre l'idéalité et la non-idéalité. Proposition qu'on peut


déjà contrôler au début des Recherches logiques, du point de vue qui
nous occupe. Ainsi, après avoir proposé une distinction d'essence
entre les expressions objectives et les expressions essentiellement
subjectives, Husserl montre que l'idéalité absolue ne peut être que
du côté des expressions objectives. Rien de surprenant à cela. Mais
c'est pour ajouter aussitôt que même dans les expressions essentiel-
lement subjectives, la fluctuation n'est pas dans le contenu objectif
de l'expression (la Beàeut1111g), mais seulement dans l'acte du vouloir-
dire ( beàeuten). Ce qui lui permet de conclure, en apparence contre sa
démonstration antérieure, que dans une expression subjective, le
contenu peut toujours être remplacé par un contenu objectif donc
idéal; seul l'acte est alors perdu pour l'idéalité. Mais cette substi-
tution (qui, notons-le au passage, confirmerait encore ce que nous
disions du jeu de la vie et de la mort dans le Je) est idéale. Comme
l'idéal est toujours pensé par Husserl sous la forme de l'Idée au
sens kantien, cette substitution de l'idéalité à la non-idéalité, de
l'objectivité à la non-objectivité, est différée à l'infini. Assignant à la
fluctuation une origine subjective, contestant la théorie selon laquelle
elle appartiendrait au contenu objectif de la Beàeutung et entamerait
ainsi son idéalité, Husserl écrit : « On sera bien obligé de reconnaître
qu'une telle conception ne serait pas valable. Le contenu que vise
dans un cas déterminé l'expression subjective orientant sa Beàeutung
d'après la situation est une unité de Beàeutung idéale dans le même
sens que le contenu d'une expression stable; c'est ce que montre
clairement le fait que, iàlalemenl parlant, toute expression subjective,
si l'on maintient identique l'intention de Beàeutung qui lui est dévolue
à un moment donné, peut être remplacée par des expressions objec-
tives. A vrai dire, 11ou.r devons id reconnaÎtre que ce n'est pas seulement
pour des raisons de nécessité pratique, par exemple à cause de .ra compli-
cation, que celle substitution ne peul être effectuée, mais que, dans une très
large mesure, elle n'est pas réalisable en fait el que même elle à~meurera
LE SUPPLÉMENT D'ORIGINE

toujours irréalisable. En effet, il est clair que, quand nous affirmons


que toute expression subjective peut être remplacée par une expres-
sion objective, nous ne faisons, au fond, qu'énoncer ainsi l'absence
de limites ( Schranleenlosigleeit) de la raison objective. Tout ce qui est, est
connaissable « en soi » et son être est un être déterminé quant à son
contenu, un être qui s'appuie sur telles et telles « vérités en soi »...
Mais ce qui est nettement déterminé en soi doit pouvoir être déter-
miné objectivement et ce qui peut être déterminé objectivement peut,
idéalement parlant, être exprimé dans les Bedeulllngen verbales nette-
ment déterminées ... Mais nous sommes infiniment éloignés de cet idJal.•.
Que l'on retranche de notre langue les mots essentiellement ouasionnels,
et qu'on essaie de décrire d'une faron univoque et objectivement fixe une
expérience subjective qnekonque : tonte tentative de ce genre est manifes-
tement vaine » (§ 28) (x). L'Origine de la géométrie reprendra sous une
forme littéralement identique ces propositions sur l'univocité de
l'expression objective comme idéal inaccessible.
Dans sa valellf' idJale, toni le système des « distinctions essentielles »
est donc une strnclllf'e pllf'emenl téléologique. Du même coup, la possi-
bilité de distinguer entre signe et non-signe, signe linguistique et
signe non linguistique, expression et indication, idéalité et non-
idéalité, sujet et objet, grammaticalité et non-grammaticalité, gram-
maticalité pure et grammaticalité empirique, grammaticalité pure
générale et grammaticalité pure logique, intention et intuition, etc.,
cette pure possibilité est différée à l'infini. Dès lors, ces « distinctions
essentielles » sont prises dans l'aporie suivante : en fait, realiter,
elles ne sont jamais respectées, Husserl le reconnaît. En droit el idealiter,
elles s'effacent puisqu'elles ne vivent, comme distinctions, que de
la différence entre le droit et le fait, l'idéalité et la réalité. Leur
possibilité est leur impossibilité.

(1) Pp. 106-7 de la traduction française, dans laquelle nous avons fait apparaftre
te mot Bedelllung et souligné deux phrases.
114 LA VOIX ET LE PH:f.NOMP.NE

Mais comment cette différence se donne-t-elle à penser ? Que veut


dire ici « à l'infini » ? Que veut dire la présence comme diflërance à
l'infini ? Que veut dire la vie du présent vivant comme différance à
l'infini?
Que Husserl ait toujours pensé l'infinité comme Idée au sens
kantien, comme l'indéfinité d'un « à l'infini », cela donne à croire
qu'il n'a jamais dlrivé la différence de la plénitude d'une parousie, de
la présence pleine d'un infini positif; qu'il n'a jamais cru à l'accomplis-
sement d'un « savoir absolu » comme présence auprès de soi, dans le
Logos, d'un concept infini. Et ce qu'il nous montre du mouvement
1 de la temporalisation ne laisse aucun doute à ce sujet : bien qu'il
, n'ait pas fait un thème de l' « articulation », du travail « diacritique»
de la différence dans la constitution du sens et du signe, il en a
reconnu en profondeur la nécessité. Et pourtant, tout le discours
phénoménologique est pris, nous l'avons assez vu, dans le schème
d'une métaphysique de la présence qui s'essouffle inlassablement à
faire dériver la différence. A l'intérieur de ce schème, le hegelianisme
-semble plus radical : par excellence au point où il fait apparaître
que l'infini positif doit être pensé (ce qui n'est possible que s'il se
pense lui-même) pour que l'indéfinité de la différance apparaisse
comme telle. La critique de Kant par Hegel vaudrait sans doute aussi
contre Husserl. Mais cet apparaître de l'Idéal comme différance
infinie ne peut se produire que dans un rapport à la mort en général.
Seul un rapport à ma-mort peut faire apparaître la différance infinie
de la présence. Du même coup, comparé à l'idéalité de l'infini
positif, ce rapport à ma-mort devient accident de l'empiricité finie.
L'apparaître de la différance infinie est lui-même fini. Dès lors, la
différance qui n'est rien hors de ce rapport, devient la finitude de la
vie comme rapport essentiel à soi comme à sa mort. La dif!érance infinie
est finie. On ne peut donc plus la penser dans l'opposition de la finité et
de l'infinité, de l'absence et de la présence, de la négation et de
1'affirmation.
LE SUPPLÉMENT D'ORIGINE

En ce sens, à i'intlriellf' de la métaphysique de la présence, de la


philosophie comme savoir de la présence de l'objet, comme être-
auprès-de-soi du savoir dans la conscience, nous croyons tout
simplement au savoir absolu comme clôture sinon comme fin de
l'histoire. Nous y croyons littéralement. Et qt~'une telle clôtllf'e a
eu lieu. L'histoire de l'être comme présence, comme présence à soi
dans le savoir absolu, comme conscience (de) soi dans l'infinité de
la parousie, cette histoire est close. L'histoire de la présence est
close, car « histoire» n'a jamais voulu dire que cela : présentation
(Gegenwartigung) de l'être, production et recueillement de l'étant
dans la présence, comme savoir et maîtrise. Puisque la présence
pleine a vocation d'infinité comme présence absolue à soi-même dans
la con-science, l'accomplissement du savoir absolu est la fin de
l'infini qui ne peut être que l'unité du concept, du logos et de la
conscience dans une voix sans différance. L'histoire de la métaphy-
sique est le vouloir-s'entendre-parler absolu. Cette histoire est close
quand cet absolu infini s'apparaît comme sa propre mort. Une voix
sans différance, une voix sans écriture est à la fois absolument vive el abso-
lument morte.
Pour ce qui« commence» alors,« au-delà» du savoir absolu, des
pensées inouïes sont réclamées qui se cherchent à travers la mémoire
des vieux signes. Tant que la différance reste un concept dont on se
demande s'il doit être pensé à partir de la présence ou avant elle, elle
reste un de ces vieux signes ; et il nous dit qu'il faut continuer indé-
finiment à interroger la présence dans la clôture du savoir. Il faut
l'entendre ainsi et autrement. Autrement, c'est-à-dire dans l'ouver-
ture d'une question inouïe n'ouvrant ni sur un savoir ni sur un
non-savoir comme savoir à venir. Dans l'ouverture de cette question,
nous ne savons plus. Ce qui ne veut pas dire que nous ne savons rien,
mais que nous sommes au-delà du savoir absolu (et de son système
éthique, esthétique ou religieux) vers ce à partir de quoi sa clôture
s'annonce et se décide. Une telle question sera légitimement entendue
II6 LA VOIX ET LE PHÉNOMÈNE

comme ne voulant rien dire, comme n'appartenant plus au système du


vouloir-dire.
Nous ne savons donc plus si ce qui s'est toujours présenté comme
re-présentation dérivée et modifiée de la simple présentation, comme
« supplément », « signe », « écriture », « trace », n' « est » pas, en un
sens nécessairement mais nouvellement an-historique, plus « vieux »
que la présence et que le système de la vérité, plus vieux que l' « his-
toire». Plus « vieux» que ~e ~e~s et les sens : que l'intuition donatrice
originaire, que la perception actuelle et pleine de la « chose même »,
que le voir, l'entendre, le toucher, avant même qu'on distingue
entre leur littéralité « sensible » et leur mise en scène métaphorique
dans toute l'histoire de la philosophie. Nous ne savons donc plus si
ce qui a toujours été réduit et abaissé comme accident, modification
et re-tour, sous les vieux noms de « signe » et de « re-présentation»,
n'a pas r~ ce qui rapportait la vérité à sa propre mort comme à
son origine ; si la force de la Vergegenwartigtmg dans laquelle la
Gegenvartigung se dé-présente pour se re-présenter comme telle, si la
force de répétition du présent vivant qui se re-présente dans un
supplément parce qu'il n'a jamais été présent à lui-même; si ce que
nous appelons des vieux noms de force et de différance n'est pas plus
« ancien » que l' « originaire ».
Pour penser cet -~e, pour en « parler», il faudrait d'autres noms
que ceux de signe ou de re-présentation. Et penser comme« normale»
et pré-originaire ce que Husserl croit pouvoir isoler comme une
expérience particulière, accidentelle, dépendante et seconde : celle
de la dérive indéfinie des signes comme errance et changement de
scènes (Verwandlung), enchaînant les re-présentations (Vergegenwar-
tigungen) les unes aux autres, sans commencement ni fin. Il n'y a
jamais eu de perception, et la « présentation » est une représentation
de la représentation qui s'y désire comme sa naissance ou sa mort.
Tout.,!..~S doute commencé ainsi:« Un nom prononcé devant
nou~o\li!~f:I>enser à la galerie de Dresde ... Nous errons à tra-
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1tJ{ ,,,.,., '·>•.
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LE SUPPLÉMENT D'ORIGINE 117

vers les salles ... Un tableau de Téniers ... représente une galerie
de tableaux... Les tableaux de cette galerie représentent à leur tour
des tableaux, qui de leur côté feraient voir des inscriptions qu'on
peut déchiffrer, etc. ».
Rien n'a sans doute précédé cette situation. Rien assurément
ne la suspendra. Elle n'est pas tomprise, comme le voudrait Husserl,
entre des intuitions ou des présentations. Du plein jour de la pré-
sence, hors de la galerie, aucune perception ne nous est donnée
ni assurément promise. La galerie est le labyrinthe qui comprend
en lui ses issues : on n'y est jamais tombé comme dans un tas parti-
culier de l'expérience, celui que croit alors décrire Husserl.
Il reste alors à parler, à faire rlsonner la voix dans les couloirs
pour suppléer l'éclat de la présence. Le phonème, l'akoumène est
le phénomène du labyrinthe. Tel est le tas de la phonè. S'élevant vers le
soleil de la présence, elle est la voie d'Icare.
Et contrairement à ce que la phénoménologie - qui est toujours
phénoménologie de la perception - a tenté de nous faire croire,
contrairement à ce que notre désir ne peut pas ne pas ~tre tenté de
croire, la chose même se dérobe toujours.
Contrairement à l'assurance que nous en donne Husserl un peu
plus loin, « le regard » ne peut pas « demeurer ».

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