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Publications de l'École française

de Rome

Le culte du prophète au Maroc au XIIIe siècle : organisation du


pèlerinage et célébration du Mawlid
Halima Ferhat

Résumé
C'est au XIIIe siècle que le culte du Prophète s'impose au Maroc grâce à l'action de deux personnages. Abu Muhammad Salih
organise et impose à ses disciples la visite des lieux saints. Le départ est organisé à partir du Ribat de Safi ; plusieurs centres
d'accueil sont prévus dont les plus importants se trouvent à Aghmat, Sijilmassa, Tlemcen, Bougie, Barca, Alexandrie, Damas et
Médine. Abu Md Salih va à l'encontre des fuqaha, qui déconseillaient aux Maghrébins le voyage oriental trop risqué. Il est en
étroite relation avec l'auteur de al Burda, le poème qui joue toujours un si grand rôle dans le culte du Prophète et avec al
Qanjaray, parent des Ban° al 'Azafi qui ont imposé le Mawlid.
Cette fête est célébrée par les princes de Sabta avant de devenir, en 1262, une cérémonie officielle. Au XVe siècle le Mawlid
est une fête populaire qui masque parfois des dévotions moins orthodoxes, en particulier dans le monde rural.

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Ferhat Halima. Le culte du prophète au Maroc au XIIIe siècle : organisation du pèlerinage et célébration du Mawlid. In: La
religion civique à l’époque médiévale et moderne (chrétienté et islam) Actes du colloque organisé par le Centre de recherche
«Histoire sociale et culturelle de l'Occident. XIIe-XVIIIe siècle» de l'Université de Paris X-Nanterre et l'Institut universitaire de
France (Nanterre, 21-23 juin 1993) Rome : École Française de Rome, 1995. pp. 89-97. (Publications de l'École française de
Rome, 213);

https://www.persee.fr/doc/efr_0223-5099_1995_act_213_1_4938

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HALIMA FERHAT

LE CULTE DU PROPHÈTE AU MAROC


AU XIIIe SIÈCLE : ORGANISATION DU PÈLERINAGE
ET CÉLÉBRATION DU MAWLID

Au cours du premier tiers du XIIIe siècle apparaissent au


Maghreb et plus spécialement au Maroc, deux formes de piété
axées sur la personne du prophète Mohammad; ces innovations
généralement présentées comme indépendantes, qui ont
profondément marqué la société maghrébine, nous paraissent, au
contraire, étroitement, liées. Un certain nombre d'indices
permettent d'affirmer qu'il ne s'agissait pas là d'une simple
coïncidence.
À l'origine de ces actions deux personnages célèbres par
leur savoir et leur profonde piété : Abu Mohammad as Sâlih
qui organise le départ des marocains pour les lieux saints et
Abu al 'Abbâs al 'Azafi, qui prône la célébration de la nativité
du prophète. Ces initiatives partent de deux villes maritimes :
Safi, débouché atlantique de la capitale almohade Marrakech
et Sabta (Ceuta), port méditerranéen sur le détroit de
Gibraltar.
Les deux initiateurs sont particulièrement sensibles à la
menace chrétienne et familiers des croisades : Abu Mohammad as
$älih a séjourné vingt ans à Alexandrie. Le littoral de Safi connaît,
à son époque, les premières incursions chrétiennes. La ville de al
'Azafi est directement exposée aux attaques maritimes; assiégée
par les Génois en 1230, elle est sous la menace constante de la
Castille.
Les deux actions s'inscrivent dans une conjoncture dramatique.
L'année 1212, date de la terrible défaite de al 'Uqâb (Las Navas de
Tolosa), a marqué un tournant dans les affrontements entre les
chrétiens et les musulmans qui ont définitement perdu l'initiative.
La chute des plus importantes cités andalouses dont Cordoue la cité-
symbole, l'affaiblissement de l'empire almohade miné par des forces
centrifuges et une série de calamités naturelles (sécheresses,
famines et épidémies) et de désordres ont créé une ambiance de
désarroi.
90 halima ferhat

L'organisation du pèlerinage : Rakb al Häjj1

Le pèlerinage à la Mecque est une des cinq obligations de


l'islam mais c'est une obligation soumise à la capacité physique et
matérielle du croyant. Avant la fin du XIIe siècle, le problème du
pèlerinage a été âprement discuté : il s'agit de décider si les
Maghrébins étaient tenus d'accomplir le «Hajj» étant donnés
l'insécurité et le danger que représente un si long périple. Les croisades
(d'Orient et d'Occident), les troubles en Ifrikya et l'insécurité
maritime poussent d'éminents théologiens fuqaha, dont Ibn Roshd
l'Aîné, grand-père du philosophe, à donner la priorité à la lutte
contre les chrétiens de la péninsule déconseillant formellement le
voyage oriental. Quelques voix s'élèvent contre cette attitude et
attaquent avec véhémence ces voyageurs qui n'hésitent pas à
entreprendre des expéditions périlleuses pour des motifs
commerciaux et s'abstiennent du pèlerinage. Cadi de Seville et savant
renommé, Abu Bakr Ibn al'Arabi dénonce avec virulence la
position jugée scandaleuse de ses pairs qui cautionnent les laxistes qui
s'abstiennent de cette obligation religieuse2. Naturellement la
décision des fuqaha n'a pas abouti à l'arrêt du pèlerinage et les
mystiques continuent à partir pour la Mecque, séjournent longtemps à
Médine et certains choisissent d'y mourir pour être enterrés près
du prophète.
Des liens personnels et intimistes s'établissent entre les dévots
et le prophète : il hante leurs rêves, les guide, les interpelle etc.
Ceux qui n'accomplissent pas le pèlerinage prennent l'habitude
d'adresser des lettres et des élégies nostalgiques à la tombe de
Mohammad; cette tradition, de Hijäziät remonte au moins à
l'époque almoravide : le cadi 'Iyyäd, Ibn 'Abi al Khisal, Abu al
Qasim al 'Azafï et Ibn Halas ont envoyé à Médine des messages qui
ont été conservés.
Mais avant l'organisation de la caravane par Abu Mohammad as
Sâlih, le départ pour la Mecque reste une entreprise individuelle où
n'intervient aucune institution. Abu Mohammad as Sâlih est le
fondateur de la plus ancienne zaouya connue au Maghreb.
On attribuait à beaucoup de saints des miracles se rapportant
au Hajj (ils accomplissent miraculeusement le pèlerinage : ils
disparaissent de leur village ou de leur ville quelques jours, chevauchent
des animaux fantastiques et accomplissent le rituel; des pèlerins

1 M. Manouni, Rakb al Häjj al Maghribi., Tétouan, 1953. H. Ferhat, Sa.fi au


XIIIe siècle : histoire sainte, histoire urbaine, dans Le Maghreb aux XIIe et XIIIe
siècles, Casablanca, 1993, p. 79-90.
2 Al. WanSarisi, Al Mi'yâr al Mu'rib, Beyrouth, 1981, I, p. 432.
LE CULTE DU PROPHÈTE AU MAROC AU ΧΠΡ SIÈCLE 91

viennent plus tard affirmer les avoir rencontrés à la Ka*ba3. Le


voyage normal nécessite plusieurs mois et souvent quelques années.
Ce pèlerinage miraculeux, rapide et sans fatigue laisse Abu
Muhammad as Sälih sceptique. Il interpelle sévèrement ses disciples
les mettant en garde contre de telles présomptions : «Que celui
d'entre vous qui croit que j'ai pu visiter les lieux saints sans que les
chiens de Barca n'aient déchiqueté mon bâton renonce à son
erreur». Saint reconnu, il met le pèlerinage comme condition sine
qua non à l'adhésion à sa zaouya. Une fois initié le novice doit
obligatoirement partir en Orient et accomplir le rituel. Abu Mohammad
as Sälih promet sa protection et son aide aux pèlerins mais
exclusivement sur terre; il déconseille aux voyageurs la voie maritime
menacée par les chrétiens4.
Le départ est organisé à partir du Ribat de Safi. C'est là que les
caravanes en partance (le Rakb) se forment; les processions de
disciples doivent se conformer à certaines règles : port du chapelet,
d'une gourde et du bâton, prières, chants à la gloire du prophète etc.
Une série d'étapes est prévue entre la ville de Safi et la Mecque,
et ces relais sont tenus par des disciples ou des membres de la
famille du saint. Les centres d'accueil les plus importants se
trouvent à Aghmat, Sijilmassa, Tlemcen, Bougie, Barca, Alexandrie,
Damas et Médine.
L'un des fils de Abu Mohammad as Sälih s'installe à Aghmat, un
deuxième à Bougie et un troisième à Alexandrie; des courriers
réguliers assurent la communication entre les différentes villes5. Ces
foyers disposent de revenus de biens habous et assurent
l'hébergement et la nourriture aux pèlerins maghrébins. La zaouya
d'Alexandrie et celle de Médine sont particulièrement prospères. Les
Maghrébins sont de plus en plus nombeux à Médine où la vénération
pour la tombe du prophète est en train de devenir aussi importante
que la visite de la Ka'ba. L'initiative de Abu Mohammad as Çalih
attire un grand nombre d'adeptes. Les six plus anciennes confréries,
recensées au XIVe siècle par Ibn Qanfûd, se rattachent toutes à
l'ordre de Abu Mohammad as Sälih et la plus importante d'entre
elles est celle des Hajjâj (des pèlerins).

3I. Tadili, Kitäb TaSawwufilä Rijäl Tasäwwuf, Rabat, 1985 : 31 saints (du
Maroc et spécialement de la région de Marrakech), accomplissent le pèlerinage
miraculeux (tous les ans); 70 y vont 20 fois; l'un des plus célèbres, Abu al 'Abbas
Sabti se contente d'un pèlerinage symbolique.
"Ahmad Ibn Yansaran al Maghri, al Minhaj al Wadih, Le Caire, 1933
p. 368, 288, 333, 349.
5RakbalHâjj, 137.
92 halima ferhat

Les Banü al 'Azafi princes de Sabta, instaurent le Mawlid

Port dynamique où le commerce est prospère, Sabta est en ce


début du XIIIe siècle un brillant foyer de savoir qui accueille les
réfugiés fuyant les villes andalouses occupées par les chrétiens. La ville a
presque toujours été dirigée par des savants6. Sabta a produit deux
ouvrages importants à la gloire du prophète dès le XIIe siècle : Kitäb
ash Shifä du cadi 'Iyyàd et Kitäb al Tanwtr fi Mawlid Siräj al Munir
que le sabti Ibn Dihya, a composé pour le prince de Arbel7. Le cadi
'Iyyad a largement contribué au culte du prophète avec son Kitäb
ash Shifä qui célèbre les vertus et les charismes du prophète.
Enseigné du vivant de l'auteur, le livre a influencé beaucoup de
savants sabtis8. Parmi eux Abu al 'Abbâs al 'Azafi paré de toutes les
vertus par les historiographes, est l'ancêtre de la famille qui va
prendre le pouvoir dans la cité. Lié aux princes almohades, il est
aussi l'intime du mystique Abu al 'Abbâs al Qanjaray dont la fille
unique épouse son fils Abu al Qâsim. Abu al 'Abbâs est l'auteur de
plusieurs ouvrages dont Da'amat al Yaqin, biographie du saint Abu
Ya'zâ9. Son ouvrage principal, ad Durr al Munazzäm, complété par
son fils, est le livre fondateur du culte du prophète au Maroc.
Avant l'instauration du Mawlid, la ville de Sabta vit au rythme
de fêtes canoniques, 'id al Adhä et 'Id al Fitr, marquées par les
prières rituelles. Mais ces fêtes gardent un caractère essentiellement
familial. Des événements moins orthodoxes donnent lieu à des
manifestations populaires; le dixième jour du mois de Moharram,
jour de 'Ashûra, est marqué par des démonstrations de la piété
populaire : veillées religieuses, visites aux tombes et aux sanctuaires,
distributions d'aumônes; cette fête garde un caractère ambigu qui
masque mal des survivances préislamiques10. Les soufis célèbrent le
jour de 'Ashürä avec éclat en raison de sa relation avec le prophète.
Mais à Sabta comme dans la péninsule on fête aussi le Nayrouz, le
Mahräjan et le Mïlad qui correspond à la Nativité du Christ11; ces
occasions sont marquées par des réjouissances populaires, l'échange
de cadeaux avec les chrétiens et la consommation de pâtisseries et
de confiseries dont les fameuses tnadäin : cuits au four et décorés de

6 H. Ferhat, Sabta des origines au XIVe siècle Rabat, 1993.


7 A. Maqqari, Nafh At Tib, Π, Beyrouth, 1968, p. 301.
8 Abu al Hasan Ru'ayni, Bamämaj, Damas, 1962, p. 137 et 265. H. Ferhat,
Kitäb as Sir al Masûn de as Sadaft (sous presse).
9 E.I.2.IV, 726-727. H. Ferhat, Une texte inédit sur la mosquée de Sabta,
dans Hespéris Tamuda (Rabat), 1986. Tasawwuf, p. 271.
10 Mi'yar, XI, p. 151.
11 Ibn Sa'id al Maghribi, al Mugrib fi Hula al Magrib, I, Le Caire, 1964,
p. 292. M. Benchrifa, Proverbes andalous de az Zaggalli, Fès, 1971-1979, I,
p. 238-239. Nafh, I, p. 6.
LE CULTE DU PROPHÈTE AU MAROC AU XIIF SIÈCLE 93

fruits de saison ces gâteaux sont offerts aux enfants à l'occasion de


la nouvelle année chrétienne après avoir été exposés quelques jours
à l'admiration des visiteurs. Véritables maquettes de cités, les
madäin sont connues et répandues dans la capitale almohade dès le
règne du calife Ya'qüb al Mansür12.
Durr al Munazzam, véritable manifeste pour la célébration du
Mawlid, anniversaire du prophète a un aspect polémique
incontestable13. En rédigeant cet ouvrage al 'Azafi déclare que son objectif est
de lutter contre la diffusion des mœurs chrétiennes. Il dénonce
autant les dépenses extravagantes occasionnées par cette fête
étrangère à l'islam que l'imitation des chrétiens. Il substitue le Mawlid,
Nativité du prophète Muhammad, au Miläd qui est celle du Christ,
co-auteur de Durr al Munazzam, son fils Abu al Qâsim impose la
cérémonie : il commence par une campagne systématique auprès
des jeunes écoliers leur expliquant l'importance de cet
anniversaire14. Dès son arrivée au pouvoir, il organise des manifestations
publiques et populaires dans toute la cité pour commémorer la
naissance du prophète; pendant trente ans de règne, de 1250 à 1279, il
célèbre avec éclat le Mawlid; les enfants, écoliers, commis des
boutiques et apprentis des ateliers, nombreux dans la cité, défilent dans
les rues en chantant des prières et des poèmes à la gloire du
prophète. Ce jour-là est un jour chômé dans l'industrieuse cité.
Banquets, cadeaux aux enfants, processions, chants et réjouissances
sont à la charge du prince. Dès son arrivée au pouvoir, Abu al Qâsim
al 'Azafi envoie un exemplaire de ad Durr al Munazzam à al Murtadâ
et lui recommande de célébrer le Mawlid. Ce conseil est suivi par le
calife almohade qui adopte la fête et distribue beaucoup d'aumônes
à cette occasion15. Ibn al Qattân, historiographe de ai Murtadâ,
rédige plusieurs ouvrages célébrant la naissance du prophète16.
A Sabta les mystiques adoptent rapidement le Mawlid. Le saint
andalous al Yuhansi, installé dans la voie, organise à cette occasion,
un rassemblement de soufis venus de différentes régions : pendant
huit jours le Santa' (concert spirituel) attire dix mille pèlerins. Mille
cinq cents repas à base de miel et de gâteaux (kahk) sont servis et

12 A. Qastali, Milagros de Abu Marwan al Yuhanisi (Tuhfat al Mugtarib), éd.


F. de la Granja, Madrid, 1974, p. 64-65 et 101.
13 A. Badisi, Al Maqsad (Vies des saints du Rif), trad. D. Colin (G.S.), dans
A.M., 1928. Milagros, p. 108.
14 Md. Ibn al Qasim al Ansari Ifytsär al Afybär'amma käna bi Thagr Sabta min
Sana al Atâr, Rabat, 1969. Trad. F.A. Turki, dans Hespéris Tamuda (Rabat), 1982,
83. Da'amat al Yaqïn fi Za'ämat al Muttaqïn, Mss B.G.A.341. Édit A. Toufiq,
Rabat, 1989. F. al Yazidi, Kitâb ad Dur al Munazzam, thèse de 3e cycle, Rabat,
1981, exempl. dactyctographié.
15 Ibn Idhari, al Bayan, Rabat, 1985, p. 446.
16 Manouni, Waraqat, Rabat, 1979, p. 262.
94 HALIMA FERHAT

nombre d'animaux sont sacrifiés pour nourrir les pèlerins; des


poèmes spécifiques (mawlüdya) sont récités ou déclamés ce
jour-là17.
Beaucoup de savants théologiens restent hostiles à cette fête qui
ne trouve pas sa justification dans les textes anciens. Mais l'initiative
de al 'Azafi est définitivement consacrée en 1262 lorsque Abu Ya'qüb
al Marini lui donne un caractère officiel18. Le souverain Abu Sa'id al
Marini adopte le septième jour de la naissance du prophète, jour du
«baptême», comme seconde fête. À partir du règne de Abu Sa'id,
l'État mérinide prend en charge les frais des festivités du Mawlid
dans tout le royaume.
La célébration de la naissance du prophète a donné lieu à un
débat qui s'est prolongé jusqu'au XVIe siècle. Au XIVe, l'autorité de
Ibn 'Abbäd de Ronda, favorable à l'initiative de al 'Azafi, ne calme
pas les esprits19. Mais sa fatwa a joué un rôle déterminant : le célèbre
mystique affirme que l'anniversaire du prophète doit être marqué
par la joie et l'allégresse; les efforts doivent être faits pour réjouir la
vue par les illuminations et l'ouïe par le Sama; il recommande aux
croyants le port des beaux vêtements et l'usage de belles choses pour
marquer ce jour; malgré les risques de dérapage, Ibn 'Abbäd ne
partage pas l'hostilité de ses confrères fuqaha et refuse le
rapprochement qu'ils ont tendance à faire entre cette fête et les fêtes
«païennes» du Nayrouz et du Mahrajan. Il rappelle que son maître,
l'intransigeant mystique Ibn 'Ashïr, déconseillait aux novices les
actes de contrition le jour du Mawlid qui doit être un jour
d'allégresse pour les adultes et de joie pour les enfants. Ibn 'Abbäd est
l'auteur d'un des plus beaux commentaires du poème dit al Burda,
composé par al Busayri à la gloire du prophète20. In Marzüq,
l'historiographe de Abu al Hasan le mérinide, rédige un véritable
manifeste, Jana al Jannatayn ft Sharafal Laylatayn, pour défendre la
célébration du Mawlid et celle de la Nuit du Destin21.
Il faut attendre le XVIe siècle pour que la fête soit définitivement
acceptée. La dynastie mérinide lui a conféré un éclat et un prestige
sans précédent et a intégré l'éloge du souverain régnant à l'éloge du

17 Mïlagros, 108.
18 Maqsad, 90-91 et note 288. Ibn Marzuq, Al Musnad As Sahïh Al Hasan Fî
Maâtir Mawläna Abi al Hasan., éd. M.J. Viguera, Alger, 1981 (trad. Madrid, 1977),
p. 428 et note 65.
19 Ibn 'Abbad, Ar Rasä'il al Kubrä, lith. de Fès, 1320, p. 58. Mi'yar, XI,
p. 278-XII, p. 141.
20 E.P, VI, 377. A. Salmi, Le genre des poèmes de Nativité (Mawludiyyas) dans
le royaume de Grenade et au Maroc au XIIIe et au XVIIIe siècle dans Hespéris
Tamuda (Rabat), 1956.
21 Mi'yar, XI, p. 278-289.
LE CULTE DU PROPHÈTE AU MAROC AU ΧΠΡ SIÈCLE 95

prophète. Les dynasties postérieures vont donner encore plus d'éclat


au Mawlid.
Abu al 'Abbas et Abu al Qasim al 'Azafi, qui sont à l'origine du
Mawlid, se sont abstenus du pèlerinage. Cherchant de nouvelles
valeurs à une société en désarroi, ils ont substitué une nouvelle fête
à des festivités qui échappaient au contrôle des fuqaha. On ne peut
pourtant éviter d'opposer les festivités populaires de Sabta, où le
Mawlid est largement célébré dans les familles et dans la rue, à
celles des autres villes où la fête est d'abord et avant tout une fête
officielle. L'épisode rapporté par l'auteur du Musnad illustre cette
opposition : à la veille de la bataille d'Algésiras, Abu al Hasan décide
de fêter le Mawlid à Sabta. Mais les musiciens, les fuqaha et les
dignitaires de sa Cour s'abstiennent de quitter Fès pour le rejoindre.
Apparemment ils étaient loin d'accorder la même importance à la
cérémonie. La violente colère de Abu al Hasan, prince connu pour
sa magnanimité, prouve l'importance qu'il accordait à cette
manifestation22.
Dès la fin du XVe siècle, le Mawlid est définitivement intégré
comme fête officielle et populaire. La description de Léon l'Africain
est valable pour les siècles postérieurs :
«On réunit les poètes le matin de cette fête, de bonne heure, sur la
place du chef des consuls. Ils montent sur la banquette qui sert de
siège à ce dernier et chacun récite son poème en présence d'une
nombreuse assistance. Le poète qui est jugé avoir le mieux et le plus
agréablement déclamé ses vers est proclamé cette année prince des
poètes et considéré comme tel»23

Continuant ces observations Léon ajoute :


«Ces enfants ont également une fête le jour de la naissance du
prophète. Leurs pères sont obligés d'envoyer un cierge à l'école, aussi
chaque enfant y apporte-t-il le sien. Certains enfants portent un
cierge de trente livres (10 kilos) d'autres de plus, d'autres de moins. Ce
sont de beaux cierges très ornés, garnis tout à l'entour de nombreux
fruits de cire. On les allume à la pointe de l'aube et on les éteint au
lever du soleil. Le maître a coutume de faire venir quelques chanteurs
qui chantent les louanges de Mahomet»

Avec les Sa'adiens, descendants du prophète, la fête prend tout


son éclat. Des cierges gigantesques et multicolores, chefs-d'œuvre
fabriqués par les maîtres artisans, sont portés en procession. La
procession des cires qui survit à Salé est un pâle écho de ces festivités24.

22 Musnad, p. 152.
23 Léon l'Africain, Description de l'Afrique, Paris, 1956, p. 215.
24 V. Loubignac, La procession des cierges à Salé, dans Hespéris Tamuda
(Rabat), 1946, p. 5.
96 HALIMA FERHAT

Étroitement attachée à la ville, aux corporations et aux saints, la


manifestation de Salé est aussi une fête votive où la corporation des
barcassiers jouait un grand rôle; mais le véritable héros de la fête est
le prophète. La procession emprunte les rues les plus commerçantes
et les artères importantes. Toute la population de la cité y participe,
y compris les femmes et les enfants.
Le succès de l'initiative de al 'Azafi s'explique, partiellement, par
la conjoncture politique. Le recul inexorable en al Andalus et
l'émiettement du pouvoir central ont mis en péril l'unité
maghrébine. En évoquant l'épopée prophétique et le personnage physique et
réel de Mohammad, en rappelant dans les panégyriques poétiques
(Mawlüdya) une histoire qui intègre tous les pays musulmans
autour de la personne du prophète, al 'Azafi a souligné une certaine
cohésion politique et le sens d'une unité palpable. L'hégémonie des
Chérifs dans la société a renforcé cette entreprise.
Les deux actions, celle de Abu Mohammad as $âlih en faveur du
pèlerinage et celle des Banü al 'Azafi coïncident dans le temps et
sont étroitement liées : un même personnage y joue un rôle
déterminant. Il s'agit de Abu al 'Abbâs al Qanjaray père de la femme de Abu
al Qäsim al 'Azafi, prince de la cité. Al Ansari cite sa tombe parmi les
sanctuaires les plus vénérés de Sabta. Al Qanjaray a été l'un des
initiateurs d'Abü Mohammad as Çalih et ses actions importantes ont
été en faveur du pèlerinage et des descendants du prophète25.
Abu 'Abbäs Ahmad Ibn Ibrahim Ibn 'Abd al Malik Ibn Mutarrif
Tamimi al Murry ne figure pas dans les corpus hagiographiques
maghrébins mais l'auteur oriental Safi ad Din Ibn Mansour l'intègre
dans sa Risala; il est largement cité dans les dictionnaires
biographiques réservés aux savants. Les petites divergences qui existent
dans les différentes notices ont fait croire à des personnages
différents. Le rapprochement des éléments biographiques ne laisse
aucun doute : il s'agit bien d'un seul et même homme. Les données
essentielles sont les mêmes dans tous les corpus : mêmes dates,
même particularité (il est atteint de vitiligo), même récit de la vision
de la fille du prophète qui lui apparaît dans un rêve et lui ordonne de
distribuer les aumônes aux chérifs de la Mecque etc.; l'imitation
outrée du prophète (le personnage hésite à manger le melon, faute
de disposer d'un hadith l'éclairant sur la manière dont le prophète
consommait ce fruit) se retrouve dans tous les récits. Contrairement
à la majorité des souris maghrébins, al Qanjaray entretient
d'excellentes relations avec le pouvoir almohade. Intime du prince Abu al
'Ala Idris, le futur al Mämün26, il lui envoie une lettre de félicitations

2625 Personnalité
al Ansari, Ihtisar
insaisissable,
al Afrbar, alRabat,
Qanjaray
1987, est
p. 127.
cité dans plusieurs ouvrages.
LE CULTE DU PROPHÈTE AU MAROC AU XIIIe SIÈCLE 97

au moment de sa nomination comme gouverneur de Cordoue et


reçoit une réponse rédigée par un autre soufi, le célèbre Abu Zayd al
Fazari qui lui exprime le profond attachement du prince.
Chargé officiellement de la distribution des aumônes des
princes et dignitaires almohades, il est aussi responsable de la
fondation des habous marocains dans les lieux saints. Les sommes dont
il dispose sont importantes et il jouit d'une fortune personnelle qui
est, selon certains de ses pairs, en contradiction avec sa qualité de
saint27.
Al Burda est un autre point commun entre les deux initiatives :
Abu Mohammad as Sälih est en étroite relation avec al Busari,
l'auteur de ce fameux poème qui devient la principale lecture lors des
cérémonies du Mawlid. De multiples vertus sont attribuées à ce
panégyrique : si on le lit quarante fois de suite, on peut accéder à la
vision du prophète, etc.
Ce culte du prophète rejaillit sur ses descendants (Ahi al Bayt)
dont le respect et l'amour deviennent un impératif social28.
Le Mawlid a permis d'islamiser les dévotions populaires
douteuses et de rattacher le culte des saints à celui du prophète : c'est un
fait remarquable que les confréries extatiques ('Aïssaoua, Hamdasha
etc.) se rattachent au Mawlid. Dès les XIVe siècle Ibn Qanfud décrit
des cérémonies dans les Doukkala pendant la fête du Mawlid. Le
nom de la cérémonie va désormais remplacer le nom du mois (Rabi
II), dans le dialecte marocain29.

Halima Ferhat

Les biographes le nomment tantôt al Marini (al Minhaj, p. 283-284), tantôt al


Maghribi ou al Gharbi ou al 'Azafi. D. Gril, Risalat Safy Addine Ibn Zafir, Paris,
1986, p. 93 et note 3. Bamamaj 154-158. Ibn al Abbar, Tacmila, p. 144 - Ibn
'Abdal Malik MurrAkuSy, Dayl Wa Tacmila Weitab Al Mawsul Wa As Sila I,
Beyrouth, s.d., p. 50. Taqy ad Dine el Fasi, al 'Iqd Tamïn ft Târïfy al Balad al Amïn, II,
Le Caire, 1959, p. 6. H. Ferhat, Le Maghreb aux XIIe et XIIIe siècles : les siècles de
la foi, Casablanca, 1993, p. 122.
"Nafh V, p. 468.
28 Milagros, p. 101.
29 Ibn Qanfud, Uns al Fakir, Rabat, 1965.

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