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Abstract
Setting out from the information provided by the automatic indexation of certain French texts by Descartes, a comparison is
made between the occurrences of the item capable and those of their respective Latin translations. One observes that often
capable allows of an « active » semantic in Descartes, completely foreign to the « passive » semantic of capax ; hence the
recourse of translators to metaphors and substitutions. Inquiring into the semantic reversal thus discovered, the attempt is made
to understand it in relation to the definition of man in the theologians of the 16th century, no longer as capax Dei, but as
endowed with a power by his nature alone.
Résumé
À partir des informations fournies par l'indexation automatique de certains textes français de Descartes, on y compare les
occurrences de l'item capable avec celles de leurs traductions latines respectives. On constate que, souvent, capable admet
chez Descartes une sémantique « active », complètement étrangère à celle, « passive », de capax ; d'où le recours par les
traducteurs à des métaphores ou des substitutions. S'interrogeant sur le renversement sémantique ainsi repéré, on tente de le
comprendre en relation avec la définition, chez les théologiens du XVIe siècle, de l'homme, non plus comme capax Dei, mais
comme doué d'un pouvoir de par sa nature seule.
Marion Jean-Luc. De la divinisation à la domination : Étude sur la sémantique de capable/capax chez Descartes. In: Revue
Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 73, n°18, 1975. pp. 263-293;
doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1975.5837
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1975_num_73_18_5837
chez Descartes
A H. de Lubac.
§ 1. Élaboration de la question
second rang ; le terme alors « se dit des choses, et dans cette acception
il n'a guère d'usage qu'avec tenir ou contenir ». Si l'on admet donc que,
grossièrement, entre le XVIème et le XVIIème siècle (9), la signification
principale de capable \ capacité s'inverse, passant de la passivité
réceptrice à la puissance agissante, on cherchera plus qu'une datation précise,
mais impossible, de ce virage sémantique, à en démonter le mécanisme.
Comment passe-t-on, et par quelles étapes, de l'un à l'autre ?
Avant de poursuivre, revenons à la sémantique latine, à capax /
capacitas. Au contraire de l'ambivalence du français, la signification
en reste absolument passive, celle d'une contenance réceptrice. Cicéron,
par exemple (Orator, XIV, 104), «Demosthenes ... non semper implet
aures meas : ita sunt avides et capaces, et semper aliquid immensunï
desiderant», ou Lucain,« Urbem ... generis capacem humani» (Pharsale,
I, 511-513). Contenance, que capax traduit lui-même du grec ^co^Tt/co?/
SeKTiKos comme le prouve, par exemple, la version latine des
fragments du saint Irénée (10). — Cette signification exige une construction
particulière, qui manifeste le lien à un « complément d'appartenance
et de spécification » (Juret) (11), dont dépend, sémantiquement et syn-
taxiquement, le capax. S'introduit donc entre eux un rapport d'en-
gendrement, une yeviKq tttôhjis, que nous consignons comme le cas
du génitif (12). Sans exception notable (13), le latin maintient capax en
(9) Une détermination plus présice de l'évolution chronologique de la sémantique
de capable ne sera possible qu'une fois achevés les volumes 16e et 17e s. du Trésor de la
langue Française (C.N.R.S. Nancy). Le dépouillement partiel de l'Inventaire de la Langue
Française, que nous avons pu consulter grâce à l'obligeance du recteur P. Imbs, confirme
les limites extrêmes du retournement.
(10) Saint Ibénée, Adversus Haereses, I, 7, 5; IV, 20, 5; 32, 2; etc. — Autres
exemples de capax réceptif dans A. Blaise, Le Vocabulaire latin des principaux thèmes
liturgiques, (réédition Brepols), Turnhout, 1966, §§ 462, 252, 256, 257.
(11) Juret, Syntaxe de la Langue latine, Paris, Belles Lettres, 1926, section 2,
chap. 1.
(X2) Ernotjt et Thomas, Syntaxe latine. Paris, 1939, pp. 57-58.
(i3) Le Thesaurus Linguae laiinae (Teubner, Leipzig, 1907, t. 3, col. 304) cite
pourtant quatre exceptions à la syntaxe passive de capax :
(1) Stace, Silvae, III, 1, 85, «capax operire»;
(2) Rufin (trad. d'Origène, In Genesim, IV, 1, Patrologie Latine, 12, 184 a) : « Non
enim capiebat Loth meridianae lucis magnitudinem. Abraham vero capax fuit plenum
fulgorem lucis excipere ». — Dans ces deux cas, les infinitifs ne produisent leur
construction inattendue que pour confirmer sémantiquement la réceptivité de capax (s'ouvrir,
recevoir) ;
(3) Commode, « Numine de tanto [Deus -] se fecit videri capacem (Carmen Apologeti-
cum, 118), et
Sémantique de capable/capax chez Descartes 267
Nous retenons trois discours (Di, D2, D3), qui se donnent chacun
en deux textes (ti, tï). En chaque cas, le premier texte (ti) est français ;
le second (t2), latin, d'un traducteur, aussi servile que possible.
Di se compose de ti, Discours de la Méthode (texte au tome VI
de l'éd. Adam- Tannery, 2ème éd., Paris, 1966, pp. 1-78), et de t2,
Dissertatio de Methodo (ibid., pp. 540-583), traduction latine par Etienne
de Courcelles, parue dans les Specimina Philosophiae, Elzevir,
Amsterdam, 1644. Peut-on tenir cette traduction pour un second texte du
même discours? Dans sa préface latine au lecteur (A.T. VI, 539),
Descartes mentionne certes premièrement, qu'il a modifié parfois
le sens de son discours : « Ego vero sententias ipsas saepe mutarîm,
et non ejus verba, sed meum sensus, emendare ubîque studerim»;
mais dans les séquences où apparaît capable, sauf une occurrence
(4) Tebttjllien, « caro capax restitui, divinitas idonea restituendi » (De Resurrec-
tione, XIV, Patrologie Latine, 2, 812 a), utilisent tous deux un infinitif passif qui, loin
de souligner un pouvoir humain de voir Dieu, ou de ressusciter, précise que Dieu seul
se donne à voir, et opère le salut : ces verbes n'admettent d'agent que hors du capax.
Dans tous ces cas donc, la syntaxe en préserve, finalement, la sémantique originellement
« passive ». — Quant à la signification juridique de capax, elle ne semble pas non plus
faire exception; la capacité désigne ici la responsabilité, par laquelle peut retomber
sur, échoir à, relever de tel ou tel sujet juridique soumis à la loi, le dol (capax doli, culpae),
l'héritage (capax dotis), etc. Avant de permettre des actes juridiques, la capacité constitue
la personne comme le répondant de ce qui advient. — Voir Vocabularium jurisprudentiae
Romanae, 1903, 11, 615.
268 Jean-Luc Marion
§ 3. L'exercice du pouvoir
(16) Pour la référence aux emplois par Descartes lui-même, de capax H endi.
voir § 4.
278 Jean-Luc Marion
On conclut que :
1. À 33 occurrences de capable correspondent matériellement
12 de capax (A, A', B, C, D), 13 de posse (F), et 8 périphrases (E, E1).
2. Le posse permet de comprendre la sémantique de capable
comme pouvoir « actif », dont la syntaxe se révèle irréductible à celle
de capax.
3. L'exigence syntaxique de capable permet de réduire (E) à une
variante de (F).
4. La contradiction des syntaxes permet de comprendre comment
(E1) et (A1), ainsi que (D), tentent des conciliations de la syntaxe latine
avec la variation sémantique de capable.
5. La variation sémantique de capable permet d'interpréter (B)
et (C) comme sa dénonciation, dans la syntaxe même du capax, par
adjonction du gérondif.
6. Cette interprétation pourrait réduire certaines occurrences
de formule (A) à la formule (B), en sorte que :
7. Finalement, parmi les 33 occurrences, 2 seulement demeurent
étrangères à la variation sémantique, qui substitue au capax réceptive-
ment passif, le «pouvoir» actif de capable (17).
Si donc l'examen des formules de traduction privilégiées fait
ressortir un primat de celles qui passent de capable à posse (ou
équivalents) sur celles qui maintiennent capax, deux questions interviennent.
Premièrement, cette interprétation de la capacité comme un pouvoir
se confirme-t-elle dans l'ensemble de la pensée cartésienne ? (voir § 4).
(19) A F. de Beaune, 20 février 1639, A.T. II, 418, 24-26. — A cette occurrence se
rattachent certaines des Regulae, ainsi 453, 15 « subjectum ... infinitarum dimensionum
capax ». Cependant capacitaa areae (422, 22) renvoie bien à une contenance (voir Météores,
Y, A.T. VI, 282, 3-6).
(20) Ce qui confirme, en inveisant seulement le développement, l'ajout par de
Courcelles, en D1 (4) et D1 (5) d'un gérondif à capax pour traduire le capable simple de
Descartes (Cf. § 3).
282 Jean-Luc Marion
(21) Voir summe potens, A.T. VII, 21, 2, Principia I, 14, etc.; et aussi A.T. VII,
36, 9; 45, 13; 109, 4; 110, 27; 111, 4; 111, 19; 119, 13; 236, 9, 11, 237, 1, 8-9; 241, 3;
etc. — II faudrait peut-être poser une question : Descartes n'entreprend-il pas, en propre,
de penser le Dieu de la métaphysique à partir de la puissance, ou mieux de la
surabondance de puissance ?
(22) L'analyse qui suit, comme en fait toute cette étude, se donne comme une
notule, en marge du magistral et fondamental travail qu'a mené à bien la méditation
d'H. de Lubac, dans Le Mystère du Surnaturel (Paris, 1965) comme dans Augustinisme
et Théologie moderne (Paris, 1965).
(23) Voir, outre l'abondante littérature habituelle consacrée au sujet, notre esquisse,
« Distance et Béatitude. Sur le mot de capacitas chez saint Augustin », in Résurrection,
n° 29, pp. 58-80. Paris, 1969.
Sémantique de capable /capax chez Descartes 283
(27) Respectivement Sum. Th., 111a., q. 9, a. 2, resp. (voir ad 3m); la Ilae, q. 113,
a. 10, c, qui confirment encore l'équivalence capax Dei — ad imaginem (Dei).
(28) Le rapport de la capacitas à la participatio s'accomplit dans le désir, mais
entendu au sens de l'eW/cTaais de Grégoire de Nysse, et de S. Paul (Voir J. Daniélou,
Platonisme et Théologie mystique, Paris, 1944, p. 309 sqq.) —
(29) Respectivement Sum. Th. la, q. 67, a 2, resp., et Contra Gentes, 1, 7. — Voir,
exposant la même thèse, sans mobiliser explicitement le concept de capax Deijcapacitas,
successivement : Sum. Th. la Ilae, q. 91, a. 4, resp., « ... homo ordinatur ad finem beati-
tudinis aeternae, quae excedit proportionem naturalis facultatis humanae, ut supra
habitum est (q. 5, a. 5) », (ce dernier texte, qu'on verra plus bas, utilise capax) ; Contra
Gentes III, 148, « Sed ulterius ultimus finis hominis in quadam veritatis cognitione
constitutus est, quae naturalem facultatem ipsius excedit»; etc.
286 Jean-Luc Marion
(31) Respectivement Sum. Th. 111a, a. 3, ad 3m, puis lia Ilae, q. 24, a. 3, resp. —
On en rapprochera l'opposition si nette de la capacitas au pouvoir par Duns Scot, Ordina-
tio, Prol., q. 1, n. 26, « In hoc magis dignificatur natura, quam si suprema sibi possibilis
ponetur illa naturalis (se. perfectio) ; nec miram est, quod ad majorem perfectionem sit
capacitas passiva in aliqua natura, quam ejus causalilas activa se extendat » (Opera Omnia,
Rome, 1950, I, § 75 p. 46, et toute la discussion).
288 Jean-Luc Marion
(32) Respectivement Stjarez, De Ultimo Fine Hominis (O.O., éd. Vives, Paris, 1856,
t. 4), d. XVI, s. 1, n.l p. 149; d. XV, p. 144; d. XVI, s. 1, n. 2, p. 150.
(33) De Ultimo Fine Hominis, d. IV, s. 3, n. 4, «... homo sic creatus haberet aliquem
finem ultimum et illum posset suis actionibus aliquo modo attingere cognoscendo et
amando illum : ergo esset capax alicujus beatitudinis proportionatae et connaturalis
sibi» (p. 44); d. VII, s. 2, n. 11, «... fieri autem potest, ut eadem potentia, quae capax
nobilissimi actus, sit etiam capax ignobilioris » (p. 92, voir Descartes D1, n° 1); d. XV,
s. 2, n. 5, « Tandem in hoc differt naturalis beatitudo a supernaturali, quod ilia consista
in actionibus, ad quos natura dédit facultatem, et capacitatem in suo ordine proportiona-
tam» (p. 147); etc. — II n'est pas sans intérêt, eu égard à la signification juridique
et romaine du terme (note 13), de constater que Suarez, dans un de ses premiers ouvrages,
a renversé également la sémantique de la capacitas légale : De Justitia et Jure (éd. J.
Giers, in Die Gerechtigkeitslehre des jungen Suarez, Fribourg-en-B., 1958), d. 2, q. 12,
« Actus autem elicitus vere est sub hominis dominio, quia simpliciter est liber, et potest
homo illo uti ut voluerit, juxta capacitatem naturae» (p. 34), d. 2, q. 16, « Etiam pueros
esse capaces dominii ... quia licet non possunt pro tempore ea exercere per se, possunt
tamen per alios; et expectatur tempus, quo per se possunt » (p. 17); voir ibid., p. 85;
etc. — II faudrait d'ailleurs demander si la compréhension juridique de l'homme comme
capax dominii ne précède pas la destruction explicitement théologique de l'homme
comme capax Dei.
(34) Voir respectivement De Gratia (O.O., éd. Vives, Paris, 1857, t. 7), Prol. IV, c. 1,
n. 17, (p. 184) ibid., n. 21, « appetitus obedientialis non sufficit, est enim quasi potentia
neutra» (p. 185); ibid., c. 1, n. 5 (p. 180). — Voir aussi la discussion explicite des deux
significations de capacitas en De Ultimo Fine Hominis, d. XVI, s. 1, n. 8 et 9 (t. 4, p. 153).
Sémantique de capable/capax chez Descartes 289
(39) Lettre à Mer senne, mars 1642, A.T. III, 544, 11-17. Descartes, pour qu'on ne
s'y trompe pas, précise explicitement ce qu'on avait déjà compris, « Et je n'ai rien dit
touchant la connaissance de Dieu, que tous les théologiens ne disent aussi ». — Même écart
entre la connaissance naturelle et la béatitude surnaturelle dans la Lettre à Newcastle ( ?),
mars-avril 1648, A.T. V, 137,25.
(40) A.T. I, 408, 26-28.
292 Jean-Luc Marion
Plus encore que cette question, importent les conditions qui la rendent
possible. Celles-ci sont, comme souvent, théologiques, et passées,
comme souvent aussi, par Descartes dans le champ de la métaphysique.
La mutation de la sémantique de capax est l'une d'entre elles.