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Revue Philosophique de Louvain

De la divinisation à la domination : Étude sur la sémantique de


capable/capax chez Descartes
Jean-Luc Marion

Abstract
Setting out from the information provided by the automatic indexation of certain French texts by Descartes, a comparison is
made between the occurrences of the item capable and those of their respective Latin translations. One observes that often
capable allows of an « active » semantic in Descartes, completely foreign to the « passive » semantic of capax ; hence the
recourse of translators to metaphors and substitutions. Inquiring into the semantic reversal thus discovered, the attempt is made
to understand it in relation to the definition of man in the theologians of the 16th century, no longer as capax Dei, but as
endowed with a power by his nature alone.

Résumé
À partir des informations fournies par l'indexation automatique de certains textes français de Descartes, on y compare les
occurrences de l'item capable avec celles de leurs traductions latines respectives. On constate que, souvent, capable admet
chez Descartes une sémantique « active », complètement étrangère à celle, « passive », de capax ; d'où le recours par les
traducteurs à des métaphores ou des substitutions. S'interrogeant sur le renversement sémantique ainsi repéré, on tente de le
comprendre en relation avec la définition, chez les théologiens du XVIe siècle, de l'homme, non plus comme capax Dei, mais
comme doué d'un pouvoir de par sa nature seule.

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Marion Jean-Luc. De la divinisation à la domination : Étude sur la sémantique de capable/capax chez Descartes. In: Revue
Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 73, n°18, 1975. pp. 263-293;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1975.5837

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1975_num_73_18_5837

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De la divinisation à la domination :

Étude sur la sémantique de capable /capax

chez Descartes

A H. de Lubac.

§ 1. Élaboration de la question

Les entreprises contemporaines pour constituer, avec l'aide de


moyens techniques puissants (ordinateurs), des indices de corpus
philosophique, soulèvent un constant paradoxe. Autant leur élaboration
progresse rapidement, autant l'utilisation des informations ainsi
disponibles reste-t-elle en butte à de grandes difficultés. Fréquences
relatives, ou absolues, co-occurrences, recherche des hapax, longueur
de phrases, redondance lexicale, etc., tous ces paramètres d« calcul
ne peuvent suffire à construire la question proprement philosophique,
qu'ils servent seulement. Le dernier mot reste au chercheur puisque
lui seul peut faire jouer philosophiquement le complexe d'informations,
où se réduit tel ou tel texte, philosophique ou supposé tel (1). — Le
travail d'indexation du corpus cartésien par l'Équipe Descartes (Paris),
n'échappe pas à ces difficultés et ambiguïtés (2). Pour transgresser
l'insignifiance, même rigoureusement quantifiée, jusqu'à une
interrogation authentiquement conceptuelle, plusieurs procédés se présentent.
Deux d'entre eux sont assez fréquemment utilisés. Premièrement,
la mise en place (par indexation exhaustive) d'un réseau de signifiants,
qui permettent, outre un lexique raisonné, la constitution rigoureuse

(!) Sur ces questions, on pourra consulter la Revue Internationale de Philosophie,


1973/1, n° 103, sur « Études philosophiques et informatiques», dont notre contribution
« À propos de la sémantique de la méthode » (pp. 37-48) sur le Discours de la Méthode.
(2) Pour un état de ses travaux d'indexation du corpus cartésien, voir « Bulletin
Cartésien III», in Archives de Philosophie, 1974/3, la contribution de J.-R. Armogathb,
pp. 453 ss. — et aussi Computers and Humanities, mai 1971, vol. 5, New York, p. 315,
*P12.
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de l'état synchronique des signifiés correspondants — analyse


sémantique ; dans ce cas, le texte d'expérimentation renvoit à un unique
discours, dont on inventorie l'architecture sémantique (D = t).
Deuxièmement, la mise en évidence de l'évolution diachronique d'un corpus
de signifiés, par repérage des apparitions, disparitions et substitutions
de certains signifiants dans un même texte ; lequel recèle alors plusieurs
discours, dont les écarts, sur ce terrain commun, deviennent visibles
(D1 -f- D2 + D3 + ... Dn = t) (3). Reste une autre manière de repérer
les écarts significatifs, que nous tenterons ici d'appliquer : étudier
le rapport de superposition, ou non, entre les deux signifiants, supposés
se correspondre, dans deux textes supposés équivalents : ainsi dans le
texte français d'un discours, et son texte latin (sa traduction, donc),
un même réseau conceptuel (les signifiés du philosophe) est censé se
donner à lire dans deux textes, deux syntaxes, deux lexiques de
signifiants (D es ti + £2). La traduction ne peut, à moins de
translitération, éviter la réinterprétation par un système d'équivalences.
Celles-ci permettent une manière de définition opératoire des concepts,
indépendants des signifiants de tel ou tel texte : d'abord parce que
l'un peut se substituer à l'autre, en passant du texte ti au texte t2-,
ensuite, parce que l'équivalence ne réunit pas ces signifiants sans
quelque modification de l'un, ou de l'autre, pour l'accorder au concept;
dans ce cas, l'accord d'équivalence sémantique des signifiants suppose,
par là même, l'écart de l'un ou (et) l'autre avec la sémantique «
naturelle» de son signifié commun; cet écart sémantique se décèle au vu
de l'écart syntaxique qu'impose au signifiant le concept signifié,
que l'équivalence (traduction) lui désigne. Ici, le latin doit réformer
la syntaxe de certains signifiants pour que ceux-ci signifient
précisément le signifié qu'impose le français ; car le signifiant français ainsi
traduit reste dépositaire d'un signifié lui-même modifié — parce que
pensé conceptuellement par le philosophe. En un mot, l'écart
syntaxique du signifiant latin avec la latinité « correcte » mesure l'écart
sémantique qu'impose le signifié français à traduire, — mais l'équivalence
ainsi obtenue transpose l'écart sémantique inscrit dans le concept

(3) Voir la tentative de A. Robinet, et des « philogrammes » dégagés des variantes,


d'édition en édition, du texte de Malebrache, particulièrement dans « Malebranche et
Leibniz à l'ordinateur : de PIM 71 à MON ADO 72 », in Revue Internationale de
Philosophie, loc. cit., pp. 49-56; et« Hypothèse et Confirmation en Histoire de la Philosophie »,
in Revue Internationale de Philosophie, 1971/1-2, pp. 119-146.
Sémantique de capable /capax chez Descartes 265

lui-même, qui réformait déjà le signifié français. Le concept à penser


se dégage par cette double opération, qui le définit (4).
À ce cadre vide, correspond une question définie. — La sémantique
de capable \ capacité demeure, au XVIème siècle, celle d'une
contenance, parfaitement réceptrice, et donc passive; contenance d'une
« écuelle bien capable et profonde » (Rabelais) (5) qui contient beaucoup
de vin ; contenance par le cosmos de ce qui s'y produit, « l'espace du
monde et de l'air n'est assez capable pour le vol de sa perfection et
renommée » (Brantôme) (6) ; contenance par l'âme d'une révélation,
«... l'homme n'est point capable d'une si grande clarté», «des
commandements dont notre cœur n'est point capable » (7), A cette
signification s'oppose l'usage moderne, où capable (de -f- infinitif) dénote un
pouvoir suffisant, une puissance prête à l'action. Quand passe-t-on
d'une sémantique à l'autre ? 0. Bloch et von Wartburg, tout en rejetant
la présence du sens ancien jusqu'au XVIIIème siècle, font dater
« le sens moderne du XVIème siècle » ; récemment, M. Rat a maintenu
la dualité « encore pendant tout le XVIIème siècle » (8). "Le Dictionnaire
de l'Académie, en 1678 et en 1695, attribue la signification active à
l'homme « capable, qui a des qualités requises pour quelque chose,
entreprenant et hardi»; quant à la passive, elle n'y apparaît qu'en

(4) On suit ici la terminologie saussurienne. Il s'agit en fait de déterminer la


« valeur linguistique » de capable, puis de capax ; si elles ne se superposent pas, on en
conclut à la non-équivalence des significations. Mais la « valeur linguistique » elle-même
ne se repère qu'au terme d'une approche syntaxique. — « Dans tous les cas, nous
surprenons donc, au lieu d'idées données à l'avance, des valeurs émanant du système.
Quand on dit qu'elles correspondent à des concepts, on sous-entend que ceux-ci sont
purement différentiels, définis non pas positivement, mais négativement par leurs
rapports avec les autres termes du système» (Cours de Linguistique générale, IV, § 2.
Paris, Payot, 1968 (3ème éd.), p. 162).
(5) Gargantua — I, 20 — qui transcrit exactement Horace, « Capaciores affers
hue, puer, scyphos » (Epodes, IX, 33). Tite-Live complète cette sémantique œnologique
en parlant d'un individu « vini capacissimus" (IX, 16, 13), c'est-à-dire d'un type qui
« tient très bien le litre », comme traduit excellemment le langage courant.
(6) Brantôme, Des Dames, I, Discours V, Marguerite, reine de France et de Navarre,
œuvres complètes, éd. Mérimée, Paris 1890, t. x, p. 188.
(7) Calvin, Institution Chrétienne, III, p. 130, (éd. 1541, rééd. Lefranc, E.P.H.E.,
Paris, 1911) et III, 7, 14, (éd. 1560, in corpus Reformatorum, t. xxxii, col. 188). — Voir
aussi les textes cités par E. Htjguet, Dictionnaire de la Langue française du XVIème
siècle, Paris, 1932.
(8) Respectivement O. Bloch et von Wartbttrg, Dictionnaire étymologique de
la langue française, Paris, 1950 (2e éd.), ad loc. ; et M. Rat, in Défense de la langue
française, n° 37, 1969, p. 14. Voir aussi J. Dubois et R. Lagarbe, Dictionnaire de la
langue française classique. Paris, 1960 (2ème éd.).
266 Jean-Luc Marion

second rang ; le terme alors « se dit des choses, et dans cette acception
il n'a guère d'usage qu'avec tenir ou contenir ». Si l'on admet donc que,
grossièrement, entre le XVIème et le XVIIème siècle (9), la signification
principale de capable \ capacité s'inverse, passant de la passivité
réceptrice à la puissance agissante, on cherchera plus qu'une datation précise,
mais impossible, de ce virage sémantique, à en démonter le mécanisme.
Comment passe-t-on, et par quelles étapes, de l'un à l'autre ?
Avant de poursuivre, revenons à la sémantique latine, à capax /
capacitas. Au contraire de l'ambivalence du français, la signification
en reste absolument passive, celle d'une contenance réceptrice. Cicéron,
par exemple (Orator, XIV, 104), «Demosthenes ... non semper implet
aures meas : ita sunt avides et capaces, et semper aliquid immensunï
desiderant», ou Lucain,« Urbem ... generis capacem humani» (Pharsale,
I, 511-513). Contenance, que capax traduit lui-même du grec ^co^Tt/co?/
SeKTiKos comme le prouve, par exemple, la version latine des
fragments du saint Irénée (10). — Cette signification exige une construction
particulière, qui manifeste le lien à un « complément d'appartenance
et de spécification » (Juret) (11), dont dépend, sémantiquement et syn-
taxiquement, le capax. S'introduit donc entre eux un rapport d'en-
gendrement, une yeviKq tttôhjis, que nous consignons comme le cas
du génitif (12). Sans exception notable (13), le latin maintient capax en
(9) Une détermination plus présice de l'évolution chronologique de la sémantique
de capable ne sera possible qu'une fois achevés les volumes 16e et 17e s. du Trésor de la
langue Française (C.N.R.S. Nancy). Le dépouillement partiel de l'Inventaire de la Langue
Française, que nous avons pu consulter grâce à l'obligeance du recteur P. Imbs, confirme
les limites extrêmes du retournement.
(10) Saint Ibénée, Adversus Haereses, I, 7, 5; IV, 20, 5; 32, 2; etc. — Autres
exemples de capax réceptif dans A. Blaise, Le Vocabulaire latin des principaux thèmes
liturgiques, (réédition Brepols), Turnhout, 1966, §§ 462, 252, 256, 257.
(11) Juret, Syntaxe de la Langue latine, Paris, Belles Lettres, 1926, section 2,
chap. 1.
(X2) Ernotjt et Thomas, Syntaxe latine. Paris, 1939, pp. 57-58.
(i3) Le Thesaurus Linguae laiinae (Teubner, Leipzig, 1907, t. 3, col. 304) cite
pourtant quatre exceptions à la syntaxe passive de capax :
(1) Stace, Silvae, III, 1, 85, «capax operire»;
(2) Rufin (trad. d'Origène, In Genesim, IV, 1, Patrologie Latine, 12, 184 a) : « Non
enim capiebat Loth meridianae lucis magnitudinem. Abraham vero capax fuit plenum
fulgorem lucis excipere ». — Dans ces deux cas, les infinitifs ne produisent leur
construction inattendue que pour confirmer sémantiquement la réceptivité de capax (s'ouvrir,
recevoir) ;
(3) Commode, « Numine de tanto [Deus -] se fecit videri capacem (Carmen Apologeti-
cum, 118), et
Sémantique de capable/capax chez Descartes 267

dépendance du substantif qui, au génitif, l'investit et l'engendre à


la signification, et donc le détermine de part en part.
La question initiale peut maintenant se préciser. L'unique,
ou du moins largement prédominante, sémantique de capax, que
consigne et manifeste la syntaxe privilégiée d'un substantif
complètement génitif (et générique), nous devient la référence fixe. Par rapport
à elle, la dérive sémantique de capable \ capacité, passant de la passivité
réceptrice à la puissance active, va s'étalonner : plus la dérive
s'accentuera, plus la correspondance (= traduction) avec capax deviendra
difficile; jusqu'à finalement, n'être plus possible avec capax même;
et donc jusqu'à mobiliser, pour correspondre précisément à capable,
un autre signe linguistique que capax. Or, précisément, Descartes
offre le double matériau pour une telle enquête.

§ 2. L'ÉCART DES TEXTES CARTÉSIENS

Nous retenons trois discours (Di, D2, D3), qui se donnent chacun
en deux textes (ti, tï). En chaque cas, le premier texte (ti) est français ;
le second (t2), latin, d'un traducteur, aussi servile que possible.
Di se compose de ti, Discours de la Méthode (texte au tome VI
de l'éd. Adam- Tannery, 2ème éd., Paris, 1966, pp. 1-78), et de t2,
Dissertatio de Methodo (ibid., pp. 540-583), traduction latine par Etienne
de Courcelles, parue dans les Specimina Philosophiae, Elzevir,
Amsterdam, 1644. Peut-on tenir cette traduction pour un second texte du
même discours? Dans sa préface latine au lecteur (A.T. VI, 539),
Descartes mentionne certes premièrement, qu'il a modifié parfois
le sens de son discours : « Ego vero sententias ipsas saepe mutarîm,
et non ejus verba, sed meum sensus, emendare ubîque studerim»;
mais dans les séquences où apparaît capable, sauf une occurrence

(4) Tebttjllien, « caro capax restitui, divinitas idonea restituendi » (De Resurrec-
tione, XIV, Patrologie Latine, 2, 812 a), utilisent tous deux un infinitif passif qui, loin
de souligner un pouvoir humain de voir Dieu, ou de ressusciter, précise que Dieu seul
se donne à voir, et opère le salut : ces verbes n'admettent d'agent que hors du capax.
Dans tous ces cas donc, la syntaxe en préserve, finalement, la sémantique originellement
« passive ». — Quant à la signification juridique de capax, elle ne semble pas non plus
faire exception; la capacité désigne ici la responsabilité, par laquelle peut retomber
sur, échoir à, relever de tel ou tel sujet juridique soumis à la loi, le dol (capax doli, culpae),
l'héritage (capax dotis), etc. Avant de permettre des actes juridiques, la capacité constitue
la personne comme le répondant de ce qui advient. — Voir Vocabularium jurisprudentiae
Romanae, 1903, 11, 615.
268 Jean-Luc Marion

(A.T. V, 15, 27), ces corrections de sens n'interviennent pas;


deuxièmement, que le traducteur « ubique fere fidus interpres verbum verbo
reddere conatus sit », et qu'il s'en porte garant pour avoir relu le texte
avec dessein «ut quicquid in ea minus placeret, pro meo jure mutarem ».
Le parallélisme des deux textes du même discours se trouve garanti
par un tel mot à mot. Loin donc de déplorer avec Adam cette «
exactitude beaucoup trop littérale et obtenue, le plus souvent à l'aide
d'étranges gallicismes» (A.T. VI, p. VI), nous y trouvons la confirmation
de l'unicité du discours — et du dessein de conformer, au risque de
l'étrangeté, le texte latin au texte français. En d'autres termes, si
Courcelles, d'aventure, ne peut, syntaxiquement, faire répondre capax
à capable, c'est qu'il n'a pu mieux faire, même au prix d'un gallicisme.
L'indexation du Discours de la Méthode par moyens informatiques
a permis, à partir des références des items de capable, d'établir toutes
les correspondances avec les occurrences de capax. Les deux autres
discours choisis, au contraire, n'ont été indexés encore que
manuellement.
D2 se compose de ti, les Passions de l'Âme (texte au tome XI de
l'éd. A. T., pp. 326-488), et de U, Passiones Animae, per Renatus Des-
Cartes gallice ab ipso conscriptae, nunc autem in exterorum latina
civitate donatae, Elzevir, Amsterdam, 1650; le sous-titre même
souligne clairement qu'il s'agit d'un parallèle aussi strict que possible
de ti ; d'ailleurs le traducteur (H.D.M., peut-être Habert de Montmort,
suggère A.T.) ne veut que « conceptus quam potui (t) fidelissime expri-
mere; quod dum feci(t) elegentiae oblivisc(etur) » (A.T. XI, p. 490);
il pousse même le scrupule jusqu'à préférer, au mépris de la latinité,
le latin passio (et non affectus) pour transcrire passion. Cet audacieux
scrupule offre une bonne garantie d'un effort aussi poussé que possible
pour maintenir la correspondance de t2 avec ti : les écarts n'en seront
que plus significatifs.
D3 enfin se compose de ti, la Recherche de la Vérité (texte au tome
X de l'éd. A.T., pp. 495-514, à l'exclusion du fragment connu seulement
en latin, pp. 514-527), et de t2, Inquisitio veritatis per Lumen naturale,
parue dans les Opuscula Posthuma Physica et Mathematica, Amsterdam,
1701 (pp. 67-90). Comparant ces deux textes, dans leur section
commune, Adam reconnaît au second « une précision et une exactitude »
(A.T. X, p. 494) qui nous serviront de garantie.
Ce corpus offre, en ti, 34 occurrences de capable (16 + 13 + 5),
dont 33 sont traduites en latin. Il faut donc étudier 33 essais de cor-
Sémantique de capable/capax chez Descartes 269

respondance entre ti et t2, et mesurer les écarts qu'ils dénotent en


Di, D2, D3. Ces correspondances se regroupent dans les formules de
traduction / équivalence suivantes (voir tableaux, pp. 270-273).
Remarques sur Do :
1. Toutes les équivalences relèveront d'une des formules ici
repérées.
2. A' et E' ne doublent artificiellement A et E, que parce que la
syntaxe française dans une séquence « capable d'en / dont -f- infinitif
et substantif» ne peut décider si l'infinitif, ou le substantif est
complément de capable. Le même syntagme peut s'interpréter aussi
bien en référence à 1. 1, qu'à 2. De même la formule C, par rapport
à la formule B.
3. Par périphrase, on entend seulement définir négativement
tout signifiant latin, traduisant capable, et qui remplace capax, mais
sans être posse.
4. Il apparaît immédiatement que les occurrences de capable
n'admettent pas toutes une équivalence avec capax (formules E, E1
et F). Ce sont ces formules que devra interroger principalement
l'enquête.
De cette épure, on obtient, par application aux matériaux retenus,
trois tableaux.

D'où les remarques suivantes :


— sur Di :
1. Capax traduit 7 fois capable, qui compte 15 occurrences;
la moitié des occurrences de capable échappe au capax.
2. Les occurrences de capax comportent 4/7 fois un complément
verbal (gérondif ou adjectif verbal).
3. Celles de capable comportant 8/15 fois un infinitif complément.
4. D (deux emplois) est la seule formule où capax et capable se
correspondent syntaxiquement, les deux commandant, d'ailleurs, un
complément verbal.
— sur D2 :
1. Capax ne traduit que 5 fois capable, soit moins de la moitié des
13 occurrences.
2. Capax commande 3/5 fois un complément verbal (gérondif
ou parfois adjectif verbal).
3. Capable commande 11/13 fois un infinitif complément
(formule F).
Do
Syntagmes français ti Sy
1. Capable + complément déterminatif I. Capax 4- gé
1. 1 Capable -j- substantif I. I. Capax -f- su
1. 1. Id. I. II. Capax + 1[ gé
1l ad
1. 2. Capable -\- complément indéfini I. II. Id
< 1. 2. Id. I. I. Capax + su
2. Capable + infinitif I. II. Capax + 1| gé
11 ad
II. Capax su
Id. II. I. p
Id. II. II. po
< 1. 2. Capable -f- complément indéfini II. I pé
ti (Discours de la Méthode) t2 (Dis
( 1) 2, 14. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices. ( 1) Excelsiores anim
capaces sunt. 541
( 2) 17, 10 Parvenir à la connaissance de toutes les choses dont mon ( 2) Methodus quae
esprit serait capable. omnium quorum
( 3) 28, 4 L'acquisition de toutes les sciences dont je serais capable. 26-29.
( 4) 76, 30. D'autant plus sujets de faillir et moins capables de vérité ( 3) me ad omnium r
qu'il sont plus pénétrants et plus vifs. essem capax. 555
( 5) 69, 18. S'il y a quelqu'un qui en soit capable (se. y ajouter ( 4) Minusque verita
beaucoup de choses, et les appliquer à l'usage). ( 5) Si quis earum per
( 6) 71, 27. Capables de passer plus outre que je n'ai fait. ( 6) Si ulterius progren
1-2.
( 7) 73, 18. Capable de trouver. ( 7) capacem esse ma
1-2.
( 8) 10, 23-26. Ainsi je me délivrerai de beaucoup d'erreurs qui peuvent ( 8) ita sensim multis
offusquer notre lumière naturelle et nous rendre moins veris rationibus
capables d'entendre raison. 545, 26-27.
15-27. Pour juger qu'ils sont moins capables de distinguer le O
vrai d'avec le faux. ( 9) hoc sufficient fuit
( 9) 25, 14. ceci fut capable dès lors de me délivrer.
(10) 32, 20-21. Les plus extravagantes suppositions que les sceptiques (10) ut nulla tam eno
n'étaient pas capables de V ébranler (...) possit, a qua ilia
(11) 35, 8- 9. Connaître la nature de Dieu autant que j'en serais capable. (11) ut naturam Dei (
potest, agnoscerem
(12) 66, 9. Si j' en (se. profiter au public) suis capable. (12) quantum est in m
(13) 48, 30. Cette chaleur est capable de faire qu'elle se dilate. (13) istum calorem pos
(14) 57, 19-21. Il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides (...) (14) nulli reperiri hom
qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses non possint divers
paroles.
(15) 78, 17. que je fusse capable d'y réussir. (15) me posse eximium
D2
Passions de l'Âme t2 P
( 1) aucun dérèglement d'esprit dont ils ne soient capables. § 164-456, 12. ( 1) nulla sit inordinat
( 2) ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables. § 156-447, 23. ( 2) Sic tamen nihil su
73.
( 3) capables de faire du bien et du mal. § 55-374, 7. ( 3) capaces bene vel m
( 4) capables de nous faire du bien et du mal. § 163-455, 12. ( 4) etsi sua natura cap
( 5) capables de commettre aucun mal. § 182-467, 4. ( 5) antequam ullius m
( 6) capables de nous faire du bien et du mal. § 162-454, 13. ( 6) quas^ossenobis v
( 7) capables de commettre. § 155-447, 13. ( 7) errores quas olim
possumus commit
( 8) capables de mouvoir. § 15-340, 9. ( 8) posse movere. 9.
( 9) capables d'être mus. § 34-354, 23. ( 9) illis modis quibus
(10) capables de les arrêter. § 78-386, 26. (10) nullius momenti n
(11) capables de leur nuire. § 94-399, 13. (11) posse ipsis nocere
(12) point de sagesse humaine qui ne soit capable de leur résister. § 211-486, (12) quae possit illis r
16.
(13) capables de goûter le plus de douceur en cette vie. § 212-488, 14. (13) magis gustare pos
De
ti Becherche de la Vérité ... t2 (Inquisit
(1) que la raison des hommes est capable de posséder : 496, 20. (1) ad omnes cognitio
possidere valet, acq
(2) ceux qui en (se. travailler à cet ouvrage) sont moins capables. 507, 9-10. (2) qui minime ad id p
(3) pouvu qu'ils se sentent incapables d'en entreprendre de nouveaux. (3) quia scilicet ad no
509, 22.
(4) encore que je ne me sente pas capable d'en retirer aucun profit. (4) licet non experiar
502, 16. 71, 10.
(5) je vous rends capable de trouver. 503, 22. (5) aptos vos reddide
reliquas invenire. 72, 1.
274 Jean-Luc Marion

4. D (trois emplois) constitue la seule formule de correspondance


entre capax et capable.
Il y a donc confirmation des résultats de Di, mais simplification
des formules employées.
— sur D3 :
1. Capax ne traduit jamais capable.
2. Capable commande toujours un infinitif.
3. Extrême simplification des formules, réduites à E et F — les
seules à ne pas utiliser capax.
La réunion de ces résultats permet de dégager quelques résultats
bruts. Premièrement, que seules 4 correspondances, sur 34, assurent
une équivalence parfaite des syntagmes : capable -f- subst.
complément déterminatif < — > capax + substantif génitif (A). Là
seulement, la traduction se parfait en transcription. Deuxièmement,
quand l'infinitif se substitue au substantif complément déterminatif
dans le syntagme français, le capax disparaît au profit d'une périphrase,
principalement en posse (E, F). À cela font exception les formules
B, C, D, qui utilisent toutes le syntagme I. II, capax + génitif ou
adjectif verbal ; parmi elles, D permet une transcription du syntagme 1 . 2
par capax, ce que les formules E et F ne parviennent plus à maintenir.
D'où une double question :
(a) Pourquoi capax disparaît-il quand surgit l'infinitif complément
de capable ?
(b) Comment la formule D concilie-t-elle pourtant, provisoirement
certes, ces deux exigences opposées ?

§ 3. L'exercice du pouvoir

On a vu (§ 1) que la sémantique latine imposait l'emploi du


syntagme capax -f- substantif au génitif. Nous venons de constater que
les occurrences de capable, chez Descartes, ne retrouvent que très
partiellement ce syntagme. Peut-on préciser ce résultat?
La syntaxe du capable cartésien ne correspond à celle de capax
que dans le syntagme 1. 1, et ne permet que la seule formule A (qui
emploie le syntagme 1. 1); or cette formule ne gouverne que 4
occurrences, sur un total de 33 ; la syntaxe latine se trouve donc transcrite
sans variation moins d'une fois sur huit.
Inversement, les formules D, E, E1 et F utilisant le syntagme 2
(capable + infinitif ) sont de droit en opposition absolue avec la syntaxe
de capax ; parmi elles, deux (E et F) éliminent radicalement le capax
Sémantique de capable/capax chez Descartes 275

et lui substituent d'autres syntagmes latins (IL I et II. II) ; or ces


formules qui ne maintiennent 2 (capable + infinitif) qu'en renonçant
à I (capax), commandent respectivement 8/15 (Di) occurrences, 8/13
(D2) et 5/5 (D3), soient 21/33; la présence de l'infinitif après capable
élimine capax des deux tiers des traductions : la contradiction des
syntaxes apparaît éclatante. Que signifie-t-elle ? Elle renvoie à une
variation sémantique, dénoncée par la variation syntaxique; capable
(syntagme 2) ne signifie plus «réceptif de ...», mais successivement
«(in-)aptus ad, sufficiens ad, valere» (formules E, 5 occurrences) et
surtout posse ; la prédominance quantitative de posse dans le lexique
correspond peut-être à sa prééminence dans la variation sémantique ;
capable n'admet un complément infinitif qu'en signifiant d'abord
que toute capacité constitue, non plus une «réceptivité passive»,
mais bien un posse, un pouvoir fondamentalement actif, au sens où
« voluntas latius patet quam intellectus» (14), de sorte que la méthode
« agresse la connaissance des choses » (13). Ce n'est pas parce que capable
commande un infinitif, que capax doit disparaître; ce même capable
ne commanderait nul infinitif, s'il ne s'était d'abord compris comme
un pouvoir; cette variation sémantique, que souligne la variation
syntaxique du latin, malgré le silence de la syntaxe française, substitue
à la passivité réceptive un pouvoir agressivement actif. Ce virage du
sens permet dès lors d'expliquer comment toutes les formules, sauf
(A), se déduisent de la plus manifestement «puissante» (F).
Formule (E) : les périphrases visent toutes à introduire un infinitif
complément, transcrivant exactement le syntagme (2); toutes y
parviennent en se rapprochant de la concision du posse (F) ; seul le
valere possidere (D3, 496, 20 = 68,3) s'y identifie presque, au prix
d'ailleurs d'une violence faite à la syntaxe latine. La forme (E) semble
quantitativement et stylistiquement un résidu de (F).
Les formules (E1) et (A1) utilisent le syntagme 1. 2, qui unit
capable à un complément déterminatif indéfini, lequel laisse errer
la pensée entre deux antécédents; ainsi, en Di (10): «connaître la
nature de Dieu autant que y en suis capable » ; ou bien capable équivaut
à posse et commande connaître : nous avons une forme (E1), qui confie
à une périphrase la sémantique nouvelle de capable (comme de fait a

(14) Méditation IV, A.T. VII, p. 58, 20.


(15) Regulae ad Directionem Ingenii, V, A.T. X, 381, 1 : « Haec régula non minus
servanda est rerum cognitionem aggressuro quam Thesei f ilum labyrinthum ingressuro ».
à condition d'entendre le texte avec un littéralisme agressivement naïf.
276 Jean-Luc Marion

compris Courcelles : « quantum a me agnosci potest ») ; ou bien, par


subtilité philosophique et scrupule philologique, on supposerait que
capable dépend de Dieu, le comprenant donc comme un capax Dei
mal articulé; alors il devient possible de retrouver la syntaxe latine,
en une formule (A1). Ainsi H.D.M., en D2 (2), prétend, dans « ne rien
entreprendre dont ils ne se sentent capables », faire dépendre non
entreprendre de capables, mais capables de rien : « nihil cujus non se capaces
sentiant». (E1) et (A1) ne constituent que les deux possibilités laissées
ouvertes par une ambiguïté unique, celle d'un antécédent que l'indéfini
en laisse précisément indéfini ; ou bien la traduction respecte la
sémantique de capable, et renonce à capax, au profit d'une périphrase « active»,
ainsi Di (9 et 10) ; ou bien elle prétend l'ignorer, et maintient, comme
si de rien n'était, la correspondance des syntagmes, ainsi D2 (2). (E1) et
(A1) constituent ainsi deux pôles de l'instance nécessairement décisive
de la variation sémantique.
Les formules (B), (C) et (D) utilisent toutes le syntagme I. II,
capax-endi. Cette tentative de conciliation des deux syntaxes
contradictoires ne peut s'appuyer sur l'ambiguïté de l'indéfini pour prétendre
trouver un antécédent substantif à capable. Elle entreprend donc de
réunir le génitif latin au verbe français, laissant de côté le substantif
et l'infinitif, et obtient un gérondif (ou un adjectif verbal) génitif
complément de capax ; solution bâtarde qui maintient le génitif («
passivité», par quoi le substantif commande au capax), pour introduire
un infinitif actif (où le « pouvoir » du capable se met en œuvre). Le
respect apparent de la syntaxe latine dissimule mal la variation
sémantique de capable qui, sous le masque de capax, exerce son pouvoir ; la
forme (D) l'utilise, en sorte qu'elle réunit le capable (2), proprement
cartésien, au capax (II) apparemment encore latin. La fragilité de la
conciliation révèle son arbitraire dans le cas de D2; en effet, en D2
(3, 4 et 6), la même et unique séquence « capables de (nous) faire du
bien et du mal » deviennent indifféremment « capax faciendi », D2 (3, 4)
ou « posse facere », D2 (6). De même, D2 (5 et 7), « capable de commettre »
se traduisent aussi bien par « capax perpetrandi », (D2, 5) que « possumus
committere», (D2, 7). Formule exceptionnelle, (D) s'apparente donc
aux ruses syntaxiques de (A1), et supplée (A); aussi ne compte-t-elle
que 5 occurrences (Di et Da), à peine 1 /7e du total. — Le même
syntagme semble subir un emploi contraire dans les deux autres formules
(B) et (C) ; en effet, loin de dissimuler le « pouvoir » de capable, le
syntagme IL II n'ajoute le gérondif à capax que parce qu'il l'a déjà com-
Sémantique de capable/capax chez Descartes 277

pris sur le modèle du capable; à preuve, l'ajout d'un gérondif à capax


pour transcrire des occurrences françaises dépourvues pourtant
d'infinitif : substantif, en Di (4), d'où (B) ; indéfini en Di (5), d'où (C) ; dans
ces deux cas, Courcelles, loin de cacher la variation sémantique, comme
avec (D), la souligne en ne trouvant d'autre équivalent à capable,
apparemment conforme à la syntaxe latine, que capax -\- -endi. C'est
que capable contient de soi le «pouvoir», donc impose déjà ce nom
verbal que le capax n'implique pas de soi, et qu'il faut, en conséquence,
lui adjoindre explicitement. Ou bien, le syntagme II. II, en (D),
continue la conciliation verbale des deux syntaxes, si bien que les discours
originellement latins de Descartes l'utiliseront principalement pour
masquer, dans les occurrences de capax, la variation sémantique du
capable (16). Ou bien, en (B) et (C), il souligne que le capax traducteur
emprunte sa sémantique du capable « actif» par l'ajout explicite d'un
verbe.
La formule (A) pourrait donc elle-même être maintenant
interprétée ; la formule (B) diffère de (A) par le syntagme IL II capax -\-
-endi ; le syntagme capable 1.1 leur reste en commun ; mais (B) comprend
capable dans sa variation sémantique, et le prouvait comme un «
pouvoir», lui en adjoignant un gérondif, apparemment superflu, en réalité
indispensable. Ce que Courcelles n'a vu qu'une fois, en Di (4), est-il
possible de le trouver ailleurs, dans les occurrences gouvernées par
la formule (A) ? Di (2) « parvenir à la connaissance de toutes les choses
dont mon esprit serait capable » peut se lire : « parvenir à toutes les
choses que mon esprit serait capable de connaître ». Di (3), «
l'acquisition de toutes les sciences dont je serais capable » peut se lire « toutes
les sciences que je serais capable d'acquérir » exactement au sens où le
« majus adhuc incrementi non sit capax [cognitio mea] » (Méditation
III, A.T. VII, 47, 18) a été traduit par «capable d'acquérir» (A.T.
IX- 1, 24, 30). Restent deux occurrences : Di (1) : « Les plus grandes
âmes sont capables des plus grands vices » — et D2 (1) « aucun
dérèglement d'esprit, dont ils ne soient capables » ; elles ne peuvent, au
contraire, se réduire à la forme (B), puisque vices et dérèglements y sont
explicitement compris comme des passions, et donc subies; cette
manière dévalorisée de comprendre l'accueil et la réceptivité s'inscrit
pourtant encore dans la syntaxe de capax. Ainsi, dans une importante

(16) Pour la référence aux emplois par Descartes lui-même, de capax H endi.
voir § 4.
278 Jean-Luc Marion

mesure, les occurrences eu (A) peuvent se réduire aux formules utilisant


le syntagme capable de 2.

On conclut que :
1. À 33 occurrences de capable correspondent matériellement
12 de capax (A, A', B, C, D), 13 de posse (F), et 8 périphrases (E, E1).
2. Le posse permet de comprendre la sémantique de capable
comme pouvoir « actif », dont la syntaxe se révèle irréductible à celle
de capax.
3. L'exigence syntaxique de capable permet de réduire (E) à une
variante de (F).
4. La contradiction des syntaxes permet de comprendre comment
(E1) et (A1), ainsi que (D), tentent des conciliations de la syntaxe latine
avec la variation sémantique de capable.
5. La variation sémantique de capable permet d'interpréter (B)
et (C) comme sa dénonciation, dans la syntaxe même du capax, par
adjonction du gérondif.
6. Cette interprétation pourrait réduire certaines occurrences
de formule (A) à la formule (B), en sorte que :
7. Finalement, parmi les 33 occurrences, 2 seulement demeurent
étrangères à la variation sémantique, qui substitue au capax réceptive-
ment passif, le «pouvoir» actif de capable (17).
Si donc l'examen des formules de traduction privilégiées fait
ressortir un primat de celles qui passent de capable à posse (ou
équivalents) sur celles qui maintiennent capax, deux questions interviennent.
Premièrement, cette interprétation de la capacité comme un pouvoir
se confirme-t-elle dans l'ensemble de la pensée cartésienne ? (voir § 4).

(17) De plus on remarque, en annexe :


(a) que les trois traductions utilisent un registre décroissant de formules : D1 (A,
B, C, E, E1, F), D2 (A, A1, D. F) D3 (E, F); l'anonyme traducteur de la troisième ne se
confond donc avec aucun des autres;
(b) que de D1 à D2, puis de D2 à D3, capax disparaît progressivement (7/15, 5/13,
0/5): le nombre des occurrences en posse (ou réductibles à posse) suit une progression
inverse (4/15, 8/13, 2/3); (A1, B, C, D, E'), les formules intermédiaires disparaissent.
Indices, peut-être, d'une datation tardive de la Recherche de la Vérité, contemporaine,
au moins, des Passions de VÂme.
(c) comme (D) constitue le compromis le plus équilibré entre la sémantique de
capable et la syntaxe de capax, les textes originellement latins de Descartes ne devraient
accueillir le capax latin que sous la forme (D), où la sémantique du capable le subvertit
silencieusement.
Sémantique de capable/capax chez Descartes 279

Deuxièmement, cette même interprétation a-t-elle une importance,


et si oui, laquelle dans l'histoire de la pensée ? (voir § 5).

§ 4. Capacité cartésienne et « potentia »

II reste donc à confirmer, par des sondages dans d'autres textes


de Descartes, la dérive, pressentie et mesurée auparavant, de capable
à posse, de la réceptivité à la puissance. En fait, aussi, tant qu'une
analyse conceptuelle précise de cette « puissance active » n'est pas
acquise, l'évolution ou sémantique qu'on a cru repérer flottera dans
l'incertitude ; ou encore, l'évolution sémantique resterait inintelligible
aussi longtemps que la sémantique du concept auquel elle aboutit
ne se trouve dégagée pour elle-même. Peut-on, dans un discours
homogène (à texte unique : D = t), repérer un concept qui investisse de sa
signification philosophique l'équivalence philologique de capable avec
posse ?
En fait, à l'intérieur même du discours latin de Descartes, capax
devient, tangentiellement mais effectivement, synonyme du pouvoir
humain, principalement du pouvoir de connaître la chose comme
un objet. — Ainsi la huitième des Regulae ad Directionem ingenii
se propose-t-elle de déterminer de quel captum, de quelle prise et portée,
dispose l'esprit humain (18) ; ainsi seulement seront connues les limites
de l'entendement, « scientiae capax » (398, 27) ; en fait, il s'agit de
déterminer « quarumnam cognîtionum humana ratio sit capax » (396, 29-397,
1 = Règle IV, 372, 4). Donc, comme la syntaxe « passive » (de type 1. 1)
le laisse supposer, il s'agit précisément de la question de la capacitas.
Or la réponse vise toute entière à comprendre capax à partir de posse;
successivement :
(1) «... neque quicquam prorsus ab alio homine sciri posse, cujus
etiam non sit capax» (396, 16-18);
(2) «... ne semper incerti simus, quid possit animus, (...) oportet
semel in vita diligenter quaesivisse, quarumnam cognitionum humana
ratio sit capax» (396, 26-397, 1);
(3) «... ad nos qui cognitionis sumus capaces, vel ad res ipsas,
quae cognosci possunt» (398, 23-24);
(4) «... saepe intellectus nostri capacitas non est tanta, ut illa
omnia possit unico intuitu complecti» (Règle VII, 389, 17-19).

(18) Voir A.T. X, 396, 12; 400, 8; etc.


280 Jean-Luc Marion

Cette équivalence permet à son tour de réinterpréter les


occurrences qui, apparemment, y font encore exception. En particulier,
l'exemple (4) permet de comprendre « intellectus percipiendae veritatis
capax» (Règle XII, 411, 7-8), « aliquis hujus (se. proportionis) indagan-
dae non est capax» (Règle VIII, 394, 6), «... usu capacitatem acquirunt
res ... distinguendi » (Règle IX, 401, 5-7), etc., comme une manière de
dissimuler la variation sémantique (capax = posse + verbe) par un
artifice syntaxique (capax -f -endi, I-II, comme en la formule D,
§§ 2 et 3). En fait, il s'agit bien, dans certains cas, d'une dimension
interne qui permet à l'entendement de recevoir un plus ou moins grand
nombre d'informations, pour les intégrer unico intuitu. Mais cela même
— cette puissance de mémoire, puis d'intégration — , Descartes la
considère comme un pouvoir : la réception devient stockage et
traitement d'informations, et donc fonde (ou limite) le pouvoir de
l'entendement. L'entreprise des Règles IX, X, XI (et à un moindre titre, VII
et XII), quand elles tentent de réduire la series à Yintuitus, ne se résume
pas en une extension de la réceptivité; ou plutôt celle-ci devient elle-
même condition pour déployer plus avant le pouvoir de connaître —
car l'esprit a nom vis cognoscens (Règle XII, 415, 23). Il faut
étendre la capacité de l'esprit (407, 7; 408, 23; 409, 9; 388, 9-10;
455, 23; etc.), parce qu'ainsi s'accroît le pouvoir de l'entendement.
Il paraît donc que, sauf quelques occurrences dont nous traiterons
plus bas, les Regulae opèrent à l'intérieur du texte latin (de capax à
posse), une variation sémantique semblable à celle que dénonçaient,
entre les textes latin en français, les traducteurs. Il s'agissait peut-être
alors d'un caractère propre à la sémantique cartésienne. Sinon
absolument original, du moins parfaitement constant.
On n'aura confirmé, et approché conceptuellement cette variation,
qu'en analysant les occurrences de capax dans les Meditationes, et
leurs traductions françaises. Il s'agit de vérifier, par leurs écarts avec
le texte français, que les occurrences de capax, dans le texte latin de
Descartes, impliquent d'elles-mêmes une signification active (pouvoir).
— Deux occurrences se conforment à l'usage latin (syntagme I. I) ;
mais, fort étrangement, le duc de Luynes se sent tenu de les traduire
par un tour « actif» (syntagme 2). Ainsi :
1. « nam innumerabilem ejusmodi capacem earn (se. ceram) esse
comprehendo» (A.T. VII, 31, 6-8) devient «capable de recevoir plus
de variété selon l'extension que je n'en ai jamais imaginé» (A.T. IX- 1,
24, 30), équivalence elle-même empruntée à un texte de Descartes,
Sémantique de capable /capax chez Descartes 281

«... un corps ... capable de recevoir tout ensemble les impressions de


divers mouvements » (19). De même :
2. « ... etiamsi cognitio mea semper magis et magis augeatur,
nihilominus intelligo nunquam illam fore actu infinitam, quia numquam
eo devenietur, ut majoris adhue incrementi non sit capax» (A.T. VII,
47, 15-18) admet comme équivalent la séquence «... qu'elle ne soit
capable d'acquérir quelque plus grand accroissement» (A.T. IX-1,
37, 37). Qu'ici le capax de Descartes doive s'entendre comme signifiant
de fait l'exercice d'une puissance (que seule met au jour sa traduction
par l'ajout d'un infinitif) (20), c'est ce que confirme, inversement, le
développement, quelques lignes plus bas, de potentia mea (A.T. VII,
48, 23-24) par « ma puissance s'y terminerait, et ne serait pas capable
d'y arriver» (A.T. IX-1, 38, 38).
De même, « potentia ad perfectiones . . . non suff iciat ad producen-
dam» (A.T. VII, 47, 6-8) devient : «la puissance que j'ai en moi peut
être capable ... de produire leurs idées» (A.T. IX-1, 37, 24). — En
d'autres termes, capax suppose l'activité d'une puissance, et aussi
bien capable s'ajoute à potentia, pour la réduire à l'activité. Il ne s'agit
pas seulement de réduire capax à la puissance, mais de comprendre la
potentia elle-même comme un pouvoir; en un mot, Y esse potentiale
(mentionné en 47, 13), qui s'oppose à l'acte (46, 31-47,1; et 47, 11), se
trouve consigné dans une simple homonymie avec son contraire, la
« potentia ... ad ideam producendam ». La même activité dominatrice,
qui investit capax / capable, élimine de la puissance tout vestige du
jeu de l'cîSo? entre sa Svvdfiis et son evreÀe^eia.
La commune évolution des deux concepts, également pensés
sub specie activitatis, devient évidente dans l'occurrence suivante :
3. « Non enim dubium est quin Deus sit capax ea omnia efficiendi,
quae ego sic percipiendi sum capax » (A.T. VII, 71, 16-18), où le
traducteur comprend : « il n'y a point de doute que Dieu n'ait la puissance
de produire toutes les choses que je suis capable de concevoir» (A.T.
IX-1, 58, 8-10). Puissance et capable deviennent expressément syno-

(19) A F. de Beaune, 20 février 1639, A.T. II, 418, 24-26. — A cette occurrence se
rattachent certaines des Regulae, ainsi 453, 15 « subjectum ... infinitarum dimensionum
capax ». Cependant capacitaa areae (422, 22) renvoie bien à une contenance (voir Météores,
Y, A.T. VI, 282, 3-6).
(20) Ce qui confirme, en inveisant seulement le développement, l'ajout par de
Courcelles, en D1 (4) et D1 (5) d'un gérondif à capax pour traduire le capable simple de
Descartes (Cf. § 3).
282 Jean-Luc Marion

nymes, pour traduire le même capax, et en manifester la sémantique


« active » (que laissait d'ailleurs supposer le syntagme I. II). Dieu
lui-même se voit interprété comme « summe potens », « exuperentia
potentia », « immensa et ineomprehensibilis potentia » (21). La capacitas
Dei indique maintenant la puissance qu'exerce Dieu en y déployant
son essence la plus intime, et aucunement la réceptivité de l'homme
à Dieu. De même que la capacitas de l'homme lui devient un pouvoir
(en principe limité), de même la capacitas de Dieu lui devient puissance
(en principe illimitée) ; l'un vise à devenir ainsi « maître et possesseur
de la nature» (DM. VI, A.T. VI, 62, 7-8), tandis que l'autre y trouve
le seul biais possible pour se laisser prouver, suivant le principe de
raison, causalement son existence. Pouvoir face à pouvoir, avant de
devenir pouvoir contre pouvoir, Vego et le Dieu du philosophe se
mesurent du regard. Mais justement, ce rapport de comparaison entre
pouvoirs a-t-il un lien avec la variation sémantique de capax \ capable,
qu'il confirme déjà ? En fait, la dernière occurrence de capax dans les
Meditationes (52, 20) permettra d'esquiver une réponse, à condition
d'un détour théologique.

§ 5. Le paradoxe de l'homme « capax Dei »

La sémantique commune de capax réceptif, dont nous venons


de repérer l'inversion, a trouvé, de saint Augustin à Suarez, un emploi
théologique constant, qui l'a précisée autant qu'approfondie. L'avatar
cartésien ne l'arrache à ce champ conceptuel, qu'en le prolongeant
aussi bien (22).
Capax Dei doit s'analyser, dans la théologie augustinienne
selon une triple thématique (23). — Premièrement, il faut entendre

(21) Voir summe potens, A.T. VII, 21, 2, Principia I, 14, etc.; et aussi A.T. VII,
36, 9; 45, 13; 109, 4; 110, 27; 111, 4; 111, 19; 119, 13; 236, 9, 11, 237, 1, 8-9; 241, 3;
etc. — II faudrait peut-être poser une question : Descartes n'entreprend-il pas, en propre,
de penser le Dieu de la métaphysique à partir de la puissance, ou mieux de la
surabondance de puissance ?
(22) L'analyse qui suit, comme en fait toute cette étude, se donne comme une
notule, en marge du magistral et fondamental travail qu'a mené à bien la méditation
d'H. de Lubac, dans Le Mystère du Surnaturel (Paris, 1965) comme dans Augustinisme
et Théologie moderne (Paris, 1965).
(23) Voir, outre l'abondante littérature habituelle consacrée au sujet, notre esquisse,
« Distance et Béatitude. Sur le mot de capacitas chez saint Augustin », in Résurrection,
n° 29, pp. 58-80. Paris, 1969.
Sémantique de capable /capax chez Descartes 283

la capacitas comme une réception, résolument passive ; non par


impuissance, mais parce que seul l'abandon à Dieu permet la disponibilité
d'un accueil, par quoi les hommes se découvrent ceux « quibus intel-
ligentiam dédit (Deus) et suae contempla tionis habiles capaces que
sui praestitit». La contenance d'un récipient, une fois appliquée à
l'âme humaine, indique certes encore une réceptivité ; mais cette
réceptivité elle-même, devenue constitutive de l'âme, réalise et ratifie
un don divin — celui par lequel Dieu donne à l'âme de le recevoir
comme tel, — c'est-à-dire comme Don : « Nemo autem maie vult
immortalitatem, si ejus humana capax est Deo donante natura :
cujus si non capax est, nec beatitudinis capax est» (24). Capax connote
non seulement la possibilité d'un don en général, mais indique que,
pour l'homme, sa nature même lui provient d'un don, et en témoigne
de par sa constitution même. — D'où, deuxièmement, l'instabilité
fondamentalement introduite dans l'homme : se recevant comme un
don, il se découvre comme suspendu à la donation qui lui assure,
de part en part, la seule subsistance à laquelle il pourra jamais prétendre
« inquietum est cor nostrum ... ». Si la nature constitue la première
grâce que l'homme reçoit de Dieu, cette nature même se trouve ordonnée
à toute grâce. La nature, définie par la réceptivité gracieuse, s'ouvre
donc, par le don qui l'instaure, à l'instauration perpétuelle de dons
à venir : capax se complète en participatio. La réceptivité qui comprend
{capax comme capere) devient condition de possibilité d'une prise de
part (participatio comme partent capere). Ainsi s'énonce une relation
fondamentale de possibilité entre l'espace intérieur ouvert au don et
l'ampleur du don reçu : la grandeur de l'une limitant celle de l'autre
«... quia summae naturae capax est, et esse particeps potest, magna
natura est (se. homo) », « Diximus enim mentem, etsi amissa Dei
participatione absoletam atque deformem, Dei tamen imaginem perma-
nere. Eo quippe ipso imago ejus est, quo capax est ej usque particeps
esse potest», «... Deum, cujus ab eo capax est facta, et cujus particeps

(24) Respectivement, De Civitate Dei, XXII, 1, 1 ; De Trinitate, XII, 9, 11. — Voir


aussi Confessiones, X, 9, 16 : « Immensa ista capacitas memoriae meae»; XIII, 22, 32 :
« Doces eum jam capacem videre Trinitatem unitatis vel unitatem Trinitatis » ; De
Trinitate, XII, 6, 9, «... qui de bonis quorum capax est humana natura ..., desiderat»;
XII, 15, 24, « mens ... videat in quadam luce sui generis incorporea ..., cujus lucis capax
eique congruens est creatus»; De Civitate Dei, XI, 2, «... donee de die in diem renovata
atque sanata fiat tantae felicitatis capax » ; XII, 3, « natura, cui mens inest capax intel-
ligibilis lucis»; XXII, 1, « oculus ... capax luminis ».
284 Jean-Luc Marion

esse potest ». Comme espace à remplir, la capacité rend possible l'accueil


de la part, la prise en participation. Possibilité, mais non pouvoir : il
s'agit de dégager un lieu intérieur, d'« anéantir » comme diront certains,
plus tard, toute occupation et tout occupant qui interdirait à Dieu de
se donner à « prendre » en part, et à partie. Dans cet investissement,
l'homme n'a d'autre tâche que de laisser Dieu prendre place, en lui
ouvrant une capacité aussi ample que possible. — D'où, troisièmement,
le constant élargissement de la capacité, aux mesures de celui « qui
vient » ; cet étirement de l'espace intérieur, c'est au désir qu'il revient de
le mener à bien, c'est-à-dire à l'infini, à l'infini du désir, que Dieu seul
— Augustin suit en cela Grégoire de Nysse — suscite en toute rigueur :
« Caritas accendit desiderium cujus magnitudine fiant corda nostra
capada beatitudinis, quae ventura promittitur », « Deus differendo
extendit desiderium, extendendo facit capacem. Desideremus ergo,
fratres, quia implendi sumus », « Deus autem dare vult ; sed non dat
nisi petenti, ne det non capienti » (26). Le progrès spirituel dépend donc
de la capacité; non qu'elle déploie un désir qui, à force de pouvoir,
se hisserait à la divinité. Inversement, elle n'use de désir que pour
s'ouvrir aux dimensions d'un don d'autant plus gratuit et transcen-

(25) Respectivement De Trinitate, XIV, 4, 6 ; 8, 11 ; 12, 15. — Voir aussi De Civitate


Dei, XII, 3; Tractaius in Johannis Evangelium, XXXIX, 8, « Quando capit anima ex
Deo unde sit bona, participando fit bona, etc. ». — On remarque l'équivalence possible
de capax et imago d'une part, de participatio et similitude) d'autre part (voir la note du
P. Agaesse, ad loc, Bibliothèque Augustienne, 16, De Trinitate, II, Paris, 1955, pp. 630-
632) : la capacité constitue l'homme comme marqué d'un don, par quoi il fait signe vers le
donateur dont il manifeste, de par son propre visage, l'image. Capacité et image, parce
que constitutives du donné humain, restent inamissibles.
(26) Respectivement Sermo 361 (Patrologie latine, 39, 1599), Tractaius in Epistulam
Johannis ad Parthas, IV, 6; Enarratio in Psalmum Cil, 10. — Voir aussi Tractatus in
Johannis Evangelium, XL, 10; XXXIV, 7; Confessiones, XIII, 1, 1, « ... animammeam,
quam praeparas (Deus) ad capiendum Te ex desiderio » ; Epistula CXXI, 8 ; etc. — Saint
Thomas développe excellement ce thème en Summa Theologica, la, q. XII, a. 6, resp. —
Cette sémantique de capax (Dei), thématisée par saint Augustin, n'en appartient pas
moins au fonds commun de la théologie. Ainsi saint Bonaventure, Breviloquium,
Prologue 1, et 3; Commentaire des Sentences, 1, d. 3, 1, 1, ad lm; d. 1, 2, 3, concl. ; II,
d. 18, 1, 1; IV, d. 49, 1, 2; d. 49, 1, 3; etc.; Guillaume de Saint-Thierry, Speculum
Fidei (Patrologie Latine, 180, 386 b) ; saint Bernard, Sermo de Conversione ad clericos,
VIII, 15, « ... egregia natura, capax aeternae beatitudinis et gloria magni Dei», De
Consider atione V, 11, 24; Sermo inferia quarta hebdomadae Sanctae XIII; et surtout le
si remarquable Sermo 80 in Cantica, 2 et 3, « Eo anima magna est, quo capax aeternorum.
Neque enim illius aliquando non capax erit, etiamsi numquam capiens fuerit»,
confirment ainsi l'équivalence entre capacitas et imago (voir note 25).
Sémantique de capable /capax chez Descartes 285

dant qu'il outrepasse toujours l'attente. Le seul progrès consiste à


étendre la capacité aux mesures de la participation, à savoir recevoir
autant que Dieu donne — non à augmenter un pouvoir, en vue d'une
domination à conquérir.
La réception d'un don peut donc, en quelque manière, rester
sans cesse en retrait de la surabondance qui l'accable et, pour cela
même, s'efforcer vers une amplitude toujours à augmenter. C'est en
ce sens que saint Thomas va continuer la méditation de l'homme capax
Dei. Parce que « creatura rationalis est capax illius beatae cognitionis,
in quantum est ad imaginem Dei », la nature humaine s'ordonne sur-
naturellement à la participation suprême, puisque la grâce traverse
déjà toute la nature ; donc « naturaliter anima est capax gratiae : eo
ipso quod facta est ad imaginem Dei, capax est Dei per gratiam, ut
Augustinus dicit»(27). Pareille continuité de la nature à la grâce par
la capacitas évite de sombrer dans le pélagianisme, ou d'annoncer
le jansénisme; ici la nature tente de se conformer, dans l'épectase
du désir, au don surabondant, au lieu de prétendre le mesurer à elle-
même (28). Le désir poursuit donc une béatitude qui surpasse la
capacitas présente, et par là, aussi bien, il l'agrandit pour la faire enfin
réceptive. D'où l'écart constant, sans cesse réduit et réouvert, entre
la capacitas de l'âme à tel moment spirituel, et le don surabondant
qui l'excède : « Veritas fidei christianae humanae rationis capacitatem
excédât», «Major est Scripturae ... auctoritas, quam omnis humani
ingenii capacitas» (29). La capacité doit donc s'outrepasser elle-même
pour, en des achèvements qui seront, à leur tour, des commencements,
recevoir le don qui l'excède.
La question de la béatitude apparaît décidée. La fin ultime de
l'homme capax Dei ne saurait être que Dieu même — béatitude

(27) Respectivement Sum. Th., 111a., q. 9, a. 2, resp. (voir ad 3m); la Ilae, q. 113,
a. 10, c, qui confirment encore l'équivalence capax Dei — ad imaginem (Dei).
(28) Le rapport de la capacitas à la participatio s'accomplit dans le désir, mais
entendu au sens de l'eW/cTaais de Grégoire de Nysse, et de S. Paul (Voir J. Daniélou,
Platonisme et Théologie mystique, Paris, 1944, p. 309 sqq.) —
(29) Respectivement Sum. Th. la, q. 67, a 2, resp., et Contra Gentes, 1, 7. — Voir,
exposant la même thèse, sans mobiliser explicitement le concept de capax Deijcapacitas,
successivement : Sum. Th. la Ilae, q. 91, a. 4, resp., « ... homo ordinatur ad finem beati-
tudinis aeternae, quae excedit proportionem naturalis facultatis humanae, ut supra
habitum est (q. 5, a. 5) », (ce dernier texte, qu'on verra plus bas, utilise capax) ; Contra
Gentes III, 148, « Sed ulterius ultimus finis hominis in quadam veritatis cognitione
constitutus est, quae naturalem facultatem ipsius excedit»; etc.
286 Jean-Luc Marion

surnaturelle. Mais la capacité qui le lie constitutivement au


transcendant ne suffit aucunement à lui permettre, d'elle seule, de le
recevoir ; non seulement parce que cette capacité reste à étendre à l'infini,
mais surtout parce qu'elle n'exerce aucun pouvoir qui prendrait
possession : elle attend un don. La capacité, ici, s'ordonne d'autant
plus à la béatitude surnaturelle qu'elle renonce à la conquérir, comme
un bien qu'elle aurait pouvoir d'acquérir. Elle se situe dans un écart
qu'elle parcourt sans fin : entre ce que, de soi, la nature peut
initialement comprendre et Celui qui, terminalement, reste à recevoir. Elle
émigré donc sans cesse hors de son premier domaine, celui de ses
facultés « naturelles », et de ses puissances, pour s'ouvrir aux dimensions
d'un surnaturel qui, alors, lui apparaît plus intérieur à elle-même
qu'elle-même. D'où le paradoxe : la nature humaine se trouve, par
capacité, ordonnée à une fin dont elle ne peut que recevoir — sans
jamais le produire — l'achèvement. La capacité outrepasse ce que peut
le pouvoir humain, puisqu'elle inscrit en l'homme la trace du divin,
et que le divin ne peut qu'advenir de lui-même, pour être reçu.
Paradoxe, parce que toutes les autres « natures » du monde ne désirent,
comme fin, que ce qui demeure proportionné à leurs moyens propres —
le pouvoir alors mesure la capacité, la nature ne désire que ce qu'elle
a les moyens d'atteindre. Mais l'homme, capax Dei, vise naturellement
au surnaturel : il ne peut donc que le recevoir comme un don, au-delà
de toute puissance : « Ideo creatura rationalis, quae potest consequi
perfectum beatitudinis bonum, indigens ad hoc divino auxilio, est
perfectior, quam creatura irrationalis, quae hujus boni non est capax,
sed quoddam bonum imperfectum consequitur virtute suae naturae »,
« Creatura rationalis in hoc praeveniet omni creaturae quod capax est
summi boni, per divinam visionem et fruitionem, licet ad hoc conse-
quendum naturae propriae principia non sufficiant, sed ad hoc indigeat
auxilio divinae gratiae » (30). La grandeur unique, et objectivement
démontrable, de la nature humaine tient en l'écart de sa potentia
(finie) et de sa capacitas (infinie), qui la contraint à ne pas posséder
sa béatitude de soi, pour la recevoir de l'Autre. La défaillance même
de son pouvoir instaure l'homme en situation limite, où l'insatisfaction
objective du désir subjectif le convoque à la rencontre silencieuse du
tout- Autre. Cette faiblesse de la domination découvre, en fait, le champ
(30) Respectivement Sum. Th. la Hae, q. 5, a. 5, ad 2m, et De Malo, q. 5, a. 1. —
Voir aussi De Veritate, q. 8, a. 3, ad 12m, qui hiérarchise les degrés de béatitude sans
tenir compte du pouvoir d'y atteindre.
Sémantique de capable/capax chez Descartes 287

de la participation. — Ce paradoxe suppose donc que la capacitas


surpasse la potentia, parce qu'elle s'en distingue; saint Thomas ainsi
disjoint fort précisément une capacité « secundum ordinem potentiae
naturalis, quae a Deo semper impletur, qui dat unicuique rei secundum
suam capacitatem naturalem », d'une autre, qui s'étend « secundum
ordinum divinae potentiae » : Dieu seul la suscite, par désir, pour la
combler, par grâce, au-delà du pouvoir humain. Dans ce cas, cette
seconde capacité (surnaturelle) dépasse les limites de la première (le
pouvoir humain d'y satisfaire) parce que « Charitas, cum superexcedat
proportionem naturae humanae, ... non dépendit ex aliqua naturali
virtuti, sed ex sola gratia Spiritus Sancti earn infundentis : et ideo
quantitas charitatis non ex conditione humanae, vel ex capacitate
naturalis virtutis, sed solum ex voluntate Spiritus Sancti » (31). Le
propre de l'homme, c'est de n'avoir pas les moyens de son désir, parce
que ce désir distend naturellement sa capacité naturelle vers un terme
surnaturel. D'où la coïncidence parfaite de l'indigence et de la grandeur
— dans l'attente du don suprême.
Le paradoxe de la capacité, parce qu'il relève de l'expérience
effective de la foi, ne peut qu'affronter les objections inévitablement
triomphantes de la saine raison. Ainsi, la déconstruction de la capacitas
par Suarez en énerve-t-elle la tension, tout en croyant la rendre enfin
intelligible. Posant en principe qu'aucune nature ne nourrit de soi
un désir qu'elle ne pourrait, de soi, satisfaire — principe tiré d'Aristote
(du Ciel II, 290 a 29-35) qui n'admet pas même l'exception que requiert
le mystère chrétien de l'adoption filiale de l'homme par le Père — ,
Suarez se contraint à mesurer l'extension de la capacité à celle du
pouvoir de la satisfaire. Et donc, à toute capacité émise, doit répondre,
comme sa garantie, un pouvoir : « Res est sine controversia . . . quia
in homine est capacitas naturalis ad hanc beatitudinem tam passiva quant
etiam facultas activa : omnis autem potentia naturaliter ordinatur
ad actum sibi connaturalem », «... commune esse beatitudini naturali,
ut in operatione consistant, et consequanter illam debere esse operatio-
nem mentis ... secundum quam est homo capax Dei», «... appetitus

(31) Respectivement Sum. Th. 111a, a. 3, ad 3m, puis lia Ilae, q. 24, a. 3, resp. —
On en rapprochera l'opposition si nette de la capacitas au pouvoir par Duns Scot, Ordina-
tio, Prol., q. 1, n. 26, « In hoc magis dignificatur natura, quam si suprema sibi possibilis
ponetur illa naturalis (se. perfectio) ; nec miram est, quod ad majorem perfectionem sit
capacitas passiva in aliqua natura, quam ejus causalilas activa se extendat » (Opera Omnia,
Rome, 1950, I, § 75 p. 46, et toute la discussion).
288 Jean-Luc Marion

non distinguitur a capacitate naturali, quam unaquaeque potentia


habet ad actum suam » (32). Parce que la béatitude doit être conquise
par un pouvoir, et non reçue, que ce pouvoir reste irrémédiablement
fini, il faudra substituer à une béatitude infinie, une béatitude finie,
suffisante et équivalente (au contraire de la béatitude naturelle, toujours
defective, de saint Thomas). Pour une telle béatitude finie, la capacité
redeviendra elle-même finie, et se limitera aux bornes de la potentia,
dans une équation sans cesse répétée (33). Sans doute, la réduction de
la capacité au pouvoir dégage, résiduelle mais visible, une vaste place
de la capacité sur-naturelle. Mais précisément, dépourvue du moindre
pouvoir pour l'effectuer, elle devient le double ineffectif de la potentia
naturalis / capacitas activa ; la puissance obédientielle, ou capacité
obédientielle se définit, négativement, comme absence de pouvoir,
« potentia neutra », ou « capacitas remota », c'est-à-dire à distance
de la « potestas proxima » propre à la nature (34). Elle flotte, comme le
fantôme d'un désir que l'homme ne prend pas au tragique — au sérieux
— parce qu'il sait ne pouvoir le satisfaire, et ne s'en remet pas à Dieu

(32) Respectivement Stjarez, De Ultimo Fine Hominis (O.O., éd. Vives, Paris, 1856,
t. 4), d. XVI, s. 1, n.l p. 149; d. XV, p. 144; d. XVI, s. 1, n. 2, p. 150.
(33) De Ultimo Fine Hominis, d. IV, s. 3, n. 4, «... homo sic creatus haberet aliquem
finem ultimum et illum posset suis actionibus aliquo modo attingere cognoscendo et
amando illum : ergo esset capax alicujus beatitudinis proportionatae et connaturalis
sibi» (p. 44); d. VII, s. 2, n. 11, «... fieri autem potest, ut eadem potentia, quae capax
nobilissimi actus, sit etiam capax ignobilioris » (p. 92, voir Descartes D1, n° 1); d. XV,
s. 2, n. 5, « Tandem in hoc differt naturalis beatitudo a supernaturali, quod ilia consista
in actionibus, ad quos natura dédit facultatem, et capacitatem in suo ordine proportiona-
tam» (p. 147); etc. — II n'est pas sans intérêt, eu égard à la signification juridique
et romaine du terme (note 13), de constater que Suarez, dans un de ses premiers ouvrages,
a renversé également la sémantique de la capacitas légale : De Justitia et Jure (éd. J.
Giers, in Die Gerechtigkeitslehre des jungen Suarez, Fribourg-en-B., 1958), d. 2, q. 12,
« Actus autem elicitus vere est sub hominis dominio, quia simpliciter est liber, et potest
homo illo uti ut voluerit, juxta capacitatem naturae» (p. 34), d. 2, q. 16, « Etiam pueros
esse capaces dominii ... quia licet non possunt pro tempore ea exercere per se, possunt
tamen per alios; et expectatur tempus, quo per se possunt » (p. 17); voir ibid., p. 85;
etc. — II faudrait d'ailleurs demander si la compréhension juridique de l'homme comme
capax dominii ne précède pas la destruction explicitement théologique de l'homme
comme capax Dei.
(34) Voir respectivement De Gratia (O.O., éd. Vives, Paris, 1857, t. 7), Prol. IV, c. 1,
n. 17, (p. 184) ibid., n. 21, « appetitus obedientialis non sufficit, est enim quasi potentia
neutra» (p. 185); ibid., c. 1, n. 5 (p. 180). — Voir aussi la discussion explicite des deux
significations de capacitas en De Ultimo Fine Hominis, d. XVI, s. 1, n. 8 et 9 (t. 4, p. 153).
Sémantique de capable/capax chez Descartes 289

pour le combler. La capacitas obedientialis pose peut-être la première


pierre de Y Hinterwelt à venir.
Mais notre propos, ici, n'est pas théologique. Seul importe ce
résultat : dès les théologiens de la nature pure, le concept de capacitas j capax
tend à modifier sa sémantique : non plus la réception de Dieu (capax
Dei), mais l'exercice d'un pouvoir (capax dominii). Sans doute s'agit-il
là seulement d'une mise en équivalence de deux termes (capacitas
joint à posse, potentia, dominium, facultas, etc.); le propre de Descartes
reste, comme on l'a vu, de pousser la variation sémantique jusqu'à
entendre, de fait, capacitas comme strictement synonyme de potentia
(formules F et assimilées). Cette différence capitale étant notée, noté
aussi l'élargissement par Descartes de l'emploi de capacitas j posse
hors du domaine théologique, on peut encore demander : Descartes
entretient-il un rapport plus étroit, sur le point théologique précis
du dédoublement de la béatitude, avec Suarez % Ou encore, polémique-
ment, Descartes serait-il un théologien de la nature pure?

§ 6. MÉDITATION CARTÉSIENNE ET THÉOLOGIE DE LA NATURE PURE

Ce rapprochement peut se fonder sur plusieurs motifs. —


Historiquement d'abord, on remarque que Suarez meurt en 1617 seulement,
après avoir profondément inspiré la théologie commune de la
Compagnie de Jésus — et donc son enseignement. C'est à Louvain que Baïus
publie ses opuscules sur la grâce en 1564-5, et polémique avec Lessius
à partir de 1586, qui vint l'y attaquer à demeure. C'est à Louvain
que Lessius, qui y enseignait, publie les De Summo Bono et aeterna
Beatitudine hominis libri quattuor (1601), pour y soutenir que « cuilibet
rei intra limites naturae respondet sua compléta beatitudo, cujus
naturaliter est capax, ad quern viribus naturae potest pervenire;
alioquin nunquam posset intra limites naturae perfici» (35). C'est à
Louvain que paraît, du vivant encore de Descartes (en 1634) la seconde
édition du Commentaire, par Jean Wigger, In Iam IIae Divi Thomae,
qui, en fait, en critique la théorie de la capacitas (à q. 5, a 5) en termes
fort clairs : « Naturalis appetitus non potest alius esse, quam potentia
naturaliter capax alicujus perfectionis aut boni, quod naturae seu

(35) Cité par H. de Lubac, Augustinisme et Théologie moderne, p. 197, et Rondet,


« Le problème de la nature pure et la théologie du XVIème siècle », in Revue des Sciences
Religieuses, t. 25, 1946, p. 517.
290 Jean-Luc Marion

naturalis agentis viribus potest obtingere » (36). À Louvain aussi


enseignait ce correspondant de Descartes, L. Froidmont, qui y succède
d'ailleurs à Jansenius (en 1634), et en publie YAugustinus (en 1640).
Il semble difficilement concevable que Descartes ait tout ignoré de
ces querelles pourtant décisives, et que l'influence des jésuites,
particulièrement de Suarez, ne se soit pas exercée sur lui — puisque, nous
le verrons, les textes le donnent à penser. Il s'agit d'ailleurs ici moins
d'une influence, que d'une parenté profonde, mais obscure encore,
de l'état des questions théologiques avec celui des débats
philosophiques.
Car les textes s'inscrivent d'eux-mêmes dans la thématique de
la nature pure, distinguée, dans une parfaite et suffisante autonomie,
de la visée surnaturelle de grâce. — Premièrement, la Révélation se
trouve «mise à part avec les vérités de la foi» (D.M. IV, A.T. VI,
28, 16) ; cette exclusion du champ de la pensée ne doit pas s'entendre
du doute uniquement : la Règle III confirme le statut marginal de la
Révélation, dont la certitude ne repose en aucune façon sur l'évidence,
mais seulement sur la volonté (de l'homme ?, de Dieu ?) (37).
Parallèlement, face à la théologie révélée, où « il est besoin d'avoir quelque
extraordinaire assistance du ciel et d'être plus qu'homme» (D.M. I,
A.T. VI, 8, 17), la connaissance de raison concerne les « hommes
purement hommes » (Ibid., 3, 17) et les facultés (ou pouvoirs de connaissance)
qui sont « en nous en tant qu'hommes », « hominibus dico, non belluis »
ni êtres divinisés (38). — Par une conséquence rigoureuse, la béatitude

(36) Cité par H. de Lttbac, Augustinisme et Théologie moderne, p. 197, note 7.


(37) A.T. X, 370, 16-25. — Voir E. Gilson, R. Descartes, Discours de la Méthode,
texte et commentaire (Paris, 1967, 4ème éd.), pp. 261-264; H. Gouhieb, La Pensée religieuse
de Descartes. — Autre texte : A X, 27 avril 1637 ( ?), A.T. I, 366, 17-20, etc.
(38) Eespectivement Lettre à Mersenne, 16 octobre 1639, A.T. II, 599, 6-7, et le
texte parallèle de Régula II, A.T. X, 365, 10. — II faut remarquer que le célèbre
développement rapporté dans YEntretien avec Burman, sur la prolongation de la vie (A.T. V,
178, 14-22), s'inscrit tout entier dans la question de la nature pure : la distinction nette
entre l'état pré-lapsaire de l'homme (question théologique), et l'étude qui « considérât
naturam ut et hominem solum prout jam est, nec ulterius ejus causa investigat » répond
strictement à Suarez, De Gratia, Prol. IV, c. 3, n. 7 (t. 7, p. 193, et passim). —
Pareillement, la séquence cartésienne : « Cum enim prius nati simus homines quamfacti Christiani,
non credibile est, aliquem amplecti serio eas opiniones, quas rectae rationi, quae hominem
constituit, contrarias putat, ut fidei, per quam est Christianus, adhaerat » (Notae in
Programma quoddam ..., A.T. VIII-2, 353, 26 — 354, 1); elle n'oppose foi et raison, au
bénéfice de cette dernière, que pour avoir admis la primauté de la nature sur la grâce —
oubliant, avec les théologiens de la nature pure, que la nature elle-même sourd, comme
premier don fait au croyant, de l'unique grâce qu'est l'adoption filiale, comprise dans la
récapitulation originelle.
Sémantique de capable/capax chez Descartes 291

surnaturelle se trouve sinon récusée, du moins mise à distance; en


effet, la capacité naturelle (posse) ne possède pas la force d'y atteindre :
« J'ai dit qu'on pouvait connaître par raison naturelle que Dieu existe,
mais je ne dis pas pour cela que cette connaissance naturelle mérite de
soi, et sans la grâce, la gloire surnaturelle que nous attendons dans le
ciel. Car au contraire, il est évident que, cette gloire étant surnaturelle,
il faut des forces plus que naturelles pour la mériter » (39) ; la raison peut
connaître, elle est donc naturelle ; elle ne peut, par ses forces, mériter
la béatitude, qui en devient donc surnaturelle. — Révélation, nature,
béatitude semblent ainsi mobiliser la théologie de la nature pure.
La lecture de la dernière occurrence de capax dans les Meditationes
devient donc possible.
Elle s'énonce :
4. « Ut enim in hac sola divinae majestatis contemplatione sum-
mam alterius vitae foelicitatem consistere fide credimus, ita etiam
jam ex eadem, licet multa minus perfecta, maximam, cujus in hac
vita capaces simus, voluptatem percipi posse experimur» (A. T. VII,
52, 16-20). Capax, couplé avec posse, doit évidemment s'entendre
comme un pouvoir qu'exerce l'homme en vue de prendre en main
le bonheur; ainsi l'entend le traducteur, qui développe en « ... capables
de ressentir en cette vie » (A.T. IX-1, 42, 5) ; ainsi l'entendra Descartes,
dans la conclusion des Passions de VÂme, «... les hommes qu'elles
(se. les passions) peuvent le plus émouvoir sont capables de goûter
le plus de douceur ... (§ 212, A.T. XI, 488, 12-14); d'ailleurs le texte
parallèle des Principia — « quantum naturae nostrae fert infirmitas »
(I, § 22, A.T. VIII-1, 13, 16-17) — suffirait à le montrer. La capacitas
exerce donc un pouvoir. Dans quel but ? Absolument « pour connaître
la nature de Dieu autant que la mienne en était capable» (DM. 35,
8-9). Mais il faut distinguer ; la béatitude suprême se situe dans l'«
altéra vita» (A.T. VII, 52, 17), celle dont Froimond félicitait Descartes
de faire encore grand cas(40), elle outrepasse nos «forces»; d'où la
nécessité d'en rabattre, et de songer d'abord à celle, proportionnée
au pouvoir de notre capacité, qui s'offre « in hac vita » (A.T. VII, 52, 19

(39) Lettre à Mer senne, mars 1642, A.T. III, 544, 11-17. Descartes, pour qu'on ne
s'y trompe pas, précise explicitement ce qu'on avait déjà compris, « Et je n'ai rien dit
touchant la connaissance de Dieu, que tous les théologiens ne disent aussi ». — Même écart
entre la connaissance naturelle et la béatitude surnaturelle dans la Lettre à Newcastle ( ?),
mars-avril 1648, A.T. V, 137,25.
(40) A.T. I, 408, 26-28.
292 Jean-Luc Marion

— Régula I, A.T. 361, 6), « ... en cette vie» (traducteur, et Passions,


§ 121). Cette distinction des béatitudes correspond, bien sûr, à
l'opposition de la «lumen naturale» à la «fides, (qua) credimus» (A.T. VII,
52, 9 et 18). — Apparemment, cette distinction s'inscrit parfaitement
dans le dédoublement, chez saint Thomas, de la béatitude et même
de la capacitas (§ 5). En fait, la situation s'inverse radicalement :
ce n'est plus la capacitas (désir inspiré de la volonté divine) qui
surdétermine et surpasse le pouvoir borné de la nature; c'est, au contraire,
la capacitas (posse) qui définit un pouvoir naturellement satisfait de
lui-même, dont la suffisance se démarque de l'inatteignable félicité
suprême. Capacitas glisse de la participation par grâce à la domination
par pouvoir, du premier terme de la béatitude duelle au second.
Contrairement aux apparences, mais conformément aux intentions de
Descartes, jamais l'éloignement d'avec la communion mystique n'a
été aussi marqué qu'en la contemplation (A.T. VII, 52, 12) — qui
ne dure d'ailleurs qu'aliquandiu — naturelle, bornée à notre pouvoir,
de Dieu. Celle-ci marque en effet, selon d'ailleurs l'opinion constante
de Suarez, moins une connaissance de Dieu, qu'une science acquise
par le pouvoir humain de connaître, à propos, entre autres objets,
de Dieu. La question étant bien entendu esquivée de savoir si, à la
fin, une connaissance peut se conquérir au sujet de Dieu, ou si elle ne
peut qu'en provenir, naturellement autant que surnaturellement,
comme un don que le divin ou le Père fait de lui. Avec Hegel, et depuis
Holderlin, la pensée occidentale a appris, avec douleur et sans patience,
qu'on peut perdre le divin, parce qu'on veut précisément «posse
acquirere, être capable de (le) ressentir ».
L'ambivalence de sa sémantique grève capable d'une constante
ambiguïté dans la production conceptuelle du XVIIe siècle. Pascal,
tout en usant parfois d'un syntagme actif (Pensées, Br. §§ 72, 73,
82, 434, 698, etc.), reste presque toujours fidèle à la sémantique augus-
tinienne, et souvent à sa syntaxe : « II y a un Dieu dont les hommes
sont capables» (§ 556), «les hommes sont ensemble indignes de Dieu
et capables de Dieu» (§ 557 ; voir aussi §§ 194, 423, 430, 435, 524, etc.,
Lettre VI aux Périer, etc.). De même pour Bérulle, et, à un moindre
titre, Malebranche. Mais le renversement trouvera néanmoins son
achèvement avec Leibniz : « La substance est un Être capable d'action»
(Principes de la Nature et de la Grâce, § 1). Achèvement qui dissipe
et dissimule le débat qu'il clôt. Dès lors, dans le rapport de l'homme
à Dieu, la question du pouvoir devient directement à l'ordre du jour. —
Sémantique de capable/capax chez Descartes 293

Plus encore que cette question, importent les conditions qui la rendent
possible. Celles-ci sont, comme souvent, théologiques, et passées,
comme souvent aussi, par Descartes dans le champ de la métaphysique.
La mutation de la sémantique de capax est l'une d'entre elles.

Université Paris-Sorbonne Jean-Luc Marion.

Résumé. — À partir des informations fournies par l'indexation


automatique de certains textes français de Descartes, on y compare
les occurrences de Y item capable avec celles de leurs traductions latines
respectives. On constate que, souvent, capable admet chez Descartes
une sémantique « active », complètement étrangère à celle, « passive »,
de capax ; d'où le recours par les traducteurs à des métaphores ou des
substitutions. S 'interrogeant sur le renversement sémantique ainsi
repéré, on tente de le comprendre en relation avec la définition, chez
les théologiens du XVIe siècle, de l'homme, non plus comme capax Dei,
mais comme doué d'un pouvoir de par sa nature seule.

Abstract. — Setting out from the information provided by the


automatic indexation of certain French texts by Descartes, a
comparison is made between the occurrences of the item capable and those
of their respective Latin translations. One observes that often capable
allows of an « active » semantic in Descartes, completely foreign to the
« passive » semantic of capax ; hence the recourse of translators to
metaphors and substitutions. Inquiring into the semantic reversal
thus discovered, the attempt is made to understand it in relation to
the definition of man in the theologians of the 16th century, no longer
as capax Dei, but as endowed with a power by his nature alone. (Transi,
by J. Dudley).

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