Vous êtes sur la page 1sur 4

Directeur de la publication : Edwy Plenel

www.mediapart.fr
1

le lecteur de l’Allemagne au Mexique, et jusqu’à


des terres de djihad non identifiées mais aisément
«Le Brésil pourrait verser dans la guerre
reconnaissables.
civile»
PAR JOSEPH CONFAVREUX Entretien à l’occasion de son passage en France.
ARTICLE PUBLIÉ LE DIMANCHE 30 SEPTEMBRE 2018
Est-ce que vous vous sentez menacé en cas
Bernardo Carvalho, journaliste et romancier, d’élection de Jair Bolsonaro, le candidat d’extrême
s’inquiète de la perspective de l’élection d’un candidat droite qui semble aujourd’hui faire la course
nostalgique de la dictature brésilienne et y voit le fruit en tête de la prochaine élection présidentielle
d’une « histoire longue » du Brésil. Entretien. brésilienne ?
À l’approche du premier tour de l’élection Bernardo Carvalho : Pour moi qui appartiens à la
présidentielle au Brésil, le 7 octobre prochain, gauche intellectuelle aisée, cela impliquerait un grand
la dernière ligne d’une campagne marquée par changement. Mais le Brésil, depuis toujours, a été un
l’attaque au couteau contre Jair Bolsonaro, enfer pour les gens pauvres, qui vivent constamment
candidat d’extrême droite en tête des intentions sous la menace de la violence, de la police, de la
de vote, ainsi que par l’invalidation par la justice misère. Ce n’est donc pas un hasard si une partie
de la candidature de Lula, emprisonné, s’annonce d’entre eux est tentée par le vote à l’extrême droite,
serrée, avec la remontée du candidat du Parti des même si ce sera alors pire pour eux, comme pour moi.
travailleurs (PT), inconnu jusque-là. Je me sens directement menacé car je pense,
contrairement à certains Brésiliens qui veulent
expliquer que ce candidat représente quelque chose de
nouveau qu’on ne pourrait pas comparer au fascisme
historique, qu’il incarne un véritable fascisme
d’extrême droite. S’il est sincère – et je crois qu’il
l’est – et que ses actes correspondent à ses paroles,
j’ai beaucoup de raisons de me sentir menacé, comme
artiste, comme homosexuel, comme appartenant à la
gauche…
Comment expliquer la popularité de Jair
Bolsonaro, un candidat nostalgique de la dictature,
homophobe et misogyne ?
C’est le produit d’une histoire longue du Brésil. Lula et
le Parti des travailleurs (PT) avaient toujours perdu les
Bernardo Carvalho. © Métailié
élections avant que la crise économique épouvantable,
Bernardo Carvalho, journaliste et romancier vivant durant le deuxième mandat de Fernando Henrique
à São Paulo, auteur de nombreux ouvrages pour la Cardoso, ne leur permette d’accéder à la présidence,
plupart traduits en français par les éditions Métailié, en surmontant la répulsion que les classes moyennes
publie en cette rentrée littéraire Sympathie pour le et la bourgeoisie avaient toujours eue envers le PT.
démon. Ce récit construit autour de la mécanique Mais Lula a eu beaucoup de difficultés à gouverner, en
de la violence contemporaine, qu’elle soit politique raison notamment d’un Parlement corrompu, dominé
ou personnelle, spectaculaire ou intime, embarque par un « grand centre » constitué d’une coalition de
petits partis clientélistes et archaïques, dont celui de
l’actuel président, Michel Temer.

1/4
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
2

Quand Lula a compris qu’il serait impossible de passer Rousseff, les mensonges du PT étaient flagrants et
certaines des mesures auxquelles il tenait dans ces la politique têtue – et parfois imbécile – de Dilma
conditions, il a décidé de payer et de soudoyer une Rousseff a contrarié toute une partie de la gauche, en
partie de ces gens pour faire passer des lois. Il a ainsi prenant notamment des mesures épouvantables vis-à-
pris un mauvais tournant, même si c’est, à mon avis, vis de l’écologie et des peuples d’Amazonie.
l’homme politique le plus important que le Brésil ait De quoi est constituée cette nostalgie de la dictature
connu ces dernières décennies. dont Bolsonaro est l’incarnation ?
Il est ainsi tombé de scandale en scandale, et n’a C’est une nostalgie particulière, parce que c’est
pu passer des mesures sociales que de surface, sans une nostalgie de personnes qui ne l’ont pas
transformer structurellement le Brésil, même si l’on a vécue, ou bien étaient enfants comme moi, et
pu avoir l’impression de sortir du chaos politique et ne savent donc pas ce qu’étaient la violence, les
économique que j’ai connu depuis mon enfance. tortures, la corruption, l’incompétence économique,
Lula et le PT ont fait le choix démocratique de la destruction de l’éducation… C’est moins une
donner à la justice et à la police une indépendance nostalgie que l’idéalisation de quelque chose qui
qu’elles n’avaient pas auparavant et en ont été, n’existe pas.
paradoxalement, les premières victimes. Ils se sont La mobilisation des femmes contre Bolsonaro peut-
soumis à cette indépendance qu’ils avaient eux-mêmes elle contrer la dynamique du candidat d’extrême
mise en place, alors même que certains magistrats s’en droite ?
sont servis contre eux, et souvent avec deux poids,
Je crains que cela ne demeure insuffisant. Il y a un
deux mesures, pour prendre une revanche contre le
vrai désespoir du peuple de gauche au Brésil qui a
PT, dont toute une partie de la bourgeoisie brésilienne
vécu, avec le PT, de grandes déceptions. Je reste prêt
jugeait qu’il n’aurait jamais dû diriger le Brésil.
à voter pour eux, parce que rien de ce qu’a pu faire le
Il est bien possible que Lula soit coupable des actes PT ne peut se comparer avec ce que promet l’extrême
qu’on lui attribue, mais il n’est pas normal qu’il soit droite si elle parvient au pouvoir, mais la situation est
seul en prison, parce que c’est tout le système politique parfois désespérante. Le Brésil est dans une situation
brésilien qui est corrompu en profondeur et Lula n’a économique et politique désastreuse, et je ne vois pas
pas commis d’actes pires que d’autres. comment cette élection pourrait nous en sortir.
L’ancien centre-gauche et la droite ont tout fait pour Je voyage souvent à l’étranger, et j’ai toujours été
démettre Dilma Rousseff, qui avait succédé à Lula, et agacé de la manière dont on considérait les Brésiliens
ils ont ainsi créé un monstre. L’impeachment de Dilma hors de nos frontières. Mais aujourd’hui, j’en viens à
Rousseff a ouvert la boîte de Pandore, en n’hésitant avoir un regard pire que les préjugés que j’ai toujours
pas à emprunter tous les raccourcis démocratiques combattus. Comment imaginer qu’on puisse être ainsi
possibles et en fragilisant la démocratie elle-même. nostalgique de la dictature ? Il me semble qu’en
C’est ainsi qu’un candidat qui regrette la dictature peut Argentine, même en plein chaos économique, on ne
aujourd’hui se trouver en tête des intentions de vote verrait pas des foules descendre dans la rue pour en
pour la présidentielle. appeler au retour du régime militaire.
Dans cette situation, quelqu’un comme moi se La société brésilienne est-elle divisée comme
retrouve à envisager de voter pour le PT, avec le risque jamais, ou est-ce un effet d’optique ?
qu’un deuxième tour entre le PT et l’extrême droite ne
Il me semble que c’est inédit. On a découvert qu’il
tourne à l’avantage de cette dernière, tant le PT suscite
y existait une société dont on ne se rendait pas
une répulsion non seulement dans la bourgeoisie, mais
compte, des brutes qui ont compris qu’elles pouvaient
aussi dans le reste de la population brésilienne. Même
former une majorité et qui se sont organisées. On
si j’étais opposé au processus de destitution de Dilma

2/4
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
3

l’a particulièrement senti lorsque les manifestations femme de ménage et de bâtir une relation normale
qui ont eu lieu en 2013 pour protester contre les d’employée à employeur. Cette histoire autour de
tarifs trop élevés des bus ont été infiltrées par des l’officialisation du statut des femmes de ménage a été
militants d’extrême droite, qui se sont servis de très révélatrice des rapports de classe et de race qui
ces revendications pour attaquer la démocratie et persistent au Brésil.
revendiquer le retour à la dictature.
Par ailleurs, on a compris qu’on avait souvent été
aveugles, qu’on pensait vivre dans un pays d’où la
xénophobie était absente. En réalité, c’est simplement
qu’il n’y avait pas d’étrangers ! Aujourd’hui, on voit
des médecins éduqués manifester à l’aéroport contre
la venue de médecins cubains prêts à venir travailler
en Amazonie et des violences commises contre les
Vénézuéliens qui traversent la frontière. Ce caractère
qu’on croyait étranger à l’esprit brésilien s’est avéré
bien ancré dans les têtes.
La « démocratie raciale » qu’est censé incarner
le plus grand pays d’Amérique latine est-elle une
chimère ?
Oui, mais ce n’est pas nouveau. Lorsque Lula a voulu
créer des quotas pour les Noirs, cela a suscité une levée Votre dernier ouvrage, Sympathie pour le démon,
de boucliers, y compris chez certains intellectuels de évoque relativement peu le Brésil, mais c’est un
gauche. Je ne dis pas que les quotas constituent l’alpha livre qui réfléchit à la violence, à ce qui l’enclenche
et l’oméga de la politique, mais dans un pays aussi et la déclenche. Et à la fin d’une conférence que
raciste que le Brésil, cela constitue un moyen très votre personnage principal tient sur le campus
efficace de faire évoluer les choses. d’une favela, un garçon lève la main et lui demande
La manière dont une partie très importante de la pourquoi, alors qu’il est brésilien, « il s’intéress[e]
bourgeoisie brésilienne refuse de voir ses impôts autant à des guerres lointaines, alors que dans son
augmenter et se fiche de la santé publique et de propre pays la violence chronique tu[e] plus que
l’éducation publique est, pour moi, un héritage de partout dans le monde, sans qu’aucune guerre n’ait
la période esclavagiste. Les pauvres seraient là pour eu besoin d’être déclarée ». Que répondez-vous si
travailler et mourir, pas pour être éduqués et guéris. l’on vous pose la même question ?
Lorsque Dilma Rousseff a voulu donner un statut Comme pour mon personnage, qui travaille à résoudre
aux femmes de ménage employées au noir, elle s’est des conflits et à combattre la violence dans son métier,
attiré la rancœur de toute une partie de la bourgeoisie, lorsqu’il est à l’étranger, mais reste dévorée par elle
qui se considère encore dans un rapport de seigneur lorsqu’elle est intime, j’ai le sentiment qu’il faut
à maître. Quelqu’un comme ma mère abhorre par- une forme de distance pour regarder la violence. La
dessus tout Dilma Rousseff, parce qu’elle a une femme violence du Brésil fait partie de mon intimité, et c’est
de ménage, que lorsque celle-ci doit aller chez le peut-être pour cela que j’ai écrit une parabole sur un
dentiste, elle lui donne de l’argent pour cela, parce Brésilien qui part à l’étranger et n’arrive pas à résoudre
qu’elle est gentille avec elle, mais qu’il est hors de la violence intime qu’il porte en lui. Mais à l’approche
question pour elle de payer des impôts pour cette de l’élection présidentielle, on a le sentiment qu’on
pourrait parfois verser dans la guerre civile.

3/4
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
4

Directeur de la publication : Edwy Plenel Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Directeur éditorial : François Bonnet Courriel : contact@mediapart.fr
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS). Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007. Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Capital social : 24 864,88€. Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de Mediapart, Société par actions
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS. Numéro de Commission paritaire des simplifiée au capital de 24 864,88€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS,
publications et agences de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071. dont le siège social est situé au 8 passage Brulon, 75012 Paris.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué, Laurent Mauduit, Edwy Plenel Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonné de Mediapart
(Président), Sébastien Sassolas, Marie-Hélène Smiéjan, Thierry Wilhelm. Actionnaires peut être contacté par courriel à l’adresse : serviceabonnement@mediapart.fr. ou par courrier
directs et indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel, à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez
Marie-Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société Doxa, également adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012
Société des Amis de Mediapart. Paris.

4/4

Vous aimerez peut-être aussi