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(GRAMM-R. Études de linguistique française _ GRAMM-R. Studies of French Linguistics) Jacques Bres, Aleksandra Nowakowska, Jean-Marc Sarale, Sophie Sarrazin (eds.)-Dialogisme _ langue, discours-P.I.E. (1).pdf
(GRAMM-R. Études de linguistique française _ GRAMM-R. Studies of French Linguistics) Jacques Bres, Aleksandra Nowakowska, Jean-Marc Sarale, Sophie Sarrazin (eds.)-Dialogisme _ langue, discours-P.I.E. (1).pdf
gramm - r
Comment le discours d’autrui pénètre-t-il mon propre discours€?
Comment se marque cette altérité ? Quels outils la langue fournit-elle
par lesquels se signifie la pluralité énonciative ? Cet ouvrage apporte ÉTUDES DE LINGUISTIQUE FRANÇAISE
des réponses à ces questions en faisant travailler une notion héritée
du philosophe du langage russe Mikhaïl Bakhtine (1895-1975) :
le dialogisme, que l’on définira comme l’orientation, constitutive de
sa production comme de son interprétation, de tout discours
vers d’autres discours. Cette orientation dialogique se manifeste
sous forme d’échos, de résonances, d’harmoniques, qui font signe
vers d’autres discours ; sous forme de voix introduisant de l’autre
dans l’un, que l’on étudie à partir des marques linguistiques
qu’elles laissent en surface.
langue, discours
Les analyses retenues dans ce travail collectif font travailler la
notion de dialogisme à l’articulation de la langue et du discours,
Dialogisme :
à partir de l’hypothèse suivante : si la production du discours
est constitutivement orientée vers d’autres discours, alors cette Jacques Bres,
dynamique doit affecter certains outils de la langue elle-même.
Aleksandra Nowakowska,
gramm - r 14
J. Bres, A. Nowakowska,
J.-M. Sarale et S. Sarrazin (dir.)
démonstratif, les temps verbaux de l’indicatif, la structuration du
texte en paragraphes, le titre de presse. Sophie Sarrazin (dir.)
Jacques Bres est professeur de linguistique française.
gramm - r
Comment le discours d’autrui pénètre-t-il mon propre discours€?
Comment se marque cette altérité ? Quels outils la langue fournit-elle
par lesquels se signifie la pluralité énonciative ? Cet ouvrage apporte ÉTUDES DE LINGUISTIQUE FRANÇAISE
des réponses à ces questions en faisant travailler une notion héritée
du philosophe du langage russe Mikhaïl Bakhtine (1895-1975) :
le dialogisme, que l’on définira comme l’orientation, constitutive de
sa production comme de son interprétation, de tout discours
vers d’autres discours. Cette orientation dialogique se manifeste
sous forme d’échos, de résonances, d’harmoniques, qui font signe
vers d’autres discours ; sous forme de voix introduisant de l’autre
dans l’un, que l’on étudie à partir des marques linguistiques
qu’elles laissent en surface.
langue, discours
Les analyses retenues dans ce travail collectif font travailler la
notion de dialogisme à l’articulation de la langue et du discours,
Dialogisme :
à partir de l’hypothèse suivante : si la production du discours
est constitutivement orientée vers d’autres discours, alors cette Jacques Bres,
dynamique doit affecter certains outils de la langue elle-même.
Aleksandra Nowakowska,
gramm - r 14
J. Bres, A. Nowakowska,
J.-M. Sarale et S. Sarrazin (dir.)
démonstratif, les temps verbaux de l’indicatif, la structuration du
texte en paragraphes, le titre de presse. Sophie Sarrazin (dir.)
Jacques Bres est professeur de linguistique française.
p.i.e.
peter lang
p.i.e. peter lang
bruxelles
www.peterlang.com
1
Dialogisme :
langue, discours
N° 14
ISSN 2030-2363
ISBN 978-90-5201-852-2 (paperback)
ISBN 9783035262124 (eBook)
D/2012/5678/52
Préface ....................................................................................................9
PREMIÈRE PARTIE
DU DIALOGISME DANS LA GRAMMAIRE
L’approche dialogique de la dislocation à gauche
d’un syntagme adjectival au superlatif relatif ..................................15
Aleksandra Nowakowska
Hypothèse de découverte d’un marqueur dialogique : un peu ........27
Danielle Leeman et Céline Vaguer
Non que – marqueur de plurivocité ...................................................37
Daciana Vlad
La question en est-ce que :
une histoire de « dé-dialogisation » ? .................................................47
Gilles Siouffi
Le déterminant démonstratif.
Un rôle contextuel de signal dialogique ? ..........................................61
Jean-Marc Sarale
DEUXIÈME PARTIE
TEMPS VERBAUX ET FONCTIONNEMENT DIALOGIQUE
Aspect, modalité et dialogisme.
Théorie et analyse de quatre langues européennes ...........................77
Adeline Patard
Point de vue et repérage énonciatif.
L’imparfait est-il un marqueur dialogique ? ....................................93
Sylvie Mellet
Le futuro perfeito, marqueur de dialogisme. Dialogisme
et discours journalistique : la « une » du quotidien Público ..........109
Isabel Margarida Duarte
7
Dialogisme de langue et dialogisme de discours. Des emplois
dits concessifs du futur et du conditionnel en espagnol ..................123
Sophie Sarrazin
On aurait oublié les clés du dialogisme
sur la porte de l’analyse ? De l’effet de sens
de conjecture du futur et du conditionnel en français ....................137
Jacques Bres et Sophie Azzopardi
TROISIÈME PARTIE
DIALOGISME, TEXTUALITÉ, ÉNONCIATION
Le paragraphe, un signal de dialogisme ? .......................................153
Françoise Dufour
Dialogisme, intertextualité et paratexte journalistique ..................167
Françoise Sullet-Nylander
« Oui, il y a encore du pain sur la planche… »
À propos de la notion d’énoncé dans la théorie du dialogisme
de Jacques Bres ..................................................................................181
Patrick Dendale
Se parler à l’autre ..............................................................................197
Dominique Ducard
8
Préface
9
Dialogisme : langue, discours
10
Préface
11
Dialogisme : langue, discours
Jacques Bres,
Aleksandra Nowakowska,
Jean-Marc Sarale,
Sophie Sarrazin
12
PREMIÈRE PARTIE
Aleksandra NOWAKOWSKA
15
Dialogisme : langue, discours
I. L’approche dialogique
Nous définissons la notion de dialogisme, en appui sur les travaux de
Bakhtine (1978 : 78) et sur leurs prolongements, entre autres, dans
Nowakowska (2004), et Bres et Mellet (2009), comme l’orientation
constitutive du discours, au principe de sa production et de sa réception,
vers d’autres discours avec lesquels il entre en interaction explicitement
ou implicitement. L’interaction dialogique d’un énoncé [E] avec un
1
Le repérage automatique effectué en ligne portait systématiquement sur la dislocation
d’un SA au superlatif relatif de supériorité et d’infériorité : le plus SA, c’est (le plus
inquiétant, c’est ; le plus important, c’est, etc.) et le moins SA, c’est (le moins inquié-
tant, c’est ; le moins important, c’est, etc.). Notre recherche n’a pas permis de trouver
suffisamment d’occurrences de dislocation d’un SA au superlatif relatif d’infériorité.
16
Dialogisme de la dislocation du syntagme adjectival
17
Dialogisme : langue, discours
2
Le pronom ce représente les propos rapportés dans le cotexte antérieur de la disloca-
tion : « Arthur sioniste, Arthur complice ! », « des photos d’enfants palestiniens en-
sanglantés avec écrit : “Arthur finance la colonisation” », susceptibles d’être jugés
effrayants par le lecteur.
18
Dialogisme de la dislocation du syntagme adjectival
3
On remarquera que l’énoncé implicite imputé à l’allocutaire peut correspondre, dans
ce cas, soit à une évaluation affirmative c’est dérangeant, soit à une demande de con-
firmation de l’évaluation : ça doit être dérangeant ?
4
La Google Car est une voiture portant une caméra et filmant à 360o dans les rues. Les
images sont ensuite intégrées à Google Maps.
19
Dialogisme : langue, discours
20
Dialogisme de la dislocation du syntagme adjectival
21
Dialogisme : langue, discours
7
Ces énoncés sont possibles, mais l’adjectif est alors rhème et « pire est la descente »
correspond à la structure syntaxique « la descente est pire », avec inversion de l’ordre
sujet-attribut.
8
Le présentatif il y a, tout comme voici, introduit un rhème. Dans le cas de « Plus
effrayant : ils semblent sincères… », on remarquera que « plus effrayant » reste un
rhème tandis que le superlatif relatif détaché dans l’exemple (2) le plus effrayant,
c’est qu’ils semblent sincères est le thème.
22
Dialogisme de la dislocation du syntagme adjectival
23
Dialogisme : langue, discours
III. Conclusion
L’approche dialogique permet de décrire finement le fonctionnement
particulier de la dislocation à gauche d’un SA au superlatif relatif.
L’analyse dialogique montre que le fonctionnement de ce tour est basé
sur la relation de comparaison avec un autre énoncé évaluatif. Le dialo-
gisme de la dislocation n’a pas le même degré de complexité selon (i) la
forme, simple ou complexe, de celle-ci et (ii) l’environnement textuel
dans lequel elle est employée.
La forme simple de dislocation d’un SA au superlatif relatif est basée
sur la relation de comparaison du discours du locuteur avec un énoncé
évaluatif implicite qui correspond le plus souvent au discours prêté à
l’allocutaire. Le dialogisme de l’énoncé disloqué [E] avec un énoncé [e]
est préférentiellement d’ordre interlocutif en vertu du principe selon
lequel le discours est toujours adressé à un interlocuteur : il lui répond et
ne cesse d’anticiper sur sa réponse.
Dans la forme complexe, le SA au superlatif relatif réside dans
l’énoncé antérieur avec lequel dialogue la dislocation : il est alors validé
en position de thème, mais le support de la qualification est corrigé par
un autre élément désigné comme plus pertinent, selon le principe de
valorisation de soi et de dévalorisation de l’autre.
La dislocation d’un SA crée un paradigme, ce qui permet à l’énon-
ciateur E1 de montrer que l’élément qu’il asserte dans l’énoncé [E] est
supérieur, comparé aux autres éléments appartenant au même paradigme
et susceptibles de renvoyer à un autre énonciateur.
De nombreux aspects restent encore à travailler, notamment la des-
cription syntaxico-dialogique de cette structure, afin de mieux rendre
compte de l’absence tendancielle du superlatif relatif d’infériorité, de
l’impossibilité d’avoir un SA au comparatif, comme de la difficulté de
la dislocation à droite d’un SA. La comparaison de ce tour avec d’autres
structures proches – le pseudo-clivage (Ce qui est (le plus) drôle, c’est
que ce sont les gens qui payent le moins d’impôts qui ont bénéficié le
plus des niches fiscales (Internet)) ; le tour avec un superlatif relatif de
supériorité en position de thème sujet (le plus surprenant dans cette
affaire réside dans le fait que l’Élysée n’ait pas anticipé les réactions
que provoquerait une telle décision (O. Duhamel, France Culture)),
mais sans dislocation – reste également à faire. Ce premier travail
montre cependant l’intérêt que présente la notion de dialogisme dans
24
Dialogisme de la dislocation du syntagme adjectival
Bibliographie
Apothéloz, D., « À l’interface du système linguistique et du discours :
l’exemple des constructions identificatives », in Bertrand, O., Prévost, S.,
Charolles, M., François, J., Schnedecker, C. (dir.), Discours, diachronie,
stylistique du français. Études en hommage à Bernard Combettes, Berne,
Peter Lang, 2008, p. 75-92.
Apothéloz, D., Combettes, B., Neveu, F. (dir.), Les linguistiques du détache-
ment, Berne, Peter Lang, 2009.
Bakhtine, M., « Du discours romanesque », Esthétique et théorie du roman,
Paris, Gallimard, 1978, p. 83-233.
Blasco-Dulbecco, M., Les dislocations en français contemporain. Étude syn-
taxique, Paris, Champion, 1999.
Bres, J., « Entendre des voix : de quelques marqueurs dialogiques en français »,
in Bres, J., Delamotte, R., Madray, M., Siblot, P., L’autre en discours, 1999,
p. 191-212.
Bres, J., « De l’épaisseur du discours : horizontalement, verticalement… et dans
tous les sens », Actes du premier Congrès mondial de linguistique française,
http://www.ilf-cnrs.fr/, 2008.
Bres, J., Mellet, S. (dir.), Dialogisme et marqueurs grammaticaux. Langue
française, no 163, 2009.
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sive », in Perrin, L. (dir.), Le sens et ses voix. Dialogisme et polyphonie dans
la langue et les discours, Metz, Université Paul Verlaine, coll. « Recherches
linguistiques », no 28, 2006, p. 21-48.
Combettes, B., Les constructions détachées en français, Paris, Ophrys, 1998.
Dupont, N., Linguistique du détachement, Berne, Peter Lang, 1985.
Fradin, B., « Approche des constructions à détachement – la reprise interne »,
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français. Cahiers de praxématique, no 30, 1998.
Guimier, C. (dir.), La thématisation dans les langues, Berne, Peter Lang, 2000.
Lambrecht, K., Information Structure and Sentence Form: Topic, Focus, and
the Mental Representations of Discourse Referents, Cambridge, Cambridge
University Press, 1994.
9
Nous avons montré dans les travaux antérieurs, notamment Nowakowska (2004), la
pertinence de la notion de dialogisme pour la description de la phrase clivée et du
passif.
25
Dialogisme : langue, discours
26
Hypothèse de découverte
d’un marqueur dialogique : un peu1
1
Toute notre gratitude va à Jacques Bres, lecteur exigeant mais patient, pour toutes les
explications qu’il nous a apportées.
2
Cf. aussi Charaudeau (1992), entre autres grammaires de référence. Pour des critères
justifiant l’appellation « faible », cf. Leeman 2004 : 156 sqq.
3
Par exemple : Ses mains tremblent un peu, et même beaucoup vs. *Ses mains
tremblent un peu, et même pas du tout.
27
Dialogisme : langue, discours
ce qu’elle a vieilli, Ce pull est un peu grand pour Ce pull est trop grand
et Il roulait un peu vite reconnaît avec indulgence un dépassement
abusif de la vitesse autorisée. De même quelque peu, dans Je suis
quelque peu surprise (de vous voir proposer cela), marque, comme le
ferait un peu, un degré sensible, plutôt que faible, de l’étonnement –
quoique présenté, courtoisement ou ironiquement, sous des dehors
affables car affaiblis.
Dans cette réinterprétation que nous proposons des valeurs dites
d’« atténuation » de un peu, parler d’« orientation argumentative », de
« litote », de « courtoisie » ou d’« ironie » suppose que l’énoncé conte-
nant un peu prend autrui en considération, s’appuyant sur ce qu’il dit ou
sur ce qu’il est supposé penser, et que, soit pour le ménager ou endormir
sa méfiance, soit pour le convaincre, soit pour se moquer de lui sans en
avoir l’air, le locuteur minimise stratégiquement la portée de son propre
point de vue en prévoyant une base de repli. Par exemple, dans le cas de
Elle fait un peu vieille fille, le locuteur par un peu évite le risque d’être
accusé de manquer de charité (sachant que faire vieille fille n’est pas
valorisant pour celle dont on parle), mais n’en dit pas moins ce qu’il
pense4.
Nous formons l’hypothèse que cet assemblage antithétique de
contraires dans la même unité (un peu est présumé amoindrir, mais il
marque en réalité le « plus » et non le « moins ») témoigne de son statut
dialogique : le locuteur par un peu adresse à son interlocuteur l’infor-
mation (codée par la langue) que la formulation atténuée qu’il adopte
n’est que pure convenance, ne doit pas être prise au pied de la lettre, est
antiphrastique – et que c’est donc le contraire de ce qu’elle dit qui doit
être compris.
Ainsi, répondre un peu à la question Comment ça va ? (interrogation
rhétorique, purement formelle en ce que l’on doit y répondre conven-
tionnellement bien ou très bien), c’est faire semblant de concéder le
présupposé de l’interlocuteur (ça va), mais en lui substituant en réalité
un point de vue contraire (ça ne va pas). Ce qui vaut pour l’assertion ou
la réponse à une question vaut a fortiori pour les phrases injonctives :
Essaie un peu ne parle pas d’un petit essai, mais à l’inverse constitue un
encouragement à essayer ; pareillement Réponds-moi un peu n’engage
pas à une réponse brève, mais constitue une incitation bienveillante à
parler – il ne s’agit donc aucunement de minorer la demande à l’autre
d’essayer ou de répondre, au contraire : il s’agit par la douceur de
l’amener à obtempérer.
4
« Atténuer, c’est aussi faire paraître moindre l’intention tout en cherchant à obtenir le
même effet » (Foullioux, Tejedor 2004 : 114-115).
28
Hypothèse de découverte d’un marqueur dialogique : un peu
5
Dans un autre cadre théorique, on parlerait volontiers ici de « construction » (Golberg
2006) ou de « locutions situationnelles » (Fonagy 1997), (Marque-Pucheu 2009), ou
encore d’« énoncés usuels » (Martins-Baltar 1994).
29
Dialogisme : langue, discours
30
Hypothèse de découverte d’un marqueur dialogique : un peu
31
Dialogisme : langue, discours
supra (§ I), dans la mesure où l’on ne peut pas lui opposer un autre
adverbe dans l’explicitation de la portée6 :
Elle ne fait pas un peu vieille fille *mais (très + vachement + plutôt).
Est-ce que ce pull est un peu grand *ou (très + trop + assez) ?
*C’est un peu qu’il roulait vite.
32
Hypothèse de découverte d’un marqueur dialogique : un peu
7
Cf. sur ce type de marqueur (Anscombre 2010).
33
Dialogisme : langue, discours
34
Hypothèse de découverte d’un marqueur dialogique : un peu
Bibliographie
Anscombre, J.-C., « De l’énonciation au lexique : mention, citativité, délocutivi-
té », Langages, no 80, 1985, p. 9-34.
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Cahiers de lexicologie, no I-96, 2010, p. 5-33.
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description des façons dont se signifie le dialogisme de l’énoncé », in
Haillet, P.P., Karmaoui, G. (dir.), Regards sur l’héritage de Mikhaïl Bakhtine,
Amiens, Encrage, 2005, p. 11-33.
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« Champs linguistiques », 2005.
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Détrie, C., Siblot, P., Verine, B. (dir.), Termes et concepts pour l’analyse du
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France, 1994.
Fonagy, I., « Figements et changements sémantiques », in Martins-Baltar, M.
(dir.), La locution : entre langue et usages, Saint-Cloud, ENS Éditions, 1997,
p. 131-164.
Foullioux, C., Tejedor, D., « À propos du mode et de l’atténuation », Langue
française, no 142, 2004, p. 112-126.
Golberg, A., Constructions at Work: the Nature of Generalization in Language,
Oxford, Oxford University Press, 2006.
Guilbert, L., Lagane, R., Niobey, G., Grand Larousse de la langue française en
six volumes, Paris, Larousse, 1971.
Guimier, C., Les adverbes du français. Le cas des adverbes en -ment, Paris,
Ophrys, 1996.
Haillet, P.P. (dir.), « Procédés de modalisation : l’atténuation », Langue fran-
çaise, no 142, Paris, 2004.
Haillet, P.P., Karmaoui, G. (dir.), Regards sur l’héritage de Mikhaïl Bakhtine,
Amiens, Encrage, 2005.
Leeman, D., Les déterminants du nom en français. Syntaxe et sémantique, Paris,
Presses universitaires de France, 2004.
Leeman, D., Vaguer, C., « L’adverbe un peu comme modalisateur métalinguis-
tique », Cahiers du Cental, no 6, 2010, p. 219-228.
35
Dialogisme : langue, discours
36
Non que – marqueur de plurivocité
Daciana VLAD
37
Dialogisme : langue, discours
1
Wilmet définit la polyscopie comme « diversité de points de vue » ou multiplicité
d’opinions en la distinguant de la polyphonie, définie comme « concert de voix » ou
pluralité de dires (cf. Wilmet 2003 : 481).
38
Non que – marqueur de plurivocité
interne avec un discours autre, comme dans le cas des diverses formes
de rapport ou d’anticipation du discours d’autrui, qui permettent au
locuteur citant d’intégrer dans son discours un discours appartenant à un
ex-locuteur ou attribuable à un locuteur potentiel dont il représente les
propos.
2
D’autres structures syntaxiques sont également possibles : p, non que q, pourtant r /
seulement r / plutôt r ; p, non que q, c’était r qui… ; p, non que q ou que q’ / non que
q, ni (que) q’, (ni même que q’’) / non que q, non que q’, mais r, etc.
39
Dialogisme : langue, discours
40
Non que – marqueur de plurivocité
connecteur marque la polyphonie (ex. 8), ou bien elle peut être le résul-
tat d’une interaction interne avec un autre discours, cas de figure qui
relève du dialogisme (ex. 9) :
(8) Savez-vous ce qu’il faut faire ? Nous allons dîner ensemble. Je connais
une auberge. Diener aurait bien eu des objections à faire, non que personne
l’attendît, mais parce qu’il lui était pénible de prendre une décision à
l’improviste… (Rolland, Frantext)
(9) Il n’y a pas d’autre monde possible au sens où l’est le mien, non que ce-
lui-ci soit nécessaire, comme le croyait Spinoza, mais parce que tout « autre
monde » que je voudrais concevoir bornerait celui-ci, se rencontrerait à sa
limite… (Merleau-Ponty, Frantext)
Qu’il s’agisse de mise en scène de points de vue ou de « dialogue »
avec le discours d’autrui, la plurivocité des subordonnées en non que
repose sur la co-présence de deux points de vue qui fournissent deux
lectures causales opposées de la même réalité. Le locuteur met en scène
ou reprend à un autre discours une interprétation causale d’un fait, tout
en rejetant, moyennant le connecteur non que, cette cause possible, pour
en proposer une autre, qu’il assume.
Plusieurs lectures causales d’un même fait peuvent être proposées.
C’est le cas dans les structures du type p, non que q ou que q’ / non que
q, ni (que) q’, (ni même que q’’) / non que q, non que q’, mais r, où le
locuteur avance deux ou même trois explications possibles du fait p,
qu’il invalide l’une après l’autre au profit de sa cause réelle r :
(10) Il faut constater que depuis une quinzaine d’années cette progression ne
s’est pas maintenue. Non que les résultats acquis aient été compromis, ou
que l’intérêt accordé aux choses du théâtre soit moins vif. Mais les expé-
riences sont moins nombreuses… (Collectif 1936, Frantext)
(11) Presque toujours un meneur domine le groupe, surtout dans les danses
d’hommes, non que ses pas soient différents, ni sa parure plus recherchée,
ni même que sa place dans le groupe change bien souvent… (Cuisinier,
Frantext)
Dans sa tentative de proposer une lecture causale qui explique une
certaine réalité, le locuteur peut interagir avec le discours d’un tiers, ce
qui représente un cas de dialogisme interdiscursif (ex. 9 et 12), ou bien
avec le discours de l’allocutaire, auquel cas on a affaire à du dialogisme
interlocutif (ex. 13 et 14) :
(12) Je réservais, hélas, bien d’autres motifs de désillusion à ma pauvre
maman. Non que j’aie été un galopin plus turbulent que la moyenne de mes
petits camarades ; le prétendre serait, comme il est de mode de nos jours de
le faire, vouloir me parer d’une auréole… (Simonin, Frantext)
(13) Il se passera bien du temps avant que je la mette [l’écharpe], non que
je vive comme une recluse, ainsi que me semble craindre ton amitié, mais
41
Dialogisme : langue, discours
le peu d’amis que voit mon père ne sont pas riches… (Karr, in
Florea 2004 : 11)
(14) Je le veux bien, non que je sois une femme à estimer bien haut, comme
vous le croyez, mais parce que j’ai un cœur ardent… (Sand, in
Florea 2004 : 11)
Si dans l’exemple (9) le locuteur met en question une explication vé-
hiculée par un discours scientifique antérieur, celui de Spinoza, dans
(12) il rejette une interprétation causale émanant d’une voix doxique.
Les exemples (13) et (14) nous semblent être des cas de dialogisme
interlocutif anticipatif (nous empruntons le terme à Bres et
Nowakowska 2008). Le locuteur anticipe sur une explication possible
que son interlocuteur pourrait donner du fait qu’il vient de lui commu-
niquer (il se passera bien du temps avant que je mette l’écharpe ; je le
veux bien) ; il intègre à son propre discours cette cause potentielle (tu vis
comme une recluse ; vous êtes une femme à estimer bien haut), tout en
l’invalidant.
Quelques considérations enfin concernant la nature des liens énon-
ciatifs qui s’établissent entre le locuteur et les points de vue qu’il véhi-
cule à travers un énoncé du type p, non que q, mais r. Il y a d’abord non
prise en charge par le locuteur du lien causal qui pourrait relier les faits
p et q, qu’il impute, de façon implicite ou explicite (ex. 9, 12-14), à un
tiers ou à l’allocutaire. Il annule ce lien causal au profit d’un autre, qui
pose r comme cause de p et avec lequel il établit un lien énonciatif de
prise de charge. Ce qu’on rejette ou prend en charge, c’est des points de
vue complexes, plus précisément des points de vue relationnels
(cf. Nølke et al. 2004), du type « q n’est pas la cause de p », « r est la
cause de p ».
B. Énoncés en non que non causaux
Dans notre corpus nous avons identifié beaucoup d’occurrences du
connecteur non que qui ne semblent pas avoir une valeur causale. C’est
le cas dans l’exemple ci-dessous :
(15) J’ai dit ce qui caractérise le génie du noir d’Océanie ou d’Afrique. Là
est le secret de son art. Il modèle dans ses idoles, ses bijoux, ses armes, la
réalité rythmique qui le caractérise avant tout. Non que son art manque
d’objectivité. Il est, contrairement à ce que croient en général les esthéti-
ciens, d’un réalisme farouche, qui accentue jusqu’à la caricature les domi-
nantes essentielles de l’objet… (Faure, Frantext)
On a affaire là à une structure du type P. Non que q, où l’énoncé en
non que ne fournit pas une explication causale du genre non parce que
son art manque d’objectivité, (mais)… ni une justification énonciative
42
Non que – marqueur de plurivocité
43
Dialogisme : langue, discours
comme il lui sert à fouir dans l’humus et la vase, à la recherche des vers, il
paraît être constitué à la manière d’un organe du toucher… (Pesquidoux,
Frantext)
Le locuteur cherche à justifier ici le choix de l’adjectif curieux, qu’il
emploie pour qualifier le nom bec.
44
Non que – marqueur de plurivocité
IV. Conclusion
Nous avons montré que le connecteur non que est un marqueur de
plurivocité qui articule dans son fonctionnement discursif les concepts
de polyphonie et de dialogisme. Ainsi les énoncés en non que font
coexister deux points de vue de polarité opposée, leur co-présence au
sein de ces énoncés étant due à leur mise en scène par le locuteur ou à
une interaction interne avec un autre discours. Les deux points de vue
que ces énoncés véhiculent correspondent respectivement à une virtuali-
té que le locuteur fait endosser à autrui et au rejet de cette virtualité,
qu’il assume. En nous appuyant sur cette description unifiée du connec-
teur, nous avons identifié et décrit plusieurs types d’emplois de non que,
que nous avons regroupés dans deux grandes catégories : emplois
causaux et emplois non causaux. Nous avons enfin montré que la simple
opposition de deux points de vue, co-présents dans les énoncés étudiés,
ne suffit pas pour qu’ils puissent être considérés comme de véritables
marqueurs de polémicité.
Bibliographie
Amossy, R., « De l’apport d’une distinction : dialogisme vs. polyphonie dans
l’analyse argumentative », in Bres, J. et al. (dir.), Dialogisme et polyphonie.
Approches linguistiques, Bruxelles, De Boeck Université, coll. « Champs
linguistiques », 2005, p. 63-73.
45
Dialogisme : langue, discours
46
La question en est-ce que :
une histoire de « dé-dialogisation » ?
Gilles SIOUFFI
47
Dialogisme : langue, discours
Il semble que l’évolution ultérieure du tour lui ait fait perdre cette
valeur initiale, le tour se réduisant à n’être plus, selon les termes de
Damourette et Pichon, qu’une « interrogation particulaire ». Cependant,
des nuances de sens demeurent, et l’on peut sans doute, en contexte
polémique, par exemple, interpréter bien des occurrences de français
moderne à la lumière de cette valeur initiale. Ainsi, pour Le Goffic
(1993 : 102), la question : « est-ce que tu as fini tes devoirs ? » peut être
glosée en : « peut-on, ou ne peut-on pas dire que tu as fini tes de-
voirs ? ».
La question que nous voudrions poser est donc la suivante : ce tour
n’aurait-il pas eu à l’origine une valeur dialogique qu’il aurait en partie
perdue au fil du temps, par le biais d’une grammaticalisation ? Un point
commun dans bien des occurrences classiques est en effet que la ques-
tion en est-ce que, qui a bien entendu une origine dialogale au sens où
elle intervient dans des tours de parole (cf. Bres 2005 : 49), a parfois une
valeur de reprise ou d’enchaînement argumentatif au sein des énoncés
d’un même énonciateur. Ce tour relèverait alors du dialogisme interlocu-
tif, tout en ayant des potentialités du côté de ce que Bres (2005 : 53)
propose d’appeler le dialogisme intralocutif.
Pour tenter de répondre à cette question, nous avons mené l’inves-
tigation exhaustive des occurrences de est-ce que en question totale
proposées par la base Frantext de 1600 à 1700, avec quelques sondages
de 1700 à 1730.
L’objectif est double : il s’agit d’abord de caractériser le fonction-
nement éventuellement dialogique de ce tour en langue classique, en
étudiant notamment le co-fonctionnement de ce tour avec d’autres
« marqueurs » classiquement interprétés comme dialogiques, comme la
négation, le conditionnel, ou certains mots du discours ; et d’essayer de
repérer le moment où ce fonctionnement dialogique a commencé à se
perdre, au profit d’une relative neutralité de la forme interrogative. Nous
précisons que notre analyse s’inscrira dans le cadre théorique développé
par exemple dans Bres et Mellet ([dir.] 2009), qui implique le dialogisme
(plutôt que la polyphonie) dans l’approche des marqueurs grammati-
caux. S’agissant de questions, notre lecture du dialogisme sera égale-
ment beaucoup fondée sur une mise en relation avec sa base dialogale.
48
La question en est-ce que : une « dé-dialogisation »
49
Dialogisme : langue, discours
A. Remarques liminaires
Nous allons à présent exposer de façon classée et commenter cer-
taines occurrences significatives extraites des attestations relevées dans
la tranche chronologique 1600-1730 de la base Frantext (consultée entre
juin et août 2010). Ces résultats sont à considérer avec les réserves
qu’impose l’utilisation de Frantext, à savoir : que certaines occurrences
peuvent se retrouver deux fois (important dans les comptages), que les
dates des éditions ne sont pas toujours celles des premières éditions, que
ce sont des éditions d’œuvres en collection qui sont citées, ce qui ex-
plique que certaines dates, notamment pour les pièces de théâtre, soient
parfois éloignées de la date d’écriture. Nous n’avons pas étudié les
50
La question en est-ce que : une « dé-dialogisation »
51
Dialogisme : langue, discours
52
La question en est-ce que : une « dé-dialogisation »
Est-ce que vous craignez qu’estant hors de cette vie je ne vous ayme plus ?
(Sorel, Nouvelles françoises, 1623 : 341)
On remarque ici aussi la présence occasionnelle du subjonctif dans
les complétives, parfois directement dans la question en est-ce que :
Amidor – Il faut faire l’amant de l’une de ces belles.
Alcidon – Est-ce que vous ayez quelque dessein pour elles ?
(Desmarest, Les Visionnaires, 1637 : 53)
Dans tous ces cas de figure, la question en est-ce que interroge sur la
coïncidence entre ce qui est avancé par l’allocutaire ou ce qui est prêté à
l’allocutaire, et la réalité. Elle témoigne de la part de l’énonciateur d’une
volonté d’entrer sur le terrain de l’allocutaire, et engage très fortement
celui-ci à mener jusqu’à son terme la logique de son point de vue.
3. La présence d’une négation
L’interro-négative, très communément analysée en termes de dialo-
gisme, engage l’allocutaire à entrer sur le terrain de l’énonciateur, en
l’obligeant à reconnaître une vérité qu’on ne peut qu’admettre.
On peut distinguer l’interrogation impliquant directement une
deuxième personne, en sujet ou en reprise des propos d’autrui :
Est-ce que vous n’êtes point de mes amis ? (Molière, Monsieur de Pour-
ceaugnac, 1670 : 296) ;
Pierrot : Jerniquenne ! Je veux que tu m’aimes.
Charlotte : Est-ce que je ne t’aime pas ? (Molière, Dom Juan, 1673 : 110),
et une interrogation sur la réalité qui a alors valeur polémique :
Est-ce que le P. Bauny et Bazile Ponce ne peuvent pas rendre leur opinion
probable ? (Pascal, Provinciales, 1657 : 84)
Toutefois, l’emploi suivant :
– Lorange : Nous leur avons donné tout le temps et toute la commodité de le
faire.
– Melle Mousset : Est-ce que vous n’avez point vu Clitandre ? Il vous
cherche. (Dancourt, La Foire St Germain, 1711 : 158)
se rapproche de l’emploi moderne. La réplique précédant la question en
est-ce que ? ne permet pas, en effet, de considérer la question comme
s’appuyant sur l’énoncé précédent : cette dernière semble bel et bien
inaugurer un nouveau champ de référence.
De même :
Est-ce que vous n’avez plus rien de meilleur à faire ? (Fénelon, Dialogues
des morts, 1715 : 366),
53
Dialogisme : langue, discours
54
La question en est-ce que : une « dé-dialogisation »
Seroit-ce que la hardiesse luy fut si commune que, pour ne l’admirer point,
il la respectast moins ? Ou que… (Montaigne, Essais, I, I, 1592 : 9)
Ne me gronderez-vous pas de n’avoir compté l’autre jour que neuf mois de
votre absence quand il y en a dix ? Serait-ce que le temps passe ici comme
un éclair, ou que je ne vous aime point ? (Sévigné, Correspondance,
1680 : 1021)
55
Dialogisme : langue, discours
8. Bilan
Au final, nous voyons qu’une très grande partie des questions en est-
ce que recensées avant 1700 contiennent des traits dialogiques secon-
daires qui confirment la présence d’un dialogisme à l’œuvre dans la
sémantique de ces questions. Avant 1650, toutes les occurrences présen-
tent au moins un des traits secondaires. Nous notons que, parfois, ces
traits se cumulent (deuxième personne + négation, etc.).
Il nous reste malgré tout à traiter des occurrences où ces traits ne
semblent pas mobilisables : nous citerons toutes celles (les 3) qui pré-
cèdent 1663, et certaines significatives ensuite.
9. Questions où ne se trouve aucun des traits listés
Dans :
Est-ce que vous avez l’autre volume, intitulé… (Guy Patin, Lettres,
1649 : 538),
Est-ce que l’Adonis se tient sur le bon bout ?
Je ne le pense pas, car il en a dans l’aisle.
(Scarron, Don Japhet d’Arménie, 1653 : 23),
Jodelet – Est-ce que je m’abaisse en contant des fleurettes ?
Frederic – Sans doute, et c’est à vous de montrer qui vous estes.
(Thomas Corneille, Le Geolier de soy-mesme, 1656 : 191),
on remarque qu’une réponse oui est soit possible, soit clairement énoncée.
Généralement, malgré tout, on relève quelques phénomènes qui li-
mitent subtilement ce type d’interprétations. Dans :
Est-ce que l’on consulte au moment qu’on s’enflamme ? (Corneille, Psyché,
1682 : 302),
Est-ce que l’on se marie pour coucher avec sa femme ?
(Regnard, Le Divorce, 1694 : 90),
une orientation doxale privilégie malgré tout la réponse non, ce qui
conduit à la lecture traditionnelle, dialogique, de la question.
Parfois, on remarque qu’il s’agit de séquences à la première per-
sonne, où l’on sait que la tournure à versation simple est mal commode,
ou tend à ne plus devenir très spontanée :
Mais moi, que ferai-je à cette heure ? Est-ce que je quitterai Sylvia ?
(Marivaux, La Double inconstance, 1724 : 254)
Dans ce dernier cas, une double lecture est possible. On peut inter-
préter la deuxième question comme une forme de dialogisme intralocu-
tif : dans ce cas, la question en est-ce que exprime la résistance de
l’énonciateur devant une conséquence possible de ce qui vient d’être
asserté ou supposé, et on privilégie la réponse non, glosable en « la
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La question en est-ce que : une « dé-dialogisation »
57
Dialogisme : langue, discours
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La question en est-ce que : une « dé-dialogisation »
Bibliographie
Anscombre, J.-Cl., Ducrot, O., « Interrogation et argumentation », Langue
française, no 52, 1981, p. 5-22.
Arrivé, M., Gadet, F., Galmiche, M., La grammaire d’aujourd’hui, Paris,
Flammarion, 1996.
Bres, J., Haillet, P.P., Mellet, S., Nølke, H., Rosier, L. (dir.), Dialogisme et
polyphonie. Approches linguistiques, Bruxelles, De Boeck Université, coll.
« Champs linguistiques », 2005.
Bres, J., Mellet, S. (dir.), « Dialogisme et marqueurs grammaticaux », Langue
française, no 163, 2009.
Brunot, F., Histoire de la langue française, 13 vols., Paris, A. Colin, 1905-1972.
Buridant, C., Grammaire nouvelle de l’ancien français, Paris, SEDES, 2000.
Damourette, J., Pichon, É., Essai de grammaire de la langue française, Paris,
D’Artrey, 1911-1940.
Foulet, L., « Comment ont évolué les formes de l’interrogation », Romania,
no XLVII, 1921, p. 243-348.
Fournier, N., Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1998.
Grevisse, M., Goosse, A., Le bon usage, Bruxelles, De Boeck, 2009.
Haillet, P.P., « À propos de l’interrogation totale directe au conditionnel », in
Dendale, P., Tasmowski, L. (dir.), Le conditionnel en français, Metz, Univer-
sité de Metz, coll. « Recherches linguistiques », no 25, 2001, p. 295-330.
Le Goffic, P., Grammaire de la phrase française, Paris, Hachette, 1993.
Marchello-Nizia, Ch., La langue française au XIVe et au XVe siècle, Paris,
Nathan, 1997.
Marchello-Nizia, Ch., Grammaticalisation et changement linguistique,
Bruxelles, De Boeck-Duculot, 2006.
59
Dialogisme : langue, discours
60
Le déterminant démonstratif
Un rôle contextuel de signal dialogique ?
Jean-Marc SARALE
I. Introduction
Ainsi que le rappellent Bres et Mellet (2009), à la suite de Bres
(2007) et Bres et Nowakowska (2008), le dialogisme est défini par
Bakhtine comme « l’orientation de tout discours – orientation constitu-
tive et au principe de sa production comme de son interprétation – vers
d’autres discours ». Cette interaction des discours entre eux se manifeste
au niveau microtextuel par des « échos énonciatifs ». Lorsqu’un écho
énonciatif laisse des traces à la surface de l’énoncé, il peut s’agir soit de
marqueurs dialogiques – morphèmes dont le signifié en langue pro-
gramme la signification dialogique –, soit de signaux dialogiques –
formes grammaticales en quelque sorte « détournées de leur fonction
première pour collaborer contextuellement à ce phénomène discursif ».
Le déterminant démonstratif n’est certes pas un marqueur dialo-
gique : l’acte référentiel dont il est porteur s’oriente le plus souvent vers
la situation d’énonciation (deixis) ou vers la mémoire discursive immé-
diate (anaphore). Mais si cette désignation référentielle est médiée par
un énoncé antérieur, ne peut-on pas le considérer comme un signal dia-
logique participant à certains échos énonciatifs ?
C’est ce que l’on entreprend d’étudier ici, en s’appuyant sur un cor-
pus écrit, composé d’occurrences littéraires ou de presse, glanées au
hasard des lectures ou sélectionnées grâce à des bases de données
comme Factiva et Frantext.
On partira de deux articles qui analysent des emplois particuliers du
déterminant démonstratif :
– le premier (Kleiber et Vuillaume 2006), s’interroge sur la ca-
pacité du démonstratif à marquer la « polyphonie », l’empa-
61
Dialogisme : langue, discours
1
Les token-réflexifs nécessitent un renvoi à leur propre occurrence (= token) pour
qu’ait lieu l’acte référentiel dont ils sont porteurs (ex : je = l’énonciateur de cette oc-
currence). La thèse token-réflexive part de l’occurrence du démonstratif, pour cher-
cher le contexte qui permet d’accéder au référent. Ex : ce N = le N que montre
l’énonciateur (deixis) ; ce N = le N qui est repérable dans la mémoire discursive
courte de cette occurrence (anaphore).
62
Le déterminant démonstratif. Un signal dialogique ?
63
Dialogisme : langue, discours
(4) Ces enfants nés avec une souris dans la main (La Croix, 20 août 2010)
Ces grands patrons dans leurs repaires bretons (Le Point, 12 août 2010)
(ii) Quand l’expansion est une relative, elle peut apporter un com-
plément prédicatif, qui ne restreint pas l’extension du nom. Dans ces
relatives, le démonstratif ne peut pas permuter avec l’article défini, qui
rétablirait forcément une restriction référentielle :
(5) Ces évacuations de camps Roms qui interpellent / *les évacuations de
camps Roms qui interpellent
Manifestement, ces SN enclosent une prédication implicite du type :
[N - P] ou [il y a N qui P].
(iii) Les SN démonstratifs-titres ne peuvent renvoyer qu’à une sous-
classe préconstruite et déjà thématisée.
Kleiber explique ces SN démonstratifs-titres comme des « expres-
sions pseudo-anaphoriques », qui « imposent de construire une situation
de discours antécédente, dont elles constitueraient la reprise ».
(6) Ces évacuations de camps Roms qui interpellent = les évacuations de
camps Roms que cette occurrence désigne par l’intermédiaire de l’énoncé :
[les évacuations de camps Roms interpellent (l’opinion)]
Le référent n’est pas présent dans la mémoire discursive immédiate,
comme ce serait le cas pour une anaphore simple. Il est récupéré indirec-
tement, par l’intermédiaire de l’expansion nécessaire au SN. Un titre à
démonstratif est un pseudo-renvoi à un énoncé antérieur putatif, qu’il ne
désigne pas dans son intégralité, en le catégorisant, comme ce serait le
cas avec une anaphore résomptive :
(7) Les évacuations de camps Roms interpellent la société française. Ce dé-
bat / Le débat / s’enrichit aujourd’hui avec l’intervention de l’Église.
Plus exactement, le démonstratif pointe vers les évacuations de
camps Roms, par l’intermédiaire d’un énoncé antérieur implicite. Fran-
chissons un pas que Kleiber, malgré la précision de sa démonstration,
n’accomplit pas : cet emploi du démonstratif est dialogique, comme
d’ailleurs dans l’exemple de Duras.
Le titre, qui devrait poser un contexte commun à l’auteur et au lec-
teur pour la suite du texte, n’a pas le caractère initial attendu. Par un
« coup de force rhétorique », la rédaction du journal le donne comme un
élément second, dans un modèle discursif où une première information
aurait déjà été fournie. Ce « modèle discursif » n’est pas un concept
linguistique ad hoc, il coïncide avec l’interdiscours médiatique4. Cet
4
Interdiscours traversé par des conflits de nominations – « évacuations » vs « expul-
sions » ; « Roms » vs « gens du voyage » – que nous laissons ici de côté.
64
Le déterminant démonstratif. Un signal dialogique ?
65
Dialogisme : langue, discours
5
Ces énoncés ne sont pas directement accessibles, mais on peut les reconstituer sous la
forme : [Chirac n’a pas su manœuvrer], etc., selon la règle de transformation : ce SN
qui SV énoncé [SN - SV].
6
Le SN un sentiment de colère et d’amertume contre ce Chirac qui n’a pas su
manœuvrer… demeure dialogique. Mais la disparition du démonstratif supprime ce
feuilletage énonciatif, dans : un sentiment de colère et d’amertume contre Chirac qui
n’a pas su manœuvrer…
7
Nous généralisons le contexte de (8) au Nc « les Français », sans l’axiologique
« maudits », trace d’une possible hétérogénéité énonciative.
8
Si le SN démonstratif désignait les seuls électeurs qui ont voté non, il devrait être
anaphorique d’un SN antérieur.
66
Le déterminant démonstratif. Un signal dialogique ?
67
Dialogisme : langue, discours
Oui, comme l’a dit le publicitaire Jacques Séguéla, le Che était bien un lo-
ser. Mais comment un loser sanguinaire a-t-il pu devenir un symbole de li-
bération et d’espoir ? C’est une énigme supplémentaire de notre curieuse
époque. (Étienne Mougeotte, Figaro Magazine, 13 octobre 2007)
Le long SN démonstratif souligné n’a rien d’anaphorique. Il résume
une « légende »9, qui est contestée dès la phrase suivante, depuis « un
chef révolutionnaire d’une rare cruauté », jusqu’au « loser sanguinaire »
de la conclusion. Mais quel rôle joue le démonstratif dans cet énoncé
marqué par le dialogisme de la négation ? Permutons, dans le passage
souligné, le démonstratif avec l’article, défini ou indéfini :
(11a) En son temps déjà, le docteur Ernesto Guevara ne fut pas ? L’idéaliste
désintéressé qui rejoignit la rébellion castriste…
(11b) En son temps déjà, le docteur Ernesto Guevara ne fut pas ? UN idéa-
liste désintéressé qui rejoignit la rébellion castriste…
L’énoncé (11a) n’est guère possible, car il serait identificateur : il si-
gnifierait qu’un idéaliste et un seul a rejoint la rébellion, mais que ce
n’était pas E. Guevara.
La comparaison se réduit à celle du démonstratif avec l’article indé-
fini. Or, deux tests permettent de distinguer ces deux formes d’actualisa-
tion nominale.
Le premier consiste à insérer une relative contenant un V déclaratif :
(12a) En son temps déjà, le docteur Ernesto Guevara ne fut pas CET idéa-
liste désintéressé que dit la légende, (et) qui rejoignit la rébellion castriste…
(12b) *En son temps déjà, le docteur Ernesto Guevara ne fut pas *UN idéa-
liste désintéressé que dit la légende, (et) qui rejoignit la rébellion castriste…
Une forme d’hétérogénéité énonciative est donc possible avec le dé-
monstratif, non avec l’article indéfini.
Le second test consiste à enchaîner sur l’énoncé négatif par mais,
suivi d’une affirmation rectifiant une expansion du SN :
(13a) *En son temps déjà, le docteur Ernesto Guevara ne fut pas CET idéa-
liste désintéressé qui rejoignit la rébellion castriste… mais il fut CET idéa-
liste désintéressé qui demeura dans son pays.
(13b) En son temps déjà, le docteur Ernesto Guevara ne fut pas UN idéaliste
désintéressé qui rejoignit la rébellion castriste… mais il fut UN idéaliste dé-
sintéressé qui demeura dans son pays.
Négatif pour ce, le test s’avère positif pour un. L’actualisation indé-
finie permet d’opposer deux classes référentielles exclusives et par
9
Dans le § précédent, E. Mougeotte évoque « la construction de cette légende
christique ».
68
Le déterminant démonstratif. Un signal dialogique ?
69
Dialogisme : langue, discours
soir en la mémoire de ce bon vieux Keynes, invoquant les esprits pour que
Sarkozy soit foudroyé sur place et lisant leur bible mensuelle : Alternatives
Économiques. « Je me marre », comme dirait l’autre. Image péjorative de
l’entreprise ? On nous apprend que la précarité augmente, que le marché de
travail est dual, que l’on fera sûrement les frais plus tard d’une flexibilité
accrue, etc. Soit. À ça, je réponds que les stages en entreprise lors du lycée
ne sont pas rémunérés, que les jeunes stagiaires sont payés à coups de lance-
pierres et bossent autant qu’un autre employé. […] Antoine Burnet […].
(Alternatives économiques, 1er juin 2008)
Le premier SN démonstratif est complément du N « critiques », indi-
cateur de parole, et son expansion n’est pas une relative, mais une suite
d’épithètes détachées, au caractère prédicatif nettement marqué. Quant
au second SN démonstratif, il se combine avec une exclamation et la
particule énonciative « alors », qui introduit un thème nouveau, en le
mettant à distance du « maintenant » énonciatif. Dans la structure bipar-
tite, ce SN opère une thématisation dialogique des plus énergiques. La
prédication est marquée par une forte rupture, et le rhème prend la forme
d’une phrase nominale, dont les participes présents correspondent à une
actualisation temporelle émergente : le tout semble un fragment de
discours inactuel. Actualisation temporelle minimale, mais actualisation
spatiale pleinement accomplie, grâce au pointage vers l’interdiscours
médiatique : voilà une formule qui pourrait définir le rôle dialogique de
ce démonstratif.
B. Par réorganisation de l’ingrédient prédicatif : [être ce N]
Mais le fonctionnement dialogique du démonstratif requiert-il for-
cément la forme [Ce N + expansion prédicative] ? Pas toujours. On
trouve des SN sans expansion dont le déterminant démonstratif signale
un effet de sens dialogique, en interaction avec d’autres marqueurs. Le
poème « Réponse à un acte d’accusation » (Les Contemplations, I, 7) en
fournit plusieurs exemples.
Dans ce manifeste pour une « révolution » poétique donnant ses
droits à la langue du peuple, V. Hugo répond à une accusation imagi-
naire, qui émanerait de l’académie. Loin de se disculper, il revendique
les griefs supposés. Sous l’emprise du marqueur dialogique « Oui », un
aveu apparent se retourne en profession de foi :
(16) Ces grandes questions d’art et de liberté,
Voyons-les, j’y consens, par le moindre côté
Et par le petit bout de la lorgnette. En somme,
J’en conviens, oui, je suis cet abominable homme ; […]
(« Réponse à un acte d’accusation », v. 16-19)
Le démonstratif n’introduit pas un N-thème, auquel s’ajoute une ex-
pansion-rhème. Il fait partie d’un groupe attributif axiologique, corres-
70
Le déterminant démonstratif. Un signal dialogique ?
VI. Conclusion
Le cadre explicatif tiré des deux articles de Kleiber et Vuillaume
nous paraît rendre compte des faits de discours analysés : comme eux,
nous pensons que le démonstratif n’obéit à nul changement de centre
déictique et qu’il n’exprime aucun « point de vue ». Leur approche
token-réflexive s’avère robuste à l’épreuve des textes.
Mais ce cadre explicatif nous semble être le ressort d’une potentialité
dialogique du déterminant démonstratif, ancrée dans sa valeur en
langue, à savoir : un pointage non vers la situation d’énonciation
(deixis), ni vers la mémoire discursive à court terme (anaphore), mais
vers un espace connexe à la situation d’énonciation. Cet espace connexe
coïncide avec l’interdiscours, pour diverses raisons d’ordre générique
(titre de presse, courrier des lecteurs, débats et polémiques…). Cela se
traduit en cotexte par la présence de marqueurs dialogiques, qui « cata-
lysent » les potentialités dialogiques du déterminant démonstratif. À ces
conditions, le démonstratif peut désigner son référent par l’intermédiaire
d’un énoncé hétérogène, implicite, mais projeté dans l’espace énonciatif.
Il s’agit d’une potentialité dialogique, et seulement de cela. Le déter-
minant démonstratif n’est qu’un signal dialogique (contextuel), non un
marqueur ; mais son rôle de signal s’appuie sur sa valeur en langue. La
10
V. Hugo mentionne le discours fictif tenu par l’Académie à son encontre. Et il y
ajoute une allusion à Molière (« Voilà, je vous l’avoue, un abominable homme »,
Tartuffe : IV, 6) : cet amalgame de deux échos dialogiques assimile les apôtres du
goût classique à des tartuffes.
71
Dialogisme : langue, discours
Bibliographie
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Demonstratives Nps in Indirect Anaphora », Journal of Pragmatics, no 31,
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11
Sarale (2009).
72
Le déterminant démonstratif. Un signal dialogique ?
73
DEUXIÈME PARTIE
Adeline PATARD
Université d’Anvers
I. Introduction
Le lien entre aspect et modalité, et notamment entre imperfectivité et
épistémicité, est reconnu et amplement documenté dans différentes
langues. Par exemple, dans les langues romanes où le domaine du passé
est traversé par une opposition aspectuelle entre un passé imperfectif (cf.
l’imparfait français) et un passé perfectif (cf. le passé simple français),
on observe que les passés imperfectifs peuvent être associés à l’expres-
sion d’une distance épistémique – la situation dénotée est présentée
comme improbable ou irréelle –, alors que les passés perfectifs ancrent
toujours le fait relaté dans la réalité passée du locuteur. Ce contraste
explique la différence d’interprétation entre (1a) et (1b) :
(1a) Un pas de plus et elle tombait. (interprétation contrefactuelle)
(1b) Un pas de plus et elle tomba. (interprétation factuelle)
ainsi que l’impossibilité d’employer un passé perfectif dans des con-
textes où le locuteur souligne par ailleurs le caractère peu probable ou
irréel de la situation :
(2) Si un jour tu partais (/ *partis) sans retour / les fleurs perdraient leur
parfum. (É. Piaf)
(3) Si seulement je pouvais (/ *pus) lui manquer ! (Calogero)
Parallèlement, quelques auteurs1 ont noté une possible relation entre
dialogisme et modalité. Patard et Vermeulen (2010) notent par exemple
que, dans l’emploi hypothétique illustré en (2), l’effet modal de moindre
*
Ce travail de recherche a été financé par une bourse postdoctorale Marie Curie (IEF)
octroyée à l’auteur par la Communauté européenne.
1
Cf. Barceló et Bres (2006), Bres (2009), Patard (2009), Patard et Vermeulen (2010).
77
Dialogisme : langue, discours
2
Pour Fleischman, la modalité d’irrealis correspond notamment à l’expression « [of] a
speaker’s lack of belief in or lack of commitment to the reality, realization, or refer-
entiality of an event or sequence of events predicated in an utterance » (1995: 522).
3
Cf. Hopper et Thompson (1980) et Hopper (1981).
78
Théorie et analyse de quatre langues européennes
4
Cf. De Mulder et Brisard (2006), Brisard (2010).
79
Dialogisme : langue, discours
80
Théorie et analyse de quatre langues européennes
81
Dialogisme : langue, discours
3. Discussion
Les deux précédentes approches nous semblent complémentaires
dans la mesure où elles rendent compte de différents types de contexte.
Dans les emplois analysés par Mellet, l’imparfait réfère à un repère
passé, qu’il s’agisse d’un repère fictif (8) ou réel (9)5. Dans ces emplois,
l’imparfait est donc motivé par une double intentionnalité, modale – le
locuteur exprime un jugement épistémique sur la situation – et tempo-
relle – le locuteur réfère également à un moment du passé. Nous verrons
plus loin que cette référence à une situation passée est caractéristique
des emplois monologiques de l’imparfait. Au contraire, dans les emplois
dialogiques, l’impossibilité d’un ancrage passé de l’événement impose
une lecture différente : l’imparfait renvoie alors à une énonciation
antérieure imputable à un énonciateur secondaire. Les emplois non
dialogiques traités par Mellet ne sont donc pas directement pertinents
pour notre propos.
L’emploi hypothétique examiné par Martin fait partie des emplois
dialogiques modaux de l’imparfait français. Aussi, dans cet usage,
aucune référence au passé n’est-elle donnée, même de façon implicite.
L’imparfait ne peut donc pas s’interpréter de re : il ne renvoie pas aux
situations mondaines décrites par le locuteur, mais exprime une prise en
charge de la vérité de la proposition (interprétation de dicto). Plus préci-
sément, et contrairement à ce qu’affirme Martin, l’imparfait hypothé-
tique a trait au temps de dicto plutôt qu’à l’aspect de dicto : la prise en
charge de l’énoncé est donnée comme antérieure à la situation d’énon-
ciation (temps de dicto) (cf. infra IV.B.1), mais elle n’est pas l’objet
d’une saisie interne qui aboutirait à sa virtualisation (aspect de dicto).
En effet, ce n’est pas la prise en charge de la situation dénotée qui est
virtuelle, mais plutôt la situation elle-même.
S’il existe un lien, c’est donc entre temps de dicto et dialogisme. Ce
lien pourrait être celui-ci : un énoncé dialogique présuppose l’énon-
ciation de la proposition par une instance distincte du locuteur (infra
III.A), celui-ci implique donc une prise en charge décalée de la proposi-
tion (ou temps de dicto).
Mais quid de l’aspect ? C’est ce que nous allons voir dans la pro-
chaine section.
5
Dans son emploi d’atténuation, l’imparfait réfère en effet aux intentions passées du
locuteur – le plus souvent explicitées par le verbe vouloir – qui précèdent nécessai-
rement la requête du locuteur (cf. Patard et Richard 2011).
82
Théorie et analyse de quatre langues européennes
A. Définitions préliminaires
Nous nous fondons sur l’approche du dialogisme que Bres a déve-
loppé dans le cadre de la praxématique. Ainsi, nous entendrons la notion
de dialogisme comme la « capacité de l’énoncé à faire entendre, outre la
voix de l’énonciateur, une (ou plusieurs) autre(s) voix qui le feuillettent
énonciativement » (2001 : 83). Ce « feuilletage » peut s’analyser comme
une hétérogénéité des sources énonciatives d’un énoncé. On distinguera
ainsi :
– l’énonciateur principal (ou énonciateur-locuteur) E1, responsable
de l’énoncé enchâssant (E) produit à T0,
– du ou des énonciateur(s) secondaire(s) e1 qui peuvent faire en-
tendre leur voix (des énoncés enchâssés e).
Nous souscrivons également à l’analyse bressienne du dialogisme
comme apposition d’un modus à un dictum déjà modalisé. Selon cette
conception (2001 : 85), un énoncé monologique est un énoncé dans
lequel un acte de modalisation (ou modus) porte sur un contenu proposi-
tionnel (ou dictum). Par opposition, un énoncé est dialogique lorsqu’un
modus ne s’applique pas directement à un dictum, mais à une unité ayant
déjà statut d’énoncé, c’est-à-dire ayant déjà fait l’objet d’une modalisa-
tion. Soit l’exemple :
(10) Les trois otages occidentaux des Khmers rouges ont bien été assassinés.
(Bres 2001 : 85)
Selon Bres, l’adverbe modalisateur bien vient ici confirmer, non pas un
dictum {assassiner les trois otages occidentaux des Khmers rouges},
mais un énoncé antérieur explicite ou présupposé (ex. Les trois otages
occidentaux des Khmers rouges ont été assassinés) qui a déjà fait l’objet
d’une modalisation assertive. Autrement dit, l’adverbe bien est ici
dialogique et souligne l’hétérogénéité énonciative de l’énoncé (10).
B. Dialogisme et temps verbal
Nous faisons l’hypothèse que certains temps verbaux, dont
l’imparfait, peuvent avoir un fonctionnement dialogique (cf. aussi
Bres 2009). Le tiroir dialogique marque alors la présence d’un énoncia-
teur e1 secondaire distinct de l’énonciateur principal E1. L’emploi en
discours indirect offre un exemple de ce fonctionnement, du fait que le
locuteur rapporte explicitement les propos d’un autre :
(11) Des gens m’ont dit qu’elle était à Paris avec son homme. (Bazin, Le blé
qui lève)
83
Dialogisme : langue, discours
6
Cf. Comrie (1976), Bybee et al. (1994).
7
À part dans certains contextes particuliers, par exemple dans le cas d’énoncés
performatifs.
84
Théorie et analyse de quatre langues européennes
85
Dialogisme : langue, discours
86
Théorie et analyse de quatre langues européennes
question. Cet emploi est présent dans toutes les langues étudiées10, sauf
en anglais où, dans le même contexte, le prétérit n’est pas autonome,
mais requiert le plus souvent l’emploi de la périphrase be supposed to
(cf. 19) :
(17) Fra [Edmond vient d’être arrêté par des marins sur un bateau. Ceux-
ci le présentent à leur capitaine.]
Le capitaine à Edmond : Qui donc es-tu ?
Edmond : Soldat ! Et demain je partais pour rejoindre l’armée
où le devoir m’appelle. (E. Scribe, Le serment)
(18) Esp A : – ¿Qué sabes de Juan?
B : – Llegaba el martes.
« Il [Juan] devait arriver (litt. arrivait) mardi »
(Leonetti et Escandell-Vidal 2003)
(19) Ang “We were supposed to meet someone important tonight […]
I think you lied to us”
« Tu devais (litt. étais supposé) nous faire rencontrer quelqu’un
d’important ce soir » (R. S. Tuttle, Council of War)
(20) Née Gisterenavond vertrok je morgen en nu vertrek je overmorgen !
« Hier soir tu devais partir (litt. partais) demain et maintenant
tu pars après-demain ! » (Janssen 1994)
Cet emploi est dialogique dans la mesure où l’imparfait ou le prétérit
renvoie à une énonciation antérieure qui correspond à l’acte de planifi-
cation passé. Cette énonciation secondaire est restituable par un verbe
énonciatif. Soit (16’) :
(17’) Fra Et JE PRÉVOYAIS de partir demain rejoindre l’armée où le devoir
m’appelle.
Le dialogisme de ce tour est combiné à un sens modal évidentiel : le
temps du passé indique, comme dans les questions-échos, que le locu-
teur n’a pas de preuve directe confirmant les informations communi-
quées, mais que celles-ci proviennent d’une source (énonciative) passée.
Dialogisme et évidentialité produisent en outre une inférence épisté-
mique. En renvoyant à une source énonciative passée, le locuteur choisit
de ne pas prendre en charge la situation au moment de l’énonciation.
Partant, le locuteur laisse entendre que la réalisation de la situation
planifiée dans le passé est incertaine, voire compromise. Le locuteur
signifie ainsi que les plans d’origine pourraient être remis en question
(18), qu’ils ont été modifiés (20), ou contrariés (17).
10
D’usage fréquent en espagnol, ce tour est moins développé dans les autres langues.
Ainsi, en français, l’usage autonome de l’imparfait est peu courant, le tour standard
se construisant plutôt avec le verbe modal devoir (cf. les traductions 18 à 20).
87
Dialogisme : langue, discours
11
En néerlandais, on peut également avoir un deuxième prétérit dans l’apodose ou une
deuxième forme conditionnelle dans la protase.
12
Cf. Gutiérrez Araus (1996) et Briz Gómez (2004).
13
En espagnol, la glose n’est pas probante car elle requiert, à la place de l’imparfait de
l’indicatif, l’emploi du subjonctif.
88
Théorie et analyse de quatre langues européennes
(21’) Fra Si C’ÉTAIT VRAI que je suis riche, je partirais aux Maldives.
(22’) Ang If IT WAS TRUE THAT I have children, I would teach them good
manners.
(23’) Née Als HET WAS WAAR ik ben rijk, zou ik met haar trouwen.
Cette évaluation épistémique antérieure peut être vue comme le signe
d’une hétérogénéité énonciative. En effet, ce n’est pas la proposition
dénotée dans la protase qui est située dans le passé (« je suis riche »),
mais sa modalisation exprimée par c’est vrai que (« c’était vrai que »).
En d’autres termes, la proposition décrite dans la protase a déjà un statut
d’énoncé puisque l’on a, selon Bres, l’application d’un modus (exprimé
par c’est vrai que) à un dictum. L’imparfait et le prétérit sont donc
dialogiques dans ce contexte et renvoient à une énonciation secondaire
antérieure.
L’interprétation temporelle et aspectuelle de la protase abonde aussi
dans le sens d’un fonctionnement dialogique : (i) l’imparfait et le prété-
rit réfèrent à une situation non passée et (ii) l’imparfait peut être associé
à une lecture perfective du procès (cf. (4)), deux traits qui sont, comme
nous l’avons vu, caractéristiques d’une interprétation dialogique.
Cette lecture dialogique est par ailleurs responsable de la distance
épistémique exprimée dans ce tour : en déléguant l’énonciation de la
protase à un autre énonciateur, le locuteur refuse de prendre en charge sa
validité à T0. Ce faisant, il suggère que la situation dénotée est peu
probable, d’où l’effet épistémique de moindre probabilité.
2. L’emploi propositif
Dans les énoncés propositifs, le locuteur invite son interlocuteur à se
conformer à la situation décrite en agissant de façon idoine. Cet emploi
est attesté dans trois des langues observées, mais pas en espagnol où un
imparfait du subjonctif est employé à la place de l’imparfait de
l’indicatif.
(25) Fra Si vous retiriez votre chapeau ? (Gide, Les faux-monnayeurs)
(26) Ang What if we went mushroom-picking?
« (et) si on allait ramasser des champignons ? »
(Lacková et Hübschmannová, A False Dawn)
(27) Née En als we eens uit dansen gingen?
« Et si on sortait danser ? » (Austin, Eigen wegen)
Ces énoncés exhibent aussi les caractéristiques propres à une interpréta-
tion dialogique, à savoir une référence non passée (l’action décrite se
situe dans l’avenir) et une neutralisation de l’aspect imperfectif
(cf. l’interprétation perfective des exemples 25 à 27). L’imparfait ou le
prétérit renvoie donc ici à une énonciation antérieure.
89
Dialogisme : langue, discours
V. Conclusion
Dans le présent travail, nous avons tenté de montrer deux choses :
(i) certaines interprétations modales (évidentielles et épistémiques) des
tiroirs passés étudiés (imparfait ou prétérit) proviennent de leur fonc-
tionnement dialogique ;
(ii) ce fonctionnement dialogique est lui-même soumis à des contraintes
aspectuelles qui interdisent par exemple l’usage d’un passé perfectif,
comme le passé simple, en lieu et place d’un imparfait dialogique (cf. la
contrainte aspectuelle sur le dialogisme).
Toutefois, le dialogisme n’explique pas tous les emplois modaux des
formes examinées (cf. section II.B.3). Cela suggère qu’il n’y pas une
relation unique entre aspect et modalité, mais de multiples relations qu’il
conviendra de bien différencier dans des travaux ultérieurs.
Bibliographie
Barceló, G. J., Bres, J., Les temps de l’indicatif en français, Paris, Ophrys, 2006.
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concepts pour l’analyse du discours, Paris, Champion, 2001, p. 83-86.
Bres, J., « Dialogisme et temps verbaux de l’indicatif », Langue française,
no 163, 2009, p. 21-39.
Brisard, F., « Aspects of Virtuality in the Meaning of the French Imparfait »,
Linguistics, no 48/2, 2010, p. 487-524.
Briz Gómez, E. A., « Notas sobre los llamados usos temporales “dislocados” en
la conversación coloquial », Estudios de lingüística, no 2, 2004, p. 43-53.
90
Théorie et analyse de quatre langues européennes
Bybee, J., Perkins, R., Pagliuca, W., The Evolution of Grammar. Tense, Aspect
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Comrie, B., Aspect, Cambridge, Cambridge University Press, 1976.
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(dir.), Temps et point de vue, Paris, Université Paris X, 2003, p. 81-102.
De Mulder, W., Brisard, F., « L’imparfait marqueur de réalité virtuelle »,
Cahiers de praxématique, no 47, 2006, p. 97-124.
Fleischman, S., « Imperfective and Irrealis », in Bybee, J., Fleischman, S. (dir.),
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Gutiérrez Araus, M. L., « Sistema y discurso en las formas verbales del pasa-
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Hopper, P. J., Thompson, S. A., « Transitivity in Grammar and Discourse »,
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Hopper, P. J., « Aspect and Foregrounding in Discourse », in Givón, T. (dir.),
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Iatridou, S., « The Grammatical Ingredients of Counterfactuality », Linguistic
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Leech, G., Meaning and the English Verb, Harlow, Pearson, 1971/2004.
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Mellet, S., L’imparfait de l’indicatif en latin classique. Temps, aspect, modalité,
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de pragmatique, no 25 et 26, 2009, p. 223-242.
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Chronos, no 22, 2011, p. 157-178.
91
Dialogisme : langue, discours
92
Point de vue et repérage énonciatif
L’imparfait est-il un marqueur dialogique ?
Sylvie MELLET
93
Dialogisme : langue, discours
94
L’imparfait est-il un marqueur dialogique ?
4
Dans le modèle qui est le mien et que je mets provisoirement entre parenthèses, la
première étape du repérage (translation des coordonnées déictiques dans le passé) est
une opération de construction temporelle et la seconde étape (saisie interne par iden-
tification partielle entre la situation repère et la situation décrite) est une opération de
construction aspectuelle. L’aspect se définit ici par une ouverture à droite du procès
qui explique la possibilité que le procès ne soit pas clos en t0.
5
E1 et e1 dans la terminologie de J. Bres ; S0 et S1 dans la mienne. Quoi qu’il en soit,
ce double ancrage fait appel à quelque chose de plus complexe qu’un seul point re-
père R.
95
Dialogisme : langue, discours
(2) Quand elle se tourna pour refermer la serrure à clé, la clarté de sa torche
la découpa en silhouette sur l’obscurité. La vieillarde qu’elle serait un jour
était déjà imprimée en elle et la courbait vers la terre. (Ibid. : 160)
Si donc ce double ancrage énonciatif suffit à faire des formes con-
cernées des marqueurs de dialogisme en langue, alors l’imparfait est un
de ces marqueurs au même titre que le conditionnel. Mais c’est peut-être
ce lien de condition suffisante qu’il convient de vérifier. Dit autrement,
n’y a-t-il pas abus à employer ici le terme « énonciateur » pour désigner
ce que d’autres interprètent comme un simple point de vue ? La cons-
truction aspecto-temporelle du conditionnel et de l’imparfait fait-elle
vraiment entendre deux voix qui dialoguent entre elles ? C’est ce que
nous allons tenter d’éclaircir maintenant, en nous concentrant principa-
lement sur l’imparfait à partir d’exemples empruntés pour l’essentiel
aux romans de Pierre Magnan.
6
Cf. notamment (Bres et al. [dir.] 2005) et (Perrin [dir.] 2006). Notons cependant qu’il
n’y a pas encore consensus, ni sur les définitions précises ni sur les critères permet-
tant de tracer une ligne de démarcation entre les deux concepts.
7
Cf. (Nølke 2001), pour qui un « être discursif » peut être un vrai locuteur, un locuteur
virtuel ou un non-locuteur et peut ou non endosser la responsabilité du point de vue
présenté.
96
L’imparfait est-il un marqueur dialogique ?
97
Dialogisme : langue, discours
98
L’imparfait est-il un marqueur dialogique ?
12
La construction indicative de la conjonction si en français est à cet égard parfaitement
cohérente, comme l’observe G. Moignet (1981 : 256).
99
Dialogisme : langue, discours
13
D. Ducard parle ici-même d’alter ego ou de « l’autre-de-moi ».
100
L’imparfait est-il un marqueur dialogique ?
101
Dialogisme : langue, discours
14
Sur les effets dialogiques liés à certains emplois des démonstratifs, cf. les travaux de
J.-M. Sarale ainsi que l’article de Kleiber et Vuillaume (2006) ; sur les effets liés à la
dislocation, cf. les travaux d’A. Nowakowska.
102
L’imparfait est-il un marqueur dialogique ?
(7) Mon grand-père avait raison : les escargots avaient tous disparu en un
clin d’œil depuis que le jour était né […]. Allons, il était temps de rentrer.
(Un grison d’Arcadie : 15)
(8) La profonde odeur des berceaux de fusain […] m’imprégnait de telle
sorte que la douleur de cet homme me poignait encore alors que lui l’avait
sans doute oubliée. Mais non ! Il ne pouvait pas avoir oublié puisque […]
(Ibid. : 161)
Les premiers imparfaits de ces extraits fonctionnent sur le mode de
(5) : un dédoublement énonciatif discret, quoique obligatoire, permet la
saisie interne des procès décrits et la prise en charge conjointe des
énoncés par le narrateur primaire et par le narrateur secondaire, double
du premier qui revit la scène de l’intérieur (d’où la perception d’un
temps en décadence). L’équilibre des voix est parfait et la bivocalité
d’autant moins perceptible que narrateur et actant correspondent à une
seule et même personne en dépit des années écoulées. En revanche,
quand surgissent les interjections Allons, Mais non ! cet équilibre est
rompu au profit de la voix de l’actant. Par voie de conséquence, le
lecteur se demande rétroactivement si l’ensemble des évaluations mo-
dales ne doit pas être attribué à ce personnage promu narrateur second.
De la même façon, les datifs éthiques de (9) établissent entre
l’allocutaire et la situation décrite un lien qui suppose une transgression
de la frontière entre fiction principale et fiction secondaire, transgression
facilitée par l’ambivalence énonciative que crée la bivocalité inhérente
au signifié de l’imparfait, ainsi que la sous-détermination référentielle
du pronom on :
(9) À partir de cet oratoire apparaissait le toit de notre chapelle. À deux
cents mètres de distance, on la respirait, on en était couvert, elle vous faisait
l’effet d’une mère qui vous attend. (La naine : 97)
Dans tous ces exemples l’imparfait joue un rôle important mais n’est
pas le seul marqueur de l’ambivalence dialogique. On a souligné le rôle
tout aussi important des « éléments montrés » et de tous les autres
indices de prise en charge énonciative. Toutefois l’imparfait est, de tous
les marqueurs, celui qui autorise l’effet discursif, celui qui en ouvre la
possibilité ; car c’est lui qui crée les conditions d’existence de l’énon-
ciateur secondaire. Au narrateur ensuite d’instancier cette place énoncia-
tive seconde comme bon lui semble et d’en jouer soit en respectant soit
en subvertissant le code romanesque classique. Selon les cas, cette place
énonciative seconde sera donc occupée par un double du narrateur,
simple observateur anonyme de la scène, ou par un narrateur explicite-
ment affiché comme maître de la fiction secondaire, ou encore par un
personnage promu au rang de narrateur. Dans tous les cas, il revient à
cet énonciateur secondaire d’assurer, conjointement à S0, le repérage et
103
Dialogisme : langue, discours
IV. Conclusions
À quelles conclusions arrivons-nous donc ?
La première est qu’il n’y a aucune raison de différencier conditionnel
et imparfait au regard de leur aptitude dialogique. L’un et l’autre ont un
signifié en langue qui impose un double repérage énonciatif et qui
comporte une double instruction : [+ PASSÉ] [+ ultériorité] pour le
conditionnel, [+ PASSÉ] [+ simultanéité] pour l’imparfait. L’un et
l’autre prévoient la prise en charge de l’énoncé par l’énonciateur secon-
daire et inscrivent donc en langue la hiérarchie des sources. Ce sont des
marqueurs d’altérité. À ce titre ils ont tous les deux des emplois forte-
ment dialogiques en discours. Mais on relève aussi des emplois dans
lesquels cette force dialogique est neutralisée, aussi bien au conditionnel
qu’à l’imparfait. L’examen de toutes les étapes de la construction d’un
énoncé, appréhendée dans sa globalité, permet de rendre compte de cette
variabilité des effets de sens.
La seconde conclusion prend plutôt la forme d’une interrogation :
que gagne-t-on, dans ces conditions, à étiqueter ces formes comme dia-
15
Ainsi peut s’expliquer aussi la différence entre (1) j’ai vu qu’il faisait beau ; et (2)
j’ai vu qu’il ferait beau où l’imparfait actualise le sens perceptif de voir et le condi-
tionnel, son sens intellectuel. La relation de simultanéité en (1) permet d’exprimer
une appréhension immédiate et donc perceptive de la situation ; mais en (2) la rela-
tion d’ultériorité signale explicitement que la chose « vue » n’est pas contemporaine
du point de vue ; le verbe « voir » doit donc être interprété comme un verbe de com-
préhension permettant au sujet de se projeter dans l’avenir, et non pas comme un
verbe de perception stricto sensu.
104
L’imparfait est-il un marqueur dialogique ?
Bibliographie
Bakhtine, M., « Les genres du discours », Esthétique de la création verbale,
Paris, Gallimard, 1984 (1952), p. 265-308.
Berthonneau, A.-M., Kleiber, G., « Pour une nouvelle approche de l’imparfait :
l’imparfait, un temps anaphorique méronomique », Langages, no 112, 1993,
p. 55-73.
Bres, J., « Dialogisme et temps verbaux de l’indicatif », Langue française,
no 163, 2009, p. 21-39.
Bres, J., Nowakowska, A., « Dialogisme : du principe à la matérialité discur-
sive », in Perrin, L. (dir.), Le sens et ses voix. Dialogisme et polyphonie dans
105
Dialogisme : langue, discours
106
L’imparfait est-il un marqueur dialogique ?
107
Le futuro perfeito, marqueur de dialogisme
Dialogisme et discours journalistique :
la « une » du quotidien Público
Université de Porto
I. Introduction
A. La notion de dialogisme
Les genres discursifs journalistiques sont surtout construits avec des
mots ou des propos qu’on rapporte, le dialogisme étant une notion
centrale en ce qui concerne l’activité journalistique.
Le dialogisme, principe constitutif de toute activité discursive, est
inscrit dans le système linguistique lui-même. En fait, selon Fonseca
(1992 : 253) « l’organisation interne de la langue ne peut pas être
étrangère aux conditions essentielles de son utilisation. […] la langue
incorpore les conditions essentielles de son utilisation »1. La notion de
dialogisme (« principe de la production et de la circulation des
discours » (Bres et Mellet 2009 : 18) sera ici utilisée dans le sens
d’orientation de tout discours vers d’autres discours, tant d’un point de
vue interdiscursif que d’un point de vue interlocutif (Bres et
Mellet 2009 : 4). La dimension interdiscursive, que nous solliciterons
dans la présente étude, prend en compte le fait que tout discours est
construit en dialogue avec (et comme réponse à) des discours anté-
rieurs : « le dialogisme […] consiste en l’interaction de l’énoncé [E] du
locuteur-énonciateur avec un énoncé [e] prêté à un autre énonciateur,
qui se voit “rapporté” de fort diverses façons. » (Bres et Mellet 2009 :
16). Le linguiste portugais cité plus haut souligne, à son tour, que les
instruments linguistiques de la citation mettent en évidence l’origine
dialogale ou interlocutive de la structure de la langue. Ce qui signifie
1
Traduction personnelle.
109
Dialogisme : langue, discours
2
Le deuxième point de cette communication a été en partie repris de celle présentée à
Valence, au 26e Congrès de Linguistique et Philologie Romane, septembre 2010.
3
Les « unes » de l’édition de Porto sont souvent différentes de celles de l’édition de
Lisbonne. Les 3810 analysées sont de l’édition de Porto.
4
Entre décembre 1995 et 2003, j’ai encore analysé 172 « unes » disponibles dans
l’album commémoratif 300 primeiras páginas 1990-2003, Público, 2003. Ces 172
« unes » sont de l’édition de Lisbonne.
5
http://www.linguateca.pt/CETEMPublico/
6
Ce travail a été fait par Marcela Faria, étudiante de 1er cycle en sciences du langage et
boursière d’intégration à la recherche (BII) de la Fundação para a Ciência e a Tecno-
logia pendant une année.
110
Le futuro perfeito, marqueur de dialogisme
111
Dialogisme : langue, discours
discours direct. Les titres rapportent les mots des principaux person-
nages du moment, soit pour « spectaculariser » le discours, peut-être
sous l’influence du reportage en direct à la télévision, du micro-trottoir,
soit pour « faire vrai ». Tout se passe comme si rapporter les « vrais »
mots des gens qui font l’Histoire dans les titres de première page pou-
vait attirer davantage le lecteur vers la lecture du texte. Le Público avait
alors, à ses débuts, une direction de grande qualité, un groupe de journa-
listes très jeunes, très bien payés, venus de la presse la plus respectée au
Portugal, surtout de l’hebdomadaire Expresso. Un vrai souci d’objectivi-
té peut aussi expliquer la nette préférence de cette équipe pour le dis-
cours direct à la « une ».
Dans les 3982 « unes » analysées, il y avait 245 occurrences de dis-
cours direct presque toujours entre guillemets, dont le locuteur était
identifié, sauf dans très peu de cas9. Dans deux cas où il était anonyme
et collectif, la manchette prenait la parole à la place de tout le peuple
portugais, sans surprise à propos de l’ancien empire colonial qui dispa-
raissait :
(1) Viva Timor-Leste! (22 mai 1993)
Vive Timor-Leste !
(2) Adeus Macau (19 décembre 1999)
Adieu Macao
Nous avons repéré 59 occurrences de discours direct en manchette et
186 dans l’autre titre de la première page, laquelle était, à cette époque-
là, souvent divisée en deux grands sujets et deux grands titres, face à
face. Parfois, il y a du discours direct soit dans la manchette soit dans
l’autre grand titre de la « une ». Du point de vue statistique, c’est de loin
la forme de discours rapporté préférée par les titres à la « une », comme
si les mots en direct pouvaient faire vrai et donc faire lire. En comparai-
son, le discours indirect n’est utilisé que 7 fois pendant la même pé-
riode, ce qui se comprend vu son effet d’homogénéisation énonciative
et, simultanément, de résumé des propos rapportés. Pour ce qui est des
« îlots textuels » (Authier 1978), il y en a 28 en manchette et 7 sur
l’autre titre de la « une ». Ce titre, quand il existe, ce qui n’arrive pas
toujours, est, typiquement (186 cas), construit en discours direct. Si aux
titres avec discours direct on ajoute ceux avec îlots textuels, on obtient
280 titres construits avec des mots d’un énonciateur quelconque rappor-
tés à la « une », de façon assez nette. Les formes d’introduction du
discours direct se répètent et identifient presque toujours le locuteur
dont le discours est rapporté :
9
Il y en a d’autres, par exemple le 26 décembre 1991, quand un discours direct entre
guillemets au nom de nous tous remercie Gorbatchev : « Obrigado, Gorbatchev! »
(« Merci, Gorbatchev ! »).
112
Le futuro perfeito, marqueur de dialogisme
a. Locuteur au Público :
(3) Arlindo de Carvalho ao Público : « Pouco vai restar do SNS » (6 avril
1991)
Arlindo de Carvalho au Público : « Il ne restera pas grand-chose du SNS. ».
b. Locuteur : « discours direct » (parfois trois occurrences de diffé-
rents locuteurs, par exemple, trois candidats politiques):
(4) Collor : Portugal pode ajudar no diálogo com a CEE
Lula : Os trabalhadores estão pior do que no tempo do governo militar
Brizola : Em matéria económica estamos em plena ditadura (23 juin 1990)
Collor : Le Portugal peut aider dans le dialogue avec la CEE
Lula : Les travailleurs sont dans une situation pire qu’au temps du gouver-
nement militaire
Brizola : En matière économique nous sommes en pleine dictature.
c. Le discours direct seul en manchette (avec le locuteur identifié en
sous-titre),
(5) Esmagá-los-emos a todos
Ministro da Defesa indonésio ameaça a resistência (11 mars 1990)
On les écrasera tous
Le Ministre de la Défense indonésien menace la résistance.
d. Discours direct entre guillemets (locuteur non identifié) :
(6) « Livres, só depois de Amã »
« Libres, seulement après Aman »
On pourra à une autre occasion approfondir des questions annexes,
comme l’étude des verbes introducteurs utilisés dans les titres (« fala »
[parle], « diz » [dit], « ameaça » [menace], « acusa » [accuse], « ad-
mite » [admet], « desmente » [dément]) dont quelques-uns montrent le
dialogisme interdiscursif en œuvre. Un autre sujet qui pourrait faire
l’objet de notre recherche est l’analyse du rapport entre le titre au dis-
cours direct et le texte tout entier afin de comprendre et d’évaluer les
choix des journalistes.
113
Dialogisme : langue, discours
10
En PE, le conditionnel s’emploie de moins en moins, dans tous ses emplois. Il est très
souvent remplacé par l’imparfait de l’indicatif, beaucoup plus qu’en français, espa-
gnol ou Portugais du Brésil.
11
Je remercie Sophie Sarrazin de m’avoir suggéré une hypothèse qui pourrait expliquer
la prépondérance, dans la norme brésilienne, du conditionnel dans l’expression du
médiatif journalistique : à savoir le résultat d’une contamination de l’espagnol (qui,
selon l’auteur, utilise massivement, et notamment en Amérique, le conditionnel jour-
nalistique). On ne peut cependant pas tester cette hypothèse et d’ailleurs il faudrait
essayer de trouver une explication pour l’emploi du futuro perfeito en PE, puisque le
Portugal est voisin de l’Espagne.
12
Dans les cas où le français emploie le conditionnel présent, le portugais européen
utilise surtout le verbe modal poder (au futur simple ou au présent de l’indicatif), ou
bien, moins fréquemment, le futur simple : « Fábrica da Wolkswagen poderá ir para
o Vale do Ave » (21 mai 1992) (« L’usine Wolkswagen pourra s’installer dans la
Vallée de l’Ave »), ou « Metro de superfície poderá passar na Ponte da Arrábida »
(18 septembre 1992) (« Le Metro de surface pourra passer sur le Pont de
l’Arrábida »). J’ai trouvé un seul exemple au conditionnel présent dans ce type
d’emploi : « Navio desaparecido. Artic Sea levaria mísseis para o Irão e era vigi-
ado ». (« Navire disparu. L’Artic Sea transporterait des missiles pour l’Iran et il était
surveillé ») (Público, 7 septembre 2009, d’après une dépêche de l’agence Reuters).
114
Le futuro perfeito, marqueur de dialogisme
(8) ETA terá guardado armas e explosivos em Monção (17 avril 1992)
L’ETA aurait caché des armes et des explosifs à Monção
(9) Clientes de Caldeira exigem títulos aos bancos
Corretor terá oferecido acções roubadas para obter empréstimos (28 août
1992)
Les clients de Caldeira exigent des titres à la banque
L’agent aurait donné des actions volées pour obtenir des emprunts
(10) Campeonatos de futebol sem controlo « antidoping »
Falta de pessoal em gozo de férias terá impedido análises (1er septembre
1992)
Championnats de football sans contrôle « antidoping »
Le manque de personnel, parti en vacances, aurait empêché les analyses
(11) Medicamentos aumentam 5 a 7 %
Portugueses terão gasto 220 milhões de contos em fármacos em 1992
(3 décembre 1992)
Augmentation entre 5 et 7 % du prix des médicaments
Les portugais auraient dépensé 220 milliards en médicaments en 1992
(12) Facturas falsas também terão corrompido políticos (28 novembre
1994)
Les fausses factures auraient aussi corrompu des politiciens
Ce n’est plus la valeur temporelle de ce temps verbal qui importe
dans ces occurrences (et qui ressemble plus ou moins à celle du futur
antérieur français), mais sa valeur modale de médiatif et d’effacement
énonciatif, non prise en charge par le locuteur des informations de
deuxième main qu’il transmet au lecteur. Le locuteur reprend des infor-
mations qu’il a empruntées à une autre source, souvent non référée
comme telle. Il ne veut ou ne peut pas valider les informations rappor-
tées, du moins au moment où il les donne aux destinataires du journal.
Voyons un exemple où les informations d’une source anonyme sont
rapportées : « ao que o Público soube » = « à ce qu’en sait le Público ».
(13) Rui Paulo Figueiredo, […] ter-se-á sentado, sem ser convidado, na
mesa de outros membros da comitiva, violando as regras protocolares. Ao
mesmo tempo, terá multiplicado os contactos e as trocas de informção com
alguns jornalistas do continente que se deslocaram à Madeira. (Público,
19 août 2009)
Rui Paulo Figueiredo, […] se serait plus d’une fois assis sans y avoir été
invité, à la table d’autres membres de l’équipe, violant ainsi les règles proto-
colaires. Il aurait simultanément multiplié les contacts et les échanges
d’informations avec quelques journalistes de la métropole qui avaient fait le
déplacement à Madère.
Dans le Portugais Européen actuel, ce temps verbal peut être, à notre
avis, considéré comme « un marqueur grammatical mixte, médiatif et
modal » (Kronning 2002, 2005). Le temps n’est presque plus utilisé
115
Dialogisme : langue, discours
13
Action future : ele chegar = futur du subjonctif portugais.
14
Exemple : Tenho trabalhado muito sobre este assunto! Traduction : Depuis quelque
temps je travaille beaucoup sur ce sujet.
15
La valeur non temporelle est attestée depuis le XVIIIe dans plusieurs exemples, mais
aussi aujourd’hui dans la conversation quotidienne.
116
Le futuro perfeito, marqueur de dialogisme
117
Dialogisme : langue, discours
16
Cf. ce que Celle et Lansari (2009 : 109) écrivent : « Avec will be -ing, la préconstruc-
tion permet à l’énonciateur de ne pas prendre en charge la relation prédicative : il fait
le choix délibéré d’une énonciation “médiate”, en ne se présentant pas comme étant à
l’origine de cette préconstruction ».
17
Dans le résumé de sa communication présentée au Colloque international Dialo-
gisme : langue, discours, Université de Montpellier III Paul Valéry, septembre 2010
(cf. Livret de présentation : 114).
18
La publication de son livre en 1918 est posthume, l’auteur étant mort en 1916.
118
Le futuro perfeito, marqueur de dialogisme
(Bres 2009 : 17, note 16). Mais l’emploi du futuro perfeito a beaucoup
changé depuis lors, et nous n’hésitons pas à le considérer, de nos jours,
en Portugais Européen, comme un marqueur de dialogisme au sens où
l’entend Bres. L’emploi de ce temps composé qui déclenche des impli-
catures et incite à la découverte de sens sous-entendus a acquis un sens
qui n’est plus celui proposé en (14). Il y a un changement en cours dans
la construction linguistique étudiée, qui va dans le sens d’un passage de
la valeur temporelle à une valeur modale et dialogique.
IV. Conclusion
L’emploi dialogique du futuro perfeito dans la presse actuelle au
Portugal donne raison à l’expression de Bres (2009 : 37) : « le dédou-
blement énonciatif prend appui sur une différence temporelle ». Ce
dédoublement suggère un certain « désengagement » qui devient tou-
jours plus fort, vu que le futuro perfeito s’utilise de plus en plus en
portugais européen, surtout dans la presse. Ce phénomène va de pair
avec une presse qui devient de moins en moins citoyenne, qui ne parle
pas des choses qui sont arrivées ou qui arriveront, mais de celles qui,
selon un énonciateur dont les propos sont plus au moins rapportés, « ont
pu » probablement arriver.
Bibliographie
Authier, J., « Les formes du discours rapporté. Remarques syntaxiques et
sémantiques à partir des traitements proposés », DRLAV, nº 17, 1978, p. 1-87.
Bres, J., « Dialogisme et temps verbaux de l’indicatif », Langue française,
nº 163, 2009, p. 21-40.
Bres, J., Mellet, S., « Une approche dialogique des faits grammaticaux »,
Langue française, nº 163, 2009, p. 3-20.
Celle, A., Lansari, L., « La référence à l’avenir en anglais contemporain : vers
une énonciation mediatisée », « Le futur », Faits de langue, nº 33, 2009,
p. 103-109.
Duarte, I.M., « Emoção e argumentação: futuro perfeito nos títulos de
notícias », in Emediato, W., Machado, I.L., Mello, R. (dir.), Anais do III
Simpósio Internacional sobre Análise do Discurso – Emoções, ethos e argu-
mentação, Belo Horizonte, Universidade Federal de Minas Gerais, 2008
(http://repositorio-aberto.up.pt/handle/10216/23495).
Duarte, I.M., « Le futuro perfeito portugais : un marqueur de médiatif », Faits
de langue, nº 33, 2009, p. 111-117.
Duarte, I.M., « Futuro perfeito e condicional composto: mediativo no discurso
jornalístico em Português Europeu e em Português Brasileiro », in Dermeval
da Hora (dir.), Anais do VI Congresso Internacional da Abralin, João Pessoa,
2009 (http://hdl.handle.net/10216/13504).
119
Dialogisme : langue, discours
120
Le futuro perfeito, marqueur de dialogisme
http://www.linguateca.pt/CETEMPublico/
http://www.corpusdoportugues.org/
121
Dialogisme de langue et dialogisme de discours
Des emplois dits concessifs du futur et du conditionnel
en espagnol
Sophie SARRAZIN
I. Introduction
La conception du dialogisme sur laquelle nous nous appuierons dans
les pages qui suivent emprunte essentiellement aux propositions de
Bres (2005). Reprenant l’idée bakhtinienne selon laquelle tout énoncé
est une réponse à d’autres énoncés, J. Bres définit le dialogique comme
« l’orientation de tout énoncé […], constitutive et au principe de sa
production, (i) vers des énoncés réalisés antérieurement sur le même
objet de discours, et (ii) vers la réponse qu’il sollicite » (2005 : 52).
Qu’il soit de type dialogal ou monologal, l’énoncé-fragment de discours
est donc toujours produit dans l’interaction avec d’autres discours et son
appréhension ne peut se faire sans la prise en compte des conditions de
sa production et, partant, de son fondement dialogique. C’est par consé-
quent au niveau macro-linguistique qu’il convient de situer le phéno-
mène.
Cela étant, si le caractère foncièrement dialogique de toute produc-
tion langagière concerne en premier lieu le niveau du dire, il se mani-
feste aussi nécessairement au niveau du dit, au niveau des processus
d’encodage-décodage de l’énoncé-fragment de discours. En d’autres
termes, si l’énoncé est toujours réponse, cette dimension interactionnelle
ne peut que transparaître également au niveau micro-linguistique.
Comme l’ont montré de nombreuses études, certains éléments constitu-
tifs de l’énoncé présentent la particularité de faire émerger un autre
énoncé et un autre énonciateur, c’est-à-dire une voix autre que celle de
l’énonciateur principal, une voix à laquelle ce dernier répond par son
acte illocutoire : par exemple, pour reprendre le cas bien connu de la
négation, la voix responsable de l’énoncé Cette table est blanche que le
123
Dialogisme : langue, discours
1
« Un morphème prend le statut de marqueur à partir du moment où il est conçu
comme la trace en discours d’opérations énonciatives stables, ayant un statut linguis-
tique, c’est-à-dire dont la configuration définit le signifié en langue dudit morphème :
un marqueur dialogique sera donc pour nous un morphème dont le signifié en langue
programme la signification dialogique » (Bres et Mellet 2009 : 6, note 4).
2
« Le signal est donc défini, par contraste avec le marqueur […] comme une forme
susceptible de contribuer sporadiquement, en contexte, à l’expression du dialogisme
sans que son signifié en langue prédise nécessairement cet emploi » (Bres et Mellet
2009 : 15, note 16).
3
C’est ainsi qu’il est défini, par exemple, dans Gili Gaya (1955 : 146 et 149) et dans la
RAE (1973 : 471 et 474).
124
Emplois dits concessifs du futur et du conditionnel en espagnol
[Je connais bien Rosina ; elle est peut-être (litt. : elle sera) très fleur bleue,
très pimbêche, tout ce que vous voudrez, mais elle a bon fond.]
(2) Esa mujer sería todo lo que se quisiera ; pero era idealmente bella, de
una belleza peligrosa y perversa, hecha toda de tentaciones. (Ricardo
Fernández Guardia, Cuentos ticos)
[Cette femme était peut-être (litt. : serait) tout ce qu’on voulait ; mais c’était
un idéal de beauté…]
(3) – El capí Mareco es de escuela y de buena familia. Por eso es muy or-
gulloso.
– Él será muy orgulloso pero yo tengo todo el culo roto ya por el apero.
(Augusto Roa Bastos, Hijo de Hombre)
[– Le capitaine Mareco a fait des études et il vient d’une bonne famille.
C’est pour cela qu’il est très orgueilleux.
– Il est peut-être très orgueilleux (litt : sera ), mais moi j’ai le derrière en
compote à cause de cette selle.]
(4) Paquito Álvarez siempre fue otra cosa […].Y tenía detalles, que bien que
me fijé, que Paco sería burdo y así pero siempre luchó entre su extracción
humilde y un natural educado. (Miguel Delibes, Cinco horas con Mario).
[Paquito Álvarez a toujours été différent […] Et il était attentionné, je l’ai
bien remarqué, parce que Paco était peut-être (litt. serait) rustre et tout, mais
il a toujours été tiraillé entre ses origines modestes et son éducation natu-
relle.]
4
Barceló (2004 : 5 et 2006 : 183) signale son existence en italien, en portugais et en
catalan.
125
Dialogisme : langue, discours
126
Emplois dits concessifs du futur et du conditionnel en espagnol
sif » de ces temps. Un autre constat peut être tiré : si la signature asser-
tive de l’énonciateur principal (E1) est incompatible avec l’usage du FI
et du Cond « concessifs », c’est que l’énonciateur principal attribue à
une autre instance énonciative un acte assertif qu’il se refuse à partager.
Les énoncés par lesquels nous avons choisi d’illustrer la valeur « con-
cessive » du FI et du Cond mettent en scène différents référents pos-
sibles pour cette instance secondaire :
– en (1), la mention queráis (vous voudrez) l’associe à un allocu-
taire pluriel ;
– en (2), la formule se quisiera (on voulait) attribue la paternité de
l’opinion exprimée dans la proposition à n’importe quel énoncia-
teur potentiel ;
– en (3), la proposition est la reprise-écho de l’énoncé antérieure-
ment pris en charge par le co-énonciataire, lequel devient dans le
nouveau tour de parole instance énonciative seconde ;
– en (4), e1 peut correspondre à n’importe quel énonciateur autre
que l’énonciateur principal.
La présence du FI et du Cond permet donc de faire émerger une autre
voix et de produire un énoncé dans lequel l’énonciateur principal répond
à une instance énonciative distincte, que celle-ci soit, comme en (1) et
(3), in praesentia ou, comme en (2) et (4) in absentia. L’énonciation
peut être effective (1 et 3) ou virtuelle (à venir ou possible) comme en
(2) ou (4). Le Cond et le FI permettent, du point de vue macro-
linguistique, d’évoquer différentes modalités d’interactions dialogiques :
celle du dialogisme interdiscursif (dans les quatre exemples) mais aussi
celle du dialogisme intralocutif, dans la mesure où (4) pourrait être
analysé aussi comme la confrontation d’un énoncé pris en charge par
l’énonciateur principal et d’un énoncé que ce même énonciateur, traité
comme un énonciateur distinct, a pu antérieurement tenir ou qu’il
pourrait tenir : j’ai pu dire / je pourrais dire que Paco est rustre mais je
dis ici et maintenant qu’il a toujours été tiraillé entre ses origines mo-
destes et son éducation naturelle5.
Une fois constatée la capacité des énoncés intégrant un FI ou un
Cond « concessif » à évoquer une altérité énonciative, il s’agit de com-
prendre comment ces temps verbaux contribuent à produire de tels effets
de sens. L’évocation de cette altérité est-elle directement liée à une
5
Ce constat rejoint l’observation formulée par S. Mellet sur les relations entre conces-
sion et dialogisme : « la concession est un des exemples prototypiques du dialogisme
[…]. Elle articule constamment un “je dis que” à un “on dit que”, ou à un “tu as dis /
tu dis / tu diras que” voire à un “je dis que” ou “je pourrais tout aussi bien dire que” ;
elle offre donc toutes les figures sous lesquelles se décline le dialogisme : dialogisme
interdiscursif, dialogisme interlocutif, auto-dialogisme » (Mellet 2005 : 10).
127
Dialogisme : langue, discours
A. Le Cond
En appui sur les propositions de Bres (2010a, 2010b) concernant le
Cond français et celles de Chevalier (1992 et 1997) pour le castillan,
nous avons tenté de montrer ailleurs (Sarrazin 2010a et 2010b) que le
signifié de langue du Cond espagnol pouvait être ramené à une représen-
tation simple : à chaque fois qu’il apparaît en discours, le Cond dit
qu’un procès prend place dans l’ultériorité d’un point occupé par un
énonciateur secondaire (qu’il est convenu d’appeler e1) lui-même situé
dans l’antériorité (t-n) de l’énonciateur principal (habituellement noté
E1), lequel occupe l’instant t0. Le Cond espagnol, de la même façon que
le Cond français, suppose en effet un ancrage temporel à un moment T
du passé, un ancrage passé qui du point de vue du signifiant se retrouve
dans le morphème d’imparfait -ía. Cet ancrage est bien plus qu’un
simple point de référence, puisque, à l’instar de t0, il se donne comme le
point de repère à partir duquel est envisagée une temporalité ultérieure.
Or, seule une conscience est capable de distinguer entre antériorité et
ultériorité. Une conscience à même de s’éprouver comme frontière entre
ce qui a été et ce qui n’est pas encore. D’où il ressort que, parallèlement
à l’instance E1 siégeant en t0, le Cond suppose toujours l’existence
d’une instance énonciative seconde, un E1 dédoublé en e1, nécessaire-
ment distinct de E1 parce que placé dans l’antériorité de t0, en t-n. Et
c’est précisément par cette propriété constitutive de sa représentation en
langue que le Cond est, selon nous, un marqueur dialogique, un signe
qui, à chacune de ses actualisations, véhicule l’image d’une instance
énonciative seconde (e1), créant ainsi les conditions d’une « dialogisa-
tion intérieure » (Bres 2005 : 53).
Reste à savoir si ce marquage dialogique est celui qui, dans les em-
plois qui nous occupent, permet à l’énonciateur de ne pas prendre en
charge un énoncé et d’en attribuer la responsabilité à un autre énoncia-
teur. Si tel était le cas, il faudrait que le FI, dont l’emploi produit les
mêmes effets dialogiques dans les usages concessifs, soit de la même
manière que le Cond, un marqueur d’hétérogénéité énonciative.
B. Le FI
En appui, toujours, sur les modélisations de Bres (2010b) et
Chevalier (1992), nous définirons le FI simple du castillan comme un
128
Emplois dits concessifs du futur et du conditionnel en espagnol
temps qui, à chaque fois qu’il est actualisé en discours, véhicule la re-
présentation d’un procès situé en t+n, c’est-à-dire dans l’ultériorité de t0,
siège de l’énonciateur. Nous considérons en effet que, contrairement au
Cond, le FI ne prévoit pas, en langue, l’existence de deux instances
énonciatives, ce qui ne signifie pas qu’il lui soit interdit de fonctionner
dialogiquement en discours. Cette différence majeure d’avec la
représentation que nous avons proposée du Cond repose sur un constat
évident : par un énoncé tel que Pronto llegará (Il arrivera bientôt) est
posée comme vraie, en t0, l’existence d’un procès à venir ; le procès
llegará est repéré à partir de t0 par l’énonciateur principal et par lui seul.
Certes, l’on pourra nous objecter que ledit énonciateur se projette par la
pensée en t+n, lieu d’effection du procès puisqu’en t0 ledit procès n’est
pas vérifiable. Mais impossibilité de vérification ne suppose pas pour
autant dédoublement énonciatif : le dédoublement n’affecte au vrai que
les mondes possibles (p : Llegará et non p : No llegará), non l’instance
énonciative qui s’engage sur l’une des deux options et qui s’engage sans
quitter t0. L’impossibilité de concevoir un dédoublement énonciatif dans
les cas d’usage temporel du FI impose donc de considérer que ce tiroir
verbal n’est pas dialogique en langue mais qu’il peut l’être en discours,
par exemple dans le tour dit « concessif ».
C. Bilan et hypothèse
Nous considérons donc le Cond comme un marqueur dialogique, un
tiroir verbal dont la représentation en langue véhicule une double ins-
tance énonciative et le FI comme un temps non dialogique en langue
mais qui, comme l’illustrent les énoncés (1) et (3), peut contribuer à
évoquer une altérité énonciative. Ce constat de l’inégalité de statut entre
les deux tiroirs nous amène à poser deux questions : i) concernant le
Cond, comment se manifeste, dans le tour qui nous intéresse, la dimen-
sion dialogique, en langue, de ce tiroir ? ii) Quelle propriété, commune
cette fois aux deux temps, pourrait leur permettre, en discours, de pro-
duire des effets d’altérité énonciative ?
Pour répondre à la première question, nous dirons, suivant en cela
notre option monosémiste, que dans le cas de l’usage « concessif », la
contribution du signifié de langue à la construction du sens résultatif de
l’énoncé est la même que dans tous les usages du Cond : l’énonciateur
principal E1 situe un procès dans une ultériorité repérée à partir d’un
point t-n du passé où loge une autre instance énonciative (e1). L’exploi-
tation discursive qui est faite de cette double instance énonciative et du
décalage chronologique entre E1 et e1 est de même nature que celle qui
est à l’œuvre dans les emplois dits « conjecturaux » du FI et du Cond en
129
Dialogisme : langue, discours
6
Cf. Sarrazin (2010a).
130
Emplois dits concessifs du futur et du conditionnel en espagnol
7
L. Gosselin (2001 : 51-53) propose par exemple, à la suite d’Aristote, de distinguer le
passé, domaine de l’irrévocable, du futur, domaine du possible.
131
Dialogisme : langue, discours
8
R. Martin avait déjà attiré l’attention sur cette question : « Ce qui appartient à
l’avenir, ce n’est pas le fait en tant que tel, mais la prise en charge de la proposition
qui le décrit. » (Martin 1987 : 117).
9
La première occurrence que nous ayons trouvée de l’emploi conjectural se situe dans
un texte daté de 1446 ; concernant l’usage « concessif », nous n’avons pas relevé
d’occurrence antérieure à 1745.
132
Emplois dits concessifs du futur et du conditionnel en espagnol
lerait avec l’énoncé simple Pierre est peut-être riche), mais d’affirmer
que, quelle que soit la situation financière de Pierre et quoi qu’on puisse
en dire, il est honnête. Reste donc posée la question de l’intégration du
tour conjectural à une structure de type p pero q et des effets qu’il
produit.
Comme l’a montré O. Ducrot (1972 : 129), l’énoncé concessif du
type p pero (mais) q repose sur la réfutation partielle de p, la proposition
q s’opposant aux inférences (r) de la proposition p. L’argumentation se
construit donc à partir des inférences r, l’assertion de q étant une ré-
ponse non à p mais à r. Or, à partir du moment où les inférences sont
tirées du dictum, les implications r se maintiennent quelle que soit la
valeur de vérité, le modus10, de p. Quel intérêt y aurait-il donc à modali-
ser le contenu propositionnel de p ? À première vue, aucun.
Il suffit cependant d’abandonner l’analyse strictement logique qui
attribue p et q à une seule et même instance énonciative et de repenser la
question à partir des conditions de production de l’énoncé pour com-
prendre quel usage peut être fait de la modalisation, ou, vu autrement,
pour comprendre l’intérêt que peut trouver l’énonciateur à la modalisa-
tion épistémique de p. Le questionnement sur la validité de p n’a de sens
que si p (ou plus exactement, le contenu propositionnel de p, son dic-
tum) est soumis à l’énonciateur, lorsque ledit énonciateur trouve sur son
chemin un dit dont il n’est pas la source énonciative, un dit par rapport
auquel il décide de prendre position et auquel il répond. Le passage du
sens « conjectural » au sens « concessif » ne peut donc se comprendre
que dans le cadre d’une situation d’interaction discursive, c’est-à-dire
dans une perspective dialogique considérée au niveau macro-linguis-
tique. En d’autres termes : la valeur concessive du FI et du Cond n’est
donc rien d’autre qu’une valeur conjecturale produite dans une situation
d’interaction discursive.
La modalisation épistémique présente deux avantages pour l’énon-
ciateur principal. Du point de vue interactionnel, l’évaluation d’une
proposition empruntée selon la modalité du possible ou du probable, a
pour effet d’atténuer l’invalidation partielle de p (celle de ses inférences)
qu’implique l’assertion de q. En feignant de s’interroger sur la validité
de p, l’énonciateur laisse entendre qu’il n’invalide pas les dires de l’al-
locutaire. Habile manœuvre, puisque, de fait, l’énoncé repris devient,
une fois réactualisé, un argument non pertinent. Le recours à la modali-
sation épistémique, à l’usage « conjectural » du FI et du Cond en espa-
gnol en contexte dialogique, permet également à l’énonciateur de sus-
pendre la validation de p, de ne pas prendre en charge l’assertion de la
10
Nous utilisons les termes de modus et de dictum tels qu’ils sont définis dans
Bally (1932/1965).
133
Dialogisme : langue, discours
V. Conclusion
Nous espérons avoir montré que les effets de sens de non prise en
charge et d’altérité énonciative des énoncés intégrant un FI ou un Cond
« concessif » relevaient non d’un dialogisme de langue mais d’un
dialogisme de discours. Certes, le sens concessif s’appuie sur un trait
que partagent les signifiés de ces deux tiroirs en langue, mais ce trait
(l’ultériorité) ne programme nullement un fonctionnement dialogique en
discours. Composante strictement temporelle, l’ultériorité offre néan-
moins la possibilité de construire la représentation d’une validation
différée. C’est dans ce traitement, qui débouche sur l’effet de sens dit
« conjectural » du FI et du Cond, que s’origine la valeur « concessive » :
l’effet d’altérité énonciative, absente de l’usage conjectural, résulte de
l’intégration d’une proposition modalisée épistémiquement à une struc-
ture argumentative de type p pero q. Cette intégration n’est en effet
envisageable qu’en contexte interactionnel : c’est dans la rencontre avec
d’autres énoncés qu’est produit l’effet de sens « concessif ». Ce type de
fonctionnement est donc tout entièrement modelé par le principe bakhti-
nien du discours comme réponse à d’autres discours et met en évidence,
s’il en était besoin, la nécessité d’un dialogue entre les analyses macro-
et micro-linguistiques.
Bibliographie
Bally, Ch., Linguistique générale et linguistique française, Berne, Francke,
1965 (1re éd. 1932).
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134
Emplois dits concessifs du futur et du conditionnel en espagnol
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Dendale, P., Tasmowki, L. (dir.), Le conditionnel en français, Metz, Universi-
té de Metz, coll. « Recherches linguistiques », no 25, 2001, p. 105-124.
135
On aurait oublié les clés du dialogisme
sur la porte de l’analyse ?
De l’effet de sens de conjecture
du futur et du conditionnel en français
137
Dialogisme : langue, discours
1
Co(n)texte : mot-valise pour cotexte linguistique et contexte situationnel.
2
Seuls les énoncés émanant du locuteur ou rapportés en discours direct seront ici pris
en considération. Nous écartons les énoncés en discours indirect libre, qui posent
d’autres problèmes.
138
De l’effet de sens de conjecture du futur et du conditionnel en français
139
Dialogisme : langue, discours
(4) hier, je m’avance sur la place et je vois une voiture garée devant chez
Lucette / ah elle aurait des visites Lucette ? / et puis non c’était la voiture du
maire il l’avait mise là pour qu’elle soit à l’ombre. (Conversation)
C = Prémisse majeure = résultat/conséquence : je vois une voiture
garée devant chez Lucette
A = Prémisse mineure = règle : si Lucette a des visites, il y a une
voiture garée devant chez elle
B = Conclusion = cas : Lucette a des visites
Ce qu’on appelle traditionnellement futur et conditionnel de conjec-
ture, ce sont des emplois de ces temps dans des énoncés d’hypothèse
plausible qui fonctionnent comme conclusion d’un raisonnement par
abduction. Mais, contrairement à ce qui pourrait être inféré de ces
appellations, l’énoncé de conjecture n’est pas lié à ces deux formes, il
peut être actualisé à différents temps, ce que nous illustrons par diffé-
rentes réécritures de l’énoncé conjectural de (4) :
(4a) elle a des visites Lucette.
(4b) elle a des visites Lucette ?
(4c) elle aura des visites Lucette.
(4d) elle aura des visites Lucette ?
(4e) *elle aurait des visites Lucette.
(4f) elle aurait des visites Lucette ?
(4g) elle doit avoir des visites Lucette.
(4h) *elle doit avoir des visites Lucette ?
(4i) *qu’elle ait des visites Lucette.
(4j) qu’elle ait des visites Lucette ?
La grammaire et la linguistique ne parlent de conjecture que pour
(c), (d), (f) et (g), parce qu’elles ont focalisé leur attention sur l’analyse
de l’hypothèse plausible avec le futur, le conditionnel et devoir. Nous
considérons au contraire que dans l’ensemble des tours possibles on a
bien affaire à une conjecture, et que ces différentes formes corres-
pondent à des degrés variables de certitude de ladite conjecture. On ne
travaillera ici que sur les tours où la conjecture est réalisée au futur et au
conditionnel. Notons pour l’heure l’impossibilité co(n)textuelle de (4e),
à savoir la conjecture au conditionnel en affirmation (*elle aurait des
visites Lucette.), ce qui nous permet de poser la question heuristique
suivante : pourquoi le futur produit-il la conjecture en affirmation (4c)
140
De l’effet de sens de conjecture du futur et du conditionnel en français
3
Dans notre corpus, 5 oc. / 60 réalisent ce tour, contrairement à ce qui est avancé dans
différents travaux qui excluent la possibilité de l’énoncé conjectural au futur en inter-
rogative. Pour un ex., cf. infra (10).
141
Dialogisme : langue, discours
142
De l’effet de sens de conjecture du futur et du conditionnel en français
4
Sans développer ce point ici, précisons que ce type d’énoncé conjectural implique la
coréférence des deux énonciateurs E1 et e1.
5
Comme cela a été montré dans Azzopardi et Bres (2010b), en interaction avec
l’interrogation partielle, le conditionnel produit non l’effet de sens conjectural mais
l’effet de sens d’inconcevable.
143
Dialogisme : langue, discours
(4) hier, je m’avance sur la place et je vois une voiture garée devant chez
Lucette / ah elle aurait des visites Lucette ? / et puis non c’était la voiture du
maire il l’avait mise là pour qu’elle soit à l’ombre (conversation)
144
De l’effet de sens de conjecture du futur et du conditionnel en français
6
Ajoutons, en complément de la note 2, que, lorsque le conditionnel est associé à la
conjecture en affirmation, il s’agit d’un énoncé en discours indirect libre, dans lequel
est transposée au passé une conjecture qui, en discours direct, serait au futur, comme
dans (9) :
(9) Un homme a échangé avec sa sœur des propos sur la liberté dont fait preuve une
voisine dans son comportement amoureux, et ils viennent de se rendre compte que la
fille de celle-ci les écoutait.
M. de Sainteville était très troublé. « Rentrons », dit-il. Il accompagna sa sœur
jusqu’à sa chambre presque en silence. Il pensait à la petite, muette, derrière eux,
écoutant les paroles atroces… Elle serait venue là, se cacher en jouant avec les
autres… (Aragon, Les Voyageurs de l’impériale).
« Elle serait venue là […] » « il se disait : “Elle sera venue là […]” »
145
Dialogisme : langue, discours
que sans doute peut se combiner avec le présent et le futur, mais pas
avec le conditionnel ; et que par hasard ne peut se combiner qu’avec le
conditionnel :
(4b) ah elle a des visites Lucette, évidemment / sans doute / *par hasard.
(4c) ah elle aura des visites Lucette, ?évidemment / sans doute / *par ha-
sard.
(4f) ah elle aurait des visites Lucette, *évidemment / *sans doute / par ha-
sard ?
Ce que la notion de dialogisme, et de dédoublement énonciatif qui
l’accompagne, permet d’expliquer :
(i) Par rapport au présent de (4b), le futur et le conditionnel, du fait
de leur fonctionnement dialogique, apportent un élément de distancia-
tion : l’énonciateur principal E1, au lieu de prendre en charge
l’énonciation, l’impute à un énonciateur e1 (qui lui est coréférent per-
sonnellement), la diffère dans le temps, ce qui, au niveau de l’effet
produit, accentue la dimension conjecturale.
(ii) Si, d’autre part, la dimension conjecturale est plus forte avec le
conditionnel qu’avec le futur, cela tient à deux éléments : le futur n’est
pas dialogique en langue. Il adopte un fonctionnement dialogique uni-
quement lorsque le co(n)texte indique que l’événement dénoté au futur
ne peut se situer dans l’ultériorité par rapport au PRÉSENT. Dans ce cas,
ce n’est pas le procès qui est placé dans l’ultériorité de E1 mais l’acte de
son énonciation (e) et son énonciateur e1. L’événement, soumis à cette
énonciation ultérieure, reste quant à lui situé dans le PRÉSENT. Le condi-
tionnel en revanche, est dialogique en langue : de par sa structure mor-
phologique, il place un énonciateur e1 dans l’antériorité de E1 ; et c’est à
partir de ce repère passé que l’événement est vu en ultériorité. Ce n’est
donc pas l’énonciation qui se trouve placée dans le monde des possibles
mais bien le procès. Cet ancrage du procès non sur E1 mais dans
l’ultériorité de e1 lui donne un degré plus fort d’incertitude. Surtout, ce
qui distingue les deux tours, c’est la modalité : affirmative pour le futur,
interrogative pour le conditionnel. L’interrogation est une mise en débat,
qui pose comme équipollents les deux termes de l’alternative de la
conjecture, alors que l’affirmation avance positivement la conjecture.
Rappelons d’autre part (cf. note 3) que le futur peut se conjoindre
sporadiquement avec l’interrogation :
(10) La musique repart, forte. Puis s’arrête.
– C’est loin, dit Stein.
– Un enfant qui aura tourné un bouton de radio ? (Duras, Détruire, dit-elle)
Dans ce cas, la conjecture signifiée au futur est mise en débat par
l’interrogation, et s’avère plus incertaine que son homologue à
146
De l’effet de sens de conjecture du futur et du conditionnel en français
VI. Conclusion
La notion de dialogisme – appliquée à l’interrogation totale, au futur
et au conditionnel – nous semble permettre de pénétrer à l’intérieur de la
subtile machinerie des énoncés conjecturaux au futur et au conditionnel,
comme d’expliciter la différence sensible qui les distingue : le futur, par
le dédoublement énonciatif auquel le contraint le co(n)texte, accentue la
charge conjecturale de l’énoncé d’hypothèse plausible issu d’un raison-
nement par abduction en imputant son énonciation à un énonciateur e1
(différent de E1 temporellement mais coréférentiel avec lui) situé dans le
FUTUR ; le conditionnel, parce qu’il pose un énonciateur e1 dans le
PASSÉ de E1, ne peut entrer dans la production du sens conjectural – qui
exige que E1 et e1 soient coréférentiels – que couplé avec la modalité
interrogative, ce qui a pour effet de diéser plus encore le sens conjectu-
ral.
Nous terminerons en faisant écho, non sans provocation, au texte
d’Arthur Rimbaud : nous avons assis la conjecture sur nos genoux, et
nous l’avons analysée… nous avons songé à rechercher la clef de
l’énigme ancienne… Le dialogisme est cette clef ! Cette inspiration
prouverait-elle que nous n’avons pas rêvé ?
Bibliographie
Abouda, L., « Recherches sur la syntaxe et la sémantique du conditionnel en
français », thèse de doctorat, Université Paris 7, 1997.
Anscombre, J.-Cl., Ducrot, O., « Interrogation et argumentation », Langue
française, no 52, 1981, p. 5-22.
Azzopardi, S., Bres, J., « Qui viendra(it) t’arrêter ? Futur, conditionnel : les
effets de sens de la conjecture et de l’inconcevable en interrogation par-
tielle », communication au Colloque international de linguistique française,
Madrid, 24-26 novembre, 2010.
Azzopardi, S., Bres, J., « Futur et conditionnel en français : mêmes combats
temporels et modaux ? », Cahiers de praxématique, no 56, 2012.
Bakhtine, M., « Du discours romanesque », Esthétique et théorie du roman,
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Bres, J., « Entendre des voix : de quelques marqueurs dialogiques en français »,
in Bres, J., Delamotte, R., Madray, M., Siblot, P., L’autre en discours,
Montpellier, Praxiling, 1999, p. 191-212.
147
Dialogisme : langue, discours
148
De l’effet de sens de conjecture du futur et du conditionnel en français
Peirce, C. S., 1934, Collected Papers of Charles Sanders Peirce, vols. 1-6,
1931-1935, Charles Hartshorne and Paul Weiss (eds.), Harvard University
Press, Cambridge, MA.
Tasmowski, L., « Questions au conditionnel », in Dendale, P., Tasmowski, L.
(dir.), Le conditionnel en français, Metz, Université de Metz, 2001, p. 331-
343.
149
TROISIÈME PARTIE
Françoise DUFOUR
I. Introduction
Quelle est la raison d’être du paragraphe ? Le blanc de l’alinéa per-
met-il seulement de distinguer les idées d’un texte, comme on le conçoit
communément ? Y a-t-il un lien entre paragraphe à l’écrit et pause entre
tours de parole à l’oral ?
L’hypothèse dialogique « esquissée » par Vološinov (Bakhtine) pro-
pose une réponse à ces questions en posant l’analogie des paragraphes
avec les « répliques d’un dialogue », le paragraphe étant « conditionné
par la prise en compte de l’auditeur et de sa compréhension active »
(Vološinov 2010 : 357).
À la lumière des travaux en analyse du discours – notamment Bres
(1999, 2001) et Bres et Nowakowska (2006, 2008) – et de ceux
d’Arabyan (1994, 2003) sur le paragraphe littéraire, je développerai
l’hypothèse du paragraphe comme « signal » de dialogisme, c’est-à-dire
de l’ouverture d’un micro-dialogue interne au texte entre le scripteur,
dans son rôle de locuteur-énonciateur, avec les coénonciateurs que
représentent les futurs lecteurs du texte.
Il s’agira de repérer, dans un corpus de presse, des faits linguistiques
permettant d’étayer cette hypothèse. Les deux textes analysés (T1 et
T2), parus en vis-à-vis dans Le Monde « Débats » (14 juillet 2009 : 17),
traitent du procès de l’affaire connue sous le nom de « Gang des Bar-
bares ». Il s’agit de la séquestration puis du meurtre d’un jeune vendeur
de téléphonie mobile de culture juive (IH) par un jeune de banlieue
d’origine ivoirienne (YF), leader dudit « Gang des barbares ». T1 et T2
émanent respectivement des avocats de la défense (ci-après D) et de
l’avocat d’une des parties civiles (C).
153
Dialogisme : langue, discours
154
Le paragraphe, un signal de dialogisme ?
155
Dialogisme : langue, discours
premier un paraphe dans les actes notariaux, d’où son appartenance à la classe du
paragraphus dont le signe § devient l’abréviation.
4
Ne sont pas pris en compte ici par Vološinov les cas de division spécifiques comme
ceux de « décomposition de la parole versifiée en strophes ou une décomposition
purement logique de type prémisses-conclusion, thèse-antithèse etc. » (Vološinov
2010 : 357).
156
Le paragraphe, un signal de dialogisme ?
157
Dialogisme : langue, discours
mais « ce sont les indices intonatifs5 et eux seuls qui assurent la démar-
cation et la cohésion du paragraphe » (Morel 2000 : 67).
L’alinéa a plutôt pour fonction de « marquer le passage du récit au
discours ou d’un discours rapporté à un discours courant » (Arabyan
1994 : 91), comme l’illustre cet extrait de Madame Bovary dans lequel
l’alinéa marque le passage au discours indirect libre qui exprime le
monologue intérieur de Rodolphe :
Ils s’en revinrent à Yonville, par le même chemin. […] Rodolphe, de temps
à autre, se penchait et lui prenait la main pour la baiser.
Elle était charmante à cheval ! (Flaubert 1857 : ch. 9)
La mise en paragraphes du texte narratif serait donc une manière de
« ventiler les différentes sources de l’énonciation » (Arabyan 1994 : 91),
un changement de registre énonciatif qui pourrait être motivé par une
rupture du récit par le discours direct, indirect libre ou le discours
narrativisé ou encore par l’évaluation, le commentaire du narrateur ou
de l’auteur. Cette thèse de l’alinéa comme marquage du changement de
registre énonciatif a été testée sur 500 paragraphes narratifs dans 18
récits de la littérature française et seulement une dizaine d’écarts a été
relevée (Arabyan 1994, 2003).
Charolles et Péry-Woodley alimentent cette analyse en montrant que
la portée des cadratifs ne résiste pas à l’alinéation produite par un chan-
gement d’énonciateur, avec l’exemple du cadratif médiatif selon X dans
le corpus suivant :
Selon Piaget, le développement de l’enfance se caractérise, comme l’histoire
des sciences, par une succession de coordinations cognitives nouvelles, cha-
cune définissant un stade.
Il s’agit d’étapes, datées en années […]. Cette conception est linéaire et
strictement cumulative […]. (Le Monde cité par Charolles et Péry-
Woodley 2005 : 3)
Le cadre médiatif ouvert par « selon Piaget », qui aurait dû s’étendre
jusqu’au démonstratif résomptif « cette conception », reprenant
l’ensemble des contenus propositionnels évoqués précédemment, est
rompu par le passage à la ligne qui « invite à considérer […] que la
phrase en début de paragraphe qui élabore l’idée de stade doit être
attribuée au rédacteur et non portée au crédit de Piaget » (Charolles et
Péry-Woodley 2005).
Dans le corpus, le cadratif temporel « au fil des audiences » (T1, § 5)
a une portée qui excède le paragraphe et couvre le § 6 : « les débats
5
« Le rehaussement de l’intensité en début de paragraphe et le démarrage de
l’intonation à un niveau neutre (le niveau 2), permettant des modulations de F0 à la
fois vers le haut et vers le bas » (Morel 2000 : 67).
158
Le paragraphe, un signal de dialogisme ?
auxquels nous avons été les témoins [au fil des audiences] ». Pourtant
l’alinéa vient faire rupture entre la formulation de la « thèse » soutenue
par D : « YF est le seul et unique responsable de la mort d’IH » (§ 5) et
l’ouverture d’un nouvel espace textuel au § 6 qui permet de convoquer à
la barre, notamment les « autres protagonistes » et les médecins légistes,
dont les discours viennent étayer la cause soutenue par le locuteur-
énonciateur.
La titraille de T1, bisegmentale avec alinéation, illustre le change-
ment d’énonciateur et l’effet de tour de parole qu’il produit :
S1 : « Gang des barbares »
S2 : « La justice et rien d’autre ! »
Le premier segment (S1), entre guillemets, se présente comme un
discours cité de la dénomination créée par YF et abondamment diffusée
par les médias. Il constitue en soi un réquisitoire accusant d’homicide
l’ensemble du groupe des accusés avant même que le procès n’ait eu
lieu. Ce segment discursif est feuilleté du discours citant de
l’énonciateur-locuteur E (avocats de la défense) enchâssant par les
guillemets un discours e imputable à YF, aux médias et également à C6.
L’invocation de la justice comme seule autorité en droit de juger
l’affaire, actualisée par une modalité injonctive exclamative dans le
second segment (S2), se veut la réponse du locuteur-énonciateur aux
tenants d’une autre forme de règlement de l’affaire, notamment celle qui
est clamée dans la forme nominale S1. L’énoncé S2 distingue ainsi une
paire contrastive : la justice vs autre chose (la justice populaire orches-
trée par les médias).
Les deux segments nominaux peuvent se lire comme une joute ver-
bale entre la défense et les parties civiles : S1 comme un dit antérieur
rapporté comme un discours direct (dialogisme interdiscursif) et S2
comme la réplique orale hic et nunc du locuteur-énonciateur (dialogisme
interlocutif). L’alinéa fonctionne alors comme le signal de l’ouverture
d’une réplique de la part d’un énonciateur différent de celui de S1, l’une
des fonctions premières de l’alinéa étant de « marquer aussi, dans les
dialogues, les diverses répliques » (Grevisse 1993 : 146).
6
Bien que C n’actualise pas la dénomination « Gang des barbares », mais « le procès
Fofana », le terme de « barbarie » est actualisé en fin de § 1.
159
Dialogisme : langue, discours
7
Au niveau séquentiel du paragraphe et non à celui de la phrase, plutôt que de parler
de thème puis de rhème, je choisis le terme « topic », défini « comme trace d’objet en
train de se construire au travers des marquages linguistiques et de la séquentialité des
discours » (Berthoud 1996 : 16).
160
Le paragraphe, un signal de dialogisme ?
VI. Conclusion
L’hypothèse du paragraphe comme signal de dialogisme reste à vali-
der sur un corpus représentatif en nombre et en genres de textes. Cepen-
dant, on peut avancer que, parmi les déterminants de segmentation du
texte en micro-unités textuelles ou paragraphes, figure le guidage du
lecteur dans le tissu discursif qu’est le texte, dans le but d’en baliser la
production du sens. La mise en paragraphe place ainsi le lecteur en
position de coénonciateur du texte.
161
Dialogisme : langue, discours
VII.Corpus
162
Le paragraphe, un signal de dialogisme ?
163
Dialogisme : langue, discours
Bibliographie
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Arabyan, M., Le paragraphe narratif, Paris, L’Harmattan, 1994.
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165
Dialogisme, intertextualité
et paratexte journalistique
Françoise SULLET-NYLANDER
I. Introduction
Dans cet article, nous travaillerons avec les notions de dialogisme et
d’intertextualité. Après avoir brièvement défini ces notions, nous met-
trons à l’épreuve leur pertinence par une analyse linguistico-discursive
de quelques titres, surtitres, sous-titres, chapeaux prélevés dans Libéra-
tion, Le Monde (juin-juillet 2010) et dans Le Canard enchaîné (2009).
En effet, compte tenu de leur position charnière, aux confins de plu-
sieurs univers textuels et de leurs fonctions communicatives1, les titres
constituent un terrain fécond pour l’étude de phénomènes dialogiques et
intertextuels. La question de recherche posée ici est la suivante :
Comment se manifeste, au niveau linguistico-discursif, la dimension
dialogique de l’énoncé-titre ?
Nous posons l’hypothèse d’un continuum allant d’un dialogisme ex-
plicite, englobant divers phénomènes linguistiques et (inter)textuels à un
dialogisme plus implicite lié au genre, ne pouvant être systématisé de
manière satisfaisante que par une étude au niveau macrotextuel, en
rapport avec les textes environnants.
Les titres seront donc étudiés sous deux angles : dans leur relation
intratextuelle/intradiscursive avec le surtitre, le chapeau et le corps de
l’article, mais aussi avec d’autres titres du journal et dans leur relation
intertextuelle/interdiscursive avec d’autres énoncés-textes en circulation.
Dans l’« interaction textuelle » avec les autres unités textuelles du
1
Charaudeau (1983 : 102) décrit le titre, au sein du genre information de la manière
suivante : « Les titres, dans l’information, sont d’une importance capitale ; car, non
seulement ils annoncent la nouvelle (fonction « épiphanique »), non seulement ils
conduisent à l’article (fonction « guide »), mais encore ils résument, ils condensent,
voire ils figent la nouvelle au point de devenir l’essentiel de l’information ».
167
Dialogisme : langue, discours
168
Dialogisme, intertextualité et paratexte journalistique
169
Dialogisme : langue, discours
2
Cf. Charaudeau (1992).
170
Dialogisme, intertextualité et paratexte journalistique
Sophie Moirand (2007 : 95-96) classe les textes éditoriaux parmi les
« textes à énonciation subjectivisée » apparaissant moins fracturés par
les paroles des autres que les textes d’information. « Ils semblent fonc-
tionner sous le régime de l’allusion ». Qu’en est-il du titre de
l’éditorial ?
C’est dans les titres d’éditoriaux de Libération – d’abord pour des
raisons évidentes de mise en page – que se rassemblent le plus de titres
de la structure « bloc unique » (Sullet-Nylander 1998) :
(2) Malaise (Édito, Libé 28 juin 2010)
(3) Somme de doutes (Édito, Libé, 3-4 juillet 2010)
(4) Morales élastiques (Édito, Libé, 5 juillet 2010)
(5) Soupçons (Édito, Libé, 6 juillet 2010)
(6) Revenir aux faits (Édito, Libé, 9 juillet 2010)
(7) Du fond (Édito, Libé, 12 juillet 2010)
(8) Contre-offensive (Édito, Libé, 13 juillet 2010)
Dans les exemples (2)-(8), le titre reprend un/des mots-clés figurant
dans le corps de l’article et constituant une sorte de « charnière » du
discours du journaliste. Ainsi, dans l’éditorial de Libération du
13 juillet3, le rédacteur du titre se sert de l’attaque et de la chute de Paul
Quinio, l’auteur de l’éditorial, pour former le titre :
Contre-offensive
Nicolas Sarkozy s’est sans doute hier donné un peu d’air. Et il faut
reconnaître qu’il a très habilement mené sa contre-offensive politico-
médiatique pour tenter d’éteindre le tumulte provoqué par l’affaire Woerth-
Bettencourt […]. Les enquêtes en cours menées par le procureur de Nanterre
pourront-elles faire la lumière sur cet épisode ? En toute indépendance ?
Sinon, il est à craindre que, comme souvent en France, une contre-offensive
politique aura eu raison de l’esprit de justice. Ce qui serait dommage pour
l’avenir de la « République irréprochable » que souhaite Nicolas Sarkozy.
Par ce procédé de reprise d’une parole-force de l’argumentation, le
titre joue le rôle d’exergue annonçant « la posture » de l’éditorial : les
différents plans textuels forment, dans ce cas, une unité sémantiquement
et énonciativement homogène. Cette disposition de texte et paratexte
permet aux rédacteurs d’ouvrir et de refermer la boucle énonciative sur
le même mode : une forme d’autodialogisme, de retour du discours sur
lui-même, traversant les différents plans du texte. C’est seulement dans
la relation intratextuelle avec le corps de l’article que l’on peut parler de
3
Cet éditorial concerne le projet de loi « commandé » par Nicolas Sarkozy à Rachida
Dati « qui autoriserait des personnes déclarées irresponsables à comparaître dans une
audience publique » (Libération 10-11 novembre 2007).
171
Dialogisme : langue, discours
172
Dialogisme, intertextualité et paratexte journalistique
173
Dialogisme : langue, discours
174
Dialogisme, intertextualité et paratexte journalistique
4
Au cours d’une allocution télévisée du 12 juillet 2010, le président de la République
avait défendu Éric Woerth, son ministre du Travail, de la Solidarité et de la Fonction
publique. Nicolas Sarkozy avait alors dénoncé les accusations portées contre lui dans
l’« affaire Bettencourt » et nié avoir reçu directement de l’argent de Liliane Betten-
court pour sa campagne. « Selon le chef de l’État, cet homme “honnête et compétent”
vient “de subir la calomnie et le mensonge avec une dignité qui fait honneur à la
classe politique”» (Libération 13 juillet 2010).
175
Dialogisme : langue, discours
5
Cette partie de l’étude est basée sur les 52 gros titres du CE 2009.
176
Dialogisme, intertextualité et paratexte journalistique
177
Dialogisme : langue, discours
6
Selon Le Nouvel Observateur, ces propos ont été « démentis par l’Élysée ».
L’hebdomadaire ajoute : « Vrai ou pas, la presse internationale, en tout cas, semble y
croire. Elle fustige l’“arrogance bien française” de Nicolas Sarkozy ».
(http://tempsreel.nouvelobs.com/actualites/politique/20090417)
178
Dialogisme, intertextualité et paratexte journalistique
IV. Conclusion
De par sa position et ses fonctions, le titre de presse est « naturelle-
ment » voué à l’allusion et à la parodie et donc au dialogisme. Le
dialogisme en œuvre ici va de pair avec toute une série de jeux de
langue/langage, liés au remploi de structures existantes, soit dans le
complexe textuel environnant :
– dialogisme intratextuel, lié à des opérations de reprise, de
reformulation, de nomination, de mise en parataxe, d’apposition,
d’effacement énonciatif…
soit dans l’interdiscours et le recours à des discours antérieurs – configu-
rés ou non :
– dialogisme interdiscursif/intertextuel qui se manifeste par les jeux
de mots, les détournements et les pseudo-discours rapportés…
En particulier, lors de l’observation des titres de « une » en relation
avec les pages intérieures, on a pu également repérer des formes relevant
du
– dialogisme interactionnel
que nous mettons en rapport avec la vocation des titres de « une » à
anticiper des demandes d’information de la part des lecteurs et à annon-
cer le traitement de celles-ci dans les pages intérieures.
Bibliographie
Authier-Revuz, J., « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive :
éléments pour une approche de l’autre dans le discours », DRLAV, no 26,
1982, p. 91-151.
Authier-Revuz, J., « Dialogisme et vulgarisation scientifique », Discoss, no 1,
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Détrie, C., Siblot, P., Vérine, B., Termes et concepts pour l’analyse du discours.
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Genette, G., Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Le Seuil, 1982.
179
Dialogisme : langue, discours
180
« Oui, il y a encore du pain sur la planche… »
À propos de la notion d’énoncé
dans la théorie du dialogisme de Jacques Bres
Patrick DENDALE
Université d’Anvers
1
Notons en particulier dans ces deux exemples le passage de « dictum présenté comme
ayant déjà statut d’énoncé » à « unité présentée comme … » et à « ce qui est présenté
comme… », et de « ayant le statut de » à « présenté comme ayant le statut de » et à
« présenté comme un énoncé ».
181
Dialogisme : langue, discours
2
Cf. Ducrot : « le sens de l’énoncé décrit l’énonciation comme la confrontation de
points de vue différents, qui se juxtaposent, se superposent ou se répondent » (1989 :
178).
3
Le pdv2 a connu différentes formulations dans la littérature, dues entre autres à un
souci de différencier la forme de l’énoncé et celle du pdv. Notre but ne peut pas être
ici de les discuter.
4
Cf. aussi Bres (1998 : 195-196) et (2005 : 13-15).
182
La notion d’énoncé dans la théorie du dialogisme de J. Bres
183
Dialogisme : langue, discours
7
Auxquels il faudra ajouter sans doute « par des gestes ou signes visuels », pour
rendre compte de l’actualisation dans la langue des signes.
8
Signalons ici que l’acte d’énonciation tel que défini par Barbéris comprend aussi des
processus « mentaux de prévision et de mémorisation » (Détrie et al. 2001: s.v. énon-
ciation, nos italiques).
184
La notion d’énoncé dans la théorie du dialogisme de J. Bres
9
Constantin de Chanay (2011 : 22) : « Corrélativement, cette répartition des affilia-
tions concerne aussi bien des unités sémantiques monofaces (type point de vue ou
topoi, unités de pur contenu envisagées indépendamment de leur expression, puisque
sans formulation attitrée) que bifaces (de type discours, avec un contenu relié à une
expression déterminée).
185
Dialogisme : langue, discours
186
La notion d’énoncé dans la théorie du dialogisme de J. Bres
10
Entre parenthèses se pose ici la question de la nature de ces « traces » : est-ce les
restes visibles (les « fragments d’énoncé » dont parle Bres dans la définition sous (2),
ou ce que nous appellerions les traceurs ou pointeurs, des éléments dans la phrase
qui nous font deviner qu’il y a eu énoncé [e], sans que ces éléments aient fait partie
de l’énoncé [e].
11
* marque les cas où le verbe désigne un état qui résulte de l’acte d’énonciation ;
** les cas où le verbe désigne le processus d’énonciation.
12
Le mot fait est intéressant : s’agit-il de faits verbaux, de données langagières, ou au
contraire de faits dans le processus d’énonciation ?
187
Dialogisme : langue, discours
13
Cf. Bres (1998 : 197) : « quelles sont les traces, au niveau du discours produit, de
cette double interaction, qui seules peuvent permettre d’étudier linguistiquement le
dialogisme ? » [nos italiques].
188
La notion d’énoncé dans la théorie du dialogisme de J. Bres
189
Dialogisme : langue, discours
[e] − pris dans l’emploi {P2} (segment inscrit dans [E]) − éloignent
cette unité de l’énoncé caractérisé dans le tableau 3. Il n’exhibe, le plus
souvent, pas le modus original, pas les déictiques originaux, et n’a pas
de locuteur propre (c’est-à-dire n’est pas proféré de façon autonome),
une fois enchâssé dans [E].
Sur la base de quoi peut-on alors maintenir, comme le font Bres et
plusieurs de ses collaborateurs, que dans l’énoncé dialogique c’est un
énoncé qui est modalisé et non un dictum ? Nous voyons pour le mo-
ment une réponse possible à cette question14.
Partant de la constatation qu’il existe des énoncés dialogiques néga-
tifs, confirmatifs, au conditionnel journalistique, etc. dont le cotexte
(éventuellement large) montre qu’ils ont bel et bien été construits à
partir d’énoncés [e] effectivement produits, comme par exemple (17),
(17) A. − Ton mur est sale !
B. − Mais, non, mon mur n’est pas sale
on extrapole l’analyse dialogique de ces énoncés à tous les énoncés qui
contiennent les mêmes marqueurs, promus « marqueurs de dialogisme »
(négation, confirmation, conditionnel journalistique, etc.) et on postule,
pour des raisons théoriques d’économie, de cohérence ou d’esthétique
de la description linguistique, que même en l’absence de [e], ils peuvent
être considérés comme dialogiques, y compris les énoncés où, comme le
rappelle Nølke (1993 : 219) pour par exemple (17) « quelqu’un pense
(ou aurait pu penser) que le mur est [sale] », où donc l’énoncé antérieur
Ton mur est sale n’a « pas été formulé explicitement par le destinataire »
(Ducrot 1972 : 217, cité dans Nølke 1993 : 216).
Cette réponse pose plusieurs problèmes.
Premièrement, elle suppose légitime qu’on généralise le phénomène
du dialogisme − posé par Bakhtine comme un principe philosophique −
à des énoncés pour lesquels il n’est pas linguistiquement démontrable
qu’ils sont en rapport avec un énoncé [e] effectivement proféré.
Deuxièmement, elle suppose qu’on sache comment se déroule au
juste la « remodalisation » de [e], l’application d’un modus à un énoncé
(non prévue, que nous sachions, par Bally). Est-il si évident que
l’énonciateur E1, dans les cas prototypiques décrits ci-dessus, effectue
ses actualisations directement sur l’énoncé original [e], que l’énoncé [e],
en d’autres termes, soit pris tel quel comme « input » des opérations
d’actualisation ? N’est-il pas possible − théoriquement ou empirique-
ment − de postuler que l’énonciateur E1, qui entend énoncer [e], « mette
d’abord à nu », modalement et déictiquement, l’énoncé autonome [e],
pour le « rhabiller » ensuite, modalement et déictiquement, de la même
14
Une remarque du relecteur va clairement dans le sens de cette réponse.
190
La notion d’énoncé dans la théorie du dialogisme de J. Bres
191
Dialogisme : langue, discours
192
La notion d’énoncé dans la théorie du dialogisme de J. Bres
17
Comme traduction de vyskazyvanie (Bres 2005 : 51). Un exemple (merci à Robert
Vion de nous l’avoir fait découvrir) : « Un énoncé doit être considéré, avant tout,
comme une réponse à des énoncés antérieurs à l’intérieur d’une sphère donnée […] :
il les réfute, les confirme, les complète, prend appui sur eux, les suppose connus et,
d’une façon ou d’une autre, il compte avec eux. […] Un énoncé est tourné non
seulement vers son objet mais aussi vers le discours d’autrui portant sur cet objet.
[…]. L’énoncé est un maillon dans la chaîne de l’échange verbal et on ne peut le
détacher des maillons antérieurs qui le déterminent, tant du dehors que du dedans, et
qui suscitent en lui des réactions-réponses immédiates et une résonance dialogique. »
(Bakhtine 1984 : 302).
193
Dialogisme : langue, discours
V. Conclusion
Cette étude est partie d’un double étonnement face à la définition que
Bres donne de l’énoncé dialogique à l’intérieur de son cadre théorique :
étonnement que l’énoncé dialogique soit défini au moyen de la notion
d’énoncé (et non au moyen d’une unité d’une autre nature, comme celle
de pdv chez Ducrot), étonnement aussi qu’un modus puisse s’appliquer
à un énoncé, unité qui a déjà un modus et qui est l’unité-résultat (et non
pas l’unité-source) de l’acte d’énonciation.
Nous avons montré que les caractéristiques de [e] sont fort diffé-
rentes de celles de [E] et qu’on peut donc se demander, premièrement, si
[e] mérite bien le nom d’énoncé, au même titre que [E], et, deuxième-
ment, si la nature de [e] n’est pas plus proche de celle de pdv de Ducrot
− unité abstraite, purement sémantique −, que de celle d’énoncé au sens
où Bres le définit en s’appuyant sur la théorie de l’actualisation de Bally
et de la praxématique.
Si nous comprenons les raisons qui ont amené Bres à utiliser la no-
tion d’énoncé pour définir l’énoncé dialogique (voir l’hypothèse propo-
sée à ce sujet dans § C), nous nous posons quand même des questions
d’une part sur l’opportunité de maintenir ce choix, à défaut d’arguments
forts contre ceux que nous avons avancés, d’autre part sur celle
d’accepter qu’au cœur d’un cadre théorique − qui se veut plus ou moins
formel − s’installe une polysémie, qui touche un terme clef de la théorie,
voire de la linguistique énonciative. Nous nous demandons même si, au-
delà de son caractère un peu anecdotique, cette étude n’attire pas
l’attention sur un malaise plus général en linguistique énonciative, à
savoir que cette discipline ne dispose toujours pas d’un modèle théo-
rique utilisable sur lequel il y aurait un large consensus, un modèle qui
serait construit autour de notions claires et de symboles uniformes, que
chaque linguiste n’aurait pas besoin de redéfinir pour ses propres be-
soins. Ou devons-nous simplement nous résigner à notre sort et nous
consoler avec l’idée, bien formulée par Lazard (2001 : 4), à la suite de
Granger, que la linguistique − y compris ou a fortiori (?) la linguistique
énonciative − n’est toujours pas plus qu’une « proto-science », telle la
physique d’avant Galilée…?
194
La notion d’énoncé dans la théorie du dialogisme de J. Bres
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195
Dialogisme : langue, discours
196
Se parler à l’autre
Dominique DUCARD
197
Dialogisme : langue, discours
I. Intersubjectivité et altérité
Le linguiste peut ainsi se tourner vers la dialectique de l’ipséité et de
l’altérité mise en avant par Paul Ricœur dans son herméneutique du soi,
à partir d’une analyse des personnes grammaticales et des actes de
discours (Ricœur 1990)2. Avec le Soi-même comme un autre, qui im-
plique l’autre en soi, Ricœur place l’altérité propre à la « structure
dialogique de l’échange d’intentions » au niveau de la réflexivité de
l’énonciation. Mais alors que le philosophe centre la relation dialogique
sur l’attestation de soi, par la confiance dans le pouvoir de dire, la réalité
des interactions montre que cet « échange d’intentionnalités se visant
réciproquement », qui définit l’intersubjectivité dans la communication
verbale, est plus tortueux.
1
Cf. notamment la cinquième recherche.
2
Cf. notamment la première étude : « La “personne” et la référence identifiante.
Approche sémantique », et la deuxième : « L’énonciation et le sujet parlant. Ap-
proche pragmatique ».
198
Se parler à l’autre
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Dialogisme : langue, discours
Ainsi, par exemple, si, à l’écoute du propos de S1, qui est mon co-
énonciateur dans le dialogue que nous avons engagé conjointement, je
montre mon assentiment par un énoncé du type « C’est ça ! » ou « Tout
à fait ! », « Exactement ! », je réagis d’une certaine façon à ce que je
m’entends dire par l’autre, le ramenant à mon double : l’autre de moi.
L’orientation s’inverse dans le dissentiment, quand je rejette ce qui est
dit, pouvant faire de S1 un tout autre que moi. Il arrive aussi que je ne
me reconnaisse pas dans ce que je m’entends dire, me dissociant alors
d’une parole qui me semble étrangère. On voit, par la complexité intro-
duite, que l’on ne peut se référer à une conception élémentaire du couple
émetteur-récepteur, ne serait-ce que parce que les interlocuteurs sont
locuteurs-auditeurs, pris dans une activité de langage extérieure-
3
Cf. notamment la 7e séance : 142 sqq.
4
« Nous nous apprenons à travers notre réponse à l’appel de l’autre et à travers la
réponse de l’autre à notre interpellation, mais non pas dans un exact partage. Quand
l’autre que moi, auquel je m’adresse, m’interpelle en retour par sa parole ou son mu-
tisme, il y a en eux quelque chose qui m’interpelle dans mes propres termes, parce
qu’en eux j’entends l’autre de moi. Ainsi notre être propre est en jeu dans notre être à
l’autre. » (Maldiney, op. cit. : 218).
200
Se parler à l’autre
II. Modulations
Je partirai, pour examiner quelques formes exemplaires de ces mou-
vements de rapprochement-éloignement, de la représentation métalin-
guistique que donne A. Culioli de l’assertion. L’assertion est une opéra-
tion de validation par assignation d’une valeur référentielle, en situant
une occurrence de notion relativement à une relation intersubjective et à
un espace-temps (ce qui est le cas pour quelqu’un dans une situation
donnée, ou, pour le générique, dans toutes les classes de situation envi-
sagées), qui constituent le domaine de validation de cette assertion.
L’assertion peut être modulée selon le degré de certitude ou de convic-
tion de l’énonciateur, elle peut être différée (ce qui sera le cas) ou
suspendu, en attente (interrogation, injonction) ou encore fictive (ce qui
serait le cas), selon les modalités de l’éventuel, du probable, du néces-
saire, de la supputation, du « comme si ». Ces différentes modalisations
introduisent une estimation de la valeur assignée et marquent une dis-
tance du sujet énonciateur par rapport à ce qu’il énonce et par rapport à
un autre énonciateur. La formule qui récapitule les composantes de
l’assertion en montre toutes les implications.
201
Dialogisme : langue, discours
5
Nous pouvons ainsi avoir un énoncé du type « Je sais (bien) ce que je pense, quand
même », en réaction, par exemple, à un reproche sur la versatilité de l’énonciateur.
202
Se parler à l’autre
sont les emplois de penser dans les constructions suivantes : que l’on
pense seulement à-, quand je pense que- / quand j’y pense, si je pense à-
/ si j’y pense. Par ailleurs on peut inciter un autre à penser : « Pense, fais
un effort ! » ou « Penses-y sérieusement ! », on aura difficilement :
« Crois ! », à moins qu’il s’agisse d’une invitation à rejoindre le monde
des croyants en une réalité supérieure : « Crois et tu seras sauvé ».
« Pense donc ! » rejette ce qui a été dit, en refuse l’existence ; « Crois
donc ! » est impossible pour rejeter la croyance d’autrui, mais on peut
avoir, en ce sens, avec la prosodie adéquate : « Tu crois ! », pour indi-
quer une nette mise en doute. L’injonction est possible avec un énoncé
du type : « Crois-en mon expérience », le en introduisant, dans le con-
texte, une référence à un « for intérieur » et la forme impérative signifie
une demande adressée à l’autre d’accorder sa confiance à ce qui est dit,
sur la déclaration de ce qui est le propre du sujet. Le domaine du croire
est intrasubjectif. L’arrêt et la perplexité des locuteurs, quand on les
soumet à la vérification de possibilité de ces combinaisons, face à je
crois penser que P, semble indiquer la difficulté à subjectiver, par la
faillibilité de la croyance au regard d’une objectivité interindividuelle,
l’existence construite par le sujet lui-même.
Dès que l’on introduit un autre que moi, un locuteur-co-énonciateur,
donc de la distance, le chemin d’accès d’une modalité à une autre
devient possible :
Je pense que tu sais que P Je pense que tu crois que P
Je sais que tu penses que P Je sais que tu crois que P
Je crois que tu penses que P Je crois que tu sais que P
Il m’est en effet possible, par l’écart qui me sépare, en tant
qu’origine subjective de ce que je dis, de mon autre que moi, d’émettre
une pensée sur son savoir ou sa croyance, de déclarer mon savoir sur ce
qu’il pense ou croit, de manifester ma croyance à propos de ce qu’il
pense ou sait. L’énonciateur-origine (le je) rapporte son assertion à ses
propres états internes (pensée, savoir, croyance) à propos de ceux qu’il
attribue à l’autre (un tu comme un il). Les degrés d’accessibilité aux
représentations que se fait l’autre et l’opération de validation dépendent
des valeurs des prédicats, dans leur agencement : penser / savoir, penser
/ croire ; savoir / penser, savoir / croire ; croire / penser, croire / savoir.
D. R. Laing a décrit dans ses nœuds, à partir de situations rencontrées
dans sa pratique de psychiatre, l’enchevêtrement des modalités de
l’assertion et le jeu d’images qui s’interpose entre les sujets, vu par un
observateur extérieur. En voici deux exemples, dans la traduction fran-
çaise, dont je ne discuterai pas ici les conditions linguistiques de possi-
bilité ou d’impossibilité :
203
Dialogisme : langue, discours
204
Se parler à l’autre
A. Collusion
Schéma :
205
Dialogisme : langue, discours
B. Délusion
Schéma :
Formes correspondantes :
tu penses ! tu n’y penses pas ! penses-tu !
tu crois (ça) ! qu’est-ce que tu crois !
tu parles !
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Se parler à l’autre
C. Élusion
Schéma :
Formes correspondantes :
je (ne) te dis pas !
je (ne) te dis que ça !
c’est rien de le dire !
tu m’en diras tant !6
je te dis pas comme il a déguerpi, un vrai lapin !
c’était pas croyable, il y en avait partout, ça grouillait, une vraie
fourmilière, je te dis que ça !
tu as vraiment une chance du tonnerre ! – c’est rien de le dire !
207
Dialogisme : langue, discours
Bibliographie
Bakhtine, M. (V. N. Volochinov), Le Marxisme et la philosophie du langage.
Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, traduit par
Marina Yaguello, Paris, Minuit, 1977.
Bakhtine, M., Problèmes de la poétique de Dostoïevski, traduit par Isabelle
Kolitcheff, Paris, Le Seuil, 1970.
Bruner, J.S., Le développement de l’enfant, savoir faire et savoir dire, Paris,
Presses universitaires de France, 1991.
Culioli, A., Normand, Cl., Onze rencontres sur le langage et les langues, Paris,
Ophrys, coll. « L’homme dans la langue », 2005.
Culioli, A., « Communication (Linguistique) », Encyclopédie Alpha, Genève,
Grange-Batelière, 1965.
Culioli, A., « JE VEUX ! Réflexions sur la force assertive », in César Botella
(dir.), Penser les limites. Écrits en l’honneur d’André Green, Paris,
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Jacques, F., Dialogiques, recherches logiques sur le dialogue, Paris, Presses
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Laing, R. D., Nœuds, Paris, Stock, 1971 et 1977.
Laing, R. D., Soi et les autres, Paris, Gallimard, 1971.
Maldiney, M., Penser l’homme et sa folie, Paris, Millon, 2007.
Pêcheux, M., Analyse automatique du discours, Paris, Dunod, 1969.
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Se parler à l’autre
209
Notices biographiques
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Dialogisme : langue, discours
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Notices biographiques
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Dialogisme : langue, discours
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GRAMM-R
Études de linguistique française
La collection « GRAMM-R. Études de Linguistique française » a pour
but de rendre accessibles les travaux de linguistique française, en tenant
compte, à la fois, des grandes théories linguistiques, de la multiplication des
recherches dans des domaines connexes et de la diversification des points
de vue sur le langage.
Pour rendre compte de la richesse que constitue ce foisonnement de
points de vue, la collection accueillera les travaux permettant de confronter
les données et les observations des recherches centrées sur le système
langagier à celles des travaux explorant d’autres aires de recherche sur le
fonctionnement de la langue dans des contextes spécifiques : l’aire de
l’acquisition, l’aire de l’enseignement/apprentissage, l’aire de la variation
diachronique, diatopique, diastratique, oral/écrit, etc.
Comité scientifique
Dalila AYOUN, University of Arizona
Jacques BRÈS, Université Paul Valéry, Montpellier-III
Bernard COMBETTES, Université de Nancy-II
Hugues CONSTANTIN DE CHANAY, Université Lumière-Lyon 2
Jean-Marc DEWAELE, Birkbeck, University of London
Ivan EVRARD (†), Université Libre de Bruxelles
Olga GALATANU, Université de Nantes
Pascale HADERMANN, Universiteit Gent
Bernard HARMEGNIES, Université de Mons-Hainaut
Eva HAVU, Université d’Helsinki
Georges KLEIBER, Université Marc Bloch, Strasbourg
Jean-René KLEIN, Université Catholique de Louvain
Dominique LAGORGETTE, Université de Savoie, Chambéry
Pierre LARRIVÉE, Aston University
Danielle LEEMAN, Université de Paris-X Nanterre
Mary-Annick MOREL, Université de Paris-III Sorbonne Nouvelle
Florence MYLES, University of Newcastle
Henning NØLKE, Université d’Aarhus
Marie-Anne PAVEAU, Université de Paris-XIII
Michel PIERRARD, Vrije Universteit Brussel
Laura PINO SERRANO, Universidade de Santiago de Compostela
Katja PLOOG, Université de Franche-Comté à Besançon
Laurence ROSIER, Université Libre de Bruxelles
Gilles SIOUFFI, Université Paul Valéry, Montpellier-III
Marc WILMET, Université Libre de Bruxelles
Ouvrages parus
N° 14 Jacques BRES, Aleksandra NOWAKOWSKA, Jean-Marc SARALE et
Sophie SARRAZIN (dir.), Dialogisme : langue, discours, 2012.
N° 13 Mathieu AVANZI, L’interface prosodie/syntaxe en français.
Dislocations, incises et asyndètes, 2012.
N° 12 Abdelhadi BELLACHHAB et Virginie MARIE, Sens et représentation
en conflit, 2012.
N° 11 Abdelhadi BELLACHHAB, Représentation sémantico-conceptuelle et
réalisation linguistique. L’excuse en classe de FLE au Maroc, 2012.
N° 10 Dan VAN RAEMDONCK, avec Marie DETAILLE et la collaboration de
Lionel MEINERTZHAGEN, Le sens grammatical. Référentiel à l’usage
des enseignants, 2011.
N° 9 Catherine BOLLY, Phraséologie et collocations. Approche sur corpus
en français L1 et L2, 2011.
N°8 Audrey ROIG, Le traitement de l’article en français depuis 1980,
2011.
N° 7 Joëlle ADEN, Trevor GRIMSHAW & Hermine PENZ (dir./eds.),
Enseigner les langues-cultures à l’ère de la complexité. Approches
interdisciplinaires pour un monde en reliance / Teaching Language
and Culture in an Era of Complexity. Interdisciplinarity Approaches
for an Interrelated World, 2010.
N° 6 Lucile CADET, Jan GOES et Jean-Marc MANGIANTE (dir.), Langue et
intégration. Dimensions institutionnelle, socio-professionnelle et
universitaire, 2010.
N° 5 Marie-Eve DAMAR, Pour une linguistique applicable. L’exemple du
subjonctif en FLE, 2009.
N° 4 Olga GALATANU, Michel PIERRARD, Dan VAN RAEMDONCK, Marie-
Eve DAMAR, Nancy KEMPS, Ellen SCHOONHEERE (dir.), Enseigner
les structures langagières en FLE, 2010.
N° 3 Olga GALATANU, Michel PIERRARD et Dan VAN RAEMDONCK (dir.),
avec la collaboration d’Abdelhadi BELLACHHAB et de Virginie
MARIE, Construction du sens et acquisition de la signification
linguistique dans l’interaction, 2009.
N° 2 Dan VAN RAEMDONCK (dir.) avec la collaboration de Katja PLOOG,
Modèles syntaxiques. La syntaxe à l’aube du XXIe siècle, 2008.
N° 1 Pierre LARRIVÉE, Une histoire du sens. Panorama de la sémantique
linguistique depuis Bréal, 2008.