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La

Philosophie transcendantale
de

Salomon Maïmon

THÈSE POUR LE DOCTORAT ÈS LETTRES

par

M. GUEROULT
Ancien élève de l'École normale supérieure
Mattre de conférences à la Faculté des Lettres
de l'Université de Strasbourg

PA HIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108

1929
DU M};:ME AUTEUR

L'évolution et la structul'e de la Doctrine de la Science, chee


Fichte, 2 vol. grand in-8°, dans les Publications de la Faculté
des Lettres de l'Université de Strasbourg (1929).
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A MONSIEUR LÉON ROBIN,
professeur à la Sorbonne,
HOMMAGE
DE RESPECTUEUSE AFFECTION
INTRODUCTION

L'esprit de la Philosophie maimonienne

Les années 1785 à 1790 sont capitales dans l'histoire dea


destinées du kantisme. A côté des leibnitiens de second ordre,
somme EBERHARD et PLATNER et des philosophes populaires,
interviennent des génies originaux, qui ,par une libre inter-
prétation , des grandes philosophies dogmatiques, en renou-
vellent l'attrait et suscitent le goût de leur étude directe. C'est
en 1785 que paraissent les Lettres de JACOBI, en 1787, les Dia-
logues de HERDER sur la philosophie de SPINOZA. Les Nouveau:.
Essais de LEIBNIZ, le Treatise on Human Nature de HuME
sont traduits, le premier par ULRICH vers 1780, le second
par H. JACOB, l'adversaire kantien de MENDELSSOHN, ven
1790. Les objections adressées au point de vue de la Critique
se font moins extérieures. En 1787, JACOBI, au nom des principes
du kantisme, montre dans l'appendice à son dialogue David
Hume ou de la Croyance, le caractère contradictoire du concept
de chose en soi. Vers la même époque (1786-1787), REINHOLD
publie dans le Mercure allemand .ses Lettres sur la Philosophie
Kantienne. Elles ne parlent pas encore d'une reconstruction
du kantisme, mais, s'occupant de répandre ses résultats indé-
pendamment du système, elles laissent entrevoir l'utilité
d'une telle reconstruction. REINHOLD croit trouver dans la
forme de la Critique, la raison des contre-sens auxquels tout
penseur étranger à son point de vue est infailliblement exposé.
La Critique admet des prémisses en soi incontestables, mais
en fait contestées, parce que KANT ne s'est pas soucié d'en
apporter une démonstration, qu'il n'avait d'ailleurs pas à
fournir. Il fallait en effet constituer la vraie philosophie avant
de s'occuper d'en rechercher les principes cachés. L'Eesai
d'une théorie de la Faculté représentative paru en 1789, fournit
8 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

ces principes et réalise une reconstruction de la philosophie


transcendantale qui lui assure désormais un caractère scien-
tifique.
C'est un an plus tard qu'est publié l'Essai sur la Philosophie
transcendantale (1) de SALOMON MAiMoN. Cette étude tout
à fait indépendante des recherches de REINHOLD, est constituée
par une suite de réflexions sur la Critique de la Raison pure (2).
Elle révèle le conflit des trois tendances maîtresses de l'heure :
kantienne, huméenne, spinozistico-leibnitienne. Les thèmes
spinozistes et leibnitiens sont fondus en un seul, fusion qui semblait
alors de droit, aussi bien à KANT et à JACOBI qu'à HERDER
lui-même. C'est une tentative sincère et sans parti pris pour
résoudre les difficultés internes de la Critique et la renforcer
à l'égard des attaques sceptiques. Il n'est pas sûr en effet que
la Critique soit parvenue à réfuter HuME. Pour sauver le
criticisme, il semble nécessaire d'établir entre les différents
éléments du connaître (pensée formelle, pensée réelle [Realitiit]
pensée empirique [Wirklichkeit]) un lien à la fois plus subtil
et plus fort que celui que KANT a cru découvrir. Primitivement,
c-est donc le contraire d'une entreprise sceptique; c'est comme
pour REINHOLD, un travail de reconstruction, un approfon-
dissement des prémisses : « REINHOLD ne tient pas pour incer-
tains les principes que KANT a donnés à sa philosophie trans-

(1) Versuch über die Transzendantalphilosophie, Berlin, Christian Vos, 1790


(2) Voici comment MAIMON caractérise la genèse de l'Essai sur la Philosophie
transcendantale: «La façon dont j'étudiais cette œuvre, la Critique de la Raison
pure, est tout à fait étrange. A la première lecture, je gardais de chaque para-
graphe une représentation obscure. Ensuite, je m'efforçais de l'éclaircir par
le moyen d'une réflexion personnelle et de pénétrer ainsi dans le sens qu'avait
voulu l'auteur ; c'est proprement là ce qu'on appelle s'incorporer par la pensée
à un système. Comme je m'étais déjà approprié de la même façon les systèmes
de SPINOZA, de HuME et de LEIBNIZ, il était naturel que je dusse m'arrêter
à un système de coalition ( Koalitionssystem).
Je découvris effectivement un tel système et l'édifiai peu à peu, sous forme
de remarques et de commentaires sur la Critique de la Raison pure, au fur
et à mesure qu'il se développait en moi. Et de là surgit finalement rna Philosophie
transcendantale. En elle, chacun des systèmes ci-dessus mentionnés se trouve
développé de telle sorte qu'ils aboutissent à un point où ils se concilient tous.
Aussi un tel livre devra-t-il paraître difficile à corn.l.'rendre, à celui qui, à cause
d'une certaine raideur dans la pensée, ne se sera familiarisé qu'avec un seul de ces
systèmes, sans prendre égard aux autres. Dans cette œuvre, l'important
problème dont KANT s'occupe de rechercher la solution: quid juris ? est examiné
en un sens beaucoup plus large que celui dans lequel KANT le prend, et par là
est laissé place au scepticisme de HuME dans sa pleine force. D'autre part,
la complète résolution de ce problème conduit nécessairement au dogmatisme
spinoziste ou leibnitien. ' Salomon Maïmon Lebensgeschichle, von ihm selbstgesclz-
rieben und herausgegeben VON K. PH. MoRITZ (2 teile, Berlin 1792-1793) Il, p. 16,
- L'extraordinaire vie de S. MAïMoN a été racontée au lecteur français par
Mme A. BARINE, Un juif Polonais, Salomon Maïmon, Revue des Deux Mondes,
t. 95, p. 771-802; Bourgeois et Gens de peu (Paris, Haehette, 1909), p. 3-60.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 9

cendantale ; il croit seulement qu'ils ne sont pas assez appro-


fondis. Je suis d'accord avec lui sur ce point. Je me sépare
de lui seulement sur la façon d'améliorer ces principes (1). ,
A la vérité, MAÏMON n'est même pas sûr à l'avance de la vérité
des prémisses ou du moins de leur aptitude à fonder le résultat
auquel elles prétendent. Il paraît incertain de la conclusion
vers laquelle il s'achemine ; et de fait, parti pour prouver la
validité de la Critique et le dogmatisme empirique, il arrive
en fin de compte à découvrir leur insuffisance et la vérité du
scepticisme empirique. A la différence de REINHOLD, qui
tout comme le scolastique, ne se demande pas si sa conclusion
(le kantisme) est vraie, mais simplement comment il faut
s'y prendre pour faire éclater son incontestable vérité, S. MAi-
MON met en doute la conclusion elle-même et soumet ainsi
la Critique à une n'luvelle critique. Il ne pense pas que la
tâche du philosophe consiste, après avoir admis sans discussion
les données du kantisme, à découvrir in abstracto le principe
qui par une déduction a priori fournirait une unité didactique
à la philosophie transcendantale. C'est là raisonner par
concepts, non philosopher sur le réel. De même que c'est
par un examen des données concrètes de la connaissance et de
l'action (mathématiques, science de la nature, esthétique,
éthique) que KANT a pu arriver à poser les éléments qu'il
estime nécessaires comme leurs conditions, de même c'est
par un nouvel examen des données sur .lesquelles a travaillé
le kantisme, c'est par un contact perpétuel avec les sciences
en action, avec toutes les formes concrètes de l'activité humaine
que pourra peut-être se découvrir l'unité intrinsèque et non
plus simplement externe et formelle des éléments de la philo-
sophie transcendantale. La liaison du formel, du réel et de
l'empirique ne pourra donc s'opérer par la recherche préalable
d'un premier principe, mais par la mise en œuvre d'une méthode
qui nous transportera sur cette frontière où la pensée ration-
nelle semble se lier aux faits particuliers : les sciences parti-
culières. Bref il faut aller de bas en haut, non de haut en bas :
« La valeur que je reconnais à la pensée simplement formelle
n'est que celle d'une conditio sine quà non à l'égard de la pensée
réelle ; je porte, moi, tous mes efforts sur cette dernière. A
mon avis, la philosophie critique est déjà achevée par KANT

(1) Versuch einer neuen Logik (1794), p. L, remarque K.


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et ce qu'on y peut apporter d'amélioration ne consiste pas à


s'élever à des principes supérieurs à elle, mais plutôt à descendre
vers des principes inférieurs, pour les lier autant que possible
avec les principes de la philosophie kantienne. Et c'est l'atten-
tion aux méthodes particulières de la pensée dans les sciences
particulières qui peut nous ouvrir cette voie. Il faut étudier
les différentes sciences, d'abord pour les vérités qui s'y trouvent
contenues, ensuite pour y découvrir la marche de l'esprit
humain, les différents auxiliaires qu'il emploie pour la décou-
verte, l'affermissement et l'extension· de la vérité, et pour
présenter la science dans une forme complètement systéma-
tique (1). »
Pour REINHOLD au contraire, on peut prouver la réalité
de la philosophie de la nature et de la morale de deux façons :
Io d'une façon indéterminée et implicite, celle de KANT; 2° par
des propositions fondamentales qui développent et épuisent
complètement un principe ultime ; cette dernière façon
c'est la sienne : « Tout y est enchatné de façon nécessaire à
partir d'un principe qui a une valeur universelle (2). •
Or, si ces deux façons sont bonnes pour le dogmatisme,
l1AIMON estime qu'elles ne valent rien contre le scepticisme.
L'évidence en effet peut venir de deux sources. Elle peut
venir d'en haut : les principes sont vrais en eux-mêmes, et
par conséquent tout est vrai ; si le principe de REINHOLD
est vrai tout est vrai. Mais la vérité métaphysique d'un tel
principe est bien difficile à établir. REINHOLD prétend que
son principe est un fait de la conscience. C'est à tout le moins
un fait discutable dont on peut douter. - L'évidence peut
aussi venir d'en bas. L'explication de faits certains commu-
nique aux principes premiers une certitude équivalente à
celle qui résulterait de leur vérité métaphysique démontrée.
On dira que les principes devant servir à tout prouver ne
peuvent eux-mêmes être prouvés et sont en soi évidents. Dans
ce cas les principes doivent être prouvés comme principes,
c'est-à-dire par rapport à leur emploi : sont-ils vraiment
capables d'expliquer tout ce qu'ils prétendent expliquer Y
Mais alors il faut bien prendre garde à la réalité des prétendus
faits qui sont au fondement de la construction. A supposer

(1) Strelfereien tm Geblete der Philosophie (Brfefwechael, nebst etnem ùrn


selben vorangeschichten Manifest, 1793), p. 187.
(2) Ibid., p. 197-198.
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que des principes rendissent parfaitement compte de la possi-


bilité de l'expérience, on pourra toujours se demander si
l'expérience telle que l'a admise KANT est un fait certain.
Or ce fait n'est pas certain: HuME en a douté (1).
En négligeant l'examen préalable des faits pour construire
un système à propos d'un système, REINHOLD n'a bâti qu'une
Formular-Philosophie. La reconstruction de la Critique ne
peut en réalité s'effectuer que par une critique de la Critique,
que par une application plus stricte de l'esprit critique opposé
souvent par MAiMON à la philosophie kantienne qui se dit
critique.
On comprend pourquoi dans sa tentative originale de
systématisation, FicHTE, qui unit l'unité externe formelle de
REINHOLD à l'unité interne, voulue primitivement par MAIMON,
puisse osciller entre une doctrine où le principe premier,
simple concept dans la tête du philosophe, tire toute sa vérité
de son aptitude à opérer la systématisation, et une doctrine
où le premier principe, évident par soi, a une vérité méta-
physique, et une réalité qui est la réalité même d'où procède
tout ce qu'à juste titre nous tenons pour réel. On comprend
également son souci perpétuel d'établir que le Wissenshafls
lehre n'a rien d'une Formular-Philosophie, d'assurer, outre
l'évidence intrinsèque des principes, leur applicabilité ( Anwend-
barkcit, Realitât} et enfin de changer le premier principe lui-même
déclaré évident par soi, lorsqu'il se révèle comme inapte à
assurer l'explication totale.
Mais en quoi peut consister l'unité systématique d'une
philosophie qui considère comme transcendante la recherche
d'un premier principe ? En une unité non pas objectivement
démontrable comme le pense REINHOLD, mais simplement
subjective. Un tout est toujours l'accord d'un divers, mais
cet accord peut se déterminer de façon différente. Il peut
être l'expression d'une harmonie dans l'objet lui-même et
alors il est nécessaire pour notre faculté de connaitre ; ou
il peut reposer lui-même sur la spontanéité de la faculté de
connaître et il n'est alors que subjectif. La mathématique
donne lieu à un accord du premier type. Elle pense l'accord
d'un divers et le représente ( stelll dar) en même temps dans un
objet coinme d'accord. C'est à un tel accord, accord démontré

(l) Streifereien, p. 200.204..


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que peut seul convenir le nom de science. Or la philosophie


ne fournit que des principes généraux par lesquels les objets
en général doivent être pensés comme d'accord entre eux,
mais par lesquels cet accord ne peut être représenté ( dargestellt).
La philosophie par conséquent n'est pas un corps de science
achevé, elle n'est que l'idée d'une science, plutôt une tendance
intellectuelle qu'un tout organisé de connaissance. C'est donc
un avantage et, non point un défaut de la critique kantienne
de la raison, qu'elle renonce à instituer un principe suprême
et qu'elle reconnaisse simplement que tout objet est soumis
à la condition d'une unité synthétique du divers d'une intuition
possible. Cette illimitation d'une part, cette unité subjective
de l'autre, permet d'identifier la philosophie à la science en
général. A ce titre, on la retrouve dans toutes les sciences,
non seulement dans les sciences philosophiques particulières,
qui sont dites telles parce que là nous tirons de notre faculté
de connaître et le divers et l'unité, et que l'unité est parti-
culièrement mise en relief, mais dans les sciences mathé-
matiques et les sciences de la nature. Expliquer comme NEWTON
les phénomènes naturels par une loi générale, c'est philo-
sopher (1).
Par là, MAiMoN n'entend pas que la philosophie soit la
science de philosopher à propos de tout, mais qu'on la trouve
partout où il s'agit de découvrir l'unité. En ce sens, elle peut
être conçue comme la science de la forme d'une science en
général, c'est-à-dire des principes qui permettent de synthétiser
ce qui est dispersé et contingent dans notre connaissance.
Réduite à cette tâche, aucune philosophie particulière ne
peut s'opposer à une autre quant au contenu : les systèmes

(1) Streifereien, p. 10-13 ; 220-222.- Baco von Verulam traduction avec remar
quesdeMAÏMON (Berlin1793)p. LXIIIetsq.; Logik, p. XLIV-XLVIII, 296,389;
Die J(ategol·ien des Aristote/es (Berlin 1794) pp. 116-123. L'étroit enchalnement
de la philosophie au mouvement des sciences, la substitution d'une recherche
indéterminée et comme anonyme, à la philosophie comme système déterminé,
selon une dialectique sui gene1·is, à partir d'un principe métaphysique, est
également la marque de certaines philosophies contemporaines, cf. BRUNS-
CHVICG, l'Orientation du Rationalisme (Rev. de Métaphysique 1920). • La substi-
tution d'un programme d'orientation à un programme de déduction tient au
caractère radical de l'idéalisme. • (p. 325.) Mais ou l'unité se réalise et Je système
se constitue en dehors et au-dessus du progrès indéterminé et anonyme des
sciences, ou il ne se constitue pas, et l'on a une série de réflexions et de tendances
qui attend la cristallisation en système. La philosophie ne peut échapper à la
loi du système, mais elle peut toujours considérer le système, non comme une
fin, mais comme un moyen, non comme un résultat ultime, mais comme un
moment, aussi bien pour le philosophe que pour la philosophie. cf. à ce sujet
ScHELLING B1·iefc über Dogmalismus und Criticismus (1795) lettre V.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 13

pourraient s'opposer, en ce qu'ils seraient plus ou moins


systèmes, non parce qu'ils conduiraient à des résultats diffé-
rents (1).
Aussi la philosophie se préoccupe-t-elle fort peu de la vérité
(métaphysique) des principes dont elle part, ni des résultats
auxquels elle parvient, elle se préoccupe seulement de l'aptitude
( Tauglichkeit) des principes à valoir comme principes de la plus
grande unité rationnelle possible. De tels principes sans vérité
intrinsèque sont des fictions, mais on les emploie en vue de
la forme scientifique qu'ils procurent (2).
Par là se combinent un souci d'unité immanente, issu
à la fois du spinozisme, et de la prescription kantienne d'un
usage immanent des catégories et des principes, un anti
dogmatisme qui s'inspire du scepticisme critique de l'als ob
Philosophie, pour le dépasser- puisque l'aptitude systématique
ou fécondité des principes, non seulement n'est pas comme
pour SPINOZA une preuve de leur vérité substantielle, mais
encore ne permet pas d'affirmer leur réalité, fût-ce comme
choses en soi - et enfin un relativisme berkeleyen d'accord
avec celui que LEIBNIZ professa à la fin de sa vie, à l'égard
des notions essentielles de son système (3). L'ambigüité
inéluctable d'un pareil concept de la philosophie, né de la
coalition de nuances aussi diverses, explique pour une part que
sur le même thème de la philosophie transcendantale aient pu
se broder presque simultanément deux variations contradic-
toires : celle de l'unité totale, spinoziste, celle du scepticisme
empirique, huméenne.

(1) Logik p. XLVIII sq, p. 296.


(2)Logik, p. XXXV, remarque d. - FICHTE semble hésiter entre les deux
conceptions du principe comme fiction, ou du principe comme réalité. Mais
le fond de sa pensée, c'est que le principe a une réalité métaphysique.
(3) LEIBNIZ, lettre à J. BERNOUILLI du 7 juin 1698 (M III, p. 499) ; corres-
pondance avec FONTENELLE (FOUCHER DE CAREIL, Lettres et opuscules, 1854,
p. 215). Cf. BRUNSCHVICG, les Etapes de la philosophie mathématique (Paris,
Alcan, 1912) p. 241 sq.
CHAPITRE PREMIER

Le problème des jugements synthé,iques a priori

§ 1. - La fiction copernicienne de la Critique

Comment manier la fiction pour établir en fait l'unité


systématique immanente, réclamée par la philosophie? De
même que l'astronome comme tel n'a pas à déterminer si le
soleil tourne autour de la ~erre ou la terre autour du soleil,
mais qu'il admet la dernière hypothèse, non pour sa vérité
objective, mais parce qu'elle lui permet de concevoir un sys-
tème du monde et d'établir ainsi l'astronomie comme science
systématique ; de même le vrai philosophe ne se préoccupe
pas de savoir si notre connaissance a hors d'elle un Real Grund
que l'on peut déduire d'elle, ce qu'affirment les philosophes
critiques. S'il s'astreint à une telle déduction, c'est tout simple-
ment pour obtenir la plus grande unité systématique dans
notre connaissance et pouvoir de la sorte tout expliquer suivant
un enchaînement rigoureux. Au contraire, les assertions dogma-
tiques à l'égard de la chose en soi sont superflues parce qu'on
n'en peut rien tirer pour l'explication de notre connaissance ( l).
KANT a comparé son œuvre au système de Copernic. Maïa
en approfondissant cette analogie, on peut se demander
s'il a changé aussi radicalement qu'il l'a cru le pôle de la
philosophie et s'il a etYectivement réalisé la systématisation
immanente à l'esprit, requise parla philosophie transcendantale.
De même que la seule fiction copernicienne, abstraction faite
de l'application aux corps célestes de la loi de la gravitation
universelle, ne nous permet guère de distinguer le mouvement
absolu du mouvement relatif ; de même la fiction kantienne,

(1) Logik, p. xxxv.


16 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

abstraction faite de la détermination de chaque objet de la


connaissance par la loi universelle a priori qui le conditionne
de façon immanente, ne nous donne pas le moyen de déterminer
valablement ce qui vient du sujet et ce qui vient de l'objet.
La vraie différence entre le système de PTOLÉMÉE et celui de
CoPERNIC n'est pas en effet dans ce que pour l'un, le soleil
se meut autour de la terre, tandis que pour l'autre, la terre
se meut autour de son axe et autour du soleil, car dans les
deux hypothèses, les astres ont les uns par rapport aux autres
les mêmes changements de position. La différence des deux
systèmes ne concerne pas le mouvement relatif de ces corps,
mais leur mouvement absolu.
Or on peut donner au mouvement absolu quatre signi-
fications :
1" Mouvement dans l'espace absolument vide. Un mou-
vement de cette sorte est pensable, mais ne peut être connu
dans une intuition. Si un corps A existait seul dans un espace
vide absolu, on pourrait concevoir son changement de lieu,
non le connaître, car les lieux que ce corps doit successivement
occuper sont inconnaissables.
2° Mouvement dans l'espace relatif, connaissable par les
objets qui l'emplissent. Le mouvement absolu est dans ce
cas celui qui n'a pas lieu par rapport à tel ou tel objet, mais
par rapport à tous les objets. Ainsi le mouvement du bateau
est absolu parce qu'il a lieu par rapport à tous les objets du
rivage, celui du rivage est relatif parce qu'il a lieu par rapport
à ce seul objet, le bateau. Ici la différence entre le système de
PToLÉMÉE et celui de CoPERNIC devient illusoire. En effet,
dans son mouvement quotidien (faisons abstraction du mou-
vement annuel) la terre change en réalité de position non
seulement par rapport au soleil, mais par rapport à tout le
ciel, le soleil au contraire ne change de position que par rapport
à la terre, non par rapport aux autres corps célestes. Or
PToLÉMÉE reconnaît ce fait dans son système, tout autant
que CoPERNic.
3° Mouvement déterminable selon une loi a priori, sans
que par là l'objet du mouvement soit connaissable. Le mouve-
ment d'une pierre qui tombe d'une tour est absolu, non seule-
ment parce que son changement a lieu par rapport à tous
les objets aussi bien que par rapport à la tour, mais parce
qu'il est déterminé a priori par les lois de la pesanteur. On
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 17

retrouve la même objection que dans le premier cas comme


ces lois se rapportent aussi bien au corps qui se meut qu'à ceux
par rapport auxquels il se meut, le mouvement absolu ne
peut être par là distingué du mouvement relatif.
4o Mouvement déterminé d'après une loi a priori de façon
que l'objet soit connaissable et puisse être distingué de son
objet corrélatif dans le mouvement. Soit A et B, deux corps
de masse différente, à une certaine distance l'une de l'autre ;
de par la loi universelle de l'attraction, la grandeur du change-
ment de lieu de A est déterminée par la masse de B et réci-
proquement. Comme ces masses sont différentes, ces change-
ments de lieux aussi seront différents et rapportés à leurs
objets correspondants. Les mouvements des deux corps seront
certes semblables, mais si l'on ne considère que le changement
de lieu, ce changement est différent pour chacun d'eux. Par là
se distingue le changement de lieu absolu du changement
relatif. Le changement relatif dans l'un est toujours égal au
changement absolu dans l'autre corps, quoique le changement
absolu soit différent dans les deux. Ainsi par cette loi de
l'attraction fondée dans l'expérience, nous sommes capables
de distinguer le mouvement absolu du mouvement simplement
relatif. La différence des deux systèmes consiste en ce que
chez PTOLÉMÉE le mouvement relatif est conformément à
l'apparence considéré comme un mouvement absolu, sans
qu'on puisse le prouver comme tel, tandis que dans le système
de CoPERNic, le mouvement absolu est prouvé comme tel
par les lois de l'attraction découvertes par NEWTON et tous
les phénomènes sont ainsi mis en harmonie.
Poursuivons, comme KANT le demande, l'analogie dans le
monde spirituel. De même que le mouvement des corps célestes
nous est donné comme un fait, de même l'usage de la connais-
sance pure a priori est un phénomène, donné comme un fait.
C'est un fait de la conscience. Or ce phénomène du rapport
entre le sujet et l'objet de la connaissance, nous ne sommes
pas tenus d'en attribuer le fondement plutôt à l'un qu'à
l'autre. Nous adoptons un premier point de vue quand nous
disons que ce fondement est dans les objets. Le phénomène
revient alors absolument aux objets et relativement à la
faculté de connaître. Mais une telle attribution ne peut être
que pensée, elle ne peut jamais être connue.
S'il faut à cet égard parvenir à une connaissance, alors
GUÉROULT 2
18 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

conformément à la seconde signification de l'absolu, le phé-


nomène doit être rapporté non plus à tel ou tel objet, mais
aux objets en général. C'est le second point de vue. Les connais-
sances pures a priori devront donc être déduites du concept
de l'objet d'une expérience possible en général pour qu'on
puisse les attribuer absolument à la faculté de connaître. -
Jllais à ce point de vue, la différence entre le dogmatisme
et le criticisme devient illusoire, tout comme le devenait
celle du système de PTOLÉMÉE et du système de CoPERNIC
selon la deuxième signification de l'absolu. De part et d'autre
on pose l'absolu dans des termes opposés, avec un arbitraire
primitivement égal. Le dogmatisme en effet tout comme le
criticisme reconnaît que le caractère de la connaissance
a priori est de valoir pour tous les objets en général (1). Le
dogmatisme considère comme propriétés des choses en soi
ces connaissances pures a priori, alors que ces choses en soi
sont complètement indépendantes de notre faculté d'intuition
et de pensée. Comme cette hypothèse arbitraire ne rend pas
compte de tous les faits, KANT lui substitue, hypothétiquement
aussi, la proposition contraire. Mais le simple rapport existant
entre le sujet et l'objet ne nous donne pas le droit d'attribuer
le fondement de ce rapport au sujet plutôt qu'à l'objet.
C'est alors qu'apparaît le troisième point de vue, corres-
pondant à la troisième signification de l'absolu (mouvement
déterminable par une loi universelle a priori sans que l'objet
du mouvement soit connaissable). KANT ne se contente pas
de poser hypothétiquement dans le sujet le fondement de
ce rapport. Il recherche si ce phénomène du rapport de la
connaissance pure a priori à des objets empiriques peut se
déduire du concept d'un objet de l'expérience en général
de façon que cette connaissance se rapporte a priori à tous
les objets de l'expérience possible. On aurait alors un criterium
permettant de reconnaître que ces connaissances a priori
appartiennent au sujet et ne valent pour les objets que dana
la mesure où ceux-ci sont des objets par la faculté de connaître.
Mais il s'en faut que le fondement du rapport puisse par là
être valablement attribué au sujet d'une façon absolue. Si
(1) L'invariabilité de l'espace et du temps à l'égard de la variabilité des
lleJI.sations qui confère à ces formes leur caractère objectif, est aussi bien
reconnu par les Leibnitiens que par les Kantiens (cf. Logik, p. 125-142). On
peut aussi se refèrer aux rapports de l'a priori et de l'a posteriori, dans la
eonception ontologique de WoLFF.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

les objets empiriques sont déterminés a priori par la loi uni-


verselle qui est a priori en nous, ils ont encore besoin, selon
KANT, d'un inconditionné, hors de nous et inconnaissable.
Au rapport de la loi universelle aux objets empiriques s'ajoute
le rapport à l'inconditionné. La condition n'est plus tout
entière dans le sujet, pas plus que la puissance d'attraction
n'est tout entière dans le soleil. L'objet empirique est comme
le résultat d'un double rapport : rapport de la matière à
l'esprit, rapport de la matière à la chose en soi, de même que
le mouvement de la pierre résultait d'une double détermination
l'attraction de la pierre sur les autres choses et l'attraction
des autres choses sur la pierre. De même que par la loi univer-
selle a priori de la gravitation conçue in abstracto, le mouve-
ment absolu ne pouvait être déterminé, parce que l'objet
du mouvement demeurait inconnaissable, de même par la
loi universelle de l'expérience possible, conçue in abstracto
(loi simplement formelle), le fondement absolu (soit dans
le sujet, soit dans l'objet) ne peut être déterminé, parce que
la détermination empirique de l'objet reste, matériellement,
a priori inconnaissable. De là une assertion dogmatique qui
par incapacité d'une détermination immanente, pose l'absolu
de façon transcendante, dans la chose en soi inconnaissable.
Il faut donc s'élever au quatrième point de vue, celui de
MAIMoN. Sans doute, si tout ce qui est connaissable doit être
conditionné par quelque chose d'inconnaissable, la raison doit
réclamer pour tout conditionné, un inconditionné. Mais la
prémisse n'est pas prouvée. Il ne sutnt pas de donner au
connaissable le nom de phénomène pour qu'on puisse conclure
ensuite à quelque chose qui n'apparalt pas. De quel droit
en effet lui donner ce nom ? En réalité, si l'on fait abstraction
dans l'espace plein, des choses qui font sa plénitude, on ne
pourra évidemment déterminer a priori de façon immanente
par la loi, le changement de lieu qui revient à la masse de
chaque corps ; on revient au fond à l'espace vide absolu et
l'on a affaire au mouvement absolu dans la première signi-
fication, c'est-à-dire indéterminable et inconnaissable. De
même si l'on fait abstraction des éléments singuliers de la
pensée pour ne conserver que sa forme, la détermination des
choses ne pourra lui être immanente ; on devra recourir au
concept transcendant de chose en soi. L'attribution du fonde-
ment du rapport entre le sujet et l'objet, soit au sujet, soit à
20 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

l'objet ne pourra plus s'effectuer de façon immanente dans notre


conscience (où a lieu ce rapport), si bien que ce fondement
devra être inconnaissable ou attribué arbitrairement à l'en soi
inconnaissable. Or non seulement le mouvement absolu dans
sa première signification (mouvement dans l'espace vide
absolu) est inconnaissable, mais encore il n'y a aucune nécessité
d'ajouter par la pensée à tout mouvement relatif connaissable
par nous (changement réciproque de lieu, de différents corps
en rapport l'un avec l'autre) un ingrédient absolu. Au
contraire, le mouvement absolu (dans l'espace plein) déterminé
par les 'forces et par les lois, n'est pas seulement pensable,
mais connaissable par nous. Le concept de chose en soi n'a
pas plus d'emploi ici que le concept de mouvement absolu
(au premier sens) dans les sciences de la nature. Conformément
à la quatrième signification de l'absolu, si la détermination se
fait d'une façon interne dans l'espace plein, le principe de
la philosophie transcendantale ne doit pas être simplement
formel, mais permettre dans le sujet une détermination a priori
des objets eux-mêmes dans leur matière - et une attribution
du fondement du rapport de l'objet au sujet, soit au sujet, soit
à l'objet, d'une façon absolument immanente à la conscience ( 1).
La philosophie de MAiMoN ne sera donc pas seulement
une Critique de la Raison pure, mais une critique de la faculté
pure de connattre, car il ne s'agit pas seulement de critiquer
la raison pour limiter ses prétentions (à la connaissance de
la chose en soi) en confirmant dans leurs droits les autres
facultés de connaître (entendement, imagination, sens), mais
de critiquer également ces facultés pour limiter au besoin
leurs prétentions, par exemple les prétentions à l'objectivité,
des connaissances imaginatives, et des connaissances empi-
riques soi-disant réglées par l'entendement. Ainsi est reprise
avec une liberté nouvelle, et avec une ampleur inconnue
jusqu'ici la question des jugements synthétiques a priori,
sous la forme de la possibilité en général du rapport du sujet
à l'objet (2).

(1) Par ex. le principe de déterminabilité mathématique pour la déter-


mination a priori des ofijets eux-mêmes de la mathématique, et le rapport
des dillérentlelles (de la conscience) pour la détermination a priori des rapports
empiriques entre des objets déterminés. Les différentielles (de la conscience)
sont les éléments génériques et génétiques des réalités qui remplissent les
formes (de l'espace et du temps) dans l'intuition empirique.
(2) Kritische Unrersuchungen über tkn menschlichen Geist (Leipzig 1797)
p. 5-15, ce passage important où MAÏMON a réussi plus clairement que partout
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 21

§ II. - Les questions quid facti et quid juris, relatives aux


jugements synthétiques a priori. 1nsutfisance de la solution
kantienne.

C'est un fait, selon KANT que nous avons des jugements


synthétiques a priori tant mathématiques que physiques.
Mais à propos de ce fait on peut se poser deux questions :
1° Quid facti ? Est-il réel ou illusoire ? 2° Quid juris ? S'il
est réel comment concevoir sa possibilité, sa légitimité ?
Ces deux questions, quoique distinctes, sont nécessairement
liées, car si le fait est illusoire, il est inutile de rechercher
comment il est possible. Mais d'autre part, s'il reste inconce-
vable, comment affirmer qu'il est bien fondé et non illusoire ?
Primitivement, MAiMON examine ensemble les synthèses
a priori mathématiques et physiques. Il pose d'abord la réalité
de ces concepts a priori, réalité qui se fonde sur le fait de leur
présence en nous avant toute expérience ou intuition, joint au
pouvoir que nous possédons de prouver leur valeur en les
réalisant soit dans l'expérience, soit dans l'intuition.

ailleurs à symboliser sa tentative a été interprété par E. KUNTZE (op. cil.


p. 37 sq) d'une façon toute dillérente. Le premier point de vue serait celui du
dogmatisme : attribution naïve, pensée, mais non connue, du phénomène de
rapport du sujet à l'objet, à la chose en soi. Le deuxième point de vue serait
celui de la connaissance possible de cette attribution, par le rapport du phéno-
mène, non à tel ou tel objet, mais aux objets en général; c'est une condition
supposée par le criticisme. Le troisième point de vue serait l'attribution du
phénomène à la chose en soi conçue comme fondement de l'objet en général :
point de vue dogmatique. Le quatrième point de vue serait l'attribution du
phénomène au sujet par la déduction au moyen du concept de l'objet d'une
expérience possible, du rapport de la connaissance pur objets aux empiriques:
criticisme de KANT. Cette interprétation interdit de comprendre l'analogie.
Comment par ex. établir dans ce cas le parallélisme entre la troisième signi-
fication de l'absolu et le troisième point de vue ? Où est dans le dogmatisme
la loi universelle a priori qui doit s'ajouter à l'invariabilité de la forme pour
déterminer l'absolu ? L'inconnaissable dont il s'agit en l'espèce est celui que
le criticisme pose expressément comme tel, non celui que le dogmatisme
(conformément au premier point de vue) pose arbitrairement comme connais-
sable. Si la quatrième signification (qui n'est pas opposée à la troisième comme
le criticisme au dogmatisme, mais qui complète la troisième) correspond au
point de vue de KANT, comment expliquer la subsistance chez KANT de la
transcendance de la chose en soi, alors que la quatrième signification exclut
toute transcendance ? A quelle signification se réfère le point de vue de
MAÏMON ? - à la quatrième ? Alors le point de vue de MAÏMON et celui de
KANT ne se distinguent plus, ce que MAÏMON conteste ; a une cinquième signi-
fication? Mais l'analogie n'en comporte que quatre. En réalité de même que
la quatrième signification se distingue de la troisième en la complétant, de
même le quatrième point de vue (MAiMoN) se distingue du troisième (I<ANT)
en le complétant. Le recours à l'analogie n'a pour objet en ellet que de montrer
comment la philosophie maïmonienne est plus exactement ajustée que celle
de KANT au symbole de la • révolution • copernicienne.
22 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

Antérieurement à cette réalisation, ces concepts sont des syn-


thèses de mots ou synthèses symboliques ( essentia nominalis).
Elles sont a priori non contradictoires, mais nous ignorons
si elles sont réelles, c'est-à-dire si elles peuvent constituer
ou représenter des objets (l'essentia realis par opposition à
l'ens ralionis, et même à l'objeclum logicum). Ainsi le concept
du cercle, comme celui d'une figure où toutes les lignes tirées
d'un point donné (centre) à sa limite (périphérie) sont égales
entre elles, est absolument problématique ; mais trouvons-nous
le moyen de le réaliser effectivement dans l'intuition en faisant
tourner une ligne autour de son extrémité, alors le concept
devient assertorique, nous reconnaissons sa réalité.
Il en est de même pour le concept de cause. Grâce à la
forme du jugement hypothétique, je pense une chose telle
que, si elle est posée, une autre doit être posée. Ce jugement
ne fait qu'exprimer de façon indéterminée et générale la
dépendance du prédicat à l'égard du sujet : le sujet est indé-
terminé en soi et à l'égard du prédicat, le prédicat est en soi
indéterminé, mais déterminé par rapport au sujet et par le
sujet; donc, dès que le sujet ou cause sera déterminé de façon
quelconque (arbitrairement ou assertoriquement), il en résultera
ipso facto une détermination corrélative du précédent (effet).
Un tel rapport est en lui-même arbitraire, nous ignorons
s'il a une valeur objective. Mais si l'entendement trouve
une intuition donnée a telle que celle-ci une fois posée, une
autre intuition b doive l'être nécessairement, le concept reçoit
sa réalité. Or nous possédons un grand nombre de jugements
d'expérience, par exemple la chaleur dilate l'air, ce qui ne
veut pas dire que la chaleur précède et que la dilatation suit,
mais que cette dernière doit suivre nécessairement, quand
l'autre est donnée. Nous trouvons ainsi réalisé quelque chose
d'identique au concept arbitrairement accepté (1).
Mais qui nous autorise à affirmer que cette réalisation n'est
pas illusoire, quid juris? Nous pouvons l'affirmer à bon droit,
semble-t-il, si nous sommes sûrs que les concepts ainsi réalisés
sont antérieurs à toute intuition, ou à toute expérience ;
et nous en sommes sûrs, si nous découvrons que la réalisation
dans l'intuition (a priori ou a posteriori) permet seulement
de reconnaftre la possibilité des concepts et non de la créer.

(1) Tr. PhiL p. 39-45.


PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 23

La réalisation rend possible la conscience des concepts, en


revanche ce sont les concepts qui rendent possible la réalisation
d'où sort la conscience (c'est-à-dire les constructions et les
propositions d'expérience) (1)). Par exemple, l'expérience
montre qu'une ligne droite est la plus courte entre deux points,
mais elle ne fait pas que celle-ci soit la plus courte. Qu'un
triangle puisse être construit avec trois droites dont l'une
est plus petite que la somme des deux autres est en soi possible
avant toute construction ; l'intuition en témoigne, mais ne
le rend pas possible. Une figure (espace limité) est en soi
possible, mais pour en prendre conscience je dois construire
une figure particulière. De même le rapport de cause à effet
est en soi possible, mais pour en prendre conscience, je dois
le trouver réalisé d'une façon déterminée dans l'expérience.
En revanche, la figure particulière est rendue possible par le
concept universel de figure et non réciproquement ; la relation

(1) Il est visible que MAiMON médite sur la Critique en lecteur assidu de
LEIBNIZ, particulièrement des Nouveaux Essais sur l'Entendement humain,
parus à une date relativement récente (1765) et traduits en allemand par
J. H. ULRICH entre 1778 et 1780, c'est-à-dire une dizaine d'années avant le
Versuch über die TraTIJicendantalphilosophie. - REINHOLD, Uber das Fundament
des philosophischen Wissens, p. 13, y voyait un des quatre ouvrages indispen-
sables à tout philosophe.
• La définition n'est que nominale quand elle n'exprime point en même
temps la possibilité, car alors on peut douter si cette définition exprime quelque
chose de réel, c'est-à-dire de possible, jusqu'à ce que l'expérience vienne à
notre secours pour nous faire connaltrè cette réalité a posteriori, en exposant
la cause ou la génération possible de la chose définie. Il ne dépend donc pas de
nous de joindre les idées comme bon nous semble, à moins que cette combinaison
ne soit justifiée ou par la raison qui la montre possible, ou par l'expérience
qui la montre actuelle, et par conséquent possible aussi. • (Nouveaux Essais.
III, ch. Ill, p. 306.) • Les vérités nécessaires • telles qu'on les trouve dans le•
mathématiques pures et particulièrement dans l'arithmétique et dans la géomé-
trie, doivent avoir des principes dont la présence ne dépende point des exempla
ni par conséquent du témoignage des sens, quoique sans les sens on ne se serait
jamais avisé d'y penser. C'est ce qu'il faut bien distinguer et c'est ce qu'Euc.LIDB
a si bien compris en montrant par la raison ce qui se voit assez par l'expérience
sensible et les images sensibles... • (Ibid. Avant-propos, p. 195.) Ce demleJ"
passage est cité par REINHOLD, Beitrfige zur Berichitigung (note de la p. 40,
p. 448). Si l'inspiration de, MAÏMON est ici lelbnitienne, son modus probandi
est d'inspiration kantienne, car le caractère illusoire d'une combinabon
a priori ne peut être définitivement écarté par la réalisation possible dana
un exemple, mais la démonstration de la réalité de la combinaison a priori
consiste à prouver que l'exemple lui-même est rendu possible par la combinaison
a priori, comme le jugement a priori rend possible l'expérience de robjet qu'tl
détermine de façon transcendantale. L'exemple pour LEIBNIZ est bien rendu
possible par la combinaison a priori : • le succès des expériences sert de confir-
mation à la raison à peu près comme les épreuves servent dans l'arithmétique
pour mieux éviter l'erreur des calculs quand le raisonnement est long. • Mais
alors que le jugement synthétique a priori détermine Immédiatement dana
le sensible l'intuition ou J'exemple particulier qu'il rend possible, le principe,
inné n'est pas tel parce qu'il conditionne l'expérience, mais parce qu'il eat
indépendant d'elle. S'Il la détermine, c'est médiatement, en rendant possible
les essences elles-mêmes ou leur combinaisons sur quoi est fondée l'expérience,
ou l'intuition, qui en elle-mêmes n'est que connaissance imaginative ou confu-
24 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

nécessaire entre telle cause et tel effet déterminés dans l'expé-


rience est rendue possible par le concept universel de cause
et non réciproquement. En approfondissant, on trouve que
cette conclusion doit être étendue à tous les concepts et à
tous les jugements, car leur nature et leur possibilité étant
inconcevable au moyen de l'expérience, ils doivent être possibles
avant elle. Par ex., on peut dire que le jugement de différence
entre le vert et le rouge vient d'une comparaison entre l'intui-
tion empirique du vert et du rouge, mais ces deux intuitions
s'excluent absolument dans le même moment, la comparaison
est donc impossible. Si l'on objecte que la première représen-
tation peut être évoquée sous forme d'image par la seconde,
alors ou les deux représentations (image et intuition) se fondent
en une, et la comparaison n'est plus possible, ou elles ne se
confondent pas, alors elles continuent de s'exclure, et l'on
revient à la première difficulté. Il en est de même pour les
jugements disjonctifs. Tous ces concepts et jugements sont
donc effectivement a priori ; la conscience que nous prenons
d'eux n'ajoute rien à leur réalité, n'exprime pas non plus
un accroissement de leur réalité, mais apparait seulement
avec leur usage. Indépendamment de leur usage et de la
conscience qui l'accompagne, ils subsistent identiquement
comme des unités indivisibles, conditions sans cesse en acte
de la possibilité des perceptions. On ne doit donc pas les conce-
voir comme des dispositions, des virtualités ( Anlagen, Fahig-
keiten) d'abord obscurément et ensuite clairement perçues.
Cette façon leibnitienne d'entendre l'a priori (l'innéité) ne doit
valoir que pour des représentations sensibles conçues comme
les objets eux-mêmes, arrivant à la réalité à un degré plus
ou moins grand (1).
Nous avons affirmé la réalité objective des synthèses
a priori, en nous fondant sur le fait de leur réalisation dans

(1) Tr. Phil. p. 45-49. - Streifereien p. 22, 263.- Cf. LEIBNIZ, Nouueauz
Essais, avant-propos. • C'est ainsi que les idées et les vérités nous sont innées,
comme des inclinations, des dispositions, des habitudes ou des virtualités
naturelles, et non pas comme des 11-ctions, quoique ces virtualités soient toujours
accompagnées de quelques actions souvent insensibles qui y répondent. •
(Erdmann, p. 196.) C'est conformément aux théses kantiennes de l'analytique
gue MAÏMON élimine la virtualité pour y substituer l'activité transcendantale
(c'est-à-dire qui rend possible la connaissance des objets). Mais dans cet
exempje, MAÏMON substitue à la possibilité de l'expérience (prémisse kantienne)
la . possibilité de la perception. Les conséquences s'en feront sentir dans la
déduction de l'espace et du temps, et dans celle des catégories. (V. plus bas,
p. 129.)
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 25

l'intuition a priori ou a posteriori. Nous avons ensuite fondé


notre droit ( quid juris) à affirmer ce fait, en montrant que les
concepts étaient nécessairement antérieurs aux déterminations
de l'intuition, parce qu'ils les rendent possibles. Mais là encore,
nous avons simplement affirmé un fait, et de nouveau surgit
la question : de quel droit ? Quid juris ? Si les propositions
mathématiques et dynamiques ont une valeur nécessaire,
il est impossible de les concevoir sans la condition préalable
d'un concept a priori, mais si la réalisation d'un tel concept
a priori dans l'intuition (a priori ou a posteriori) paraît inconce-
vable, on peut nier la valeur nécessaire et objective des proposi-
tions mathématiques et dynamiques, nier la possibilité d'une
vérité mathématique ou d'une expérience (au sens kantien
du terme) ; l'existence préalable d'un concept a priori comme
condition deviendrait inutile et pourrait être niée et comme
d'autre part sa réalisation serait inconcevable, on devrait
la nier. Si donc le processus par lequel s'effectue la réalisation
( Entstehungsart) ne nous est pas rendu concevable, le fait de
la réalisation apparaîtra incertain, incertain également cet
autre fait : l'existence d'une vérité mathématique et d'une
expérience (au sens kantien) (1 ).
Cette concevabilité semble n'offrir aucune difficulté en ce
qui concerne les mathématiques, car si l'intuition à laquelle
nous avons affaire ici est donnée en nous indépendamment
de l'activité productrice de l'entendement, elle est néanmoins
tout aussi a priori que celui-ci et que ses règles, et nous conce-
vons aisément qu'elle puisse leur être soumise a priori. La
valeur objective de la synthèse a priori peut donc se prouver
tout de suite, soit qu'il s'agisse de concepts dont la définition
nominale elle-même requiert ipso facto l'intuition - comme
le concept de ligne droite (où le concept droit, comme identité
de la direction, ne peut être formulé sans la production simul-
tanée de l'intuition de la direction ou de la ligne, l'intuition ligne
droite étant d'autre part toujours unie à la règle de l'entende-
ment, l'acte de tirer la ligne devant dès le début être soumis au
concept de (lroit (2) ) - soit qu'il s'agisse de concepts dont
la définition nominale peut se formuler en dehors de l'intuition.

(1) Cette objection porte sur la possibilité de l'expérience (comme phéno


mènes liés suivant des lois), non sur la possibilité de la perception. - Tr.
phiL, p. 61, 173, 340.
(2) Tr. Phil., p. 49.
26 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

Car si dans ce cas ils sont primitivement problématiques et


arbitraires, ils bénéficient de méthodes leur permettant d'être
effectivement produits par nous dans l'intuition, comme le
concept d'une figure dont toutes les lignes qui peuvent être
tirées d'un point déterminé (centre) à son contour (périphérie)
sont égales entre elles ( l).
La question semble plus difficile lorsqu'il s'agit des juge-
ments synthétiques a priori dynamiques. Sans doute on peut
concevoir le rapport de dépendance, abstraction faite d'objets
déterminés, c'est ce qu'on appelle en logique, la forme des
jugements hypothétiques. Mais la cause et l'effet ne peuvent
être conçus ni recevoir de valeur objective, sans des objets
déterminés donnés a posteriori. Je ne puis plus comme en
mathématique détermine~ à volonté une intuition a priori
conformément à une règle a priori; je ne comprends pas
. d'autre part comment une loi de production a priori pourrait
s'appliquer à une intuition produite a posteriori par quelque
chose hors de moi. Quand donc je donne une forme à la matière
pour en faire un objet de pensée, mon procédé est de toute
évidence illégitime.
KANT ne nie pas la différence de l'analogie mathématique
et de l'analogie de l'expérience : en celle-ci la synthèse ne se
réalise pas immédiatement par une construction mais médiate-
ment par le concept contingent de l'expérience possible ;
les termes eux-mêmes ne sont pas fournis, mais seulement
une règle pour les découvrir. La possibilité de l'expérience
fonde la validité de la règle dont le pouvoir déterminant
a priori repose sur l'intuition a priori du temps. Ce dernier
trait permet de résoudre la difficulté ; le cas de concepts dyna-
mique est ramené à celui des concepts mathématiques : nous
n'appliquons pas immédiatement ces concepts à la matière
de l'intuition, mais seulement à leur forme a priori (temps)
et par l'intermédiaire de celle-ci à la matière elle-même. Dans
un cas comme dans l'autre, l'intuition est tout aussi a priori
que les concepts qui s'appliquent à elle, leur accord est donc
possible a priori. La question quid juris parait résolue (2).
Mais qu'il s'agisse des concepts mathématiques ou phy-
siques, nous n'avons en réalité rien gagné par là, car l'intuition

(1) Tr. PhiL, p. 38, 39.


(2) Ibid., p. 41, 42, 51, 55.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 27

(de l'espace ou du temps) quoique a priori n'est pas produite


par moi-même d'après une règle, je ne vois donc pas du tout
comment elle peut se lier à la règle de l'entendement. Par
exemple, la ligne droite est plus courte entre deux points; il y à la
un accord connu apodictiquement entre deux règles que l'enten-
dement se prescrit (droit, et plus court), sans que nous puissions
savoir comment ces deux termes peuvent être simultanément
attribués au même sujet (ligne) : nous avons seulement décou-
vert la possibilité de leur accord en tant qu'ils sont tous deux
a priori. Sans doute en construisant la droite, j'ai aperçu
aussitôt le sens de cette proposition, mais je suis incapable
d'apercevoir comment je suis parvenu à elle. L'entendement
en effet ne peut admettre avec certitude dans l'objet que ce
que lui-même y a mis. Or la propriété de la droite semble
indépendante ici de la règle d'après laquelle l'entendement
produit l'objet, la liaison nécessaire entre droit et plus court
n'étant pas une forme univers~lle a priori qui doit être en moi,
mais la forme ou la règle d'un objet particulier, laquelle résulte
non de l'entendement, mais de la nature d'une intuition donnée
a priori et irréductible au concept. Le fondement de cette néces-
sité doit nous échapper : le rapport nous est donné, par l'intui-
tion a priori, mais nous ne savons pas s'il est vrai en lui-même
ou légitime. La question quid juris, pour les concepts mathé-
matiques eux-mêmes semble donc insoluble (1).
Si elle est insoluble, nous serons conduits, malgré l'indu-
bitabilité du fait, à n'accorder à de telles propositions qu'un
très haut degré de vraisemblance, mais aucunement une
certitude absolue (2). Dans ce cas les jugements synthétiques
a priori mathématiques, - et à plus forte raison les jugements
synthétiques a priori physiques - n'ont pas une nécessité
objective, mais seulement une néces~ité subjective ; ainsi
la proposition : une ligne droite est le plus court chemin, peut
provenir de ce que j'ai souvent expérimenté ce fait (3). Les
axiomes ne sont pas apodictiques, mais simplement assertoriques,
a priori, mais non purs (4), car il y a en eux quelque chose de
donné, qui n'est pas compris. Le caractère apodictique et
objectif d'une proposition mathématique ne peut être établi

(1) Tr. PhiL, p. 54, 59.


(2) Ibid., p. 61.
(3) Ibid., p. 173.
(4) Ibid., p. 56, 168-175, 184.
28 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

que si elle est entièrement comprise (c'est-à-dire entièrement


produite par l'entendement, sans rien qui apparaisse comme
donné à notre connaissance), ce qui requiert, outre l'absence
de contradiction dans la combinaison des symboles, outre
l'absence de contradiction dans les objets eux-mêmes (c'est-à-
dire la possibilité de construire ou de réaliser le symbole), la
possibilité de concevoir le processus de réalisation du symbole,
pour réaliser en quelque sorte " la nécessité de la possibilité "·
Par ex., le concept d'un triangle équilatéral n'a qu'une possi-
bilité simplement arbitraire, si je construis un triangle en
général en pensant de plus à l'égalité des côtés. Si je construis
au contraire un triangle équilatéral au moyen de deux cercles
égaux dont les circonférences respectives passent par le centre
de l'autre, je vois la nécessité de l'égalité des côtés, et le
concept reçoit par là une nécessité objective. Lorsque ce
criterium ne peut pas être trouvé - ce qui est le cas pour les
axiomes - non seulement les propositions peuvent être
subjectives, mais elles le sont. Si. ce criterium ne peut être
employé que dans le cours de l'enchaînement des propositions
mathématiques, mais non pour celles qui sont au fondement,
le fait de la nécessité objective pour les mathématiques tout entières
resle incertain, et un fait incertain n'est pas un fait. La mathé-
matique pure ne perd rien par ce doute, car ses propositions
peuvent se tirer très bien de façon hypothétique de ses axiomes :
si une ligne droite est la plus courte ... alors ... Il n'en est pas
de même de la mathématique appliquée ou des sciences de
la nature (1). De là on devrait conclure que la vérité méta-
physique n'est attribuée aux propositions d'EucLIDE qu'en
vertu de l'utilité pratique de ces propositions, mais on pourrait
concevoir d'autres mathématiques qui seraient très fécondes
pour la pensée (2).
L'impossibilité de donner une réponse satisfaisante à la
question quid juris, nous amène comme il était prévu à répondre

(1) Tr. Pllil., p. 171-173.


(2) Ibid., p. 149. • Si EucLIDE avait admis à la place de ses axiomes méta-
physiquement vrais, des axiomes métaphysiquement faux, je suis certain qu'il
n'aurait pas laissé au monde une œuvre moindre ou pire que celle que nous
avons de lui à l'heure actuelle... " C'est pourquoi il est préférable de distinguer,
plutôt que des propositions vraies ou fausses, des propositions réelles et les pro-
positions non réelles : les propositions réelles requierent au moins une proposition
réelle, sans laquelle elles n'auraient aucun usage même dans la pensée. Plus tard,
le principe de déterminabilité sera le critère de la pensée réelle (pensée des
vrais concepts). Ici MAÏMON'sous l'influence de LEIBNIZ WoLFF, tend à tout
réduire au principe d'identité, unique source de la réalité objective.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 29

de façon négative à la question quid facti, même en mathé-


matique. On est ainsi conduit à une conception des mathéma-
tiques qui se rapproche des formes les plus accusées de l'empi-
risme de BERKELEY et de HuME. Les propositions sont issues
de la répétition des expériences ; simplement vraisemblables,
le èhoix entre elles s'effectue pragmatiquement suivant leur
fécondité plus ou moins grande. La nécessité subjective des
axiomes, dira-t-on, n'a-t-elle pas un fondement objectif?
Sans doute, mais précisément parce que le fondement de ce
jugement est dans l'objet, ce jugement ne peut avoir lieu
qu'après avoir obtenu une représentation de l'objet. Au surplus,
l'expression" nécessité objective " n'a aucun sens, car nécessité
signifie toujours contrainte subjective ( subjektiver Zwang) à
considérer quelque chose comme vrai (1). En réalité l'évidence
des sciences repose uniquement sur la généralité de leurs
propositions ; plus une proposition est générale, moins on
court le risque de se tromper dans son emploi, car d'autant
moins nombreux sont les cas particuliers où elle ne s'applique
pas ; d'autant plus donc on la croit vraie, ce qui ne signifie
nullement qu'elle soit vraie en soi. Quand on a affaire à un
sujet qui ne peut recevoir que très peu de déterminations, le
jugement qu'on porte sur lui est d'autant plus général et
parait d'autant plus évident. C'est le cas précisément pour
l'axiome:" ligne droite plus court chemin)) ; le sujet ici ne peut
plus recevoir d'autre détermination que celle de grandeur;
or quelle que soit la grandeur attribuée, le prédicat ne peut
jamais se trouver en contradiction avec elle. Le prédicat
" plus court ); exprime en effet la distance ou la grandeur elle-
même, la proposition restera donc vraie pour toutes les
grandeurs de la ligne, cette grandeur ou distance étant déter-
minée toujours par la ligne la plus courte. La proposition
est donc absolument générale : de là son évidence. Cette
évidence des axiomes mathématiques, fondée uniquement sur
leur généralité, et dépouillée ainsi totalement de valeur méta-
physique ou objective, marque le point extrême du scepticisme
maïmonien (2).

(1) Comparez avec la critique huméenne de REINHOLD,parFLATT: Reinhold,


Beytrâge 2ur Berichtigung bisheriger Missversliindnisse der Philosophie (1792),
1, p. 408.
(2) Tr. Phil. p. 175-178. - Cf. p. 341 sq: "On dit que l'étendue appartient
à l'esprit parce qu'elle se rencontre dans tout objet. Mais de quel droit dit-on
qu'elle est condition de possibilité de la perception de l'objet? Qui nous prouve
30 PHILOSOPHIB TRANSCENDANTALE

§ III. - Esquisse d'une solution leibnitienne

Si aucune science fondée sur des propositions réelles,


sur des jugements synthétiques a priori ne paraît pouvoir
nous fournir de nécessité objective, il ne s'en suit pas néan-
moins qu'il n'y ait aucuné place dans notre esprit pour des
jugements apodictiques. Ceux-ci apparaissent lorsque l'enten-
dement pour parvenir à une connaissance n'a pas à recourir
à un datum, à une matière quelconque (a priori ou a posteriori),
mais tire tout véritablement de lui-même : c'est le cas des
propositions analytiques, qui sont fondées sur le principe
de contradiction. Ce principe constituant une règle de pensa-
bilité en général, ne se rapporte à aucun objet déterminé,
mais à l'objet en général, abstraction faite de toute matière.
La question quid juris se résoud alors de soi ; car toutes les
connaissances qui dérivent de ce principe doivent se trouver
dans l'entendement, avant la représentation d'un objet déter-
miné, et l'on n'a pas besoin d'avoir recours à une connaissance
préalable de l'objet pour savoir s'il est possible. Ainsi je puis
savoir immédiatement qu'une ligne droite ne peut être en
même temps non droite, car la non contradiction étant la
forme la plus universelle de notre connaissance doit valoir
pour tous les objets quels qu'ils soient ; mais non qu'une
ligne droite est le plus court chemin entre deux points, car
• plus court chemin • est simplement la forme par laquelle
nous pensons cet objet déterminé (ligne droite), il faut donc
que je connaisse préalablement la ligne droite et que sa repré-
sentation m'en soit donnée, pour savoir si cette forme lui
convient ou non (1).
Il s'en suit que si nous voulons tenter de sauver l'évidence
et la nécessité des jugements synthétiques a priori, en l'espèce
mathématiques, il faudrait les ramener à des jugements

qu'un jour nous ne percevrons pas un objet qui ne sera pas dans l'espace?
En réalité, on passe d'nne généralité produite par une induction a posteriori
à une nécessité a priori••• KANT pose simplement le ·fait, il ne le prouve pes.
Ses principes restent donc vraisemblables, mais non nécessaires. •
(1) Ibid., p. 60 sq., p. 169 sq, etc. L'objectivité de l'identité peut se justifier
ici encore de deux manières: 1• par le fait de sa généralité maxima.(point de
vue empirique); 2• parce qu'elle est condition de pensabilité de tout objet;
ici la généralité est fondée sur le caractère de condition absolument pure et
a priori, c'est l'universalité objective (point de vue critique).
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 31

analytiques : la liaison entre le sujet et le prédicat aurait


un fondement interne ; en voyant par ex., la vraie essence
d'une ligne droite, nous pourrions en tirer analytiquement,
sa définition qui nous parait synthétique (la plus courte entre
deux points). Avant que la ligne droite ne soit construite,
je puis penser qu'elle n'est pas la plus courte d'un point à un
autre, car il n'y a pas de contradiction entre les deux termes
cligne droite» et <<ligne qui n'est pas la plus courte entre deux
points. >>Mais en approfondissant l'explication de la ligne droite,
je puis découvrir la contradiction entre les deux termes « droit •
et « ligne qui n'est pas la plus courte entre deux points. • C'est
pourquoi, lorsque la propriété résulte d'une construction,
je suis sür qu'elle ne contient aucune contradiction et qu'elle
a un fondement objectif (1). Aussi les propositions qui expri-
ment les propriétés des figures mathématiques et qui peuvent
être démontrées doivent-elles être considérées comme ana-
lytiques (2).
MAiMON essaye de donner une démonstration de la
définition synthétique de la ligne droite. Sans se faire
d'illusion sur la valeur de sa naïve démonstration, il retient
surtout qu'on peut l'instituer (3). On peut définir la droite,
en faisant abstraction de sa propriété synthétique de plus
court chemin. Il suffit de préciser la formule wolfienne « ligne
dont les parties sont semblables au tout », et l'on a « ligne
dont toutes les parties ont la même direction ». La direction
est en effet le seul caractère qui puisse distinguer une ligne
des autres. Or l'identité de direction, c'est l'identité de situation.
Droite signifie donc une seule ligne (quant à la situation)
- non droite (courbe), plusieurs lignes (quant à la situation)
pensées comme une de par la loi qui leur est commune. En
vertu de la prop. 20 du livre 1 d'EucLIDE qui établit que la
somme de deux côtés d'un triangle est plus grande qu'un seul
côté, une seule ligne entre deux points (droite) doit être néces-
sairement posée comme plus courte que plusieurs lignes entre
deux points (courbe). La figure déterminée par la ligne droite

(1) Tr. Phil., p. 358.


(2) Versuch einer neuen Logik, p. 123-124.
(3) cr. LEIBNIZ, Nouveaux Essais : • C'est une de mes grandes maxime•
qu'il est bon de chercher les démonstrations des axiomes mêmes, et je me
souviens qu'à Paris, lorsqu'on se moquait de feu M. Roberval, déjà vieux,
parce qu'il voulait démontrer ceux d'Euclide à l'exemple d'Apollonius et de
Proclus, je fis voir l'utilité de cette recherche. • (L. 1, p. 222).
32 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

et la ligne non droite entre deux points est identifiée en effet,


par substitution, à un triangle dont l'un des côtés est la ligne
droite entre ces deux points. - Si cette démonstration suppose
à son tour des propositions synthétiques, celles-ci pourront
à leur tour être rendues analytiques.
Quant au recours à l'intuition pour représenter l'unité
et la pluralité des lignes (quant à la situation), il est nécessaire
pour représenter les termes de la comparaison (les objets), mais
non le rapport lui-même. Ainsi quand je pose l'identité du rouge
en a et du rouge en b, la proposition est analytique, quoique les
objets soient des intuitions données. De même quand je pose la
différence de grandeur entre une ligne droite et une ligne
non droite entre les deux mêmes points, le rapport est ana-
lytique, puisqu'il se démontre per substitutionem au moyen
du principe d'identité et de non contradiction. La propriété
du plus court chemin n'apparaît plus comme résultant d'une
façon mystérieuse, de l'intuition où cette droite se construit,
mais au contraire, c'est l'intuition« droit>> qui apparaît comme "le
produit de ce rapport. Pour produire la ligne droite comme
objet, l'entendement pense la règle qu'elle doit être la plus
courte entre deux points. Ce concept de différence (plus court)
qui est un concept de la réflexion, lorsqu'il établit un rapport
entre des objets déjà donnés, apparaît ici comme concept
génétique, parce que l'objet lui-même est produit par la pensée
du rapport. L'intérieur (la chose en soi, en l'espèce la ligne
droite) est ici déterminé par .l'extérieur (le rapport réciproque
de différence avec les autres chemins plus longs) (1). Alors
l'entendement est capable d'apercevoir comment il est parvenu
à une telle proposition, puisqu'en produisant la droite par
la détermination du plus court, il a lui-même mis dans l'objet
cette propriété ; le jugement devient ainsi apodictique. Mais
de là suit évidemment que, contrairement à ce que l'on admet
d'habitude, c'est «droit» la détermination externe, et « plus
court» la détermination interne. Le« droit» (comme identité de la
direction) suppose déjà la production des parties, tandis que
la propriété d'être la plus courte commence en même temps
que sa production. Bref le rapport intellectuel est génétique,

(1) Ce qui est surtout visible dans l'arithmétique pure, où les objets sont
entièrement déterminés par la simple pensée du rapport des grandeurs, sans
qu'intervienne comme en géométrie, la détermination intuitive de la situation,
étrangère à ce rapport. ·
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 33

la détermination de l'intuition n'est que dérivée, c'est une


image sensible du concept de rapport; et de ce concept seul
- non de son image - on peut tirer des conséquences. De
l'intuition sensible ne peut rien découler, sinon qu'elle est ce
qu'elle est. C'est pourquoi, si l'on examine les propositions
concernant la ligne droite, on s'apercevra qu'elles dérivent
toutes de la relation ~ plus court » non du caractère « rec_ti·
ligne ». Ainsi les rapports synthétiques a priori tirent leur
force et leur laison de ce que, dans la nature de la chose connue
se trouvent des directives analytiques qu'ilsne font qu'imiter ( 1).
La construction dans l'intuition n'a donc aucune valeur
par elle-même, mais vaut seulement comme moyen pour
établir la liaison analytique des concepts. Le caractère synthé-
tique des mathématiques vient de ce que la chaine des démons-
trations suppose finalement des propositions pour lesquelles
font défaut les constructions qui les rendraient analytiques
(postulats, définitions, etc.). Cet arrêt dans la démonstration
marque l'imperfection de nos concepts. Ainsi la question
quid juris pourrait être résolue de façon satisfaisante, si l'ol'l
considérait les jugements synthétiques, comme des jugements
analytiques imparfaits, et la sensibilité comme le propre
d'un entendement imparfait. C'est la théorie leibnitienne. Il
n'y aurait plus de propositions synthétiques proprement dites,
et l'on ne pourrait s'accorder avec KANT que dans la mesure
où celui-ci ne considérerait comme réels les jugements synthé-
tiques que dans un entendement fini (2). On pourrait donc
admettre au moins comme Idée, un entendement infini où
les formes seraient en même temps les objets mêmes de la
pensée et qui produirait de lui-même tous les modes possibles
de rapports et de relations des choses, des Idées. Notre entende-
ment serait le même, mais fini.
Cette conception a un double avantage : 1a L'entendement
et la sensibilité ne sont plus considérés comme dérivant de
deux sources différentes, mais de la même source. KANT
croyait résoudre la question quid juris en montrant qu'un
concept a priuri peut s'appliquer à une intuition lorsque
celle-ci est également a priori. Mais comme cette intuition
a priori restait hétérogène aux concepts, rien n'était acquis

(1) Tr. Phil., p. 58-70, 101, 177, etc.


(2) ·Ibid., p. 61-63 sq., 178 sq.
GtJJl:ROm.T
34 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

par là. Au contraire, d'après le système de l'entendement


infini, l'espace et le temps sont également des concepts de
l'entendement, concepts obscurs sans doute de rapports entre
des choses en général, mais que nous sommes tout à fait
autorisés à soumettre aux règles de l'entendement (1).
2" Elle permet de concevoir la réalité des concepts de
l'entendement indépendamment de leur réalisation dans
l'intuition sensible. Elle nous évite ainsi de mêler arbitraire-
ment la question quid facti et la question quid juris. Par ex,
en mathématiques, le fait de la construction ne peut nous
servir à légitimer aucun concept, car nous ne savons pas par
là comment cette construction peut avoir lieu ; ni même si elle
peut avoir lieu, car au cas où nous ne pouvons concevoir sa pos-
sibilité, nous pourrons en douter, ce qui sera d'autant plus légi-
time que l'intuition ne réalise jamais exactement les rapports
simplement pensés (2). Nous ne pouvons pas non plus savoir
quel est le fondement de la synthèse du concept en lui-même,
car ce n'est pas parce que la synthèse est construite qu'elle
est réelle, mais elle est construite parce qu'elle est réelle.
L'hypothèse de l'entendement infini nous indique un fonde-
ment de la réalité du concept antérieur à la construction,
et en même temps pourquoi le concept peut être construit
et pourquoi cettt> construction n'exprime qu'approximative-
ment le concept : l'intuition n'est que l'image dérivée d'un
rapport pensé. On comprend ainsi qu'une foule de concepts
puissent être considérés comme réels, alors que leur règle
implique leur non réalisation dans l'intuition. Tels sont les
nombres irrationnels : 1/2 a une signification (celle d'un
nombre qui multiplié par lui-même donne2) et est par conséquent
formellement possible, mais il est matériellement impossible,
car si la règle de production de l'objet est concevable, l'obJet
lui-même, faute de matière n'est pas possible. Ce nombre
n'en est pas moins réel, comme Idée (de l'entendement) dans
l'entendement infini; il en est de même de la différentielle,
de l'asymptote, etc. La synthèse de l'entendement fini et
celle de l'entendement infini sont formellement identiques ;
elles ne sont que matériellement différentes, l'entendement
fini ne pouvant rendre intuitive qu'une partie de celle-ci,

(1) Tr. Phil., p. 63-65.


(2) Ibid., p. 35.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 35

l'autre restant symbolique, tandis que l'entendement infini


se représente le tout intuitivement (1).
Mais, même les concepts mathématiques, dont la règle
n'exprime pas, avec l'infini, l'impossibilité d'une réalisation
objective dans l'intuition, sont, par rapport à leur réalisation
matérielle dans l'intuition, toujours des Idées de l'entendement.
Ainsi le cercle, comme figure dont toutes les lignes partant
de son centre sont égales, peut être produit objectivement
dans l'intuition par le mouvement d'une ligne autour d'un
point; mais sa perfection matérielle ne peut être donnée dans
l'intuition et reste une Idée, car nous ne pouvons toujours
tirer qu'un nombre fini de lignes égales entre elles. De
même la ligne droite, définie comme ligne dont toutes les
parties sont identiques, ne peut, quant à ce caractère, être
réalisée que partiellement dans l'intuition qui ne nous donne
que l'identité d'un certain nombre de parties, non de toutes
les parties. Le concept tient donc sa réalité de l'entendement
seul, ce qui ne nous empêche pas d'ailleurs de comprendre
comment l'intuition peut nous renseigner originairement
sur cette réalité, car malgré l'inachèvement matériel du concept
dans l'intuition, nous pouvons par là concevoir la règle toujours
la même qui par sa simple répétition à l'infini produirait
l'achèvement (2).
La conception kantienne en enlevant aux mathématiques
leur autonomie intellectuelle doit donc selon MAiMON conduire
au scepticisme, puisque leur seul garant est un fait d'une
part inconcevable, d'autre part en lui-même douteux. A la
mathématique kantienne, qui repose sur l'intuition et la
géométrie, MAiMON tend à opposer la mathématique leibni-
tienne qui repose sur le rapport intellectuel et l'analyse. La
justification du jugement synthétique a priori mathématique
repose tout d'abord sur une tentative de réduire le donné
qui subsiste dans l'intuition a priori elle-même, à l'ignorance
d'une productivité entièrement pure de l'entendement, et
toute intellectuelle. Le donné mathématique, et le caractère
assertorique et même douteux qui en résulte a sa source dans
un manque de connaissance, dans l'inconscience sinon de la pro-
duction, du moins du mode de la production ( Entstehungsart).

(1) Tr. Phil., p. 58, 77, 100; 227-229.


(2) Ibid., p. 75-79.
36 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

Mais la solution leibnitienne qui s'impose en premier lieu


à MAiMON n'est guère plus satisfaisante. Nous n'avons pas
d'intuition intellectuelle, donc la notion d'entendement infini
reste problématique. Notre finité nous condamne à l'ina-
chèvement de nos concepts, et la suite de nos démonstrations
devra toujours s'arrêter devant des jugements synthétiques
a priori, irréductibles en fait à des jugements analytiques :
les mathématiques devront garder un caractère assertorique.
Enfin notre conception des rapports de l'intuition et du
concept donne aux rapports qui se construisent dans l'intuition
un aspect approximatif qui en atténue la rigueur. La vrai-
semblance huméenne semble devoir l'emporter de nouveau
sur la eertitude véritablement a priori.
Sans doute on dira : ou les concepts métaphysiques (enten-
dement infini, Idées, etc.,) sont de simples fictions, et l'impos-
sibilité de les réaliser les laisse sans force devant la réalité
mathématique saisissable en nous ; ou l'on considère ces
fictions comme ayant une valeur de réalité, malgré notre
incapacité de les réaliser, et dans ce cas tout se passe comme
si la résolution métaphysique qui va à l'infini, s'achevait
effectivement : la nécessité objective et analytique des mathé-
matiques doit être tenue, alors pour assurée. On ajoutera
que l'aspect approximatif des rapports d'intuition ne peut
se révéler que dans la mesure où l'on peut affirmer avec toute
sa rigueur la réalité du rapport différentiel.
Il n'en reste pas moins vrai que le scepticisme mathéma-
tique tend à s'imposer: la métaphysique Leibnizo-Wolffienne
esquisse une réponse à la question quid juris, en transposant
notre mathématique intuitive dans un plan analytique et divin.
Mais alors la vérité objective est enlevée à la mathématique de
notre intuition, celle que KANT justifiait, pour être conférée
à cette mathématique supérieure. Inversement cette mathéma-
tique supérieure n'est qu'un idéal inaccessible purement
hypothétique, sa vérité objective reste donc douteuse et l'on
ne peut lui accorder Ja valeur que l'on refuse d'autre part
à la mathématique de notre intuition. Encore moins peut-on
en se servant d'un modèle insaisissable, réduire à une vraisem-
blance approximative la vérité des mathématiques immédiate-
ment saisissable en nous. Mais cette mathématique purement
analytiques ,est en même temps proposée comme fondement
pour la mathématique de notre intuition ; le doute à l'égard
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 37

d'un 'tel fondement ne saurait nous apporter la certitude


en ce qui concerne ce qu'il devrait fonder, c'est-à-dire la
mathématique de notre intuition. De là ce dilemme : ou les
mathématiques sont fondées dans des rapports supérieur&
à l'intuition, alo~s la vérité est dans le fondement (de l'appa-
rence) ou un tel fondement métaphysique ne peut être posé
à coup sûr, alors la vérité de nos mathématiques n'est pas
réductible à un type plus élevé, mais elle reste néanmoins
douteuse, puisqu'elle est sans fondement.
Pour sortir de cette impasse, il faut donc évidemment
renoncer à la méthode dogmatique de justification qui consiste
en gros à fonder la nécessité objective des mathématiques
sur des éléments transcendants. Il suffit de s'apercevoir que
l'on ne saurait douter de l'évidence mathématique tandis qu'on
peut douter de toutes les constructions métaphysiques. Par
là s'explique chez MAIMoN, un ensemble d'affirmations et de
principes qui tout en se mêlant à la première justification
analytique et Wolffienne s'inspire en réalité d'un esprit opposé.
Si l'évidence des mathématiques est indubitable, on ne saurait
la mettre en doute, même si l'on ne parvient pas à répondre
de façon suffisante en ce qui les concerne à la question : « Quid
juris 'l •· Après avoir soumis simultanément à la même analyse
les jugements synthétiques mathématiques et les jugements
synthétiques physiques, MAiMoN utilisant la distinction leibni-
tienne des vérités nécessaires et des vérités de fait, tient mainte-
nant à marquer avec soin l'opposition entre les jugements
qui requièrent un donné a priori et ceux qui requièrent un
donné a posteriori. Les premiers n'ont pas besoin de l'expé-
rience que réclament les seconds, et l'on ne peut douter d'eux-
mêmes, si l'on ne peut rendre compte de leur légitimité, tandis
qu'on doit rejeter les seconds, dès que leur légitimité paratt
douteuse (1). MAiMON revient par là sur toutes ses affirmations
concernant la « simple vraisemblance » des mathématiques.

(1) • La signification de la question quid juris chez KANT est la suivante:


l'expérience nous montre la liaison nécessaire de formes déterminées de la
pensée a priori, avec des objets déterminés a posteriori ; tant que nous n'avons
pas découvert dans les objets quelque chose d'a priori cette liaison est Impos-
sible, donc illusoire. Quel est donc cet a priori qui nous autorise à la considérer
comme réelle ? En ce qui me concerne je me fonde également sur un fait, mais
non sur un fait qui se rapporte à des objets a posteriori (car celui-là je le révoque
en doute), mals sur un fait qui se rapporte à des objets a priori (des Mathématique•
pures) où nous voyons des formes (des rapports) liés à des Intuitions; comme ce fait
est indubitable et se rapporte, à des objets a priori Il est certainement possible
et réel à la fois. (Tr. Phil., p. 363.)- u Mon scepticisme reconnatt, contrairement
38 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

C'est que, s'infléchissant de nouveau vers le kantisme,


il tend moins alors à donner d'elles une justification métaphy-
sique qu'une justification transcendantale. En suivant la voie
leibnitienne, on s'engage à justifier la vérité métaphysique
des mathématiques : celles-ci tirent leur valeur de ce que leurs
rapports expriment des liaisons analytiques dans l'entendement
infini. Dans ce cas le rapport mathématique est une image
déformée d'un rapport entre des éléments métaphysiques
réels, et nous nous servons de cette image comme d'un substitut
à défaut du véritable rapport que nous ne pouvons saisir.

§ IV. - Recherche d'une solution moyenne, ni dogmatique,


ni kantienne, et pourtant transcendantale.

Mais on peut conserver aux mathématiques une nécessité


objective analogue à celle que KANT leur attribue, si cessant
de les rapporter à des éléments transcendants, on les rapporte
au seul sujet connaissant. La forme d'espace est sans doute
conséquence de notre finité. Sur ce principe général KANT
est d'ailleurs d'accord avec LEIBNITZ, mais elle est en
même temps, pour KANT, condition pour nous de la connais-
sance. En se refusant à considérer l'espace comme une simple
représentation confuse de rapports logiques, mais en voyant
également en lui une condition a priori de la perception de la
différence, MAIMON ajoute au Leibnitianisme un ingrédient
kantien, qui le dispense alors de recourir à une résolution
analytique pour justifier le jugement mathématique. Celui-ci
récupère sur le champ sa valeur objective pour le sujet connais-
sant, puisque la détermination générale de l'espace condi-
tionne immédiatement a priori la connaissance dans le sujet.
Sans doute, comme leur genèse nous échappe, ces formes
constituent un donné, mais c'est un donné a priori où nous
à HUillE le concept de nécessité objective et doute seulement de son emploi
réel pour les objets de p~ception. Si l'on me demande d'où je tiens ce concept
de nécessité objective, je réponds ; je le trouve dans les objets des Mathéma-
tiques... Le criterium en est que cette nécessité ne requiert aucune condition
dans le sujet... par ex. Je pense la ligne droite nécessairement comme la plus
courte sans avoir besoin de me la représenter plusieurs fois. Dans le jugement
• le feu fond la cire • il faut au contraire une répétition de cette perception,
pour qu'il y ait nécessité, cette nécessité est simplement subjective, non objec-
tive (Streifereien, p. 122 sq). Ces textes contredisent en ce qui concerne les
vérités mathématiques ceux des p. 171-173, 184, cités plus haut.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 39

pouvons a priori déterminer, comme en une matière, des objets (1),


La question est de savoir sur quoi se fonde dans le sujet le carac-
tère objectif de cette synthèse. Ce sont des objets qui sont
immédiatement réels pour le sujet indépendamment de leur
rapport à des existences distinctes auxquelles ces concepts
d'objets peuvent s'appliquer, ou de réalités métaphysiques
d'où ces concepts pourraient procéder. Dans ce cas le fonde-
ment de la vérité mathématique doit être, comme Kant le
voulait, à la fois immanent au sujet et aux mathématiques,
il est inutile de recourir à des éléments intelligibles et à un
entendement infini. Ne sera-t-on pas contraint alors de revenir
au fait de la construction immédiate possible et de dire : nous
devons, par ces jugements, attribuer aux sujets (objets des
mathématiques) des prédicats déterminés, parce qu'ils ne
peuvent être représentés comme objets réels, sans ces prédi-
cats ? Non pas, car on expliquerait seulement par là l'uni-
versalité a priori de ces jugements, par rapport aux objets
empiriques qui doivent être subsumés - comme une consé-
quence de leur nécessité en soi par rapport aux objets purs de
la mathématique - , mais non cette nécessité elle-même. Les
objections contre le procédé de construction gardent toute
leur force : la construction, par exemple, nous montr.e que la
ligne droite est le plus court chemin entre deux points, non ce
qui fait qu'elle est le plus court chemin. Il faut se demander
quel est ce quelque chose qui en fait le plus court chemin;
comment on parvient à cette proposition, et d'où elle tire
sa nécessité intrinsèque. Avant de rechercher comment
sont possibles les jugements synthétiques a priori dans les
mathématiques, on devra rechercher comment sont possibles
en général les propositions synthétiques a priori, et même
comment sont possibles les jugements synthétiques comme
jugements en soi (sans relation avec l'expérience qui doit être
subsumée sous eux, et par rapport à laquelle ils sont a priori) (1).
Aussi MAiMON tout en revenant à la méthode transcendantale,
à cause de l'insuffisance de la justification leibnitienne, ne
perd-il pas de vue l'idéal génétique qu'il aspire à réaliser.
Puisque le simple recours à une justification analytique et
métaphysique doit être tout aussi écarté que le simple recours

(1) Tr. Phil., p. 335.


(2) Tr. Phil., p. 51, 61-62 sq, 178 sq. ; Logik, p. 412-417.
40 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

à la construction et à l'expérience possible, puisque la mathé-


matique pure doit rester séparée de la mathématique appliquée,
il faut rechercher son fondement dans un principe sui generis,
situé ni au-dessus, ni au-dessous d'elle, mais exactement à
son niveau.

§ V. - Elimination des principes de contradiction


et de détermination réciproque.

Dans le cas où la construction sert, non à révéler la possi-


bilité d'une figure ou l'existence d'une propriété, mais à démon-
trer une propriété, le principe de contradiction suffit, et l'on
peut dire que les propositions exprimant des propositions
ainsi démontrables sont analytiques (1). Mais ce principe
ne saurait valoir lorsqu'il s'agit d'axiomes ou d'objets points
d.e départ des démonstrations. En effet, l'absence de contra-
diction entre ligne et droit, entre ligne et non droit, ne saurait
fonder la possibilité objective des concepts de droite et de
courbe. Il y a une égale absence de contradiction entre noire
et ligne. Ligne noire peut être réalisée dans l'intuition comme
ligne droite. Néanmoins nous apercevons immédiatement que
ligne noire n'est pas un « vrai concept », que ligne droite est,
au contraire, une synthèse objective dont les termes sont
unis non par le hasard de la simultanéité dans le temps, mais
par une sorte de nécessité logique. La première synthèse est
en effet stérile, l'autre enveloppe des conséquences nécessaires
qui confirment sa nature logique.
Mais la nécessité de la synthèse, c'est l'impossibilité pour
les termes d'être l'un sans l'autre : cette impossibilité marque
le caractère non arbitraire, c'est-à-dire objectif de la liaison.
Or nous connaissons un concept qui exprime cette impossibilité
d'être l'un sans l'autre, c'est le concept de rapport. Tels sont :
identité, différence, réalité, négation, cause, effet. La nécessité
a priori de ces synthèses prouve qu'elles sont fondées dans
l'entendement. Leur principe, c'est la détermination réci-
proque : les deux termes s'expliquent l'un par l'autre et consti-
tuent un cercle. Cette identité de la forme et de la matière

(1) Tr. Phil., p. 358; Logik, p. 123-124.


PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 41

témoigne qu'ils sortent de l'entendement sans aucun mélange


d'intuition ; ils sont non-seulement a priori, mais purs. Toute-
fois, simple principe formel, la détermination réciproque
ne saurait d'une façon générale fonder a priori aucune synthèse
déterminée d'objet, ni déterminer définitivement un sujet
et un prédicat ; la différence par ex. ne peut être assignée à
une terme plutôt qu'à l'autre, il en est de même pour la cause (1).
De toute évidence, elle ne saurait fonder les synthèses a priori
d'objets mathématiques : s'il ne peut pas y avoir de droites
sans lignes, il peut y avoir en revanche des lignes sans droites.
Ligne droite n'est qu'une synthèse possible, non une synthèse
nécessaire; elle est une synthèse objective néanmoins, c'est-à-
dire non arbitraire, quoique non nécessaire. Il y a un milieu
entre le nécessaire et le « factice • (l'arbitraire) et un principe
doit correspondre à ce milieu. La détermination réciproque
fonde la liaison nécessaire de deux termes distincts. La syn-
thèse de l'objet mathématique requiert au contraire un fonde-
ment pour la possibilité a priori d'une liaison entre deux termes
distincts.

§ VI. - Le principe de délerminabilité.

Il n'en reste pas moins vrai que seule est objective et néces-
saire toute synthèse dont les éléments ne peuvent être pensés
séparément, et arbitraire et sans fondement, toute synthèse
dont les termes peuvent être pensés séparément. Mais à côté
du mode réciproque de la synthèse (wechselseitig), il y a
le mode unilatéral (einseitig). Avec ce mode l'un des termes
de la synthèse peut être pensé séparément. Si ligne peut
subsister sans droit, droit ne peut subsister sans ligne, si
triangle peut subsister sans isocèle, rectangle ou scalène,
le contraire ne peut avoir lieu. La synthèse n'est pas nécessaire
mais elle n'est pas arbitraire, car elle a un fondement : c'est
un possible objectif, un « vrai concept ''· Le fondement de cette
synthèse unilatérale est le principe cherché ; c'est celui de
déterminabililé : pas de détermination, sans déterminable et
non réciproquement. Le concept absolu, unilatéral (einseitig)

(1) Voir plus bas, chap. IV, p. 123.


42 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

(l'objet mathématique) est - comme le concept relatif réci-


proque (wechselseitig), lerapport - objectif et fondé dans
l'entendement. Toute synthèse au contraire dont chaque
terme peut être pensé en soi, indépendamment de l'autre,
par ex., cercle et noir, est sans fondement, donc sans objectivité;
elle est arbitraire; c'est une synhèse de l'imagination - (1).
Puisqu'elle est seule à pouvoir fonder a priori une connais-
sance d'objet, la déterminabilité est, à la lettre, le principe
de la philosophie transcendantale. Le développement de
toutes les conséquences qu'elle implique nous fournit donc
le fil conducteur de toutes les déductions ultérieures.
1° Il ne peut y avoir une détermination commune à plu-
sieurs déterminables conçus comme éléments autonomes,
car une telle détermination pourrait être pensée dans diverses
synthèses et devrait donc être considérée en même temps
comme déterminable, ce qui est contradictoire (2). - 2° Un
même déterminable ne peut avoir à la fois qu'une seule déter-
mination, si bien que les déterminations différentes d'un
même déterminable s'excluent réciproquement. En e1Tet,
supposons qu'un déterminable A ait deux déterminations b c
qui ne s'excluraient pas chacune réciproquement, ces déter-
minations pourraient être pensées dans deux synthèses abso-
lument indépendantes l'une de l'autre : Ab, Ac. Si b ne peut
être pensé sans A, ni non plus c sans A, b et c ne doivent pas
être pensés ensemble dans une même synthèse Abc, parce qu'ils
ne sont pas des déterminations de l'un par rapport à l'autre.
La synthèse A b c est donc arbitraire et A ne peut avoir en
même temps deux déterminations b c (3).- go Mais un déter-
minable peut avoir en même temps plusieurs déterminations
subordonnées les unes par rapport aux autres, par ex. figure, tri-
angle, isocèle. On distingue en conséquence des déterminations
immédiates et médiates (4). - 4° Le déterminable a plus de
ràalité que la détermination. Le déterminable est un concept
réel parce qu'il a en lui-même des conséquences ; la détermi-
nation n'est pas un concept réel parce que, si, en s'ajoutant
au déterminable, elle produit un nouveau concept réel, qui a
des conséquences nouvelles, elle n'a en elle-même aucune

(1) Tr. Phil., p. 84, 99. 124-125, 145, etc.


(2) Tr. Phil., p. 88-91.
(3) Ibid., p. 143-144.
(4) Ibid., p. 86, 144.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 43

conséquence. Le sujet contient donc plus de réalité que le


prédicat, car outre la part qui lui revient dans les nouvelles
conséquences issues de son union avec le prédicat, il a en
plus et d'abord la réalité qui lui est propre et à laquelle ce
dernier n'a aucune part ; en second lieu, il possède la possi-
bilité de nouvelles conséquences ( 1). - 5° Comme dans la syn-
thèse du déterminable et de la détermination, l'un des termes
peut être pensé indépendamment de l'autre (soit en soi, soit
uni à d'autres prédicats dans d'autres synthèses), tandis que
cet autre ne peut être pensé qu'en relation avec le premier,
le premier est appelé sujet, et le second prédicat. Ainsi triangle
est sujet, absolument parlant, au contraire scalène, isocèle, etc.
sont prédicats, absolument parlant, parce que triangle peut
être pensé en lui-même, abstraction faite de ces prédicats,
ou avec l'un ou l'autre de ces prédicats, dans des synthèses
différentes, tandis qu'aucun de ces prédicats ne peut être pensé
sans être rapporté immédiatement au triangle comme sujet (2).
Cette fixation a priori du sujet et du prédicat fonde la
distinction de la logique transcendantale et de la logique
générale. Sujet et prédicat sont en effet conditions de la pensée
en général, car la pensée requiert l'unité dans le divers (3).
Mais la logique générale ne se rapportant qu'à l'objectum
logicum, ne peut au moyen de son principe, l'identité et la
non-contradiction, qui constitue simplement la règle de pensa-
bilité de " l'objet en général », abstraction faite de tout
contenu, attribuer a priori un prédicat déterminé à un sujet
déterminé. Tout peut donc, chez elle, être, à volonté, sujet ou
prédicat, puisqu'elle rapporte ces formes nécessaires de toute
pensée à l'objet en général, en soi indéterminé. La philosophie
transcendantale, au contraire, veut découvrir ce qui fonde la
possibilité, non d'un objet en général, mais d'objets déterminés
a priori ; elle ne cherche pas à fonder a priori le rapport en
général du sujet au prédicat, mais le rapport de ces formes
avec des objets déterminés a priori, bref elle veut déterminer
a priori quel est le sujet, quel est le prédicat. Le principe de
déterminabilité fournit la condition a priori qui permet de les
distinguer, et fonde ainsi la possibilité d'une synthèse d'objet
déterminé a priori (4).
(1) Tr. Phil., p. 88.
(2) Ibid., p. 85.
(3) Ibid., p. 259.
(4) Ibid., p. 60, 85 sq, 110, 151, 259, 345.
44 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

§ VII. - Conséquences du principe de déterminabilité.

En possession de ce principe, MAIMON pense avoir répondu


de façon satisfaisante à la question quid juris relative aux
synthèses objectives a priori, du moins mathématiques (1).
D'une part, il se passe de toute notion de métaphysique
transcendante, comme par ex. du concept leibnitien d'enten-
dement infini. D'autre part, quoique recourant à un principe
immanent à la réalité mathématique, il justifie le fait (de la
construction) autrement que par un simple appel au fait :
le principe est véritablement génétique, puisqu'il nous permet
de saisir la condition, et même la raison de la constructibilité.
KANT en effet se contentait de la réalité de la construction
pour en prouver la possibilité. MAiMON au contraire donne
avant la réalité de la construction, le critère de sa possibilité.-
Ce n'est pas la réalité mathématique, mais un principe véri-
tablement antérieur à celle-ci, qui légitimerait en dernière
instance la construction possible a priori (2).
Reste la question des jugements synthétiques a priori
dynamiques. Elle est plus compliquée que celle des jugements
mathématiques. Après avoir confondu les deux problèmes,
MAiMON, nous le savons, les a disjoints parce qu'ils portent
selon lui sur deux faits difTérents, l'un le fait mathématique,
certain, même s'il est inexplicable, l'autre, l'expérience, douteux
s'il ne peut être justifié. Le tort de KANT est précisément
de les avoir confondus après les avoir distingués, d'avoir
usé à leur égard de la même formule et du même procédé de
l'expérience possible (3). Or la méthode kantienne, destinée
originairement à justifier surtout les jugements dynamiques,
est encore plus malaisée à appliquer dans leur cas que dans
celui des jugements mathématiques.
Ici, comme en mathématique, la réalité du concept est
fondée par rapport à une réalisation a priori possible dans

(1) L'exemple du cube et du décaèdre régulier (Die Kalegorien des Aristoteles,


(1774), p. 101 sq) .. emprunté à LEIBNIZ (Nouveaux Essais,liv. III,chap. III,
p. 305) montre comment ce principe de déterminabilité est un principe de
possibilité d'une pensée réelle distincte de la pensée formelle, car cube peut se
construire, décaèdre régulier, ne le peut pas ; dans ce dernier cas la synthèse
est impossible, bien que le concept ne soit pas contradictoire.
(2) KuNTZE. Die Philosophie S. Maïmons, p. 280-284.
(3) Logik, p. 417.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 45

l'intuition. Toutefois comme aucune réalisation ne peut en


l'espèce s'opérer a priori, puisque le jugement concerne des
éléments a posteriori, saisis par intuition, cette réalisation a poste-
J'iori (dans les jugements d'expérience) est représentée a priori
par le concept de la possibilité de ces jugements.
De même que je ne trouve aucune contradiction dans
une figure à deux côtés - tout en la jugeant néanmoins
impossible, parce que je ne puis la construire dans l'intuition-
de même il n'y a aucune contradiction à me représenter que le
feu par exemple, n'est pas la cause de la chaleur. Néanmoins
je dois me représenter le feu comme la cause de la chaleur,
non pour cette raison que ces deux phénomènes sont immédiate-
ment perçus par moi dans ce rapport (car la perception ne
peut me donner aucune nécessité déterminée par ce rapport)
mais parce que, sans ce rapport, je ne pourrais que les percevoir
dans une succession contingente, non en avoir l'expérience
suivant des lois nécessaires et universelles. Or c'est un fait
que j'ai cette expérience (1).
Mais à supposer qu'on admette comme un fait la liaison
nécessaire des phénomènes et le principe de la possibilité
de l'expérience, on n'aura pas là de quoi comprendre la néces-
sité ou la possibilité intrinsèque des jugements synthétiques
dynamiques. Certes si l'expérience comme connaissance d'une
liaison nécessaire des phénomènes est possible, cette liaison
nécessaire d'après certaines formes logiques doit être pensée.
C'est là une proposition analytique et même identique, mais
nous ne pouvons savoir par là comment cette liaison nécessaire
est elle-même possible et nécessaire (2).
Bien mieux il faut convenir que ce fait parait inintelligible.
Il suppose la synthèse du concept avec l'intuition, difficulté
déjà rencontrée dans les mathématiques. De plus l'intuition
a priori du temps ne nous permet nullement de concevoir
l'application du concept de cause aux phénomènes, puisque
ce concept doit concerner non seulement une liaison universelle
selon la forme, mais des liens déterminés entre des éléments
matériels déterminés. Que tout contingent donné ait néces-
sairement un autre contingent donné comme antécédent, est
nécessaire en général, mais que ce soit tel et tel phénomène

(1) Logik, Lettres de Philalèthe d Enésidème, p. 416-417.


(2) Tr. Phil., p. 186. Comparez avec JACOBI, Uber die Lehre des Spino%a,
2• édit. 1789, Beilage, VII, p. 416.
46 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

qui soient liés de la sorte n'est nullement déterminé a priori.


On pourrait donc sans se contredire parler à la fois le langage
de HuME et celui de KANT : tout phénomène a nécessairement
a priori une cause, mais a priori n'importe quoi d'empirique
pourra être la cause et n'importe quoi l'effet. Le caractère
régulateur et non constitutif que KANT attribue aux principes
dynamiques marque bien la difficulté. Il s'agit seulement,
lorsqu'une perception nous est donnée en rapport avec une
autre, de dire non pas quelle est cette autre perception, mais
comment elle est liée à la première quant à l'existence dans
ce mode du temps (1). Donc nous avons une règle pour recher-
cher dans l'expérience l'antécédent nécessaire, mais ce que
l'expérience nous fournira n'a aucune nécessité, car il est
nécessaire que le phénomène ait une cause, non cette cause ( 1).
La Critique de la raison pure répond en disant que la faculté
du jugement a précisément pour tâche de subsumer des objets
déterminés de l'expérience, sous les concepts qui sont conditions
de la possibilité de cette expérience. Mais le jugement, ne
peut valoir que pour la comparaison d'un objet avec la règle
qui le détermine, non pour la comparaison de l'objet avec une
règle qui rend possible un objet de l'expérience en général. Quand,
par exemple, je juge que cette assiette est ronde, je compare
l'assiette avec la règle pensée a priori, par laquelle est déter-
minée comme objet la figure ronde, et par cette comparaison,
''figure ronde» devient un des caractères ( Merkmal) de l'assiette.
Au contraire, le rapport de causalité ne constitue en rien
l'un des caractères des objets empiriques particuliers auxquels
il est rapporté, mais seulement la condition de possibilité
d'une expérience ou d'une liaison entre des objets empiriques
en général. Le jugement (Beurteilung) n'est pas la fonction
d'une faculté spéciale, mais seulement un jugement ( Urteil)
sur l'identité des caractères des objets avec des concepts
déterminés. Cette identité n~ peut avoir lieu dans les jugements
d'expérience (2).
L'ensemble de toutes ces remarques montre combien,
lorsqu'il s'agit des jugements dynamiques, il est difficile de
justifier leur réalité. Néanmoins il n'exclut pas totalement
(1) KANT, Krilik der reinen Vernunfl, Analytik, III, p. 167 (Hartenstein);
cf. Remarq_ue n• 2 à la fin du volume. -S. MAÏMON, Tr. Phil., p. 109, 390, 393.
(2) Logrk (Lettres de Philalèthe à Enésidéme,) p. 420 ; Tr. Phil., p. 389 :
• à supposer que la forme a priori de cause soit possible, nous ne pourrions en
faire usage dans l'intuition qu'au moyen d'un criterium. •
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 47

celle-ci. Or, la solution apportée au problème mathématique,


parait comporter une solution négative du problème dyna-
mique. Le principe de déterminabilité qui fonde l'objectivité
des jugements mathématiques, établit du même coup la
subjectivité des jugements d'expérience. Il exerce sur eux
une espèce de censure. En effet, si les parties d'une synthèse
peuvent être conçues comme séparables, c'est qu'elles sont
liées entre elles, non par une nécessité objective, mais par
une simple coexistence dans le temps et dans l'espace. La
synthèse est alors sans fondement, elle est arbitraire, elle
a sa source non dans l'entendement, mais dans l'imagination.
Elle ne nous fournit pas un « vrai objet., ( essentia realis) mais
un lotum de caractères (Merkmal} où l'on ne peut distinguer
ni un sujet, ni un prédicat proprement dit. En tout cas, le
prédicat n'est qu'un caractère ( Merkmal) d'où l'on ne peut
tirer aucune conséquence nouvelle : par ex., l'or est jaune.
Lorsque le prédicat est véritablement un prédicat, il fournit
par son addition avec le déterminable des conséquences que
ce déterminable ne comportait pas auparavant. Ainsi dans
le jugement: un triangle rectangle est un triangle, je reconnais
que triangle est le sujet, c'est-à-dire quelque chose qui a
des conséquences réelles même hors de la synthèse, j'attribue
donc déjà ces conséquences a priori à la nouvelle synthèse
avant de connaître ce qui doit résulter d'elle. Les modes de
réalisation de notre figure au contraire (couleur noire, tel
t.emps, tel lieu) ne sont pas des déterminations, car ils ne
donnent aucun fondement pour de nouvelles conséquences ( 1).
Or nous remarquons que toutes les synthèses de l'enten-
dement sont les objets des mathématiques produits a priori
par une construction ; tandis que toutes les synthèses de
l'imagination sont des objets de l'expérience, et constituent
la Wirklichkeit. On pourrait donc définir la Wirklichkeit par
son opposition avec la Relilitlit: le réel (Wirklich} est ce en quoi
je perçois une synthèse qui n'a pas lieu d'après les lois de
l'entendement, (du déterminable et de la détermination),
mais seulement une synthèse de l'imagination. Par ex. l'or
est une synthèse perçue de la couleur jaune, du poids spécifique,
de la dureté, etc., caractères qui peuvent être pensés l'un sans
l'autre et qui sont réunis parce qu'ils s'accompagnent mutuelle-

(1) Tr. Phil. p. 101-102, 380-389.; Philosophtsche• W6rterbuch, p. 36, sq.


48 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

ment dans le temps. Le possible (empirique) qui correspond


à cette réalité (Wirklichkeit) est une synthèse non perçue, mais
toute arbitraire, par ex. couleur verte, pesanteur spécifique,
il se différencie du réel (Wirklich) noh par l'espèce (Art) mais
par le degré; c'est-à-dire par la fréquence plus ou moins grande
de la concomitance dans le temps et dans l'espace ou par
le degré plus ou moins fort des représentations elles-mêmes (1).
Que nous possédions ou non un concept pur de cause, il est
évident que toutes les synthèses empiriques d'une cause parti-
culière et d'un effet particulier sont pour nous sans fondement
puisqu'elles ne peuvent se justifier immédiatement par la
déterminabilité. Ce sont des synthèses d'imagination; ce ne
sont pas des ''jugements d'expérience » exprimant la nécessité
objective, mais simplement des jugements subjectifs devenus
nécessaires par l'habitude, à vrai dire non point des jugements,
mais des associations où la logique ne peut servir de fil conduc-
teur (2). La forme des jugements hypothétiques n'appartien-
drait pas à la pensée pure, elle aurait été importée en logique
comme la forme abstraite de la nécessité conditionnée dans
l'expérience, et comme cette nécessité est illusoire, elle serait
elle-même une illusion (3).
Si l'on s'en tient à l'usage du principe de déterminabilité
dans l'entendement fini - sans poursuivre à un point de vue
supérieur la déduction de ce principe, on est amené à bannir
toute « logique » du monde de I'empirie, à opposer radicalement
possibilité (au sens leibnitien) et réalité (Wirklichkeit) (4). Alors
que pour LEIBNiz-WoLFF la Wirklichkeit est complète possi-
bilité d'une chose (ens omnimodo determinatum) pour MAiMoN,
au contraire la Wirklichkeit n'est que la représentation de
cette chose dans l'espace et dans le temps. Possibilité et réalité
sont tout à fait indépendantes: tout possible n'est pas réel, ni
tout réel possible. Toutes les intuitions, dans la mesure où elles
sont représentées dans l'espace et dans le temps sont réelles
(wirklich) mais non possibles (au sens de 1 entendement), en ce

(1) Tr.phïl., p. 101-102. -LEIBNIZ, Nouveau:x; Essais, Uv. III, chap. III
p. 306.
(2) Ibid., p. 184, sq.
(3) Ibid., p. 71-72; p. 174, 184, etc.
(4) Comparer avec JACOBI; notre entendement ne porte pas au delà d
ses Jilropres productions. Une physique pure mathématique est possible, mais
précisément parce ~·eue est l'œuvre de l'entendement, nous n'avons pas
le droit de penser quelle soit adéquate à la réalité de la nature. JACOBI, S. W.
IV, 2, p. 132.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 49

que nous n'apercevons pas leur mode de production ( Entst~


hungsarl). Tous les concepts même s'ils sont ens omni modo
determinatum sont possibles, parce que nous apercevons le
fondement de l'unité de leur divers, mais non réels (wirklich)
parce que cette unité n'est pas pensée dans l'espace et dans
le temps (1).
Comme d'autre part la question quid facti (Y a-t-il en fait
comme le prétend KANT des jugements objectifs d'expérience)
ne peut être tranchée dans un sens affirmatif que si au moins
la question quid juris est résolue favorablement, le point de
vue de l'entendement fini, excluant par le principe de déter-
minabilité toute possibilité de fonder a priori le caractère
logique (comme synthèses d'entendement) et objectif del
jugements synthétiques d'expérience, doit nécessairemen\
conduire en ce qui concerne les vérités d'expérience, au scep-
ticisme radical professé par HuME.
Si l'on s'arrête à cet aspect de la doctrine, on trouve que
MAIMoN est d'accord avec KANT, contre les dogmatiques
(LEIBNIZ, WoLFF et SPINOZA) pour établir un hiatus entre
la réalité en essence (concepts, possibles) et l'existence comme
réalité empirique (Wirklichkeit) ; qu'il est d'accord avec HuuB
contre KANT pour repousser toute synthèse a priori valable
pour la connaissance empirique, au point de vue dynamique.
Tout ce qui se trouve hors de la sphère de la déterminabilité
doit être rejeté. Il est d'accord avec LEIBNIZ et avec KANT,
contre l'esprit, sinon la lettre de BERKELEY et de HuME, pour
donner à la science mathématique une certitude objective
complète; d'accord avec LEIBNIZ et même SPINOZA pour jus-
tifier immédiatement la réalité des essences mathématiques,
sans recours extrii1sèque au fait d'une réalisation dans un
• construire »,par un principe qui fasse apparattre le caractère
intellectuel des concepts mathématiques et de leur liaison.

§ VIII. - Insuffisance du principe


de déterminabilité mathématique. - Le principe de diflérence

Reste à savoir si cette opposition du mathématique et du


dynamique est aussi radicale qu'elle apparatt tout d'abord ;

(1) Tr, PhiL, p. 247-251 ; p. 101-102.


50 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

si la rationalisation des mathématiques, rationalisation qui


tend à les élever du plan kantien de l'intuition pure sensible
au plan leibnitien du rapport logique, n'a pas finalement pour
efTet de les situer au-dessous du plan kantien de la nécessité
objective?
Sans doute le principe de déterminabilité permet de libérer
les mathématiques du criterium extrinsèque de la construction,
et confirme leur caractère logique en marquant leur caractère,
au moins partiellement analytique. Le jugement est analytique
du côté du prédicat et synthétique du côté de l'objet. La
prédication est analytique parce qu'une certaine détermination
ne peut être sans un autre objet de la conscience : ainsi dans
la construction d'une ligne droite, le caractère de droit est
une modification du déterminable ligne ; le jugement a là
un fondement analytique. En revanche, dans le jugement qui
exprime cette construction : « une ligne peut être droite »,
ou si l'on veut dans la conscience de la ligne, n'est pas néces-
sairement contenue la conscience du droit, le terme ligne
est donc lié synthétiquement avec le terme droite (1).
Mais cela prouve que dans la déterminabilité ne passe
qu'une partie de la nécessité qui réside dans l'acte pur de
l'entendement, dans l'identité. Il faut donc chercher en dehors
de l'identité et de la simple pensée ce qui rend partielle cette
nécessité du jugement, ce qui rend la synthèse unilatérale.
Or ce qui est en dehors de l'identité ne peut être que qutilque
chose de radicalement extrinsèque = x qui ne peut être posé
immédiatement par l'intériorité de la pensée, mais hypothé-
tiquement par rapport à un fait présent dans la pensée, mais
non entièrement produit par elle. La formule du jugement
hypothétique, que MAIMON expulse de la Logique, qui n'appa-
raît que dans cette forme inférieure du connaître qu'est la
pensée empirique, qui n'a pas d'emploi là où règne le principe
de déterminabilité, semble s'imposer au contraire pour expri-
mer cet élément contingent et extrinsèque enveloppé bon gré
mal gré par le principe de déterminabilité : si (Wenn, Soll)
la détermination est posée, alors (so muss) il faut présupposer
nécessairement le déterminable et certaines conséquences
s'ensuivent ; mais la position du déterminable n'implique
nullement cette détermination. Le principe de déterminabilité
(1) Tr. phil., p. 145. La synthèse est objective parce qu'elle a une raison;
cette raison caractérise les vrais concepts, issus de la pensée réelle.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 51

est le vrai moyen terme entre deux pôles qui s'excluent :


l'intériorité du jugement analytique, l'extériorité du jugement
d'expérience, lequel, en vertu de cette extériorité n'est jamais
un jugement- ce qui supposerait une intégration à l'esprit-
mais une simple association. L'intériorité se manifeste en lui
par la nécessité, et cette nécessité est au fond analytique.
L'extériorité se manifeste par l'absence de nécessité, par la
« facticité ». L'union des deux donne une nécessité incomplète
ou partielle : unilatérale.
En rattachant au principe d'identité ce qu'il y a de nécessaire
dans les rapports mathématiques et dans leur fondement trans-
cendantal, MAIMON a cru pouvoir les intellectualiser, mais
dés que la réalité, enveloppée par eux dans sa plus haute
expression, apparaît, il est obligé de constater que la
nécessité issue de la pure identité disparaît partiellement,
qu'un contenu doit être avoué dont l'origine est hors de
la pensée, inintelligible. Il doit supposer en effet, outre
l'objet en général, un objet déterminable, l'espace-temps. Et
cet objet, qui est en nous avant toute expérience sans doute,
ne peut être toutefois qu'un donné, non un a priori au sens
absolu du terme (au sens de pur), puisqu'il implique un quelque
chose, exclu absolument par la pensée pure ou identité (1).
Ce donné de l'intuition a priori rend possible l'unilatéralité
de la synthèse dans le rapport de déterminabilité. Lorsqu'en
effet la synthèse est mélangée et non pure, une intuitiou
est au fondement, et l'entendement la pense suivant une
règle ; de là résulte un concept dans l'explication duquel
l'intuition mise au fondement est sujet, et la règle pensée
par l'entendement, prédicat. Les parties du jugement de la
synthèse objective doivent précéder la synthèse, le jugement
lui-même, par exemple : une ligne droite. Si au contraire
aucune des parties n'était donnée, mais chacune également
pensée, elles s'expliqueraient mutuellement, et seraient pensées
ensemble par la pensée seule ; on aurait alors le pur concept
de rapport ou synthèse réciproque, non· le concept absolu
ou synthèse unilatérale (2). Elevées au-dessus de la vraisem-

(1) Tr. Phil., p. 96, 151 ; 345, etc. Logik, p. 125.


(2) Tr. Phil., p. 56, 87, 112, 190. Logik, p. 122. Si d'ailleurs on veut considérer
les concepts de déterminable et de détermination en eux-mêmes, comme les
abtsraction d'un déterminable réel, on a là également des concepts de rapport,
comme ceux de substance et d'accident. Et en etlet, ainsi envisagés, ils ne
sont que des formes vides ne déterminant aucune réalité. Tr. phiL passl~.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

blanca huméenne, et par conséquent a priori, les synthèses


mathématiques restent au-dessous de cette pureté apodictique
que KANT leur conférait à tort, puisqu'elle ne revient qu'aux
produits de l'entendement ne renfermant aucun élément
emprunté à la sensibilité, c'est-à-dire n'impliquant rien d'exclu
par la pensée (1). MAiMON reprend donc en la modifiant la
distinction de la Logique transcendantale et de la Logique
formelle. D'accord avec KANT pour distinguer celle-ci, qui
fait abstraction de tout contenu, de l'autre qui retient les
éléments rendant possible a priori une connaissance d'objet,
il se sépare de lui lorsqu'il s'agit de déterminer ce qui les
caractérise comme Logiques.
La Logique transcendantale est Logique en ce qu'elle porte
sur des liaisons nécessaires qui sont d'essence rationnelle,
mais supposent une altération originaire exclue par la pensée
pure, et non parce qu'elle enveloppe dans son contenu des
éléments à la fois sensibles et purs. MAIMON tend à unifier,
au point de vue de la genèse, le contenu de la pensée : tout
contenu, a priori ou a posteriori, est également donné - asser-
torique ou arbitraire- étranger à l'essence de la pensée pure.
Les formes de la pensée, qui sont a priori destinées à nous
procurer la connaissance du donné, sont produites par la
pensée, de là leur caractère rationnel et a priori, mais produites
pour ainsi dire en vertu du choc de ce donné à penser, si bien
que les formes tout en étant a priori ne sont pas pures (2).
D'autre part, la pensée pure est absolument sans contenu
et vide. Par là semble se trouver condamnée la réduction défi-

(1) • Pur, est ce qui est simplement un produit de l'entendement, non de la


sensibilité. Tout pur est a priori, non réciproquement. Les concepts mathé-
matiques sont a priori, mais non purs.•. car il faut à leur fondement une intuition
quf quoique a priori n'est pas produite par nous-mêmes d'après une règle. •
(Tr. PhiL, p. 56, 168.) • Les propositions mathématiques ne sont donc pas
non plus apodictiques, mais assertoriques. Les axiomes eux-mêmes sont, à la
vérité, catégoriques mais non apodictiques. Ce qui est déduit d'eux confor-
mément au principe d'identité et de contradiction est certes apodictique, quant
à sa liaison avec les sciences ; mais sa réalité eat, comme celle des axiomes,
assertorique. • (Tr. Phil., p. 169, 175, 184.)
(2) L'irréductibillté non seulement de fait mais de droit entre l'identité,
principe de la pensée formelle, et la déterminabilité, principe de la pensée
réelle, parait avoir sa source dans le Kantisme. Elle a pourtant quelques racines
chez LEIBNIZ. Elle se réfère à l'opposition des définitions nominales et des
définitions réelles, des vérités identiques et des vérités non identiques, du
principe de contradiction et du principe de raison. Le principe de détermi-
nabillté correspond au principe de raison comme principe régissant les vérités
nécessaires. (Sur le rapport du donné mathématique avec l'identité et le donné
empirique chez LEIBNIZ, cf. la remarque n • 1 à la iin du volume.). - MAÏMON
Logik, p. 20.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 53

nitive du jugement synthétique au jugement analytique,


que MAiMON propose par instant.
En effet si les jugements synthétiques a priori peuvent
être considérés comme des jugements analytiques virtuels,
les jugements analytiques en retour n'ont de valeur que dans
la mesure où ils développent un contenu de réalité en lui-même·
étranger à la forme d'identité. Tout jugement strictement
analytique est identique, par conséquent nul au point de
vue de la connaissance ( l). Il est donc nécessaire d'avoir recours
en dehors de la forme d'identité à quelque chose d'autre qui
fournisse la réalité. En vertu de son caractère d'autre, cet
élément ne saurait se déduire génétiquement de l'identité.
Alors que le principe de déterminabilité semblait devoir être
le premier principe au delà duquel toute investigation était
impossible, on se trouve amené à en rechercher le fondement
par rapport à l'identité, et l'on s'engage ainsi sur la voie qui
doit conduire à un autre principe suprême. C'est que le principe
de déterminabilité semble jouer un rôle quelque peu décevant.
D'un côté est rendu plus étroit le rapport entre la Logique
et les Mathématiques proprement dites, est affirmée la nature
uniquement intellectuelle des rapports mathématiques, est géné-
tiquement justifiée, sans recours au fait extrinsèque de la
construction, la synthèse des objets mathématiques. D'un
autre côté, l'hiatus qui sépare l'identité et la déterminabilité,
la nécessité, pour poser ce dernier, de se référer à l'existence,
inintelligible en soi, strictement assertorique, de la mathéma-
tique, semblent marquer l'échec de la genèse et le retour à
peine déguisé à une condition extrinsèque. Cette objection
ne pourrait être écartée que si la déterminabilité apparaissait
comme reposant en fait, non sur ce qui est au-dessous d'elle
(les formes mathématiques), mais sur un principe supérieur,
qui, quoique exclu par l'identité, serait néanmoins aussi origi-
naire que lui. Cet autre principe serait le concept de la diffé-
rence, l'autre lui-même. De l'union de la différence et de
l'identité résulteraient les choses ditTérentes, c'est-à-dire
toutes les choses (1).
C'est en etTet à la forme de la ditTérence que MAIMON ramène
la déterminabilité. • La forme de l'identité se rapporte à
fobjectum logicum, c'est-à-dire à un objet indéterminé ; celle

(1) Tr. Phil., p. 180.


54 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

de la différence ne se rapporte qu'à un objet réel, car elle


suppose des objets déterminables (un objectum logicum ne
peut être différent d'un objectum logicum, c'est-à-dire de
lui-même). La première est donc forme de toute pensée en
général, même de toute pensée logique ; la dernière est forme
de toute pensée réelle, et par conséquent est l'objet de la
philosophie transcendantale (1). " ·
Sans doute il faut distinguer l'identité et la différence,
comme concepts de la réflexion, des choses elles-mêmes idell-
tiques et différentes, du fondement même de la différence.
La différence (comme concept de réflexion) n'est pas en effet
une nouvelle détermination qui étendrait synthétiquement
le concept de l'objet, mais simplement un concept par lequel
nous pensons un mode particulier de rapport (2). Mais ce
mode particulier de rapport implique précisément une diffé-
renciation réelle, grâce à laquelle nous pouvons par les concepts
de réflexion établir les comparaisons entre le même et l'autre.
Pas de conscience de ces rapports, sans les comparaisons dues
à ces concepts, mais point de réflexion ni de concepts de
réflexion, sans les rapports originaires, sans l'union originaire
dans le déterminable qui est objet de la pensée réelle (l'espace-
temps) de l'unité et du divers, de l'identique et du différent.
Le principe de déterminabilité ne reposerait plus sur un donné
extrinsèque, mais résulterait de cette synthèse originaire,
source de la réalité.

§IX.- Le principe de différence et la notion d'entendement infini

Or l'union originaire de l'identité et de la différence pose


un problème métaphysique qui dépasse le cadre limité de
notre entendement fini. Si d'une part, l'Idée d'entendement
infini ne peut rendre compte en nous de l'objectivité immédiate
des mathématiques, laquelle est assurée par le prh;teipe de
déterminabilité, en revanche celui-ci ne peut fonder ni sa
propre intelligibilité, ni celle des rapports qu'il fonde. Pris
tel quel et sans autre justification, il peut servir de critère
pragmatique de l'objectivité, non de principe explicatif.
(1) Tr. Phil., p. 345. Voir aussi p. 151.
(2) Ibid., p. 89
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 55

L'Idée d'entendement infini doit donc être réintroduite.


Toutefois il ne s'agira plus de réduire immédiatement le syn-
thétique à l'analytique, d'enlever à la mathématique son
principe propre, mais pour éclaircir le rapport de ce principe
avec celui d'identité, de concevoir un rapport intelligible
entre le formel et le réel, de poser un fondement de disjonction
et d'union entre l'identité et la différence.
De cette façon pourra être établi, et non plus seulement
supposé, le caractère strictement conceptuel du rapport
mathématique. Par la déduction de l'espace et du temps en
fonction de la synthèse nécessaire de l'identité et de la diffé-
rence pourra être en effet supprimé le caractère intuitif qui
s'attache invinciblement à l'espace comme donnée première
dans l'entendement fini. Ainsi se résoudrait la question kan-
tienne de la subsomption des intuitions sous· les concepts,
puisque les prétendues intuitions seraient en réalité des
concepts. Ainsi pourrait se concevoir une déduction génétique
des jugements synthétiques a priori, qui leur conserverait
leur caractère spécifique, tout en leur assurant une réalité
a priori indépendamment d'une réalisation quelconque dans
l'expérience ou dans « l'intuition ».
Mais si important qu'il soit pour les jugements mathé-
matiques, cet effort de déduction, qui constitue en même temps
une ontologie, l'est encore plus pour les jugements dyna-
miques. C'est de lui que dépendra la solution du problème
de l'applicabilité des catégories en général aux objets, bref
celui de leur réalité a priori. En effet comme cette déduction
se fonde sur la différence des choses, elle doit expliquer du
même coup l'applicabilité des formes aux choses sensibles
(différentes) issues de la différence. La question quid juris
serait donc résolue dans tous les cas.
Par les concepts purs d'identité et de différence la déduction
pourra au point de vue de l'entendement infini, rendre inassi-
gnable la différence entre la connaissance mathématique
a priori, mais assertorique, et la pensée pure apodictique,
- inassignable la différence entre la connaissance empirique
et la pensée pure, par la résolution du divers sensible en Idées
pures et a priori : l'a posteriori sera réduit à l'a priori comme
l'intuition au concept. Il n'y aura plus que les représentations
de toutes les choses possibles liées, dans une unité d'aperception,
grâce aux concepts de l'entendement, et cette faculté de
56 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

connaître elle-même sera représentée par les Idées de la raison,


comme substance absolue, cause suprême, etc. (1).
Grâce à cette « Idée sublime » devrait se concilier l'identit'é
(principe de la pensée logique), la différence et la détermina-
bilité (principe de la pensée réelle, du possible), la détermina-
tion réciproque (principe de la nécessité), et la réalité (Wir-
klichkeit). On peut distinguer dans cette conciliation trois
moments qui se conditionnent d'ailleurs réciproquement :
1° L'entendement infini (ou conscience originaire ou Moi
absolu) et la détermination réciproque des différentielles ;
2° La déduction de l'espace et du temps à partir des difTé-
rentielles ;
3° La déduction des catégories.

La déduction des catégories conditionne celle de l'espace


et du temps, celle de l'espace et du temps comme concepts
conditionne la théorie des différentielles et réciproquement.
Pas de simultanéité ni de succession sans les concepts de
substance et d'accident, de cause et d'effet; pas de concepts
d.e substance, d'accident, de cause, d'effet, sans ceux d'identité
et de différence, etc.
Après avoir aperçu l'opposition entre les vérités de fait
et les vérités de raison, LEIBNIZ avait, à un point de vue
supérieur, découvert le principe de leur conciliation. Après
avoir radicalement séparé sensibilité et entendement, rompu
toute continuité entre les deux facultés, pour ne laisser que
la liberté xa't''èl;ox~~ comme fondement de rapport entre le
fini et l'infini, KANT s'était de nouveau heurté à la question
quid juris qu'il avait cru résoudre dans la Critique de la Raison
pure ; il devait, dans la Critique du Jugement s'élever lui aussi
à l'Idée d'un entendement infini pour combler l'hiatus entre
« l'analogie universelle de la cause et les analogies particulières
empiriques ». Pour combler la même lacune, c'est encore à
l'Idée d'entendement infini que MAIMON a recours, mais
d'une façon difTérente. La fusion du Leibnitianisme avec la
doctrine de la Critique de la Raison pure, beaucoup plus intime
chez lui que dans la Critique du Jugement, est considérée comme
l'achèvement nécessaire de tout le système. Cet achèvement
qui constitue une tentative pour concilier le dogmatisme et

(1) Tr. Phil. p. 62 sq., 82, 183, 377.


PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 57

le criticisme, SPINOZA, LEIBNIZ et KANT, est l'Idée mattresse


de la Transcendantalphilosophie, le maximum auquel elle
doit tendre. «Tout homme s'efforce autant qu'ille peut d'accrot-
tre son être ; ... l'être d'un être pensant, c'est la pensée ;
toutes les tendances humaines se résolvent dans une seule
tendance vers la pensée ; et puisque notre être, notre pensée est
limité, cette tendance est limitée sans doute, sinon objective-
ment, du moins subjectivement. Le philosophe ne peut donc
dépasser un certain maximum, mais il doit par la pensée attein-
dre à ce maximum (1) •·

(1) Tr. Phil., p. 1-2.


CHAPITRE II

Entendement infini, différentielles. -Déduction de la matière

§ 1. - La théorie de la ditférentielle de la conscience


et la déduction de la matière

(( La raison exige que l'on considère le donné dans l'objet


non comme quelque chose d'immuable par nature, mais
comme une conséquence de la limitation de notre faculté
de connaître qui disparaitrait dans un intellect supérieur
infini. La raison recherche par là un progrès infini par lequel
ce qui est pensé ( gedacht) est toujours accru, et ce qui est donné
(gegeben) diminué jusqu'à l'infinitésimal (1). » Lorsque la
pensée a atteint le maximum conforme à l'essence de l'êtra
pensant, le donné comme tel est réduit à un minimum pratique-
ment égal à zéro, car il ne reste plus que la loi de la production
des choses trouvées comme données, et si cette loi n'est pas
elle-même l'acte de production de la pensée, mais son mode
(c'est là le minimum de donné) elle est néanmoins non plus,
une chose étrangère à la pensée, mais une règle consubstantielle
à celle-ci.
Le donné est donc ce que la conscience ne peut produire
à volonté, mais ce qui est produit en elle sans qu'elle en pénètre
la cause ni le mode de production : c'est une conscience impar-
faite. Cette imperfection de la conscience peut être marquée
par une série de degrés qui vont de la conscience nettement
déterminée jusqu'au néant de conscience. Par conséquent le
donné est la simple Idée de la limite de cette série dont nous
pouvons nous approcher toujours comme d'une racine irra-
tionnelle, mais sans pouvoir jamais l'atteindre {2).

(1) Phtlosophtsches Wllrterbuch, p. 169. Voir aussi p. 119.


(2) Tr. Phil., p. 203, 419-420.
60 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

Cette limite, qui échappe à toute intuition, représente


non les objets, mais leur mode de production, de même qu'en
mathématique ou en physique l'infiniment petit ou la ditTé-
rentielle représente l'élément générique d'une courbe, d'une
figure, d'une vitesse. Il y a donc des différentielles de la cons-
cience qui ne sont pas objets d'intuition ni de conscience, mais
les éléments génériques (et génétiques) des intuitions de cette
conscience. De même que l'élément infiniment petit de la
courbe renferme la loi de toute la courbe ; de même cet élément,
quoique irreprésentable en soi, signifie pourtant un individu
qualitatif déterminé. Les ditTérentielles des choses réelles
dans la sensibilité déterminent sans ambigoité la conscience,
lors de la production de ces choses : les données de la sensibilité
sont des règles de l'entendement. La conscience se produit
lorsque l'imagination rassemble les représentations sensibles
ditTérentielles de la même espèce, pour en constituer une
unique intuition de la même espèce en les ordonnant suivant
les formes de l'espace et du temps. Ensuite au moyen de ses
catégories, l'entendement établit. entre ces intuitions des
rapports issus des rapports de leurs ditTérentielles et constitue
ainsi des objets réels ( l).
N'étant pas le donné, mais sa loi de production, identique
à tous les degrés d'intensité que celui-ci peut prendre, n'étant
conçue dans sa pureté que par l'abstraction de toute intensité
en général, c'est-à-dire quand on la pose = 0 ( dx, dy, etc~,
sont pour l'intuition = o), la ditTérentielle est bien le noumène
(ce qui est simplement pensé par l'intellect), source du phéno-
mène (qui apparaît dans l'intuition). Les ditTérentielles méritent
aussi le nom d'Idées puisqu'elles sont ce dont on peut s'approcher
toujours sans y parvenir jamais et puisque le terme idéal de
cette résolution est un ensemble de relations intelligibles (2).
Il y a donc deux ordres : l'ordre objectif de la production
réelle qui implique immédiatement : 1° les Idées de l'entende-
ment, c'est-à-dire l'infiniment petit de toute intuition sensible
et de ses formes, qui fournit la matière pour l'explication
du mode de production ; 2° les concepts de l'entendement
on catégories, qui ne sont que l'expression des rapports possibles
entre les Idées de l'entendement ; 3° les Idées de la raison,

(1) Ill Id., p. 27. 33.


(2) Tr. Phil., p. 29, 349-352.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 61

totalité du concept de l'enten(iement où la pensabilité de


chaque élément est aperçue comme conditionnée par la
pensabilité de tous les autres, cette totalité embrassant l'infini.
A cet ordre objectif et génétique s'oppose l'ordre subjectif,
qui est celui de la connaissance commune où l'on retrouve
après coup ce qui a été antérieurement produit : e'est 1o la
sensibilité, qui n'est pas en vérité la conscience elle-même,
mais qui lui fournit sa matière ; 2° l'intuition, ordre des repré-
sentations sensibles homogènes sous leurs formes a priori
(espace temps), d'où ne naît point de pensée, mais néanmoins
une conscience ; 3o les concepts de l'entendement (catégories)
d'où naît une pensée c'est-à-dire une représentation d'une
unité dans le divers; 4o les Idées de la raison (1).
Selon qu'on se place au point de vue de l'entendement
infini (objectif) ou au point de vue de l'entendement fini
(subjectif) on découvre les choses, sous l'aspect fluent de leur
production selon le mode de leur ditlérentielle, ou sous l'aspect
statique et figé du produit mort dans l'intuition. Le mode
de la production, ou si l'on veut la règle suivant laquelle
l'entendement pense l'objet n'est évidemment pas elle-même
pensée comme fluente, mais la détermination de l'objet
suivant cette règle ne peut être conçue que comme fluente.
La production du monde phénoménal selon les ditlérentielles
et leur rapport se fait à la façon dont nous-mêmes déterminons
les figures mathématiques dans l'intuition selon la règle
qu'exprime le schéma de cette figure. L'entendement pense
d'un coup ( auf einmal) et non de façon fluente le rapport consti-
tutif des côtés d'un triangle, la grandeur des côtés restant
indéterminée, et pour construire etlectivement ce triangle
dans l'intuition, il faut ajouter une détermination de cette
grandeur qui n'était pas comprise dans la règle, or comme
cette détermination peut être ditlérente dans ditlérentes
constructions, la même règle et le même rapport étant d'ailleurs
maintenus, le triangle doit être pensé dans l'entendement,
par rapport à toutes les constructions possibles, comme jamais
réalisé, mais se réalisant. De même sont données d'un coup
dans l'entendement infini, les lois suivant lesquelles le monde
phénoménal (y) se produit en fonction de la conscience (x)
(d'où y = f (x) ), lois suivant lesquelles s'établissent les rapports

(1) Tr. Phil., p. 77, 182-183.


62 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

limites donnés, rapports de différentielles (quotients diffé-


rentiels ~. etc.) dont les éléments (les différentielles parti~
culières dx, dy) peuvent être aussi traités comme des unités
dernières (petites perceptions, « points physiques "• etc.) (1).
Les lois des choses singulières sont ainsi des manifestations
concrètes de la loi de la conscience, de même que dans le
calcul, les quotients différentiels sont des applications des
lois universelles selon lesquelles ils sont formés. Mais au point
de vue de l'entendement fini, de la sensibilité, de l'intuition,
la représentation de ces rapports ne peut être considérée comme
se produisant selon ces différentielles, mais comme produite;
au surplus ces rapports ne sont jamais réalisés exactement
dans l'intuition, et pour les retrouver dans leur exactitude,
il faut revenir aux différentielles (2).
Par là se résoud aisément le problème de la subsomption
d'une matière a posteriori donnée dans l'intuition, sous les
concepts purs de l'entendement. - Les différentielles n'acquiè-
rent leur détermination objective, comme éléments des objets
d'intuition, que par le rapport réel où elles se trouvent à l'égard
des autres différentielles ; bref, la nature de la loi formelle
exprimée par les Idées est déterminée par le rapport de fonction
d'après lequel ces Idées dépendent d'autres Idées. Par les
rapports réels des différentielles de qualité différente, l'entende-
ment engendre d'une façon obscure les rapports réels de ces
qualités elles-mêmes. Les rapports logiques qui se trouvent entre
les différentielles et le mode de détermination réciproque de
celles-ci inclus, en quelque sorte d'avance en elles, nous restent
obscurs, mais si l'on suppose que ces grandeurs sont réciproque-
ment entre elles dans le même rapport universel de fonction,
alors si l'une est déterminée, l'autre est déterminée, si une
troisième grandeur a un rapport déterminé avec les deux autres,
elle se trouve à son tour déterminée, etc. Nos jugements,
par ex. le feu fond la cire, ne se rapportent pas aux objets
de l'intuition, mais à leurs éléments qui, dans l'exemple cité,
sont pensés l'un à l'égard de l'autre dans le rapport de cause
à effet. Par là on voit que l'entendement n'a pas simplement

(1) Tr. phil. p. 351, 358. Une figure en général, c'est une figure dont la
grandeur est déterminable et indéterminée ; elle se définit donc comme les
dilJéren ielles : dire qu'elles sont des grandeurs les plus petites possibles, cela
veut dire qu'elles n'ont pas de grandeurs déterminées (p. 352; p. 354).
(2) Ibid., p. 35.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 63

le pouvoir de penser des rapports universels entre des objets


déterminés de l'intuition, mais encore de déterminer des
objets particuliers par des rapports. La question quid juris
est ainsi tranchée car l'entendement ne soumet pas quelque
chose de donné a posteriori à ses règles a priori, mais il produit
ce quelque chose conformément à ses règles (2). Ses concepts
purs ne se rapportent jamais aux intuitions d'une façon immé-
diate, mais seulement à leurs éléments qui sont des Idées
rationnelles du mode de production de ces intuitions, et au
moyen de celles-ci, aux intuitions elles-mêmes (1).
L'abîme qui séparait la nature universelle a priori et
la variété infini des lois empiriques particulières, contingentes
par rapport à elle, se trouve comblé. L'unité de l'expérience
est fondée non seulement comme système de lois rationnelles,
mais comme système de lois empiriques. Le problème qui
s'était posé dans la Critique de la Raison pure. (De l'usage
des principes régulateurs) sous la forme du problème de la
spécification, et qui devait donner naissance dans la Critique
du Jugement aux théories sur le jugement réfléchissant, se trouve
résolu par un retour délibéré aux conceptions leibnitiennes
spinozistes : la vérité de fait pour être comprise et certaine
doit se trouver transposée dans l'ordre intelligible où un
faisceau de lois éternelles détermine les essences singulières
et par elles le jeu du passage à l'existence. Si dans la Critique
du Jugement, KANT ne peut pas trouver d'autre moyen pour
résoudre la même difficulté que de recourir lui aussi à des
concepts hérités de la métaphysique dogmatique, l'hiatus
entre les facultés se trouve néanmoins maintenu parce que
leur accord affirmé comme problématiquement possible et
légitime, reste absolument mystérieux dans sa nature et
dans son mode. La séparation subsistant en fait de par la
qualité occulte de la chose en soi est sans doute supprimée en
droit au point de vue de l'entendement infini: motif à tendance
leibnitienne. Mais nous ne sommes en rien avancés par là,
car cette qualité occulte implique une séparation de droit

(1) Tr. Phil., p. 82 ; p. 355-356. - A priori et a posteriori, dira FICHTE


sont une seule et même chose sous deux aspects différents. Fichte, S. W. 1.,
p. 447.
(2) Tr. Phil., p. 355-356. Sur l'influence de KANT (anticipation de la
perception), Cf. RIEBL, Der philosophische Kritizismus und seine Bedeutung
für die positive Wissenschaft. 1 p. 542, sq. - Sur les fondements mathématiques
de la théorie de la dillérentielle de la conscience. Cf. KuNTZE, op. cit., p. 329-334.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

comme de fait entre le fini et l'infini et la séparation entre


les facultés demeure au point de vue du Moi fini, absolue en
fait comme en droit : motif spécifiquement kantien. L'Idée
d'entendement infini ne peut donc introduire que la notion
d'un accord extrinsèque, non celle d'une unité intime. -
Si l'on suppose au contraire comme diminuant à l'infini le
non-Havoir de la chose en soi, on rétablit h continuité et la
fusion entre le fini et l'infini, on résorbe le motif spécifiquement
kantien dans le motif leibnitien : l'accord entre les facultés
ne sera plus seulement affirmé comme possible, par le recours
à une téléologie extrinsèque, qui établit, comme du dehors,
une harmonie mystérieuse entre l'intérieur et l'extérieur,
mais réalisé comme du dedans par la différentielle de la cons-
cience. Grâce à celle-ci est rendue visible la loi du passage
du fini à l'infini, et conçu l'évanouissement au moyen duquel
la différence entre les deux peut être considérée comme négli-
geable. La notion de différentielle n'est donc pas, comme
on a pu le croire, au fondement du scepticisme empirique,
mais est au contraire une notion destinée dans la pensée de
MAi.uoN à le détruire. On s'explique ainsi que pour la solution
du même problème au moyen de la même notion (d'enten-
dement infini), KANT ait préféré l'aspect exotérique, l'harmonie
préétablie et la téléologie, et MAiMON l'aspect ésotérique,
les petites perceptions et l'algorithme différentiel. Mais la
réponse de MAiMoN est plus satisfaisante que celle de KANT,
parce qu'elle porte sur la véritable difficulté, celle du rapport
entre les conditions de l'exercice de l'entendement et l'existence
préalable de la différence (comme différence intrinsèque et
non simplement numérique). KANT au contraire après avoir
indiqué cette question comme essentielle, la néglige tout à fait :
c'est que son approfondissement aurait mis en péril les fonde-
ments mêmes de la Critique, en particulier l'Esthétique trans-
cendantale (1).
En même temps cet idéalisme rend compte de la représen-
tation, sans avoir recours à la chose en soi, provisoirement
admise encore par REINHOLD.
La différentielle n'étant telle que pour un intellect infini,
la finité de notre esprit nous empêche d'une part d'arriver à
la saisir effectivement, d'autre part d'achever la synthèse

(1) Cf. remarque n• 2, à la tin du volume.


PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 65

dont elle est l'élément constitutif. Notre connaissance com-


mence et finit au milieu de cette série qui d'un côté va vers
l'infiniment petit et de l'autre vers la sommation de ces élé-
ments infinitésimaux.
Par là s'explique le phénomène dela représentation (Vorstel-
lung). Au sens étroit, la représentation est la reproduction d'une
partie d'une synthèse en relation avec cette synthèse. Avant
que l'on ne parvienne à la conscience de cette synthèse, la
conscience de chaque partie de celle-ci n'est qu'une présen-
tation (Darstellung), non une représentation, parce qu'alors
elle ne se rapporte à rien hors d'elle. De même, la conscience
complète de toutes les parties de la synthèse et par conséquent
aussi de la synthèse elle-même, n'est pas une représentation,
mais une présentation (par l'entendement) de la chose elle-même
La conscience primitive d'une partie constitutive d'une syn-
thèse, sans relation avec la synthèse et la conscience de la
synthèse complète ne sont que des Idées : ce sont les deux
concepts limites d'une synthèse, car sans synthèse aucune
conscience n'est possible. La représentation est ainsi comprise
entre une limite inférieure, la difTérentielle supposée au com-
mencement de toute conscience, et une limite supérieure qui
ne peut jamais être atteinte, car la conscience de la synthèse
complète embrasse en soi l'infini ( 1).
Le rapport de la synthèse partielle, consciente, à la synthèse
totale ou à l'élément générique, également inconscients,
donne le rapport de la représentation à l'objet hors de nous,
c'est-à-dire l'intuition. Le "hors de nous" exprime ce qui échappe
à la conscience, et la représentation tout entière est rapportée
à l'objet hors de nous comme l'efTet à sa cause, parce que
la production et le mode de production de la synthèse consciente
échappent elles-mêmes à notre conscience. Ainsi les intuitions
sont simplement des modifications de notre moi qui sont
produites par lui comme si elles étaient produites par des
objets tout à fait différents de nous. On peut donc admettre
avec KANT que l'objet transcendantal de tous les phénomènes

(1) Tr. Phil., p. 340-350 ; Streifereien, notes de la p. 211 et des p. 228 11q
Le caractère incomplet est la cause du caractère • représentatif» (Vorstellende).
l'illusion consiste à prendre l'incomplet pour le complet ; les conséquences
permettent de déceler l'illusion. On trouve des pensées analogues dans le Dft
lntelleciUll Emendatione. Ces textes d'inspiration avant tout leibnitienne sont à
rapprocher de § 73 de l'Erziehung des Menschengeschleehtes, de LESSING, où la
réalité se distingue de la pure image par l'achèvement total de la représentation.
GUÉROUL1' Il
66 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE
·'1
considérés en soi est pour nous = x, mais si l'on admet
différents phénomènes, on est obligé d'admettre aussi des
objets différents qui leur correspondent ; objets qui ne peuvent
être déterminés en soi, mais par analogie avec les phénomènes
correspondants. Ainsi l'aveugle-né ne peut certes penser une
couleur en soi, mais il peut s'en former un objet déterminé
en pensant la réfraction propre de celle-ci, au moyen de lignes
qu'il construit dans son intuition.
On peut donc concevoir que les images empiriques sont
produites par la réflexion du Moi pur sur le miroir du Moi
empirique : elles sembleraient alors venir de choses placées
derrière le miroir, c'est-à-dire hors de nous (l). Mais comme
l'espace est une forme en nous, cet « hors de nous » ne peut
signifier un rapport d'espace, il exprime seulement que, dans
ces représentations, nous n'avons conscience d'aucune spon-
tanéité; elles constituent à l'égard de notre conscience un
pur pâtir (blosses Lei den) et une négation de l'activité ( Keine
Tiitigkeit) (2).
La projection hors de nous de la synthèse entière comme
cause de la représentation est donc la façon dont nous exprimons
à nous-mêmes le sentiment de passivité résultant de l'ignorance
où nous sommes de la synthèse originaire. La représentation,
comme conscience d'un rapport entre une image et un objet
dont elle est la copie, est l'expression confuse du rapport de
différence entre la synthèse complète et la synthèse partielle.
C'est parce que l'imagination laisse échapper toujours la
richesse du détail de la synthèse complète, qu'elle fait de
cette dernière l'objet auquel elle rapporte les détails qu'elle
aperçoit et qu'elle devine liés à d'autres, non aperçus, dans
cet objet. L'imagination n'a ainsi jamais conscience d'autres
choses que des représentations ; elle a donc fatalement l'illusion
que tous les objets de la conscience sont des représentations ;
elle est amenée par là à considérer comme étant aussi une
représentation l'objet originaire ou la synthèse complète.
Poussée par l'habitude, elle transporte à celle-ci le procédé
qu'elle emploie à l'égard de la synthèse incomplète, elle forge
la fiction d'un objet absolument hors de la pensée et inconnais-
sable, pour pouvoir rapporter à lui comme à sa cause la cc Dars-

(1) Cf. KANT, Krlltk der retnen Vernunft, Ill, p. 436.


(2) MAIMOTr, .N. PhiL, p201-203, 419.- KANT, lbtd., p. 600-601.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 67

tellung "complète : c'est la chose en soi. Le réalisme phénoménal,


ou rapport de la représentation à une chose qui est à la fois
identique à l'image et différente d'elle, est fondé, et traduit
immédiatement pour la conscience réelle, le nombre irrationnel
v'2 qui symbolise notre connaissance sensible (la tendance
toujours inadéquate à une synthèse complète). Le réalisme
kantien de la chose en soi est sans fondement, c'est une figure
philosophique fondée sur une illusion imaginative. Le nombre
imaginaire v' - a en est le symbole ( 1).
Si l'on peut encore admettre le concept d'objet transcen-
dantal comme objet indéterminé projeté par le " je pense »
en fonction de la synthèse incomplète réalisée par cette forme,
on est amené à reconnaître la parfaite inutilité de la chose
en soi comme fondement de la matière, antérieurement à
toute synthèse opérée par la forme. Une telle chose ne saurait
être conçue, puisqu'elle est hors de toute conscience (2). Nous
ne pouvons non plus conclure à son existence en partant du
donné qui est en nous, car le raisonnement qui conclut à une
cause non perçue est incertain : l'effet peut résulter de plus
d'une seule cause, et nous ne pouvons savoir si celle-ci est
interne ou externe (3).
Enfin cette chose ne pourrait faire l'office de cause, puisque
le schème du temps fait défaut (4). La chose en soi comme
principe de la matière vient du transfert au point de vue de
l'entendement infini d'une illusion nécessaire au point de vue
de l'entendement fini. La différence entre la synthèse partielle et
la synthèse complète rend nécessaire l'intuition sensible, c'est-à-
dire la projection par nous de l'objet hors de nous comme
substitut de la synthèse complète. Mais au point de vue de
l'entendement infini, la synthèse cesse d'être partielle, la
différence s'évanouit, et avec elle la projection de l'objet,
l'intuition, le donné. La synthèse totale ou l'identité du
divers (de toutes les choses) dans la pensée ne requiert en effet
aucun objet hors de la pensée. Les seules conditions requises
par la pensée sont pour sa possibilité externe, la pensée du
sujet et son identité, et pour sa possibilité interne, l'objet

(1) Streifereien; p. 204-207; Ibidem, Abhandlung über die plrilosophisclren


und rhetorischen Figuren, p. 270; Logik, p. 241-242; Kritische Untersuchungen,
p. 188-191.
(2) Uber die Progressen der Philosophie, p. 48.
(3) Tr. Phil., p. 203.
(4) Ibid., p. 419.
68 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

intérieur à la pensée, le divers présent à elle et qui constitue


son contenu. L'acte essentiel de la pensée, sa forme, c'est
la création de l'unité objective ou réelle et si le divers lui
était ôté cet acte serait impossible. La seule identité, réduite
à elle-même et sans contenu, n'est pas une pensée réelle, mais
formelle, une fiction utile simplement pour servir à la généra-
lisation de la forme de la pensée (1).
Puisque conformément à la quatrième signification de
l'absolu dans la comparaison copernicienne, le recours trans-
cendant et arbitraire à l'absolu de la Chose en soi n'est plus
nécessaire pour que soient fondées dans le Moi (suivant la loi
universelle de la conscience), les différentes déterminations
du savoir, le Moi ne doit plus apparaître lui-même comme
une forme vide où l'abstraction a priori du contenu suppose
une réalité transcendante du Moi lui-même comme Moi en soi.
La nature et le rôle du Moi se trouvent donc de la sorte modifiée
dans un sens que KANT n'avait pas prévu.

§ 11. - Le Moi et la conscience

Le Moi (déterminable) considéré comme fondement immé-


diat du moi empirique est une intuition qui accompagne
toutes les représentations (déterminations). Si nous ne pouvons
fournir d'elle aucune caractéristique, c'est qu'elle est simple.
Cette intuition est pure et a priori, parce qu'elle est condition
de toute pensée en général. Le Moi est substance. En effet,
ce dont la représentation est le sujet absolu de nos jugements
et ne peut être employé comme détermination d'une autre
chose, est substance. Moi comme essence pensante suis le
sujet absolu de tous mes jugements possibles et cette représen-
tation de moi-même ne peut être employée comme prédicat
d'une autre chose quelconque. KANT voit dans ce raisonnement
un paralogisme parce qu'il conteste l'applicabilité de la catégorie
de substance à cause du manque d'intuition permettant de
la reconnaître. Cette objection tombe puisque le Moi est
intuition pure a priori. A quoi reconnait-on que mon moi

(1) Logil<, p. 12-13, p. 243.- La forme de la pensée (création de l'unité objec-


tive) n'est pas pour MAIMON la pensée formelle qui n'est qu'une généralisation de
la pensée comme telle.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 69

dure dans le temps ? A ce qu'il accompagne toutes mes repré-


sentations dans la succession temporelle. A quoi reconnaît-on
qu'il est simple ? A ce que je ne perçois en lui aucun divers.
A quoi reconnaît-on qu'il est numériquement identique ? A ce
que je le reconnais comme identique à lui-même en des temps
différents. KANT objecte que toutes ces propriétés peuvent
valoir pour ma représentation du Moi, non pour la chose
qui est à son fondement. Mais nous savons que la représentation
d'une chose est identique avec la chose elle-même et ne diffère
d'elle que par la perfection. Là où il n'y a aucun divers (c'est
le cas du Moi déterminable, indéterminé) la chose est identique
à la représentation, ce qui vaut de cette dernière vaut donc
de la première (1).
Considéré seulement en lui-même, le Moi déterminable
est une Idée (dans la mesure où il est pensé comme déterminé
par rien). 11 ne saurait jamais être pensé comme un objet
déterminé, car ce qui est pensé comme objet déterminé (déter-
mination) dit"fère du Moi (déterminable). Toutefois il est en
même temps un objet réel, parce qu'il ne peut de par sa nature
être déterminé par rien hors de lui. De plus quoique ne pouvant
être déterminé en soi comme objet, il peut néanmoins, dans
ses modifications, être pensé de façon déterminée comme un
objet par une approximation à l'infini. Cette approximation
continue s'opère par une abstraction et une généralisation
continuelles des concepts et des jugements par laquelle on
s'éloigne sans cesse de la matière et l'on se rapproche toujours
de la forme. C'est précisément par là que s'affirme mon Moi
comme substance, ou dernier sujet de mes représentations.
L'exercice de la pensée me rapproche toujours plus de cette
connaissance. Plus je pense, plus je juge, plus deviennent
universels les prédicats du sujet des jugements, d'autant
moins ils représentent l'objet, d'autant plus le sujet de ma
pensée. Ainsi dans la série de jugements : je suis un homme,
l'homme est un animal, l'animal un corps organisé, le corps
organisé une chose, la représentation du Moi comme objet
diminue constamment au profit du Moi comme sujet, parce que
le Moi est le dernier sujet. En effet d'autant plus le prédicat
devient universel, d'autant plus celui-ci se rapproche du

(1) Tr. Phil., p. 208-210.


70 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

déterminable (1), qui est le vrai sujet, d'autant plus l'objet


du jugement tend vers le sujet, c'est-à-dire vers la substance
dernière jusqu'à ce que l'on parvienne à la limite du sujet
et de l'objet (la pensabilité en général), c'est-à-dire à une
détermination (objet) qui serait le déterminable (sujet), à
un prédicat qui serait en même temps sujet.
Le procès est le même si l'on veut produire des concepts
par synthèse, car comme l'abstraction est ce qu'il y a de plus
difficile, on commence par unir au sujet de la proposition un
prédicat très particulier; mais ce prédicat ne peut servir de
détermination pour ledit sujet, parce qu'en vertu de sa parti-
cularité, il est lui-même composé d'un déterminable et d'une
détermination. On se trouvera donc amené pour trouver la
détermination absolue, à rechercher un prédicat de moins en
moins particulier, c'est-à-dire un déterminable, ainsi on recher-
chera comme détermination absolue un déterminable absolu, bref
un prédicat-sujet, sujet et prédicat de lui-même, sujet-objet. Ce
Moi ne peut jamais être réalisé dans notre conscience, parce que
le Moi où nous parvenons est toujours prédicat du sens interne ..
Si l'on ne parvient jamais à ce terme ultime, toutefois on
s'approche toujours du vrai Moi comme de quelque chose
qui, à l'égard de ma connaissance, n'est certes qu'une simple
Idée, mais qui est en soi un vrai objet, précisément parce
qu'on peut toujours s'en rapprocher par une série déterminée,
par exemple un entendement infini peut le penser réellement (2.).
Nous avons ainsi non seulement une méthode pour pouvoir
nous approcher toujours de l'Idée du Moi dans la construction,
mais aussi une règle pratique par laquelle nous rentrons en
nous-mêmes et obtenons en tant que tels toujours plus de
réalité. Car plus les modifications de notre moi deviennent
universelles, d'autant plus elles deviennent substances (sujets
de nos représentations), d'autant plus simples nous devenons
par là, d'autant plus longue est la série des représentations
liées de la sorte, d'autant plus nous devenons semblables à

(1) Universel = déterminable, Tr. Phil., p. 242.


(2) Tr. Phil., p. 193-196. Ailleurs (p. 164) MAIMON écrit: "Quoique la com-
plète réalisation de cette série, ne soit même pas une Idée, mais contienne une
contradiction puisque son terme est à la fois Objet et Non-Objet ... Un exemple
de cette sorte d'Idée est fourni par la racine irrationnelle : nous pouvons nous
rapprocher toujours d'elle par une série infinie, mais sa complète réalisation
n'est pas même une Idée, puisqu'elle contient une impossibilité : le nombre
Irrationnel ne peut jamais devenir rationnel. • Au point de vue de l'entendement
infini, cette remarque est sans valeur.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 71

nous-mêmes en des temps différents, d'autant plus par consé-


quent nous accroissons notre permanence et du même coup,
notre personnalité ( 1).
Cette méthode qui laisse transparaître un motif spinoziste
prépare les conceptions les plus importantes de FICHTE. On
la retrouvera dans ce flottement entre le fini et l'infini, le
déterminé et l'indéterminé qui caractérise le jeu de l'ima-
gination, d'où sort le temps lui-même et qui se poursuit à
l'infini jusqu'à la complète détermination de la raison théorique
par elle-même, c'est-à-dire jusqu'à la représentation du Moi
représentant ( Vorstellendes, absirahierendes, bestimmendes !ch).
Dans le champ pratique, l'imagination ira à l'infini jusqu'à
l'Idée absolument indéterminable de l'Unité suprême qui ne
serait possible que par une Infinité achevée, elle-même impos-
sible. Cette tendance vers l'identification irréalisable du déter-
minable et de la détermination, sera l'aspiration (Sehnen)
qui manifeste dans le théorique la puissance pratique de
l'effort (Streben), épanouissement vers l'infini de l'activité
idéale qui correspond au progrès de l'activité réelle par l'action.
De MAiMON également, FICHTE dans sa première philosophie
retiendra le caractère d'Idée du Moi, lequel ne peut jamais
être réalisé effectivement dans notre conscience, tout en
pouvant se réaliser comme concept, au moyen de l'intuition
intellectuelle dans la conscience philosophique. Ce concept,
simple image, participe à la réalité du Moi, par l'activité dont
il est issu, mais le Moi absolu, source de l'intuition intellectuelle,
n'est pas lui-même une réalité actuelle distincte. Comme
premier principe, il n'est posé séparément qu'à titre de concept
dans la pensée du philosophe; dans la réalité naturelle il n'est
qu'une Idée vers laquelle tend le Moi pratique, seul réel. C'est
beaucoup plus tard seulement que FicHTE se dégagera de
cette conception ambigüe pour poser un Moi absolu existant
actuellement par soi comme une réalité à laquelle nous fait
participer l'intuition intellectuelle. La question du rapport
entre le Moi absolu, l'Idée, l'intuition intellectuelle, et le concept
se trouve déjà posée chez MAiMON avec celle de l'entendement
infini, du Moi indéterminé déterminable, fondement premier,
et en même temps Idée.
De plus l'affirmation du Moi substance simple, intuition

(1) Tr. Phil., p. 163-167.


7't PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

pure et a priori, la réfutation de la théorie kantienne des


paralogismes, par l'identité, en ce qui concerne le Moi, de
l'objet représenté et de l'image représentante, contient la
notion d'une abstraction nécessaire pour s'élever à ce concept
« où la forme est en même temps contenu "• prépare donc la
méthode de construction fichtéenne du Moi par abstraction
de la matière contingente et par auto intuition.
Dans les Streifereien et dans la Logik, MAiMON arrive à
préciser la méthode de construction et la notion du premier
fondement de la philosophie d'une façon qui évoque dans
des termes à peu près identiques les traités contemporains
de FICHTE sur "le Concept de la W. L. » et de ScHELLJNG sur" la
Forme de la Philosophie en général ». La négation de la chose
&n soi (comme chose ou moi en soi) implique en effet l'imma-
nence dans la conscience des objets de la connaissance- comme
elle est d'ailleurs impliquée par elle. Non seulement la forme
de l'intuition, mais la matière empirique sont immanentes.
La conscience seule doit donc être appelée à rendre compte
de toute la connaissance. Toute connaissance objective est
une connaissance déterminée. La conscience fondamentale est
une conscience indéterminée qui se comporte à l'égard de
toute conscience déterminée comme œ par rapport à des valeurs
particulières a, b, c, d. Si donc une unité systématique des
éléments du connaître peut être réalisée, ce ne peut être que
par l'acte simple de la faculté de connaître, acte qui se rapporte
à tous les objets, acte que l'on peut désigner des noms de
Savoir ou de Conscience. La conscience est la forme la plus
générale du connaître et est à l'égard de l'âme ce qu'est l'étendue
à l'égard du corps. Idées, concepts, représentations ne sont
que des déterminations, à l'égard desquelles elle n'est que le
déterminable, comme les figures à l'égard de l'espace (1).
Aussi MAiMON est d'accord avec REINHOLD pour partir
de la conscience, mais il se refuse à identifier conscience et
représentation, car la représentation telle que REINHOLD la
conçoit est déjà une détermination de la conscience primitive

(1) rN 0.81 ~A rTO N, oder Magll%in zur Erfahrungsseelenkunde ais ein Lese-
bach für Gelehrle und Ungelehrle (Berlin 1792), Partie III, p. 9. - Slreifereien
p. 195,209-212. -Die J(alegorien des Arisloleles, p. 99 sq.; 143 sq.- Comparez
avec FICHTE, Sonnenklarer Berichl, II, p. 177 sq.- Avec ScHELLING, Abhand-
lungen zur Erlâulerung des ldeallsmus der W. L., Anhang.- System des Tram-
eendantalen Idealismus, III, p. 361 sq. : • L'intuition intellectuelle est pour la
plûlosophie transcendantale, ce qu'est l'intuition de l'espace pour la géométrie. •
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 73

qui prise en soi comme principe n'a aucune réalité. On ne


saurait sans cercle vicieux expliquer la conscience avec la
représentation, l'objet et le sujet, qui en sont les parties consti-
tutives, REINHOLD d'ailleurs en convient. Mais, on ne peut
pas dépeindre le u fait • de la conscience comme se ramenant
à cette distinction et à ce rapport de la représentation à l'égard
du sujet et de l'objet : car ce fait se ramène à l'illusion décrite
plus haut et par laquelle l'imagination convertit en représen-
tations tous les objets de la conscience. Comme REINHOLD
n'a pas percé à jour le procédé par lequel l'imagination, après
avoir converti en objet hors de la représentation la synthèse
complète, forge une chose en soi à laquelle elle pourra rapporter
à son tour cette synthèse complète, il confond chose en soi,
et chose hors de la représentation. Or la première n'est qu'un
objet logique sans aucune réalité, concept d'une chose indé-
terminée en général, la seconde est un objet réel, concept
déterminé de la forme d'un objet en général. REINHOLD (1)
confond l'objet logique et l'objet réel. Il entend par objet
le concept d'une chose indéterminée en général auquel doit
se rapporter non seulement la représentation (qui chez lui
est tout dans tout), mais aussi la simple matière ( Stoft) de la
représentation ; la chose en soi est l'objet en tant qu'il est
pensé comme ce à quoi appartient la simple matière de la
représentation. Or il est évident, d'après ce qui précède, que
la simple matière, avant d'être liée par la forme, n'est pour
personne hors de soi, c'est une simple perception qui comme
telle ne se rapporte à rien hors d'elle. Une fois qu'elle a été
pensée en liaison avec d'autres perceptions, alors seulement
elle se rapporte comme représentation d'un détail, non à un
objet logique (la chose en soi), mais à un objet réel (la Darstellung
complète (2).
C'est là comme un commentaire original de la proposition
énoncée par. REINHOLD. • Les choses en soi sont les objets
représentés en tant que ceux-ci ne sont pas représentables. »

(1) REINHOLD, Neue Darstellung der Hauptmomente der Elementar Philoso-


phie, Fundamentallehre, p. 184-185.
(2) MAIMON, Streifereien, p. 204-207.- Logik, p. 241-243.- Cf. SCHELLING,
Vom Ich als Primip der Philosophie. • Ainsi la ~ropositionde la conscience tombe
d'elle-même. Car on s'aperçoit qu'en elle, l'obJet et le sujet ne sont pas déter-
minés autrement que de façon logique, et qu'ainsi elle n'a, tant qu'elle est prise
comme principe suprême, absolument aucune signification réelle. Nul philosophe
n'a mieux vu cette absence de réalité dans la proposition de la conscience, que
SALOMON MAIMON. » (Werke 1, 1, p. 209).
74 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

Il est évident que si cette formule doit avoir un sens pour


MAiMON, c'est à condition de donner comme sujet à la propo-
sition, non les choses en soi (objets logiques), mais les objets
réels (Darstellungen) conçus comme hors de la représenta-
tion (Vorstellung).
Toutefois, objecte REINHOLD, si l'on condamne la propo-
sition de la conscience, ne devra-t-on pas convenir que la
conscience devient inconcevable et indéfinissable ? Mais le
propre de la conscience, c'est précisément de ne pouvoir être
définie, car un tel concept est plus général que tout ce qui peut
se rencontrer dans la conscience et on ne peut lui trouver de
genre prochain. Cette impossibilité ne signifie pas que la
conscience en général ne soit rien, car comment l'expression :
• j'ai conscience de quelque chose », pourrait-elle en ce cas
avoir un sens ? Veut-on dire par là simplement : cc la chose
est rapportée au sujet en tant qu'objet ? » Mais ne devrait-on
pas avoir aussi conscience de ce rapport ? Il faudrait alors
expliquer cette conscience par un rapport de ce rapport, au
sujet en tant que sujet, et ainsi de suite à l'infini. On ne peut
rien tirer d'un tel procès à l'infini. Il en est ainsi chaque fois
que l'on veut définir ce qui par sa nature répugne à la défini-
tion. Sans doute notre langage n'a aucune expression qui
signifie conscience en général, car l'expression de conscience,
sans soi (Selbst, conscience de soi) ou sans quelque chose (cons-
cience de quelque chose), ne signifie pas simplement cet acte
en soi ( Aktus an sich} mais en même temps un sujet déterminé
par cet acte. Cela néanmoins, ne change rien à l'affaire : l'acte
reste toujours différent de ce qui est déterminé par là, l'opus
d('l l'operatio (1).

(1) Streijereien; p. 209-210.- La Logique reprend cette discussion sous une


forme encore plus nette et plus rapprochée encore de la W. L. : « Une théorie de
la faculté de connaître doit partir du concept de genre suprême, si elle ne veut pas
tourner dans un cerc.e. Mais toutes les théories échouent sur ce point. Sans doute
elles recherchent toutes le genre suprême, mais elles se fourvoient comp1ètement.
L'une prend comme genre suprême la sensation, l'autre la représentation, ,'autre
le concept (MAiMON vise ici tour à tour, moins CoNDILLAC que HuME, puis
REINHOLD, et sans doute DESCARTES. La critique de FICHTE Grundlage p. 99-101
est parallèle à ce passage. L'interprétation que MAiMON donnerait du cogito serait
aussi inexacte que celle qu'en donne FICHTE), elles croient pouvoir de là, par une
détermination plus étroite, en tirer les autres fonctions de la connaissance. Or
ehes ne sauraient y réussir, car c'est la conscience qui se manifeste elle-même,
comme le genre suprême commun à toutes les fonctions de la faculté de connaitre.
Sous cette conscience comme genre suprême on ne doit entendre, ni la conscience
du sujet Selbstbewusstsein, ni celle d'un objet hors d'e,le, mais la conscience
indéterminée ou acte du savoir en généra, ... Toutefois dira-t-on, nous n'avons
aucun concept déterminé de cette conscience indéterminée. Mais, inter
rogerai-je à mon tour, pourquoi pas? N'avoir aucun concept déterminé
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 75

Quoiqu'il en soit, l'immanence des objets dans la conscience


a intériorisé l'Idée d'entendement infini, sous une forme
voisine de celle du Moi absolu. Mais, c'est par l'intermédiaire
de cette Idée originaire que la conscience a pu se constituer
comme premier principe. De plus, cette Idée reste l'Idée unique
à laquelle doivent se réduire les trois Idées distinguées par
KANT, parmi lesquelles se trouve le Moi. Certes le monde
sensible posé comme un être que nous saisissons par intuition
conformément aux lois de notre faculté intuitive et que nous pou-
vons penser suivant les lois de la pensée (quoique par une progres-
sion infinie) se distingue de l'âme comme faculté de penser déter-
minée par l'intuition réelle, et de DIEu, comme entendement
infini se rapportant réellement à tout le possible. Mais comme
cette distinction ne vient pas de notre faculté absolue de
connaître, elle n'a aucune vérité. Le monde (comme monde
intellectuel) est l'ensemble de tous les objets possibles qui
peuvent être produits par tous les rapports possibles pensés
par l'entendement ; l'âme est un entendement (faculté de
penser) qui se rapporte à ce monde, si bien que tous ces rapports
possibles peuvent être pensés par lui ; DIEu est l'entendement
qui pense effectivement tous ces rapports : ces trois termes
n'en font qu'un, celui d'ens realissimum _(1).

§ III. - L'Entendement infini

La question subsiste maintenant du mode de liaison entre


les éléments particuliers, unis d'un coup par l'entendement
infini et surtout ·de l'origine de tels éléments. C'est là une

d'une chose signifie ne pas pouvoir donner d'une chose qui peut être
pensP.e comme détl'rminée de p.usieurs manières, les déterminations particu-
lières, par .esquelles elle peut réellement être pensée. Mais si l'on doit penser la
chose, abstraction faite de toutes ses déterminations possibles, son concept
sera précisément déterminé de façon complète par ce fait qu'eile peut être
pensée comme complètement dépouillée, par abstraction, de toutes ses déter-
minations possibles. On ne la confondra ni avec une chose subordonnée (car
celle-ci y ajouterait une détermination), ni avec une autre chose, qui comme elle
ne serait subordonnée à aucun concept supérieur. Le particulier, dans chaque
conscience ne peut. être pensé, abstraction faite de la conscience, en général
(car la pensée est un mode de la conscience). En revanche, la conscience en
général, abstraction faite de toute détermination particulière, peut certes ne
pas exister réellement, mais peut être pensée par chaque conscience particulière...
Ce qu'il faut dire c'est que la conscience étant le déterminable absolu peut bien
être pens~e. par l'abstraction des déterminations particulières, mais qu'elle ne
saurait jamais de la sorte être représentée (Logik p. 15; p. 243-245).
(1) Tr. phil., p. 207-208.
76 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

question d'ontologie à laquelle on ne peut échapper, si l'on


ne veut pas substituer à la qualité occulte kantienne de la
chose en soi, la qualité occulte cartésienne du mystère de la
nature divine.
En établissant la possibilité d'une détermination objective
a priori, ou plus exactement antérieure ;). tout temps, d'objets
singuliers par des rapports de l'entendement pur, la théorie
de l'entendement infini a résolu dans son principe la question
quid juris. On peut concevoir maintenant une synthèse de
la détermination réciproque, de la déterminabilité et de l'iden-
tité, une union du réel (Wirklichkeit }, du possible (Realitiit) et du
nécessaire. En même temps s'explique pourquoi dans l'enten-
dement fini tous les rapports d'une part sont réciproques,
d'autre part ne possèdent pas le pouvoir de détermination
réelle qu'ils ont dans l'entendement infini.
La liaison et la production des choses particulières ont lieu
dans l'entendement infini par une détermination réciproque.
Mais comme l'entendement fini ne peut pénétrer dans ce
complexe qui détermine à la fois les essences et leur mode
d'exister, il ne dispose a priori que de la simple loiou forme
de ce complexe, qui doit et peut ultérieurement s'appliquer au
produit de ce complexe donné seulement a posteriori. Par là
s'explique dans l'entendement fini le caractère réciproque
de tous les rapports (cause et effet, réalité et négation, affirma-
tion et négation, identité et différence). Ce sont en même teinpa
de simples formes dont les termes, extrêmes corrélatifs du
rapport commun, opposition, loin de se supprimer, s'expliquent
réciproquement. Cette réciprocité simplement logique des
termes, ne permet la détermination réelle d'aucun terme (1).
Ainsi, par la forme de cause, l'entendement ne peut déter-
miner a priori aucun objet, sans une application à un objet
déterminé de l'intuition, considéré en soi. On peut la comparer
à une expression algébrique où x est fonction de y ou récipro-
quement, qui ne peut déterminer une grandeur par rapport
à l'autre que si la première est déjà déterminée. Mais si notre
entendement ne peut par cette forme déterminer réellement
de lui-même aucun objet, il n'en est pas de même pour l'enten-
d~ment infini qui grâce à elle pense tous les objets possibles.
Et, par ce fait qu'il pense tous les rapports réels possibles

(1) Tr. phiL, p. 37, 86-87, 99, 110-119, 124-125, 190-193.


PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 77

entre les Idées, comme principe de celles-ci, toute chose e8t


ainsi pour lui complètement déterminée en soi. Posons, par
ex., x est une fonction de y, y est fonction de z, etc. Par ces
rapports simplement possibles, se produit un rapport néces-
saire de x à z, etc., x est par cette nouvelle fonction plus déter-
miné qu'auparavant et par sa relation avec tous les rapports
possibles il ·est complètement déterminé. Dans un entendement
infini est sujet ce qui est simplement pensé comme possible,
et prédicat ce qui en résulte nécessairement. Le premier peut
être pensé (comme possible en soi) sans le dernier, mais le
dernier ne peut être pensé (comme conséquence du premier)
sans le premier. Dans un entendement fini, au contraire, le
sujet n'est pas ce qui est pensé en soi, mais ce qui est simple-
ment donné en soi, et le prédicat ce qui n'est pensé qu'en
rapport avec lui comme objet. Dans l'entendement infini,
les concepts sont des jugements de la possibilité des choses
et les jugements des conclusions sur la nécessité des choses,
conclusions tirées de ce qui précède; dans l'entendement fini,
les concepts sont également des jugements sur la possibilité
des choses, mais ces concepts sont dans une synthèse unilatérale
(enseitig) (1).
Ces textes tout à fait Wolfiens ou Spinozistes d'inspiration
établissent la liaison entre le rapport réciproque et la déter-
minabilité, la production d'objets réels de la pensée au moyen
du rapport, l'extension du principe de déterminabilité au
domaine de la détermination empirique. La détermination
réciproque crée dans l'entendement infini la singularité des
choses ; les concepts qui sont, dans cet entendement comme
dans le nôtre, des jugements sur la possibilité des choses, sont
donc nécessairement des rapports, c'est-à-dire dans une syn-
thèse réciproque - et non unilatérale comme le concept
déterminable donné a priori dans l'entendement fini. - Par
conséquent le possible est dans l'entendement infini en même
temps le nécessaire. Mais de ce possible résulte nécessairement
des conséquences que l'entendement infini doit apercevoir :
car « il appartient à la perfection d'un entendement non pas
seulement de penser une essence comme possible, mais encore
de juger synthétiquement, c'est-à-dire de rapporter à l'être

(1) Tr. phil., p. 86-87 (note), Cf. aussi p. 1051 392.


78 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

ses propriétés comme ses communia ou propria (1) "· Ces


conséquences sont la détermination, l'accident, ce dont elles
découlent est la substance, le déterminable. Or la détermination
du déterminable doit être connue non comme contingente,
mais comme nécessaire, car elle résulte elle-même de la déter-
mination réciproque des déterminables de plus en plus déter-
minés. D'autre part, l'acte par lequel nous tirons de ce qui la
précède, la détermination nécessaire est un jugement. Ce
jugement est précisément un jugement de cause à effet :
« cause est ce dont la position comme fondement à l'égard
de la position d'un autre terme doit· être envisagé : c'est le
sujet, non d'un concept (comme la substance) - mais d'un
jugement. L'effet est ce qui doit suivre nécessairement - non
dans le temps- de la position du prédicat (2) "·
La production par le rapport, d'objets réels, production
qui n'a pas lieu pour notre entendement fini, et que nous
concevons comme le mode d'action de l'entendement pur, a
lieu effectivement dans l'entendement infini.
Par là se trouve introduit le problème du rapport originaire
de la différence à l'identité. Le concept de différence exclu
par l'identité est-il quelque chose d'extrinsèque, imposé du
dehors à la pensée qui l'exclut elle aussi, est-il le symbole
intellectuel d'une réalité donnée inintelligible ? La différence
au contraire est-elle, comme l'identité, un concept pur et a priori
où la pensée s'exprime originairement, conformément à sa
nécessité interne ?
La première solution, qui conçoit la genèse en réalité comme
une impossibilité de la genèse, est d'inspiration kantienne et
()uvre la voie à FICHTE. La seconde, qui tend à une conception
« concrète " de la pensée, retient quelque chose de l'idéalleib-
nitien et ouvre la voie à HEGEL.
MAIMON a oscillé entre les deux.
Si la différence, comme principe de la pensée réelle, l'emporte
en fécondité sur l'identité, principe de la pensée formelle, elle
n'apparaît en nous qu'avec le déterminable, comme un donné
postérieur au principe d'identité. En conséquence, l'identité
seule est pure et a priori, tandis que la différence apportée
par l'intuition est assertorique, a priori peut-être, mais non

(1) Tr. Phil., p. 251.


(2) Ibid., p. 190.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 79

pure (1). Puisque la différence, l'ens reale n'apparait qu'avec


le donné, puisque, d'autre part, le donné ne peut s'expliquer
que par la finité de notre entendement, dans l'entendement
infini tout doit être identique et il n'y a aucune différence.
La différence surgit avec la limitation, avec la rupture de
l'infini ou de l'identité, elle n'est qu'un" défaut d'identité (2) )).
L'identité est alors simplement formelle, et la différence est
sensible. La différence doit être conçue comme extrinsèque
par rapport à la pensée ; étant à la fois a priori et non pure,
elle explique le caractère des jugements synthétiques qu'elle
fonde : d'un côté, ils sont apodictiques, si l'on considère la
liaison des éléments une fois posés, d'un autre côté, ils sont
assertoriques, si l'on considère l'acte de position des éléments
distincts, c'est-à-dire l'acte de différenciation.
Mais la conception de la différentielle de la conscience,
et celle de la production des objets réels par le rapport dans
l'entendement infini paraissent impliquer une thèse tout
opposée. Puisque l'entendement infini possède le pouvoir
d'engendrer des objets par la détermination réciproque, sa
plénitude ne saurait être conçue comme semblable au Néant,
par la suppression de toutes les différences. Elle est faite de la
totalité des éléments distingués auxquels nous donnons le
nom d'Idées. Et dans notre entendement fini lui-même, le
concept de différence, corrélatif nécessaire du concept d'iden-
tité est pur comme lui ; l'un et l'autre, termes inséparables
d'un rapport, résultent d'un acte unique de l'entendement.
Ces rapports sont, dans notre entendement fini, formels et vides.
Dans l'entendement infini, de leur détermination réciproque
naissent les objets réels (3).
De plus, la déduction des choses singulières par la déter-
mination réciproque doit procurer un fondement interne aux

(1) Tr. Phil., p. 110 sq., 345.


(2) Ibid., p. 112.
(3) • Je crois que l'entendement (non d'après notre conscience actuelle)
considéré en soi comme pur, est une faculté de déterminer des objets réels au
moyen de rapports pensés qui se rapportent à un objet en général (Objektum
logicum) • Tr. Phil. (p. 206). • Je tiens l'entendement simplement pour la faculté
de penser, c'est-à-dire de produire des concepts purs par le jugement. Il ne lui est
pas donné des objets réels comme matière sur laquelle il devrait opérer, mais
ses objets sont simplement logiques, et c'est seulement par la pensée qu'ils
deviennent objets réels. Les choses (objets réels) ne précèdent pas leur rapport,
par ex. le nombre : le nombre 2 est le rapport 2:1 et en même temps l'objet de
ce rapport. Si cet objet est nécessaire pour que nous prenions conscience du
rapport, il n'est pas nécessaire pour sa réalité.• (Ibid., p.190-191 ;Cf. également
p. 193, p. 86-87).
80 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

ISynthèses de l'imagination. En conséquence la Wirklichkeit


ne doit plus en droit et idéalement s'opposer à la Realitat, elle
doit être définie à la façon leibnitienne-wolfienne comme
ens omni modo determinatum.
En fait le réel apparaîtra toujours au moi fini simplement
comme la réunion dans l'espace et dans le temps - au cours
d'une expérience a posteriori, répétable à l'infini- de certains
caractères qui peuvent être pensés l'un sans l'autre, par ex.
l'or sera union d'une couleur, d'un poids spécifique, de la
solubilité dans l'aqua regis, de l'indissolubilité dans l'aqua
forli, etc. ; mais on doit convenir qu'en droit, il y a une essence
de l'or dont tous les caractères doivent suivre nécessairement.
L'ens omni modo determinatum est une Idée qui pour l'enten-
dement infini est objet réel (1).
Or, par fidélité sans doute à l'esprit du kantisme, par
répugnance à conférer une réalité privilégiée à l'Idée d'enten-
dement infini projetée hors de nous comme objet, MAÏMON
se refuse à aller jusqu'au bout de ses conclusions. Contrairement
à WoLFF et à LEIBNiz, il continue à affirmer que la complète
possibilité d'une chose ne saurait définir la Wirklichkeit laquelle
peut être fondée seulement par la représentation dans l'espace
et dans le temps, que tout possible n'est pas réel, ni tout réel
possible. Si tout réel est possible sans que tout le possible soit
réel, il doit s'ensuivre qu'un entendement infini pensera tout
comme réel ou ne pensera pas du tout. En effet il devra penser
tout le possible d'un coup, ainsi il pensera le triangle comme
omni modo determinatum (droit ou scalène ou isocèle, de telle
grandeur déterminée) c'est-à-dire comme réel, mais jamais
un triangle comme simplement possible (triangle en général)
car dans ce cas il exclurait de sa pensée des déterminations
possibles et ne penserait pas tout le possible ; ou bien il pensera
les deux ensemble ce qui est contradictoire- car il est contra-
dictoire de penser et de ne pas penser, d'exclure et de ne pas
exclure à la fois les mêmes déterminations. - Il devra donc
penser une contradiction ou ne pas penser et comme un tel
parti est impossible, il suit que tout possible est à l'égard de
l'entendement infini, c'est-à-dire objectivement; en même
temps réel (wirklich ). Mais si l'on réfléchit plus avant, on s'aper-
çoit que la difficulté est loin d'être résolue par là, car le triangle

(1) Tr. Phil., p. 102.


PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 81

an général est un objet réel (reelles) à l'égard de ses conséquences


tout autant qu'un triangle omni modo determinatum à l'égard
des siennes. Or, comme il appartient à la perfection d'un
entendement, non pas simplement de penser une essence comme
possible, mais aussi de juger synthétiquement, c'est-à-dire
de rapporter à l'être ses propriétés, un entendement infini
doit penser non seulement un triangle omni modo determinatum
mais aussi un triangle en général, eu égard aux propriété&
communes (l'égalité des angles à deux droits par ex.) qui
n'appartiennent à aucun triangle particulier, mais au triangle
en général. Cette difficulté ne saurait être tranchée que si
l'on trouve dans l'entendement infini lui-même, une distinction
radicale entre le possible et le réel, si bien que la réalité requiert
quelque chose d'autre que la simple détermination complète
du concept (ens omni modo determinatum). Pour l'entendement
fini, la possibilité d'une chose est constituée en elle par ce qui
est pensé (das Gedachte), et la réalité (Wirklichkeit) par ce
qui est donné (das Gegebene). Je puis penser un triangle en
général(en relation avec ses conséquences propres) de façon
distincte, autant qu'un triangle rectangle (en relation avee
ses conséquences propres) en les pensant l'un et l'autre dans
des intuitions différentes et en des temps différents. Un enten-
dement infini ne peut à la vérité les penser en des temps diffé-
rents (puisque le temps n'est qu'une forme de notre intuition)
mais il peut les penser pourtant en relation avec des intuition&
différentes (sous une forme quelconque). Le donné que l'enten-
dement infini saisit par intuition est, soit un objectum reale et signi-
fie quelque chose qui est présent dans cet entendement sans ~tre
pensé paP lui (ce qui ne contredit pas à son infinité, puisque
celle-ci consiste dans la faculté de penseP tout ce qui n'est qu1
pensable, or ce donné est de par sa nature non pensable) - soit
une simple Idée du rapport du concept, qui est en soi une simple,
modification de l'entendement, avec quelque chose qui est hor~
de celui-ci. Dans ce dernier cas, la réalité (Wirklickheit) ne consis-
tera en rien qui soit hors de l'entendement, mais simplement
•n ce rapport (1).
Ce passage est capital. D'abord il achève de réunir en une
seule les difficultés relatives à la Realitiit et à la Wirklichkeit.
Qu'il s'agisse du donné mathématique ou du donné empirique,

(1). Tr. phil., p. 249-2111.


8U:ÜOIJ1.T
82 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

l'intelligibilité de la production ne peut être obtenue que si


l'élément qui constitue la matière (a priori ou a posteriori) a été
identifié finalement à la forme pure de la pensée. Le principe
de la matière, c'est l'Autre ou la différence. Le moyen d'iden-
tifier la forme et le contenu, c'est la différentielle par laquelle
l'Autre peut être conçu comme identique au Même. Considéré
comme opposé à la pensée, il s'évanouit, devient inassignable,
égal à zéro, considéré comme exprimant, en vertu de son
identification avec la pensée, la productivité de la pensée
elle-même il n'apparaît plus comme quantité négligeable,
mais comme élément générique (1). En conséquence de cette
résolution, la déterminabilité mathématique, forme de la
différence en général, est absorbée dans le rapport réciproque
des différentielles. La matière a priori de notre connaissance
est au point de vue de l'entendement infini postérieure à la
matière a posteriori de notre connaissance. La matière sensible
considérée dans ses éléments intelligibles est antérieure à
l'espace et au temps qui y trouvent leur source. L'espace
comme déterminable perd son privilège. Loin de fonder l'objec-
tivité, il est au contraire la source de la subjectivité: il exprime
le sensible (2). Ce retour à la thèse leibnitienne a eu pour

(1) Cette union originaire du même et de l'autre dans la dillérentielle,


l'opposition des deux étant médiatisée par un progrès infini, exclusion et inclu-
sion de l'autre par la pensée, dans la pensée comme source de la rêalité, est
beaucoup plus que la dialectique platonicienne et pré-socratique à l'origine de la
conception hégélienne du devenir logique. L'intermédiaire historique est
constitué par la notion fichtéenne de l'imagination du Sehnen et du Streben.
(2) La notion de déterminabilité qui repose sur la forme de différence et celle
de différentielle ont évidemment entre elles d'étroites affinités. Le rapport
dillérentiel est quelque chose d'indéterminé au point de vue de la quantité, et
qui peut recevoir toutes les valeurs possibles, il est donc déterminable. MAïMON
on le sait, identifie lui-même « figure en général • et différentielle en ce que dans
les deux cas il est fait abstraction de toute grandeur déterminée. (Tr. Phil.,
p. 352-354.) Mais le rappart du déterminable à la détermination concerne non
la détermination numérique possible de la figure, mais la spécification de sa
forme par ex. triangle en général, et isocèle, scalène, rectangle, etc•• Or ce rap-
port que fournit l'inluilion de l'espace n'a plus rien de commun avec la dillé-
rentielle : ces déterminations ne sont plus dans une s(lrie continue mais s'excluent
radicalement l'une l'autre, conformément à la logique de l'Eco e. Pour ramener
le rapport du déterminable à la détermination, à une simple quanlitabililé, il
faut ramener les dillérences de forme à des différences numériques et établir
entre elles la continuité. Dans ce cas les diiTérences de forme ne correspondent pas
à dillérentes déterminations numériques possibles d'un même rapport en lui-
même invariable, mais à dillérents degrés de la variation de ce rapport lui-
même. C'est .Précisément l'objet du calcul dillérentiel tel que l'a conçu LEIBNIZ
(Nova calcull ditferenlialis applicalio et usus ad multiplicem linearum construc-
tionem ex data tangentium conditione, 1694). Ainsi l'établissement d'une équa-
tion primaire donne la loi de série des courbes et en explique la nature commune.
(Cf. BRUNSCHVICG, les Etapes de la Philosophie Mathématique, p. 226-227). Ce
point de vue n'est atteint chez MAÏMON que· lorsque l'on s'élève au-dessus du
déterminable donné comme intuition, pour en concevoir la possibilité et en
établir la déduction. De même que le jugement disjonctif (un triangle est ou
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 83

résultat d'intérioriser non seulement la Wirklichkeit, mais ce


qui subsiste d'extrinsèque dans la réalité mathématique. Le
caractère unilatéral de la déterminabilité doit faire place à
la réciprocité du rapport, la nécessité partielle à la nécessité
complète : l'objet de la pensée n'est plus seulement ce sans
quoi la détermination ne pourrait être, quand et si (wenn, soli)
elle est, mais ce qui pose effectivement son être en relation
avec toutes les autres. Tout est pensé, rien n'est donné (1).
Si tous les jugements ne sont jamais que des conclusions tirées
de concepts de la possibilité des choses, ils ne sont plus synthé-
tiques que par la forme de leur procès, et ne font qu'expliciter
un contenu préalable.
Mais au moment même où cette identification semble
s'achever dans l'absolu, l'hiatus découvert dans l'entendement

isocèle ou scalène, etc.), requiert pour sa possibilité la présence simultanée en


nous des éléments qui s'excluent et par conséquent un minimum d'opposition
entre ces prédicats, c'est-à-dire leur continuité. (Tr. Phil., p. 45), de même
l'exclusion réciproque des accidents opposés en vertu de la déterminabilité
requiert nécessairement pour sa possibilité la continuité des accidents qui
constitue l'esssencc de l'espace et du temps. Chez FICHTE, l'identification de la
déterminabilité et de la dilTérentielle se fait dès la première synthèse sans ambi-
güité, comme progrès infini, éloignement de· la limite, formellement quanti-
tabilité, (quantiliilsfâhigkeit), d'où sortent toutes les déterminations possibles.
(1) La difficulté que MAÏMON éprouve à opter définitivement entre la ten-
dance leibnitienne qui réduit l'existence au concept et la tendance kantienne
qui les considère comme irréductibles, l'amène à employer des formules contra-
dictoires. Par ex. p. 101. • Tout ens omni modo determinatum, n'est pas néces-
sairement réel. Ainsi un triangle rectangle d'une grandeur déterminée est
certes ens omni modo determinatum, mais n'est pourtant pas réel"· Plus
loin en exposant la dilTérence de la chose et du concept de la chose
il déclare au contraire (p. 103-104) : • Elle provient d'une dilTérence dans
l'achèvement (matériel ou formel)... Un triangle rectangle déterminé réalisé
dans une construction est en même temps concept de chose et chose ; au contraire
un triangle en général est simplement le concept de chose, non la chose elle-
même, parce qu'il lui manque encore pour sa représentation dans une intuition,
certaines déterminations. • Cette assertion s'oppose à la première. Il en est de
même pour les choses empiriques. " La chose or dilTère du concept or parce que le
concept est formellement imparfait, nous ne saisissons pas la l~aison objective de
ses proprietés. · » II faut remarquer de plus que l'imperfection formelle exprime
l'imperfection matérielle d'une synthèse incomplète qui laisse de côté une part
importante de caractères (Merkmale) constituant, comme prédicats dans l'enten-
dement infini, la synthèse complète de l'objet. Si l'on entend par Wirklichkeit, l' exis-
tence, au sens de SPINOZA-LEIBNIZ, on l'expliquera par le jeu de la causalité interne,
ou le rapport des dilTérentielles, on la définira comme ens omni modo determi-
natum. Alors, la lVirl<lichlceit au sens empirique ou kantien du terme n'a rien
de spécifique; représentation de l'existence, elle n'est qu'une partie d'un être
complètement déterminé. L'espace où s'elTectue l'intuition, n'a à son tour rien
de spécifique, mais est la plus partielle des représentations ; c'est la thèse
leibnitienne : l'étendue n'étant qu'une certaine répétition de choses en tant
qu'elles sont indiscernables suppose des choses qui possèdent outre leurs qualités
communes, d'autres qualités particulières ; elle implique donc abstraction des
qualités par lesquelles ces choses dilTèrent. Dans quelle mesure MAÏMON opère-
t-il une fusion réelle, non une simple juxtaposition des thèses kantienne et
dogmatique ,dans quelle mesure l'espace peut-il être résultat de .rapports entre
des éléments intelligibles et en même temps condition autonome de toutes les
représentations et par conséquent antérieures à elles, c'est ce que nous apprend
la déduction maïmonienne de l'espace et du temps.
84 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

ftni, entre le donné (Wirklichkeit) et le pensé surgit à nouveau


dans l'entendement infini lui-même. Dès que l'on place dans
l'entendement infini une détermination quelconque, on doit
en effet reconnaître que l'être de cette détermination est exclu
par l'essence absolue de ce qui se pose et se pense par soi. La
pensée comme intériorité réapparaît en elle-même comme
vide, ou d'une plénitude qui exclut cette diversité de la déter-
mination qui constitue pour nous le réel sous toutes ses formes
(reell et Wirklich). L'entendement infini, conçu comme pensée
des déterminations en rapport réciproque, ou nexus de
différentielles ne peut alors être pure pensée. On est amené
à introduire en lui l'équivalent de notre intuition, un donné,
un ens reale qui se trouve dans l'entendement indépendamment
de l'acte de sa pensée, et n'a pas de ce fait à être pensé par lui ;
bref la qualité occulte. Cet entendement infini est donc un
concept « bâtard » qui est marqué de la caractéristique {1)
de notre entendement fini. Il n'est donc pas véritablement
absolu. C'est un mélange de fini et d'infini. On s'explique par là
que FICHTE se référant aux conceptions dogmatiques de
SPINOZA, par l'intermédiaire des essais de synthèses KANT-
SPINOZA-BAUMGARTEN tentés par MAIMoN, déclare que SPINOZA
ne s'élève pas jusqu'à l'inconditionné véritable, mais seulement
au deuxième ou troisième principe : le substrat de la divisibilité
où sont présents d'une façon occulte le Moi et le Non Moi (2).
La différenciation d'où sort le réel est ainsi inintelligible et
occulte. La diminution à l'infini de l'opposition originaire
par le procès différentiel ne peut supprimer ni expliquer le
conflit originaire de la pensée et du donné. Le résultat de
cette résolution transforme le donné sans doute en élément
générique et génétique, règle de production qui est comme
intégrée à la pensée. Mais on devra convenir que cette règle qui
est une loi pour la production de l'entendement n'est pas elle-même
produite par lui, mais donnée en lui. Ce sont des lignes direc-
trices présentes en lui, mais qu'il ne peut expliquer. C'est le
minimum de donné qui subsiste dans l'entendement infini

(1) Il faut remarquer que dans la Critique du Jugement, la conception de


l'entendement infini, proposée pour résoudre les problémes posés par notre
entendement fini, est marquée du sceau de notre ftnité : c'est la conception
téléologique qui se réfère à l' Eigentümlichkeil de notre entendement.
(2) Grundlage (F. 1., p. 122) FICHTE ne fera que transposer cette critique dans
le mode de sa seconde philosophie, lorsqu'il reprochera à SPINOZA de s'être élevé
au premier principe absolu mais d'être incapable d'en sortir, faute d'un autre
principe expliquant la divisibilité.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 85

lui-même. Ainsi la « Quantitiisfiihigkeit est peut-être dans


l'entendement infini, mais comme quelque chose d'intrinsèque-
ment non pensable, qui n'a pas à être pensé par lui (1). Ces
règles sont intérieures à l'entendement, néanmoins l'entende-
ment ne peut pas faire autrement que d'agir conformément
à ces règles, pas plus que le Dieu de SPINOZA ne peut agir
autrement que par les lois de sa nature. Ce que nous projetons
nécessairement hors de nous, dira FrcHTE, nous croyons à
sa réalité, en vertu de cette nécessité elle-même. Ainsi nous
croyons à la réalité (Realitiit) de la réalité sensible (Wirklich-
keit), parce que nous la projetons nécessairement. Mais cette
nécessité interne a néanmoins pour la W.-L., sa source dans
quelque chose d'externe, c'est pourquoi elle est sentie, jamais
saisie par intuition. La nécessité est au fond un« pati » que le
Moi exclut de sa libre activité. Pour MAïMON, cette nécessité
interne doit être le dernier mot, comme pour SPINOZA.
Mais l'ambigOité du concept de différentielle l'oblige dans
le même temps à séparer de la pensée ce qu'il veut lui assi-
miler complètement (2). C'est pourquoi le rapport du déter-
minable à la détermination 'dont l'unilatéralité convient à
l'entendement fini, se restaure dans l'entendement infini
lui-même. Si l'ens reale est donné, alors ce donné est intég~~
à la pensée et les déterminations se détermine... réciproquement
dans une suite infinie de productions, comme si tout était dû
à la pure pensée. Dans ce cas on peut dire qu'il n'y a pas de
réalité, si l'entendement infini ne la produit pas conformément
à ses règles, par le rapport. Réciproquement il n'y a pas de
production de la réalité au moyen du rapport, et pas de rapport
du tout, si l'ens reale n'est pas donné d'une façon occulte à
la pensée, incapable de le produire d'elle-même originairement.
Ainsi l'on est conduit à un rapport réciproque entre la déter-
minabilité et le rapport réciproque, qui est en même temps
rapport réciproque entre le Real-Grund et l'Ideal- Grund. Ce
motif qui sera le thème favori de la W.-L. est loin d'êtr~~

(1) Lorsque MAÏMON ajoute que son • infinité n'est pas contredite par là,
puisque celle-ci consiste dans la faculté de penser tout ce qui n'est que pensable '•
et que ce donné est par sa nature, non pensable, il ne fait que mieux trahir
son embarras.
(2) Pour employer le langage de FICHTE on peut dire que MA'iMON oscille
entre l'idéalisme qualitatif ou l'absolu étant posé, conformément à sa nature, sana
difféience, le passage à la différence se fait par une limitation inintelligible, et
l'idéalisme quantitalif, ou l'être limité et différencié est posé comme absolu,
contrairement à la nature de l'absolu qui exclut limite et différence.
86 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

par MAïMON à la pleine lumière de la conscience philosophique.


C'est pourquoi la conception de l'entendement infini au lieu
de poser explicitement la nécessité d'un moment inintelligible
de différenciation, se produisant néanmoins avec la collabora-
tion de la pensée (le Real-Grand n'est condition que sous la
condition de l'Ideal- Grand et réciproquement) implique le
recours à la qualité occulte et la présence contradictoire avec
la notion d'un entendement infini, d'un ens reale qui lui demeure
opaque (1).
C'est -seulement dans la déduction de l'espace et du temps
que sera posé de façon explicite ce rapport réciproque de
l'idéal et du réel.

(1) Cf. remarque 1 à la fin du volume.


CHAPITRE III

La déduction de l'Espace et du Temps

§ I . - Explication (Erôrlerung) des concepts d'espace el de temps.

La théorie de l'entendement infini a résolu dans son principe


la question quid juris, en établissant la possibilité d'une déter-
mination objective a priori ou, plus exactement, antérieure à.
tout temps, d'objets singuliers, par des rapports de l'entende-
ment pur. Mais la question ne sera complètement résolue
que lorsque sera tranché le problème de la connaissance possible
dans un entendement fini de l'ordre objectif fondé dans l'enten-
dement infini. Ce problème implique un examen des conditions
de cette connaissance : une déduction de l'espace et du temps,
une déduction des catégories.
La déduction des concepts d'espace et de temps, se présente
sous deux aspects. D'abord une explication des concepts à la
façon kantienne (Erorlerung) qui est une réfutation de l'expli-
cation présentée p:;1r KANT dans l'Esthétique transcendantale,
ensuite une déduction proprement dite qui en même temps
qu'elle prouve l'explication, nous fait saisir la genèse des
caractères que celle-ci a mis en lumière ( 1).
A) L'espace et le lemps sont des formes de la sensibilité.- Ce
ne sont pas en effet des éléments, mais les liens entre les élé-
ments. Les parties ne sont possibles qu'en eux, non avant eux.
KANT a donc raison de les appeler formes de la sensibilité ;
- formes, parce qu'elles sont des façons a priori d'ordonner
les objets sensibles - sensibles, parce que, tout en n'étant pas

(1) Les deux procédés ne sont d'ailleurs pas nettement distingués par
MAïMoN, mais confondus dans des exposés épars; jamais la déduction n'oiJre
J'aspect systématique que nous lui donnons ici.
88 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

un simple résidu empirique des sensations, elles naissent


néanmoins des représentations sensibles (1).
B) Tels qu'ils nous apparaissent, ce sont des intuitions
empiriques. - En vertu de la finité de notre entendement
le mode de leur production nous échappe. L'existence en nous
du divers sensible en général exprime donc notre passivité
{sensation) ; il constitue la matière de l'intuition. La façon
dont notre pensée ordonne spontanément ce divers pour
qu'il puisse être effectivement donné dans notre cons-
-cience, exprime notre activité et constitue la forme de
l'intuition. Alors que la sensation n'est que passivité - passi-
vité qui représentant en nous l'obscurité absolue de la cons-
cience, ne peut jamais être posée dans notre conscience et
s'exprime par une Idée - l'intuition est union de la passivité
et de l'activité (2).
C) Dans leur essence, l'espace et le temps ne sont pas des
intuitions pures, mais des concepts. - Faisons en effet abstrac-
tion de la matière de l'intuition, pour ne considérer que la
forme nous obtenons comme une possibilité de rapports entre
des termes divers indéterminés, qui constitue le divers a priori
et que KANT appelle intuition pure. Cette forme pure ne retient
de l'intuition que l'activité qui ordonne. Une telle activité
est celle de la pensée dont le rôle est de créer partout l'unité
dans le divers. Précisément parce qu'il oppose l'espace et le
temps aux concepts empiriques, pour les concevoir comme
des formes, KANT devrait convenir qu'ils sont concepts a priort
et non intuitions. Il cesserait ainsi de considérer la sensibilité
et l'entendement comme deux facultés hétérogènes (3).
D) Considérés en soi, l'espace et le temps ne peuvent ~tre
posés comme concepts a priori, mais simplement comme concepts
universels et discursifs. Ils n'ont pas de nécessité objective. - Si
l'espace et le temps sont peut-être a priori par rapport à ce
dont ils conditionnent la perception, c'est-à-dire par rapport
à, ce qu'ils représentent, ils ne peuvent, indépendamment
de ce rapport, c'est-à-dire en eux-mêmes, être posés comme
a priori, car ils ne peuvent être déduits immédiatement de
notre pensée par le principe d'identité. Ils n'ont donc pas
la nécessité objective absolue que KANT leur attribue.« L'espace,

i l) Tr. Phil., p. 13-14 ; p. 57.


2) Tr. PhiL p. 13-14; p. 168.
Il) Ibid., p. 179; 183; 346-347.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 89

dit KANT, n'est pas un concept empirique issu d'expériences


externes, car pour rapporter certaines sensations à quelque
chose ho:rs de moi ou pour pouvoir les représenter comme
extérieures les unes aux autres, il faut que la représentation
de l'espace soit déjà au fondement. »Mais cela prouve seulement
que l'espace est un concept universel, parce qu'il se rencontre
dans tout objet, non qu'il est un concept absolument a priori,
produit absolument par ma pensée. Pour distinguer la forme
de la matière, ce qui vient de l'esprit et ce qui vient du dehors,
il faudrait être hors de l'esprit. On doit donc recourir à un
critère extrinsèque : vient du dehors ce qui se rencontre dans
tel objet particulier, non dans tel autre (par ex. le rouge),
vient de l'esprit ce qui se rencontre dans tout objet (la spa-
tialité). Mais de quel droit s'élever de cette généralité de fait
à cette universalité de droit : tout objet doit être dans l'espace
parce que l'espace est condition de possibilité de la perception
de l'objet ? Qui nous prouve qu'un jour nous ne percevrons
pas un objet qui ne serait pas dans.l'espace (1) ?
E) Considérés par rapport à ce qu'ils représentent, l'espace
el le temps doivent au contraire être posés comme des concepts
a priori, tout en conservant leur caractère abstrait et discursif. -
«L'espace, dit KANT, n'est pas un concept discursif ou général
des rapports des choses en général. » Cette remarque est peut-
être vraie en ce qui concerne l'espace tel qu'il nous apparatt,
c'est-à-dire l'intuition empirique de l'espace, mais non à l'égard
de ce qu'il représente : la différence des objets sensibles en
général. La différence en général est en effet abstraite des
différences particulières. Les choses sont différentes de façon
différente : rouge est différent de vert d'une tout autre manière
que doux l'est d'amer. Le caractère abstrait suffit à faire
comprendre qu'il n'y ait point des espaces différents pour
des modes différents de différence. Il n'y a pas plus à s'étonner
de ce fait, que du fait qu'aucune figure mathématique dessinée
sur le papier ne ressemble complètement à son concept (2).
Il ne suit pas de là néanmoins que l'espace et le temps soient
des concepts empiriques, car s'ils sont des formes rendant
possible en nous la perception de ce qui objectivement peut
les fonder, ils sont antérieurs et non postérieurs à cette per-

(1) Tr. Phil., p. 13, 17~, 340 aq.


(2) Ibid., p. 182.
90 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

ception. Or, concept de la différence des objets sensibles en


général, l'espace est également condition de la perception
de la différence des objets. Il est donc un concept a priori, mais
seulement par rapport à ce qu'il représente (la différence) (1).
F) Ce ne sont pas des formes subjectives, mais des formes
objectives valables pour toute pensée en général. - Le caractère
de forme subjective exige deux requisita : 1° l'universalité
à l'égard des objets; 2° la particularité à l'égard du sujet.
Le premier requisitum est fourni : la différence en effet, étant
commune à plusieurs objets n'est pas une détermination des
- objets eux-mêmes (l'espace n'est pas comme le rouge par ex.
ce qui est donné dans l'objet et ce par quoi celui-ci est reconnu
comme différent des autres objets, mais une relation de plusieurs
objets entre eux), elle est une détermination de notre mode
de représentation. Ainsi est distinguéela forme de la matière (2).
Mais nous n'avons là rien qui nous fasse connaître comment
cette forme est fondée dano; une particularité de notre faculté
représentative et non dans la faculté représentative en général :
le deuxième requisitum fait défaut et l'on doit par conséquent
considérer l'espace comme forme objective de la pensée en
général (3).
G) Ce sont des concepts a priori, non des concepts purs
a priori. - Par a priori, KANT entend une connaissance qui
ne dérive pas de l'expérience, par pure il entend une connais-
sance a priori qui, de plus, ne contient rien d'empirique. Pour
MAiMo:N, est pur une connaissance qui non seulement est
a priori et ne contient rien d'empirique, mais qui de plus ne
suppose rien d'autre que la pensée pure. Elle doit précéder
la connaissance de l'objet lui-même, ou encore, l'objet lui-même
doit pouvoir être déterminé par la seule pensée logique sans
recours à d'autres ingrédients. Les formes a priori de la sensi-
bilité qui sont pures pour KANT ne le sont donc pas pour

(1) Tr. Phil., p. 13, 179-180.


(2) Ibid., p. 13, 340-343, 425.
(3) Ibid., p. 426 sq. MAÏMON se sert du même argument pour fonder ici
l'objectivité de la forme, et autre part (p. 341) le doute concernant sa fonction
de condition de possibilité de la perception des objets. Il y a là une contradiction
que MAÏMON croit pouvoir résoudre en distinguant la condition de la perception
des objets et la condition de la perception de leur différence. L'espace ne serail
que cette dernière condition. Dans ce cas là où il n'y a pas de différence, l'espace
ne saurait être condition de la perception de l'objet. Mais peut-on concevoir des
objets sans différence et par conséquent une perception possible d'objet sans
différence? MAÏMON a répondu lui-même par la négative à la 1re question, il
devrait conclure de la même façon pour la 2•.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 91

MAïMoN, car elles supposent outre la pensée logique, un ingré-


dient qui lui est étranger (1). (C'est ce que voulait dire MAÏMON,
quand il refusait(§ D) à l'espace et au temps. considérés en soi,
c'est-à-dire abstraction faite du rapport à ce qu'ils représentent
le caractère a priori.) - En réalité, si MAiMON doit refuser
aux formes a priori d'espace et de temps le caractère de pureté,
c'est parce qu'il en a fait des concepts et non des intuitions.
Comme intuition, l'espace et le temps, hétérogènes à la pensée
logique, n'ont pas besoin, pour se différencier d'elle, d'avoir
recours au divers des représentations sensibles qui exprime
l'empirie. L'espace et le temps comme concepts se distinguent
au contraire de la pensée logique par le recours aux représen-
tations sensibles d'où ils naissent (2). Leur nature propre,
distincte de celle de la pensée pure et de l'expérience, vient
de ce qu'ils sont un mélange de l'absolument a priori et de
l'absolument donné (qui donne l'a priori relatif). Dans ces
conditions et parce qu'ils sont pour une part fondés sur
des éléments matériels, qui sont constitutifs de l'empirie,
KANT sans changer ses définitions, leur aurait assurément
refusé la pureté.
Les formes, comme puissance d'ordonnancement du divers
sensible, expriment sans doute une puissance de la pensée,
irréductible à ce divers, mais jamais la pensée n';1urait agi
suivant ces formes, si un divers sensible ne lui avait pas été
présenté. On ne pourrait jamais les tirer de la pensée seule.
Il y a en l'espèce un rapport réciproque de l'Ideal et du Real-
Gr und, conditionné par la supposition (projection) du Real
Grund, c'est-à-dire par un jugement hypothétique. Si (Soll)
un divers est donné à notre pensée, alors celle-ci doit (so muss)
le relier suivant les formes d'espace et de temps; réciproque-
ment, sans ces formes, aucun divers ne pourrait jamais être
donné à notre pensée, car la notion même d'un divers implique
une unité par laquelle ce qui est différent doit être posé par
comparaison comme autre que ce qui diffère de lui (3). La
formule hypothétique exprime le caractère contingent et
extrinsèque de la condition sous laquelle la pensée peut prendre
la forme de l'espace et du temps. Ce caractère est lui-même
le fondement du caractère assertorique de toute la mathéma-

(1) Tr. phil. p. 14 sq., 169, 179 sq,


(2) Ibid., p. 57.
(3) Ibid., p. 120.121 ; 131 sq.
92 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

tique, (s'il y a une ligne droite, et qu'elle soit la plus courte,


alors) et de l'unilatéralité du rapport de déterminabilité,
(Y a-t-il une droite, alors il y a une ligne, et non réciproque-
ment (1). De même que pour poser l'espace et le temps il
faut faire appel à un élément exJrinsèque pour la pensée pure
(le divers), de même pour se procurer une connaissance d'un
objet mathématique quelconque, la pensée pure doit sortir
d'elle-même pour voir (intuere) dans ce divers, donné avant
toute expérience, la possibilité de telle détermination. L'uni-
latéralité du principe de déterminabilité n'exprime que l'obli-
gation où nous sommes, pour progresser dans les mathéma-
tiques, de l'addition à la pensée analytique d'un caractère
extrinsèque qui, une fois posé, est intégré à la pensée et qui
réciproquement, ne pourrait être posé sans être intégré à elle
(pas de détermination sans déterminable). Pour arriver à la
pensée, il faut écarter une à une toutes les conditions extrin-
sèques et l'on s'élève ainsi à la pensabilité de l'objet en général.
On a alors une véritable connaissance pure et a priori parce que
la connaissance de la propriété de cet objet (l'identité avec soi)
est la seule qui ne requiert aucune altérité (2).
Prétendre, comme KANT, que ces formes sensibles sont
pures, c'est prétendre qu'elles peuvent exister par elles-même&
(1) Tr.phil., p. 173 sq. MAÏMON explique (p. 183) que les mathématiques et le
principe de déterminabilité excluent l'usage de la forme hypothétique. Mais il
faut remarquer que lorsqu'il veut déterminer exactement, au point de vue
transcendantal, le degré de vérité des mathématiques, il revient à cette formule,
tout en affirmant, il est vrai, que c'est là une simple façon de parler qui, dans le
fond, recouvre un jugement catégorique. En réalité, si dans lajscience le jug&-
ment hypothétique n'a de signification pleine qu'en ce qui concerne l'investi-
gation sur la nature, parce qu'en l'espèce la condition sous laquelle telle consé-
quence se produit n'est ellectivement donnée qu'a posteriori et par conséquent
est a priori douteuse ou problématique, tandis qu'en mathématique elle est
donnée a priori, et par conséquent non problématique ; dans la philosophie,
au point de vue transcendantal du rapport entre la pensée en général et l'objet
déterminé des mathématiques, le jugement hypothétique reprend toute sa
valeur, puisque, l'objet déterminé n'étant pas contenu dans la pensée pure et
requérant une condition extrinsèque, son existence et ses propriétés sont pour cette
pensée pure ellectivement douteuses et problématiques. On peut résumer de la
façon suivante l'opinion de MAÏMON dans la Tramzendantalphilosophle sur les
modalités du jugement : ce qui pour la connaissance empirique parait asser-
torique ou apodictique, est pour la pensée réelle problématique et arbitraire;
ce qui pour la pensée réelle (mathématique) est assertorique ou bien apodictique
est pour la pensée pure (logique) et formelle, problématique et arbitraire. La
pensée réelle est elle-même pour la pensée pure, problématique ou arbitraire.
Comme la pensée réelle est essentiellement assertorique (donnée a priori), pour
la pensée pure: assertorique = arbitraire.
(2) • Seule est a priori et pure toute connaissance d'un rapport entre les
objets antérieure à la connaissance des objets eux-mêmes,entre lesquels ce
rapport est découvert. Son principe est le principe d'identité et de contradic
tion. • C'est pourquoi la connaissance de la propriété de la droite (plus courte
entre deux points) peut être matériellement a priori dans respace (une foi•
donné) mais non formellement a priori (avant tout donné). (Tr. phil., p. 179 sq.)
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 93

dans un esprit fini indépendamment de toute présentation


d'un divers qu'il s'agirait de penser. C'est là une affirmation
arbitraire et inconcevable. Il ne peut donc y avoir un espace
absolu ou vide. KANT suppose qu'on ne peut pas se représenter
jamais qu'il n'y ait pas d'espace quoiqu'on puisse fort bien
concevoir qu'il n'y ait pas d'objets en lui; mais si l'on suppri-
mait la différence objective qui rend possible les rapports de
différence, on supprimerait du même coup l'espace ( 1). D'autre
part, là où il n'y a pas matière à différence, on peut trés bien
concevoir qu'il n'y ait pas d'espace (2).
H) La conception du lemps el de l'espace comme intuitions
pures, repose sur une confusion entre l'intuition et le concept. -
Pour concevoir le temps et l'espace comme des intuitions
pures, il faut croire qu'on peut produire ces formes elles-mêmes
par une synthèse successive de la même façon que l'on produit
une synthèse déterminée dans l'intuition empirique du temps
et de l'espace. Ce qui caractérise le concept en effet c'est qu'il
exprime une synthèse nécessaire. Cette synthèse peut être,
ainsi qu'on l'a démontré, soit réciproque, soit unilatérale.
Lorsqu'elle est unilatérale elle s'effectue spontanément (frei-
millig) dans la conscience claire, d'après un fondement objectif,
de telle façon que nous comprenions la règle suivant laquelle
cette synthèse s'effectue (regelversliindig), en l'espèce d'après le
principe de déterminabilité. L'espace et le temps comme formes
ne sauraient être produits de cette façon dans notre conscience,
car constituant le déterminable offert à notre conscience
pour une détermination, ils sont antérieurs à tout acte de
détermination consciente possible. Néanmoins, bien que notre
esprit fini ne puisse saisir le fondement de leur nécessité, ils
n'en constituent pas moins chacun une synthèse nécessaire :
dans le rapport abstrait de temps, les termes de précédent
et de suivant, en eux-mêmes absolument indéterminés puisqu'il
est fait abstraction de la valeur qu'il peuvent prendre dans
l'intuition (empirique), ne peuvent être pensés séparément
par l'entendement,~indépendamment de la synthèse qui les lie,
car l'essence du temps serait alors totalement détruite. En
d'autres termes, le précédent et le suivant n'ont pas de signi-
tlcation et par conséquent pas de réalité pour l'entendement,

(1) Tr: phil., p. 180; Streifereien, p. 266-267.


(2) lbrd., p. 346-347 ; Loglk, p. 138.
94 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

sans leur rapport réciproque l'un à l'autre. Il en est de même


de l'espace. Comme formes, ils se réduisent donc chacun à
un pur rapport, soit d'extériorité réciproque, soit de successsion;
ils ont la nécessité intrinsèque propre à tout rapport, ce sont
des synthèses réciproques. Dans l'intuition,. les termes de
chacun de ces rapports prennent une valeur déterminée, ce
sont des unités arbitraires de grandeur ou de durée, des quanta,
et l'intuition empirique de l'espace et du temps, s'opère au
moyen d'une synthèse arbitraire (willkürlich) de ces unités
(elles-mêmes arbitraires) : cette synthèse est une synthèse
de l'imagination. Mais, quelle que soit cette synthèse, quelle
que soit la valeur arbitraire des unités ou quanta, le rapport
d'espace (extériorité) ou de temps (de la précédence ou de
la séquence) reste identique : il est indifférent à l'égard de la
synthèse imaginative. L'espace et le temps, comme formes,
constituent donc chacun un genre d'unité dans le divers, néces-
saire à leur différentielle ; ils sont à l'égard des intuitions de
temps et d'espace déterminés par l'imagination comme la
différentielle d'un rapport à l'égard de la réalisation de ce
rapport dans une intuition déterminée. Il en va de là comme
pour le concept général d'une figure et sa réalisation sous une
forme déterminée par l'imagination dans l'intuition. La gran-
deur déterminée d'une figure, la valeur numérique du rapport
sont contingentes, résultent d'une synthèse imaginative .qui
s'arrête où et quand elle veut ; le concept de la figure, du rapport
de sa différentielle ne peut subir en lui-même de modification
sans que ne s'anéantisse l'essence de la figure ou du rapport (1).
Il est facile de voir maintenant que la théorie des formes
pures de l'espace et du temps comme intuitions pures, repose
sur une confusion entre l'intuition empirique et le concept.
Une intuition n'est considérée comme unité que parce que
ses parties dans l'espace et dans le temps sont considérées

(1) Tr. Phil., p. 20-21 Ce qu'il y a d'arbitraire dans la synthèse imaginative,


ce sont les unités et les aggrégats qu'elle constitue : que ces synthèses se consti-
tuent suivant la loi de l'espace et du temps, cela est nécessaire, et à cet égard
l'imagination obéit à la règle (regelmii.ssig), mais que t'unité soit. tel quantum, et
l'aggrégat tel nombre d'unités cela est absolument arbitraire (Willkürchlich).
De même quand l'imagination détermine sur le papier un triangle de grandeur
déterminée : que la synthèse produise tel triangle déterminé, cela est arbitraire,
mais pour produire ce triangle, elle doit obéir à la règle du triangle (regelmii.ssig),
enfin, si je veux donner au déterminable, la détermination de triangle, au
triangle, celle de rectangle, etc., mon entendement produit librement (freiwillig)
une synthèse, d'après un fondement objectif (le principe de déterminabilité),
c'est-à-dire regelverstii.ndig.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 95

comme identiques à l'égard du concept. Par conséquent pour


déterminer l'espace et le temps eux.-mêmes comme intuitions,
il faudrait admettre un autre temps ou un autre espace grâce
auxquels pourrait s'effectuer l'addition des unités d'espace
ou de temps différentes. Cette hypothèse (qui conduit d'ailleurs
à un procès infini) est par elle-même absurde. Mais l'addition
qu'elle suppose est impossible, car dans l'espace et le temps
concepts, il n'y a plus de choses spatiales ou temporelles, mais
simplement des rapports ou plutôt le rapport constitutif de
l'espace et le rapport constitutif du temps in abstracto (c'est-à-
dire abstraction faite des termes situés qui ne sont en rien
de l'espace ou du temps). Il faudrait que ce rapport pût s'ajouter
à lui-même, mais pour que cette opération ait lieu, il faudrait
qu'il pût se différencier de lui-même, ce qui est impossible
car deux rapports d'extériorité en général, abstraction faite
des objets, ne sont pas différents l'un de l'autre : on peut
ajouter des parcelles étendues extérieures les unes aux autres,
mais non l'extériorité à l'extériorité. Il en est de même pour
le temps. Celui-ci exprime le « précéder " et le « suivre "· Le
point temporel précédent et le point temporel suivant ne
sont rien par rapport au temps, c'est seulement leur relation
l'un à l'autre qui représente le temps. Mais on ne peut penser
des rapports de cet ordre en soi différents. Le temps pur ne
peut donc être une intuition résultant de l'addition d'unités
différentes de temps. Au surplus pour assembler des unités de
temps différentes, dans une intuition, il faudrait, à l'occasion
de l'unité actuelle du temps, reproduire la précédente, ce qui
est impossible (à moins d'avoir recours à un autre temps
qui rendrait possible cette addition sans lui-même en résulter,
c'est-à.-dire à un autre temps concept) (1).
1) L'espace et le temps, comme intuitions empiriques, sont
finis et non divisibles à l'infini, comme concepts, sont infinis
et divisibles à l'infini. - Puisque ces formes sont essentielle-
ment des rapports quantitativement indéterminés comme
la différentielle, elles impliquent chacune « comme condensée
en un point (2) ,, dans l'unité de leur synthèse nécessaire
l'infinité des synthèses arbitraires possibles dans l'intuition,
l'infinité des valeurs déterminées. KANT avait dit à juste

1) Tr. phil., p. 25-27 Streifereien, p. 263.


(2) Expression qui sera familière à FICHTE.
96 PHILOSOPHIE 7RANSCENDANTALB

titre : u Les parties ne sont possibles que dans les formes


non avant elles » et il avait conclu de cette continuité au
caractère intuitif de la forme, faisant de l'extensivité, c'est-à-
dire de la composition, le propre du concept. Mais il rendait
impossible par là, la synthèse de la composition et de la conti-
nuité, de la catégorie et de la forme. Suivant la voie tracée par
LEIBNiz, MAïMoN met en évidence au contraire le caractère
intellectuel de la continuité. L'extensivité, la composition
du tout par les parties n'apparaît que lorsque l'activité intel-
lectuelle se réalisant dans l'intuition, peut se fragmenter arbi-
trairement dans des produits stables qui marquent un arrêt
de l'activité. KANT lui-même avait suggéré ce mode de pro-
duction de l'extensif quand il avait attribué la constitution
de l'unité numérique déterminée, par ex. un Thaler, à une
interruption arbitraire de la synthèse du divers (1). Mais il
n'en avait pas conclu que la partie dérivant de la limitation
de l'activité devait être rejetée dans l'intuition, et la négation
de la partie ou de la limite, c'est-à-dire l'infini et le continu
dans l'intellectuel.
Il suit de là que ce divers spécifique que KANT attribue
à l'espace et. au temps en tant qu'intuitions pures, comme
la détermination de droite et de gauche, d'avant et d'après,
ne constitue en réalité aucun divers, car il n'y a là que les
termes corrélatifs d'un concept de relation, lesquels ne peuvent
être pensés l'un sans l'autre (2). En second lieu, c'est seulement
comme concepts, non comme intuitions que l'espace et le
temps peuvent être considérés comme infinis ou divisibles
à l'infini. La sphère de l'espace n'est jamais plus grande que
celle des choses qui l'emplissent et comme celles-ci ne peuvent
être dans l'intuition autres que finies, l'espace ne peut pa~
être représenté autrement que comme fini. La représentation
de l'infinité de l'espace (intuition), comme infinie est trans-
cendante, vient d'une confusion entre le possible que la pensée
peut seulement concevoir, et le réel, seul objet d'intuition (3).
D'autre part, il n'y a pas de contradiction à affirmer avec
KANT que l'espace est une forme parce que les parties ne
peuvent être connues qu'en lui, non avant lui, et à contester

(1) Cf. KANT, Krilikder reinen Vernunfl, anticipation de la perception, III,


p. 161-162.
(2) Tr. Phil., p. 343. .
(3) Tr. Phil., p. 182. Streifereien, p. 265-266.
PBJLOSOPBIB 7RANSCBNDANTALE 97

que l'espace puisc;e être conçu sans les objets, et non les objets
sans lui. En effet les parties étant des quanta ou valeurs dôter-
Dlinées de l'espace concept, rapport ùitTérentiel en lui-même
quantitativement indéterminé, elles ne peuvent évidemment être
conçues avant lui. En revanche on peut concevoir les objets
gans l'espace, et non l'espace sans les objets : l o parce que
l'espace est condition de la perception de la différence des
objets, et qu'un objet sans diflérence devrait être conçu en
dehors de tout espace; 2° même. lorsqu'on a affaire à des
objets différents, on doit concevoir que la différence est uu
fondement de la forme qui conditionne sa perception, non le
contraire à moins de faire de la diflérence une propriété de
notre esprit fini, et de transformer la condition de perception
en condition d'existence. Les objets que nous concevons
comme possibles après l'abolition de l'espace, ne sont pas
les intuitions empiriques des objets, mais les différentielles
qui sont à leur fondement. Ces difTérentielles n'ont aucune
détermination numérique, ce ne sont pas des quanta, des parties
d'espace : ainsi il est à la fois vrai que nous ne pouvons pas
concevoir l'espace sans des objets, que nous pouvons concevoir
des objets sans espace, et que nous ne pouvons concevoir des
parties de l'espace (intuition} antérieurement à l'espace (concept).
J} L'espace et le temps comme concepts sont grandeurs inten-
sives et s'eœcluenl r~clproquemenl ; comme Intuitions, ils sont
grandeurs eœtenslves et s'Impliquent réciproquement. - C'est
là une conséquence de ce qui précède. L'espace et le temps
comme concepts sont grandeurs intensives, car l'unité (celle
du rapport} est réelle, la pluralité est virtuelle (elle sera réalisée
avoo les valeurs définies de l'intuition empirique). - Alors
la position de l'un (soit de l'espace, soit du temps) rend
la suppression de l'autre nécessaire, et si l'autre doit être
nécessairement· posé, c'est précisément pour qu'il puisse être
supprimé par le premier. En effet, on ne peut se représenter
des objets les uns hors des autres que dans le même point
temporel, car le rapport à l'extériorité réciproque est une unité
indivisible : cette simultanéité n'est que la négation du temps.
Réciproquement, si nous devons nous représenter des choses
dans une succession, nous devons nous les représenter dans
le même lieu, autrement il nous faudrait les représenter dans
un même point temporel; cette identité de lieu est négation
de l'extériorité réciproque, de l'espace.
OIIBBGUL'II 7
98 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

L'espace et le temps comme intuitions (empiriques) doivent


au contraire être con<:;idérés comme des grandeurs extensives ;
la pluralité n'est plus virtuelle, mais réelle, ce n'est plus comme
dans le pur rapport, l'unité préalable pensée comme pluralité,
mais la pluralité (préalablement donnée) pensée comme unité.
En effet dans l'intuition (empirique), la représentation du
tout n'est possible que par celle des parties, on doit pour
pouvoir se représenter un espace déterminé admettre un
autre espace déterminé comme une unité et, par une synthèse
successive, produire cet espace quelconque. Dans ce cac;, l'espace
et le temps, au lieu de se nier, se supposent réciproquement,
car lo synthèse successive des parties de l'espace implique
le temps, tandis qu'on ne peut penser un temps déterminé
qu'en produisant un espace déterminé, au moyen par exemple
du mouvement des aiguilles d'une montre.
De même que l'espace et le temps, comme purs rapporte;,
sont la différentielle de l'intuition de l'espace-temps, de même
la grandeur intensive est la différentielle et la grandeur exten-
sive l'intégrale (1).
K) Les formes de l'espace el du lemps ont la même nature
que les catégories. - Puisque les formes de l'intuition sont
en elles-mêmes des concepts, et présentent entre leurs termes
corrélatifs la nécec;,sité propre à tout rapport, celle de la synthèse
réciproque, on doit admettre qu'elles ne différent point des

· (1) Tr. Phil., p. 17-22,120 sq. v.p.125. «L'arithmétique pureacommeobjet


le nombre dont la forme est le temps pur comme concept. • En effet le nombre
fait abstraction non seulement de toute valeur déterminée d'intuition, mais de
toute représentation dans une intuition (soit comme durée, soit comme étendue).
«La géométrie pure au contraire a comme objet l'espace pur non comme concept,
mais comme intuition '• en effet si elle fait abstraction de toute valeur déter-
minée des grandeurs, elle ne peut faire abstraction de leur représentation dans
l'intuition, car elle porte précisément sur des déterminations concrètes de
l'étendue (situations) qui naissent avec la représentation. Dans le ealcul diffé-
rentiel, l'espace est traité comme concept, puisqu'il est fait abstraction et de toute
quantité des grandeurs et de leur situation. Néanmoins les différentes espécea
de différentielles ou d'unités qualitatives, se référent à l'intuition de l'espace où
se tracent les figures par lesquelles s'expriment les rapports au moyen desquels
nous remontons au delà de l'intuition jusqu'aux éléments génériques. (Tr.
Phil., p. 22, 69). - MAÏMON ne s'exprime pas toujours de façon conséquente.
Dans son chapitre sur la • grandeur• (p.120sq.)il écrit: • Les formes de l'intuition
sont espace et temps, de par leur nature, grandeurs extensives, parce qu'on
perçoit chez elles une réunion de représentations homogènes : dans le temps ce
qui précède et ce qui suit, dans l'espace, la gauche et la droite, etc. En consé-
quence les intuitions elles-mêmes doivent être conformément à ces formes,
grandeurs extensives. La matière a une grandeur intensive (matière de sensa-
tion etc.). • Il est visible que MAÏMON ne s'exprime pas là conformément au
rés~t de sa propre analyse, puisqu'il fait dépendre l'extensivitè de l'intuition
de l'extensivité de la forme, c'est-à-dire du concept : ce qui est exactement
contraire à sa théorie.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 99

catégories, qu'elles ont le même degré de réalité et qu'on


peut affirmer d'elles tout ce que l'on affirme de ces dernières.
Ainsi on peut comparer le temps pur à la forme logique du
jugement hypothétique, et le temp'>, appliqué aux objets
déterminés de l'intuition, aux catégories de cause et d'effet.
Dan<; le jugement hypothétique, on a la propo<;ition: "si quelque
a est posé, quelque autre b doit être néces<;airement po<;é » ;.
a et b ne sont déterminés l'un à l'égard de l'autre que par·
ce rapport et nous ignorons ce qu'ils peuvent être en <;oi.
De même dans le temps pur, on admet deux points différents,
l'antécédent et le conséquent, mais on ne retient que le rapport
d'antécédence et de conséquence sans s'occuper des objets
qui déterminent ces points en les remplissant. Le temps pur
peut donc être comparé aux formes logiques de la pensée.
Comme elles, il ne fait que poser des relations des choses l'une
avec l'autre. Mais lorsque les points temporels sont remplis
par des objet<;, la relation se détermine dans l'intuition. Les
points temporels déterminés par les objets peuvent être
comparés aux catégories (de cause et d'effet). Et de même
que les catégories, sans détermination de temps, n'ont aucune
signification et par conséquent aucun emploi, de même les
déterminations de temps n'ont aucune signification sans
la catégorie de substance et d'accident (1) et celle-ci n'a aucun
sens sans objets déterminés. Il en est de même de l'espace (2).
De même que les catégories appellent une déduction, de
même les concepts d'espace et de temps doivent être déduits.
La déduction de l'espace et de temps est liée à celle des caté-
gories, de même que la déduction des catégories est liée à
celle de l'espace et du temps et aux éléments intelligibles des
objets déterminés, les différentielles.

§ II. - Déduction de l'Espace et du Temps

L'espace et le temps comme concepts sont condition de


possibilité de la conscience. Comme tout concept, ils sont une
unité dans le divers, or cette unité rend possible la pensée

(1) Et les autres catégories, cause-e!Tet, relation réciproque.


(2) Tr. Phil., p. 23-24, p. 348.
lOO PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

en général. Si A et B sont absolument identiques, il n'y a


pas de divers et par conséquent, pas de comparaison, donc
pas de conscience, ni d'unité. S'ils sont absolument différents,
alors c'est l'unité qui manqu~, et il n'y a pas encore de cons-
cience, même de cette différence. La différence en soi n'est
qu'un simple manque d'unité, elle n'a donc pas de valeur
objective : elle ne peut être que subjectivement en vertu
d'un rapport des objets les uns avec les autres : la différence
comme telle surgit de l'unité des différences (1). L'espace
et le temps sont ces formes particulières par lesquelles sont
possibles l'unité dans le divers des objets sensibles, et par là
ces objets eux-mêmes peuvent devenir objets de notre conscience.
C'est dans cette mesure que l'espace et le temps comme concepts
sont condition de toute pensée d'objet en général, et ne sont
pas comme KANT l'a cru des formes de notre pensée finie;
ils reposent en effet sur les formes universelles de la pensée
en général : l'identité et la différence (2). Ces concepts de
réflexion sont des formes encore supérieures aux catégories,
car les catégories n'ont d'usage que pour les objets d'expérience
et concernent la réalité objective de la perception subjective,
tandis que l'usage des concepts de la réflexion s'étend non
seulement aux objets de l'expérience, mais à ceux de _la per-
ception elle-même. La différence et l'identité doivent être
posées, à la fois, comme les formes de la pensée en général
et comme celles de la perception en général (des intuitions
particulières sensibles) (3). Il est naturel qu'à des esprits
finis, ces concepts n'apparaissent pas comme originaires, car
pour avoir conscience d'une identité ou d'une différence
entre des cho~>es, il faut qu'au préalable nous soit donnée
une matière sur laquelle nous réfléchirons pour apercevoir
la différence ou l'identité des termes. Mais pour qu'une matière
nous soit ainsi donnée, il faut qu'il y ait dans la pensée en
général, ou si l'on veut dans l'entendement infini, des choses,
et il n'y a pas de choses sans différence. Tous les objets doivent
être différents ou pensés comme différents les uns des autres,
car c'est e!' vertu de cette différence qu'ils sont toutes les choses (4).
(1) Tr. Phil., p. 16, p. 112.
(2) Tr. Phil., p. 16; 182, 424-426.
(3) Tr. Phil., p. 130 et sq. Cf. aussi p. 110 sq. Cette distinction n'empêche pas
MAiliiON de réduire, dans certains passages, les catégories à de simples conditions
de la perception elle-même, et non à la condition de la réalité objective de ces
perceptions.
(4) lllid., p. 179.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALB 101

Or pas de différence sans identité, ou sans unité des différences.


Ainsi dans l'entendement infini on doit concevoir une union
originaire de la différence et de l'identité nécessaire à la pensée :
la différence objective. ce· sont les différences qui peuvent
exister indépendamment de notre pensée finie, ou encore
les différentielles qui se trouvent au fondement des différences
que nous percevons. Ces différences a objectives » sont elles-
mêmes subjectives dans la mesure où elles ne _peuvent ~tre
que pour un entendement infini, par l'unité de ces différentielles.
Or si la condition de l'être même des choses dans l'entendement
infini est la synthèse de l'identité et de la différence, parce que
cette synthèse est précisément la condition de la pensée de
toute chose, il est évident que la condition de la pensée, en
nous finis (dans une intuition sensible) des choses que l'enten-
dement infini a produites (par la synthèse originaire) en les
pensant, et que nous nous contentons de reproduire dans notre
représentation, doit nécessairement être de la même espèce,
c'est-à-dire impliquer une synthèse originaire de l'identité
et de la différence. La condition de la représentation de la
différence étant identique pour toute pensée, la condition
de la représentation de la différence dans notre entendement
fini (l'espace et le temps) devra se modeler sur celle qui intervient
dans l'entendement infini. La seule différence est que la synthèse
n'est pas là condition des choses elles-mêmes (créatrice), mais
reproductrice : simplement condition de possibilité de la
perception de choses différentes. On comprend maintenant
génétiquement, ce qui avait été établi analytiquement : le
caractère conceptuel des formes espace temps; car l'extériorité
dans l'espace et dans le temps a son fondement dans la diffé-
rence des choses. Autrement dit, l'imagination, qui est une
imitatrice de · l'entendement, pose les choses a et b l'une
hors de l'autre, parce que l'entendement les pense comme
différents (1). Si l'espace et le temps sont autant des concepts
que des intuitions, ces dernières supposent les premiers.
La représentation sensible de la différence des choses déter-
minées est l'extériorité réciproque de celles-ci. La représentation
de la différence des choses en général est l'extériorité en général,
l'espace comme concept. La représentation du rapport d'un
objet sensible à des objets sensibles différents dans le même

(1) Tr. Phil., p. 133-134.


102 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

temps, c'est l'espace comme intuition (empirique). S'il n'y


avait qu'une intuition uniforme, nous n'aurions pas de concept
et par conséquent pas non plus d'intuition (puisque l'intuition
suppoc;;e le concept). S'il n'y avait au contraire que des intui·
tions radicalement différentes, nous n'aurions qu'un concept,
non une intuition de l'espace; il en est de même pour
le temps (1). Quand par ex. une sensation de rouge nous est
donnée, nous n'avons pas encore conscience de celle-ci; si
d'autre part nous avions constamment la représentation
de rouge, sans avoir quelque autre représentation, nous ne
pourrions jamais parvenir à une conscience de ce rouge. Si
une autre perception, celle du vert nous était donnée isolément
nous n'aurions pas encore de conscience. Mais si nous rappor-
tons par l'unité de la différence, les deux sensations l'une à
l'autre, nous remarquons alors que rouge est différent de vert
et nous parvenons ainsi à la conscience de chacun d'eux en
soi (1).
La déduction de l'espace et du temps pose donc un double
problème : d'une part la différence n'est pas produite par la
synthèse, une telle production n'a lieu que dans l'entendement
infini, l'espace et le temps doivent donc reposer sur une diffé-
rence préalable des choses.
Mais d'autre part l'espace et le temps ne sont pas seulement
la vision confuse des différences, simple altération résultant
de notre finité, ils sont de plus condition de la différence en
nous. Le point de vue leibnitien et quelque peu monadologique
de l'entendement infini ne supprime pas le point de vue

(1) Tr. Phil., p. 18-19. -Ces formules sont claires bien que contradictoires
, dans leur expression. En effet la condition qu'elles énoncent est toujours
impossible. 1• S'il n'y avait qu'une intuition uniforme (par ex. celle de l'eau,
d'un fleuve) il n'y aurait pas de concept (discursif) de différence en général, ou
d'espace, ca1· aucune comparaison ne serait possible entre des différences diffé-
rentes. II n'y aurait pas de concept discursif, parce qu'il n'y aurait pas de diffé-
rence " objective • au fondement ou de forme objective de différence. Dans ce
cas, il n'y aurait pas non seulement de concept d'espace, mais encore d'intuition
uniforme dans l'espace (le fleuve ne pourrait être perçu dans l'espace); 2• S'il
y avait des intuitions radicalement différentes, il y aurait un concept de différence
en général, un concept d'espace mais pas d'intuition parce qu'il n'y aurait
pas dans les «parties • cette identité à l'égard du concept qui fait l'unité de
l'intuition (de l'espace et de temps) et donne aux représentations situées dans
cette intuition leur caractère de « parties •. L'identité de la différence pour
toutes les différences rend possible l'unité soit du temps soit de l'espace, d'où
vient ensuite l'intuition (comme quantum). Mais on voit que dans ce cas a) des
intuitions radicalement différentes ne peuvent être conçues, car il faudrait pour
elles une conscience avec son unité et son identité ce qui est contradictoire
(point de vue subjectif) ; b) le simple concept d'espace ou de différence en
général est impossible pour la même raison ; il suppose l'identité (point de vue
objectif).
(2) Tr. Phil., p. 132.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 103

kantien de l'autonomie du moi fini. Ce qui chez le Leibnitien


n'est que retentissement, ctmséquence inerte, est en même
temps chez MAÏMON condition préalable. Pas d'espace et de
temps sans un divers et un donné, mais aussi pas de donné
et de divers en nous, sans l'espace et le temps qui manifestent
l'activité d'appropriation de notre pensée. Si l'espace et le
temps ne sont pas a priori et purs, ils ne sont pas non plus
empiriques, ils sont seulement a priori : synthèse d'activité
et de passivité, de donné et de non donné (1). Mais ce rapport
réciproque du Real-Grand et de l'Ideal-Grand n'est que l'image
du rapport nécessaire qui lie l'identité à la différence. Pas
de différence pour nous sans espace et temps, c'est-à-dire
sans l'unité en nous de ce divers, mais pas de différence abso-
lument, sans l'unité de la différence. Il s'en suit que pour
retrouver et reconstruire la déduction maïmonienne du temps
et de l'espace, il faut poser deux moments : le moment de la
différence, et celui de l'identité, et chacun de ces deux moments
présentera deux aspects, l'aspect de l'en soi (ou différence)
et l'aspect du pour soi (ou synthèse, unité). (Cette division
n'est nulle part indiquée par MAïMoN, mais il est remarquable
que sa pensée ne puisse clairement s'exposer que suivant
cette quasi dialectique synthétique, qui en est sans contredit
le nerf, et que FrcHTE et HEGEL mettront en lumière, pour
leur compte.)
a) Différence ( Real-Grund, en soi).- L'extériorité réciproque
dans l'espace et dans le temps est fondée sur la différence
des choses (1). MAÏMON admet somme toute que le principe
leibnitien des indiscernables vaut tout autant pour les phéno-

(1) Tr. Phil., p. 132.


(2) Cette déduction où les formes s'avèrent comme étant à la fois des formes
a priori de notre pensée et néanmoins valables pour les choses elles-mêmes
puisqu'elles y ont un fondement objectif n'implique pas nécessairement qu'il y
ait une lacune dans la théorie de KANT qui attribuerait aux formes une valeur
subjective (exactement une objectivité subjective) uniquement parce qu'elles
sont a priori. L'affirmation de KANT trouve sa contre épreuve dans l'analyse _des
concepts d'espace et de temps, qui démontre l'impossibilité pour ceux-ci
d'être des rapports ou propriétés de choses en soi; d'autre part si malgré cette
analyse, on voulait attribuer l'espace à la chose en soi, on ne serait en rien avancé
par là, puisque toute l'universalité et la nécessité des mathématiques ne peut se
fonder que sur la subjectivité des formes, et l'objectivité qu'elles confèrent aux
phénomènes. - Sur ce point, la controverse débattue par TnENDELENBURG,
K. FISCHER, VAIHINGER, etc., semble devoir se rédnh·e à pen de chose. La véri-
table difficulté ne réside pas dans la phénoménalité de l'espace, mais dans
l'applicabilité de cette forme à une matière quelle qu'elle soit. C'est ce que
MAÏMON a bien vu. - (Sur cette controverse Cf. VAIHINGER, Commentar zu
Kants K. d. r. V. Il, p. 288 sq.)
104 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

mènes que pour les choses en soi (1). Puisque l'imagination


ne peut poser l'un hors de l'autre que ce que l'entendement
a jugé comme différent, le concept de différence, propre à
l'entendement, est donc pour l'imagination le fil conducteur
qu'elle ne doit pas abandonner si elle veut procéder régulière-
ment. Autrement elle s'aventure dans des fictions. C'est pour-
quoi, tout ce qui est différent doit, nécessairement, être dans
l'intuition perçu dans l'espace et dans le temps, mais non
réciproquement, car l'imagination peut introduire fictivement
des différences spatiales ou temporelles dans les choses qui
en elles-mêmes sont sans différence. L'original détermine
la copie, mais non réciproquement, car si la différence des
choses est le fondement de la différence spatiale et si le plus
souvent la différence spatiale est le seul moyen de remonter
à la différence objective, la ditTérence spatiale a parfois sa
source dans une illusion et ne correspond à aucune différence
réelle : contrairement à ce que pense KANT, l'espace est inca-
pable de fournir par lui-même une différenciation valable (2).
Cette affirmation est appuyée par la description du procédé
qu'emploie l'imagination pour créer la fiction d'un espace
- et d'un temps / source originaire de différenciation. Il
existe en effet des figures philosophiques, représentations qui
ne sont pas originaires à l'égard des objets auxquels elles se
rapportent, mais qui leur sont transférées d'ailleurs au moyen
d'une opération de l'imagination et qui en vertu d'une illusion,
sont considérées comme si elles étaient originairement en rapport
avec ces objets. Ces figures philosophiques se distinguent des
figures de rhétorique en ce que ne nous rendant pas si facile-
ment compte de leur production, nous pouvons moins aisé-
ment déceler l'illusion qu'elles provoquent. Or l'espace et
le temps comme source de différenciation, c'est-à-dire comme
objets d'intuition en soi sont de telles figures philosophiques.
L'espace est originairement la forme de la différence des
objets extérieurs, c'est-à-dire nous ne pouvons, de par les
dispositions de notre nature, nous représenter des objets
sensibles comme différents de nous et les uns des autres, quand
nous ne les représentons pas en même temps dans l'espace
comme hors de nous et les uns hors des autres, en conséquence

(1) cr. Logflr, p. 197 sq.


(2) Tr. Phil., p. 133-135.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 105

nous ne pouvons nous représenter dans l'espace que des objets


différents, non des objets homogènes. Un fleuve par exemple
devrait donc en soi comme objet homogène ne pas nous appa-
raitre dans l'espace. Pourquoi néanmoins apparaît-il sous
cette forme ? C'est en vertu du procédé que l'imagination
emploie pour construire les figures philosophiques. Si l'on
ne pouvait rencontrer d'autres objets sensibles hors du fleuve,
celui-ci serait un objet qui peut simplement être représenté
dans l'espace, mais qui n'est réellement pas représenté en
lui. Mais comme hors du fleuve, sur le rivage, se trouvent
d'autres objets qui eux à cause de leur différence sont repré-
sentés dans l'espace (c'est-à-dire hors du fleuve et les uns
hors des autres), alors l'imagination transporte la représentation
spatiale de ces objets, sur le fleuve qui est avec eux en rapport
d'espace (puisqu'il est hors d'eux). Alors nous nous représen-
tons non seulement le fleuve comme hors des objets du rivage,
mais encore ses propres parties homogènes comme étant les
unes hors des autres (à cause des rapports différents de ces
parties à des objets différents) (1). Ainsi lorsque l'imagination
se représente dans l'espace et dans le temps, une série de
choses identiques quant au concept (c'est-à-dire où l'entende-
ment ne remarque aucune différence), son emploi est trans-
cendant (2). Cet ens imaginarium, qui est le schéma sensible
de la différence des choses en général, est ce que KANT, dupe
lui-même de l'illusion, appelle intuition pure a priori (3) : une
telle intuition est transcendante.
De même, le temps n'est pas non plus la forme des intuitions
internes en général, mais simplement celle de leur différence. Là
où on ne peut trouver de différence dans les représentations
de notre état, il ne peut y avoir de succession temporelle.
L'espace et le temps ne peuvent donc être représentés en soi
par nous, mais immédiatement par des objets différents, et
médiatement par des objets sensibles en général.
Il suit de là que si KANT a raison d'établir contre les dogma-
(1) Tr. Phil., p. 346-347; Abhandlung über die philosophischen und rhetori&-
ehen Figuren, Slreijereien, p. 261 sq. ; Anjangsgründe der Newlonischen Philo-
aophie von D• Pemberton, Aus dem Englischen mit Anmerkungen und einer
Vorrede von S. MAiMON Jer Theil ; Berlin (Mauser) 1793, p. 194. Logik, p. 138
et 422.
(2) Tr. Phil., p. 135. .
(3) Ibid., p. 19, 346-347. L'espace en rapport avec des objets particuliers
sensibles (matériellement différents) est le schéma sensible de la différence des
choses: c'est l'intuition empirique qui, elle, n'est pas illusoire, pas plus d'ailleurs
que le concept a priori qui conditionne cette intuition.
106 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTLAE

tiques que l'espace n'est pas une propriété inhérente aux


choses en soi, on doit en revanche lui refuser d'en faire une
forme transcendantale des objets de l'intuition en général
il n'est que la forme transcendantale de la différence des objets
extérieurs. Il n'est posé comme forme transcendantale des
objets extérieurs en général qu'en vertu de l'illusion décrite
précédemment, de même qu'est due à une illusion la divisibilité
infinie de l'espace comme intuition, son infinité en grandeur,
et aussi la notion d'un espace vide, intuition pure ( 1). Croire
que si toutes les choses du monde venaient à être anéanties,
l'espace qu'elles emplissent à l'heure actuelle subsisterait
néanmoins, c'est être le jouet d'une autre remarquable illusion
de l'imagination, par laquelle est confondu ce qui ne dépend
d'aucune condition particulière, avec ce qui ne dépend absolu-
ment d'aucune condition. L'espace est une représentation qui
n'a pas lieu seulement dans certains objets sensibles extérieurs,
mais dans des objets sensibles extérieurs en général. La repré-
sentation de l'espace n'est donc pas déterminée par des objets
particuliers, elle est déterminée par des objets sensibles en
général. Mais, par une illusion de l'imagination, la représen-
tation de l'espace est tenue comme complètement indépendante
des objets sensibles ("?.).
Puisque l'espace n'est que la forme transcendantale de la
différence, et non des objets, on comprend la question de
MAiMoN : « De quel droit dit-on que l'étendue est la condition
de la perception de l'objet, qui nous prouve qu'un jour nous
ne percevrons pas un objet qui ne sera pas dans l'espace ? (3) •
« Nous nous illusionnons, en effet, quand nous croyons que
le fleuve en soi ne peut être représenté autrement que dans
l'espace (4). »A la vérité on ne doit retenir de cette argumen-
tation que ce qui met en valeur la nécessité d'une différence
au fondement des formes, car il ne peut y avoir de perceptions,
il ne peut même pas y avoir de choses, sans différence ; ce qui

(1) Tr. Phil., p. 182; Streijereien, p. 265 sq.


(2) Sil"eijeJ•eien, p. 265, sq.
(3) Tl·. Phil. Anmerkungen, p. 342. La critique d'allure empiriste adressée à
la théorie kantienne de l'espace et du temps, formes a priori de la perception des
objets (Cf. plus haut p. 89) est justifiée par la déduction de l'espace et du temps
qui détermine exactement leur fonction comme condition. Ce n'est pas une
déduction mais le fait de leur généralité qui conduit KANT à leur attribuer leur
caratère de forme. Le doute est donc permis. Mais la légitimité de ce doute est
en quelque sorte fondée, lorsqu'est découverte l'illusion grâce à laquelle
KANT donnait à l'espace et au temps plus qu'il ne doit leur revenir.
(4) Logik, p. 138.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 107

par conséquent est forme transcendantale de la différence,


doit être ipso facto tenu pour la forme transcendantale des
objets en général. On doit donc supposer que lorsqu'un objet
de l'intuition n'a pas dans cette intuition d'autre différence
que des différences de lieu, ces différences sont possibles en
vertu de différences intrinsèques qui n'apparaissent pas dans
'intuition. C'est à une telle solution inspirée du principe
leibnitien des indiscernables que MAIMON devra rai~onnable­
ment se rallier dans la Logique (1).
Bref ou l'espace et le temps sont sources de différences
et dans ce cas ils sont illusoires, c'est une thèse d'inspiration
huméenne--:-- ou les différences qu'ils déterminent sont fondées,
alors elles reposent sur la différence intrinsèque des choses :
thèse leibnitienne. « Je suis donc d'accord avec KANT en
ceci que l'espace considéré en soi comme intuition (mais non
comme image d'un rapport) n'a qu'une réalité subjective
et que les choses qui nous apparaissent dans l'espace, n'appa-
rais,-,;ent peut-être pas dans l'espace, aux autres êtres pensants ;
mais j'ajoute encore que ce phénomène doit avoir un fonde-
ment objectif qui précisément parce qu'il est objectif doit
être pensé de la même manière par tous les êtres pensants. »
(C'est la différence.) Il en est de même pour le temps (2).
b) Différence pour nous (Ideal Grund). - L'espace et le
temps ne sont pas seulement, selon la thèse leibnitienne, résultat
de la différence des choses, mais encore, selon la thèse kan-
tienne, condition nécessaire de la perception de la différence
en nous : il faut l'unité, la synthèse du temps et de l'e,;pace
pour que la différence puisse être posée en nous ; il faut que
nous puissions rapporter l'une à l'autre les choses différentes
pour que la différence surgisse à notre conscience. Ce rapport
implique une certaine identité qui rend possible ce rapport
lui-même ainsi que la réunion des éléments dans une intuition.
D'autre part cette identité doit être inconsciente, car la cons-
cience de l'identité des objets supposerait la présence de ces

(1) Logik, p. 134-135 " Nous devons admettre dansee cas (les deux gouttes
d'eau) que le concept commun aux deux choses est incomplet c'est-à-dire qu'il
ne contient pas tout ce par quoi les objets sont déterminés. Il ne contient que ce
qui est commun aux deux, non ce qui est le propre à chacun d'eux et détermine
leurs rapports externes particuliers. Par là nous sommes conduits à rechercher
ce qui constitue le propre de chaque objet et à rendre nos concepts toujout·s plus
complets •: Zeit und Raum ais allgemelne Hinweisungen zür Vollsliindigmachung
unsere1· empirischen Erkenntniss.
(2) Tr. Phil., p. 182.
108 PHILOSOPHIE TRANSCBNDAN7ALE

objets, tandis qu'ici les objets doivent se produire précisément


en vertu de cette identité (1).
La question revient à se demander comment est possible
en nous un jugement originaire de différence sur des per-
ceptions différentes.
En effet, des représentations différentes ne peuvent exister
en même temps, d'autre part tout jugement sur le rapport
des objets les uns aux autres suppose la représentation de
chacun des objets. Comment donc est possible un jugement
sur le rapport des objets les uns avec les autres. Soit ce juge-
ment évident : le rouge est différent de vert, les représentations
de rouge et de vert doivent être en soi présupposées à ce juge-
ment. Mais comme ces représentations s'excluent réciproque-
ment au même instant dans la conscience, et que le jugement
se rapporte aux deux en même temps et les unit, ce jugement
·ne peut d'aucune façon être rendu concevable. C'est en vain
qu'on voudra recourir aux traces laissées-par la représentation,
mais les traces des représentations différentes ne peuvent
pas plus que les représentations elles-mêmes se trouver ensem-
ble dans la conscience, à moins qu'elles ne se confondent
en une. Ce jugement n'est donc possible que par la représen-
tation d'une succession temporelle. Une succession tflmporelle
est déjà en soi, sans relation avec les objets qui y sont représen-
tés, une unité dans le divers. L'instant précédent est comme
tel différent du suivant; ils ne sont pas analytiquement identiques
et pourtant ne peuvent être représentés l'un sans l'autre,
bref ils constituent ensemble une unité synthétique. La repré·
sentation d'une succession temporelle est donc une condition
nécessaire non de la possibilité des objets sensibles en eux-
mêmes, mais d'un jugement sur leur différence, qui sans la
succession temporelle ne saurait être objet de notre connais-
sance. D'autre part, la différence objective est une condition
de possibilité de la succession temporelle, non simplement
comme objet de connaissance, mais comme objet en soi (car
la succession temporelle n'est représentable comme objet
en soi que parce qu'elle est objet de notre connaissance); la
forme de la différence (comme aussi celle de la différence objective
ell_e-m~me) et celle d'une succession temporelle sont donc l'une
à l'égard l'un de l'autre dans un rapport réciproque nécessaire.

(1) Tr. Phil., p. 132.


PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 109

Si le rouge n'était pas en soi différent du vert nous ne pourrions


nous les représenter dans une succession temporelle. Mais
si nous n'avions pas la représentation d'une succession tem-
porelle, le vert et le rouge pourraient être des objets différents,
jamais nous ne les connaîtrions comme tels (1).
Il y a le même rapport entre la forme de la. différence et
la représentation de l'en dehors l'un de l'autre dans l'espace.
L'une ne peut avoir lieu sans que l'autre ne soit trouvée dans
les objets. L'une sans l'autre sont réciproquement inconnais-
sables.
Par là s'explique que l'espace (et le temps) ne soit pas
absolument a priori comme le principe d'identité, mais seule-
ment a priori par rapport à ce qu'il représente (2), c'est-à-dire
par rapport à la différence : car l'espace, comme mode néces-
saire de percevoir la différence, suppose que la différence est
donnée pour pouvoir être lui-même.- Supposons (soll, wenn)
que la différence soit donnée, alors (so muss) on s'aperçoit
que cette différence ne peut être donnée pour nous sans
l'espace. La différence ne peut nous être donnée sans que nous
la posions, mais nous ne pouvons pas la poser, si elle n'est
pas donnée. C'est la caractéristique de l'entendement fini
que la différence y apparaisse comme postérieure à l'identité,
car dans l'entendement infini l'identité et la différence semblent
au contraire devoir être également pur et a priori ; il y a
en lui en effet toutes les choses, et d'autre part tout en lui
est produit et rien n'est donné.
Sans insister sur les difficultés de cette dernière conception
contre laquelle se dressera FICHTE, on doit remarquer que le
rapport de l'identité à la différence dans l'esprit fini,
rapport tel qu'il se détermine dans la position de
l'espace, est celui-là même que FICHTE établira entre le
Moi et le Non Moi : le Moi absolu exclut le Non Moi, comme
l'identité la différence, mais supposons le Non Moi, alot's
il est absolument nécessaire que le Moi le pose: pas de Non Moi
pour le Moi, sans position du Non Moi par le Moi; pas de
position du Non Moi par le Moi, sans le choc « factice • du
Non Moi. En adaptant l'expression de MAIMoN, on peut dire :
l'acte par lequel le Moi pose le Non Moi n'est pas absolument

(1) Tr. Phil., p. 26, 45 sq. ; Streifereien, p. 263 sq.


(2) Tr. Phtl., p. 179.
110 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

a priori, mais seulement a priori par rapport au Non Moi


(sous la condition du Non Moi, dont il est en retour immédiate-
ment condition). Or cet acte de position conditionnée arbi-
trairement ou assertoriquement aboutira précisément chez
FICHTE à la déduction de l'espace et du temps.
c) Identité (en soi, Real Grund). - Pour que la synthèse
de la différence dans l'unité soit possible, il faut que les diffé-
rences des choses soient elles-mêmes non radicalement diffé-
rentes, bref leur différence doit être un minimum : c'est la
continuité. La continuité a deux aspects, l'aspect objectif
à savoir l'existence d'une infinité de différentielles aussi peu
différentes que possible ; l'aspect subjectif, l'existence d'un
principe qui requiert le minimum de différence entre les per-
ceptions. - Nous nous occupons d'abord de l'aspect objectif.
La conscience en général repose sur l'unité du ·divers :
des éléments divers doivent être donnés, que l'entendement
rapporte l'un à l'autre par un concept. Ce concept est soit
l'unité d'identité, soit l'unité de différence : la première est
objective, la seconde subjective (1). Par ex. deux objets a et b
sont chacun donnés en soi. Leur conscience requiert : 1° l'unité
subjective de la conscience : a et b doivent l'un et l'autre
être donnés au même sujet pour que ce dernier puisse les mettre
en relation ; 2° une unité objective : les objets doivent avoir
en eux quelque chose qui les rend aptes à cette relation et cela
de deux façons : ou on les considère comme réunis par là à
l'égard du sujet seul ou on les considère comme possédant
en soi une unité. Or le caractère d'unité subjective ou d'unité
objective nous est révélé par l'application des différentes
catégories : par ex. l'objectivité de la succession par la catégorie
de cause, la subjectivité par celle d'action réciproque. Il est
donc évident d'après ce qui précède que les différents modes

(1) Dans le premier cas l'entendement porte un jugement d'identité, et


attribue celle-ci à l'objet: l'identité est consciente, dans le second cas au contraire
l'identité est inc-Onsciente, et aucun jugement ne l'attribue à l'objet. Par ex.
deux triangles me sont donnés, ils sont deux, et non un, en ve1·tu de la différence
de leurs déterminations, je les rapporte l'un à l'autre et je remarque qu'ils sont
deux triangles, c'est-à-dire qu'ils sont identiques, de là naît le concept de trian-
gle en général. (Tr. Phil., p. 133).- Une telle conscience d'une identité des objets
résulte d'un jugement d'identité qui pose une unité objective. On remarque
que la condition d'un tel jugement est la position d'un divers. Réciproquement
quand nous portons un jugement de différence, un jugement d'identité (comme
Beziehungsgrund) est requis. Mais ce que MAÏMON veut montrer, c'est qu'anté-
rieurement à toute attribution consciente de l'identité ou de la diflérence à un
objet, la simple présence en nous de la diversité, en vertu d'une unité simplement
subjective (et inconsciente) de la différence, suppose une unité dans les choses.
PHJLOSOPBIB TRANSCENDANTALE Ill

d'unité que représentent les catégories ont leur fondement


dans les choses elles-mêmes et que l'application de telle ou
telle catégorie exprime immédiatement en nous la relation
réelle des objets. « L'entendement possédant plusieurs formes
ou modes de relation des objets les uns à l'égard des autres,
le fondement de ces relations particulières ne doit pas être
rencontré dans le sujet seul, mais aussi dans les objets (1). »
Mais l'essentiel est que, quelle que soit la catégorie, et même
dans le cas de la simple unité de différence (où l'unité est consi-
dérée par le sujet comme n'étant pas objective) l'unité, malgré
son caractère subjectif ait toujours son fondement dans une
unité des choses (différentes) elles-mêmes.
De même que l'espace et le temps sont déduits de la diffé-
rence des choses, de même donc la continuité de l'espace et
du temps devra se déduire de la continuité de la différence
des choses (2). Cette continuité dans les choses apparaît iinmé-
diatement, si l'on évoque le point de vue de l'entendement
infini et la théorie des différentielles de la conscience. Il n'y a
de « choses » que par la synthèse de l'identité et de la différence ;
or pour concevoir cette synthèse, on est forcé de concevoir
eomme aussi petite que possible la différence même des deux
termes. Autrement dit, la différence entre les différentielles
d'espèce différente doit être aussi petite que possible, inassi-
gnable comme une différentielle, sans quoi les différentielles
elles-mêmes ne seraient plus les unes par rapport aux autres
des différentielles. Telle est la continuité des choses qui doit
donner naissance à la continuité des intuitions.
d) Identité (pour soi, ldeal-Grund). - Le sujet requiert
que la différence des perceptions soit minima. Supposons
que je n'aie qu'une représentation, qui resterait semblable
à elle-même (sans durée déterminée), je ne pourrais arriver à
avoir une conscience d'elle, je n'aurais pas ainsi conscience
de différences et par conséquent ne pourrais me représenter
de succession temporelle. Supposons au contraire que j'aie
des representations purement différentes (c'est-à-dire sans
durée, et telles qu'on ne puisse dire d'aucune d'elles qu'elle
est identique à elle-même en des points différents du temps),
je n'aurais pas non plus de conscience. Pour qu'il y ait cons-

(1) Tr. Phil., p. 131.


(2) Ibid., p. 136.
112 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

cience, il faut donc qu'il y ait une durée de quelque temps,


laquelle à l'égard de notre entendement est identité dans la
différence. On ne peut en effet se représenter de durée, c'est-à-
dire l'immutabilité de quelque chose (qui change), sans la
détermination d'un certain temps, c'est-à-dire sans rapporter
le changement à quelque chose d'immuable (ce qui change),
d'on naît la représentation de succession temporelle ; de
même on ne peut rien penser d'identique avec soi-même sans
le rapporter à quelque chose qui diffère de soi, par ex. : la
substance à ses accidents. Donc pour pouvoir se représenter
un objet en même temps identique et différent de lui-même,
c'est-à-dire durant et changeant dans le temps, on doit admettre
que la différence (de ce qui change) est aussi petite qu'on
voudra, si bien que par elle on ne puisse se représenter que le
temps où l'objet est identique avec lui-même. Bref tout chan-
gement doit être continu. Autrement on ne pourrait plus
dire que c'est le même objet qui change mais un autre, ce
qui detruirait le conèept de changement.
L'experience est précisément la perception de ce permanent
lié à des déterminations changeantes dans le temps; elle
requiert par conséquent le concept de permanent (substance)
et celui de changeant (accident), enfin la nécessité de la succes-
sion des déterminations l'une par rapport à l'autre (cause et
effet). On ne peut dire de l'eau froide qu'elle est devenue
agréable, mais qu'elle est devenue chaude, car pour constituer
une expérience, il ne suffit pas de percevoir la substance liée
en général avec toutes les déterminations changeantes dans le
temps, mais seulement la substance liée avec celles qui se
rapportent l'une à l'autre en tant qu'elles s'excluent récipro-
quement dans le même sujet. La perception que l'eau est
froide et ensuite qu'elle est agréable constitue sans doute
une succession subjective de déterminations ; mais elle ne
contient aucune succession objective parce que ces deux
déterminations peuvent s'unir dans l'objet, c'est-à-dire être
en même temps. Au contraire la même eau ne peut être en
même temps chaude et froide. La synthèse de ces détermi-
nations qui s'excluent ne peut être perçue que par un change-
ment de ces déterminations dans le temps. Le mode du change-
ment (die Art der Wechsel) nécessaire pour l'expérience est donc
déterminé : la détermination qui précède est cause de la sui-
vante, celle-ci suppose celle-là parce que sans succession en
PHILOSOPHIB 'I'RANSCBNDAN'I'ALE 113

général et sans succession déterminée, aucune expérience


n'est possible.
Mais une détermination est quelque chose de positif (si
elle doit. être perçue dans l'intuition, car une détermination
nôgative est simplement logique) ; pourtant la détermination
qui suit doit être opposée à la détermination qui précède.
Or ce qui est opposé à quelque chose de positif ne peut être
autre que négatif; ces deux quantités opposées sont néanmoins
nécessaires pour l'expérience. Cette contradiction ne peut être
supprimée et l'expérience rendue possible que si leur union
dans l'objet s'effectue de telle sorte qu'elles se nuisent le
moins possible : leur opposition doit être un minimum ; ou
encore l'exclusion réciproque des deux déterminations doit
être rrtinima, de façon que la chose reste identique avec elle-
même (1). Alors nous avons une expérience, c'est-à-dire la
perception d'un même permanent lié à des détermination'!
différentes, changeant ( wechselnden) dans le temps. Ces déter-
minations sont positives parce que l'opposition qu'on y remar-
que (et qui est nécessaire pour l'expérience) est aussi petite
que possible. Tel est le principe de continuité (2).
Ce principe n'est donc pas tiré de l'expérience, mais est
a priori et rend possible l'expérience. Nous ne rattachons
les choses les unes aux autres dans une expérience qu'en
vertu dela continuité, et quand nous recherchons la cause d'un
phénomène, nous cherchons simplement à établir la continuité
entre lui et le phénomène précédent. Ainsi, quand j'ai affaire
à un changement si soudain qu'il y a solution de continuité,
je me refuse à admettre qu'il n'y ait qu'une seule chose, qu'une
seule substance, par ex. : d'un petit enfant qui deviendrait
subitement un géant, nous ne pourrions croire malgré la
res'!emblance des traits que c'est la même personne seulement
transformée, nous estimerons plutôt qu'il y a là deux personnes
différentes. Mais d'autre part si nous ne découvrons pas la
continuité dans la succession des déterminations d'un même
déterminable, nous nous réfugierons dans un autre détermi-
nable pour chercher la continuité entre deux de ses déter-
minations, par ex. quand je di8 « le feu échauffe la pierre, etc. •

(1) Cette suppression de la conlr:Hiiction, par une synthèse limitative de


deux termes qui se nient, laquelle synthèse est nécessaire pour l'expérience
possible, c'est exactement la dialectique de.• Grundlage.
(2) Tr. Phil., p. 136-139.

8
114 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

De là nait la différence entre avoir une cause en soi-même


et une cause hors de soi. Les représentations de l'âme qui
passent d'une façon ininterrompue suivant la lol de l'asso-
ciation sont de la première espèce. Sont-elles interrompuea
par une sensation extérieure, alors elles appa~tiennent à la
seconde espèce : on peut toujours y découvrir de la continuité,
mais celle-ci ne doit pas être cherchée dans la représentation·
qui précède, mais dans l'analogie entre des mouvements
corporels et les sensations et repose sur la question de com-
mercio animt et corporis (1).
Par ce recours à un autre déterminable, nous découvrons
le fondement de la simultanéité nécessaire, qui s'oppose à la
succession nécessaire, que nous venons de déduire. Les repré-
sentations en effet sont toujours successives, car si nous trou-
vons que telle succession est arbitraire, parce que nous pou-
vons à volonté la renverser, cette inversion ne pourra néan-
moins se produire que dans un autre temps, différent de celui
où Se déroulait l'ordre primitif; pour chaque temps, il ne peut
donc y avoir réellement qu'une seule espèce de succession,
nous ne pouvons donc pas savoir si les objets en soi se succèdent
comme dans notre sujet. Mais nous venons de découvrir un
caractère qui permet de nous prononcer : si nous trouvons
un phénomène dont la détermination ne se laisse pas relier
par la continuité avec la détermination précédente d'un
même phénomène, mais avec une détermination d'un autre,
alors nous jugeons que les déterminations ne se suivent pas
l'une l'autre (dans le même déterminable), mais qu'elles sont
en même temps dans des déterminables ditTérents (2).
Toute cette déduction montre que le temps et l'espace
tout en étant des formes de la sensibilité suppoaent néanmoins
les formes de l'entendement, lesquelles à leur tour supposent
quelque chose d'objectif : la matière. La o;;ubsomption de la
matière sous la forme sensible et celle de la forme sensible
sous la forme de l'entendement n'offrent plus de difficulté :
la question quid juris est ici encore résolue (3). Comme d'autre
part. la matière implique l'identité et la différence, on voit
comment les concepts de réflexion jouent à l'égard de tous
les autres éléments de la conscience, un rôle dominateur,

(1) Tr. Phil., p. 136-141.


(2) Ibid., p. 141-14:.!. Voir remarque n• 3, à la fm du volume.
(3) Ibid., p. 135.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 115

et comment cette restauration d'une théorie leibnitienne


conduit à la doctrine de FICHTE, où le jeu de l'identité et de
la différence, c'est-à-dire du Moi et du Non Moi conduit au
moyen de la détermination réciproque des formes de l'enten-
dement à la position d'une matière objective dans les formes
de l'intuition du temps et de l'espace.
Tout en intellectualisant les rapports de temps et d'espace,
et en les fondant sur les rapports logiques des choses entre
elles, il s'en faut en effet que MAïMoN revienne purement
et simplement au leibnitianisme, car il a conservé malgré
• son ontologie » l'antidogmatisme de KANT. La synthèse
de la multitude dans l'unité, la nécessité d'un détail du change-
ment, la nécessité de la continuité, le principe des indiscernables,
sont chez LEIBNIZ, conformément au point de vue dogma-
tique, des requlstta d'une métaphysique générale de l'univers
liée à la mathématique et à la physique- qui peuvent trouver
dans la conscience une confirmation ou même un point d'appui,
qui sont tenus évidemment pour des conditions de la cons-
cience - mais qui ne sont pas posés uniquement comme les
conditions d'une perception ou d'une conscience possible, et
comme uniquement valables dans cette mesure. Ces requtsita
sont au contraire objectivés d'emblée, indépendamment de
leur usage par la conscience, et l'être de la conscience, sa
nature, sa simplicité, son autonomie même - ou plutôt son
substitut, la substantialité individuelle - sont posés en vertu
d'une nécessité extrinsèque à l'égard de ce << je ,, auquel le
philosophe attribue néanmoins une « vis intrinseca >>. Mais le
philosophe, c'est la monade elle-même, qui reste comme étran-
gère à elle-même, et inconsciente de sa force propre, si elle
ne s'attribue pas d'elle-même et pour elle-même cette force
intérieure, que le philosophe lui attribue de l'extérieur, bref,
si le philosophe après avoir pris conscience de lui-même comme
monade, ne peut déduire des seules exigences de son activité
subjective, la totalité des éléments posés primitivement du
dehors. Il faut donc que la monade retrouve en elle par sa
seule force le point de vue de l'observateur extérieur à elle.
Cette méthode réflexive, pratiquée par SPINOZA, et qui a
pour résultat d'intérioriser ce qui provisoirement a pu être
extérieur, est assez étrangère à LEIBNIZ qui justifie plus
souvent le dedans par le dehors, même quand le dedans est
affirmé comme fondement, sans s'apercevoir que le philosophe
116 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

qui embrasse un tel champ doit, lui-même monade, justifier


génétiquement ses affirmations. Le dogmatisme naif de cette
méthode se manifeste par la prédominance du point de vue
monadologiste, sur le point de vue monadiste. Mais d'autre
part la genèse ne saurait affranchir du réalisme dogmatique,
si son effet est simplement d'amener le sujet à reconnaître
par lui-même et du dedans une réalité qui le pose (SPINOZA)
- au lieu d'amener le sujet à reconnaître que rien n'est posé,
qu'il ne pose, lui, sujet - et que seul, il est ce qui se pose abso-
lument, parce qu'il se pose (FICHTE).
Le point de vue de MAIMON reste au contraire éminemment
subjectif et critique. Tout est posé uniquement en tant que
condition nécessaire de la possibilité, sinon de l'expérience,
du moins de la conscience : c'est parce que l'union de l'identité
et de la différence est condition de la possibilité de la cons-
cience, que ces concepts doivent être placés au fondement
de la doctrine ; les termes dont les relations de différence
et d'identité fondent les relations d'espace et de temps, ne
sont donc jamais posés en eux-mêmes indépendamment des
nécessités de notre connaissance, mais simplement en nous
comme différences sensibles qui d'une part sont données,
d'autre part doivent nous être données, si une connaissance
de choses est posée (1). L'unité élémentaire qui s'exprime
en nous par une intuition est simplement conçue, sous forme
de différentielle, comme une idée jamais objectivée, ni non

(1) S'il y a en nous, selon LEIBNIZ, des vérités nécessaires et, des principes
innés antérieurs à la sensation, ce n'est pas parce que ces principes sont conditions
del' expérience, car l'expérience n'a en elle-même aucune nécessité; c'est le domaine
du simple contingent, Cf. REINHOLD, Uber das Verhültnis der The01·ie des Vors-
tellungsvermOgens zur Krilik der reinen Vernun/1. (Beitrage 1, p. 286, 303-304),
mais simplement parce qu'il y a en nous une nécessité que ne pourrait expliquer
l'expérience. Sans doute ces P.rincipes sont-ils valables parce qu'ils sont au
fondement des choses (intelligzbilia.) et que les choses ainsi fondées sont à leur
tour au fondement de l'expérience, c'est-à-dire au fondement de la connaissance
imaginative et confuse. Mais l'expérience se distingue des choses qui la fondent,
non pas comme le phénomène (sensible, mais réel) du noumène, mais comme
l'apparence (trompeuse) du réel (vérité), elle n'est pas en elle-même et comme telle
fondée dans les principes. Ces principes ne sont donc pas condition de la connais-
sance sensible, .bien que celle-ci ne soit qu'une connaissance confuse de choses
fondées par ces principes. Le principe inné n'a donc rien de commun avec le
principe a priori de la philosophie transcendantale qui précède la connaissance
sensible parce qu'il la rend possible, et qui tire toute sa valeur a priori de ce qu'il
rend possible ainsi la seule connaissance de l'objet qui nous soit permise. Chez
MAiMON les formes de la connaissance imaginative en tant que telle, qui étaient
chez LEIBNIZ des idées confuses et des résultats conditionnés dans l'intelli-
gible par des principes intellectuels objectifs et d'ailleurs innés, sont des prin-
cipes a priori transcendantaux qui rendent possible dans le sujet la connaissance
de l'objet dans une expérience en général, que cellP...ci soit entendue ou non dans
nn sens kantien.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 117

plus réalisée. Enfin si la différentielle exprime, conformément


aux postulats de la métaphysique dogmatique, une réalité
et une puissance consubstantielles à l'entendement infini,
elle est considérée d'autre part comme exprimant le caractère
extrinsèque et arbitraire de la différence par rapport à l'identité
originaire; minimum de différence ou de donné, elle tend à
être conçue originairement comme une altération inintelligible
qui confère aux vérités mathématiques un caractère asser-
iorique, et qui répond tant au concept kantien de chose en
soi, qu'aux concept<; fichtéens de Non-Moi et de Devoir-être.
L'hiatus critique qui sépare l'intelligible du sensible, l'absolu
du phénomène, subsiste. L'effort original du système consiste
donc à opérer la fusion intelligible de ces deux thèses opposées;
la thèse leibnitienne et la thèse kantienne. En cas d'écheo
la notion d'Idée poussée à l'extrême permettra de poser l'enten-
dement infini et la différentielle comme de simples fictions
commodes, l'esprit critique de l'Als ob Philosophie se mariant
encore là à ce relativisme berkeleyen que LEIBNIZ lui-même
a pu afficher.
CHAPITRE IV

La déduction des Catégories

§ I. - La déduction des catégories

Aux deux points de vue de l'entendement infini et de


l'entendement fini correspond une double conception des
catégories. Dans l'entendement infini, les concepts purs de
rapports produisent, par la détermination réciproque, des
choses qui ont une réalité propre antérieurement à toute
intuition. Les catégories ne sont donc plus a priori, seulement
dans la mesure où elles rendent possible une expérience fondée
sur une intuition, mais en tant qu'elles rendent possible, avant
toute intuition, la pensée elle-même (1). Sans doute, pour
KANT, les catégories ont bien une valeur intrinsèque qui
dépasse leur fonction de condition de la connaissance empi-
rique. Cette valeur permet l'extension de la raison pure au
point de vue pratique. Lorsque la raison pure pratique procure
à des Idées une réalité objective, la raison théorique est capable
de concevoir ces objets au moyen des catégories, sans avoir
besoin d'intuition, car les catégories ont leur siège et leur
origine dans l'entendement pur indépendamment de toute
intuition et antérieurement à toute intuition, exclusivement
considéré comme le pouvoir de penseP - et elles désignent
toujours seulement un objet en général de quelque manière
qu'il puisse nous être donné (2).
La doctrine de MAiMoN a une autre portée. Elle tend
d'abord à montrer de quelle façon les catégories rendent
possible la pensée : elles expriment les différents rapports

(1) Tr. Phil., p. 190-193 et passim.


(2) KriUJ• der praktlschen Vermmft, V., p. 142.
120 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

possibles du prédicat au sujet, de la détermination au déter-


minable. Cette préoccupation génétique est étrangère à KANT.
Mais au point de vue de l'entendement infini, cette déduction
n'est pas la simple analyse abstraite du concept de déter-
minabilité, car les catégories en rendant possible la pensée,
déterminent avant toute intuition des objets réels (reelle) qui
doivent être conçus au fondement des objets intuitionnés
(Wirklichkeit). Cette production des objets par les catégories,
qui tend à leur accorder une valeur objective, antérieurement à
leur usage par le sujet représentant, qui rend~oncevable l'appro-
priation par ce sujet de la matière à représenter, est une
conception d'inspiration leibnitienne étrangère à KANT : si
au point de vue pratique la catégorie pour KANT a une signi-
fication, et n'était pas vide, c'est que l'objet lui était apporté
du dehors encore, non plus par l'intuition, mais par la croyance
que détermine la raison pratique. Si la Critique du Jugement
conçoit une harmonie profonde de la matière de la nature
avec nos formes, c'est d'une façon qui exclut tout recours
concevable à des catégories du Moi qui seraient en même
temps catégories de la nature (dehors sans dedans), ou à des
catégories de la nature qui seraient en même temps catégories
du Moi.
A ce premier point de vue, et à cette première déduction
où l'entendement (non d'après notre conscience actuelle)
considéré en soi comme pur, est une faculté de déterminèr
des objets réels, au moyen de rapports pensés qui se rapportent
à un objet en général (1), s'oppose le point de vue du sujet
représentant, où les catégories sont posées non comme condition
des objets réels de la pensée, mais du connaître, comme
distinguant toutes les choses entre elles par une détermination
de temps (2). C'est comme une déduction de la représentation
par l'entendement fini, des objets produits par l'entendement
infini. Elle est donc étroitement liée à celle de l'espace et du
temps. En effet la substance et l'accident sont alors conçus
comme conditions de la perception, la cause et l'effet comme
conditions de la perception du changement, tandis que l'espace
et le temps sont la condition de la représentation de la diflé-
rence. Or pas de conscience d'une perception distincte, sans

(1) Tr. Phil., p. 206.


(2) Ibid., p. 212-214.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 121

conscience de la différence des perceptions, pas de conscience


de la différence des perceptions sans la conscience du change-
ment des accidents par rapport à la substance et réciproque-
ment (1). La détermination réciproque des objets (logiques)
indéterminés par le moyen des formes de la pensée (substance
accident, cause effet, etc.) ou du jugement en général (rapports)
fait de ceux-ci des objets réels : mais seulement des objets réels
de la pensée, non du connaître. Pour que ces formes aient de
la réalité, c'est-à-dire soient attribuées aux objets et reconnues
en eux, il faut que les objets soient déjà pensées auparavant
comme déterminés, car, dans l'entendement fini, ces· formes
servent à la liaison, non à la production des objets eux-
mêmes. D'autre part, ces formes a priori ne peuvent se rapporter
à des objets par des déterminations a posteriori (question
quid juris), mais par des déterminations a priori, qui doivent
elles-mêmes être des relations d'objets entre eux, car l'enten-
dement peut non appréhender par intuition, mais seulement
penser, c'est-à- dire établir des relations. De telles relations
doivent pouvoir se rapporter à tous les objets sans distinction,
même aux objets a posteriori et constituer ainsi comme la
matière des formes (catégories) qui ne peuvent se rapporter
aux objets que par leur intermédiaire. Ces relations sont les
concepts de réflexion : identité et différence (2).
Ainsi se reproduit dans l'ordre du connaître, ce qui s'est
produit dans l'ordre de la pensée : il fallait d'abord l'identité
et la différence pour qu'il y eût des choses en général, ensuite
le rapport réciproque (cause, effet, etc.) des rapports de diffé-
rence, pour qu'il y eO.t dans la pensée des choses réelles déter-
minées ; d'autre part, il faut que l'entendement fini, détermine
les choses suivant leur identité et leur différence (concepts de
réflexion), pour pouvoir connaître dans le temps leur liaison
suivant la causalité (catégories). L'entendement pense des
objets déterminés les uns à l'égard des autres par le rapport
de maximum d'identité ou de minimum de différence, et il
les pense de nouveau dans la forme des jugements hypothétiques
de telle sorte que si l'un est posé a, l'autre b doive être posé.
Ainsi nous ne pensons pas seulement les objets dans un rapport
réciproque les uns avec les autres, mais nous les connaissons

(1) Ibid., p. 215 sq. ; Streifereien, p. 265 sq.


(2) Tr. Phil., p. 212.
122 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

dans la perception : nous percevons le rapport externe (juge-


ment hypothétique), qui est fondé dans le rapport interne
(maximum d'identité) pensé par l'entendement. Le maximum
d'identité rend possible la consécution immédiate dans le
temps, de a et b ; réciproquement, nous serons assurés que
cette succession immédiate n'est pas illusoire si nous trouvons
que a et b ont entre eux le maximum d'identité ; nous dirons
alors a est cause de b. Et la question quid ;uris est ici entière-
ment résolue, puisque le temps, lui-même rendu possible par
le maximum d'identité des termes en rapport, est une forme
qui vaut pour tous les objets même a posteriori (1).
Mais le rapport interne « maximum d'identité " étant
commun aux deux termes de la relation, il est impossible de
déterminer par lui, lequel des deux termes est la cause, lequel
est l'effet. Les concepts de réflexion ne faisant que traduire
les déterminations conceptuelle, sans jamais pouvoir en
produire aucune, ne peuvent fournir une telle. détermination.
Seul le temps qui o;;e rapporte a priori immédiatement aux
objets, la fournira : cause est ce qui précède toujours, effet
ce qui suit toujours (2).
Mais cette distinction de la cause et de l'effet reposant
uniquement sur ce mode subjectif du temps, propre à l'enten-
dement fini, n'a en elle-même aucune signification. Quant
à la nécessité qui s'exprime dans le mot «toujours », il importe
de lui donner son sens véritable. Elle n'implique nullement
qu'objectivement la cause précède l'effet, et qu'il y a une
succession objective, nécessaire, distincte d'une succession
subjective, contingente, mais seulement que nous apercevons
que la succession subjective de nos perceptions obéit elle-même
à une loi, qui la rend possible
Si a et b en effet ne se trouvaient pas entre eux sous la
règle du maximum d'identité, il n'y aurait pas lors de la per-
ception de b, de reproduction possible de a, et aucun rapport
de succession ne serait possible entre eux. Ceci résulte d'ailleurs
de la déduction même .!lu temps. Sans cette règle dans la
succession, nous ne pourrions donc même pas percevoir la
succession, car comme la succession temporelle est une forme,
un mode subjectif de rapporter les objets les uns aux autres,

(1) Tr. Phil., p. 213.


(2) Ibid., p. 214.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 123

elle ne peut être rapportée à ceux-ci immédiatement, mais


seulement par l'intermédiaire d'un rapport pensé. Qu'importe
donc qu'il existe ou non en général une succession objective,
une « expérience ))'le concept de cause n'est pas simplement
une condition de l'expérience, mais une condition de la per-
ception elle-même; on peut par conséquent douter tant qu'on
veut de l'objectivité de la succession, le concept en général
est objectif, par rapport à la perception réelle que personne
ne peut révoquer en doute (1).
Mais si la règle rend possible la succession, laquelle à son
tour rend possible pqur nous la perception des objets, on ne
saurait en retour prétendre que la succession rend possible
l'existence même des objets qui, au contraire, par leur existence
préalable et les rapports qui en dérivent, ont rendu possible la
forme de succession.
On ne doit donc pas dire que l'existence de a cau<>e l'exis-
tence de b, qu'elle la précède nécessairement d'une façon
irréversible. En fait l'existence de a ne précède en rien cette
succession immédiate : cette succession en vertu de la règle
est cause de la perception possible des objets, non des objets
eux-mêmes. La cause et l'effet ne rapportent pas à l'existence
des objets, mais seulement à leur mode d'exister : ce mode
d'exister, c'est objectivement, le maximum d'identité entre
des termes préalablement existants, indépendamment de toute
succession,.et la détermination qui les subsume sous le rapport
(maximum d'identité) est indifféremment posée dans les
deux termes (2).
Cette déduction implique deux conséquences étroitement
liées : 1° il n'y a pas de succession irréversible, ou plus préci-
sément toute succession de phénomènes peut dans un autre
temps être renversée; 2° il n'y a pas de différence entre la
cause et l'effet qui permette de les connaître comme tels. -
Ces deux conséquences semblent contraires aux faits.
1° C'est un fait qu'il y a des successions irréversibles, et,
sur ce fait, KANT fonde la réalité de son concept de cause :
l'appréhension du divers de l'expérience est toujours (qu'elle
soit subjective ou objective) successive ; on ne peut donc
distinguer l'objectif du subjectif qu'en percevant dans le

(1) Ibid., p. 261, 371.


(2) Tr. Phil., p. 219-220.
124 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

premier cas une succession nécessaire suivant une règle, et


dans le second une succession contingente. « Mais je déclare
que nulle part dans la perception, on ne rencontre une succession
nécessaire suivant une règle, bref je nie le fait, car si elle doit
être nécessaire parce que je ne puis tandis que je la perçois,
percevoir l'autre, alors elle ne pourra se distinguer d'une
simple succession contingente, car dans· cette dernière aussi,
pendant que se déroule la succession, l'autre est impossible. •
Si lors de la représentation d'une maison, en allant par exemple
du sol jusqu'à son faîte, la succession est représentée comme
arbitraire, et la maison comme n'étant pas produite par cette
succession, c'est que la maison n'est pas connue comme objet
en vertu de la seule succession, mais aussi par d'autres carac-
tères - qui peuvent de leur côté être appréhendés successive
ment, mais qui dans l'appréhension donnée ne sont pas consi-
dérés comme tels et sont en même temps perçus sans succession.
Si au contraire le mouvement du bateau est considéré comme
réel, et par conséquent comme se produisant en vertu de
cette succeosion, c'est que le mouvement du bateau est unique-
ment perçu par cette seule appréhension successive, avant
et après laquelle il n'y a absolument pas d'autres caractères
qui permettent de connaître son existence comme objet, et
qu'en conséquence nous croyons que l'objet lui-même, c'est-à-
dire en l'espèce le mouvement du bateau, naît avec cette
appréhension. Mais ces deux modes de succession considéré">
en soi ne sont pas différents l'un de l'autre, par conséquent
lorsque quelqu'un affirme que le bateau descend réellement
le cours du fleuve, il ne sait pas du tout ce qu'il veut dire
avec le mot réel (1).
2o Cette affirmation que la cause ne se distingue pas comme
telle de l'effet semble contraire à l'expérience, car en fait
nous les distinguons. Cette distinction repose sur une confusion :
on admet dans les objets de cette relation (de cause à effet)
entre les déterminations essentielles grâce auxquelles a lieu
cette relation, d'autres déterminations qui sont liées à elles
de façon contingente; alors, les objets sont distingués par ce">
déterminations superflues (qui sont a posteriori et par consé-
quent ne sont pas contenues dans la règle a prwn comme
devant avoir entre elles une telle relation) et nous tenons

(1) Tr. Phil., p. 187-189.


PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 125

pour cause un tel objet dont la synthèse contingente renferme


l'élément propre de comparaison qui se trouve avant la succes-
sion immédiate; nous tenons en revanche pour effet, l'objet
qui n'a reçu que dans la succession, le premier objet opposé
à lui comme terme de comparaison. Mais si l'on fait abstraction
des éléments contingents associés aux éléments effectivement
en rapport il ne reste plus que deux éléments liés par le maxi-
mum d'identité, c'est-à-dire une seule et même chose et une
différentielle, qui ne peut être posée comme telle que par le
rapport à une autre différentielle aussi voisine que possible ;
bref, abstraction faite de ce mode subjectif qu'est le temps,
une simple unité de la différence, dans laquelle l'autre qui
fait la différence est aussi bien dans le premier terme que dans
le second, dans l'un que dans l'autre. Au surplus si la distinction
arbitraire de la cause et de l'effet a pour conséquence de nous
faire rapporter les concepts de cause et d'effet à l'existence
des objets, réciproquement, la croyance que la cause et l'effet
déterminent les existences mêmes des objets a pour conséquence
de nous amener à distinguer spécifiquement la cause et l'effet :
au lieu de voir dims la succession immédiate l'expression de
la continuité qui est le mode d'existence des choses, nous
croyons que les existences elles-mêmes se succèdent, et la liaison
nécessaire de A et de B en vertu de leur identité, devient
la succession nécessaire de l'existence de B par rapport à
celle de A, si bien qu'on croit impossible le renversement de
la proposition A est cause de B, et que l'on fait de A spécifique-
ment la cause, de B spécifiquement l'effet. Le renversement
apparaît concevable au contraire dès que l'on s'aperçoit que
les existences elles-mêmes ne sont pas engagées dans la succes-
sion, et que cette dernière rendue possible par la règle (du
maximum d'identité) ne fait que rendre possible en retour
la perception des objets, non les objets eux-mêmes. Alors la
cause et l'effet cessent d'être spécifiquement distingués (1).
Peut-être croira-t-on que si la cause ne précède pas l'effet,
du moins le mode d'exister déterminé par la règle (c'est-à-dire
ce qui a dans les deux la plus grande identité) précède l'effet.
Ainsi un corps en mouvement a choque le corps b et l'entraîne
dans le mouvement, ne peut-on pas dire que le mouvement
(élément identique en a et b) de a a précédé celui de b, qu'il

(1) Tr. Phil., p. 219-220, 261-262.


126 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

est la cause et ce dernier l'effet ? Mais tant qu'il précédait le


mouvement de b, le mouvement de a n'en était pas la cause,
s'il avait commencé juste au moment du choc avec b, le mouve-
ment de b se serait tout aussi bien produit, la cause (condition
du mouvement) n'a donc pas précédé l'effet. De plus, dans
la causation même (im Wirken), il n'y a aucun moyen de distin-
guer la cause de l'effet ; car a et b se mouvant l'un et l'autre
après leur choc, avec le même degré de mouvement, on peut
les considérer tous deux aussi bien comme cause que comme
effet ; ou encore les deux, constituant dans leur étroit contact
un seul corps, on doit voir dans leur mouvement commun
l'effet d'une cause hors de ce corps. Si, dans un mouvement
accéléré, on peut croire que la cause précède l'effet, parce que
le degré d'effet est déterminé d'avance par la grandeur du
mouvement (par ex. la profondeur du trou déterminé dans
la glaise molle par la chute d'une bille est proportionnelle
à la hauteur de la chute), on devra encore demander comment
on distinguera ici la cause de l'effet, étant donné qu'en l'espèce
on peut admettre d'après la même loi aussi bien une attraction
(le sol attire la bille) (1) qu'un choc (le sol est choqué par la
bille). Une telle distinction (qui d'ailleurs n'a aucune valeur
en droit) n'est donc pas possible dans l'acte même de la causa-
tian, mais seulement par la comparaison entre l'état d'un
corps avant cet acte, et son état après cet acte ; cette compa-
raison nous renseigne sur la nature de la chose et nous permet
d'en conclure si elle est cause ou effet. Par exemple, comparant
la bille et le sol avant et après l'action, nous constaterons
que l'une n'a pas changé d'état et est restée ronde, tandis que
l'autre a changé d'état en prenant la forme d'un trou rond.
Nous en concluons que la bille est faite d'une matière plus
dure que celle dont est faite le trou, qu'elle est la cause et le
trou raffet. Dans l'acte lui-même (l'instailation d'un corps
rond dans un trou rond) la distinction est impossible immé-
diatement, un corps comme l'autre ou aucun des deux (quand
le corps comme le trou étaient eux-mêmes déjà ronds) pouvant
être cause ou effet. D'où il suit que ce qui doit précéder
la connaissance de l'effet, ce n'est pas la cause elle-même,
mais seulement quelque chose qui permet de la reconnaître ( 1).

(1) Tr. Phil., p. 220-223. Comparez avec KANT, Krlt. der. r. Vernunft, III,
p. 182-186.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 127

Mais puisque ce qui permet de reconnaître la cause est le


changement d'état d'un terme et le non changement de l'autre,
il faut puisque le changement n'est pas une modification interne
des choses, mais seulement de leurs relations les unes avec
les autres, qu'un troisième terme intervienne comme condition
de cette détermination. Si en effet on ne possédait que les deux
termes en rapport a et b, le changement de b ne pourrait être
posé que par sa relation avec a, mais ipso facto serait changée
aussi la relation de a par rapport à b ; on ne pourrait pas dire:
le changement de la relation entre a et b est cause du change-
ment de la relation entre b et a, car ces deux changements
sont identiques ; par exemple, le corps a est en mouvement,
il choque le corps b et le met en mouvement, ici la relation de a
par rapport à b et celle de b par rapport à a sont changées en
même temps (car auparavant, ils étaient éloignés, maintenant
ils sont en contact), le changement de l'une n'est pas la condition
du changement de l'autre, il s'identifie avec celui de l'autre.
Mais si nous faisons intervenir un troisième corps, par rapport
auquel a n'a pas changé son état, (on fait abstraction de la
diminution de son mouvement qui résulte du choc), b au
contraire a changé, et nous disons : l'état inchangé de a, c'est-à-
dire son mouvement est cause du changement de b (change-
ment du repos en mouvement) ; par là, nous pouvons distinguer
la cause de l'effet. Par conséquent, l'existence d'un objet
n'est pas comme on le croit couramment, la cause de l'existence
d'un autre objet, mais seulement la cause de la connaissance
comme effet de l'existence d'un autre objet. - Sans le mouve-
ment de a, b étant posé d'une façon quelconque comme engagé
dans ce mouvement, nous aurions bien la perception d'un
effet (changement dans le rapport de b aux autres objets) -
et certes le mouvement de b (ce changement de rapport)
pourrait exister, puisqu'ainsi qu'on l'a déjà remarqué, l'exis-
tence n'a besoin d'aucune cause; mnisje n'aurais aucune connais-
sance de l'objet de ce changement, car je n'aurais aucune
raison d'attribuer ce mouvement à b plutôt qu'aux autres
objets, c'est-à-dire à l'objet en général. Bref je ne pourrais
connaître ce qui change. La relation avec a nous permet de
déterminer cet objet. Le changement de b à l'égard de a
(passage du mouvement au repos [b prenant le même mouve-
ment que a devient au repos par rapport à a]) bien qu'opposé
au changement de b à l'égard des autres objets (passage du
128 PHILOSOPHIE TRANBCBNDANTALB

repos au mouvement) permet de caractériser celui-ci. En


etlet par son opposition avec ce dernier, le premier exprime
que le changement intervenu entre b et les autres objets, de
façon à amener son accord avec a, n'a pas lieu entre a et les
autres objets, si bien que ce ne sont pas les objets qui changent,
mais b; l'accord de b avec a ne peut« résulter» du changement
des objets, mais du changement de b. Ainsi le mouvement de a
est dit cause du mouvement de b, non parce que son existence
doit précéder, et celle de b suivre, mais parce qu'il est la condi-
tion de la connaissance du mouvement de b par rapport aux
objets, condition de l'attribution à b et non aux autres objets
du mouvement et du changement, par conséquent condition
de la connaissance de b comme effet. Mais il n'est pas la condi-
tion du mouvement même de b, pas même la condition de
la connaissance du mouvement réciproque entre b et les autres
objets.
Le changement étant relatif, on peut tout aussi bien conce-
voir que a est au repos absolu et que tous les autres objets
ainsi que b sont en mouvement vers a. La détermination de
l'etlet, c'est-à-dire l'attribution du changement à l'objet
déterminé se fera de la même façon, car l'état de b à l'égard de a
(passage du mouvement au repos) et à l'égard des autres
objets (passage du repos au mouvement) a changé, tandis
que a n'a changé son état qu'à l'égard de b (passage du mouve-
ment au repos}, non à l'égard des autres objets (1}.
Nous remarquerons toutefois que dans cette nouvelle
hypothèse, ce n'est pas le même changement que MAIMON
pourra attribuer à b. Il y a toujour.,; un rapport de cause à
effet entre a et b, mais a sera la cause du repos de b par rapport
aux autres objets, et non la cause du mouvement de b par
rapport à ces mêmes objets.
Pour saisir toute la portée du raisonnement maimonnien,
il convient de le pousser jusqu'au bout. L'arbitraire dans la
détermination de a vient de ce qùe le changement de a par
rapport aux autres objets n'est pas déterminé. Il serait déter-
miné si le changement de a par rapport aux autres objet':!
était relié à un autre terme :c, tel que le changement de a
par rapport aux autres objets apparaisse comme contraire

(1) Tr. l'hl!., p. 223-226, Rapprocher ce passage de la critique du mouvement


absolu (Strelferelen, p. 267 sq.) et de la fiction copernicienne (H.ril. Unlersueh,
p. 5-12).
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 129

au changement de a par rapport à x; a prenant le mouvement


de x devient immobile par rapport à celui-ci et mobile par
rapport aux autres objets, le rapport de x aux autres objets
restant identique. De là suit que le changement de a par
rapport aux autres objets doit être attribuée à a, non aux
objets et que ce n'est pas a, mais les objets qui doivent être
posés dans un repos absolu. Mais la même objection se repro-
duira pour x lui-même ; est-ce lui ou les objets qui sont en
mouvement ? Pour le savoir, il faut recourir à un autre
terme y, etc. Le procès va à l'infini. Jamais donc le sens du
mouvement ne peut être attribué de façon absolue. On voit
par là que cette détermination de la cause et de l'effet laisse
complètement de côté la nature objective des termes désignés
comme cause et comme effet, que ces termes restent inconnais-
sables, que seul est connaissable leur lien. Les deux éléments
déterminés sont simplement liés dans le changement (du
repos au mouvement ou réciproquement) à un troisième terme
quelconque de telle sorte que le changement puisse dans notre
connaissance être attribué au moyen de l'autre à l'un des
deux d'une façon déterminée.
On peut noter dès maintenant des différences importantes
avec la théorie kantienne : pour KANT, si l'on admet qu'entre a
et b il y a une succession objective, on doit admettre comme
conséquence que cette succession est déterminée selon une
règle. Pour MAiMoN, si l'on admet simplement une succession
quelconque, même subjective, de a et de b, on doit admettre
qu'ils sont pensés suivant une règle (le rapport interne du
maximum d'identité). Il en est de même pour toutes les autres
catégories (1). zo D'après KANT, la cause détermine l'effet'
non réciproquement, d'après MAiMON, ils se déterminent
réciproquement (2). 3° D'après KANT, la cause est véritable-
ment distincte de l'effet et connaissable comme telle, d'après
MAiMON, on ne peut distinguer valablement la cause et l'effet
dans la perception (3); ni la cause ni l'effet ne sont connaissables,
mais seulement une liaison de deux termes, que nous subsu-
mons en vertu de cette liaison sous la forme du jugement
hypothétique, sans pouvoir dire que tel des deux termes
doit être nécessairement posé comme sujet de la proposition

(1) Tr. Phil., p. 217, 262.


(2) Ibid., p. 262.
(3) Ibid., p. 221 sq., 261 sq.
GUÉROULT 9
130 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

conditionnelle. - Cette dernière différence fonde toutes les


autres. Si la cause ne peut se différencier de l'effet, alors les
deux termes sont simplement des corrélatifs et se déterminent
réciproquement. S'ils peuvent s'échanger réciproquement,
l'ordre n'est plus irréversible, or l'irréversibilité caractérise
la succession objective; si la cause et l'effet fondent une succes-
sion réversible, c'est qu'elles sont condition de la succes-,ion
subjective elle-même. La succession objective ou irréver-,ible,
c'est l'expérience; la succession réversible, subjective, c'est
l'appréhension, la perception. La cause et l'effet fondent
donc non l'expérience, mais la perception elle-même.

§ II. - La réponse maïmonienne aux questions


quid juris ef quid facti

Qu'a-t-on gagné à ces modifications, et quels sont les


résultats de cette déduction ?
Les investigations de MAïMON avaient pour objet de répon-
dre aux deux questions soulevées par le kantisme, à propos
des jugements synthétiques a priori, tant mathématiques
que physiques : 1° Quid facti ? Ont-ils en fait une valeur
objective; 2° Quid juris? A-t-on le droit de leur attribuer
cette valeur ; peut-on construire un système qui rendrait
concevable et légitime l'attribution d'une telle valeur à ces
jugements '1 A côté - ou à défaut- de la réalité du fait, peut-on
en concevoir la possibilité. Cette question pour MAiMoN en
comprend une autre : peut-on combler les lacunes du kantisme
et expliquer la possibilité de subsumer la matière sous les
formes et les intuitions sous les concepts ?
C'est un fait, dit KANT, qu'il existe des propositions d'expé-
rience : le feu échauffe la pierre, l'aimant attire le fer, etc.
La succession qu'elles expriment est nécessaire et objective.
Cette succession, selon HuME, n'a rien d'objectivement néces-
saire, c'est une association de perceptions dont la nécessité
subjective vient de l'habitude. Si KANT répond qu'il n'en est
rien, que la forme de la causalité ne peut résulter simplement
d'une abstraction opérée sur l'expérience, car elle rend elle-
même l'expérience possible, le défenseur de HuME fera valoir,
qu'à supposer que cette théorie ffit vraie, on ne trancherait
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 131

avec elle que la question de droit, non la question de fait.


En effet, d'après KANT lui-même et à juste titre, on ne peut
fonder avec certitude la subsomption des évènements sous
la règle, car il faudrait posséder une autre règle pour la sub-
somption sous la règle, et une autre pour l'application de
cette autre, ainsi de suite à l'infini (1). La nécessité et la vali-
dité des propositions d'expérience resteraient en fait douteuses.
C'est donc à la question quid juris, non à la question quid
facti qu'a répondu la doctrine kantienne. Mais cette réponse
elle-même est-elle suffisante ? Il faut remarquer que la solution
d'une question n'entraîne pas nécessairement celle de l'autre,
et que toute solution de l'une qui sous-entend une solution
arbitraire de l'autre constitue un paralogisme. C'est précisé-
ment le cas pour la réponse kantienne, qui implique deux
pétitions de principe :
}o KANT en effet déduit le concept de cause de la forme
du jugement hypothétique en logique. Mais cette forme assez
étrange de jugement ne saurait être considérée comme appar-
tenant originairement à la logique. Elle n'est point une forme
des choses possibles, comme celle des jugements catégoriques,
ou le principium exclusi tertii, qui repose sur le principe de
contradiction. Dans les sciences pures a priori, comme la
mathématique, par exemple, on ne la rencontre nulle part.
Elle n'apparait précisément qu'avec nos jugements sur les
évènements de la nature. On doit donc présumer que nous
l'avons extraite par abstraction de-l'usage que nous en faisons
à propos des objets réels et que nous l'avons transportée en
logique. Bref, pour affirmer que le jugement hypothétique
est une forme de la pensée, il faudrait affirmer qu'il a effective-
ment un usage, il faudrait préalablement se prononcer sur
le fait, ce qui est impossible et constitue un cercle vicieux (2).
2o Le système de KANT pose la subsomption de la matière

(1) Tr. Phil., p. 71.- KANT, Krit der r. Vernunft III, p. 138. La logique
transcendantale indique bien dans le schématisme des règles pour l'application
des concepts purs de l'entendement, mais il s'agit là pour notre esprit de la
subsomption nécessaire et inconsciente du divers sous des règles qu'il possède
a priori, en vue d'une connaissance possible par lui du particulier. Au contraire
lorsqu'il s'agit de partir de ce particulier donné dans la connaissance, pour
s'élever à des • propositions d'expérience •, le jugement (réfléchissant et cons-
cient) dans le passage de l'analogie universelle, que fonde la logique transcen-
dantale à ces analogies particulières, est livré à ses seules ressources, et son
assertion, si motivée qu'elle soit est toujours au fond arbitraire (assertorique =
fakticsh =arbitraire).
(2) Tr. Phil., p. 71-74, 184 sq., 215.
132 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

sous les intuitions pures sensibles, et celle des intuitions sous


les concepts de l'entendement. Cette subsomption est requise
nécessairement pour une expérience, c'est-à-dire pour une
connaissance des phénomènes réglée d'après des lois (nature).
S'il n'y avait pas de formes a priori de la sensibilité, ni de
concepts purs de l'entendement, ni de synthèse possible entre
les deux, l'expérience ne serait pas possible. Or cette expérience
existe ; donc la synthèse existe et rend possible l'expérience.
Donc les concepts et les intuitions pures ont une valeur a priori,
et quand on affirme contre HuME qu'il existe en fait des propo-
sitions d'expérience, nécessaires et objectives (quid facti),
on peut en même temps prouver la légitimité de cette affirma-
tion (quid juris), puisque ces propositions d'expérience sont
fondées sur la synthèse de formes et de concepts qui rendent
l'expérience possible (1). En vérité, le raisonnement de KANT
contient un cercle vicieux, car l'affirmation « l'expérience
existe en fait "• fonde la synthèse des éléments intuition et
concept, laquelle synthèse sert de titre ensuite pour légitimer
l'affirmation du fait. Puisque la réponse préalable à la question
de fait rend possible la réponse à la question de droit, on n'a
en réalité rien prouvé du tout et l'on a toujours le droit de
douter et du fait et du droit (2).
Il faut donc éliminer le recours au fait, quand on se demande
si la synthèse de la catégorie, de l'intuition a priori et de la
matière a posteriori est possible, et c'est parce qu'elle se garde
de postuler arbitrairement une solution de la question quid
facti, que la déduction de MAïMON semble répondre de façon
:satisfaisante à la question quid juris. Le temps et l'espace
sont des concepts de rapport exprimant les relations d'identité
et de différence entre les différentielles qui sont au fond de la
matière des choses, qui sont les limites des choses, déterminées
comme objets par la raison en relation avec des intuitions qui leur
correspondent ; ces différentielles étant des « Idées » de l'enten-
dement, on a tout à fait le droit de concevoir leur subsomption
sous la forme de l'espace-temps qui est elle-même concept (3).
Les catégories étant également des concepts, le problème
«juridique » de la subsomption possible est aussi résolu à leur
égard. C'est en effet par l'intermédiaire du rapport interne

(1) KANT, Kritik der r. Vernunft. III, p. 106 sq.


(2) MAÏMON, Tr. Phil., p. 60-64, 75, 82, 135, 185-186, 377, 436.
(3) Tr. Phil., p. 187.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 133

(maximum d'identité) dont la règle est pensé par l'entende-


ment (catégorie de cause) que celui-ci, en vertu de la pensée
obscure du rapport d'identité des objets, les rapporte à la
forme de succession temporelle et permet la perception de la
succession : par ce rapport, il juge de la série (1) nécessaire et
immanente des choses dans la continuité et les dispose efYec-
tivement de façon nécessaire dans l'ordre du temps (sous
l'aspect de la succession causale). Cet ordre du temps étant
le simple mode subjectif de notre faculté de connaître, n'a
aucune valeur objective : il n'y a donc pas de succession
objective, et toutes les successions sont réversibles. Toutefois
la déduction que nous avons faite de cette Si'·· ession prouve
qu'elle exprime un ordre objectif, extra-te 'l'·J .. •l (l'ordre des
limites ou des différentielles), simplement s. 1s une forme
altérée qui est en retour pour nous condition ùe la connaissance
de cet ordre. En même temps, nous comprenons que le mode
hypothétique du jugement, étroitement lié à la subjectivité
de la forme temporelle, dépende avec celle-ci de la limitation
de notre entendement et ne soit pas une forme de la Logique.
C'est cette limitation qui crée l'unilatéralité apparente
de la forme hypothétique, c'est-à-dire l'irréversibilité de la
succession. Rigoureusement interprétée, cette unilatéralité
s'évanouit avec l'irréversibilité, pour se résoudre dans la
détermination réciproque (réversibilité) du rapport qui appar-
tient à la pensée pure ou à l'entendement infini.
MAiMON a donc c~rrectement résolu le problème. Mais
en apparence seulement, car au problème kantien, il en a
substitué un autre. Le concept de cause a une valeur objective,
parce qu'il rend nécessaire, non plus l'expérience au sens kantien
du terme, c'est-à-dire un certain ordre nécessaire et déterminé
de la succession, mais notre perception du changement,
c'est-à-dire la succession subjective. Comme le fait de la
succession subjective est, lui, indubitable, la démonstration
est parfaite (2), sans doute, mais comme ce fait (la succession
subjective) n'a plus rien de commun avec celui dont KANT
recherchait la possibilité (la succession objective),le quid jurts
auquel MAiMoN a répondu n'est pas celui de KANT.
La succession objective (c'est-à-dire les propositions d'expé-

(1) Ce niot est pris dans un sens mathématique, non temporel.


(2 Tr. Phil., p. 371, 418.
134 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

rience) existe-t-elle en fait (quid facti) ? Nous n'en savons


rien. Existe-t-elle en droit, peut-on en concevoir la possibilité
(quid jurts) ? Bien que n'ayant considéré que la succession
subjective, MAiMON déclare néanmoins qu'il a répondu affir-
mativement à cette question parce qu'il a posé l'existence
nécessaire d'un ordre objectif (suivant la continuité) dans
les limites des choses, au fondement de notre perception
du changement - cet ordre objectif, qui n'est pas un ordre
de succession, représente ce que KANT entendait par succession
objective - . Une recherche de la cause, c'est-à-dire de la
continuité véritable des phénomènes, de leur ordre objectif
est donc valable en droit. Il y a effectivement une loi au fond
des choses, il n'est donc pas vain de vouloir la découvrir.
Pour comprendre ici, la portée de la théorie de MAIMON,
l'interprétation suivante semble indispensable :
Les propositions d'expérience ne sont pas comme le veut
HuME, de pures additions empiriques ; de par leur rapport
avec l'ordre logique et objectif qui conditionne le temps lui-
même, elles peuvent réfléter en vertu d'une nécessité logique,
une image de l'ordre objectif, image déformée et lointaine
sans doute, mais dont celui-ci ne serait pas absent. Lorsqu'à
la suite d'expériences répétées, nous posons un lien de causalité
entre a et b, nous ne disons pas que leurs existences se succèdent,
puisque nous savons qu'il n'y a pas de succession des existences,
mais qu'il y a entre elles un lien nécessaire de continuité, lien
qui. n'existe pas entre a et c. Mais puisque la continuité condi-
tionne le temps, elle existe entre tous les phénomènes qui se
succèdent, même quand la succession est dite contingente
et ne donne pas lieu à une «loi •· Pourquoi pouvons-nous dis-
tinguer l'une de l'autre ? C'est que dans la succession contin-
gente, nous ne posons pas le lien de continuité qui rend possible
la succession, de là l'absence de lien causal qui nous fait affirmer
la contingence de la succession, c'est-à-dire non pas seulement
que les phénomènes pourraient se succéder dans un autre
ordre du temps, mais qu'ils ne se succèdent pas du tout, qu'ils
sont simultanés. Mais si la contingence de la succession vient
de ce que la continuité, tout en étant réelle, n'est pas posée,
la succession, en tant que telle, est réelle et fondée, et nous
avons affaire à une « loi » ; si la contingence de la succession
vient de ce que la continuité n'est pas posée parce qu'elle
n'est pas réelle entre les termes en succession apparente,
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 135

comment cette succession apparente existe-t-elle, puisque


toute succession en général de nos perceptions requiert la
continuité? Cette succession apparente ne peut s'expliquer
que par l'association de termes discontinus avec des éléments
continus auxquels notre connaissance n'est pas parvenue .
nous attribuons fatalement, mais d'une façon erronée le'
rapport qui vaut pour les termes continus, aux termes dis-
continus qui leur sont associés. Lorsque la suite de notre
expérience a rompu ces associations fortuites, les termes
discontinus cessent de partager le sort des termes continus
auxquels ils étaient liés, ils ne sont plus entraînés avec ceux-ci
dans la succession, le caractère de la succession apparaît comme
illusoire, c'est-à-dire que les termes apparaissent comme ne
pouvant être posés dans le rapport de maximum d'identité.
Si au contraire, lorsque l'expérience se répète, les termes
apparaissent comme se succédant toujours, c'est qu'ils sont
eux-mêmes reliés par la continuité et leur succession subjective
n'est pas illusoire. Mais l'expérience ne nous enseigne-t-elle
pas toujours que la cause et l'effet sont discontinus, cette
discontinuité ne fonde-t-elle pas leur distinction possible f
C'est que les termes saisis en consécution immédiate sont
eux-mêmes des Totum complexes qui comprennent une infinité
d'éléments discontinus, entraînés dans la succession par
leur association avec les éléments effectivement unis par la
continuité (1). La répétition d'expériences concordantes est
un commencement d'analyse qui nous conduit à dégager
des noyaux relativement stables entre lesquels nous posons
un lien de continuité. Toutefois il faudrait une analyse
infinie pour que cette continuité fù.t effectiveent réalisée
dans la connaissance, et que fussent totalement éliminés
les éléments associés, source de la distinction apparente entre
la cause et l'effet. En même temps que l'on se rend compte
encore ici que dans la causalité, le lien des termes est. seul
connaissable, non les termes eux-mêmes, on voit de quelle
façon les propositions d'expérience sont une approximation
des rapports réels de continuité. On peut évoquer ici la compa-
raison leibnitienne avec ces nombres incommensurables où
la résolution va à l'infini (2). L'expérience, avec l'analyse
(1) Tr. Phil., p. 219, 261, 262•.• • dasjenige was mit der Folge zugleich isl,
wird mit als Folge angesehen.
(2) LEmNIZ, Werke (Erdm.), p. 83; Specimen inuenlorum (Ger., VII, p. 309. -
S. MAÏMON), Tr. Phil., p. 77-79, 374-376.
136 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

infinie qu'elle comporte, peut être assimilée à un nombre


irrationnel, mais comme ce nombre a sa loi, et <>a raison dan<>
l'entendement infini, les vérités d'expérience bien qu'appro-
ximatives ont un fondement logique qui nous donne le droit
de leur attribuer la valeur objective que HuME leur refusait.
La notion du nombre irrationnel - de même que celle de
différentielle - a bien dans la pensée primitive de MAïMoN,
la fonction, non de justifier, mais au contraire de refouler le
sceptici<>me empirique de HUME ( l).
Mais cette justification aboutit fatalement à une déconve-
nue. D'abord on peut continuer à douter du fait lui-même :
si l'on n'est plus autorisé à le nier, on n'est plus autorisé à
l'affirmer catégoriquement comme KANT. Mais le;: raisons de
nier <>ont en fin de compte plus puissantes que celles d'affirmer.
Il y a un tel abî:rp.e - celui de l'infini - entre le fondement
logique que nous supposons au fond des propositions d'expé-
rience, et ces propositions elles-mêmes, qu'on peut diffici-
lement concevoir que ces dernières reçoivent de lui, plus
que de l'habitude, la nécessité que nous leur attribuon<>. La
vraisemblance statistique, issue de la répétition n'a en
droit aucun rapport avec le fondement logique, car l'achè-
vement de la résolution qui va à l'infini pourrait conduire
à une dissociation complète des " Totum • que nous lions par
le rapport de cause, on retomberait alors dans le cas
de la succession illusoire, où les éléments discontinus
semblent en consécution, parce qu'ils se trouvent associés
de façon contingente avec des éléments continus que nous
n'apercevons pas. Mais précisément, comme dans les rapports
de cause les plus assurés, la discontinUité apparente des termes
vient de ce que nous n'apercevons pas la continuité réelle
de ceux des éléments qui sont effectivement liés par le rapport
de l'identité maxima, la différence entre les consécutions
fortuites et les prétendues « lois , (dont les termes véritables
sont inconnaissables) n'est qu'une différence de degré, qui se
révèle comme si ténue qu'elle s'évanouit complètement. Le
• oui ,, vers lequel tendait MAiMOl'!, est devenu un " non • : la

(1) Cf. à ce sujet la juste remarque de F. KuNTZE (Die Philosophie S. Maimons,


p. 345, 511-513), sur l'erreur de K. FISCHER ( Ge.•clzichte der neueren Philosophie,
VI. p. 73 sq., et de E. LASK (Ficlztes ldealismus und die Gesclziclzte (Tübingen 1902)
p. 44 sq., 78 sq.1, 21 sq, 133 sq. (irrationnel n'est pas unvernunftig. D'autre par
le nombre irrationnel n'est pas le signe caractéristique de la connaissance empi-
rique, car il s'applique aussi à l'Idée du Moi (Tr.Phil., p. 164).
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 137

continuité véritable des phénomènes, c'est la continuité des


limites, des noumènes, des Idées ; la découverte de cet ordre
objectif n'est donc qu'un Idéal, qui ne pourra jamais être
atteint en fait, dans les phénomènes, dans des propositions
d'expérience. Il ne peut, il ne pourra donc jamais exister de
propositions d'expérience exprimant l'ordre objectif des choses.
En voulant combler les lacunes du kantisme par une
déduction leibnitienne de l'espace et du temps, MAïMoN a
abouti au scepticisme, car il doit abandonner la thèse du
réalisme du phénomène, qui au moyen de l'irréductibilité
des formes sensibles à des rapports intellectuels entre des
éléments extra-sensibles, tout en établissant le :_., .·actère
radicalement phénoménal de la nature, et en n0•:.; 1' fusant
le droit de nous évader même de façon subtile par l· " .d,inuité
et les limites vers un fondement intelligible, fondait la réalité
du phénomène en tant que tel dans les conditions qui lui sont
immanentes. L'élément intelligible n'intervenait en rien dans
la constitution du phénomène proprement dit. L'hiatus qui
séparait de l'intelligible les formes de l'entendement et de
la sensibilité, conditions du phénomène, conférait à celui-ci
une réalité autonome, qui permettait de le distinguer de
l'illusion (Tauschung) ou de l'apparence (Schein). Ainsi
pouvait s'établir en lui une nécessité que rien ne pouvait
entamer, parce qu'elle ne reposait sur rien d'étranger à lui.
En ramenant le temps et l'espace à des rapports intellectuels
entre des éléments intelligibles (les différentielles ou Idées),
MAïMoN, tout en maintenant à ces formes, leur caractère
kantien de condition de la col).naissance, est fatalement conduit
à placer hors du phénomène le fondement constitutif du
phénomène et de ses lois. Le phénomène perd aus~itôt son
autonomie et sa réalité, il devient une apparence qui laisse
deviner la réalité transcendante vers laquelle aspire la science,
et les lois véritables des phénomènes eux-mêmes, ne sont
pas phénoménales, mais sont les relations qui existent entre
les éléments intelligibles (1). Comme d'autre part, fidèle à
(1) L'élément caractéristique du temps comme succession, est conformément
à la lettre et à l'esprit du spinozisme, considéré comme une illusion du sujet.
Cf. SPINOZA, Cogilata metaphysica (Van Vloten, 1895), III, p. 201. JACOBI. Briefe
über die Lehre des Spino2a, 2• éd., p. 27; MENDELSOHN, An die Freunde Lessings,
p. 44; JACOBI, David Hume, II, p. 197. JACOBI se figure à tort que ce «para-
doxe • du temps et de la succession illusoire, n'est qu'une interprétation hardie
du spinozisme, alors qu'il est une notion familière à SPINOZA. C'est là un point
que HERDER semble au moins avoir saisi. Cf. HERDER, Got! (Ettmger,
Gotta 1787), p. 69, 70.
138 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

l'esprit kantien, MAiMON se refuse, à cet égard, le secours


d'une intuition intellectuelle, comme il se refuse à voir dans
ces éléments intelligibles autre chose que des fictions com-
modes, sans vérité métaphysique, le scepticisme empirique ne
peut avoir pour contre-partie une connaissance supérieure. Il
y a juste assez de dogmatisme pour détruire la valeur de la
science de la nature, fondée sur l'expérience, juste assez de
criticisme mêlé de relativisme berkeleyen, pour interdire une
connaissance du troisième genre. La substitution de la thèse
monadiste (immanence de la conscience, différentielle de la
conscience) à la thèse monadologiste n'avance à rien, car la
finité de notre esprit interdit de faire passer jamais de l'incons-
cient au conscient le mécanisme interne d'où résulte le donné.
L'explication de ce mécanisme ne peut donner lieu qu'à une
hypothèse, qui est à la fois une Idée dans le sens kantien (car
elle concerne quelque chose qui de par notre nature échappe à
notre connaissance) et une fiction dans le sens leibnitien (car
il s'agit d'une méthode d'explication, dont le principe (la
différentielle) no peut être conçu comme métaphysiquement
réel ou réalisé, sans contradiction) (1). Que ce soit hors de nous
ou en nous, la • qualité occulte » est placée au fondement du
phénomène et comme ces « forces secrètes • dont parle HuME,
elle engendre le scepticisme.
Cet échec détermine le second aspect de la philosophie
maïmonienne, celui qui se révèle dans la Logique. C'est
un renoncement définitif à fonder la valeur objective de la
connaissance empirique : « Je reconnais que dans mon premier
écrit (Versuch über die Transzendentalphilosophie, 1790),
j'ai tenté ce saut mortel et essayé de concilier la philosophie
kantienne avec le spinozisme, mais je suis persuadé maintenant,
de façon complète, que cette entreprise naturelle à tout penseur
indépendant, est impraticable et je crois bien plutôt assurer
la synthèse de la philosophie kantienne avec le scepticisme
de HuME (2). • Le scepticisme empirique est considéré comme
inévitable. Qu'on admette la doctrine maïmonienne de l'enten-
dement infini et de la différentielle de la conscience, ou la
..... ~ "i

(1) Streifereien, p. 29-30,202-203,212 sq. L'Idée kantienne a aussi retenu de


ses origines mathématiques le caractère de méthode d'une part, et d'incon-
cevabilité de la réalisation de l'autre, mais elle est surtout le substitut de la
chose en soi. Sur les deux sens du mot • Idée • Cf. DELBos, la Philosophie pratique
de J(ant (Paris 1905 ), p. 204-205,
(2) Magœdn zur Erfahrungsseelenkunde, 1792 teil II, p. 143.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 139

simple déduction kantienne des concepts et des principes,


on est également condamné au scepticisme (empirique). Cette
nécessité s'exprime dans un « dilemme biscornu • : « ou le fait
lui-même (l'emploi de la forme des jugements hypothétiques
pour les objets empiriques) est faux et les exemples qu'on en
donne reposent sur une illusion de l'imagination, les catégories
n'ont en ce cas aucun emploi. Ou le fait est vrai en lui-même,
mais il n'y a pas de principe qui puisse nous le rendre connais-
sable, et les catégories restent, avant comme après leur laborieuse
déduction et le schématisme, de simples formes qui ne peuvent
déterminer des objets. " Il est répondu ainsi par la négative
tant à la question quid facti, qu'à la question quid juris (1).
Cette nouvelle doctrine se caractérise par l'abandon de
la théorie de la différentielle. Cet abandon est naturel. L'usage
en effet des fictions de différentielle et d'entendement infini
ne se justifiait que par son utilité. Or ces fictions sont impuis-
santes à fonder l'objectivité de la connaissance empirique.
Bien plus, elles mettent en danger l'intégrité des mathéma-
tiques elles-mêmes. Quoique dans les mathématiques, nous
puissions achever la synthèse, les objets que nous déterminons
par cette synthèse sont sans doute immédiatement vrais
pour nous, mais ne sont en réalité que la déformation et la
projection en nous, suivant une loi régulière il est vrai, de
rapports hiérarchiquement antérieurs auxquels revient la
véritable objectivité. De même que l'unilatéralité et l'irré-
versibilité du rapport de cause à effet n'est qu'une illusion
due à notre finité et que seul est objectif le rapport réciproque
du minimum de différence ; de même l'unilatéralité du
rapport de la détermination au déterminable dans le prin-
cipe de déterminabilité mathématique n'est qu'une illusion
due à notre finité, qui doit laisser place dans l'entendement
infini au rapport réciproque des différentielles. L'essence de
l'espace (concept) est comme celle du temps (concept) rapport
réciproque.
Pour concilier KANT et HuME il suffira donc de mettre
en valeur le caractère privilégié de la mathématique de l'intui-
tion, capable de déterminer a priori les objets eux-mêmes par

(1) Logik, p. 168. Il n'y a pas brusque solution de continuité entre les deux
époques de la philosophie maïmonienne, puisque le motif sceptique tenait déjà
une large place dans la première, mais ellacement des théories d'inspiration
leibnitienne (entendement infini, dillérentielles) et renforcement du motif
huméen. Bref surtout un déplacement d'accent. Cf. KuNTzE, op. eilat. p. 340.
140 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

la construction, tandis que la proposition tirée de la 1\Ilétaphy-


sique ou de la philosophie transcendantale, par ex. tout a sa
cause, ne nous donne aucunement le moyen de déterminer
dans l'infinie diversité de causes et d'effets, dans la nature.
les causes particulières des phénomènes (1). Aussi, dans la
Logique, l\iAiMON se contentera-t-il de découvrir dans les formes
du temps et de l'espace une caractéristique immanente de
leur réalité : la. sensation change avec les changements de
l'organe sensoriel et par elle l'objet empirique est rapporté
au sujet; l'espace et le temps ne changent pas avec l'état
du sujet, par eux l'objet empirique est rapporté à quelque
chose hors de nous : l'objet est représenté. L'espace et le temps
constituent l'élément objectif de notre connaissance sensible.
Sont-ils fondés dans l'objet hors de nous, ou dans notre faculté
de connaître? C'est là désormais une question oiseuse. Notre
faculté de connaître en elle-même et les objets hors de nous
sont également des choses en soi. Il est donc tout aussi arbitraire
d'être leibnitien que kantien (2). Cette affirmation, remarquons-
le, sera un fondement de la critique huméenne d'ENÉSIDÈME.
L'espace et le temps sont la matière universelle donnée a priori
que notre pensée détermine de toutes les façons pour produire
a priori des objets déterminés, conformément au principe
de déterminabilité. Ainsi les mathématiques sont absolument
certaines a priori, et puisque l'espace et le temps constituent
l'élément objectif de notre connaissance sensible, on comprend
que, grâce seulement à l'application des mathématiques aux
objets empiriques, ceux-ci puissent recevoir leur réalité objective.
La science de la nature ne détermine des objets que dans la
mesure où l'on peut appliquer les mathématiques (3).
A l'intérieur du principe de déterminabilité, la connaissance
est certaine, mais la source de ce principe demeure nécessaire-
ment obscure, car pour la découvrir il faudrait s'élever au-dessus
de ce principe et notre unique critère nous manquerait. De là
résulte une doctrine peu systématique. La conscience est
considérée comme le fondement dernier du savoir, mais ce
fondement admis, la genèse du savoir réel n'est plus tentée.
L'espace et le temps sont considérés comme formes de la
connaissance sensible et non selon les doctrines de LEIBNIZ

(1) Streifereien, p. 15 sq.


(2) Logik, p. 128, 140, 142.
(3) Ibid., p. 125 sq.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 141

et de WoLFF comme des rapports intellectuels obscurs (1).


Mais en même temps, ils ne sont pas considérées comme des
formes de la sensibilité en général, mais seulement comme
des conditions de possibilité de la différence entre des objets
sensibles (images de la différence); le principe des indiscernables
doit être admis, ce qui contredit à la première affirmation (2).
La théorie de la différentielle de la conscience permettait
seule de concilier les caractères contradictoires qu'avait retenus
MAiMON dans son explication de l'espace : à la fois conditionné
par les représentations sensibles, et condition de la connais-
sance sensible, à la fois nécessaire objectivement (comme
dérivant des formes objectives de toute pensée en général)
et seulement nécessaire subjectivement (comme exclu par
l'a priori absolu de l'identité). La suppression de la déduction
de l'espace et de la théorie de la différentielle laisse subsister
des résidus de doctrine qui se juxtaposent sans se lier expressé-
ment. C'est un Koalitionssystem où l'on se préoccupe moins
de la vérité intrinsèque des notions que de leur rendement
intellectuel; sorte de pragmatisme intellectuel dont le germe
apparaissait dans les Sreifereien, et qui s'accorde avec l'éclec-
tisme qui marque les premières œuvres de MAiMoN. Cette
idée que la différence des systèmes doit résider moins dans
leur contenu que dans leur degré de systématisation a finale-
ment pour effet de déterminer non point une systématisation
plus stricte des éléments, mais un élargissement indéfini
des cadres de la doctrine ; elle permet de réunir dans la même
philosophie, avec une sorte d'indifférence, des éléments tirés
de théories contraires, éléments dont la conciliation n'est pas
réalisée, mais simplement entrevue.

§ III. - Maimon el Fichte

Il n'entre pas dans notre dessein d'indiquer ici tout ce que


FICHTE doit à MAÏMON (3), mais comment FICHTE peut Se
targuer à bon droit d'avoir réfuté le scepticisme empirique de

(1) Logik, p. 120.


(2) Ibid., p. 136 sq.
(3) Voir a ce sujet notre travail sur rEvolution et la .structure de la Doctrine
de la Science chez Fichte (Strasbourg, 1929), 1, introduction, § D.
142 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

MAiMON, par une démonstration qui semble à première vue


assez analogue à celle qui était tenté dans le Versuch über die
Transzendentalphilosophie.
Il est incontestable que ce que nous appelons « donné •
dans le Savoir ordinaire, résulte pour FICHTE d'une action
du Moi dont le produit n'est pas attribué au Moi mais à la
chose extérieure = x, parce que le Moi n'a pas conscience
de ce qu'il produit. L'inconscience de la production est également
pour MAiMON la cause du « donné 11 comme tel. De même,
aux différents phénomènes dont le Moi a conscience, correspond
pour MAiMON différents objets qui ne peuvent être déterminés
en soi mais par analogie avec les phénomènes correspondants ;
et pour FICHTE les différences ne peuvent être saisies intuitive-
ment par le Moi sans qu'il pense des objets différents à leur fonde-
ment, réciproquement, il ne peut penser des objets différents
sans saisir par intuition les différences (les différentes limites).
Comment avec des principes aussi analogues, FICHTE peut-il
réussir là où MAïMON échoue ?
C'est que pour MAiMON le fondement des déterminations
réelles, c'est-à-dire la conscience productrice est irrémédiable-
ment séparée de la conscience reproductrice, si bien que tout
se passe comme si le fondement des existences et celui de la
connaissance étaient distincts. Pour FICHTE, le fondement
des existences n'est pas seulement identique avec le fondement
de la connaissance, mais c'est la conscience de soi, comme
conscience claire qui est le fondement des existences, parce
qu'elle est le fondement de la connaissance. Quand MAiMON
répond à la question de la possibilité de la perception, il ne
peut fonder l'expérience au sens kantien du terme, car les
conditions nécessaires de ma perception ne sont pas néces-
sairement les conditions nécessaires des existences elles-
mêmes. Par exemple une des conditions nécessaires de la
perception de la différence pour moi, c'est la succession tem-
porelle, mais la condition de la subsistance des existences dans
la conscience immanente est simplement leur continuité ;
par conséquent les conditions nécessaires du connaître (temps
et causalité) ne sont pas celles des existences (ne sont point
celles qui règlent la production des intuitions par les diffé-
rentielles de la conscience) et n'ont aucune valeur objective.
Pour FICHTE au contraire, les opérations que le Moi requiert
pour la production des existences, sont exactement les mêmes
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTAL& 143

que celles qu'il requiert pour la connaissance des existences,


par conséquent les conditions nécessaires d'une connaissance
possible valent ipso facto pour les existences et ont une valeur
objective : il y a une expérience au sens kantien du terme.
Le même sujet produit et connaît.
Mais comment alors expliquer le donné comme tel, si celui-ci
Tient d'une impossibilité pour le Moi d'en connaître la produc-
tion et de se l'attribuer ? Par ce fait que si le Moi est dans
son essence conscience de soi, cette essence n'est d'abord que
partiellement réalisée, et se représente à lui comme son idéal.
Cette réalisation seulement partielle de la connaissance de soi,
provient de sa limitation originaire comme être, or, de même
que le Moi doit exclure sa limitation dans l'être, il doit exclure
l!la limitation dans le connaltre. De même que l'être du Moi
est posé par le Pour soi du Moi, de même l'exclusion de la
limitation du Moi, ne peut être réalisée que par le Moi ayant
pris conscience de sa limitation et de l'incompatibilité de sa
limite avec son essence. La tâche pratique infinie : exclure
la limitation, est conditionnée par un ensemble de réflexions
théoriques finies : conscience de la limitation (représentation)
conscience de l'essence absolue qui requiert l'exclusion de
la limitation (conscience de la véritable nature de la conscience
ou du Moi, Loi Morale, autonomie), conscience des conditions
de la conscience de la limitation (W.-L. théorique), conscience
des conditions de la conscience de l'absoluité du Moi (W.-L.
pratique). Ainsi la subsistance de la limitation formellement
inintelligible, qui conditionne les faits de la conscience et la
permanence infinie du Moi pratique, n'empêche pas la réali-
sation totale de la connaissance de soi. Cette réalisation totale
de la connaissance de soi conditionne en retour la réalisation
infinie et jamais achevée du Moi (objectif). Elle est de plus
nécessaire en vertu de l'essence du Moi comme auto-pénétra-
tion. C'est parce qu'il doit poser la limite, non seulement en
lui, mais pour lui, et s'expliquer à lui-même la limite, que le
Moi produit un objet en vertu du principe de raison,
qu'il saisit cet objet par intuition et prend conscience du produit;
c'est parce que toute action doit être « pour lui », qu'il prend
ultérieurement conscience, dans la W.-L., de cette production
elle-même, et des causes de sa primitive inconscience.
Mais si, dans la W.-L., il peut, en vertu de cette conscience
supérieure, s'attribuer cette production, l'objet néanmoins ne
144 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

cesse pas d'être considéré comme indépendant du Moi, parce


que l'acte de la production apparaît comme nécessaire. La
conscience nouvelle que nous avons acquise de cette production
n'en altère pas la nécessité primitive. Or cette nécessité qui
s'oppose à la liberté du Moi, m'oblige à croire à la réalité du
produit. Le sentiment de nécessité est source de ma croyance
en la réalité. Cette nécessité enveloppe d'ailleurs t ujours
comme sa condition, la limite inintelligible, l'acte du Non Mo
qui est le substitut du donné. L'ignorance qui préside à l'affir-
mation du donné comme tel, n'est donc pas définitive comme
le croyait MAiMON, elle est seulement provisoire; elle est
nécessaire au point de vue du savoir ordinaire, qui est celui
du dogmatique ; elle s'évanouit au point de vue du savoir à
la seconde puissance, au point de vue de la W.-L., qui est
celui de l'idéaliste. Or c'est précisément parce que cette igno-
rance peut et doit disparaître, que la théorie de la production
inconsciente du donné par la conscience ou par le Moi peut être
valablement affirmée. S'il nous est à jamais interdit de pénétrer
véritablement le mécanisme de cette production primitivement
inconsciente, nous ne pouvons l'affirmer qu'en vertu d'une
hypothèse arbitraire, qu'en vertu d'une fiction qui repose
sur des analogies contestables: c'est le cas de MAiMON. D'autre
part il est évident que si cette production n'était pas primi-
tivement nécessairement inconsciente, le Moi n'attribuerait
pas de façon invincible à une chose extérieure, ce qu'il pourrait
s'attribuer immédiatement à lui-même. Cette inconscience
de la production n'est qu'un moment dans l'autopénétration
du Moi, qui est posé essentiellement comme conscience claire
( Sich .Durchdringen, Fiir ), et non comme conscience fonda-
mentalement obscure.
La solution fichtéenne est beaucoup plus apte que celle
de MAïMON à éliminer la chose en soi. Si la chose en soi doit être
« exterminée », toute réalité doit être posée dans le Moi ; c'est
bien ce que MAiMON indiquait par sa thèorie de l'immanence
de la matière. Les perceptions différentes qui sont en nous,
simples modifications de la réalité du Moi, requièrent des
conditions nécessaires qui par hypothèse ne sauraient être
trouvées ailleurs que dans le Moi. Si les conditions nécessaires
de l'existence des modifications du moi, étaient distinctes
des conditions nécessaires de la connaissance de ces modi-
fications dans le Moi, ce qui conditionne la perception ne
PRILOSOPRIR YRANSCRNDAM9ALB 145

serait pas condition de l'existence de ee qui est perçu ; réci-


proquement, ce qui est lié nécessairement pour la perception
ne serait pas lié nécessairement dans les « choses » et notre
connaissance serait illusoire. Dans ce cas les conditions de
la connaissance du Moi, ne seraient pas identiques aux condi-
tions de l'existence du Moi. Il faudrait admettre qu'il y a
dans le Moi quelque chose qui n'est jamais pour le Moi (les
différentielles, ou Idées, l'entendement infini maïmonien),
quelque chose par conséquent qui n'est pas Moi (qui ne peut
jamais être pénétré par le pour soi), c'est-à-dire la chose en soi
synonyme de la qualit~ occulte. On est ainsi rejeté au dogma-
tlsme. Si l'on admet que toute la réalité n'est posée que dans
et pour le Moi, alors, puisque le Moi est ce qu'il est, parce qu'il
est pour lui-m~Tfle, on doit admettre que rien n'est, qui ne
soit en même temps pour le Moi, ou que ce qui n'est pas pour
le Moi, n'est pas, absolument. Les conditions de l'existence et
celles de la connaissance sont donc nécessairement identiques,
et si l'on peut accorder à MAiMON (1) qu'il n'y a jamais qu'une
nécessité subjective (Subjectiver Zwang), on doit ajouter que
cette nécessité subjective est immédiatement objective, puisqu'il
n'y a rien hors du sujet. En repoussant la théorie des différen-
tielles de la conscience, pour lui substituer celle du Moi pratique,
FICHTE échappe au scepticisme empirique de MAIMoN ; il
évite une hypothèse arbitraire, et s'inspire du plus pur
esprit copernicien de la réforme critique qui voulait poser
dans le sujet et non ailleurs le fondement de la connaissance.
La réfutation du scepticisme moral suit celle du scepticisme
empirique. S'il est établi que l'existence du Moi pratique est
condition de possibilité de la subsistance dans le Moi de déter-
minations à percevoir, et que la conscience du Moi comme
absolu (conscience morale comme manifestation de la Raison
pratique), même comme simple exigence d r~alisev (la cons-
cience elle-même est un devoir) est médiatement condition.
de possibilité de la matière comme de la forme du fait indis-
cutable de la représentation, la réalité de la Loi morale comme
expression de la -Raison pratique, ne peut pas plus être niée
que le fait de la perception.
Or si l'on veut exterminer la chose en soi, on doit. affirmer

(1) Et aux leibnitiens disciples de HuME comme FLATT, Cf. REINHOLD,


Beltriige 1, p. 409, 417-418. -
146 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

que tout ce qui est, n'est que pour le Moi - que le Moi d'autre
part ne peut être que le Moi. En conséquence, le Moi limité
doit exclure de lui la limite (ou le Non Moi) pour pouvoir la
poser; il doit être infini. Comme il ne peut être, sans poser
ce qu'il est ni sans le poser pour lui, il ne peut exclure la limite,
être infini sans se poser au préalable pour lui-même comme
essentiellement absolu et sans limite, c'est-à-dire sans avoir pris
conscience de son absoluité et de son absoluité comme Moi
(conscience de l'Autonomie). La conscience de la Loi morale
est donc une exigence qui conditionne la possibilité de poser
la limite à l'infini, c'est-à-dire la forme et la matière de la
perception. Cet idéalisme subjectif absolu soulève à son tour
bien des difficultés et bien des problèmes, mais il élimine le
doute de MAiMoN et répond à la double question quid juris
et quid facli, en se plaçant au point de vue même de MAiMON :
la négation de la chose en soi, l'affirmation de l'immanence
dans le sujet de toute réalité et du rapport réciproque du sujeL
et de l'objet (réforme copernicienne de la Critique) ( l ).
(1) MAÏ:MON n'est pas favorable pourtant à la W. L. Sa lettre à FICHTE
(Fichtes Lel>en und BJ•iefwechsel Il, p. 444) reprend à J>eU près les expressions ùont
il avait usé contre REINHOI.D dans les StreifeJ·eien (Cf. plus haut p. 5). L'esprit.
de cette philosophie lui paruît trop métaphysique ct pas assez positif : • Vous
m'interrogez sur les raisons de mon mécontentement général à l'égard de FICHTE.
Ces raisons se trouvent dans la différcnee des sujets, qui est très grande. Les
hommes amoureux de la vérité (et je suis de leur nombre) estiment sa façon de
philosopher plus sublile que solide, y voient un jeu de l'imagination, plt\S qu'un
procédé méthodique de l'entendement et de la raison. • (KIWNOS, Ein Arclliv
de1· Zeit, F. Ho:MBACH l,januar. April, Bcrlin1801, p. 140, cité par H.UNTZE, op. eilat
p. 348). En parlant des l<antiens en généml, et en pensant à FICHTE, il o;ioute :
• Ils s'approchent parfois très près du système de KANT- comme les coméles du
soleil - mais parfois aussi s'en éloignent, dans leurs orbites hyperboliques, si
bien qu'on le perd totalement de vue. Pour conserver d'autant plus l'apparence
de la profondeur et de la pénétration, ou pour enlever à lem· philosophie, tout
aspect empirique, ils ne donnent la plupart de temps dans leurs systèmes, aucnn
exemple destiné à éclaircir leurs hautes spéculations; ou, s'ils s'abaissent à en
donner, ces exemples sont d'une telle sorte que la plupart du temps ils emhronil-
lent les choses loin de les éclaircir. • Kritiscl1e Untersuchungen, Vvidmunp;,
cité par H:UNTZE, Ibid.)
CONCLUSION

Les conséquences de la critique maimonienne


au point de vue de la philosophie pratique

Les répercussions de la philosophie théorique de MAiMON


sur sa philosophie pratique n'ont été qu'incomplètement
formulées par MAïMON lui-même (1). Si l'on ensivage comme
possible la synthèse KANT-SPINOZA par l'intermédiaire de la
différentielle de la conscience, et comme résolue la question
quid juris, il semble que le concept de « liberté comparative »,
c'est-à-dire de spontanéité doive se substituer au concept
de liberté >t<Xt"'zl;ox·~v. De fait MAÏMON manifeste, dès ses
premiers écrits, de l'éloignement pour la morale kantienne :
il recherche la liaison des principes formels et des principes
matériels, et place au fondement de la tendance morale,
la tendance désintéressée à connaitre le vrai, la connaissance
du vrai pouvant fournir d'autre part au principe matériel
du bonheur, avec son contenu, l'universalité et l'objectivité
que KANT lui refuse (2). La morale de MAÏMON semble présenter
des affinités naturelles avec celles des stoïciens et de SPINOZA.
Mais de même que dans le théorique, la synthèse KANT-SPI-
NOZA aboutit finalement à un scepticisme empirique qui ramène
tout près de HuME, de même dans la philosophie pratique, le
motif sceptique, qui lui aussi accompagne dès le début le motif
dogmatique (question de la réalité du fait moral), finit par
l'effacer. La relation causale étant elle-même frappée par le
(1) La philosophie {lrnliqne de MAÏMON est éparse dans le Phllo.~ophisches
Wlll-lerbuch, article " Moral • ; les Slreifereien, p. 226-243, 271 ; Versuch ein.er
neuen. Darslellun.g des Moralprin.zips, und Dedul<zion. seiner Realiltït (Berlinische
Monatsschrift XXIV p. 404-453; Berlin, 17!14); Uber die er.!len. Gründe des
Naturrechts (B. M. XXV, p. 310-341; Berlin 1795); V ber die erslen. Griinde der
Moro! (Philos. ,Jour. VIII, 3, p. 165-1!10, 1797); lüitische Untersuchungen.,
p. 231-352 (Prolcgomcna zur Kritik eincr praktischen Vcrnunft, 1797); Der
llforHiische Skepli/ce1' (Berlinisches Archiv der Zeit und ihres Geschmacks,
l'· 271-202, 1800). Sopltistflc des menschlichen Ilerzens (N. Berlinische Monatss-
chrift.. V, 1801, p. 44-76).
!2) Ver.mclr eine1· Dnrslellung de., Moralprimips, pp. 410-413; 441-445,
148 PHILOSOPHIE TRANSeBNDAN~ALB

doute, la causalité de notre activité sur la nature doit nous


échapper. L'action sur le monde est inutile, voire même illusoire,
car la causalité n'ayant pas de valeur objective, nous ne pouvons
prétendre être une cause de changement dans le monde. Le
déterminisme des phénomènes est une fiction, comment escomp-
ter avec certitude certains résultats de notre action ? Il reste
donc ou une attitude d'abstention ou une attitude pragma-
tique conforme à celle déjà indiquée par PROTAGORAS (1).
Et de même que dans le théorique, le dogmatisme leibnitien
permet un passage facile vers le scepticisme empirique de
HuME ; de même dans le pratique, le stoïcisme, ou l'eudémo-
nisme rationnel de SPINOZA peuvent permettre un glissement
commode soit vers l'apathie sceptique, soit vers l'eudémonisme
empirique. Sans développer jusqu'au bout toutes ces consé-
quences, la philosophie pratique de MAiMON évolue rapidement
vers les formes empiriques de l'eudémonisme : le bonheur
est moins relié à la tendance désintéressée vers l'universel,
qu'à l'utilité sociale qui devient le seul support de la moralité.
Alors, en ce qui concerne l'exercice de la morale, il est complète-
ment indifférent de penser avec le dogmatisme la moralité
comme un fait ou de se limiter avec le sceptique à admettre
la possibilité de ce fait (son caractère hypothétique), car la
possibilité réelle de la moralité positivement déterminée par
le concept du devoir, rend au sceptique le même service que
la réalité supposée par le dogmatique (2).
La question des « faits » sur lesquels prennent appui les
morales de KANT et de REINHOLD est en tout cas le prélude
nécessaire aux investigations sur la morale. Il faudrait d'abord
répondre en ce qui les concerne à la question quid juris. La
Loi morale comme principe, telle qu'elle est déduite immédia-
tement de la nature de la raison peut certes être admise dans
la raison (3). Mais la causalité de la raison, c'est-à-dire la
détermination effective en nous d'une tendance désintéressée
par la simple représentation de la Loi est douteuse. Il serait
nécessaire de montrer comment il est possible que la loi morale
s'exprime de la sorte ; sur quoi se fonde la réalité objective
de cette représentation de la Loi. Bref outre la possibilité

(1) Cf. PLATON, TltééM!e, la réfutation des &cpux'toc Èpw-t~fla.'ta. (16\l-170).


(2) Der Moralisclte Skeptiker, p. 288 sq.
(3) Que la volonté d"un être purement rationnel soit autonome est évident,
parce qu'il est évident que le principe de !"action ne peut; êl;re en lui que la raison.
PHILOSOPHIE TRANSCENDAN~ALB

réelle dans un être purement rationnel, il faudrait génétique-


ment prouver la réalité et l'applicabilité de la Loi dans un
être mélangé comme l'homme (1).
D'autre part, on ne peut comprendre comment la Raison
simple faculté théorique, qui n'est appelée pratique que parce
qu'elle pose la Loi morale, et n'est ainsi que cause formelle,
peut être en même temps cause efficiente des actions morales (2).
Touchant la seconde question, MAiMON estime que REIN-
HOLD l'a résolue, dans ses Lettres sur la Philosophie kantienne (3),
mais qu'il lui a substitué un problème encore plus grave.
Si la raison pratique qui fournit la Loi, constitue une tendance
désintéressée, en elle-même aussi peu libre (unwillkiirlich)
que la tendance intéressée, si ce n'est pas elle qui détermine
les actions, mais un libre arbitre qui choisit entre les deux
tendances, la question est en effet résolue, mais le libre arbitre
est un concept incompréhensible. Car pourquoi se déter-
mine-t-il tantôt selon l'une, tantôt selon l'autre tendance 'l
Ou il faut admettre qu'il se décide suivant que l'une des deux
tendances contraires devient plus forte, alors la volonté ne
fait qu'obéir à un déterminisme de forces naturelles et la
liberté disparaît. Ou bien la volonté est vraiment indépendante
des deux, mais alors sa décision dépend du hasard (4).
La volonté qui se détermine, répondra-t-on, n'agit pas par
hasard, mais comme toute cause pensée par la raison, elle
est une cause absolue dont la liberté vient de ce que le fonde-
ment de son acte n'est contenu qu'en elle. Mais cette réponse
est tout à fait insuffisante, car l'expression « cause absolue »
prête à l'équivoque. Une faculté absolue est une faculté qui
dans son acte n'est déterminée par aucune condition extérieure,
mais simplement par le mode d'action qui lui est propre en
tant que faculté particulière. De cette espèce est la raison
pratique qui comme causa formalis n'est pas déterminée
dans son action (prescription de la Loi, et détermination du
mode d'action conforme à cette loi) par quelque objet empiri-
que, mais seulement par la forme qui lui est propre. Une
faculté d'autre part peut être appelée absolue, quand on la
pense comme n'étant déterminée dans son action pa aucune

(1) Streljerelen, p. 226, sq.


(2) Ph. Wortërbuch, article • Moral »,
(3) REINHOLD, Briefe über die kanllsche Philosophie, 1, Achter Brier.
(4) Strelferefen, p. 231 sq.
150 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

condition tant externe qu'interne. Nous avons un concept


réel de la première espèce, no~JS n'en avons pas de la seconde.
Le concept reinholdien de la volonté est de la seconde espèce,
ce n'est donc pas un concept réel. Supposons d'ailleurs la
difficulté résolue, comment concevoir en tout cas que la liberté
puisse se déterminer elle-même, sans un principe de déter-
mination, pour l'un des deux modes opposés d'action (1) ?

(1) Slreifereien, p, 239-241. - REINHOLD se défend fort mal. MAÏMON


d'autre part, est tombé sur une difficulté réelle à laquelle KANT reviendra dans la
suite (dans la Métaphysique desMœurs). Mais ondoit ajouter que MAÏMON ne
semble comprendre ni l'autonomie, ni la raison pratique telles que KANT les a
conçues. Dire qu'une faculté absolue est une faculté qui ne se détermine dans son
acte par aucune condition extérieure, mais simplement par le mode d'action qui
lui est propre en tant que faculté particulière, c'est substituer à l'autonomie dans
laquelle l'acte est indépendant de la loi de causalité que eet acte se donne, le
concept de l'auloma spiriluale, ou de la causa sui dogmatique ou l'acte est
l'expression immédiate d'une loi ou d'une formequi pose et détermine cet acte
immédiatement, sans être posée par lui; l'antériorité logique de l'acte sur le
mode d'action est remplacée par l'antériorité logique du mode d'action sur
l'acte. Il se peut que la liberté comme pouvoir antérieur au mode d'action choisi,
soit un simple phénomène de la liberté originaire où le choix étant supprimé,
l'antériorité du pouvoir par rapport au mode d'action ne subsiste plus, mais il
est indiscutable que KANT a caractérisé la volonté autonome comme un pouvoir
d'agir d'après tel principe (la forme unive1·selle ) pluttJI que d'après tels autres
(principes matériels) ;toute volonté est dans sa racine autonome, parce que toute
volonté, même mauvaise implique l'autodétermination de celle-ci dans le choix
de son principe (égoïste). La volonté autonome proprement dite est une auto-
détermination à 1'autodéte1·mination. La volonté mauvaise est une autodéter-
mination à la détermination par des motifs étrangers. La volonté autonome
implique donc cette causalité absolue dans le second sens, que MAÏMON déclare
ne pas pouvoir penser. D'autre part cette causalité absolue, malgré son inin-
telhgibilité est toujours un pouvoir rationnel : la volonté est en effet le pouvoir
d'agir d'après des principes, c'est-à-dire selon la représentation d'une fin possé-
dant toujours une certaine universalité. C'est ce qui différencie la volonté humai-
ne, de l'instinct animal ; mais dans un cas la raison pratique choisit librement une
fin à l'égard de laquelle la raison ou intelligence n'est qu'instrument (par
exemple le bonheur), la raison sert alors au calcul des plaisirs, la volonté se subor-
donne à l'instinct. Dans l'autre cas, la raison pratique qui est dans son essence
affranchissement à l'égard de l'instinct (car la possibilité de concevoir une fin
ayant une certaine universalité et de la réaliser en suivant le calcul, implique une
résistance aux sollicitations particulières et imprévisibles de l'instinct, contraires
à la réalisation continue de la maxime chOisie), décide arbitrairement d'agir
conformément à cette essence, en prenant comme principe l'affranchissement à
l'égard de tout mobile instinctif, c'est-à-dire la forme même de la raison. La
volonté ou liberté l'alionnelle est donc essentiellement pour KANT ce qui est pensé
comme n'étant déterminé dans son action par aucune condition tant externe
qu'interne; c'est là même ce qui oppose la conception de l'autonomie à toutes les
conceptions dogmatiques. FICHTE l'a parfaitement compris, lorsqu'il oppose la
tendance • déterminée à se déterminer par soi » et la liberté qui se détermine
d'elle-même à se déte1·miner par soi. Quant à se demander pourquoi la liberté ne
se détermine pas toujours et immédiatement en nous à se déterminer par soi,
c'est se demander pourquoi la liberté est obligée de se conquérir elle-même, de se
vouloir elle-même. KANT n'a pas répondu dans le détail, mais il a répondu en
gros lorsqu'il a dit : tout gesticulerait bien, mais on ne verrait pas de vie sur les
visages. L'autonomie ne peut-être véritablement que par cette conquête. La
limitation de la connaissance, le perversion du vouloir, la chute (KANT), la
limitation du Moi (FICHTE) en soi inintelligible, deviennent intelligibles comme
conditions de la réalisation de l'autonomie. L'achèvement de cette réalisation
devant être conçu comme égale à zéro. Ce que MAÏMON appelle le hasard est
dans le principe, cette limitation originaire, source de l'égarement de la liberté e1;
c11ndiUon de son affirmation.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 151

La première question est beaucoup plus importante encore,


Selon MAiMoN, KANT et REINHOLD répondent qu'il est inutile
de rechercher d'abord comment se produit le sentiment moral,
mais qu'il suffit de poser ce sentiment lui-même comme fait
en soi. La réponse arbitraire à la question quid facli, tient lieu
de réponse à la question quid juris.
Or ce fait peut être contesté. S'il est certain que l'homme,
objet de la nature, agit suivant les lois de la nature, il est
douteux qu'il puisse agir suivant les lois de la liberté. Si nobles
que soient les fins de l'homme, elles sont toujours matérielles
et ne sont pas de simples expressions de la Loi. Dans certain5
cas le désintéressement est un prétexte, pour masquer des
mobiles égoïstes, dans d'autres cas, c'est une illusion qui cache
des motifs matériels. On ne comprend pas comment des
philosophes « qui font l'admiration du monde entier » et ne
donnent d'autres limites à leur investigation que les bornes
de la raison, interrompent subitement le cours de leurs inves-
tigations, et là où MENDELSSOHN (1), les idéalistes, les spino-
zistes, en face de l'argumentation sceptique, éprouvent le besoin
de s'orienter, prétendent, malgré la critique psychologique
asseoir leur système sur un fait reconnu par leur conscience
commune ou le sens commun (2). Il faudrait au moins que soit
(1) Sll·eifereien, p. 229. Allusion au sens commun proposé par MENDELSSOHN,
comme principe d'orientation dans les Morgenstunden (Berlin, 1785) et dans la
réponse à l'écrit de JACOBI : Uber die Leh1·e des Spinoza, Moses Mendelssohn
an die Freunde Lessings (Berlin 1786 ). Allusion également à la « conscience com-
mune •, point de départ de la Grundlegung. Dans son article Der M01•alische
Slceptiker, MAÏMON explique cette illusion de la façon suivante: le but de l'eflort
humain comme somme ( Inbegrift) de toutes les fins possibles de l'homme est
le bonheur. Le seul moyen de parvenir au bonheur, c'est le groupement en société.
La poursuite d'un but commun par des êtres en rapport réciproque requiert
un état juridique impliquant u11e légalité des actions, non seulement approchée,
mais absolue. Celle là seule en ellet peut garantir la légalité de toutes les actions.
C'est pourquoi est exigée une légalité absolue, qu'on doit penser comme si elle
était une conséquence de la moralité de l'intention. La moralité est donc une
Idée qui sert à un simple usage régulateur de la légalité. Tel est le fait originaire.
Mais avec les progrès de la culture, le moyen devient une fin. Les hommes exigent
la moralité comme quelque chose d'originaire, de même qu'ils finissent par se
figurer qu'ils aiment l'argent pour lui-même, alors qu'en réalité ils n'aiment
que ce que l'argent leur procure (p. 281-286). En 1794, MAÏMON conteste déjà
le caractère originaire et immédiat du fait moral, mais sous l'influence du spi-
nozisme, il croit pouvoir sauver ce fait en lui enlevant son caractère immédiat
et en le dérivant de la tendance commune à toutes les âmes et indubitable, à
universaliser leurs représentations, c'est-à-dire à parvenir au vrai. (Darstellung
des Moralprinzips u. s. w., p. 404, 410, 441.) L'analyse de 1800 répond mieux
aux préoccupations des Slretfereien.
(2) KANT, Was lzeisst: sich im Denlœn o•·ientie•·en (Berlin 1786). Contrairement
à JACOBI qui croit à l'impossibilité d'une connaissance par l'entendement des
objets métaphysiques, et d'une façon générale de la réalité et qui recourt à une
connaissance immédiate, mystique, sentimentale, croyance à laquelle il donne
le nom de raison, MBNDBLSSOUN en partant du sens commun ou dela saine raison,
eroi~ pouvoir s'élever démonstrativement à la connaissance do ces réaiitéa
PHILOSOPHIE TRANSCBNDAN~ALE

déterminé préalablement le droit que l'on a de se référer à


ce bon sens.
Cette critique paratt singulière si l'on songe que KANT
a précisément combattu ce bon sens ou saine raison proposés
par MENDELSSOHN, pour lui substituer un principe d'orien-
tation conforme à la fois aux exigences de la raison et aux
limitations qui la caractérisent en nous. En fait, l'attaque de
MAïMON porte moins sur la conception kantienne de la foi
de la raison, que sur sa conception du devoir comme fait
de la raison, res facti, de la liberté comme « scibilis "· Mais là
encore la Critique de la Raison pratique semble avoir pour dessein
de justifier la légitimité de cette affirmation. Il s'agit d'établir
l'existence de la raison pure pratique, existence contestée.
L'argumentation de KANT se fait en trois temps : 1° si la
raison pure doit être pratique, on découvre qu'elle doit
être nécessairement autonomie de la volonté. 2° Le devoir
en nous est précisément autonomie de la volonté. 3° De là
trois conclusions a) la raison pure pratique existe,
puisque le devoir la révèle en nous sous la forme qui exprime
son essence, celle d'autonomie (1); b) le devoir comme tel
n'est pas une illusion, mais fondée en raison, puisque l'analyse
nous fait découvrir en lui l'autonomie du vouloir, et que

(démonstration de l'immortalité de l'âme dans le Plzâdon, de l'existence de DIEu


dans les Morgenstunden). Mais les expressions de "sens commun "• «saine raison "•
témoignent su1lisamment de l'impuissance spéculative du pouvoir dont MEN-
DELSSOHN croit disposer. JACOBI pourra se servir des mêmes termes pour dési-
gne!· la faculté d'intuition mystique de la réalité. De plus pour MENDELSSOHN, les
spéculations sont en elles-mêmes inutiles, elles ne servent qu'à dissiper les
sophismes, mais peuvent nous égarer, c'est grâce au sens commun que nous
pouvons nous " orienter ». Or si pour s'orienter dans l'espace il faut outre des
repères objectifs, un sentiment subjectif de la droite et de la gauche, a fortioJ•i
ta pensée, pour s'orienter lorsqu'elle dépasse les limites du monde sensib.e, doit
recourir à quelque principe subjectif de distinction. Ce principe, c'est, selon KANT
le besoin de la raison: au point de vue théorique, besoin d'adopter problématique
ment les hypothèses qui condilionnent pour la raison l'intelligibilité du donné ;
au point de vue pratique besoin de postuler ce sans quoi l'idéal moral serait
pour nous dépourvu d'objectivité. Comme J'intelligibilité du donné n'est pas
immédiatement requise par la raison d'une façon nécessaire, tandis que le devoir
de réaliser l'idéal moral constitue une obligalion inconditionnée, Je besoin
subjectif de la raison, simplement conditionné au point de vue théorique, est
inconditionné au point de vue pratique. Ce besoin donne lieu ù des afilrmations
par la l'aison thém·ique, d'objets que celle-ci ne peut connaître mais dont
l'existence est l'Cquise pour l'usage de la raison pratique. Il y a lù une foi, puis.
qu'il u a afilrmation sans connaissance, mais une foi de la raison, puisque,
l'affirmation est requise par et pour la seule raison. Ainsi sont repoussés en
même temps et la foi mystique de JACOBI et Je rationalisme dogmatique de
MENDELSSOHN. Un acte leur est substitué où s'unissent avec les droits impres-
criptibles de la raison au point de vue pratique, sa limitation stricte au point de
Vue spéculatif. (KANT, S. W. IV, p. 337-353). Cf. DELBOS, la l'l!ilosopl!ie pm-
tique de Kant, p. 243-245, 398-406, 485 sq., 590 sq.
(1) Kritlk d~ praktiscl!en Vernunft, V., p. 3; p. 45.
PHILOSOPBIB tRANICBNDANWALB i5:'i

l'autonomie du vouloir est précisément le mode nécessaire


de la causalité de la pure raison ; c) le devoir est en nous la
conscience (ratio cognoscendi) de la liberté. Cette argumen-
tation semble il est vrai constituer un cercle : ou le fait de la
raison qui révèle sa réalité, est tout entier dans la manifestation
de la raison pure pratique sous la forme du devoir, alors
c'est la réalité du devoir qui prouve la réalité de la raison
pure pratique ; ou le devoir comme tel est un fait douteux,
et c'est la raison pratique, vraie par elle-même, qui atteste
la réalité du devoir, par la conformité de celui-ci, avec l'essence
de celle-là ; mais on ne peut prouver la réalité du devoir par
celle de la raison, et la réalité d'une raison pure pratique
par celle du devoir. Le mode analytique et le mode synthétique
ne peuvent s'unir sans constituer un cercle, que si, suivant
la remarque cartésienne, les principes expliquent les faits
et sont prouvés par eux, ou encore, si les principes, une fois
découverts, peuvent se poser par soi, de façon à pouvoir prouver
les faits tout en les expliquant - non si les principes prouvent
les faits et sont prouvés par eux. Or il parait bien que dans le
Fondement de la Métaphysique des Mœurs, comme dans la
Critique de la Raison pratique, malgré la forme analytique
du premier, et la forme synthétique de la seconde, le fait
de la raison soit considéré comme la conscience de la loi en
nous, et que ce fait établisse l'existence de la raison pure
pratique, mais qu'en même temps le caractère rationnel de
l'autonomie découverte dans le devoir, prouve la réalité de
ce dernier (1).
(1) Dans la préface de la Critique de la Raison pratique, KANT pose la certitude
immédiate de la raison en général, si bien qu'elle ne doit pas être prouvée, mais
au contraire servir à prouver. C'est J'affirmation de l'ordre synthétique.
Au § 7 de l'Analytique, il pose que le fait (factum) de la raison est la conscience de
la loi (p. 21); au scolie II du Théorème IV, il déclare que la raison pure pratique
prouve son existence par un fait (p. 15). Ce sont là des confirmations de l'ordre
analytique indiqué par les premières lignes de la préface : il s'agit de rechercher
si la raison pure pratique existe. Sans doute, une fois cette existence acquise,
on saura que le fait est la manifestation dont la raison est le principe, mais
l'affirmation de la réalité de la raison pratique comme principe, n'arrive jamais
chez le philosophe, à se poser immédiatement en vertu de cette réalité même.
Le mot « fait " peut d'ailleurs recevoir deux significations différentes : ou il
exprime l'intuition révélatrice, le datum a pri01·i et ne vaut que pour la conscience
en nous de la liberté ; ou il exprime l'acte I'adical, qui se faisant de lui-même, ne
peut être rattaché à rien d'autre et se présente comme un fait : dans ce sens il
s'apJ!liquerait à l'autonomie, et pourrait valoir Rour la raison pure pratique
considérée en elle-même. KANT a usé des deux significations. Mais la connaissance
en nous du devoir ou conscience, peut être considérée aussi comme le résultat
d'un acte d'autonomie. KANT a également entrevu cette liaison, que FICHTE a
placée au premier plan, parce qu'elle fournit le moyen de résoudreleproblème.
Cf. Reuue de Métaphysique et de Morale 1920, p. 182-224, en par!;iculier p. 186-
188, 197.
154 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

MAiMON ne retient que l'aspect synthétique. Il ne met


pas en doute la raison pure pratique, qui pour lui est indis-
cutablement autonomie de la volonté. Mais que l'autonomie
soit en elle-même possible, cela ne nous autorise en rien à
affirmer que nous la trouvons réellement en nous, dans le
devoir ; nous ne pouvons pas savoir si le devoir tel que nous
le saisissons en nous a effectivement sa source dans la causalité
de la raison. Avant comme après la Critique, l'analyse sceptique
qui le ramène à une illusion, reste aussi valable que l'analyse
kantienne qui prétend y découvrir une manifestation de la
raison. On retrouve ici entre la raison pure pratique et le sen-
timent moral présent dans la conscience humaine, l'hiatus qui
subsistait au point de vue théorique entre la pensée a priori et
la connaissance a posteriori. Le dogmatisme rationnel de MAïMoN
admet la raison pratique, son scepticisme empirique l'empêche
de croire à la réalité fondée en raison du devoir trouvé en nous.
La Critique a pu s'efforcer d'enlever à celui-ci son caractère
empirique, elle n'a pu réussir à nous faire voir son mode de
genèse (Entstehungsart) à partir de la raison. « Je suis tout
aussi persuadé que vous de l'existence de la Loi morale dans
la Raison, de la possibilité d'une tendance désintéressée, de
la réalité du rapport de certaines de mes actions à cette ten-
dance, mais il reste à savoir si la tendance désint~ressée à
laquelle je rapporte réellement ces actions, est effectivement
l'expression en moi de la Loi rationnelle... >> Au fond ·peu
importe qu'elle exprime la raison pTatique, ou qu'elle soit
une simple illusion, si les conséquences qu'elle a sur mes actions,
sont les mêmes. « Le scepticisme relatif à l'usage pratique
de la morale kantienne, n'empêche en rien son usage hypo-
thétique (1). » Et même, tout autant qu'on peut prétendre
que d'illustres philosophes, comme LEIBNiz et KANT ont
entretenu sciemment des illusions, à cause de leurs excellentes
conséquences (par exemple celle de la monade, qui ne doit
pas être considérée comme un objet réel, mais comme une
limite de rapports), on peut supposer que KANT en morale
aussi n'a voulu qu'entretenir des fictions utiles. « Le prétendu
sentiment moral est chez KANT, non ce sentiment dont tout
homme se flatte volontiers, mais qu'il ne peut nullement
démontrer, mais la simple possibilité d'un tel sentiment,

(1) Slret{erelen, p. 229 sq., 241 sq.


PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALB 155

admise problématiquement au profit de la morale comme


science. Les successeurs furent la plupart du temps inca-
pables d'entrer dans cet esprit. Ils confondirent souvent le
simple subjectif avec l'objectif, le relatif avec le constitutif,
le mode de représentation avec l'objet de la représenta-
tion, etc. (1) » Ainsi est clairement établi, par MAïMoN lui-
même, le lien entre son scepticisme théorique et son scepticisme
pragmatique moral.

(1) Ibid., Abhandlung über die philosophischen und •·hetorischen Figuren


p. 271. Cette libre interprétation, qui fait penser à celle que donne FICHTE dans
la Zweite Einleitung (1797) du concept kantien de la çhose en soi, doit se référer au
passage de la GrundŒgung, 3• section ( Werke, Hartenstein, IV, p. 296). « Alors
même que la démonstration théorique de la liberté resterait en suspens, les
mêmes lois qui obligeraient un être réellement libre n'en vaudraient _Pas moins
pour un être qui ne peut agir que sous l'idée de sa propre liberté. » Ma1s MAÏMON
nie ce que KANT suppose, à savoir que nous puissions par le devoir être iden-
tifiés à l'être raisonnable qui ne peut agir autrement que sous l'idée de la liberté.
APPENDICE

REMARQUE No 1 (cf. p. 52, 86)

Avant la Critique, le leibnitianisme malgré la réduction


idéale du différent à l'identique et de toutes les formes de
la réalité à des rapports intelligibles, pose le problème de
l'être de la différence, et de son rapport à l'identité, avec
une énergie suffisante. - Non seulement les vérités de fait
(Wirklichkeit) ont leur principe propre dans le principe
du meilleur, mais aussi les vérités mathématiques, dans
le principe de raison. Si la raison doit finalement se trouver
dans les vérités identiques, l'identité ne saurait expliquer ou
fonder la différence des vrais possibles, bref la réalité des
essences mathématiques. L'identité ne pourrait être conçue
comme source de la réalité de l'essence que dans la mesure
où la différence des essences pourrait être conçue comme
reposant sur la limitation, suivant le principe omnis deter-minatio
negatio. Il resterait il est vrai à fonder la négation elle-même
ce dont l'identité parait incapable. Au contraire, l'identité
est strictement conçue comme principe formel dans la mesure
où la différence des essences n'est pas conçue comme une
limitation, mais comme une qualité interne qui constitue
leur réalité, ce qu'il y a effectivement de distingué. La variété
infinie des essences n'est pas une quantification de ce qui doit
échapper à la quantité, mais une expression de la richesse
de l'essence divine. Que ces éléments distingués en tant que
distingués soient ( dass 1), cela est absolument indépendant de la
nécessité géométrique, mais s'ils sont (wenn, soll), alors ils
doivent ( so muss) se rapporter entre eux suivant des lois
absolument nécessaires. Ces lois nécessaires supposant la dis-
tinction des possibles en nombre infini, cette distinction suppo-
sant le principe de raison, ce principe apparaît bien comme
un fondement irréductible de cette RealiUlt, où avec la néces-
158 PHILOSOPHIE WRANICBNDANYALE

sité mathématique règne le principe de contradiction (1).


Ainsi l'oscillation entre la prééminence du principe d'iden-
tité et celle du principe de raison qui caractérise à certains
égards le leibnitianisme, correspond à une double solution
possible du problème de la différenciation des essences. Si cette
différenciation tend à apparaître comme reposant sur une
simple limitation, sur la quantité, l'identité tend à se poser
comme principe premier, car la différence n'a rien d'intrin-
sèque : ce sera d'ailleurs le cas de la seconde philosophie de
ScHELLING, celle de l'identité. Si, au contraire la différenciation
des essences est conçue comme excluant tout principe quanti-
tatif, la raison suffisante l'emporte, mais précisément parce
que la différenciation qualitative reste intrinsèquement inin-
telligible, le mode de différenciation est inconcevable, il est
posé seulement qu'elle doit être (dass !) .
Aussi ce dernier point de vue ne peut-il jamais s'affirmer
complètement dans une philosophie rationaliste comme celle
de LEIBNIZ. Si la différence des essences était radicalement
qualitative, on ne pourrait les réunir en un seul être (comme
le fait remarquer KANT) sans craindre une opposition. Cette
opposition n'est plus à redouter au contraire, si la différence des
essences vient d'une certaine privation d'être, de sorte que,
toutes ensembles, elles se complètent pour constituer la souve-
raine réalité. La différence des qualités a donc son fondement
dans la limitation, si bien que les réalités ne sont jamais 1ogi-
quement contraires les unes aux autres. Le négatif n'est que
l'absence de positif (2). « Principe que M. DE LEIBNIZ n'a
pas proclamé avec toute la pompe d'un principe nouveau,
mais dont il s'est servi pour des affirmations nouvelles et
que ses successeurs ont introduit expressément dans leur
système leibnitien-wolfien (3). » Si d'une part donc, l'existence
est posée comme n'étant pas elle-même une essence distincte
(de l'essence dont elle est l'existence), parce que n'étant qu'un
accroissement purement quantitatif, elle n'est aucune qualité
distinguable en soi, en revanche la quantité de l'existence
est exactement proportionnelle à la « quantité de l'essence , ('J ).
La distinction d'une quantité sensible et d'une quantité
intelligible, ou d'une quantité extensive, et d'une quantité
(1) LBmNIZ Erdm., p. 147 b, 4i16 b, 516 a, 704 sq., 709, 748.
(2) WOLFF, Elementa ana/yseos mGII!ematieœ, Hall<• 1717, Part. 1, § 19 et 20.
(3) KANT, Kritilc der. r. Vern. Anulylil<, V., p. 2:l:J.
(4) I.EIBNIZ Erdmann, p. 99, 147 b, 148 a, 708 a, 719 1•.
PHILOSOPHIE 'I'RANSCBNDANYALE 159

intensive (quantité de qualité) ne saurait esquiver la difficulté.


Car si la différence des qualités vient de la différence de quantité
de cette qualité, la différence perd toute valeur intrinsèque
et qualitative, elle dérive de la limitation d'une réalité ori-
ginaire, sans différence et identique. Ainsi l'identité (une identité
à la fois matérielle et formelle) serait le principe suprême.
Mais il est clair que cette solution contredit au principe
de raison suffisante : quelle est la raison de la dégradation à
l'infini, quelle est la raison de la différence conçue comme
limite ? La raison théologique: la richesse de l'essence divine
doit se manifester par la variété infinie, n'est valable que
pour les cas où l'on ne réduit pas la différence des qualités,
à une différence de quantité qualitative : à ce dernier point
de vue, la richesse de l'essence divine explique qu'elle comprenne
en elle la totalité des possibles, non qu'elle se dégrade à l'infini.
Le principe de raison suffisante n'est donc aucunement le
principe de la réalité (comme RealWil et comme Wirklichkeit),
car il est incapable par lui-même de fournir, la raison, le fonde-
ment de la différence. Mais il pose le problème, et représente
en quelque sorte l'exigence d'un principe (à découvrir) pour
la différence. KANT a fort bien aperçu le problème et formulé
l'exigence : si la différence est un moindre degré de clarté,
une ombre, il faut un écran, un « Autre » qui explique cette
limite par la suppression de la lumière (1). Cet Autre inintelli-
gible c'est le« Non-Moi>> de FICHTE :l'identité sans différence
voit par lui cette identité rompue. Sans cet acte inintelligible
et extrinsèque par rapport au Moi, ou l'on doit concevoir
que l'Infini originaire se limite soi-même ce qui est absurde
(Idéalisme qualitatif), ou l'on doit se donner comme absolu
un Moi déjà limité, l'individu substance de LEIBNIZ (Idéa-
lisme quantitatif), ce qui est contraire à la notion d'Absolu
laquelle exclut la limite (2). Ainsi ScHELLING pose le principe
de la différence, enfin HEGEL la négativité.
MAiMON en attribuant au principe d'identité une valeur
uniquement formelle, et en recherchant pour la réalité un
principe distinct, est conduit à conférer à la différence, la
valeur de principe pour la réalité (à la fois comme Realitàt et
W irklichkeil).
(1) KANT, V ber die Fortschritte der Metaphysih 11efl Leibnitz u. Wolf (Har-
tenstein, VIII, p. 544).- Versuch den Begriff der negattven Grossen in die Wellwe-
isheit ein%ujühren (AKB, II, p. 172 sq.). - Kr!Uk der reineu Vernun(t, Ana-
Jytik (Hartenstein V., p. 228-253).
(2) Fichte, Grundlage, S 4.
160 PBILOSOPBIB WRANICBNDAN~ALB

REMARQUE NO 2 (cf. p. 64)

A. - La conception du temps calquée sur celle de l'espace


forme pure offre les plus grandes difficultés, parce que tout ce qui
constitue essentiellement le temps c'est-à-dire le changement,
la succession opposée et liée à la simultanéité, est ainsi exclu
du temps, qui « demeure et ne change pas ». Les rapports
spatiaux, au contraire, peuvent aisément être connus a priori
avec la seule forme de l'espace, et si le temps peut-être requis
pour la détermination effective de figures (par le Linienziehen)
dans l'intuition, ou pour la numération, les rapports spatiaux
(droite, gauche, haut, bas, etc.), peuvent fort bien être conçus
comme subsistant par eux-mêmes indépendamment du temps,
indépendamment aussi d'ingrédients étrangers à la forme. -
Le temps, au contraire, dans son premier aspect selon KANT,
celui du cadre du changement qui demeure et ne change pas,
ne peut prendre de signification vraiment temporelle que
par un changement quelconque qui requiert immédiatement
la conscience d'un permanent. Ce permanent ne peut être
que la matière sensible immédiatement objectivée dans l'espace
(Cf. }re Analogie, et Réfutation de l'Idéalisme).
Le simultané comme le successif ne peuvent absolument
pas être conçus sans l'intervention des trois catégories de
substance, de cause et d'action réciproque, sans le rapport
mutuel des trois rapports intellectuels qui supposent, pour
pouvoir j auer, une différenciation de la matière sensible (celle
des existences), distincte des différenciations purement numé-
riques que la forme spatiale, d'ailleurs, est seule capable de
fournir. Le jugement de différenciation non simplement numé-
rique,· mais intrinsèque, implique ces concepts de l'entende-
ment, dits de « réflexion », qui, pour KANT, loin de rendre pos-
sible l'usage des catégories, n'ont d'usage légitime ou possible
qu'après la constitution de l'expérience par celles-ci. Mais
si tout ce qui fait le temps est conditionné par le jeu de cer-
taines catégories, requérant lui-même à son tour des jugements
de différenciation spécifique, le concept de réflexion doit
regagner la première place dans la série des conditions de
l'expérience possible et l' «intellcdualisme » de LEIBNIZ reprend
toute sa valeur.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 161

Tant que nous demeurons dans la sphère du " mathé


malique », l'assimilation du temps à l'espace comme " forme
pure » ne rencontre aucun obstacle : l'addition de l'homogène
avec lui-même dans le temps (schème de la quantité) semble
indiquer qi.Ie pour le temps comme pour l'espace, on peut
tout aussi bien se passer du principe des indiscernables. En
vérité, la réfutation du principe des indiscernables, pour être
complète, implique que le temps comme forme est par lui-
même la source de toute différenciation temp.orelle ; or le
temps comme forme est précisément sans succession - comme
sans simultanéité - un cadre vide pour un changement, pour
des différences qu'il ne saurait jamais fournir. L'espace peut
faire que deux gouttes d'eau soient deux, parce qu'elles occupent
deux espaces différents ; deux pieds cubes d'espace sont en soi
identiques, mais distincts par les lieux. Tous les exemples
pris par KANT pour réfuter le principe des indiscernables sont
en effet empruntés à l'espace. Mais le temps ne peut pas faire
que deux phénomènes soient simultanés ou successifs : il faut
auparavant que l'entendement se prononce sur le rapport
de ces phénomènes préalablement distingués, et tout ce que le
temps pourra faire, c'est d'exprimer ce rapport sous la forme
de simultané et de successif. Mais alors, ou la simultanéité
et la succession résultent effectivement du rapport intellectuel
des phénomènes- en ce cas on revient fatalement à LEIBNIZ,
ou la simultanéité et la succession n'en résultent pas; elles
sont une forme étrangère que le temps jette sur ces rapports ;
mais alors il n'y a aucun rapport entre les rapports temporels
d'une part, et les rapports intellectuels de substance, cause,
action réciproque, il est alors impossible que la simultanéité
ou la succession soient attribuées aux phénomènes en vertu
du rapport intellectuel établi entre eux : il manque le Bezi-
chungsgrund pour le jugement.
A vrai dire, KANT n'est pas sans avoir senti la difficulté,
mais il semble l'avoir plutôt esquivée dans la Critique de la
. Raison pure, pour ne la reconnaître et essayer de la résoudre
en elle-même que dans la Critique du Jugement ( 1). Dans
les analogies, KANT veut visiblement dépasser la prédéter-
(1) Qui paraît après la Trans%endanlalphilosophie de MAÏMON. Sans vouloir
préjuger ici d'une influence possible de MAÏMON sur KANT, on ne peut s'empêcher
d'être frappé du renforcement des concepts hérités de LEIBNIZ : intellectus
archelypus, entendement intuitif. ete., qui jouent un si grand rôle chez MAÏMON
dans la solution des mêmes problèmes.
GUÉROULT 11
162 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

mination formelle et établir a priori une prédétermination


réelle, si bien qu'il soit établi, non seulement que tout change-
ment (x) doit avoir une cause (y), mais que chaque phénomène
déterminé a doit avoir une cause déterminée b et non une autre.
Il est évident que si seule subsistait une nécessité formelle,
aucune différenciation ne serait plus possible, en fait, entre
la succession subjective de l'imagination, et la succession
objective de la cause, car ce qui fait l'objectivité de cette
dernière, c'est que je ne puis changer l'ordre des éléments
eux-mêmes dans la succession, c'est la nécessité, issue de
l'entendement, qui me contraint à affirmer que c'est a et non b,
qui doit occuper la place de l'antécédent.
Le temps, en effet, est irréversible par définition; aussi
lorsque dans la succession imaginative, je crois pouvoir ren-
verser l'ordre de la succession, je dois effectuer ce renversement
dans un autre lemps, si bien que j'ai une autre succession,
mais la même succession n'est en elle-même jamais réversible.
Ce que l'entendement réclame exactement, c'est qu'à l'intérieur
du temps, les éléments qui se succèdent soient conçus comme
ne pouvant se succéder autrement dans un autre temps. Cette
exigence comme on le voit dépasse de beaucoup les rapports
des concepts et du temps purs saisissables a priori. Elle porte
sur les rapports des existences avec le temps de telle façon
que ces existences paraissent devoir déterminer le temps
lui-même, beaucoup plus qu'elles ne sont déterminées par
lui. Si dans les analogies, KANT s'en tenait à la synthèse du
simple concept avec le temps intuition pure, forme a priori,
principe de différenciation du successif comme tel, ce que
déterminerait l'entendement avec sa règle serait simplement
la succession nécessaire des places vides du temps a priori,
en ce cas la matière resterait absolument indifférente à cette
détermination, elle serait tout entière contingente par rapport
à elle, car n'importe quel événement pourrait marquer n'importe
quelle place. Aussi délaissant cette forme pure,« temps absolu qui
ne 'peut être objet de perception », KANT lui substitue-t-il la
succession des phénomènes eux-mêmes et se donne-t-il a priori
un temps déterminé qui n'est concevable qu'a posteriori.
Dans ce temps concept, les rapports de temps dérivent du
rapport réciproque des phénomènes entre eux : « Les phéno-
mènes se déterminent leurs places les uns aux autres dans le
temps lui-même et les rendent nécessaires dans l'ordre du
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 163

temps, de sorte qu'ils se succèdent de façon nécessaire suivant


un ordre immuable et non d'une façon arbitraire sans règle. »
Alors la différence du temps dépend de la différence des évène-
ments, si bien qu'en prononçant la nécessité de la succession
des phénomènes, on prononce du même coup la nécessité
de l'ordre de la succession de ces phénomènes eux-mêmes
considérés dans leur contenu. De cette façon, la causalité,
c'est-à-dire un certain mode déterminé et nécessaire de la
succession des phénomènes dans le temps, apparaît comme·
pleinement justifiée. Mais nous avons dans le fond abandonné
le temps forme pure, principe de différenciation du successif
en tant que successif, pour revenir à une conception leibnitienne,
où les rapports de temps ne semblent possibles que par l'enchaî-
nement entre elles des déterminations des substances comme'
principes et conséquences (1). Sans doute, on dira que pour KANT,.
cet enchaînement ne crée pas le temps ; il se fait à l'inté-
rieur du temps, et les éléments mis en rapport peuvent ainsi
être des phénomènes et non des substances. Mais ce temps,
abstraction faite des déterminations en question, est dépouillé
à ce point de toute caractéristique temporelle, que KANT
le considre comme inutilisable. D'autre part, il a fallu se
donner le monde des phénomènes, le concevoir comme un système
clos où s'effectue la détermination réciproque d'où résulte l'attri-
bution des places : c'est réintroduire avec une terminologie
nouvelle, toutes les illusions intellectualistes contenues dans
les thèses de la troisième et de la quatrième antinomie, ou
dans l'Idéal transcendantal.
Quoiqu'il en soit, après cette déduction, la valeur objective
des lois empiriques parait à KANT sur le moment entièrement
justifié par là (2) : si je suis sû.r au cours de l'investigation
scientifique de découvrir dans l'expérience, en me conformant
à la règle de l'analogie, l'élément cherché que l'analogie ne
pourrait par elle-même me fournir a priori, c'est que l'expé-
rience sur laquelle nous travaillons a été constituée confor-
mément à la causalité de telle sorte qu'avant notre réflexion
tel évènement a soit effectivement placé de façon nécessaire
avant tel évènement b. Dans ce cas on voit que le qualificatif
de régulateur ne peut valoir en fait que pour l'usage du prin-

(1) Iüilik der •·einen Vernun/1, III, p. 228-229, 234.


(2) Ibidem, Ill, p. 182 sq.
GUÉROULT
164 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

cipe dans la conscience réfléchie, mais qu'au point de


vue transcendantal le principe lui-même est constitutif {1 ).
Supposons au contraire que la prédétermination soit
simplement formelle, et que l'on ne puisse déduire a priori
que l'exigence d'une causalité dans un temps pur, alors il
est évident qu'a priori n'est nullement déterminé que a doit
être la cause d'un certain phénomène b, que a doit être cause
d'une certaine manière , b effet d'une certaine manière. La
déduction du principe de cause étant insuffisante, il faudra
pour justifier les lois empiriques, recourir à des principe11
auxiliaires, afin d'expliquer pourquoi à l'intérieur de la loi
universelle de la nature, c'est tel élément qui est la cause, et
cause de telle façon. En dehors des lois universelles de la nature
qui conditionnent la possibilité de l'expérience, et avec lesquelles
le jugement est subsumant (par ex. tout changement a une
cause), on peut dire a priori que les objets de l'expérience
sont encore déterminables d'une foule de façons, et qu'à
l'intérieur de la nature en général, se trouve une infinité de
natures spécifiquement distinctes qui, chacune pour leur compte,
peuvent être causes d'une infinité de façons différentes et qui
chacune {conformément au concept général de cause) a une
règle de sa causalité qui la rend nécessaire bien qu'en raison de la
constitution et des limites de notre connaissance, nous ne
puissions pénétrer cette nécessité (concession à HUME). Nous
devons donc penser dans la nature une infinité de lois empi-
riques, qui sont contingentes pour notre connaissance, puisque
celle-ci ne peut parvenir à elles a priori ; aussi l'unité de la
nature, sous le rapport des lois empiriques apparaït-elle, elle-
même comme contingente. Mais nous devons nécessairement
admettre une telle unité, car un système de connaissances
empiriques comme constituant un ·tout de l'expérience ne
pourrait alors avoir lieu ; et puisque les lois universelles de la
nature peuvent établir entre les choses une unité comme
choses de la nature en général, mais non comme étant telles
ou telles natures spécifiques particulières, le jugement doit

(1) KANT déclare plus loin (De rusage régulateur des Idées de la Raison pure•
III, p. 448) que malgré la distinction des principes mathématiques, constitutifs.
et des principes dynamiques régulateurs, les lois regardées comme dynamique~,
sont certainement constitutives par rapport à l'expérience, en rendant possible
a priori les concepts sans lesquels aucune expérience n'a lieu. Remarquons que
oette explication laisse aux principes dynamiques, leur caractère constitutif,
même dans le cas où les rapports nécessaires qu'ils conditionnent, sont conçua
comme absolument indéterDllnés (au point de vue empirique) a priori.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 165

admettre pour son propre usage, comme principe a priori,


que le contingent pour la connaissance humaine dans les lois
particulières de la nature, contient pourtant une unité (fondée
sur une loi) de la liaison du divers en une expérience en soi
possible, - unité que nous ne pouvons pas fonder, mais que
nous pouvons penser. Et cette unité, posée conformément
à une fin nécessaire, à un besoin de l'entendement, étant d'autre
part contingente, doit être représentée comme finalité des
objets (de la nature). En conséquence, le jugement qui par
rapport à des choses sous des lois empiriques possibles encore
à découvrir est simplement réfléchissant, doit, pour notre
faculté de connaître, penser la nature, par rapport à, ces der-
nières, d'après un principe de finalité qui s'exprime dans
des maximes de sagesse telles que la lex parsimoniae, la loi
de spécification, celle de continuité des formes, etc. (1). Et si ces
principes réussissent, c'est, sans aucun doute, parce que la
nature a procédé elle aussi conformément à eux : d'où l'Idée
d'une organisation de la nature en rapport avec nos facultés
de connaître. Ainsi, il faut recourir à un entendement infini
pour expliquer ce qui dépasse le point de vue transcen-
dantal de la conscience finie : à savoir la disposition des élé-
ments matériels à l'intérieur du cadre de la nature, disposition
absolument contingente par rapport à l'analogie de l'expérience
en général, et que celle-ci est incapable de fonder. Le point
de vue de la Critique du jugement renferme donc implicitement
une critique du procédé employé dans l'analytique pour
déduire l'analogie. Comme nous ne disposons pas en fait de
la totalité des phénomènes, ni par conséquent de la place
déterminée qui revient à chacun d'eux, celle-ci reste effecti-
vement contingente par rapport au principe général de causalité:
• tout changement a une cause », seul principe que dans sa
généralité peut justifier la déduction transcendantale ; toutes
les lois empiriques particulières sont par rapport à lui abso-
lument contingentes. La difficulté une fois constatée, il faudra
pour la résoudre revenir à l'Idée de la détermination des
parties par le tout, mais l'Idée expressément reconnue comme
telle est rejetée, comme. réalisée ou réalisante, dans l'Intellect
infini. Comme d'autre part le caractère contingent de la cau-
:Salité déterminée, a été expressément reconnu par rapport

(1) Krttik der Urteilskraft, - Einleitung, V.


166 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

;l la nature universelle a priori, l'Idée est posée, conformément


à cette contingence, et est, dans son contenu, entendement
architectonique, c'est-à-dire intelligence qui agence les parties
de la nature en fonction de l'Idée du Tout (finalité) et en
rapport d'autre part avec nos facultés ; conception absolument
contradictoire, car la finalité étant un concept qui caractérise
l'entendement fini, devrait être bannie de l'entendement infini.
Ce dernier devrait être conçu conformément à la substance
spinoziste où l'ontologie se substitue à la finalité intelligente.
Mais la suppression de la finalité intelligente ne s'accorderait
pas avec l'unité finale de la nature, qui suppose à la fois intelli-
gence et contingence (1).
Dira-t-on que cette contingence n'apparatt qu'avec le
jugement réfléchissant, c'est-à-dire avec l'investigation scien-
tifique (point de vue de la connaissance de la nature), mais
qu'au point de vue de la nature elle-même, une telle contin-
gence n'existe pas, et que tout est mécaniquement déterminé 'l
Mais la détermination de la nature est purement formelle,
la répartition des phénomènes eux-mêmes à l'intérieur du
cadre qu'elle constitue, ne dépend pas du schème de la causalité,
mais d'une organisation dont le principe, hors de notre esprit
fini, dépasse ces conditions a priori de notre expérience en
général. C'est pourquoi à côté du déterminisme formel peut
prendre place une finalité (liberté).
La Critique de la Raison pure conçoit sans doute déjà,
que le pouvoir régulateur enveloppe la notion de finalité de
la raison, celle d'un système de lois empiriques, implicitement
reliée au sublime, celle d'une totalité distincte de l'unité de
l'entendement, conçue comme Idéal et justifiant l'usage des
principes de sagesse bien connus (lois de spécification, de
continuité des formes, etc.). Néanmoins elle pose le problème
d'une toute autre façon que la Critique du Jugement. L'usage
apodictique de la Raison correspond sans doute au jugement
subsumant, l'usage hypothétique au jugement réfléchissant.
(1) ScHELLING dans les Ideen einer Philosophie des Natur, S. W. 1, II,
p. 45 sq., FicHTE dans la Siltenlehre 1798 S. W., IV, p. 119 ont bien vu la contra-·
diction. D'après la critique de SPINOZA (§ 73) KANT semble opter pour le réa-
lisme de la finalité, mais d'après le § 77 il donne l'impression de ne pouvoir
repousser la conception spinoziste au profit d'un entendement architectonique.
KANT demande qu'on explique comment l'ontologie devient téléologie, et il
est conduit à placer la téléologie hors de nous pour que nous puissions la conce-
voir en nous. SCHELLING explique la téléologie uniquement pour et par notre
esprit fini. Il n'a plus besoin alors de recourir à un infini hors de nous, à l'hypo-
thèse d'un entendement hors de moi, etc.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 167

Mais si l'usage hypothétique de la raison est nécessaire pour


la découverte des lois empiriques, on ne voit pas du tout
que ces lois empiriques puissent être considérées comme contin-
gentes par rapport à la détermination universelle des phéno~
mènes suivant la causalité. Si l'usage des principes de sagesse
est légitime, c'est que les Idées apparaissent elles-mêmes comme
des conditions de possibilité de la subsomption des intuitions sous
le concept, bref comme conditionnant la possibilité de l'enten-
dement lui-même. En un mot, c'est la détermination univer-
selle des phénomènes par l'entendement qui requiert elle-
même l'intervention de ces Idées, tandis que pour la Critique
du Jugement cette intervention n'est demandée que pour
« le passage de l'analogie universelle à l'analogie empirique •·
« L'entendement ne connaît rien que par des concepts; par
conséquent, si loin qu'il aille dans la division, il ne connait
jamais rien par simple intuition, mais il a toujours besoin de
concepts inférieurs. La connaissance des phénomènes dans
leur détermination universelle (laquelle n'est possible que
par l'entendement) exige une spécification infiniment continuée
de ces concepts (1). Il n'y a d'entendement possible pour nous,
que si nous supposons des différences dans la nature, de même
que l'entendement n'est encore possible que sous la condition
que ses objets aient entre eux de l'homogénéité, puisque c'est
précisément la diversité de ce qui peut être compris sous un
concept qui constitue l'usage de ce concept et l'occupation
de l'entendement (2). »
L'Idée apparaît donc comme une des conditions a priori
de l'expérience, et cette conception - plus près sans doute
de MAiMON que celle de la Gritiquedu Jugement ouvre les plus
graves difficultés : car d'une part l'Idée ne pourra jamais
réaliser effectivement son objet dans la connaissance, par
conséquent elle est régulatrice, et non constitutive, mais
d'autre part nous devons la concevoir comme nécessairement
achevée et réalisée originairement dans les profondeurs de
la nature, parce qu'autrement la subsomption originaire
d'où résulte pour nous la nature n'aurait jamais eu lieu. Ainsi
au point de vue dynamique, la subsomption des intuitions
sous les concepts implique la totalité de ce qui ne peut être

(1) Krltik der reinen Vernunft, III, p. 443.


(2) Ibid. p. 444.
168 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

totalisé, et une continuité des formes qui doit être tenue


pour réelle dans la nature, alors qu'une telle réalité est contra-
dictoire avec le concept de continuité et que l'investigation
ne pouvant jamais parvenir à cette totalité, on doit retuser à
l'Idée tout caractère constitutif en lui laissant un seul pouvoir
régulateur ( 1). Rien ne sera rappelé de ces thèses dans la
Critique du Jugement.
B. - Si l'on considère l'utilisation que KANT fait de la
forme pure du temps dans le schématisme, le temps pur,
l'appréhension successive de l'homogène, qui est le propre
de l'imagination parait être une condition originaire par rapport
au temps déterminé suivant les catégories. Alors le temps
de l'imagination, le temps simplement subjectif paraît posséder
une antériorité logique et transcendantale par rapport au
temps objectif, c'est-à-dire à la succession réelle déterminée
par la catégorie de causalité. Le temps de l'imagination ou
l'ordre de la succession est absolument indéterminé, ou la
succession est donc irréelle, est érigé en tant que forme pure
de la sensibilité, en temps absolu sans succession - et il est
la condition du temps ou la succession est réelle parce que
son ordre est fondé dans l'entendement et sur les rapports
des phénomènes intrinsèquement considérés. Les leibnitiens
faisaient aussi cette distinction, mais pour eux, le temps
absolu n'est qu'une illusion de l'imagination, et le temps
de l'imagination, loin de jouer le rôle de condition est plutô,t
considéré comme dérivé. Si la découverte de l'ordre réglé de
la succession, permet de distinguer en nous, comme après
coup, le réel de l'imaginaire, c'est qu'originairement (suivant
l'ordre du Real-Grund), il y a une succession réglée, d'où la
succession imaginative (rêve, folie, etc.) n'est que dérivée.
Mais puisque pour KANT, le temps en lui-même, comme forme
pure, est sans succession, puis que toute succession requiert un
changement, pnis que tout changement requiert un substrat per-
manent qui ne peut être en nous, il est impossible de poser
la succession subjective de l'imagination, sans poser préala-
blement comme condition, le concept du changement, qui
représente des éléments empiriques, et les rapports intellectuels
(substance, cause, action réciproque) entre ces éléments, qui

(1) Contradiction analogue au point de vue mathématique où le concept


implique la conciliation impossible du composé et du continu, la totalisation
contradictoire de ce qui est infiniment divisible.
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 169

conditionnent le concept du changement. En ce cas, le temps


subjectif, le temps de l'imagination, de l'appréhension, le
temps ou l'ordre des existences dans la succession peut être
interverti, est lui-même, en tant qu'il présente une succession,
conditionné par le temps objectif, où l'ordre des existences,
réglé par la causabilité, est conçu comme irréversible. Alors,
non seulement la causalité est, comme le proclame la troisième
antinomie, le modus distinguendi realia ab imaginariis, mais
immédiatement dans notre conscience, aucune succession,
même imaginaire ou subjective n'est possible, sans la cons-
cience immédiate du permanent matériel, par rapport auquel
peut être perçue toute succession (causalité, succession réelle)
ou toute simultanéité ·(action réciproque, succession ima-
ginaire, rêve, folie, etc.). Dans sa Réfutation de l' 1déalisme,
KANT rejoint donc LEIBNIZ et le rejoint plus qu'il ne le pense,
puisque cette thèse enlève toute réalité et toute antériorité
à ce temps de la sensibilité, pour restituer toute sa valeur
aux rapports intellectuels d'où sort le temps sous tous ses
aspects. Là encore, ce qui différencie KANT de LEIBNIZ c'est
uniquement la conception d'espace forme pure, grâce à laquelle
est substitué au réalisme des substances, le réalisme des
phénomènes. Il suit de là que la distinction du réel et de l'ima-
ginaire, pour KANT, ne s'effectue pas comme après coup dans
notre conscience, mais immédiatement et originairement. Ce
qui est primitif en nous, ce sont les phénomènes réellement
objectivés par l'espace et ayant entre eux des rapports non
illusoires de simultanéité ou de succession. KANT repousserait
la thèse de l' « hallucination vraie », qu'admettrait LEIBNIZ,
Et pourtant, qu'on y réfléchisse, la seule façon de sauver la
réalité, l'antériorité logique et transcendantale de la forme
pure du temps., ce serait d'admettre pleinement l'antériorité
transcendantale du subjectif par rapport à l'objectif, de
l'imaginatif et de l'imaginaire par rapport à l'entendement
et au « réel », bref d'admettre la thèse de l'hallucination vraie.
En réalité, KANT a professé, sans arriver à les concilier, deux
théories différentes du temps et de l'objectivité. La preuve
évidente en est qu'il admet pour l'objectivité, deux critères
distincts, en soi suffisants: la spatialité (réfutation de l'Idéalisme)
et la causalité {deuxième analogie et troisième antinomie).
C. - La théorie de l'indétermination de la matière (par
rapport au jugement subsumant) qui est en définitive celle
170 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

à laquelle s'arrête KANT dans la Critique du Jugement, est


parfaitement en accord avec le formalisme de la philosophie
morale. Grâce à cette indétermination de la matière à l'intérieur
d'un déterminisme formel, pourra se concevoir aisément
une action efficace de la liberté sur la nature. La nature comme
simple loi universelle subsiste dans la République des fins.
Ce qui se transforme, ce sont les éléments sur lesquels porte
la loi. Dans les consciences, le subi devient le voulu, dans l'uni-
vers la rationalité de la forme pénètre complètement la matière.
Dans les deux cas la liberté est l'agent. L'opposition réelle
de la matiêre et de la forme apporte l'hiatus, le jeu nécessaire
à la liberté. Grâce à lui la liberté peut réaliser par elle-même
c'est-à-dire indépendamment de la loi, cette loi elle-même, en
s'y conformant de par sa seule initiative. C'est par là que
l'esprit du kantisme s'oppose à celui du spinozisme. Pour
SPINOZA également, sous l'empire de l'action causale le subi
se transforme en voulu, l'irrationnalité apparente s'évanouit
devant la raison, mais c'est en vertu de la seule nécessité de
la loi, de la norme, sans qu'une liberté xtn'Éoy,~v prenne
l'initiative, et se pose comme principe distinct. Aucun jeu,
aucun hiatus réel entre une matière et une forme ne peut
laisser place à une liberté, et toutes ces illusions se dissipent
avec la connaissance imaginative.
Mais remarquons-le, c'est précisém{lnt parce qu'un tel
hiatus n'existe pas chez SPINozA, qu'en revanche devient
possible la détermination a priori du système total des rapports
entre les choses singulières, c'est-à-dire pour opérer la trans-
position dans le mode kantien, la détermination précise des
analogies particulières. Or cette détermination seule peut,
comme nous le montre MAiMON, réfuter HuME, c'est-à-dire
la prétention de la connaissance du premier genre. En s'élevant
de la loi universelle de cause à la détermination a priori du
système des causes, par la déterminabilité et la différentielle,
MAIMON tente donc bien, comme il le prétend, une réfutation
de HuME où se concilieraient SPINOZA et KANT. Mais son anti-
dogmatisme qui l'empêche de rejoindre SPINOZA, le laisse
finalement retomber à HUME. La solution de MAiMON retrouve
d'ailleurs sous une autre forme les difficultés de la solution
kantienne. En effet si le dynamisme intellectuel qui est au
fond du monde empirique suppose un entendement infini,
il n'a guère de sens à l'égard de celui-ci où tout est éternité
PHILOSOPHIE TRANSCENDANT~LE 171

et actualité ; il ne doit valoir que pour l'entendement fini.


Pour lever cette objection, MAiMON pourra déclarer que l'enten-
dement infini n'a pas de réalité en soi, mais est envisagé comme
une simple fiction destinée à rendre claire notre conscience
finie. Bref le concept d'entendement infini n'est posé que
pour les besoins. d'une conscience finie qui cherche à s'expliquer
à elle-même ce qu'elle est. De même chez KANT, la téléologie
prêtée à l'entendement infini est exclue par le concept de cet
entendement considéré en soi, et n'est posée qu'en vertu des
besoins de notre entendement fini, dont elle constitue un
caractère spécifique ( Eigentümlich ). C'est pourquoi KANT n'y
voit qu'une Idée problématique, capable seulement de régler
l'exercice de notre pensée en vue du plus complet achèvement
possible de la connaissance. MAiMON est plus radical, puisque
cette Idée n'est pour lui qu'une fiction; sa réalité n'est même
pas problématique. Peu importe, par conséquent, ce que sa
notion métaphysique peut présenter de contradictoire, l'essen-
tiel, c'est qu'elle nous fournisse une méthode d'explication (1).
Tel est le cas des difTérentielles, qui non seulement n'expriment
pas dans la conscience des réalités extérieures à elle (monades),
mais n'ont pas, comme moments de celle-ci, une réalité distincte.
Elles ne sont qu'une méthode, et n'ont de valeur que dans la
mesure où elles expliquent ce qu'il s'agit d'expliquer - tout
comme la méthode de CAVALIERI et de WALLIS. Si parfois
MAiMON peut traiter la différentielle comme un élément,
comme un point physique, et lui attribuer comme terme
particulier, une signification propre déterminée, indépendante
du quotient qu'elle conditionne, c'est accidentellement; au fur
et à mesure que le motif huméen ira en s'intensifiant, le carac-
tère fictif de cette notion ira en s'accusant.

REMARQUE No 3 (Cf. p. 114)

Ainsi que le montre ultérieurement la déduction des caté-


gories, cette solution du problème de la simultanéité - iden-
tique à celui de la causalité - est plus apparente que réelle.
Tout d'abord, il faut éviter de confondre deux simultanéités

(1) MAiMoN : Uber die Progressen des Philosophie, p. 29-30.


172 PHILOSOPHIE TRANS~ENDANTALE

distinctes celle de la substance et de l'accident, et celle des


accidents eux-mêmes qui n'est en réalité qu'une simultanéité
de substances. La simultanéité de la substance et de l'acci-
cent ne peut-être posée que par Ja succession des accidents
qui rend possible la distinction de la substance et de l'accident.
L'accident en effet étant donné en même temps que la
substance ne se distinguerait pas d'elle, sans le changement
de l'accident: Le changement de l'accident n'est lui-même
possible que par l'identité permanente qui est unité des diffé-
rences : le déterminable, l'espace. Celui-ci ne peut apparaitre
comme substance que dans des intuitions différentes où la
substance est liée à des déterminations différentes (par ex.
triangle rectangle, isocèle, scalène, etc.). Et cela vaut tant
pour la matière que pour la forme. L'espace n'est lui-même
que l'expression de l'identité des déterminations matérielles,
liées par la continuité, non par un suppôt hors des accidents ;
mais l'identité qui est en eux est unité de la différence. Si l'on
concevait la substance des phénomènes comme hors des
phénomènes, on ne pourrait la concevoir comme simultanée
par rapport à chacun des accidents successifs, car les rapports
de temps qui concernent les phénomènes ne sauraient s'appli-
quer à la substance hors des phénomènes ; ou encore - en
langage intellectualiste, les rapports entre les accidents que
conditionne la notion de substance ne sauraient valoir pour
caractériser le rapport entre l'accident et la substance, sàns
quoi il faudrait une autre substance, etc. Mais si l'on conçoit,
à la façon de KANT, la substance du phénomène comme n'étant
pas la chose en soi, mais le permanent spatial, on peut conce-
voir la simultanéité entre l'accident et la' substance en l'expri-
mant conformément au rapport de l'espace et du temps (comme
concepts), c'est-à-dire comme simple négation du rapport
temporel, par la position de l'espace. Ainsi s'explique ce pas-
sage des Streifereien : « Une substance avec ses accidents
déterminés chaque fois ne peut pas être représentée dans une
succession temporelle, mais comme « l'un hors de l'autre » ;
le sujet et le prédicat sont en même temps. La substance
comme telle, en soi, ne peut pas être représentée l'un hors de
l'autre, mais dans une succession temporelle (elle dure).
De même que la succession temporelle est la condition de
possibilité d'un jugement analytique sur la différence, de
même la durée est la condition d'un jugement analytique
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE 173

tmr l'identité ; la simultanéité est la condition de possibilité


d'un jugement synthétique et ces trois jugements s'unissent
dans le concept de substance. La substance est pensée comme
sujet et les accidents qui la déterminent chaque fois sont
pensés comme prédicats d'un jugement synthétique. Les
accidents qui changent les uns par rapport aux autres sont
pensés comme différents les uns des autres, mais le substantiel
est pensé comme identique à lui-même (en des temps différents).
La succession temporelle peut être pensée comme objet, sans
durée, mais la durée ne peut l'être sans succession temporelle ;
en effet, le jugement • l'objet dure •, c'est-à-dire existe en des
temps différents, suppose la succession temporelle. Le
jugement analytique sur la différence repose donc sur le
concept d'espace, le jugement analytique sur l'identité repose
sur le concept de temps. Mais le jugement sur la simultanéité,
qui implique à la fois l'espace et le temps, est un jugement
synthétique qui implique l'intuition du temps et celle de
l'espace (1). Le véritable jugement synthétique sur la simul-
tanéité ne porte donc pas sur le rapport de l'accident à la
substance, car la simultanéité, qui ici exclut radicalement
le temps, n'est en réalité que le jugement analytique de diffé-
rence, mais sur le rapport de divers accidents appartenant d
des déterminables différents. Cette simultanéité est nécessaire
pour rendre compte en nous de la distinction entre la succession
objective et la succession subjective. Or en vertu du principe
de dét.erminabilité, si les déterminations simultanées d'un
même déterminable s'emboîtent les unes dans les autres
(elles sont subordonnées: accident de l'accident, etc.) et incluses
dans le déterminable, si les déterminations successives d'un
même déterminable, quoique s'excluant les unes les autres,
sont incluses dans le déterminable (de sorte que la continuité
est assurée dans la succession des déterminations) ; en revan-
che les déterminations de d~terminables différents s'excluent
réciproquement, comme s'excluent les déterminables eux-
mêmes. Les déterminations posées dans une substance, en
vertu d'une autre substance, sont sans liaison logique avec
les déterminations propres à la première substance. Ainsi,
la chaleur est sans liaison logique avec les déterminations propres
à la pierre, il est donc nécessaire de recourir au déterminable

(1) Strei{ereien, p. 264-265.


174 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

feu qui doit être pensé comme son fondement logique : le


feu échauffe la pierre; Mais alors se pose la question du
rapport possible entre des déterminables différents, car on
ne peut concevoir qu'une substance reçoive d'une autre subs-
tance une détermination qui lui est radicalement hétérogène.
Cette hétérogénéité avait conduit LEIBNIZ à l'autonomie
de la monade, HuME au scepticisme, KANT au problème des
jugements synthétiques. Cette hétérogénéité rend inconcevable
la simultanéité du corps et de l'âme. LEIBNiz s'était tiré
de la difficulté par le système de la monadologie, la continuité
des substances et leur communication interne. MAiMON prend
un biais analogue. D'abord la simultanéité du corps et de
l'âme n'a pas lieu dans l'espace; mais surtout, il faut supprimer
l'hétérogénéité par laquelle on en fait deux déterminables
irréductibles à un seul. C'est ce que fait MAiMON, lorsque
réduisant le problème de commercio animi et corporis à celui
du rapport de la matière a posteriori aux formes a priori,
il ramène la matière a posteriori à des différentielles qui sont
des Idées originaires de l'entendement. Il n'y a plus qu'un
seul déterminable : la conscience, l'entendement infini (1). Mais
alors on doit convenir que l'opposition de la succession objec-
tive et de la succession subjective est tout aussi illusoire que celle
de la simultanéité objective et de de la simultanéité subjective.
Il y a au fond une liaison de toutes les déterminations entre
elles suivant la continuité dans une éternité mathématique ·où
tout est ensemble sans doute, mais d'où sont bannis les rap-
ports de temps proprement dits : simultanéité et succession.
La projection de déterminables différents, au fondement des
déterminations posées comme s~multanées dans l'intuition,
vient d'une illusion nécessaire de la conscience finie. Et cette
illusion, remarquons-le, ne concerne en rien le lien des déter-
minations, qui est rationnel et réel, mais seulement leur
forme temporelle.

(1) Tr. Phil., p. 135.


TABLE DES MATIÈRES

PA.GBS

INTRODUCTION. - L'esprit de la philosophie maï-


monienne ...............................• 7-13

CHAPITRE PREMIER. - Le problème des jugements


synthétiques a priori .............•......... 15--57
§ 1. La fiction copernicienne de la Critique,
p. 15. - § II. Les questions quid facli et
quid juris relatives aux jugements synthé-
tiques a priori. Insuffisance de la solution
kantienne, p. 21. - § III. Esquisse d'une
solution leibnitienne, p~ 30. - § IV Recher-
che d'une solution moyenne ni dogmatique,
ni kantienne et pourtant transcendantale,
p. 38. - § V Elimination des principes de
contradiction et de détermination réci-
proque, p. 40. - § VI Le principe de déter-
minabilité, p. 41. - § VII Conséquences
du principe de déterminabilité, p. 44. -
§ VIII Insuffisance du principe de déter-
minabilité mathématique ; le principe de
difTérence, p. 49. - § IX Le principe de
difTérence et la notion d'entendement infini,
p. 54.

C&.A.PITRE II. - Entendement infini, différentielles.


- Déduction de la Ma ti ère . .........•••..... 59-86
§ 1 La théorie de la ditTérentielle de la cons-
cience et la déduction de la matière, p. 59.
- § II Le Moi et la conscience, p. 68. -
§ III L'Entendement infini, p. 75.
178 PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE

PAGES

CHAPITRE III. - La déduction de l'Espace et du


Temps ..............•.................•. 86-117
§ I Explication (Erurlerung) des concepts
d'espace et de temps, p. 86. - § II Déduc-
tion de l'espace et du temps, p. 99.

CHAPITRE IV. - La déduction des Catégories . ... 11 \J-146


§ I La déduction des catégories, p. 119. -
§ II La réponse maïmonienne aux questions
quid juris et quid facti, p. 130.- §III MAI-
MON et FICHTE, p. 141.

CoNCLUSION. - Les conséquences de la philosophie


maïmonienne au point de vue de la philo-
sophie pratique . ....................... . 147-155

APPENDICE.- (Remarque 1, p. 157-159.- Remar-


que 2, p. 160-171.- Remarque 3, p.
171-174). 157-175
ERRATA

P. 8, note 1 (et p. 23, etc.), lire : Transzendenlal.


11, 1. 21, lire : la W issenschaflslehre.
21, 1. 1 de la note, lire : E. Kuntze, Die Philosophie S. MaJmons
(Heidelberg 1912).
23, 1. 22 de la note, lire : BerichUgung.
26, 1. 29, lire : des concepts dynamiques.
44, 1. 2 de la note 1, lire : 1794.
4 7, 1. 33, lire : Realitiit.
52, 1. 9 de la note 1, lire : avec les axiomes.
59, 1. 8, lire : être.
62, 1. 27, lire : celles-ci, inclus en quelque sorte, etc.
66, note 2, lire : MAiMoN, Tr. Phil., p. 201-203, etc.
74, note I, 1. 2, lire : et plus rapprochée de la W. L.
85, 1. 1, lire : • Quantitalsfahigkeit ».
103, 1. 27, lire : (2).
105, 1. 4 de la note 1, lire : Maurer.
123, 1. 21, lire : La cause et l'effet ne se rapportent pas, etc.
131, 1. 11 de la note 1, lire : faktisch.
135, note 2, lire : Leibniz, Werke (Erdm.), p. 83 ; Specimen inventorum
(Ger., VII), p. 309.- S. Maïmon, Tr. Phil., pp. 77-79, 374-376.
136, 1. 4 de la note, lire : 78 sq., 121 sq. etc. ; unvernilnflig; part.
137, 1. 4 de la note, lire : MENDELSSOHN.
142, 1. 2, lire : tentée.
163, 1. 21, lire : considère. - Ligne 30, lire : justifiée.
168, 1. 33 : lire : puis.
169, 1. 6, lire : causalité.
173, 1. 18, lire : l'espace • (1 ).

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