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LA STRUCTURE DU DISCOURS ARGUMENTATIF:

la composante explicative et la composante séductrice

1. Analysant la structure de différents textes argumentatifs, J.-Bl. GRIZE (1981, b) fut amené ŕ
dégager deux conclusions. L'une est que la part du raisonnement ŕ proprement parler est souvent
extręmement réduite; l'autre est qu'il arrive souvent que l'on soit convaincu, que l'on ne puisse donc
rien objecter aux propos tenus, mais que l'on ne soit nullement persuadé. Dans ce genre de situations
l'on se dit: « Bon, et alors ? ».

2. Ceci conduit le logicien suisse ŕ distinguer deux composantes dans tout discours
argumentatif:

a) - une composante explicative, faite de raisonnements;

b) - une composante séductrice, faite d'éclairages.

Soit le discours argumentatif suivant:

(1) Dominez la route. En Renault 18

Jetez un coup d'śil ŕ l'intérieur de la RENAULT 18 et découvrez la plus accueillante, la plus


confortable, la plus sűre des grandes routičres.

Avec la RENAULT 18, on domine vraiment la route. On ne pense plus aux fatigues du voyage,
on ne se soucie plus des kilomčtres ŕ faire.

D'abord, il a de la place, beaucoup de place. Votre famille sera ŕ l'aise et vous aurez tout
l'espace nécessaire pour les bagages męme les plus encombrants. Au fil des kilomčtres vous
apprécierez la tenue de route que domine la traction avant.

Et vous savourerez le confort intégral d'un espace généreusement calculé et celui des sičges
bien conçus.

Avec la RENAULT 18, vous allez découvrir le plaisir de longs voyages détendus et sűrs,
rapides et heureux. Et puis une RENAULT 18, c'est d'abord une RENAULT. Avec tous les « plus » que
vous offre RENAULT. La qualité et la densité du service aprčs-vente.

Le faible coűt d'entretien et la disponibilité permanente des pičces de rechange. La valeur de


revente élevée. Tout ce qui fait d'une RENAULT un investissement intelligent. Le bon investissement
d'aujourd'hui.

Avec RENAULT on est en confiance (PARIS-MATCH, le 12 octobre 1984)

3. La composante explicative, faite de raisonnements, agit par des enchaînements logico-


déductifs, par des rčgles sémantico-pragmatico-syntaxiques qui rattachent entre elles les propositions
constitutives du texte.

L'explication est largement mobilisée dans le discours argumentatif.

Qu'on observe attentovement la structure interne du texte (1) précité. Dans la schématisation
discursive, la démarche explicative fait surgir l'image d'une expérience, « dans laquelle une forme
d'objectivité est le corrélat d'une forme de subjectivité » (M.-J. BOREL, 1981: 31).
Pour les traits du discours explicatif, nous renvoyons le lecteur au Chapitre Premier,
paragraphe 3.

Les opérations logico-discursives de l'explication reposent sur des procédures comme:

- l'ancrage, qui inscrit l'objet dont il est question dans le discours sous la forme d'une « classe-
objet », soit dans notre cas la RENAULT 18, nom qui entraîne avec lui un faisceau préconstruit de
représentations culturelles, civilisationnelles, etc.;

- l'enrichissement, opération qui contribue ŕ transformer la classe-objet dans le fil du discours


en lui ajoutant des éléments interprétatifs, descriptifs, ou bien en lui ôtant certains autres éléments.

Ŕ remarquer, ŕ ce sujet, les descriptions qui décrivent les caractéristiques de la RENAULT 18:
la plus accueillante, la plus confortable, la plus sűre des grandes routičres. On ne pense plus aux
fatigues du voyage, on ne se soucie plus des kilomčtres ŕ faire. Il y a

de la place... Le faible coűt d'entretien et la disponibilité permanente des pičces de rechange.


La valeur de revente élevée... ;

- la spécification, mécanisme qui sélectionne certains aspects descriptifs de l'objet décrit, qui
intčgre cet objet dans une classe plus vaste d'objets. Soit dans notre exemple: Et puis une RENAULT,
c'est d'abord une RENAULT. Avec tous les « plus » que vous offre RENAULT [...]. Tout ce qui fait
d'une RENAULT un investissement intelligent;

- l'ordre, plutôt l'ordonnancement des arguments et / ou des schčmes argumentatifs. Les


marqueurs argumentatifs d'ordre sont présents dans notre texte par les connecteurs discursifs:
D'abord, il y a de la place, beaucoup de place (ŕ remarquer le rôle enchérissant de l'enchaînement
correctif: beaucoup de place). Et puis une RENAULT 18, c'est d'abord une RENAULT.

On décčle aisément dans ce texte l'interprétation et la justification, les deux démarches


complémentaires qui structurent le discours explicatif. En fait d'interprétation, il faut remarquer ce
continuel passage de la singularité ŕ la généralité; en męme temps, la spécification apparaît comme
hautement explicative, puisqu'elle fait voir l'objet sous un aspect particulier, assure la pertinence du
schčme expliquant relativement ŕ cet objet.

La justification contient des preuves factuelles ou déductives: l'explicandum devient ainsi


conséquence de la raison donnée et par lŕ « expliquée ». Les qualités technologiques de la RENAULT
18 amčnent la conclusion conseillée implicitement: « achetez-la ».

La composante explicative renferme, outre les éléments descriptifs, des éléments injonctifs
(jetez un coup d'śil... et découvrez la plus accueillante, etc.), des éléments narratifs et prédictifs (Au
fil des kilomčtres vous apprécierez la tenue de route que domine la traction avant. Et vous savourerez
le confort intégral d'un espace généreusement calculé. Avec la RENAULT 18, vous allez découvrir le
plaisir de longs voyages détendus et sűrs...).

4.1. La composante séductrice du discours argumentatif agit grâce aux éclairages. Éclairer un
objet de discours, c'est lui donner une valeur, lui attribuer un trait qui correspond ŕ une certaine norme:

axiologique, déontique, culturelle, etc. Éclairer un objet de discours, c'est aussi modifier sa
valeur. L'éclairage se voit ainsi étroitement lié au 'préconstruit culturel' sous-jacent ŕ tout discours. Ce
sont les éclairages surtout qui emportent l'adhésion des destinataires d'une argumentation. Les
éclairages sont réalisés par les opérations discursives que nous avons analysées dans la Premičre
Partie de notre livre (voir ch. II). J.-Bl. GRIZE (1981, b) postule, ŕ ce sujet, que l'éclairage résulte de:

(a) la façon d'appliquer les opérations logico-discursives, élémentaires;


(b) l'usage de certaines configurations, tels l'analogie, l'exemple, la contradiction, et d'autres
encore;

(c) la disposition des parties du discours, c'est-ŕ-dire l'ordre des sous-schématisations.

On remarquera dans le texte pris comme exemple le rôle immense joué par l'enchaînement:
macro-enchaînement, qui agit sur des phrases entičres et micro-enchaînement, agissant ŕ
l'intérieur d'une proposition (il y a de la place, beaucoup de place). La derničre proposition a une
vocation synthétique: Avec RENAULT on est en confiance.

4.2. Étudiant « les arguments du séducteur » et les rapports entre séduction et argumentation,
le chercheur belge Herman PARRET (1991) en fut amené ŕ étudier trois aspects phénoménologiques
de la séduction: une logique, le fonctionnement du secret et une esthétique. J. BAUDRILLARD avait
rappelé que séduire vient de se-ducere oů se signifie « ŕ part, ŕ l'écart »: séduire, c'est mener,
conduire ŕ l'écart. Mais le verbe est mis également en rapport étymologique avec sub-ducere «
enlever secrčtement ».

La logique de la séduction abolit l'identité du séducteur, sa subjectivité. La séduction n'émane


de personne: nous dirons qu'elle émane de la maničre dont le discours est structuré.

Cette sophistique résonne dans la sémantique de la séduction, tant dans sa signification


d'enlčvement que dans sa signification de calcul, d'extase et de persuasion.

Ŕ lire H. PARRET, c'est toujours un objet qui séduit, et non

pas le sujet. « La séduction désubjective » (1991: 199). Ce trait distingue la séduction de la


manipulation et du mensonge. La séduction est trčs présente chez PLATON sous de nombreuses
formes, dont les plus importantes sont la psuchagogia, façon de « mener les âmes », et le
paramuthion « assujetissement au servive de l'aimé ». H. PARRET démontre que « le séducteur n'a
pas d'arguments et qu'un argument n'est pas séducteur » (1991: 195). Ceci, évidemment dans une
perspective phénoménologique, non pas linguistique, c'est-ŕ-dire discursive. Le séducteur n'a pas
d'arguments si argument est conçu selon le schéma logique aristotélicien. « La séduction ne relčve
pas de la rationalité argumentative - rationalité dont la portée a été définitivement établie par Aristote
et explicitée par toutes les rhétoriques qui ont pu se forger depuis » (H. PARRET, 1991: 211). La
séduction serait rapprochée du chant, de la mélodie, du chant des sirčnes. « La séduction est cette
marge ravageuse qui "mčne les âmes" - psychagogia - et leur fait perdre ainsi toute leur dialectique,
toute leur rhétorique. Le séducteur, ce mélomane ravagé, séduit par la séduction, par l'Objet
séducteur, n'a pas, n'a plus d'argument(s) » - conclut H. PARRET (1991: 212).

5. Ces deux composantes fondamentales du discours argumentatif - l'EXPLICATION et la


SÉDUCTION - représentent pour nous la dimension logique et la dimension esthétique de ce type
de discours.

Nous proposons au lecteur d'analyser le fonctionnement des composantes EXPLICATIVE et


SÉDUCTRICE dans le fragment final du Discours d'André MALRAUX ŕ l'occasion du transfert des
cendres de Jean MOULIN au Panthéon, prononcé en présence du Général De GAULLE, Place du
Panthéon, le 19 décembre 1964.

Polyphonique et polytypologique, ce discours fait un remarquable usage persuasif de l'injonctif


et du vocatif. Ŕ remarquer l'appel ŕ la jeunesse contemporaine:

Chef de la Résistance martyrisé dans des caves hideuses, regarde de tes yeux disparus toutes
ces femmes noires qui veillent nos compagnons: elles portent le deuil de la France, et le tien.
Regarde glisser sous les chęnes nains du Quercy, avec un drapeau fait de

mousselines nouées, les maquis que la Gestapo ne trouvera jamais parce qu'elle ne croit
qu'aux grands arbres. Regarde le prisonnier qui entre dans une villa luxueuse et se demande
pourquoi on lui donne une salle de bains - il n'a pas encore entendu parler de la baignoire. Pauvre roi
supplicié des ombres, regarde ton peuple d'ombres se lever dans la nuit de juin constellée de tortures.
Voici le fracas des chars allemands qui remontent vers la Normandie ŕ travers des longues plaintes
des bestiaux réveillés: grâce ŕ toi, les chars n'arriveront pas ŕ temps. Et quand la trouée des Alliés
commence, regarde, préfet, surgir dans toutes les villes de France les communistes de la République
- sauf lorsqu'on les a tués. Tu as envié, comme nous, les clochards épiques de Leclerc: regarde,
combattant, tes clochards sortir ŕ quatre pattes de leurs maquis de chęnes, et arręter avec leurs mains
paysannes formées aux bazookas l'une des premičres divisions cuirassées de l'empire hitlérien, la
division Das Reich.

Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son cortčge d'exaltation dans le soleil d'Afrique et les
combats d'Alsace, entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortčge. Avec ceux qui sont morts dans les
caves sans avoir parlé, comme toi; et męme, ce qui est peut-ętre plus atroce, en ayant parlé; avec
tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant des
affreuses files de « Nuit et Brouillard », enfin tombé sous les crosses; avec les huit mille Françaises
qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la derničre femme morte ŕ Ravensbrück pour avoir donné
asile ŕ l'un des nôtres. Entre, avec le peuple né de l'ombre et disparu avec elle - nos frčres dans
l'ordre de la Nuit...

Commémorant l'anniversaire de la libération de Paris, je disais: « Écoute ce soir, jeunesse de


mon pays, ces cloches d'anniversaire qui sonneront, comme celles d'il y a quatorze ans. Puisses-tu,
cette fois, les entendre: elles vont sonner pour toi ».

L'hommage d'aujourd'hui n'appelle que le chant qui va s'élever maintenant, ce « Chant des
Partisans » que j'ai entendu murmurer comme un chant de complicité, puis psalmodier dans le
brouillard des Vosges et les bois d'Alsace, męlé au cri perdu des moutons des tabors, quand les
bazookas de Corrčze avançaient ŕ la rencontre des chars de Rundstedt lancés de nouveau contre
Strasbourg. Écoute aujourd'hui, jeunesse de France, ce qui fut pour nous le Chant du Malheur. C'est
la marche funčbre des cendres que voici. Ŕ côté de celles de Carnot avec les soldats de l'an II, de
celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles de Jaurčs veillées par la Justice, qu'elles
reposent avec leur long cortčge d'ombres défigurées. Aujourd'hui, jeunesse, puisses-tu penser ŕ cet
homme, comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lčvres
qui n'avaient pas parlé; ce jour-lŕ, elle était le visage de la France... (André Malraux, in LE POINT,
numéro 1256, 12 octobre 1996).

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