Vous êtes sur la page 1sur 15

GRUPPEN de Stockhausen (1955-57) pour 3

orchestres (dont piano et guitare électrique)


24'25"

Création:

En 1955, Stockhausen reçoit une commande de la Radio ouest-allemande (WDR) pour composer
une œuvre pour électronique et orchestre. Après deux mois en Suisse, il revient avec une nouvelle
composition qui ne contient pas vraiment d'électronique, mais qui s'inspire en partie de concepts qu'il
avait explorés dans des œuvres électroniques telles que GESANG DER JÜNGLINGE (sur laquelle il
travaille également à la même époque). De plus, comme cette nouvelle œuvre comporte jusqu'à 3
« couches » de tempo différentes en même temps, elle nécessite 3 groupes d'orchestre dirigés
séparément. En effet, il est peu pratique qu'un seul chef d'orchestre batte 3 tempos en même temps.
Réalisant qu'il pouvait placer les 3 groupes d'orchestre à gauche, au centre et à droite du public,
Stockhausen a profité des possibilités spatiales de passage des timbres d'un orchestre à l'autre dans
différentes formes dynamiques, vitesses, densités et directions.
Le temps dans la pièce:

Le tempo, les durées et les champs de hauteurs de GRUPPEN sont tous dérivés d'une seule séquence
de 12 hauteurs (voir 1ère mesure ci-dessous). Cet ensemble de hauteurs comprend les 12 hauteurs de
la gamme chromatique et a été conçue pour inclure les 11 intervalles possibles entre 2 notes (2e
mineur, 2e majeur, 3e mineur, etc...). Le principe a consisté à prendre cette séquence de 12 notes et à
la re-séquencer 11 fois pour arriver à un total de 12 variations (y compris l'originale). Après avoir
ajouté 1 note à la fin pour « porter chance", Stockhausen a obtenu une séquence de 145 notes (en fait,
la relation d'intervalle entre les notes 144 et 145 est la même que celle entre les notes 1 et 2 et donc,
plus que pour « porter chance", c'est plutôt un concept cyclique comme le serpent mangeant sa propre
queue). De cette longue séquence non répétitive, il a extrait 145 "groupes", chacun avec un tempo,
une mesure, une durée, une gamme de hauteur et une construction timbrale différents.
D'autres raisons expliquent le choix de cette séquence de notes, comme l'utilisation d'un triton comme
pivot de transposition et son caractère rétrograde à 2 hexaèdres (je cherche encore l’explication).

**A prendre avec des pincettes**


Une autre théorie est celle proposée par Sara Ann Overholt1. Dans sa thèse sur GRUPPEN elle décrit
comment trouver la signature réelle de Stockhausen dans cette séquence de tons. La façon dont
Stockhausen inscrit son nom n'est cependant pas aussi simple que celles utilisées par J.S. Bach et
Chostakovitch dans certaines de leurs œuvres. C'est un processus assez complexe, à la limite de la
numérologie pure et simple:
- La première étape consiste à attribuer à -KARLHEINZSTOCKHAUSEN- 2 rangées et demie de
12 chiffres, avec des lettres de l'alphabet attribuées à chacun des 26 chiffres.
- Une fois que les lettres du nom de Stockhausen ont été assignées à un numéro, les notes de la série
de GRUPPEN peuvent ensuite être réarrangées ainsi -L-HAUSEN-KARLHEINZ-STOCK-R-.
****

1
Overholt, S. A., & University of California, S. B. (2006). Karlheinz Stockhausen’s Spatial Theories.
Amsterdam, Pays-Bas : Amsterdam University Press.
Pour le tempo, Stockhausen a conçu une "échelle de tempo chromatique" allant de 60 à 120 (divisée
en 12 tempos, un pour chaque note chromatique). Le tempo de chaque groupe a ensuite été choisi à
partir de la note correspondant à cette échelle de tempo.
Les durées fondamentales ont été trouvées en assignant des valeurs selon le registre de la note dans
la série à douze sons (les registres inférieurs obtenant des valeurs plus longues comme les rondes, les
registres supérieurs des valeurs plus courtes comme les croches). L’étendue de hauteur de chaque
groupe dérive et est proportionnelle à la taille des intervalles d'une note à l'autre.

Figure 1: Structure temporelle de Gruppen (© www.karlheinzstockhausen.org)


Ci-dessous, un examen plus approfondi des deux premiers groupes de notes du

diagrammes de structure temporelle.

Figure 2: Extrait de la table de structure temporelle montrant la série de 12 notes originales de GRUPPEN et une variation re-
séquencée. Celles-ci dictent le tempo, la durée et la mesure de base pour les 24 groupes, auxquels s’ajoutent 7 "groupes insérés" et
quelques groupes combinés, ce qui porte le total à 32.

• "Proport". (en bleu) montre les proportions dérivées des changements de hauteur de la série.
Comme il s'agit de proportions, elles se chevauchent, c'est pourquoi il faut plusieurs
groupes/orchestres.

• "Tempi" est dérivé de la gamme de tempo chromatique (12 vitesses, métronome de 60 à


120) et adapté aux hauteurs.

• "Zahlwert" (valeurs) est la durée des notes basée sur le registre d'octave de chaque note.

• "Gruppen-nummer" est le numéro de groupe.

• "Einschub" est un groupe spécial "d'insertion" qui est comme un interlude en dehors de la
structure sérielle à grande échelle.

Un effet secondaire important de l'utilisation des relations de hauteurs relatives pour obtenir
des tempos et des durées est que les groupes se chevauchent, puisqu'un groupe commence
toujours avant que le précédent ne soit terminé. Cela s'explique par le fait que chaque note
est exprimée sous forme de rapports de chevauchement (voir figure 2), de sorte que le groupe
2 commence après que le groupe 1 a atteint 10 unités de durée, tandis que le groupe 1 continue
pendant 8 autres unités. Le groupe 3 commence après que le groupe 2 a atteint 3 unités, mais
le groupe 2 continue pour 4 autres, etc... C'est à ce moment que Stockhausen a réalisé qu'il
serait bon d'avoir 3 orchestres séparés dans l'espace afin d'avoir groupes différents dirigés à
des tempos différents. A partir de là il décide d'explorer les nombreuses possibilités spatiales
disponibles et il ajoute donc trois sections « libres »2.
Ces 3 sections d'insert (Groupes 16-22, 71-77, 114-122) ont été composées en dehors des
règles utilisées dans le reste de la pièce et les 3 orchestres sont dans le même tempo (en fait
le Groupe 7/8 est aussi une sorte d'"interlude accelerando" puisque les 3 orchestres y sont
aussi dans le même tempo). Ces sections comportent également quelques instruments solistes
ainsi que certains groupes de timbres, notamment les cuivres du groupe 119. Ces nouveaux
groupes portent finalement le total à 174 groupes.

L’étendue des hauteurs d'un groupe est basée sur l'intervalle de hauteur d'une note de la
structure temporelle à la suivante (par rapport à la série). Cependant, la séquence est
rétrograde par rapport à la séquence originale des hauteurs - c'est-à-dire que l’étendue des
hauteurs de notes pour le groupe 123 provient de l’intervalle le liant au groupe 56 par exemple.
Cet intervalle de hauteur ne dicte que les hauteurs principales, il y a de nombreux cas où les
lignes mélodiques dépassent la limite de hauteur prescrite. On peut faire un parallèle au
filtrage de fréquence en électronique, où un égaliseur paramétrique peut accentuer et mettre
en valeur certaines fréquences, mais certaines crêtes de fréquence extérieures peuvent encore
être traversées.

Orchestration :

L'orchestration de chaque groupe est également basée en partie sur la série de GRUPPEN
mais d'une manière différente. Stockhausen a créé une "échelle de durée" en divisant la durée
d'une note entière en 12 tailles décroissantes (1/1, 1/2, 1/3, 1/4, 1/5...1/12). Il s'avère que les
12 durées proposées par Stockhausen correspondent proportionnellement à la série de notes
harmoniques d'une fondamentale. En utilisant les hauteurs des 145 groupes initiaux (dérivés
de 12 versions de la mélodie originale GRUPPEN), Stockhausen a extrait des motifs
rythmiques pour chaque groupe.

2
" ce concept d'"Einschub" (inserts) revient sans cesse, de MIKROPHONIE II à CARRÉ en passant par
MANTRA...
Cette technique de subdivision de la durée pour obtenir des motifs rythmiques a été utilisée
pour créer du matériel timbral. Comme Stockhausen l'a récemment découvert dans ses
expériences avec la musique électronique, l'accélération des pulsations rythmiques (phases)
crée différentes couleurs de timbres. Par exemple, un roulement de caisse claire lent peut être
entendu comme des coups individuels, mais un roulement de tambour très rapide devient un
son solide (cet effet est également bien représenté dans la structure X de KONTAKTE). En
changeant le rythme des impulsions dans un cycle, on obtient différents types de timbres.
Après avoir superposé ces rythmes, on obtient des timbres complexes.

Le groupe 7 (ci-dessous) est un exemple que Stockhausen utilise dans sa propre analyse
publiée de GRUPPEN dans …Wie die Zeit vergeht… 3 et qui comporte jusqu'à 26 de ces
couches qu'il appelle "formants".

Figure 3: Esquisse de formants pour 7 mesures (groupe 7). "Bogen" = "liens".Extrait de “…Wie die Zeit vergeht…”de Stockausen

3
Stockhausen, Karlheinz. 1963a. "... wie die Zeit vergeht ...". vol. 1, 99–139. Cologne: Verlag M. DuMont
Schauberg.
Ci-dessous le résultat en partition (quelques mesures de silences ont été ajoutées pour plus de
clarté) :

Cette représentation sous forme de partition peut être parfois trompeuse car le numéro du niveau des
formants ne dicte pas nécessairement l'affectation des instruments sur une partition d'orchestre (les 3
orchestres doivent également être combinés en une seule partition, et non pas empilés comme ci-
dessus), mais il se trouve que les instruments d'orchestre dans les graves dans ce cas portent mieux
les rythmes des formants plus simples que les instruments plus aigus et plus légers.
« Lorsque je composais GRUPPEN pour trois orchestres, j'avais une petite chambre en Suisse pour
trois mois, et il y avait une petite fenêtre devant mon bureau à travers laquelle je pouvais voir
l'incroyable forme des montagnes de l'autre côté de la vallée.

Il existe un certain nombre de groupes de notes dans GRUPPEN qui suivent exactement la forme
de ces montagnes :

Je suis devenu un expert dans le dessin des contours pendant cette période.

Je prenais ces formes et je les divisais verticalement en mesures musicales à durées égales... des
durées fondamentales - disons qu'il s'agissait de rondes. J'ajoutais alors des lignes horizontales
formant une grille, et subdivisais chaque ligne partant de la fondamentale en deux, trois, quatre
unités et ainsi de suite, comme des harmoniques, mais dans le domaine du rythme, jusqu'à ce que
la forme soit complètement remplie.

Je pensais donc en termes de formes, de masses musicales, et je pouvais aussi faire des formes
négatives, des fenêtres dans ces masses sonores. »

- Stockhausen, traduit de l’anglais depuis "Four criteria of electronic music"

Ce qui précède décrit la construction de GRUPPEN en termes extrêmement larges


et laisse de côté des choses comme les groupes répétés, les groupes combinés, et
autres exceptions aux règles (notamment la première utilisation de la guitare
électrique comme instrument solo). Comme toujours, Stockhausen utilise un
concept comme l'assignation chromatique du tempo pour créer d'abord un cadre
structurel, puis applique l'intuition et le goût musical (et les "inserts" pour rendre la
réalisation finale organique et équilibrée.
Cartographie spatiale et textures dominantes

L'aspect de GRUPPEN qui est probablement le plus « abordable » pour le public est l'expérience
spatiale unique d'avoir 3 orchestres disposés en forme de fer à cheval autour du public. A l’aide de
logiciel de traitement audio, le canal central de l'enregistrement du CD a été extrait et les 3 orchestres
séparés en 3 pistes (disposées en colonnes : GAUCHE, CENTRE, DROITE) montrant une activité
dynamique relative. En gros, plus la colonne est large, plus le son de l'orchestre est fort. Les "inserts"
non basés sur la série sont en rouge.
Liens

Stockhausen's Notes on GRUPPEN 



Stockhausen's Essay "...How Time Passes..." (PDF) 

GRUPPEN Sound samples, tracks listings and CD ordering 

Buy the Score  

GRUPPEN Wiki 

Albrecht Moritz Review

Sonoloco Review 

GRUPPEN at Worcester Polytechnic Institute

GRUPPEN video with score on Youtube

Compositional techniques in the music of Stockhausen (1951-1970) (Kelsall, 1975)

The Music of Stockhausen (Jonathan Harvey) (Amazon link) 

On the Serial Shaping of Stockhausen's Gruppen für drei Orchester (Imke Misch)

Stockhausen's Musical Shapes: How a Master Composer Moves Sound (Sara Ann Overholt) 


Vous aimerez peut-être aussi