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Interview de Mohand-ou-Yahia

à la revue Tafsut* [1]

Mohand-ou-Yahia est surtout connu pour les adaptations qu’il nous a données d’un
grand nombre de poésies et textes de chansons tirés notamment des œuvres de Brecht,
Prévert, Clément, Potier, Vian, Béranger, etc. Il a aussi adapté des contes et nouvelles de
Voltaire, Lou Sin, dont "La véritable histoire de Ah Q" (l983), Singer, Maupassant...
Ainsi que les pièces de théâtre suivantes : "L’exception et la règle" de Brecht (1974), "Le
ressuscité" de Lou Sin (1980), "La jarre" de Pirandello (1982), le "’Tartuffe" de Molière
(1984), "Ubu Roi" de Jarry (1984), "Le médecin malgré lui" de Molière (1984), "En
attendant Godot" de Beckett (l985).

Tafsut : Commençons par une question d’ordre général : l’après-guerre n’a pas donné
naissance à une génération d’écrivains qui aient la taille d’un Mammeri, d’un Yacine ou
d’un Feraoun. La production en langues populaires peut-elle prendre la relève ?

Mohand-ou-Yahia : C’est une chose que tout le monde constate en effet... L’après-guerre n’a
pas donné naissance à une génération d’écrivains qui aient l’envergure d’un Mammeri, d’un
Yacine ou d’un Feraoun. Certes des noms émergent d’ici, de là mais, outre que ce sont
malheureusement des exceptions qui confirment la règle, ceux-ci, apparemment, ne
parviennent pas à susciter cette espèce de complicité du public à défaut de laquelle il me
paraît difficile d’utiliser à leur endroit l’expression de génération d’écrivains.

Quant à savoir si la production en langues populaires peut prendre la relève, que puis-je
répondre ?... Car justement, toute la question est là. Bien qu’à proprement parler la question
ne soit pas tellement d’assurer la relève de qui que ce soit mais bien plutôt d’essayer de
développer une tradition littéraire en langues populaires, et ce, indépendamment de ce qui
pourrait se faire par ailleurs.
Mais, pour revenir à cette production en langues populaires, tout d’abord celle-ci est
aujourd’hui ce qu’elle est ; c’est à dire en réalité, peu abondants et puis trop marginalisée et
ce, entre autres, parce qu’elle consiste surtout en poésies et chansonnettes. Pourtant, et pour
ne nous tenir qu’à ce qui se fait en kabyle, puisque c’est ce que connaissons le mieux, on
constate que ce qui a marqué notre histoire culturelle de ces dix dernières années, c’est bien le
fait que ces poésies, dites ou chantées, soient encore ce qui reflète le mieux les réalités vécues
par notre société. Et je dis ceci en tout état de cause, dans la mesure ou les faiblesses et les
maladresses qu’on ne manque pas d’y relever sont elles-mêmes significatives du niveau
culturel des gens de chez nous.

Maintenant, pour répondre plus précisément à la question du développement d’une tradition


littéraire en langues populaires, je dirai qu’au vu des expériences réalisées jusqu’ici, oui, il est
tout à fait possible de développer une tradition littéraire en langues populaires. Il reste que
pour vraiment concrétiser les choses et aller encore plus loin dans ce domaine, les plus grands
efforts sont nécessairement demandés au plus grand nombre. Je m’empresse d’ajouter,
néanmoins, qu’il serait illusoire de viser tout de suite à produire des œuvres de la classe de
"l’opium et le bâton", entièrement rédigées en langue vernaculaire. En fait, le public lui-même
n’est pas prêt à accueillir des ouvrages d’une telle importance. Par conséquence, ce qui serait
plus réaliste, serait de multiplier les expériences et de procéder par étapes. La plus petite
réalisation devenant ainsi un gage pour l’avenir.

D’autre part, il conviendrait peut-être de reconsidérer la question sous l’angle plus général qui
est celui de la communication. Le problème à résoudre devenant ainsi celui de faire passer le
maximum d’informations, au sens large du terme, avec le minimum de moyens, aussi bien
linguistiques, techniques, que matériels. C’est ce qui permettrait de recourir, selon les cas, aux
moyens les plus opportuns, lesquels pourraient être ceux de l’écrit ou ceux de 1’audio-visuel ;
et ceci sans le moindre complexe, il va de soi.

Du point de vue pratique donc, à supposer que nous voulions réellement faire quelque chose,
ce qui reste encore à prouver, un effort considérable doit être fait en premier lieu en vue de
recenser le maximum des possibilités de dire les choses qu’offre la langue vernaculaire. Ces
possibilités sont offertes, entre autres, par le système lexical, la syntaxe, la grammaire, les
locutions, les apophtegmes, les mimiques et, j’ajouterai même, les silences dans certains cas.
En un mot, si nous voulons nous exprimer dans notre langue, la condition nécessaire, sinon
suffisante, est d’abord et avant tout de bien étudier cette langue, c’est à dire de l’étudier à la
lumière des acquis de l’analyse linguistique. Ceci afin de toujours mieux en connaître les
ressources.

Je dis peut-être une banalité, mais tant pis. Je vois trop de gens jouer aux grands artistes et qui
n’ont qu’une connaissance infuse de leur langue. Cela ne prêterait pas à conséquence si, de
surcroît, ils ne se prétendaient les défenseurs acharnés de cette langue. Mais passons... Je veux
surtout dire par là qu’il serait peut-être l’heure de mettre un terme au temps des incantations et
de se mettre un peu au travail.

En tous cas, ce qui transparaît à travers cette question de la relève, c’est bien le défi auquel
nous devons aujourd’hui faire face. Car tout est de savoir si effectivement nous sommes
d’ores et déjà en mesure de parler de notre société aussi bien, sinon mieux, que ne l’ont déjà
fait des écrivains tels que Mammeri ou Feraoun, et ceci dans uns langue accessible à tous les
éléments qui composent cette même société.

Pour ma part, je dois dire que je ne vois pas d’autre alternative qui réponde à ce défi en dehors
de celle qui consiste à écrire dans la langue vernaculaire. Car, dans le contexte de l’Algérie
d’aujourd’hui on constate, premièrement, qu’en dépit de toutes les vicissitudes de l’histoire, la
sensibilité à la langue maternelle est peut-être plus vive qu’elle ne l’a jamais été ;
deuxièmement, que pour la majorité des algériens la langue maternelle est toujours, quoi
qu’on dise, la langue la mieux maîtrisée. Par conséquent, la réponse qui serait apportée à ce
défi est pour elle, pourrait-on dire, une question de vie ou de mort.

Mais qu’est-ce qui peut amener quelqu’un aujourd’hui à s’exprimer dans la langue
vernaculairs ?
Il fut un temps où l’arabe classique aussi bien que le français conféraient à ceux qui les
possédaient prestige et sécurité de l’emploi. Or tel n’est plus le cas aujourd’hui où l’arabe
classique devient une langue de pédants et où nous voyons tant de bacheliers ne trouver, au
mieux, qu’à s’employer comme veilleurs de nuit à Paris. Et ceci remet déjà les choses à leur
juste place ; je veux dire que la langue redevient de fait, et ce aux yeux de la plupart des gens,
ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, c’est-à-dire un outil de communication et rien de
plus. Alors, outil de communication pour outil de communication, pourquoi pas la langue
maternelle ? Ceci pour dire que s’il reste une seule chose qui puisse présider au choix d’une
langue, c’est uniquement le souci de se faire entendre de telle ou telle catégorie de gens. On
peut aussi bien entendu choisir de s’exprimer dans une langue pour plaire à certains ou encore
pour déplaire à d’autres, mais ce qui n’en demeure pas moins vrai cependant, c’est que si l’on
veut être compris de la majorité, on ne peut que s’exprimer dans nos langues vernaculaires,
c’est à dire le berbère ou l’arabe populaire.

En somme donc, et pour parler d’ailleurs en termes plus généraux, il n’est pas du tout
impensable qu’une vie culturelle d’expression populaire - une vie culturelle digne de ce nom,
je veux dire - puisse voir le jour chez nous. Cela dépend en premier lieu des efforts que
fournit chacun de nous pour se réapproprier sa langue maternelle. Le reste est une question
d’intendance et une question de techniques, (techniques littéraires, techniques audio-visuelles,
etc.). Or, l’intendance, cela s’organise et les techniques s’acquièrent.

Car en définitive, qu’est-ce qu’une oeuvre littéraire, artistique, cinématographique ? C’est une
combinaison de signes linguistiques, de formes, de couleurs... reflet de la vie d’un groupe et
au fil de laquelle passe, comme un écho, le souffle de la vie.

Dans ton travail, le point de départ est presque toujours un auteur étranger. Ne penses-tu
pas écrire un jour une oeuvre plus personnelle ?

Oui, je fais surtout des adaptations d’auteurs étrangers. Je crois que pour élaborer des choses
de son propre cru, il faut tout de même jouir de beaucoup de disponibilité d’esprit et peut-être
aussi se détacher quelque peu des contingences matérielles. Car on peut focaliser ainsi toute
son énergie sur le travail qu’on entreprend. Personnellement, je n’ai jamais pu travailler dans
des conditions, disons très propices. Mais ne nous étalons pas là-dessus car des conditions
trop faciles font souvent qu’on se complaît dans la facilité justement. Donc, travaillant dans
des conditions relativement peu favorables, il m’a toujours paru plus aisé d’adapter des
auteurs étrangers que de noircir des pages et des pages de mon cru. Ceci lorsque,
naturellement, je trouve chez ces auteurs des préoccupations parallèles aux moyens. La fin −
nécessité de produire vite et bien − justifiant les moyens, c’est une façon de se faire mâcher le
travail pour ainsi dire.

Mais ceci n’est que l’aspect le plus immédiat de la chose. L’autre aspect, et de loin le plus
important, réside dans le fait, me semble-t-il, que l’adapation d’auteurs étrangers nous donne
le moyen concret de renouveler notre production, de la revivifier.
Quand on fait le tour de tout ce qui s’écrit et de tout ce qui se dit chez nous, et on en fait vite
le tour, croyez le bien, on ne manque pas de ressentir un certain sentiment d’insatisfaction.
Car on constate que tout cela est un peu rudimentaire par rapport à ce qui se dit sous d’autres
latitudes. Quelles attitudes peuvent alors découler de cette insatisfaction ? La première
attitude, qui est stérile à mon sens, est celle qui aboutit au rejet pur et simple de tout ce qui
émane des gens de chez nous. Cela se fait souvent avec des sourires condescendants mais le
résultat est bien sûr le même. Et encore je parle ici de ceux qui font tout de même l’effort
(louable) de prêter quelque oreille à ce qui se passe dans notre société. Ne parlons pas des
autres. L’autre attitude est celle de celui qui se dit, toute vanité mise à part, est-ce que, moi, je
ne pourrais pas faire mieux ? Et qui se met donc au travail sans se douter du danger qui le
guette, celui de retomber dans les sentiers battus. En reprenant des thèmes éculés dans des
formes tellement rabâchées (la forme des poèmes de Si Moh-ou-Mhand par exemple), en
prenant toutes ces idées saugrenues que chacun de nous se forge dans sa petite tête pour des
vérités essentielles, inutile d’insister... On ne va pas très loin. C’est qu’en dépit de la meilleure
volonté du monda, on reste inconsciemment prisonnier des sables mouvants de certaines
traditions, lesquelles, bien entendu, ne manquent pas d’offrir l’avantage de maints aspects
sécurisants. Il n’en reste pas moins que, sous tous leurs attraits, ces traditions cachent pour
nous aujourd’hui des pièges dans lesquels nous voyons beaucoup de gens s’empêtrer hélas
trop facilement.

L’enjeu est de taille car il s’agit pour nous de devenir pleinement adultes ou d’en rester à l’âge
infantile, c’est-à-dire à l’âge où l’on a besoin, parcs que dépassés par les évènements, de
s’entourer du cocon douillet de fausses sécurisations. Celles-ci revêtant des formes diverses
bien entendu. Au-delà de nos "traditions littéraires", c’est aussi la berbérisme de "l’Oasis de
Siwa jusqu’aux Iles Canaries" chez nous encore, mais aussi 1’arabo-islamisme, et puis tous
ces rêves, bien sûr, qui puisent leur consistance dans le désir de changer le monde avec des
mots.

Mais, pour en revenir au sujet qui nous préoccupe, celui de l’adaptation d’auteurs étrangers,
personnellement, c’est de ce côté que j’ai trouvé une certaine issue. Evidemment, je n’ai
qu’une petite expérience en la matière, aussi faut-il bien se garder d’en tirer des conclusions
hâtives. Ce dont je me suis rendu compte cependant, c’est que, outre qu’elle permet d’éviter
les pièges évoqués plus haut, la pratique de l’adaptation offre des possibilités réelles de tirer
profit de l’expérience des autres.

Entendons-nous bien, je dis tirer profit de l’expérience des autres, je ne dis pas mimer
stupidement les autres. Car l’adaptateur est celui qui s’intéresse en premier lieu au canevas sur
lequel- est construite une oeuvre, aux procédés d’élaboration, aux mots-clés et à la structure
de celle-ci. Ceci, lorsque l’oeuvre on question semble faire écho à ses préoccupations, bien
entendu. Ce qui supposa encore un choix conscient de sa part, il va de soi. Ce n’est donc
qu’après avoir disséqué une oeuvre, afin d’en percer les secrets, que l’adaptateur procède au
travail d’adaptation proprement dit, c’est-à-dire à la reconstruction de celle-ci au moyen de
matériaux qu’il puise dans son environnement culturel. Il est visible qu’en fin de compte, la
mise en oeuvre de cas matériaux donne du même coup à l’adaptateur la moyen d’ancrer et
finalement d’inscrira son ouvrage dans son propre univers culturel.

Sortir la langue vernaculaire et donc aussi notre culture traditionnelle de son confinement, ce
dernier mot rimant avec dépérissement est apparemment aujourd’hui, malgré tout, l’un des
soucis majeurs de la plupart d’entre nous. Mais est-ce vraiment rendre service à notre société
que de remettre à l’honneur des résurgences du passé comme le font certains ? Car, quelle que
soit notre susceptibilité, il faut bien admettre que nous sommes déjà suffisamment en retard
comme cela. Nous sortons à peine du Moyen-âge, par conséquent notre culture traditionnelle
est à bien des égards encore une culture moyenâgeuse, donc inopérante dans le monde
d’aujourd’hui. Et d’aucuns veulent encore nous ramener au temps de Massinissa ! ...

Le fait d’adapter des auteurs contemporains, et d’une manière générale des auteurs
appartenant à des civilisations différentes de la notre, revient encore à situer notre expérience
vécue par rapport à celle vécue par d’autres hommes sous d’autres deux. A défaut d’en tirer
des règles de conduite, la chose au demeurant ne peut que nous aider à faire l’économie de
certaines erreurs, quand il se trouve que celles-ci ont déjà été commises par ces autres
hommes. Cela revient assurément aussi, oui, à compléter, sinon à remplacer, nos vieilles
références culturelles par d’autres références moins désuètes.
Et puis nous ne pouvons pas nous couper du reste du monde. Voyez par exemple l’insistance
avec laquelle des milliers de nos compatriotes cherchent à se faire établir des titres de séjour
en France. Cette insistance parle d’elle-même. Le monde étant mouvement, mouvements des
hommes, des biens, des idées, nous devons bien au contraire chercher à dominer ces
mouvements si nous ne voulons pas être mis sur la touche. Aussi devons-nous chercher par
tous les moyens à nous tenir au fait de ce qui se passe dans le monde d’aujourd’hui, et cela si
nous avons simplement pour ambition d’être de ce monde. Or, si j’ai bien compris, non
seulement c’est là l’ambition de notre société, mais celle-ci encore veut être de ce monde sans
pour autant se voir assimilée ni aux uns ni aux autres. II tombe sous le sens que ceci nous
commande donc de travailler et retravailler nos langues vernaculaires de telle sorte qu’elles
puissent nous faire accéder à tous les domaines de la connaissance. Et, dans cette perspective,
je suis enclin à penser que la pratique courante de l’adaptation, si elle venait à se répandre
chez nous, devrait jouer un rôle décisif. Ce serait véritablement le raccourci qui nous
permettrait de rattraper des siècles de retard en quelques années.

Sinon, et pour toutes les raisons citées plus haut, non, je ne pense pas écrire quelque chose de
mon cru, tout au moins dans l’immédiat. Ceci d’autant plus que je n’ignore pas les dangers
d’une telle entreprise. Et puis, j’ai assez de pain sur la planche comme cela.

Mohia, au milieu, lors d’une représentation théâtrale à Paris. (Photo de Mahfoud


Yanat)

Pourquoi as-tu abandonné la poésie ? Tes dernières productions concernent toutes le


théâtre. Est-ce définitif  ? Et pourquoi ?

Pour commencer, je dois dire la chose suivante : c’est que faire des poésies ou des pièces de
théâtre n’a jamais été pour moi un but en soi. Ce qui m’a toujours intéressé le plus, c’est tout
ce qu’il y a au-delà. C’est-à-dire, en un mot, tout ce qui pourrait nous faire parvenir à une
réelle maturité d’esprit. Or une langue, en même temps, me semble-t-il, qu’elle est le ciment
de la société qui la parle, est encore la caisse de résonance dans laquelle sont répercutés tous
les éléments de la vie de cette société. Donc, je ne vois pas comment on peut s’intéresser à
une société d’hommes dans leur devenir sans s’intéresser à leur langue. Et puis, la faculté de
parler, n’est-ce pas ce qui distingue l’homme de l’animal ? Car les hommes s’expriment
d’abord et surtout par leur langage. Dès lors que ceci est posé on est amené directement, bien
sûr, à prendre en considération toutes les formes d’expression qui constituent ce langage. Et
de là, il n’y a qu’un pas à faire pour se retrouver dans le domaine si varié des genres
littéraires.

Revenons à ce qui se passe chez nous. La poésie, la chanson, le conte, le récit, sont les genres
auxquels nous sommes le plus familiarisés. Si on se rappelle le traditionnel amghar uceqquf
et, plus près de nous, les pièces radiophoniques diffusées par la chaîne II, on peut ajouter aussi
que le théâtre ne nous est pas, en fait, totalement inconnu. A partir de ce qui précède, et pour
être logiques avec nous-mêmes, nous devons amener notre langue à couvrir l’essentiel du
devenir de notre société, un peu à la manière dont un journal couvre l’essentiel de l’actualité.
Et si je me hasarde à tenir ces propos, c’est que je crois la chose tout à fait faisable, et cela
d’ores et déjà... dans l’immédiat. Car, aujourd’hui, il ne reste plus à démontrer que nous
pouvons travailler dans tous les genres, cela a déjà été prouvé. Nous devons, bien sûr, enrichir
les genres qui nous sont familiers, et ce, aussi bien sur le plan du contenu que sur le plan
formel, mais je ne vois pas ce qui doit nous empêcher de nous intéresser plus profondément
aux genres auxquels nous sommes moins habitues. Car, une chose est certaine, c’est qu’on ne
peut pas tout dire avec des poésies et des chansonnettes, à moins de faire de l’opéra, et
encore... Nous retomberions là encore dans un genre lequel a aussi ses limites.

Maintenant, pour revenir à ma personne, je dois donc d’abord lever l’équivoque. Je ne me suis
jamais mis dans l’idée de devenir poète, et mieux, je crois que je ne me suis jamais senti
l’âme d’un poète. Je suis peut-être un grand naïf, mais pas à ce point. L’adaptation d’auteurs
étrangers procédait encore, tout au moins dans ma tête, d’une autre démarche très simple ; il
s’agissait pour moi de voir concrètement jusqu’où nous pouvions aller avec notre langue
vernaculaire. En d’autres termes, je voulais, par l’entremise de l’adaptation, mesurer les
potentialités de notre langue vernaculaire à l’aune des auteurs que j’adaptais. Or, il se trouve
que j’ai adapté des poètes, des chansonniers et autres faiseurs de rimes... D’où l’équivoque
signalée plus haut. Mais je précise, encore une fois, qu’il n’a jamais été question pour moi de
m’en tenir à un genre quelconque.

Et puis, j’ai comme l’impression que ce qui caractérise la poésie, c’est de focaliser l’attention
sur des sujets, des points de vue ou des sentiments bien déterminés. Cela vient peut-être de ce
côté un peu paranoïaque facile à déceler chez presque tous les poètes. Il me semble par
conséquent que la poésie ne saurait en aucun cas permettre une vision très élargie des choses.
Alors que ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui c’est au contraire d’élargir justement
quelque peu nos champs de vision.
En abordant le terrain de la poésie, j’avais tout à fait à l’esprit que c’était là un genre
particulier, puisque celui-ci jouit chez nous d’un statut privilégié. Donc qui dit statut
privilégié dit possibilité d’établir rapidement le contact avec le public et ce, afin de
l’intéresser, autant faire se peut, à la suite des événements. La suite des événements étant dans
mon esprit tout le travail qui devrait finalement aboutir à l’instauration d’une tradition
littéraire moderne et diversifiée, c’est-à-dire d’une tradition littéraire au sens le plus complet
du terme. On comprendra certainement aussi, bien sûr, que si nous voulons que ce travail ait
quelque chance d’aboutir, il est indispensable que le plus grand nombre de gens soient
disposés à mettre la main à la pâte.

C’est ainsi que pour ma part donc, et pour toutes les raisons citées plus haut, j’essaie de faire
ce que je peux, en particulier dans les domaines de la nouvelle et du théâtre. Ceci pour nous
en tenir à mes dernières compositions. Mais, il est bien évident que pour le moment tout cela
reste encore, je crois, plus du bricolage qu’autre chose, et cela dans la mesure où rien n’est
encore acquis de manière irréversible.
Autre évolution, dans le thème cette fois-ci. De Brecht à Beckett... Et pourquoi ce ton de la
dérision ? ...

D’abord, les thèmes, c’est comme tout... A force de ressasser toujours la même chose, on
finit, par se lasser et lasser les autres. D’où la nécessité de se renouveler constamment. Et,
pour ce faire, il suffit en réalité de regarder autour de soi. Nous vivons dans un monde
contradictoire et multiforme... Réduire tout ce qui nous entoure à quelques grandes idées,
fussent-elles des idées maîtresses, c’est faire preuve, il faut bien le reconnaître, d’une grande
étroitesse d’esprit.

Pour revenir à mes petites bricoles, je crois pouvoir dire que j’ai connu deux périodes assez
distinctes : la première s’étendrait de 1974 jusqu’à 1980 et la deuxième de 1982 jusqu’à
aujourd’hui. Une vision des choses peut-être un peu simpliste semble dominer la première
période. Selon cette vision, ce serait dans les agressions en provenance de l’extérieur que se
situerait l’origine de tous nos maux ; les totalitarismes d’aujourd’hui ne faisant ainsi que
remplacer le colonialisme d’hier, par exemple. D’où il découle que je me faisais peut-être une
trop haute idée des petites gens de chez nous, en qui je voyais les victimes innocentes de
l’appétit des grands de ce monde. Comme dirait Lou Sin, je croyais qu’ils valaient mieux que
les gens des classes supérieures. Je me rendais bien compte, pourtant, qu’au moment où leurs
propres intérêts sont touchés, ceux-ci se comportent bel et bien comme ceux-là, mais je
trouvais qu’ils avaient déjà assez d’ennemis comme cela. Par conséquent, je réservais mes
petites méchancetés pour ces ennemis en question.

La deuxième période équilibre peut-être la première. Si je devais la résumer en une phrase, je


dirais, pour parodier l’autre : "La nature a horreur de la faiblesse". De veux dire par là que
c’est nous-mêmes surtout qui sommes responsables de la majeure partie de nos déboires. Et
j’essaie, partant de là, de lever le voile sur nos faiblesses, tout au moins les plus criantes
d’entre elles. Car, si au préalable nous ne localisons pas nos faiblesses, je me demande
comment nous pourrions un jour les surmonter.

D’autre part, une littérature qui est censée être destinée au grand public ne peut se présenter
sous la forme d’exposés froids et rébarbatifs ; ceci dans l’état actuel des choses tout au moins.
Aussi est-il nécessaire de recourir à des techniques littéraires qui permettent d’intégrer la
"substantifique moelle", si tant est qu’on en détient quelque peu, dans des compositions
accessibles à tous. Et ces techniques, si j’en parle, c’est que je m’en sers évidemment ; le
conte voltairien demeurant pour moi un modèle en la matière.

Et puis, je ne cherche surtout pas à convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit.
Personnellement, je n’ai absolument rien à vendre. Etant donné que je ne suis plus moi-même
sûr de quoi que ce soit. Je pense par conséquent que chacun doit s’assumer, aller jusqu’au
bout de sa logique. Mais, on ne peut s’assumer vraiment en jouant à des jeux dont on ignore
les règles, ou encore à des jeux dans lesquels les dés sont pipés d’avance. N’ayant moi-même
aucune certitude ni rien de bien net à proposer, je ne peux dès lors que m’amuser à déceler la
taille dans ce qui nous est proposé par ailleurs. Se moquer de nos faiblesses, de nos illusions,
prendre à contre-pied les idées reçues, pousser certains raisonnements jusqu’à l’absurde,
démythifier ce qui nous entoure, c’est finalement ce à quoi je m’amuse le plus souvent. Et il
est évident que ceci ne peut se faire sur le ton de la tragédie nos plus. D’où ce ton de la
dérision qui accompagne à peu près tout ce que j’ai pu faire.

Mais, à ce propos, et avant de clore ce chapitre, on pourrait se demander s’il n’y a pas dans le
ton de la dérision quelque chose de salutaire. On voit tellement de choses qui donnent envie
de pleurer. Or, il ne sert à rien de pleurer. A cet égard, il me revient une phrase que j’ai lue
quelque part : "L’homme a pu survivre au grand stress historique et planétaire en arrivant
parfois à se tenir les côtes". Et je précise à ma décharge que celui qui s’exprimait ainsi est
quelqu’un d’autrement plus sérieux que moi.

Un mot sur la langue utilisée... Pourquoi les recours fréquents aux emprunts ? Cela est
sans doute efficace face à un public... Mais pour l’écrit, pour le long terme... Ne penses-tu
pas fixer autrement par écrit ton travail ?

La langue que j’utilise, c’est tout simplement la langue des gens auxquels je suis censé
m’adresser. Comme dirait Djehha, celui qui n’en est pas convaincu peut toujours vérifier. Et
je ne dis pas cela pour me justifier. Car, en fait, si je devais justifier quelqu’un, ce serait
précisément ces gens que je devrais justifier. On peut lire dans n’importe quel manuel de
linguistique générale qu’une langue est un fait social. Donc, à ce titre, une langue est sujette à
évolution, et ceci du simple fait que la société qui la parle évolue elle-même tout au long de
son histoire. Voilà pour les généralités.

Maintenant, pour le cas précis des mots que nous empruntons à l’arabe et au français, je crois
qu’ils témoignent tout simplement du déséquilibre des échanges que nous entretenons avec les
sociétés qui nous entourent. S’il faut donc que soit posé le problème, celui-ci doit être posé
entièrement.
Il y a, je crois, deux grandes catégories de littérateurs. La première est celle de ceux, et ce sont
de loin les plus significatifs qui se contentent de refléter aussi fidèlement que possible l’image
de la société dans laquelle ils vivent. Libre à ceux qui les lisent, évidemment, de faire de cette
image ça que bon leur semble. La deuxième catégorie est celle de ceux qui voudraient voir la
société en question se conformer à une image préétablie. C’est à cette catégorie
qu’appartiennent,entre autres,lestenantsde la veine du réalisme socialiste dans saversiondes
années 60, lesquels poussent la manie jusqu’à ne plus débiter que des inepties.

Si j’avaisdonc réellement voulu faire oeuvre de littérateur, je n’aurais rien pu faire de mieux
que d’essayer de refléter, aussi fidèlement que possible, l’image de la société dans laquelle
nous vivons. D’où je déduis la chose suivante : dès lors que le recours aux emprunts est un
des traits caractéristiques de notre société, il n’y avait pour moi rien de mieux à faire que
refléter aussi bien ce trait dans mes compositions. Je veux surtout dire par là que le problème
des emprunts est un problème de société et que, s’il doit être pose, il doit l’être au niveau de
toute la société et non au niveau d’un auteur ni même au niveau d’un spécialiste, quel qu’il
soit. Car le rôle de ces derniers est uniquement de prendre acte de ce qu’ils sont amenés à
constater.

Il reste une chose dont il faudrait peut-être aussi avoir conscience, c’est que, dans la réalité de
tous les jours, à vrai dire, tout le monde n’utilise pas les emprunts de la même manière.
Premièrement, la fréquence des emprunts varie suivant l’expérience vécue du sujet parlant ;
plus on s’éloigne du monde paysan traditionnel, plus cette fréquence augmente.
Deuxièmement, les mots empruntés subissent des distorsions par rapport à ce qu’ils sont dans
les langues d’origine, distorsions dans la prononciation et distorsions aussi dans le sens.

Mais, cette fois-ci, plus on se rapprocha au contraire du monde paysan, plus ces distorsions
deviennent importantes.
S’il devait être permis à celui qui écrit de ne reculer devant rien lorsqu’il s’agit d’être
expressif au maximum, on s’apercevra je crois facilement de ce que cet état de fait lui offre
comme marge de manoeuvre. Un simple petit exemple : que celui-ci ait, et la chose est
fréquente, à camper un personnage, le seul fait de mettre dans la bouche du personnage en
question tel ou tel type d’emprunt lui donne la possibilité de le situer précisément et à
moindre coût dans telle ou telle catégorie sociale.

En dernier ressort, il faut quand même dire aussi qu’il vaut encore mieux emprunter un
vocable à une autre langue que rester muet. Ceci évidemment lorsque la langue vernaculaire,
telle que nous l’avons héritée de nos aïeux, n’offre pas d’autre ressource. Le drame de la
situation, en l’occurrence, car il y a tout de même un drame, vient à mon avis du fait que
beaucoup de nos emprunts peuvent paraître totalement gratuits ; ce qui est d’ailleurs très
souvent le cas, il faut bien le reconnaître. Tout se passe dans ces cas là comme si le recours
aux emprunts devenait un palliatif, non pas au manque de ressource dont souffrirait la langue
vernaculaire mais à la méconnaissance de ces ressources. Et, chose certainement plus grave
encore, un palliatif qui renforce cette méconnaissance. Nous avons le sentiment, dès lors que
les emprunts concurrencent et finalement court-circuitent les ressources propres à la langue
vernaculaire.

Tout ceci pour dire que l’emprunt peut se justifier chez celui qui y recourt en toute
connaissance de cause mais qu’il peut effectivement prêter à discussion lorsque celui qui en
fait usage le fait à tort et à travers. Ne perdons pas de vue, au demeurant, qu’une situation
quelle qu’elle soit n’est jamais définitive. Le propre d’une langue vivante, tout comme celui
d’un organisme vivant, est de passer par une succession d’états transitoires, succession à
laquelle la mort seule peut mettre un terme. Le passage d’une langue d’un état transitoire à
l’état suivant, lequel sera fatalement tout aussi transitoire, entre parenthèses, est dicte de
manière impérative par le besoin qu’ont les hommes qui parlent cette langue de faire toujours
mieux répondre celle-ci à leurs besoins en matière de communication.
Or, il se trouve que jusqu’à présent ces besoins en matière de communication ont trouvé une
réponse dans l’utilisation que nous faisons des termes provenant d’emprunts. Mais, il est bien
évident que de nouveaux besoins surgissent tous les jours, auxquels il faudra bien trouver de
nouvelles réponses. Donc, il ne s’agit pas, à mon avis, de proscrire les termes provenant
d’emprunts, surtout ceux bien acclimatés. En revanche, il faut bien sûr souhaiter la
renaissance d’une créativité propre au berbère pour répondre aux besoins de désignation des
choses nouvelles.

A cet égard, nous pouvons considérer que l’élaboration du lexique de mathématiques paru
récemment pourrait devenir une expérience exemplaire pour ce qui est de l’introduction des
néologismes, Car, s’il répond vraiment à un double besoin, celui des élèves et celui des
professeurs, et surtout, ceci est capital, s’il a été élaboré par ceux-là même qui s’en serviront,
ce lexique de mathématiques devrait avoir toutes les chances d’entrer dans les moeurs. Et
puis, imaginons un instant que chaque branche de l’activité humaine se donne aussi son
nouveau lexique ; celui-ci, dès lors qu’il se serait d’abord imposé aux gens concernés, finirait
fatalement par s’imposer aussi aux autres et donc aussi à ceux qui seront les écrivains de
demain.

Mais c’est à ces gens concernés qu’il appartient d’abord de faire le premier pas. Car un auteur
n’invente jamais une langue. Un auteur ne peut écrire que dans la langue communément
admise autour de lui, parce que son unique but, précisément, est d’être avant tout efficace face
à un public. Je veux citer un exemple : l’auteur de la chanson de Roland ne pouvait pas écrire
son texte dans le français d’aujourd’hui, puisque à son époque, c’est à dire au XIème siècle,
ce français n’existait même pas encore. Un auteur témoigne donc de l’état d’une langue à un
moment de l’histoire. Par contre, on peut dire qu’il n’est en rien responsable de l’évolution de
celle-ci, car cette évolution est en réalité l’affaire de tous. Dans cet ordre d’idée on peut dire
que si la langue de Dante s’est vue consacrée, la responsabilité de cette consécration incombe
à tous les italiens et non à Dante lui-même.

Si je voulais aller jusqu’au bout de mon raisonnement, je dirais aussi la chose suivante :
l’oralité étant encore une des caractéristiques de notre langue vernaculaire, la publication sous
forme de cassettes audio et/ou vidéo est encore ce qui correspond le mieux aux exigences de
l’heure. Ceci dit, il va de soi en réalité que le problème de l’écrit entre aussi dans mes
préoccupations. Dois-je préciser que tout ce que j’ai publié sur cassettes a d’abord été élaboré
par écrit ? II reste que pour régler la question de l’écrit de manière définitive, il conviendrait
peut-être de se pencher sérieusement sur les deux points suivants : premièrement, celui de la
notation des intonations, ceci sur le plan purement technique, et, deuxièmement, celui de
l’analphabétisme ambiant, lequel malheureusement sévit encore au niveau de notre société.

Toujours est-il que je publierais volontiers par écrit si le manque de temps ne m’en empêchait.

Ton travail occupe une place singulière dans la littérature berbère (  !) où l’essentiel de la
production consiste en chansons... Comment vois-tu l’avenir de tout cela ?

Je crois que je me suis suffisamment étalé dans ce qui précède sur ce qui pourrait faire la
singularité de l’entreprise. Il reste que cette singularité n’est pas si singulière que cela. Il serait
peut-être bon de rappeler qu’il y a plus de cent cinquante ans que les japonais ont commencé à
songer à sortir de leur coquille pour s’adapter au monde contemporain. Chose qui, au
demeurant, ne leur pas fait trop de mal dans l’ensemble, bien au contraire.

Quant à l’avenir de tout cela... seul l’avenir le dira. Car l’avenir ne dépend pas de ce que fait
un individu en particulier mais bien de la conjugaison des efforts de tous. Or, il faut bien dire
que ces efforts, aujourd’hui, sont pour le moins trop inégaux... Ce qui fait que nous ne
sommes pas encore sortis de l’auberge !

II y a dans ce que tu fais une présence de l’émigration, mais, tu ne sembles pas très intégré
dans le mot "beur". Comment te situes-tu ? ... (racisme, avenir de l’émigration...)

II y a quarante ans, ainsi que le dit Feraoun, le séjour des émigrés en France pouvait encore
apparaître comme une parenthèse dans le cours de la vie des émigrés en question ; parce que
l’immense majorité de ceux-ci reprenaient, dès leur retour dans leur pays d’origine, les us et
coutumes de celui-ci. Or, il semblerait que ceci ne soit plus du tout vrai aujourd’hui ou il y a
800 000 algériens en France alors qu’ils étaient à peine 200 000 en 1950. Aujourd’hui, les
séjours en France sont beaucoup plus longs qu’ils ne l’étaient il y a quarante ans. Une
proportion considérable des nôtres se sont installés en France avec femme et enfants. De plus,
le développement des moyens de communication fait qu’il s’est établi des liaisons quasi-
permanentes entre les communautés émigrées et les terroirs d’origine. Et, qui dit liaisons dit
transferts, surtout de biens matériels, en direction de ces terroirs d’origine mais aussi
transferts de nouvelles références culturelles liées à l’acquisition et à la consommation de ces
biens. Il s’ensuit que la communauté émigrée ne peut plus nous apparaître de nos jours
comme un ilôt complètement détaché de la société qui lui a donné naissance. Ce qui serait
peut-être plus juste serait d’y voir un prolongement de cette société mais aussi et surtout un
prolongement qui replace le centre de gravité de cette société quelque part au beau milieu de
la Méditerranée.

Il découlerait de ceci que les problèmes spécifiques de 1’émigration ne sauraient en aucun cas
être dissociés du problème général de la confrontation de notre société avec celles qui nous
entourent. Et c’est pour cette raison, au fond, que lorsque je mets sn scène des émigrés dans
mes compositions, c’est le plus souvent pour traiter de thèmes relevant de préoccupations qui
pourraient tout aussi bien être celles ce nos compatriotes demeurés au pays.

Et les "beurs" dans tout cela ?

Les "beurs" sont, à mon avis, la preuve vivante d’une double faillite, faillite de nos cultures
traditionnelles face aux nouvelles réalités que nous vivons et, faillite pareillement de la
culture officielle prônée par le pouvoir politique algérien face à ces réalités.

Il est, remarquable de voir, à cet égard, que nos "beurs" n’ont pas d’équivalents chez les
espagnols ni chez les portugais lesquels sont pourtant deux fois plus nombreux en France que
les algériens. On va dire : ‘Oui... Mais... Les espagnols et les portugais sont des européens...
Et puis ce sont des chrétiens... etc., etc." Mais croyez-vous que les français leur fassent des
cadeaux pour autant ?... Déjà que ces derniers se font rarement de cadeaux, même entre eux.
La réalité est que les enfants d’espagnols ou de portugais s’appliquent à tirer partie au
maximum des possibilités que leur offre le pays d’accueil. Et ceci parce qu’ils sont déjà
mieux armés que les enfants de nos émigrés. Ensuite, ils demeurent quand ils grandissent
presque toujours attachés à la culture de leur pays d’origine. Mais qu’est-ce qui rend cet
attachement possible ? C’est bien sûr essentiellement le fait qu’il n’existe aucune
contradiction majeure entre cette culture d’une part et l’expérience vécue d’autre part. Ce qui
suppose bien sûr encore que la culture des espagnols et des portugais se renouvelle chaque
jour en s’alimentant à la source vive de cette expérience vécue.

Or, tel n’est pas le cas chez les algériens, lesquels commencent d’abord par affirmer avec
force des principes rigoureux, principes qu’ils s’empressent ensuite de détourner à qui mieux.
Car, le plus souvent, il s’avère qu’à l’usage nos valeureux principes sont bien évidemment,
impossibles à assumer. A moins de se tenir prudemment à l’écart de tout. Et comment ? En
faisant l’autruche. D’où cette cassure très nette qui existe entre nos vieilles références
culturelles, si riches et si généreuses, tout au moins à ce nous imaginons, et nos pratiques
quotidiennes, lesquelles sont trop souvent des pratiques de chacals. Et cela à tous les niveaux
de la société, si bien qu’on pourrait se demander si la tartufferie n’est pas devenue chez nous
un art de vivre. Là-dessus, pour compléter l’ensemble, il y a ceux qui poussent des soupirs du
style : "Où va la jeunesse d’aujourd’hui ?..." Viennent ensuite ceux qui, pour bien arranger les
choses, donnent tête baissée dans 1’arabo-islamisme et puis ceux qui, pour faire pièce à
1’arabo-islamisme, nous déterrent le tifinagh parce que n’ayant rien d’autre sous la main.
Ceux-ci d’un côté. De l’autre côté, il y a les "beurs" lesquels évidemment envoient promener
tout le monde.

Puisqu’il m’est demandé de me situer, je dirai la chose suivante : certes je fais bien sûr grand
cas de toutes les mouvances que j’évoque ici. Néanmoins, ce que j’ai publie doit donner, je
crois, clairement à entendre que je ne m’inscris dans aucune d’entre elles. Car, si les
premières m’apparaissent comme frappées de stérilité en débouchant sur des impasses, je ne
crois pas, non plus, que les "beurs" soient des exemples à suivre. Et ceci pour la simple raison
que les "beurs" sont avant tout une population déracinée voire déstabilisée.

Finalement, et ceci résumera peut-être les quelques indications éparses que j’ai données plus
haut concernant mes préoccupations, ce que je fais est une chose très simple : je m’efforce de
dire dans notre langue maternelle l’essentiel de notre expérience vécue. Et ceci au delà de tous
discours doctrinaires d’une manière générale et au-delà du discours doctrinaire de gauche en
particulier, lequel, il faut bien le dire, a, à força d’être galvaudé, perdu toute espèce de
crédibilité. Ceci dit, j’ai le sentiment, tout de même, que cet effort pourrait encore répondre à
deux nécessités d’égale importance. D’une part, le fait de s’exprimer en langue maternelle
pourrait à bien des égards répondre à la nécessité dans laquelle nous nous voyons de trouver
remède au déracinement qui frappe beaucoup d’entre nous. D’autre part, dire l’essentiel de
l’expérience vécue, cela ne revient-il pas en quelque sorte à faire le point sur les réalités dans
lesquelles nous vivons ? Et, faire le point de temps en temps, c’est peut-être une chose encore
qui pourrait justement nous aider à ne pas être débordés par ces réalités.

Si ce que je dis venait à être vérifié, il y aurait peut-être là l’esquisse de ce qui pourrait être un
lien allant d’un extrême à l’autre de notre société ; c’est-à-dire un lien qui permettrait à un
grand-père de comprendre son petit-fils "beur" et à celui-ci de comprendre ce grand-père
lequel, sinon, est à des années-lumière loin derrière lui.

Mais ne rêvons pas trop... Et puis qu’est-ce qui prouve qu’il n’est pas déjà trop tard ?

Ensuite, les émigrés et le Fascisme. Je ne veux pas m’étaler sur ce sujet parce que ce serait
trop long. Je dirai seulement qu’il est trop facile de brandir le spectre du racisme chaque fois
qu’un conflit éclate entre des français et des algériens, comme cela se fait souvent.
Rappelons-nous les 36 000 marocains résidant en Algérie, qui en 1976 se sont vus intimer
l’ordre par les autorités algériennes de quitter le pays sous 48 heures. Et là-dessus on nous
chante le grand maghreb arabe sur tous les tons !... Comment admettre que ceux qui ont
cautionné une telle décision, ne serait-ce que par leur silence, viennent aujourd’hui nous
rebattre les oreilles à propos du racisme auquel seraient en butte les algériens résidant en
France ?... Et puis même si le racisme existe en France, et il existe de la même manière qu’il
existe dans tous les pays du monde, ce n’est pas, à ma connaissance, un fait institutionnalisé ;
c’est un fait de société. Et, l’un dans l’autre, notre société a au moins autant de responsabilité
que la société française à cet égard.

Une seule chose encore. Imaginons nos "beurs" débarquant du jour au lendemain en Algérie.
Comment seraient-ils reçus ? Je parie qu’ils seraient mis dans des camps de concentration.
Donc, avisons-nous d’abord de nous occuper de nos faiblesses et de nos défauts avant de nous
occuper de ceux des autres.

Concernant l’avenir de l’émigration algérienne en France, évidemment je ne suis pas devin. Il


reste tout de même que si on veut y regarder d’un peu plus près, on constate que le
phénomène s’est développé sur la base d’une certaine convergence d’intérêts entre, d’un côté
des gens qui avaient besoin de main-d’oeuvre et, de l’autre, des gens qui avaient besoin de
vendre leur force de travail. Convergence d’intérêts inégaux sûrement, mais convergence
d’intérêts tout de même. Pour ce qui est de l’avenir donc, je ne vois pas comment l’émigration
pourrait se maintenir en France sur d’autres bases que celles-ci. Car il apparaît que la
tendance chez les émigrés eux- mêmes est bel et bien, me semble-t-il, au maintien du statu
quo. Et ceci, en dépit de tous les drames individuels qu’ils connaissent souvent ; je veux dire
des drames liés au fait de s’expatrier, à la solitude, à la détresse, etc.

Les pays occidentaux en général, et la France en particulier, connaissent depuis une dizaine
d’années une récession économique, et ceci n’est pas du tout une plaisanterie. Il est à parier
néanmoins que tous ces pays dépasseront cette crise d’une manière ou d’une autre et ce pour
la bonne raison suivante : ils en ont vu d’autres. Au reste, aujourd’hui, c’est ce à quoi ils
s’emploient le plus. C’est ainsi que les mots les plus couramment repris en ce moment en
France sont ceux de compétitivité, restructuration de l’économie, rénovation de l’appareil
productif, rentabilité, etc... La logique qui découle de cette situation voudrait que le critère de
rentabilité s’applique aussi à l’endroit des immigrés. Et du fait, c’est ce qui se produit. En
dépit des discours et autres manifestations de soutien, lesquels ne servent à rien d’autre en
réalité qu’à "noyer le poisson", l’immigration algérienne se voit peu à peu faire l’objet d’un
laminage. Mais si la plupart de nos compatriotes, lorsqu’ils se retrouvent au chômage,
préfèrent rentrer définitivement, il est encore permis de penser qu’à l’avenir ceux qui resteront
en France seront ceux, salariés ou travailleurs indépendants, qui auront su accéder à des
situations moins précaires que celles étant en général le lot de la plupart d’entre nous. Mais,
combien feront l’effort de chercher à accéder à des situations moins précaires et combien y
parviendront ?

Le pays change vite et profondément. Quelle attitude préconises-tu par rapport à l’islam et
à l’arabe classique entendu comme langue nationale ? (leur utilisation ou leur rejet...)

La première chose que je dirai ici est que je ne me sens bien évidemment aucune qualité pour
préconiser quoi que ce soit. Ce qui ne m’empêche pas, au demeurant, d’avoir mon opinion sur
les sujets évoqués ici.

Il y a peut-être un an de cela, quelle n’a pas été ma stupéfaction d’entendre Lakdar Hamina,
qu’on interrogeait sur Radio n Tmazight à Paris, dire textuellement ceci : "II y a 20 millions
d’habitants en Algérie, ça sont 20 millions de tubes digestifs"  !!!... J’en suis encore à me
demander ce qu’il voulait dire par là.
Voulait-il dire que les algériens ont mal tourné depuis qu’ils sont indépendants ? Mais alors à
qui la faute ? Ceux qui nous gouvernent ont au moins une responsabilité à cet égard. Or,
Monsieur Hamina, cinéaste tout ce qu’il y a de plus officiel et ce surcroît haut fonctionnaire
algérien, appartient bel et bien à la famille de ceux qui pendant vingt ans ont eu la haute main
sur le destin des algériens.

Voulait-il dire que les algériens consomment plus qu’ils ne produisent ? Mais, là encore,
l’exemple vient de haut. La politique d’arabisation coûte des milliards d’investissement à
l’Algérie et produit des "infirmes mentaux", et ceci est encore une expression de Monsieur
Brerhi, notre ministre de l’enseignement supérieur.
A moins que Monsieur Hamina n’ait voulu dire par là que les algériens ne méritent même
plus l’air qu’ils respirent, auquel cas la chose est simple, cela voudrait dire que ceux qui nous
gouvernent "ne sont pas contents de leur peuple. Ils doivent donc élire un nouveau peuple.

Ce qui précède pourra peut-être sembler une manière d’esquiver la question qui m’est posée,
Mais c’est que le spectacle de ces changements rapides et profonds qui interviennent chez
nous a souvent de quoi dérouter le plus désabusé des hommes. Et puis, il se pourrait aussi que
la démythification conduise au pessimisme...

Je trouve à peine la force de dire qu’il faut quand même oser regarder loin devant soi. Il me
semble que le prochain grand rendez-vous de l’Algérie avec l’histoire sera celui de l’après-
pétrole. Car, si aujourd’hui encore la rente pétrolière autorise le pouvoir politique algérien à
persévérer dans toutes ses fuites en avant ou à se livrer à des contorsions, le jour, lequel n’est
peut-être pas si loin, où cette rente viendra à manquer, il lui faudra bien trouver autre chose.

En attendant chacun doit être libre d’agir suivant ce qu’il croit être ses intérêts. Ce qui
n’empêche pas qu’on puisse songer sérieusement, et ce dès à présent, à chercher les issues qui
nous permettraient d’échapper à l’obligation qui nous est faite d’avoir à choisir entre
l’abrutissement par 1’arabe-islamisme ou l’abrutissement par l’alcool.

Paris, 26 janvier 1985

Entretien reproduit avec l’autorisation de la revue Tafsut


<

P.-S.
Tafsut* revue clandestine du Mouvement culturel berbère authentique (1981-1990).
Tafsut série normale : 14 numéros parus.
Tafsut série étude & débats : 4 volumes parus.
Tafsut série pédagogique et scientifique : 4 numéros parus.
Tafsut, Hors séries :
1. Journal de Rachid Chaker, 1981.
2. Tadyant unebdu, événement de l’été 1985.
3. Conte : aseggad d warraw-is, 1982
Notes

[1] Tafsut n°10 (série normale)/avril 1985, Tizi-Ouzou.

Publié le lundi, 20 septembre 2004     


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Rédigé le 6 septembre 2004 10:03 par arezqi


> Entretien avec Mohya dans Tafsut.

Tanemmirt pour cet hommage à Muhya. J’aurais aimé qu’il intervienne un peu avant... il y a
vingt ans par exemple ; quand Muhya était en pleine possession de tous ses moyens et
produisait de la culture kabyle comme un stakhanoviste. Mais il n’est jamais trop tard pour
bien faire... D’ailleurs j’aimerais des hommages de ce type à des hommes de culture qui ont
énormément apporté à Taqbaylit. Je veux parler, par exemple, de Benmuhemmed qui a
"modernisé" le style de la poésie kabyle. De producteurs plus ou moins "récupérés par le
système" comme Mohamed Hilmi et son frère Saïd. D’autres encore comme Cheikh
Noureddine, Chérifa et tous ceux qui ont portés à bout de bras le seul outil de diffusion de la
culture kabyle, pendant des années... je parle, bien entendu, de la radio kabyle d’Alger
(Chaine 2, comme on l’appelle).

Etant un des rédacteurs de la revue Tafsut, du moins pour les 10 premiers numéros, il me
semble qu’il n’est pas très important de coller des noms à telle ou telle action qui relève de la
sauvegarde de la culture kabyle. C’est pour cela d’ailleurs qu’à l’époque déjà, tous ceux qui
activaient dans cette optique, se disaient appartenir au Mouvement Culturel Berbère.
Malheureusement, les divisions qui sont nées, par la suite, ont éparpillées les energies. Mais je
pense que la diversité n’est pas mal non plus... Encore une fois tanemmirt pour cet hommage
à Muhend Uyehya. C’est le plus grand producteur en kabyle que notre culture ait jamais
connu. D’ailleurs je m’en suis rendu compte lorsque j’ai commencé à transcrire ses cassettes.
Au bout de la 7e ou 9e cassette transcrite, j’étais arrivé à un volume de 250 pages 21x29,7. Ce
travail que j’ai saisi sur micro, j’avais voulu le faire, surtout pour aider les enseignants de
Tamazight à l’Ecole. Leur donner une référence inégalable en culture kabyle.
Evidemment,pour le publier, il faudrait l’accord formel de Mohya... Mais je crois qu’il y a un
vieil ami à lui qui s’en charge. Voilà, j’espère que ce genre d’hommage ne s’arrêtera jamais.
Ar tufat Arezqi.

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Vous êtes > Interviews > Entretien avec le Professeur Salem Chaker

Les Berbères en France seront de plus en plus exigeants sur la reconnaissance de leur
langue

Entretien avec le Professeur Salem Chaker


Suite aux récents développements de la question de l’enseignement de la langue berbère en France,
nous avons sollicité le professeur Salem Chaker, éminent berbérisant exerçant au Centre de
Recherche berbère à l’INALCO, pour recueillir son analyse de la situation.
Il nous a chaleureusement accueilli et a répondu à nos questions avec bienveillance et sans détours.

Tamazgha.fr : Comment êtes-vous arrivé à l’INALCO et quel est votre apport aux études
berbères à l’INALCO - et à la section berbère - depuis votre arrivée dans la maison ?

Salem Chaker : Azul fell-awen, akken i d-tennam : id’ul umecwar’ ! γezzif webrid, wissen
m’ad yessufeγ ! At’as i d-nelh’a, aql-aγ di tlemmast n wasif.

Pour parler un peu de mon itinéraire personnel, de mon arrivée au


Langues’O et du rôle des « Langues’O », de l’INALCO, je vous dirai d’abord que j’ai une
vieille relation avec l’INALCO, qui est le centre historique de l’enseignement du berbère. J’y
ai assisté à pas mal de cours à la fin des années 60/début 70. J’y ai enseigné une première
période, entre 1977 et 1979, comme professeur associé, lorsque Lionel Galand est parti à
L’EPHE. Mais mon intégration définitive à l’INALCO date de 1989. J’étais, à l’époque,
chercheur au CNRS à Aix-En-Provence, dans le laboratoire de Gabriel Camps qui était un
maître et un ami dès le début des années 70. Le poste de professeur de berbère, le seul à
l’époque, s’est libéré ; c’était évidemment une possibilité de promotion dans mon plan de
carrière, et pour moi quasiment la seule voie d’accès rapide au rang magistral. Je suis donc
arrivé en février 1989 à l’INALCO, de manière définitive. Mon exercice à l’INALCO a été un
parcours agréable, intéressant et riche. Et ma carrière s’en est ressentie positivement. Je peux
même dire que je dois beaucoup à l’INALCO sur le plan de ma carrière ; sans excès de
prétention, je dois dire que je m’y suis beaucoup engagé, mais qu’en retour, l’INALCO a
reconnu mon action personnelle et l’action de la section et du centre de recherche que je
dirige. J’ai fait une très belle carrière puisque je suis l’un des trois professeurs de classe
exceptionnelle de l’INALCO, ce qui est le niveau maximal auquel peut prétendre un
professeur d’université, et j’y ai accédé à un âge relativement jeune. Si je me suis beaucoup
investi à l’INALCO, comme d’ailleurs partout où je suis passé, l’INALCO me l’a rendu
fortement.

Concernant l’apport, au niveau pédagogique, vous en êtes vous-même les témoins, puisque
vous avez suivi pendant un certain nombre d’années nos cours. On voit bien d’abord que - est-
ce mon apport personnel, est-ce l’apport plus global d’une conjoncture, d’une équipe... ?-,
mais, je constate que quand je suis arrivée en 1989, il devait y avoir 5 à 10 inscrits maximum
en berbère à l’INALCO ; il a dû y avoir, au cours des dix dernières années précédant mon
arrivée, une ou deux thèses de doctorat soutenues. Au jour où je vous parle, nous avons en
première année une centaine d’inscrits et au total à peu près 130 à 140 inscrits tous cycles
confondus ; et nous avons fait soutenir depuis mon arrivée autour de 30 diplômes de niveau
doctorat (en intégrant l’ensemble de ces diplômes français et algériens - puisque nous avons
beaucoup collaboré avec Bougie en particulier, mais aussi avec le Maroc).
Sur le plan des contenus pédagogiques, notre action a surtout visé à consolider nos
enseignements ; consolidation selon deux axes, d’une part, donner une représentation
suffisante de la diversité du berbère en appuyant l’enseignement sur trois grandes variétés ; le
touareg était assuré puisque nous avions un poste de titulaire, le renforcement a surtout porté
sur le kabyle et le tachelhit. D’autre part, renforcement disciplinaire puisque j’ai œuvré pour
développer les enseignements de sciences sociales, ce que nous appelons à l’INALCO la
« civilisation ». Il est évident que ce n’est pas le rôle de l’INALCO de former des spécialistes
de science sociale, des historiens, des ethnologues, des anthropologues - il y a des
établissements pour ça, comme l’EHESS -, mais j’estime qu’on ne peut pas faire un bon
berbérisant, un bon linguiste berbérisant s’il n’a pas une bonne connaissance de la société, de
l’histoire et de l’environnement global de cette langue. J’ai toujours veillé depuis une dizaine
d’années à ce qu’il y ait de plus en plus d’enseignements d’histoire, d’ethnologie, d’éthno-
sociologie, aux différents niveaux du cursus. Je crois que nous proposons maintenant une
formation qui est assez complète et, de très loin, la plus complète au monde qui existe en
matière berbère. Nous avons l’habilitation du ministère depuis 1995 pour délivrer les
diplômes nationaux de Licence et de Maîtrise de berbère. Nous avons dû délivrer autour de 25
Licences, et une petite dizaine de maîtrises. Il existe donc en France maintenant, grâce à
l’action de toute une équipe sur une quinzaine d’années, un cadre de formation très complet
en langue et littérature berbères, avec une ouverture sur les sciences sociales.
L’autre versant où je me suis beaucoup investi, c’est évidemment le Centre de Recherche
Berbère. Equipe au sein de laquelle j’ai essayé d’initier un certain nombre de programmes,
d’encourager mes collègues et mes étudiants avancés à participer à des activités de recherche,
à renforcer nos publications ; comme vous le savez, je crois que les publications du Centre de
Recherche Berbère dans beaucoup de domaines, en tout cas en matière linguistique et
littéraire, font autorité. Mon équipe est régulièrement reconnue comme équipe d’accueil par le
ministère, ce qui nous assure un financement régulier de la part de la Direction de la recherche
du ministère ; cette reconnaissance qui est un gage de qualité. Nous avons essayé au cours des
quinze dernières années, de manière systématique d’encourager, de coordonner, d’être un peu
le point de ralliement d’un certain nombre de recherches et dans des domaines stratégiques ;
tout ce qui concerne bien entendu l’aménagement linguistique, la réflexion didactique, la
production d’outils. Je ne veux pas dire que nous ayons tout créé ni tout produit, loin de moi
cette idée, mais je crois que nous avons contribué à créer un lieu qui, structurellement, s’est
intéressé à ces questions de linguistique appliquée, d’implantation sociale de la recherche.
Parce qu’antérieurement, les études berbères étaient purement érudites. Les études berbères
pendant la période coloniale et jusqu’aux années 1980 n’avaient absolument aucune
composante « applicationniste ». Au fond, on ne se souciait pas du tout des retombées sociales
de la recherche. Les berbérisants ne se sont jamais préoccupés d’enseigner le berbère à des
populations berbérophones ; ce n’était absolument pas d’actualité. Si je devais pointer un
aspect fondamental, ce serait notre intervention collective dans ces secteurs, à travers les
thèses que nous avons fait soutenir, à travers nos travaux, à travers les recommandations pour
la notation usuelle, à travers des travaux qui ont fait référence, de vous, de certains de nos
amis - je pense à la thèse, qui est une référence non dépassable de Ramdane Achab sur la
néologie - etc. Tout ceci, au fond, nous a permis au cours des quinze dernières années
d’initier, de coordonner des initiatives qui ont fait leur chemin.
Ma stratégie générale - je serai très clair sur ce sujet - a été de faire de l’INALCO et du Centre
de Recherche Berbère la référence en matière de langue berbère, pas simplement en matière
de description linguistique mais aussi en matière d’applications, de retombées sociales, de
production d’outils, en langue, linguistique et littérature. Et, évidemment pour moi le terrain
le plus élevé dans cette construction d’un pôle de référence, est l’Encyclopédie Berbère. En
matière de référence, l’Encyclopédie s’inscrit tout à fait dans cette dynamique générale, et
j’en profite à la fois pour rendre hommage à Gabriel Camps et insister sur le fait que sa
décision de me confier sa succession, qui avait été prise depuis de longues années - bien avant
son décès - a aussi été la reconnaissance de ce que le Centre de Recherche Berbère, une petite
équipe universitaire avec peu de moyens, est une référence en matière de langue berbère.

Pouvez-vous nous parler de la convention signée entre le Ministère de l’Education


nationale français et l’INALCO pour la coordination de l’épreuve de berbère au
baccalauréat ?

Voilà un sujet important aussi, qui marque bien l’implication sociale de nos activités, de mon
équipe et de notre section d’enseignement du berbère. Vous savez qu’il existait à l’origine une
épreuve facultative orale de langue berbère comme pour bien d’autres langues : pratiquement
toutes les anciennes langues de l’empire colonial français pouvaient être passées à l’oral. A
partir de 1995, à l’initiative du ministère, il a été décidé que l’épreuve serait passée à l’écrit et
il y a eu signature d’une convention, reconduite chaque année, entre l’INALCO et la DESCO
(c’est à dire la Direction des Enseignements Scolaires qui s’occupe du secondaire en France),
pour la préparation et l’encadrement de ces épreuves. Le berbère n’est, dans cette affaire, que
l’une des 26 ou 27 langues concernées. Evidemment, très vite le berbère est devenu le « plus
gros morceau », puisque à lui seul actuellement il doit représenter les trois quarts des
candidats et des élèves qui présentent ces langues. Lorsque le ministère nous a demandé de
préparer les sujets et d’assurer la correction des copies pour toute la France, nous avons
accepté ce travail qui ne relève pas du tout de nos obligations statutaires - nous ne sommes
pas des enseignants du secondaire, nous n’avons donc pas à intervenir dans le Bac - ; nous
l’avons accepté avec enthousiasme parce que je considérais, nous considérions tous, que le
passage à l’écrit, même si ça posait quelques problèmes pratiques, pédagogiques et pratiques,
était un facteur de valorisation de cette langue, une reconnaissance en tant qu’épreuve écrite
dans un diplôme national de la République ; ce n’était pas une mince avancée, à mon avis.
Nous avons donc « joué le jeu » ; c’était une rupture, une petite révolution, dans la mesure où
ces épreuves écrites sont calées sur les épreuves de langues vivantes : les épreuves de berbère
ont exactement la même forme, les mêmes conditions, les mêmes types d’exigences que les
épreuves d’italien, d’allemand, de russe, etc. Depuis 1995, nous fournissons les sujets, et nous
assurons, en nous appuyant sur nos étudiants avancés (Maîtrise et au-delà) la correction des
épreuves. Au départ, nous avons proposé uniquement des sujets en kabyle et en tachelhit et
puis, les circonstances aidant, nous avons introduit, à partir de 1999 le rifain, tarifit ; et,
comme vous le savez, le succès de cette épreuve ne s’est jamais démenti, ce qui veut dire
aussi que, peut-être, nous n’avions pas si mal travaillé après tout. En tout cas nous avions
rempli notre contrat. Nous avons commencé en 1995 avec 1350 candidats, on a fini l’an
dernier avec 2250 candidats, qui se répartissent de manière équilibrée maintenant entre kabyle
et dialectes marocains (tachelhit = 40 %, rifain = 25 %, kabyle = 35 %). C’est un dossier sur
lequel nous nous sommes vraiment beaucoup impliqués, au niveau de l’élaboration des sujets
et au niveau de la correction bien sûr, mais aussi au delà. Connaissant les conditions
complexes et délicates de cette épreuve - les élèves n’ont aucune préparation dans leurs
lycées -, nous avons pris toute une série d’initiatives allant bien au delà de nos obligations
conventionnelles avec la DESCO. Vous êtes bien placés à Tamazgha pour savoir que, très tôt,
bien avant que le site web de l’INALCO existe, vous nous avez aidé à publier de petits
fascicules d’information diffusés dans les milieux scolaires en direction des élèves, avec des
corrigés, avec les épreuves des années antérieures, des informations, etc. Par l’écrit et, plus
tard, sur le site web, nous nous sommes lourdement investis pour fournir aux élèves des
moyens d’information et de préparation de ces épreuves. Pourquoi nous sommes-nous investis
à ce point ? - De même que nous avons considéré que le passage à l’écrit était une forme de
valorisation, nous avons considéré que l’intérêt non démenti, les nombres tout à fait
considérables d’élèves candidats à cette épreuve, étaient pour nous une donnée importante qui
allait dans le sens du renforcement de la position du berbère et probablement, un jour, nous
permettre d’obtenir une véritable institutionnalisation en France ; je me suis beaucoup appuyé
sur ces données, sur cette pérennité de la demande et son augmentation progressive, pour
tenter très régulièrement, depuis au moins 1997, de convaincre notre ministère de s’engager
dans une expérience d’enseignement et de préparation de cette épreuve de berbère, avec la
perspective à terme d’aboutir à une institutionnalisation. Lors du débat sur la Charte
européenne des langues régionales ou minoritaires, le fait que le berbère ait été répertorié
comme « langue de France » a été aussi pour nous un coup de pouce considérable, un
véritable encouragement ; dans la mesure où le berbère est « langue de France », il doit être
traité comme son traités le provençal ou le breton, et la logique implique que les dispositions
qui existent pour le breton, pour le basque ou l’occitan, soient étendues au berbère, pour
aboutir à terme à la création d’un CAPES de berbère, et donc de postes et d’enseignements
stabilisés. De ce point de vue, je dirai que j’ai anticipé en quelque sorte la logique du débat de
la Charte et de la reconnaissance du berbère comme langue de France et c’est sur cette
position que je me suis toujours calé. Vous savez que je suis quelqu’un de simple et de
cohérent. Si on me dit que le berbère est « langue de France », cela a pour moi des
implications immédiates : cela signifie que c’est langue de citoyens français qui ont les
mêmes droits que les autres citoyens français, et donc on ne voit pas pourquoi les petits
Bretons pourraient recevoir un enseignement de langue vivante 2 ou 3 en breton et pas les
enfants berbères. Même si je suis prêt à admettre que ces choses ne sont pas aussi
mécaniques, aussi simples et qu’il faut des expérimentations, qu’il faut des temps
d’exploration et de mise en place. Mais, si on dit une chose, il faut en tirer les conclusions. Si
on dit que le berbère est « langue de France », si le berbère est une épreuve dans un examen
national français, il n’y a pas de raison qu’il n’ait pas les mêmes chances que les autres
langues de France. Un élève qui passe l’occitan, le basque ou une autre langue régionale au
Bac peut bénéficier d’une préparation dans un cadre institutionnel ; il n’a pas besoin d’aller
dans une association. Je demande simplement la même chose. C’est dans cette perspective là
que nous nous sommes impliqués, que l’INALCO s’est impliqué, malgré la charge lourde que
cela a représenté ; vous avez été témoins vous mêmes des problèmes que pose la gestion de
ces milliers de copies, par académies, à ne pas mélanger, etc. Nous avions mis pas mal
d’espérance sur cette lente montée du berbère au Bac et sur cet encouragement qu’a constitué
l’évolution vers le statut, certes tout symbolique, de « langue de France ».

Quelles sont les diverses démarches que vous avez entreprises pour l’intégration de
l’enseignement du berbère dans L’Education Nationale en France ?

Sur ce sujet, je pourrais écrire tout un volume. Pratiquement, j’ai commencé dès mon retour
définitif en France en 1981. En 1983, j’ai ouvert l’épreuve orale de berbère dans l’Académie
d’Aix-Marseille ; immédiatement, j’ai demandé au rectorat qu’il y ait une possibilité de
préparation. Mais, sans remonter à la « préhistoire », je peux vous confirmer qu’à partir de
1995, j’ai très régulièrement sollicité le ministère, notamment le cabinet du ministre, sur ce
sujet. Il faut savoir qu’il y a toujours quelqu’un, dans le Cabinet, qui est chargé du problème
des langues. J’ai régulièrement saisi le ministère - certains de ces documents ont été mis en
ligne sur le site de l’INALCO -, en 1995, en 1997, en 1998, en 1999... ; pratiquement après
chaque session du Bac, j’ai fait des propositions très précises à notre ministère, propositions
qui consistaient, sur le modèle de ce qui avait été fait à partir de 1995 pour la turc, à lancer
une expérience d’enseignement dans le secondaire, pilotée évidemment par l’INALCO. Pour
le turc, c’est mon collègue Gökalp, du CNRS/Université de Strasbourg, qui en a eu la charge.
On a créé un certain nombre de postes, contractuels bien sûr, avec une inspection assurée par
les spécialistes du turc ; et on a implanté un certain nombre de possibilités d’enseignement
dans le secondaire dans la perspective ensuite d’une stabilisation. Je ne sais pas très bien où
en est cette expérience à présent, mais c’est un peu dans cet esprit que je me suis placé. Je suis
suffisamment au fait des réalités administratives, réglementaires et des contraintes budgétaires
et de la complexité des cheminements à travers les instances pour savoir que tout ne se fait
pas comme ça, d’un coup de baguette magique ! Vous avez eu connaissance de certains de ces
dossiers récents (celui de février 2002, au moment où Jack Lang avait fait ses annonces), mais
j’avais fait des propositions bien antérieures : 1997, 1998, 1999. Dans ces documents, je ne
fais que répéter la même chose depuis des années. Raisonnablement, en France, on ne peut
pas viser autre chose : la mise en place d’une expérimentation qui doit porter sur les grandes
métropoles berbérophones de France : la région parisienne, Aix-Marseille, Lyon, Saint
Etienne, Lille, Il y a cinq, peut-être six, si on rajoute Amiens, pôles urbains dans lesquels on
pourrait initier des expériences de ce type. Nous avons - et vous êtes les preuves vivantes -
formé au cours des quinze dernières années suffisamment de licenciés, de titulaires de
maîtrises, de titulaires de DEA ou de Doctorat en berbère, donc des personnes qui ont des
titres français et qui pour beaucoup d’ailleurs enseignent une autre matière dans le secondaire,
pour qu’une expérimentation de qualité puisse être lancée en plusieurs points du territoire. Je
me suis toujours placé dans ce cadre : utiliser les potentialités existantes pour initier une
dynamique progressive et prudente.
Les choses ne sont pas faites. En général, ces démarches ont reçu une écoute intéressée, je
dirais même qu’elles ont suscité une certaine sympathie. Car en France, on aime bien les
Berbères, les Berbères font partie du folklore mythique de la France. L’image du bon berbère,
du berbère résistant, du berbère démocrate, du berbère tolérant... Bon, on est écoutés avec une
certaine sympathie, mais, de manière structurelle - cela m’a été dit par plusieurs conseillers de
ministres -, on en arrive au final à : - « Que va en penser Alger ? Que va en penser Rabat ? ».
Je dirai que la dimension internationale, la dimension diplomatique est évidente et pesante. La
France a toujours porté une certaine sympathie aux Berbères, mais elle a des intérêts
géostratégiques et des relations diplomatiques beaucoup plus décisives ; et donc, les choses ne
se sont pas faites, malgré les évidences, malgré le débat sur la Charte, comme on l’aurait
souhaité et comme elles auraient dû être faites.

Qu’en pensez-vous de la nomination de Hocine Sadi par le Ministère de l’éducation


nationale au poste de coordinateur des enseignements et épreuves de berbère auprès de la
DESCO ?

C’est un avatar intéressant et révélateur ; il confirme bien ce que je viens de vous dire. Ne
parlons pas la langue de bois, les autorités françaises ont des intérêts internationaux qui
dépassent largement les considérations internes. En l’occurrence, la décision du ministère
confirme que la question du berbère, de l’enseignement du berbère en France, a une
dimension internationale et diplomatique essentielle. Ce n’est pas une question gérée sur la
base de considérations pédagogiques, culturelles, socio-culturelles internes à la France, elle
est d’abord gérée sur la base de considérations internationales et des intérêts internationaux de
la France. La décision de nommer Monsieur Sadi à la coordination des épreuves et des
enseignements du berbère ne peut pas recevoir d’autre explication que celle là, dans la mesure
où, comme vous le savez, cette personne n’a aucun titre universitaire berbérisant ni aucun
exercice professionnel en la matière. Le problème n’est évidemment pas au niveau des
personnes, c’est le dernier de mes soucis ! Revenons donc aux faits.

Le gouvernement avait annoncé le 11 janvier 2004, le lancement d’une expérience


d’enseignement du berbère au lycée Lavoisier. Le lendemain même, le ministère et
l’Académie de Paris m’ont demandé de prendre les contacts nécessaires avec le proviseur de
Lavoisier pour monter cette expérience ; ce que j’ai fait. Des propositions précises ont été
formulées dès le mois de janvier 2004 par moi-même et confirmées par le Président de
l’INALCO ; j’ai à ce sujet toute une série d’échanges écrits avec le cabinet du ministre, avec
l’Académie de Paris, avec Jean-François Copé porte-parole du gouvernement : ce que je dis
est donc parfaitement documenté. De façon tout à fait officielle, le ministère, le gouvernement
s’est tourné vers l’INALCO en janvier 2004 pour mettre en place cette expérience. Le
Président de l’INALCO, dès le 22 janvier 2004, a proposé à notre ministre de me nommer
inspecteur pour la langue berbère, ce qui est une pratique courante. Pour plusieurs langues
rares, ce sont les professeurs de l’INALCO qui assurent la fonction d’inspecteur. C’est
notamment le cas du chinois : mon collègue Bellassen est inspecteur pour le chinois. C’est
tout à fait normal : le ministère ne peut pas créer un poste d’inspecteur lorsqu’il y a trois ou
cinq postes ou trois ou cinq enseignants pour toute la France. On demande alors à
l’universitaire spécialisé d’assurer la fonction d’inspecteur.
Or, et je l’ai appris par un courrier de la Présidence de la République française du 9 novembre
2004, dès le mois de juin, on avait nommé Monsieur Sadi à la coordination de ces épreuves.
Tant mieux pour lui, mais c’est certainement un mauvais coup pour le berbère en France.
Parce que cela manifeste immédiatement deux choses ;
- D’abord le grand mépris du ministère et des autorités françaises vis à vis des normes
académiques. Il existait une convention avec l’INALCO, relative aux épreuves de berbère.
L’INALCO est sollicité pour mettre en place cette expérience, des propositions précises ont
été faites et on nous sort du chapeau, comme le magicien, le lapin que personne n’attendait.
Le lapin pour ne pas évoquer un autre animal. Il s’agit donc bien d’un mépris absolu des
règles de fonctionnement académique : on est allé chercher quelqu’un en dehors du champ
universitaire concerné pour assurer ces fonctions alors que des discussions, des propositions et
un travail avaient été engagés sur le sujet avec nous, et que, jusque là et depuis 10 ans, nous
assurions les épreuves. Il y a là un véritable tour de passe-passe.
- D’autre part, le grand mépris dans lequel on tient les Berbères de France, citoyens français,
locuteurs d’une « langue de France ». Pour les dirigeants français, un « locuteur berbère
reconnu », pour reprendre la formule du Conseiller pour l’Education et la Culture du Président
Chirac, suffit pour remplir les fonctions d’enseignant et d’inspecteur de fait pour la langue
berbère...

Mais au-delà des faits bruts, que s’est-il passé ? Là, il est évident qu’on est obligé de faire des
hypothèses et de considérer un certain nombre de données objectives. Je constate d’abord
qu’entre janvier et juin 2004, il y a eu la visite du Président Chirac en Algérie à l’occasion de
l’élection du président Bouteflika. Comme il est de notoriété publique que, au-delà de ses
qualités de mathématicien, Monsieur H. Sadi est d’abord le représentant d’un parti politique
algérien proche des sphères dirigeantes algériennes, et en particulier de certains généraux, on
peut se demander si cette nomination n’est pas le résultat d’une intervention amicale entre les
instances politiques de deux pays, qui renforcent leur coopération dans tous les domaines. Il
est connu que le RCD, le parti politique auquel appartient Monsieur Sadi - créé et dirigé par
son frère aîné -, est depuis sa création, disons-le de manière mesurée, sur des positions de
collaboration structurelle avec le pouvoir politique en Algérie. Il est quand même bon de
rappeler que le RCD fait partie des partis politiques qui se sont mis à la disposition des
différents régimes non démocratiques qui se sont succédés en Algérie depuis 1989, qui a
appelé à l’interruption du processus électoral, comme on dit pudiquement, c’est-à-dire au
coup d’état de 1991, qui a participé au gouvernement sous la première présidence de
Bouteflika... On a donc affaire à un parti politique clairement positionné dans l’échiquier
politique algérien, un parti de « Kabyles qui se sont mis au service du pouvoir », et qui ne s’en
est d’ailleurs jamais caché. Et comme vous le savez, la brouille récente avec M. Bouteflika
n’est due qu’au fait que le RCD a, malencontreusement pour lui, choisi le « mauvais cheval »
(M. Benflis) lors de la dernière élection présidentielle algérienne. Sachant les liens
extrêmement étroits qui existent entre la France et l’Algérie au plus haut niveau politique, on
peut émettre l’hypothèse d’une intervention directe d’Alger sur ce dossier. Du reste, on ne
comprendrait pas par quelle autre voie M. Sadi aurait pu être successivement le « Monsieur
berbère » de Jack Lang en 2002, puis de François Fillon en 2004, alors qu’il était et demeure,
formellement et/ou de fait, le représentant d’un parti politique algérien. Gauche et Droite
alternent en France, mais Alger veille.

Vous allez me dire, qu’au-delà des hypothèses, quel en serait l’intérêt pour Alger ? J’y vois un
intérêt fondamental, et là il faut revenir aux données générales. Pour Alger, il est évident que
la question berbère était et reste une question stratégique. Son contrôle est un objectif
fondamental, permanent. Et d’une certaine manière, les évènements de 2001-2002 en Kabylie
ne peuvent qu’avoir renforcé cette conviction parmi les décideurs politiques algériens. On sait
très bien que la seule région susceptible de contester l’hégémonie du pouvoir politique en
Algérie était et reste la Kabylie. Quoique l’on en pense, quels que soient les échecs,... Donc,
la question berbère pour l’Algérie reste cruciale et elle est certainement suivie en permanence
avec la plus grande attention. Il est évident que la consolidation du statut du berbère en
France, réelle ou potentielle, est une épine ou, en tout cas, un dossier délicat pour l’Algérie.
Vous savez bien que c’est à partir du moment où la France a parlé du berbère « langue de
France » que l’Algérie officielle a commencé à considérer que le berbère pourrait être une
« langue nationale »... En d’autres termes, je crois qu’Alger veille en permanence - et je dis
bien Alger, pas Alger et Rabat - à ce que le champ berbère, en Algérie bien sûr, mais aussi en
émigration ne lui échappe pas. Et pour cela, Alger a développé depuis très longtemps des
stratégies complexes : stratégies d’infiltration systématique du réseau associatif berbère en
France - ce qui est une évidence connue de tout le monde -, mais aussi des stratégies
d’influence et de placements de relais d’influence au sein même des instances françaises, des
institutions françaises, voire de certains réseaux occultes. Je crois que c’est dans ce cadre là
qu’on peut comprendre ce qui vient de se passer. Au fond, confier le berbère à l’INALCO,
c’est donner au berbère un statut de langue comme les autres en France, qui, progressivement,
peut évoluer, en tant que « langue de France », vers un CAPES, vers un enseignement régulier
et pérenne, vers un enseignement institutionnalisé. Confier la coordination à des gens qui
n’ont aucun titre pour cela, c’est évidemment le placer à la marge. Et j’attire votre attention
sur le fait que, dans le courrier que j’ai reçu de la Présidence de la République, on évoque
expressément l’intervention des associations... Ce qui avait déjà été en 2002 la position de
Jack Lang et de Monsieur Sadi, son Conseiller technique. En d’autres termes, sous Jack Lang
comme sous l’actuel ministère, on n’envisage pas une normalisation de l’enseignement du
berbère. On envisage éventuellement des actions en faveur du berbère à
lamarge,lepluspossibleendehorsdel’institution,sipossible en faisant sous-traiter le dossier par
les associations, voire - pourquoi pas ? - par le Centre culturel algérien. Mon hypothèse est
donc qu’il y a convergence de vues et d’intérêts entre Alger et Paris pour que toute expérience
d’enseignement du berbère en France soit maintenue dans les marges de l’insignifiance.

Mais, pour moi, l’aspect le plus pervers, réside dans le fait que les décideurs politiques
français ne considèrent pas les Berbères, même citoyens français, comme ayant les mêmes
droits que les autres, que les Bretons ou les Occitans... L’avancée qui a eu lieu en 1998 autour
de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires est une avancée symbolique
importante mais elle a été portée à bout de bras par certaines personnes, par certains acteurs,
elle n’est pas réellement intégrée. Au fond, pour paraphraser une de mes collègues, je dirai
que la classe politique française, dans son rapport aux Berbères de France, aux nombreux
citoyens français berbérophones, n’a pas encore rompu avec le code de l’indigénat. Pour la
majorité des décideurs, ces langues d’immigrés, donc le berbère, ne font pas partie du paysage
français. Ils sont peut-être citoyens français, mais la seule perspective réelle pour eux, c’est
leur intégration par assimilation. Je suis persuadé que la gestion de ce dossier par le
ministère signifie ou traduit le fait que pour de nombreux décideurs français, le berbère n’est
pas une affaire française. Vous avez beau faire, vous êtes un bon million de citoyens français
probablement un million et demi de berbérophones, vous restez les indigènes d’un autre pays.
Votre culture est bien gentille mais elle ne concerne pas la France. Je crois que c’est ça le
message sous-jacent.
Il est donc probable qu’il y a une double détermination : une volonté d’Alger d’éviter la
consolidation d’un statut berbère en France et d’autre part une certaine réticence de nombreux
milieux politiques français à prendre au sérieux l’idée que le berbère soit une « langue de
France ». Le berbère et d’autres langues, bien entendu.

Justement, par rapport à cela, comment expliquer que la France, par le biais de
l’Education nationale, encourage et propose régulièrement des cours d’arabe à tous les
enfants issus de l’immigration nord-africaine ?

Les sociétés sont toujours pleines de contradictions ! Même si ce n’est pas très sérieux
maintenant, il y a des gens qui s’imaginent que ces immigrés vont repartir, il faut les rediriger
vers leurs pays d’origine. Vous savez bien que les ELCO [1] on été mis en place vers la fin
des années 1970/début des années 80, à une époque où l’on croyait encore au mythe du retour.
Vous savez, dans les Etats comme la France, il y a un temps de latence, une fois les choses
mises en place elles se maintiennent par pure inertie. Prenons le cas des ELCO : tout le monde
sait que c’est une plaisanterie, et plus personne n’en veut au sein de l’Education nationale.
Tous les syndicats, tous les milieux de l’Education nationale sont hostiles aux ELCO.
Seulement, il est difficile de les supprimer brutalement car ils relèvent d’une convention
internationale. Tout le monde sait que les ELCO sont un facteur d’islamisation, un vecteur de
la propagande islamique, un facteur défavorable à l’intégration, etc. D’ailleurs, les parents ne
s’y trompent pas : très peu envoient leurs enfants, mais il n’empêche que ça a fonctionné
pendant des années. Pourquoi sont-ils maintenus ? Parce qu’il y a des contraintes
internationales, et la convention internationale lie la France avec sept pays du Sud :
l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Grèce, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Il est difficile de
dénoncer cette convention sans autre forme de procès. Si la France dénonce pour les trois
pays du Maghreb, cela paraîtrait discriminatoire parce qu’il restera le Portugal, l’Espagne...
La France est donc empêtrée. Vous savez, les hommes politiques, les Etats, les
gouvernements font la politique, prennent des décisions mais très souvent ils sont piégés et il
faut des années, lorsqu’on s’aperçoit que quelque chose ne marche pas ou est contreproductif,
pour trouver la solution, pour s’en sortir parce qu’il y a toutes sortes de considérations
diplomatiques, des pesanteurs institutionnelles, etc.

Pour revenir à nos petites affaires, vous avez une épreuve dans un diplôme national et vous
n’avez pas de préparation dans le système scolaire publique ; c’est un non-sens. J’ai toujours
dis au ministère : « Soyez cohérents ! Supprimez les épreuves facultatives, si vous ne voulez
pas assumer les coûts d’une préparation, supprimez-les ». Ne laissons pas les élèves passer
l’épreuve sans préparation ; ça n’a pas de sens, ce n’est pas sérieux ! Surtout pour des langues
comme les nôtres. A la limite, pour des langues à tradition écrite, des langues d’Etats, il peut y
avoir des solutions extra-institutionnelles. On peut imaginer qu’un enfant d’origine polonaise
ou d’origine hongroise puisse trouver des manuels de hongrois, des manuels de polonais,
fréquenter des cours bien faits ou le centre culturel du pays d’origine de ses parents. On peut
suivre un cours d’italien n’importe où en France, dans les associations, dans les centres
culturels italiens, etc. Mais pour le berbère ?! Voilà une belle contradiction : ça fait dix ans
qu’on assure ces épreuves et on est pas arrivés à sortir de cette contradiction. Les Etats
comme la France sont des Etats qui fonctionnent à petite vitesse, ce sont des portes-avions qui
manœuvrent lentement,... les réformes, les initiatives, les changements se font toujours avec
une très grande lenteur.

Dans une lettre que vous avez adressé au président de l’INALCO, vous aviez suggéré que
l’INALCO se dessaisisse du dossier berbère au Bac. Pouvez-vous nous expliquer les
raisons qui vous ont amenées à cette décision ? Et est-ce que la présidence de l’INALCO
vous a suivi ?

Il faut être très clair sur ces questions là. C’est d’abord une décision de moi-même et de la
section de berbère. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans un Etat de droit, ce que nous
faisons est défini par le statut qui fixe les obligations des professeurs d’universités ; nos droits
et devoirs sont strictement définis. Le Bac n’entre pas dans nos obligations. C’est une
décision que nous avons prise unanimement, tous les enseignants concernés, parce que nous
avons considéré que la nomination de Monsieur Sadi était un désaveu et un signe de mépris
vis-à-vis de notre établissement. Il est évident que la présidence de l’INALCO nous suit
totalement sur cette position. Parce qu’à travers le désaveu que nous avons subi, c’est un
mépris et une violation de toutes les normes académiques que subit l’INALCO. Et le président
de l’INALCO ne peut qu’approuver notre position. Non seulement, il l’approuve, mais il la
considère comme la seule position possible. L’INALCO a été utilisé pendant dix ans et on
sort, comme je disais, le lapin du chapeau ! Et bien, comme le dit notre président, puisque le
ministère a su trouver des compétences ailleurs, qu’il les charge des épreuves et des
corrections, point final ! De ce point de vue là, il n’y a pas, il ne peut y avoir la moindre
divergence entre la présidence de l’INALCO et nous, pour des raisons institutionnelles
évidentes. Vous comprenez : quand notre président propose au ministère une convention pour
ces enseignements et propose au ministre de me nommer inspecteur et qu’on sort un Monsieur
Sadi de derrière les fagots, il est bien clair qu’il s’agit d’une manifestation de mépris
intolérable, pas pour moi, mais pour l’INALCO. L’INALCO ne peut avoir d’autre position :
puisque vous connaissez des gens compétents que vous chargez de cet enseignement et de sa
coordination, l’INALCO n’a plus à intervenir dans cette question.

Qu’en pensez-vous de l’avenir de l’enseignement du berbère en France.

Malgré les avatars actuels, je pense que le développement de l’enseignement du berbère en


France est inéluctable. Il y a des hauts et des bas, on vient d’avoir un incident extrêmement
désagréable, qui manifeste que le dossier est encore co-géré avec Alger, mais en même temps
c’est inéluctable : les Berbères de France ça existe, le berbère en France ça existe, il y a un
tissu associatif, il y a une demande sociale, il y a cette reconnaissance symbolique par la
DGLFLF depuis le débat sur la Charte. Je pense que les choses ne peuvent qu’aller en se
consolidant, du moins si on se situe sur la longue durée. Maintenant, il est clair que tous les
avatars et que tous les retards sont possibles et que cette récente décision du ministère est un
mauvais coup qui va retarder pour plusieurs années une véritable intégration, une véritable
institutionnalisation. Mais, sur ces questions là, le temps joue inexorablement...
Les Berbères en France seront de plus en plus exigeants sur la reconnaissance de leur langue,
et on ira nécessairement dans ce sens là. Même si le chemin risque d’être, encore une fois,
complexe, semé d’embûches et que toutes sortes de manœuvres dilatoires peuvent être mises
en œuvre.

L’Etat algérien, par le biais de son ministre de l’Education, vient de nommer Monsieur
Dourari comme directeur d’une «  institution » qui s’occupera entre autre de la
normalisation de tamazight. Ce dernier a dores et déjà déclaré qu’il faut écrire tamazight
en caractères arabes. Qu’en pensez-vous  ?

Ecoutez, la nomination de M. Dourari, que je connais comme universitaire, par ses écrits sans
plus, relève exactement de la même logique que la nomination de M. Sadi, exactement la
même. C’est à dire que l’on nomme à des fonctions de responsabilité sur un champ donné des
gens qui n’ont pas les titres, ni l’expérience correspondants : M. Dourari n’a aucune
compétence berbérisante ; aucune ni de près, ni de loin.
Et en même temps, M. Dourari a des positions parfaitement connues, puisque c’est une
personne qui a écrit. M. Dourari appartient à la bonne vieille obédience nationale algérienne,
les arabistes de gauche qui considèrent, qu’en dehors des origines historiques berbères, la
référence arabo-islamique, en l’occurrence dans sa version « progressiste », est le seul horizon
de l’Algérie. Bref, Monsieur Dourari est le représentant typique des intellectuels organiques
de l’Etat algérien.
Ces intellectuels se définissent par une forte dose d’arabisme, une forte dose d’étatisme et,
selon les cas, un vernis de marxisme, ou d’idées modernistes. Mais fondamentalement se sont
des gens qui fonctionnent comme des intellectuels organiques, c’est-à-dire les agents d’un
Etat ; ils sont là pour valider et légitimer le choix d’un Etat. Les choix en l’occurrence d’un
Etat contre sa société.
Je n’ai vraiment aucune relation personnelle, je dis cela de façon très neutre. Je dis ça de
M. Dourari comme je pourrais le dire de centaines d’autres personnes... Des gens qui n’ont
aucune autre légitimité que celle que leur a octroyée l’Etat et qui font leur boulot ; leur boulot
de légitimation de choix qui ont pour caractéristique d’être en contradiction totale avec les
aspirations de la société réelle. Au fond, on sert de faire valoir et d’instrument de légitimation
de choix que l’Etat voudrait imposer, comme la notation en caractères arabes et bien d’autres
choses...
Il s’agit au final d’empêcher l’émergence de pôles de légitimité indépendants, il s’agit
d’empêcher la consolidation et il s’agit d’empêcher la concrétisation d’aspirations populaires.
Dans le cas d’espèce, il est clair que l’Etat algérien est confronté à une donnée qui lui a
échappé depuis au moins 30 ans : la diffusion massive de l’écrit usuel du berbère kabyle en
latin ; ça gène tout le monde, on essaye de trouver des moyens de contrecarrer, d’arrêter, de
revenir sur cette situation. Vous savez bien que c’est ce qui s’est passé au Maroc, mais au
Maroc c’est le pouvoir central qui avait l’initiative. Là, en Algérie, en Kabylie, c’est la société
qui a pris l’initiative il y a 30 ou 40 ans de se construire son propre écrit. Au Maroc, vu l’état
de développement de la mouvance berbère, vu l’état de faiblesse historique de la
revendication berbère et de la promotion interne du berbère, les autorités locales avaient
l’initiative. Et, plutôt que d’adopter la seule notation sérieuse, cohérente, qui était
expérimentée et abondamment documentée, c’est-à-dire le latin, on nous a inventé les néo-
tifinagh de l’IRCAM. C’est une façon de couler, dès l’origine, l’expérience de
l’enseignement, de la folkloriser, de la mettre dans un ghetto, plutôt que de construire un écrit
fonctionnel largement diffusé et diffusable et en plus valorisant parce que permettant de servir
de marche pied vers le français et les langues occidentales. Je crois que la situation est
strictement parallèle, à ceci près que la chronologie n’est pas du tout la même et que le
pouvoir central au Maroc avait le contrôle des choses et a pu imposer un choix complètement
irrationnel ; n’en déplaise à mes collègues qui ont tenté de justifier cette option par
« l’historicité et l’authenticité », ce qui est une fumeuse plaisanterie. Comme vous le savez,
l’historicité est une historicité archéologique, surtout au Maroc puisque cette écriture y est
sortie de l’usage depuis l’Antiquité ; quant à l’authenticité, c’est aussi une non moins fumeuse
plaisanterie puisqu’il ne s’agit absolument pas d’une transmission naturelle et authentique
mais d’une recréation de toutes pièces ; la situation est même assez cocasse puisque l’instance
officielle marocaine s’est globalement alignée sur/et a repris les usages de l’Académie
berbère, c’est-à-dire d’un groupe militant radical kabyle des années 1970, même s’ils s’en
sont éloignés, pour définir la fameuse écriture authentique. Les tifinaghs de l’IRCAM ne sont
ni « historiques ni authentiques ».

Les traductions faites dans le monde chleuh et notamment la néo littérature sont transcrites
en latin.

Il est vrai que l’ancrage du latin est plus récent au Maroc, mais là aussi je doute que les
acteurs réels, les acteurs sociaux s’alignent sur cette écriture officielle parce qu’elle est
contreproductive. Je crois que les acteurs associatifs, les producteurs réels, écriront comme ils
en ont l’habitude et comme cela s’est déjà bien diffusé d’ailleurs ; je pense aux auteurs rifains
qui écrivent en latin, même quand leur formation première est arabe. Je crois que là aussi on a
affaire à une manœuvre dilatoire. Evidemment une tentative grave parce qu’elle peut semer la
confusion pendant 10 ou 15 ans. Je ne vous cache pas que de très nombreux amis marocains,
des universitaires et hommes politiques - y compris des hommes politiques du système - me
disent que le choix des tifinagh est une bêtise, pour ne pas dire autre chose. C’est tellement
évident qu’on peut être sûrs que si la décision de l’IRCAM avait été prise quelques mois plus
tard, après l’attentat de Madrid, on aurait adopté le latin. Tout simplement, l’idéologie et les
milieux dominants arabistes ont fait passer leur choix en jouant sur une conjoncture marquée
par la très grande faiblesse des élites berbères au Maroc.

En quelques mots, quelle appréciation faites-vous de l’état de la question amazighe en


Afrique du Nord et notamment de la gestion faite de cette question par les systèmes en
place ?

Il est toujours très difficile de faire une évaluation synthétique sur une question aussi
complexe et en évolution. Ce qu’on peut dire en premier lieu, c’est que le paramètre berbère
est là. Je crois que je ne me suis pas trompé dans mes analyses depuis 25 ans. Le paramètre
berbère s’est imposé comme une donnée incontournable du champ politique aussi bien au
Maroc qu’en Algérie. Il y a 15 ou 20 ans, on disait : « oui, peut-être en Algérie mais pas au
Maroc » et on voit bien ce qui s’est passé. Paramètre incontournable du champ politique qui
probablement ira en se renforçant. Deuxième aspect moins glorieux peut-être et moins positif,
c’est que s’il s’est imposé dans le champ politique, les perspectives restent confuses et
brouillées dans la mesure où tout en s’appuyant sur une dynamique sociale réelle et pérenne,
le paramètre berbère a été incapable de se construire en véritable force politique ; il faut être
tout à fait clair là-dessus. Et ceci, dans les deux pays. Sans doute faut-il du temps, faut-il de la
maturation, mais on est dans une situation bizarre, ambiguë : une véritable dynamique sociale,
une véritable pression dont les Etats sont obligés de tenir compte, de gérer, de manipuler, et
de ruser avec. Mais en même temps, quelque chose qui reste très informel, sans objectif
stratégique, sans base organique sérieuse, qui reste donc, en termes politiques, une
potentialité.

Un dernier mot aux lecteurs de Tamazgha.fr.

Un dernier mot... Il ne faut jamais perdre courage et espoir quelles que soient les phases
difficiles. Il faut toujours se dire que par rapport à la situation d’où nous venons, il y a 25 ou
30 ans, la légitimité du berbère s’est imposée et le problème maintenant pour nous et pour les
générations à venir, est que cette légitimité conquise se traduise de manière concrète dans la
réalité sociale et culturelle, dans l’existence sociale et culturelle. Que le berbère et les
Berbères acquièrent leurs places légitimes, pas simplement dans les discours, dans le
symbolique mais dans la société réelle, parce que c’est la seule façon d’assurer la pérennité du
berbère. Comme je l’ai souvent dit, pour moi la reconnaissance du berbère comme « langue
nationale » est peut-être une avancée symbolique mais en bon linguiste et sociolinguiste, ce
n’est certainement pas ça qui garantira la survie du berbère. Ce qui garantira la survie du
berbère, c’est la construction d’une véritable base sociale pour le berbère, d’un véritable
espace social pour la langue berbère.

Merci.

Propos recueillis par


Saïd CHEMAKH & Masin FERKAL
Paris, février 2005.

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