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Nous avons toutes et tous été fascinés par ce mystère : une chenille se
métamorphose en papillon. Leurs corps n’ont presque rien en commun.
Silhouette, anatomie, habits différents. L’un rampe quand l’autre voltige. Ils
ne partagent pas le même monde : le sol contre l’air. Pourtant, ils sont une
seule et même vie. Ils sont le même moi.
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réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant
les juridictions civiles ou pénales. »
À Colette,
reine des métamorphoses
« Je suis tout parce que je ne suis qu’un courant de vie sans
aucune faille ; je suis immortelle parce que toutes les morts
confluent en moi, depuis celle du poisson d’il y a un instant
jusqu’à celle de Zeus, et rassemblées en moi elles
redeviennent une vie non plus individuelle et déterminée, mais
panique et donc libre. »
C’était bien avant l’ère des réseaux sociaux. Les photos de soi étaient
rares : elles sauvaient de l’oubli de rares instants, et absorbaient en elles la
couleur et la lumière de la vie qu’elles incarnaient. On les conservait à
l’intérieur de grands cahiers reliés à pages blanches qu’on feuilletait
rarement et que l’on montrait encore plus rarement – comme s’il s’agissait
de livres sacrés qu’on avait le droit de dévoiler uniquement aux initié.e.s.
Ces volumes ne recelaient généralement pas d’écritures, mais ils
présupposaient des longues explications orales. Car se plonger dans leurs
pages signifiait redécouvrir chaque fois une évidence qu’on préfère oublier.
Sur ces pages, la vie prenait la forme d’une longue parade de silhouettes
autonomes, séparées par de larges halos d’obscurité. Malgré la dissemblance
des formes, se reconnaître dans cet étrange défilé d’exuvies de notre passé
était plus qu’aisé. Et pourtant, un frisson accompagnait la succession de ces
personnages qui s’apprêtaient à dire moi à notre place. Cet album semblait
annuler la différence du temps, et exposer ces images comme dans un
polyptyque d’une famille très nombreuse : par une étrange dissociation, il les
transformait en jumeaux presque identiques qui semblaient mener des vies
parallèles. Notre existence, du coup, apparaissait comme l’effort titanesque
de passer d’une vie à l’autre, d’une forme à l’autre, un voyage de
réincarnation dans ces corps et ces situations pourtant si éloignés les uns des
autres, comme l’est le cafard du corps humain de Gregor Samsa. D’autres
fois, au contraire, la magie opérait dans le sens inverse : feuilleter l’album
signifiait éprouver l’ivresse d’une équivalence parfaite entre les formes les
plus disparates. Notre moi actuel, sans y être identique, se révélait
parfaitement équivalent à celui que nous avions lorsque nous ne faisions
qu’un mètre, à peine capables de marcher dans un pré, ou à l’adolescent.e
mal coiffé.e, au visage massacré par l’acné. Les différences sont énormes et
pourtant chacune de ces formes exprime la même vie selon la même
puissance. Ces livres d’images étaient la représentation la plus exacte de la
coïncidence entre vie et métamorphose.
Nous sommes toujours médusés par la forme du vivant à l’âge adulte.
Nous reconnaissons à ce stade une perfection et une maturité que nous
refusons aux autres. Tout ce qui précède ne serait que préparation à cette
silhouette à laquelle nous étions destiné.e.s, tout ce qui s’ensuit n’est que
décadence et destruction. Pourtant, rien n’est plus faux. Notre vie adulte
n’est pas plus parfaite, plus nôtre, plus humaine, plus accomplie que celle de
l’embryon bicellulaire qui suit la fécondation de l’œuf ou celle du vieillard
qui est à l’orée de la mort. Mais toute vie, pour se déployer, a besoin de
passer par une multiplicité irréductible de formes, un peuple de corps qu’elle
assume et dont elle se débarrasse avec la même facilité qu’elle change de
vêtements d’une saison à l’autre. Chaque vivant est légion. Chacun coud des
corps et des « moi » comme un modiste, comme un body artist qui ne cesse
de ciseler son apparence. Toute vie est un défilé anatomique prolongé sur un
temps variable.
Penser la relation entre cette multiplicité de formes en termes de
métamorphose, et non d’évolution, de progrès ou de leurs opposés, ce n’est
pas seulement se libérer de toute téléologie. Cela signifie aussi, et surtout,
que chacune de ces formes a le même poids, la même importance, la même
valeur : la métamorphose est le principe d’équivalence entre toutes les
natures et le procès qui permet de produire cette équivalence. Toute forme,
toute nature vient de l’autre et y est équivalente. Chacune d’elles existe sur
le même plan. Elles ont ce que les autres ont en partage, mais sur des modes
différents. La variation est horizontale.
Ce n’est pas facile de soutenir le regard de cette liturgie de silhouettes,
dont aucune ne semble à la fois retenir et modifier la vie qui lui a été
transmise. Dans cet incessant carnaval des figures qui se côtoient et se
succèdent, les formes s’estompent les unes dans les autres, se versent les
unes dans les autres, s’engendrent les unes des autres. Chacune d’elles est un
étranger qui semble venir d’ailleurs et qui, une fois que nous nous y
familiarisons, transforme en étrangères toutes les autres. Ce que nous
appelons vie – que ce soit du point de vue de l’individu, de l’espèce ou de
l’ensemble des règnes – n’est qu’un processus de domestication de formes
successives. Nous domestiquons jour après jour l’étranger jusqu’à nous
perdre définitivement dans son corps.
Nous appelons métamorphose cette double évidence : tout vivant est en
soi une pluralité de formes – simultanément présentes et successives –, mais
chacune de ces formes n’existe de manière véritablement autonome, séparée,
car elle est se définit en continuité immédiate avec une infinité d’autres
avant et après celle-ci. La métamorphose est à la fois la force qui permet à
tout vivant de s’étaler simultanément et successivement sur plusieurs formes
et le souffle qui permet aux formes de se relier entre elles, de passer l’une
dans l’autre.
I
Naissances
Tout moi est un oubli
Nous la décrivons comme le processus qui relie les parents et les enfants.
Nous nous y imaginons les corps s’ordonner selon des relations spécifiques.
Nous en décrivons les résultats comme la succession de générations – de
mères et de pères aux filles et aux fils. Nous l’imaginons comme quelque
chose qui donne lieu à un immense arbre qui s’étend à travers les cousins,
les oncles, les tantes, les grands-parents, et ces proches pour lesquels nous
n’avons pas de noms définissant le degré de parenté et que nous appelons
vaguement des alliés. Nous parlons de liens de sang et de chair. Mais, nous
oublions ce qu’il y a de plus étrange dans la naissance : la vie se constitue de
manière à la fois beaucoup plus sauvage et beaucoup plus intime que notre
bricolage conceptuel ne le voudrait.
Regardons nos enfants : une partie de notre corps est devenue autre. Tout
d’abord, elle s’est unie à un corps étranger et elle a engendré une vie autre,
autonome et séparée de nous. On pourrait dire la même chose de la
conscience. Une partie de notre moi nous a échappé et est devenue autre,
indisponible. Notre moi existe maintenant en dehors de nous, distinctement
de nous, inappropriable à jamais pour nous. Cette autre vie qui était la nôtre
dit, exactement comme nous, « moi », et c’est littéralement le même bout de
matière et d’esprit qui était notre « moi » et celui de notre partner. Pourtant,
cette vie se déploie ailleurs, sur, dans, à travers un autre corps, ou, pour le
dire autrement, dans notre corps et notre esprit devenus autres.
Tout enfant est un moi méconnaissable. Tout enfant est un corps qui a
imposé à sa matière d’origine une métamorphose. La multiplication des
corps et des moi – ce que nous appelons naître – est d’abord un processus de
transformation des corps existants. Ce que nous éprouvons comme oubli,
comme limite indépassable de la reconnaissance et de la mémoire, est une
métamorphose. Grâce à la naissance, tout corps vivant, indifféremment de sa
forme, de sa dimension, de sa situation, mais aussi de l’espèce et du règne
auquel il appartient, est une métamorphose : une transformation de corps
précédents, une modification d’une forme qui existait avant lui, une mutation
d’un regard qui avait déjà touché le monde.
Si nous naissons, c’est parce que chacun de nous, dans son corps comme
dans son âme, n’est qu’une partie du monde. Naître se résume à cela : la
preuve que nous ne sommes rien d’autre que la métamorphose, une petite
modification d’une partie infime de la chair du monde. Mais la partie du
corps de notre mère que nous avons incorporée au nôtre – ainsi que la partie
apparemment plus petite de notre père – n’est qu’une étape dans une chaîne
sans fin de transformations et d’incorporations : nous faisions partie de leur
corps avant de devenir ce que nous sommes, mais aussi de ce que chacun des
deux corps était avant notre génération. Nous avons un passé ancestral qui
fait de chacun de nos corps une portion limitée et infinie de l’histoire de la
Terre, de l’histoire de la planète, de son sol, de sa matière.
Tous les vivants sont, d’une certaine manière, un même corps, une même
vie et un même moi qui continue à passer de forme en forme, de sujet en
sujet, d’existence en existence. Cette même vie est celle qui anime la
planète, elle aussi née, échappée d’un corps préexistant – le Soleil – et
engendrée par métamorphose de sa matière il y a 4,5 milliards d’années.
Nous en sommes tous une parcelle, un éclat de lumière. Énergie, matière
solaire qui tente de vivre autrement que ce qu’elle a fait dans ses
innombrables existences antérieures. Et pourtant, cette origine commune, ou
pour mieux dire, le fait que nous soyons la chair de la Terre et la lumière du
Soleil qui réinventent une nouvelle manière de dire moi, ne nous condamne
pas à une identité. Au contraire, c’est à cause de cette parenté beaucoup plus
profonde et intime (nous sommes la Terre et le Soleil, nous sommes leur
corps, leur vie) que nous sommes destiné.e.s à nier, à chaque instant, notre
nature et notre identité, et forcé.e.s d’en façonner des nouvelles. La
différence n’est jamais une nature, elle est un destin et une tâche. Nous
sommes obligé.e.s de devenir différent.e.s, nous sommes obligé.e.s de nous
métamorphoser.
Naissance et nature
Toutes et tous oublient qu’elles ou ils sont né.e.s. Nous vivons dans une
culture produite et dominée par ceux qui, par définition, n’ont jamais eu
l’expérience de donner naissance aux autres : les mâles. C’est sans doute
pourquoi nous sommes obsédés par la mort et le vieillissement.
Le culte des morts est encore au fondement de notre société : nous
gardons soigneusement leurs corps dans des boîtes scellées, nous leur
érigeons des mausolées, nous ne cessons de cultiver leur mémoire. Nous
remplissons des rayons entiers de bibliothèques avec nos réflexions sur la
mort. La naissance, au contraire, reste un mystère et un tabou. L’exclusion
millénaire des femmes des champs de la parole et de l’art a rendu rares,
difficiles, inaudibles, l’expression et le partage de l’étonnement envers
l’émergence d’un nouveau moi. La naissance est à peine célébrée
collectivement. Nous en parlons à peine, nous la fêtons à peine, nous faisons
à peine attention aux traces qu’un tel événement laisse sur nos corps et nos
âmes.
Toutes et tous oublient. Et pourtant certains couvent dans leur corps la
possibilité d’apprendre après coup ce que naître peut vouloir dire. Il s’agit
pour eux d’une expérience physique, évidente, immédiate. Donner naissance
à autrui signifie revivre à rebours son propre acte de naissance : la véritable
antithèse de la naissance n’est pas la mort, c’est voir son propre corps
engendrer d’autres corps. Voir son corps transformé en matrice traversée par
une vie qui n’a plus rien de personnel ou d’individuel, car elle transite et se
transmet d’un individu à l’autre, d’un corps à l’autre, sans toutefois nier
l’individualité et l’autonomie des deux. Voir son corps se dédoubler, forme
après forme, organe par organe, souffle après souffle. Voir son corps se
transformer en une mer ou la vie migre de moi en moi, d’individu en
individu, de genre en genre.
Ce deuxième corps, que l’on fait naître et qui naît de manière autonome en
nous, est à la fois un corps étranger, un alien et un corps jumeau. Il a un
visage différent, des traits étrangers, car il naît de la fusion de deux visages.
Une fois sur deux, il est d’un genre différent. Pourtant, c’est notre corps que
le nouveau-né domestique et apprivoise : il ne s’agit pas simplement d’une
analogie morphologique, il s’agit d’une continuité physique, matérielle et
spirituelle entre les deux corps. Mère et enfant sont, pendant neuf mois,
coextensifs : tout en étant deux êtres, deux sujets (même juridiquement),
deux vies, leurs corps coïncident dans la res extensa, occupent le même
espace, sont constitués des mêmes atomes, sont une seule et même chair –
qui n’appartient plus à aucune des deux de manière exclusive. C’est cette
continuité – une coïncidence spatiale qui s’accompagne d’une autonomie –
qui est la forme transcendantale de ce qu’on appelle métamorphose et qui est
le mystère métaphysique des toute naissance.
La vie qui nous anime n’est pas exclusivement nôtre, elle peut passer
salva veritate à un corps et à un individu qui ne partagera plus rien (les
maladies, les goûts, les expériences, les opinions, la mort) avec nous. Elle
déborde nos corps, elle migre, elle peut se multiplier et se détacher de nous
comme une graine qui s’éloigne de l’arbre qui l’a engendrée et dont elle est
partie. Cette vie est toujours prête à aller ailleurs, à construire d’autres corps
à partir de nos corps. La grossesse n’est que l’expérience de cette
multiplicité originaire qui est intrinsèque à toute vie : vivre son corps comme
la coextension d’au moins deux sujets, de deux genres, de deux souffles qui
partagent et tiraillent une seule et même vie, celle qui a animé auparavant les
milliers de corps qui nous ont engendrés. Notre vie n’est jamais purement
singulière, unique, indivisible. C’est pour cela qu’il n’y a pas, et il ne
pourrait jamais y avoir, une forme de vie, une unité transcendantale entre
une vie et sa forme : la naissance est justement la négation de cette synthèse
transcendantale. Nous venons toujours d’une autre forme, nous en sommes
la déformation, la variation, l’anamorphose.
À l’inverse, les corps les plus puissants parmi nous peuvent engendrer de
leur propre forme une forme différente qui partage la vie qui les anime. La
multiplicité est la vérité la plus profonde de la vie. Mais cette multiplicité
n’est pas simplement arithmétique, et elle ne nie pas l’unité profonde
(matérielle, charnelle, psychique) de tous les vivants. S’il y a du multiple
dans le vivant c’est parce que la vie connaît une continuité dans la
transformation : impossible de se prolonger indéfiniment sans défaire sa
propre forme et faire habiter sa propre vie, la plus intime, la plus
personnelle, la plus proche de soi, en quelque chose de différent. La
multiplication des êtres vivants et leur variation ne multiplient pas la vie, qui
est de fait la même pour tous les vivants (ni la naissance ni l’évolution ne
seraient autrement possibles).
Faire l’expérience de la grossesse – faire expérience de voir son propre
corps renaître dans le corps d’un autre – est aussi singulier pour une autre
raison : elle se déploie dans une temporalité particulière. Toute grossesse
greffe dans le présent la coprésence d’un temps préhistorique, qui coïncide
avec les origines d’une espèce (car toute naissance coïncide avec la
naissance et la création de l’espèce humaine), et un futur absolu, au-delà des
rêves de science-fiction. La naissance est une contraction des temps :
présent, passé, futur. Elle est toujours au seuil entre l’histoire et ce qui en est
irréparablement à l’extérieur.
Donner naissance signifie défaire l’histoire (et sa propre histoire
personnelle), défaire l’âge de son corps, défaire le temps du présent et du
passé, pour construire une sorte de préhistoire artificielle, technique,
culturelle, qui est commune à la mère et à l’enfant. Un corps en gestation est
un corps qui construit une jeunesse non purement historique, car elle n’est
pas au début de la vie de la mère, mais à un moment arbitraire. Pour un
instant, le corps de la mère devient quelque chose qui est en deçà de la
jeunesse et de la vieillesse, une sorte de noyau de vie qui germe en son
corps. Et dans ce noyau c’est la mère elle-même qui est comme ramenée à
un temps et à une modalité d’être antérieurs à sa propre naissance. Ce noyau
pré-individuel, pré-personnel et sans genre prédéfini est un laboratoire à la
fois intime et universel, un espace-temps de métamorphose qui change la
mère, l’enfant, l’espèce humaine et aussi la planète. Ce n’est pas la Terre qui
couve et engendre les vivants, ce sont les vivants qui par leur gestation
accouchent différemment de la Terre.
Donner naissance signifie donc laisser passer la Terre dans son corps pour
la porter ailleurs. Tout accouchement est une continuation de la tectonique
des plaques, du mouvement qui permet à Gaïa de changer sa place. De ce
point de vue, la naissance est un processus de migration : accoucher signifie
laisser migrer sa vie, son souffle, son moi, à un autre endroit et dans un autre
corps. Être mère (ou père) signifie savoir migrer de corps en corps, laisser
migrer ce moi qui est arrivé en nous d’ailleurs, vers d’autres destins et
d’autres formes de vie. Tout moi est un migrant et ce moi divin ne pourra
jamais s’identifier à une seule de ses identités.
C’est pour cela que la maternité n’est pas une expérience qui se limite à
un seul genre. Elle n’a pas de lien essentiel avec le féminin : c’est la
naissance qui fait la mère et non l’inverse. La maternité n’est ni un destin, ni
une essence, ni une détermination de genre : elle est le résultat de ce que la
naissance fait à certains corps. Ce caractère non essentiel de la naissance
montre son évidence dans l’accouchement. Il faut un travail pour devenir
mère, et pas seulement dans l’accouchement. La naissance ouvre toujours un
espace technique, un lieu où travail et imagination, force et conscience,
effort psychique et effort physique, doivent se lier et peuvent le faire de
manière différente. À l’inverse, nous devrions commencer à voir dans ce que
nous appelons technique tout d’abord une variation de ce qui a lieu dans la
maternité. C’est parce que les êtres vivants sont capables de donner
naissance – parce qu’ils peuvent devenir mères – que nous pouvons manier
le monde, le transformer, faire participer le monde de cet élan
métamorphique que nous appelons vie. C’est la naissance, le travail de
médiation entre une forme et l’autre dans lesquelles la vie s’incarne, qui rend
possible tout maniement technique.
Le carnaval des dieux
Nous sommes toutes et tous la répétition d’une vie antérieure. Comme elle
doit se constituer à travers la naissance, la vie est toujours répétition. Il n’y a
pas d’origine possible : la vie est une nouvelle version de ce qui la précède.
C’est pour cela que chaque question autour de l’origine du vivant est
aporétique et paradoxale. En tant que répétition, chaque vie entretient avec le
passé un rapport ambigu. Elle en est à la fois le symbole et l’index : elle le
contient en elle et en est l’expression incarnée. Toutefois, dans cette
expression, le passé n’est pas simplement signifié en tant que mémoire et
souvenir, il est réaménagé, reconstitué arbitrairement, transfiguré. Pour la
même raison, toute vie a une nature symbolique. Nous n’avons pas eu besoin
d’attendre l’apparition du langage verbal : toute vie, dans son corps, est déjà
langage. C’est la naissance qui fait des formes anatomiques et
physiologiques quelque chose qui a le statut d’un signe.
De cette évidence s’articule l’une des rares réflexions autour de la
naissance qui fut livrée par l’un des élèves et amis les plus géniaux et
hétérodoxes de Freud, Sándor Ferenczi. Dans un écrit étonnant, Thalassa :
psychanalyse des origines de la vie sexuelle, paru pour la première fois en
allemand en 1924, Ferenczi avance l’idée que toute forme de vie est « la
répétition de formes d’existence archaïques » qui essaient de cette manière
de se racheter d’un traumatisme immémorial.
Ainsi, la naissance représenterait « la récapitulation individuelle de la
grande catastrophe qui, lors de l’assèchement des océans, a contraint tant
d’espèces animales et certainement nos propres ancêtres animaux à s’adapter
à la vie terrestre ». En effet, « après l’assèchement, les premières tentatives
d’accouplement entre poissons avaient pour but de retrouver dans un corps
animal l’ancien milieu familier, humide et riche en nourriture, la mer. Une
catastrophe similaire, mais plus archaïque encore, a pu inciter les
unicellulaires à s’entre-dévorer, mais aucun des adversaires n’est parvenu à
anéantir l’autre. Ainsi a pu se réaliser une union fondée sur un compromis,
une sorte de symbiose qui, après une période de coexistence, revient toujours
à la forme archaïque, la cellule fécondée produisant et libérant à nouveau des
cellules primitives (les premières cellules germinales) ». Déjà chez Lamarck
environnement et anatomie du vivant sont en relation symbolique :
l’anatomie est toujours symbole de l’environnement passé qui en a
déterminé la formation, et, à l’inverse, l’environnement est façonné par les
êtres qui y ont habité. Ici, le symbolisme acquiert une qualité
transgénérationnelle : chaque forme de vie est à la fois le symbole d’une
catastrophe et d’un traumatisme, et le signe de son dépassement. « Ce que
nous appelons hérédité n’est peut-être que le transfert à la descendance de la
plus grande partie de la tâche pénible de liquider les traumatismes. » Notre
identité génétique « représente la somme des impressions traumatiques
léguées par nos ancêtres et retransmises par les individus » : notre ADN est
une collection d’« engrammes », de hiéroglyphes de toutes les batailles, et
surtout les défaites, vécues par tous les vivants dont nous incarnons la
volonté de rachat et de salut. De ce point de vue, donc, le symbolisme dont
tout corps vivant est à la fois la langue et la parole, celui qui parle, le sujet
qui prend la parole est toujours la planète elle-même.
Il y a en effet, d’après Ferenczi, une « identité symbolique qui existe entre
le ventre maternel, l’océan et la terre d’une part et par ailleurs entre la verge,
l’enfant et le poisson ». La maternité est un fait cosmique : « La mère est
[…] en réalité un symbole et un substitut partiel de l’océan et non
l’inverse. » Non seulement la maternité est toujours une fonction géologique
et planétaire, mais le vivant lui-même est le symbole de la Terre entière. La
vie a donc permis au cosmos de s’exprimer.
La métamorphose comme destin
Ils sont partout. Ils sont nombreux. Ils sont capables de se différencier les
uns des autres comme aucune autre classe de vivants. Une écrasante majorité
(90 %) de la biodiversité animale serait due à leur dandysme anatomique :
on estime qu’il y en a entre six et dix millions d’espèces. Leur imagination
somatique ne se limite toutefois pas à l’invention de nouvelles identités
spécifiques. Ils ont aussi la capacité de se façonner des corps si différents au
cours d’une même vie individuelle que pendant longtemps on a imaginé
qu’il s’agissait d’êtres magiques aptes à passer d’une espèce à l’autre. C’est
comme s’ils arrivaient à condenser dans la pluralité formelle d’une seule et
même existence individuelle l’élan vers la multiplication des formes qui
existe entre les espèces : les insectes font de la biodiversité planétaire une
question de virtuosité personnelle.
En se transformant en papillon, la chenille produit dans sa vie, et à partir
d’elle-même, une diversité morphologique aussi marquée que celle qui
existe entre espèces différentes. Les insectes arrivent à domestiquer dans leur
propre mode de vie la différence à laquelle seulement l’expérience
interspécifique nous donne accès. C’est d’ailleurs pour définir leur mode de
vie que fut ensuite employé en biologie le mot qu’Ovide avait introduit dans
la langue latine : métamorphose. Le naturaliste Thomas Moffet fut le
premier à faire cet emprunt. Son ouvrage l’Insectorum sive minimorum
animalium theatrum eut des répercussions profondes jusque dans la
philosophie politique moderne, car il faisait de la vie sociale des insectes un
modèle pour penser celle des hommes. Si toute politique est la science de la
diversité, c’est aux maîtres de la diversification qu’il faut demander
comment vivre ensemble.
Ils sont les maîtres de la métamorphose, mais cela n’a pas toujours été le
cas : ils ne sont pas « nés » avec ce talent, ils ont su se le fabriquer au fil du
temps, ce qui rend leur exploit encore plus incroyable. Les premiers insectes
ne possédaient pas d’ailes et ne connaissaient pas de transformation
formelle. Il n’y a rien de naturel, d’original, de spontané, dans cette habilité.
C’est la peau qui est à blâmer. Imaginez d’avoir, à la place de votre peau,
si souple et duvetée, quelque chose qui se rapproche de la coque d’une
voiture ou de l’armure d’acier de Goldorak ou d’Astro le petit robot.
Imaginez que vous pouvez vous appuyer sur votre peau comme vous vous
appuyez sur votre squelette : imaginez que vous pouvez lui demander de
vous protéger, vous donner forme et structure. Changer de peau signifierait
alors littéralement changer de forme : avec un corps de ce type, toute
croissance est métamorphose. La fiction qui nous permet de penser que notre
vie se contente d’une seule forme et que les changements ne concernent que
la taille de cette silhouette tombe.
Du point de vue de l’insecte, tout est forme et tout changement de
dimensions est production d’une nouvelle forme. Il n’y a pas de distinctions
entre phénomènes quantitatifs et qualitatifs, toute croissance est
métamorphose. Leur structure anatomique rend visible ce qui reste à peine
perceptible dans le corps des autres vivants : la forme n’est jamais ce qu’on
nous donne une fois pour toutes à la naissance, elle est ce que nous
continuons à construire et à défaire à chaque instant de notre existence. Et si
la naissance est le processus de constitution de la forme, dans la
métamorphose, la naissance n’est plus un événement ponctuel, mais une
forme transcendantale de la vie en tant que telle.
C’est pour cela qu’à partir du XVIe siècle, donc, les insectes deviennent le
banc d’essai pour comprendre la nature du vivant et sa relation au
changement de forme. D’un côté, la métamorphose des insectes devient le
paradigme pour penser la plus radicale des transformations. Ainsi, Jan
Goedart voit dans la métamorphose le symbole ou l’allégorie de la
résurrection des morts. Les insectes, après avoir quitté l’existence terrestre,
développent des ailes et volent dans le ciel. Comme les ressuscités, avant
d’arriver à cette « vie nouvelle et plus heureuse », ils doivent rester et se
reposer un certain temps « comme les morts, sans bouger, sans manger,
jusqu’à ce qu’ils puissent acquérir une nouvelle forme de vie » et un
nouveau corps.
La métamorphose est également une allégorie de purification : de même
que les insectes déposent leur vieux corps et acquièrent un nouveau mode de
vie, de même les hommes doivent déposer leur ancien mode de vie et pour
en adopter un nouveau.
La comparaison, très radicale, se laisse facilement renverser : la
métamorphose serait une résurrection intramondaine, qui a lieu à chaque fois
que notre corps change de forme. C’est pour cette raison que Voltaire se
référait aux « métamorphoses dont la terre est couverte » comme à une
figuration de la métempsycose et de la réincarnation : « Nos âmes passaient
d’un corps à l’autre ; un point presque imperceptible devient un ver, ce ver
devient papillon ; un gland se transforme en chêne, un œuf en oiseau, l’eau
devient nuage et tonnerre ; le bois se change en feu et en cendre ; tout paraît
enfin métamorphosé dans la nature. » Dans l’entomologie contemporaine,
cette résurrection ou réincarnation qui a lieu dans une seule et même vie
prendra une tout autre tournure. En 1958, par exemple, le célèbre
entomologiste Carroll M. Williams comparait la vie des insectes à la
juxtaposition de deux formes opposées « à vivre comme deux vies
successives » : un premier organisme consacré « à la nutrition et à l’avenir
de l’individu », qui consiste dans des « énormes voies digestives transportées
sur des pattes de chenilles », et un second, dévoué « à l’avenir de l’espèce »,
qui consiste en « une machine volante consacrée au sexe ». La
métamorphose n’est que le mécanisme qui permettrait aux deux corps
incompatibles d’appartenir au même individu.
À l’opposé, d’autres essayèrent de concevoir la métamorphose des
insectes comme la plus banale des transformations. Ainsi, dans le souci de
trouver une continuité et une unité de toutes les formes de transformations,
Jan Swammerdam s’efforcera de démontrer que ce « changement n’a rien de
plus étonnant que celui des plantes et des fleurs » : « L’animal et renfermé
dans la chrysalide comme une fleur dans son bouton. » « Ce changement,
continue-t-il, que l’on nomme mal à propos tantôt une
transformation & tantôt une mort et une résurrection n’a rien en soi de plus
caché ni de plus surprenant que les herbes les plus viles et les plus chétives
qui croissent dans nos champs, car quoiqu’on les méprise jusqu’à les fouler
aux pieds. » Et, contre toute position qui voudrait marquer une forte
discontinuité formelle entre les différentes formes que l’insecte acquiert,
Swammerdam répète jusqu’à la nausée que toutes les formes successives
sont « cachées dans le ver, ou plutôt sous sa peau de la même manière
qu’une fleur tendre et qui commence à pousser est renfermée dans son
bouton, car les membres de la nymphe croissans peu à peu sous la peau, qui
les couvre viennent ensuite à s’étendre tellement que la peau en étant comme
forcée se crever incontinent pour leur ouvrir le passage ; de même qu’une
fleur en croissant fait fendre le bouton ou elle étoit contenue, & c’est
proprement dans cet état ou se trouve l’animal lorsque les membres qui
étoient auparavant cachez viennent à paroître que consiste l’essence
véritable de la nymphe ». La métamorphose serait simplement un
mouvement de révélation, d’épanouissement paroxystique du vivant, au
même titre que la floraison. Mais c’est dans cette même comparaison que,
comme nous le verrons, se cachera une manière encore plus radicale de
penser la multiplicité des formes à l’intérieur du vivant.
Dans les deux cas, se pencher sur les insectes signifie décrire les diverses
stratégies afin de composer dans une seule et même vie avec les formes les
plus disparates. Leur vie semble ne pouvoir se contenter de s’exprimer dans
une seule forme : l’insecte, c’est la vie des formes plus qu’une forme de vie.
On pourrait dire la même chose des mondes. Qu’il soit une multiplicité
d’âges, de situations ou de véritables silhouettes anatomiques, tout insecte
est un défilé de mondes. La métamorphose permet à une vie de connecter
plusieurs mondes incompatibles : le moi devient la synthèse de plusieurs
univers et non le reflet ou le miroir de ce qui l’entoure. Ainsi, la biologie
contemporaine explique souvent la coexistence des deux formes
anatomiquement et physiologiquement si distantes que sont la larve et
l’adulte par l’hypothèse de l’avantage écologique : adulte et enfant ne vivent
pas dans le même monde, ils ne se croisent pas, ils ne rentrent pas en
compétition. Ils incarnent une vie qui n’est pas rabattue sur un monde
spécifique, une écologie, un paysage. Le vivant est toujours celui qui
compose des mondes incompatibles et distants, celui qui migre d’un paysage
à l’autre, l’élément qui est toujours hors écologie.
Tout vivant est une chimère
Un cocon est un œuf postnatal qui, l’on pourrait dire, est fabriqué par
l’individu. Il définit une sphère ou l’être et le faire se fondent dans une
troisième dimension. Cette évidence définit tout d’abord un caractère que
nous avons jusqu’à maintenant négligé du phénomène métamorphique : sa
nature purement technique. Dans toute métamorphose, le vivant doit
construire sa propre forme qui n’a donc rien de naturelle ou spontanée.
Aussi, c’est la nature même de la technique qui en ressort profondément
transformée.
Nous sommes habitués à penser la technique comme une conséquence du
manque biologique de l’individu. Depuis Platon et son mythe de Prométhée
et Épiméthée, nous sommes habitués à penser la technique non seulement
comme un trait purement humain, mais aussi comme ce qui correspond au
manque de développement biologique. Si l’homme a besoin de technique,
c’est parce que son corps se définit par un manque biologique et naturel de
puissance et de forme par rapport aux autres vivants. Le mythe raconte
qu’Épiméthée, chargé d’orner et de pourvoir tous les vivants de facultés
convenables, épuise toutes les puissances disponibles en les distribuant à
tous les autres animaux en laissant donc l’homme « dépourvu de tout », « nu,
sans chaussures, sans vêtements, sans défense ». C’est ainsi que Prométhée,
en dérobant à Vulcain et Minerve le feu et les arts, donna à l’humanité la
technique. Seul parmi les vivants, l’homme possède « l’art d’articuler des
sons, et de former des mots ; il se procura une habitation, des vêtements, des
chaussures, de quoi se couvrir la nuit, et tira sa nourriture de la terre ».
À la différence de ce que ce mythe met en scène dans la métamorphose, le
fait technique devient ce qui permet à tout corps de se libérer de son
développement et de faire de cette indétermination originaire non pas un
problème à résoudre, mais la forme de la relation globale à soi de tout
vivant. La technique nous sert à dissoudre notre particularité, pour revenir à
un état de développement antérieur, pour défaire l’histoire à la fois
individuelle et évolutive : elle est un approvisionnement de l’enfance, une
procédure de rajeunissement. Tout objet technique est un œuf qui vole la
jeunesse du monde et l’implante sur notre vie. Nous construisons des objets
techniques pour produire de l’enfance partagée. Et ce qui rajeunit en elle est
toujours la vie, et pas la forme qui la véhicule dans notre corps. Le
rajeunissement est toujours impersonnel.
Le cocon comme œuf postnatal technique permet de renverser aussi l’idée
moderne de la technologie, celle connue sous le nom d’Organsprojektion et
développée par Ernst Kapp dans le premier livre moderne sur la nature de la
technologie, publié en 1877 en Allemagne. Selon Kapp, tout objet technique,
tout instrument, n’est que la projection à l’extérieur du corps d’une structure
organique dans une relation isomorphe parfaite. Ainsi, le marteau est une
projection de la forme de l’avant-bras poing, les lunettes la projection de la
lentille, l’ordinateur la projection du cerveau. L’extension de l’organe, sa
projection hors du corps anatomique, permet à la fois de corriger les défauts
de celui-ci (renforcer en profondeur notre corps si mal équipé par rapport
aux autres animaux), mais, aussi et surtout, d’humaniser le monde. Grâce à
la projection de l’organe, grâce à la technique, le monde devient une
extension du corps humain. La thèse de McLuhan sur les médias en tant
qu’extensions de l’homme n’est qu’une glose à la théorie de Kapp. La
technique est dans cette perspective d’abord quelque chose de purement
humain (les animaux et les autres êtres vivants ne peuvent avoir une
technique), ensuite quelque chose qui transforme en humain ce qu’il affecte.
Le monde technique anthropise tout ce qu’il touche. Cette « extraflexion »
de la forme anatomique permettrait à l’homme de façonner le monde à son
image ou à sa ressemblance. D’une certaine manière, c’est la même idée qui
est implicite dans le concept d’anthropocène : ici aussi le développement
technique de l’humanité « humanise » le cosmos.
Dans l’idée de technique que le cocon incarne, le maniement du monde
devient au contraire ce qui permet de se défaire de sa propre nature, de la
changer de son intérieur et non de la projeter à l’extérieur. La technique – le
cocon – est la forme que tout être vivant entretient avec soi-même et qui
l’amène à modifier radicalement son corps et son identité. Toute relation à
soi est donc de nature technique et vise à modifier sa propre forme. Toute
relation à soi produit un œuf, un cocon postnatal, qui fait du monde un
espace de renaissance et de refaçonnage de soi. Nous devrions apprendre à
voir dans chaque objet technique un cocon qui permet cette transmutation :
un ordinateur, un téléphone, un marteau, une bouteille ne sont pas
simplement des extensions du corps humain – ce sont, au contraire, des
maniements du monde qui rendent possible un changement de l’identité
personnelle, du moins éthologique, si ce n’est sur le plan anatomique. Même
un livre est un cocon qui permet de redessiner son propre esprit.
La technique – l’art de construire des cocons – fait du soi à la fois le sujet,
l’objet et le moyen de l’acte de transformation. Elle n’est pas une force qui
s’oppose à la vie ou qui la prolongerait de l’extérieur, elle n’est que son
expression la plus intime, son dynamisme originaire.
La métamorphose des plantes
Pour la plupart d’entre nous, cela arrive au moins trois fois par jour, et
pourtant nous le remarquons à peine. Peu importe qu’il s’agisse de plantes,
d’animaux ou de champignons. Chaque jour, nous avons l’habitude de nous
asseoir et d’utiliser nos bouches et nos mains pour littéralement nous
incorporer le corps d’autres êtres vivants : prendre leur vie, prendre leurs os,
leur chair et les transformer en notre vie, nos os, notre chair. Nous appelons
nutrition cette étrange opération qui ressemble beaucoup plus à un mystère
alchimique qu’à une nécessité physiologique. Très souvent, nous avons
l’habitude de voir dans cette opération quelque chose d’embarrassant,
d’humble, un besoin biologique à combler le plus vite possible. Très
souvent, nous essayons de masquer ce qui s’y joue, nous faisons de cette
expérience de prendre la vie d’un autre, quelque chose de différent de nous,
une expérience esthétique supérieure, faite de saveurs, d’odeurs et de
couleurs abstraites. Dans l’assiette, nous ne rencontrons plus un agneau, une
tomate, une fraise, mais des qualités abstraites de goût, de couleur ou de
matière tactile : l’idée d’acide, astringent, sucré, salé, liquide, solide, jaune,
vert, brun ou rouge.
Ce désir d’enlever la qualité concrète de la rencontre qui a lieu chaque
fois que nous nous asseyons à table, chaque fois que nous mangeons un
sandwich ou buvons du vin, chaque fois que nous allons au restaurant ou
dégustons une glace, n’est pas seulement le symptôme d’un désir d’ennoblir
la matière ou le signe de notre spiritualité. Il est surtout lié à une forte
culpabilité qui nous lie à la nourriture, à notre incapacité à comprendre ce
qui s’y passe vraiment. Ce profond sentiment de culpabilité s’exprime dans
le débat sur le végétarisme : nous nous sentons tellement coupables du fait
que notre vie implique la mort d’autres êtres vivants que nous préférons
établir une limite arbitraire, une frontière artificielle entre les êtres vivants
qui souffrent (les animaux) et ceux qui ne souffrent pas (les plantes). Nous
nous sentons si coupables de cet acte, pourtant commun, banal, quotidien
mais toutefois miraculeux et incompréhensible, que nous le réduisons
habituellement à un simple échange d’énergie qui se déroule selon un
modèle thermodynamique. Ainsi, par exemple, nous oublions au moins deux
faits absolument extraordinaires sur l’alimentation.
Le premier est que pour nous, en tant qu’animaux, en tant qu’êtres vivants
hétérotrophes, manger signifie toujours rencontrer d’autres êtres vivants, être
contraints de vivre de la vie des autres. La vie se nourrit de la vie. Une vie
n’est jamais autosuffisante. Elle n’a pas simplement besoin de plus d’énergie
(autrement il suffirait de se brancher à une prise électrique). Elle a besoin
d’insuffler en elle une autre forme de vie en acte, une vie que d’autres ont
construite. Manger ne signifie pas injecter de la matière dans notre corps,
avaler des éléments et de l’énergie. Manger signifie transfuser la vie des
autres dans notre corps. Peu importe qu’il soit mort, cuit, fumé ou desséché,
nous avons besoin de corps vivants : ce que nous mangeons est toujours et
seulement la vie. Manger, c’est fusionner deux vies en une seule.
Nous avons tort de voir dans cette nécessité la preuve de la négativité et
de la mort. Il est mauvais de ne voir dans l’acte de manger qu’une forme de
sacrifice et de violence. Ce n’est qu’une demi-vérité. Bien sûr, l’un des deux
êtres vivants semble disparaître. Mais ce que nous ne voyons pas, ce que
nous ne considérons pas chaque fois que nous réduisons l’acte
d’alimentation à un simple échange d’énergie, c’est la capacité de chaque
corps vivant à donner la vie non seulement à lui-même mais à d’autres êtres
vivants. Un poulet, un bœuf, une tomate, une pomme de terre, un grain
d’orge ne sont pas seulement des formes de vie confinées dans les limites de
leur corps : ce sont des corps capables de transmettre leur vie dès qu’ils
entrent dans le corps d’un autre.
En d’autres termes, la vie qui les anime n’a rien d’individuel ou de
spécifique : elle peut rester dans leur corps mais aussi sortir et nourrir des
individus d’une variété infinie d’autres espèces. Il y a quelque chose
d’extrêmement énigmatique dans ce fait. La nourriture nous dit que la vie
que chacun de nous semble considérer comme absolument personnelle et
propre est en fait essentiellement anonyme, universelle, capable d’animer
n’importe quel type de corps vivant. D’une certaine manière, chaque acte
nutritionnel montre que nous avons une vie essentiellement identique à ce
que nous mangeons. Cela est démontré par le fait qu’à notre mort, nous
deviendrons nécessairement un festin pour d’autres êtres vivants.
Ce qui est troublant, et en même temps étonnant, c’est de se rendre
compte que la vie qui gît dans les profondeurs les plus intimes de l’être que
nous mangeons peut nous engendrer : elle est exactement la même que celle
qui est en nous. La nutrition, c’est d’abord cela : la contemplation de cette
vie identique qui à la fois et avec le même droit nous anime et anime le corps
mangé, la contemplation de cette vie qui peut vivre partout, en nous et hors
de nous. Notre corps et le corps d’une oie, d’un poulet, d’une pomme, d’un
kiwi sont autant de variations de la vie, une vie indéterminée.
L’alimentation est la contemplation de la vie dans son universalité la plus
effrayante : cette vie qui tout digère et tout absorbe, qui tout soutient et tout
détruit, semble ne jamais se contenter de la forme qui l’accueille. Elle paraît
n’avoir aucune limite. Indéterminée et omnivore, elle se révèle réticente à
renoncer à toute possibilité de changer. Ouverte et indécise, elle est
incapable de renoncer à toute forme future : un poulet devient un être
humain, un être humain devient un ver, un ver devient un pigeon, etc. Il n’y
a pas de véritable boucle. La vie va de corps en corps, d’espèce en espèce,
sans jamais être pleinement satisfaite de la forme sous laquelle elle se
trouve. Manger n’est rien de plus que cela : la preuve qu’il n’y a qu’une
seule vie, commune à tous les êtres vivants, apte à circuler entre corps et
entre espèces. La preuve qu’aucune barrière de nature, d’espèce ou de
personnalité ne peut la forcer à rester éternellement sous une forme unique,
dans une espèce unique, dans un corps unique.
Cette circulation est à la fois similaire et opposée à l’expérience de la
chenille dans sa métamorphose. La même vie se répand dans deux corps
différents, dans deux moi, sans que l’on puisse dire qui est la chenille de
quel papillon.
De ce point de vue, ce que nous appelons la mort n’est que le seuil d’une
métamorphose. Chaque être vivant est un cocon par lequel la vie construit
quelque chose de différent. Le fait que pour chaque personne vivante la mort
n’est qu’un moment, un aspect du processus de nutrition des autres
individus, montre que dans la nature rien ne meurt, tout se transforme : la
même vie commune se transforme et circule d’individu à individu. Chaque
fois que nous ingérons un être vivant, qu’il soit végétal ou animal, nous
sommes tout à la fois le lieu, le sujet et l’objet de la métamorphose. Chaque
fois que nous mangeons, nous nous transformons en cocon au cœur duquel
une autre forme de vie (un poulet, une dinde, un porc, une pomme, une
asperge, une seiche) devient humaine. Chaque fois que nous mangeons, nous
nous transformons en cocon au cœur duquel un être humain prend la chair et
la vie d’un bœuf, d’une pêche, d’une morue, d’une câpre, d’une amande.
Un second aspect, extrêmement mystérieux, se cache sous cet acte banal
et évident de nutrition : il concerne presque exclusivement, dans la nature,
des individus d’espèces différentes. La nutrition est toujours une rencontre
multispécifique. Précisément parce que la vie ne peut jamais être contenue
dans une forme unique – personnelle et spécifique –, elle doit changer son
visage, changer sa vie régulièrement. Dans l’acte de nutrition, toutes les
espèces se rencontrent et doivent se rencontrer. Manger est le rendez-vous
multispécifique le plus universel au monde. En se mangeant les unes les
autres (beaucoup plus que dans leurs liens généalogiques), les différentes
espèces produisent un monde, fait de la même chair, quelque chose
d’unitaire et interdépendant. C’est en mangeant (c’est-à-dire en empiétant
sur leurs propres frontières) qu’ils constituent ainsi une communauté
universelle : la communauté des communautés au-delà de leurs différences
de nature, d’habitat et de forme de vie.
Encore une fois, la nutrition ne peut pas être considérée comme la
conséquence d’un simple état d’être négatif (le fait que quelqu’un manque
de substance ou de capacité à produire la possibilité de sa propre survie),
mais elle représente la nécessité de rencontrer l’autre, de devenir autre, en
passant par la vie d’autre espèce. Du fait de la nutrition, toute relation avec
soi-même devient une relation politique : pour rester en vie, il faut franchir
les limites de son propre corps et laisser franchir les mêmes limites à
quelqu’un appartenant à une autre espèce. En ce sens, l’acte de nutrition
rassemble, au-delà des frontières, tous les individus et toutes les espèces
existant au monde. Loin de constituer le sceau de la vulnérabilité
individuelle ou spécifique, la nutrition marque l’acte politique le plus radical
qui soit. C’est dans cet acte que la nature, la forme et l’existence des
frontières – dans sa réalité la plus biologique et métaphysique – sont à la fois
questionnées et renégociées ensemble.
L’alimentation, en tant que forme et matière transcendantales de toutes les
relations interspécifiques, a donc une signification beaucoup plus vaste,
originaire et radicale que celle du compagnonnage ou de la simple
cohabitation. Depuis Darwin, la science biologique a accepté qu’il existe une
relation génétique (médiate ou immédiate) entre tous ceux qui vivent. Il y a
une origine commune du vivant : la reproduction est le lieu où toutes les
espèces ont tissé une relation réciproque, et c’est précisément de cette
interconnexion que la vie s’engendre et s’invente. Or le rapport
généalogique des individus et des espèces, qui fixe les individus dans un
agencement domestique, est perpétuellement défait dans l’alimentation.
L’alimentation ne doit plus être considérée comme la conséquence d’une
négativité biologique, mais comme l’invitation de la nature pour chaque
individu à changer de maison, à migrer, à transmigrer de corps en corps, de
place en place, de chair en chair. La politique de Gaïa n’est que cette
construction quotidienne d’une chair commune à tous les vivants, que
chacun utilise, mais qui circule non seulement de lieu en lieu mais de corps
en corps, d’individu en individu, d’espèce en espèce.
Cette politique, que le langage religieux de l’Antiquité européenne et
asiatique avait appelée transmigration, métempsycose ou réincarnation, est
radicalement anti-domestique, et cela dans un double sens. Tout d’abord, à
cause d’elle, la vie ne peut pas être conçue comme un rapport de simple
habitation de l’espace. Le monde n’est pas le lieu de notre habitation : il est
le réservoir de notre chair passée et future, l’archive et le catalogue virtuel
des vies et des identités que nous avons eues avant de devenir humains et ce
que nous sommes aujourd’hui. Deuxièmement, le rapport à soi-même n’est
pas, ne peut pas, et ne pourra jamais, être un rapport d’habitation. Le fait que
nous sommes obligés de manger, et de manger le corps d’autres espèces,
signifie que les êtres vivants ne peuvent se limiter à cohabiter les uns avec
les autres (ou à côté d’eux). Aucune espèce ne peut se limiter à habiter son
propre corps. Elle est obligée de rentrer dans la maison charnelle de l’autre,
l’occuper, s’y intégrer, devenir le corps de l’autre, la chair d’autres espèces.
Nous ne faisons que migrer, transmigrer ou, à l’inverse (dans le cas où nous
sommes mangés par les autres), devenir la maison d’autres individus et
d’autres espèces. Nous ne pouvons jamais rester seuls chez nous, à la
maison. Nous ne pouvons jamais regarder le corps de l’autre comme sa
maison. Nous sommes obligés de nous déplacer, de changer de maison, de
changer notre corps ou, à l’inverse, de devenir la maison de l’autre, de faire
de notre chair le chez-soi, non seulement d’un autre corps, mais aussi et
surtout d’une autre espèce. Le destin de tous les êtres vivants est de devenir
le corps d’une autre espèce, dans le même sens que, à cause de la
reproduction, le destin du moins virtuel de toute espèce a été de trahir sa
propre espèce, et de ne lui donner aucune forme d’éternité. La nutrition est la
preuve de l’instabilité non seulement spatiale mais métaphysique des
vivants : les vivants ne restent jamais ce qu’ils sont, mais sont destinés à se
déplacer dans une autre espèce, non seulement par l’évolution, mais aussi
par le processus de nutrition. La réincarnation qui a lieu dans toute
alimentation rend métastable la relation entre les vivants. La nutrition est la
preuve que la vie est infiniment malléable et prête à tout, que le corps de la
vie et des vivants ne pourra jamais être enfermé dans une logique
domestique et propriétaire : elle n’est que transmigration infinie de matière.
Nous ne possédons rien, surtout pas notre corps et notre identité. Personne
n’est jamais chez soi, surtout pas dans son propre corps. Voilà ce que nous
enseigne l’alimentation. Personne sur Terre n’a une maison, non seulement
nous n’avons pas de possessions, des choses qui nous appartiennent par
nature ou par généalogie, mais tout doit être négocié, fait et refait sans cesse.
Personne sur Terre ne vit dans son corps comme dans sa maison, la relation à
soi n’est jamais naturelle, spontanée, ni définitive. Nous ne cessons de
changer de maison, d’occuper la vie et le corps des autres. Nous ne cessons
de devenir la maison et le corps des autres. Personne n’est jamais totalement
chez soi. Personne dans ce monde ne suit les usages de la maison.
Être mangé.e.s
Le vrai sujet de toute métamorphose est notre planète. Tout vivant n’est
qu’un recyclage de son corps, un patchwork construit à partir d’une matière
ancestrale. C’est grâce à nous et en chacun de nous qu’elle peut dire :
« moi ». La vie de la planète est une immense et inarrêtable métamorphose.
La manière dont nous percevons sa force métamorphique est tout d’abord la
migration qu’elle impose à chacun de ses habitants.
Imaginons que nous sommes dans un bus, une voiture, un avion, un navire
ou un train. Ce véhicule est si grand que nous n’avons pas la moindre idée de
sa forme et de ses limites.
Nous y prenons place depuis si longtemps que nous avons oublié
comment et quand nous avons embarqué (comme si nous y étions depuis
toujours), et même pourquoi nous avons pris ce moyen de transport. Nous
ignorons, nous avons oublié, sa destination, même une fois le voyage
terminé.
Ce navire (à la manière d’un bateau de croisière) est si rempli que nous ne
comprenons même pas qui le pilote, voire si quelqu’un est aux commandes.
Imaginons tout cela et nous aurons une image extrêmement précise de ce
que cela signifie qu’être dans le monde. La première caractéristique du
monde n’est pas en fait celle d’être une immense masse de matière étendue,
ni d’être un espace ouvert et accueillant. Tout comme il n’est pas défini par
le fait d’être peuplé par une multiplicité d’objets et sujets « autres ». Son
essence ne réside pas plus dans le fait d’être ou de devenir l’objet de la
connaissance, de s’opposer au sujet comme ce qui s’ouvre aux sens et à la
pensée.
Le monde se définit d’abord et avant tout par le fait d’être une planète,
c’est-à-dire un corps, ou plutôt un ensemble de corps caractérisés par un
mouvement irrégulier et presque perpétuel : le mot planète provient de la
racine grecque planaomai qui veut dire « errer, s’égarer ». Le monde est
l’être de la métamorphose : non pas le simple théâtre d’une transformation
qui intéresserait une portion limitée et marginale de son corps, mais la cause,
la forme, la matière de la métamorphose même et de son mouvement. C’est à
cause de cette nature planétaire que tout ne peut pas rester où il est, ni ce
qu’il est. Regardons tout ce qui est autour de nous : peu importe sa texture,
sa forme, son âge et sa consistance. Les oiseaux, le vent, les fleuves, mais
aussi les bâtiments, les odeurs, les couleurs : tout bouge, tout se transforme.
Tout change de place même si nous ne nous en apercevons pas. Tout change
de forme même si cette transformation reste invisible à nos yeux. Le monde
en tant que réalité planétaire est un corps à la dérive et, inversement, être à la
dérive est le premier attribut de tous les corps de cet univers, terrestres et
célestes. La dérive n’est pas seulement un mouvement spatial : elle ne se
limite pas à un déplacement d’un lieu à un autre, c’est un mouvement
beaucoup plus intime, corporel, qui opère à tous les niveaux de la vie de
chaque être terrestre. Le sexe, la nutrition, mais aussi l’imagination, la
langue, la naissance, la mort, sont autant de formes et d’expressions de ce
mouvement. C’est à cause de la nature planétaire de Gaïa et de tous ses
enfants que chaque corps sur Terre est sujet à la métamorphose.
Or ce n’est que par cette nature planétaire – cette force métamorphique
qui définit l’être de la moindre particule du globe – que cet ensemble
disparate d’objets, d’êtres, de modes, d’événements constitue quelque chose
d’unitaire : tout occupe tôt ou tard la place de l’autre (en est obligé), tout être
doit rentrer tôt ou tard dans le corps de l’autre (ou le devenir). La forme des
autres deviendra nécessairement notre forme. Tout participe du même corps,
de la même substance, de la même nature. Grâce à la métamorphose qui le
traverse, chaque être devient planétaire, et donc mondain : la dérive est le
nom cosmique de la métamorphose, sa forme la plus originaire, élémentaire,
minérale.
Toute cosmologie, toute doctrine du monde – toute théorie de la
métamorphose – doit mettre en œuvre cette dimension planétaire. Chaque
cosmologie doit être une planétologie, une métaphysique de la dérive. En
tant qu’enfant de Gaïa, chaque être est à la dérive, c’est-à-dire se transforme,
change sa maison, migre. Le monde oblige toutes ses parties à être
constamment à la dérive, force tout, vivant et non vivant, pierre, eau, air, feu,
éléphants, hommes, chênes et virus à bouger, à se déplacer, à se
métamorphoser sur place et à transformer, par métamorphose, ce qui les
entoure.
Cette dérive se produit à n’importe quel endroit, à n’importe quel
moment, et elle connaît plusieurs dimensions ; elle se produit à plusieurs
niveaux, simultanément, à tel point que tout, littéralement tout, est à la
dérive, et selon des trajectoires différentes et contradictoires.
La première dimension, la plus simple, la plus commune et la plus
évidente, et pourtant l’objet d’une répression constante, est la dimension
géologique : avant toute autre transformation, avant toute autre migration,
avant tout autre déplacement du vivant, il y a une migration plus originale,
plus universelle, celle qui intéresse et implique la Terre qui se trouve sous
nos pieds. Cet espace que nous continuons à appeler, comme signe de
refoulement culturel et psychique, la terre ferme.
En 1912, un climatologue allemand découvre que rien n’est fixe et stable
sur Terre : il n’y a pas de terre ferme car chaque parcelle de terre est traînée
ailleurs et s’éloigne de sa position actuelle. La lithosphère a une dynamique
qui semble ne pas s’éloigner des circulations des météores qu’on imagine
pour l’atmosphère : terre et ciel sont liés dans la transformation de soi.
Alfred Wegener, le premier théoricien de la « dérive des continents », a
profondément révolutionné la géologie : ses intuitions sont aujourd’hui
considérées comme l’équivalent, en géologie, de ce que Darwin représente
en biologie.
La tectonique des plaques est la destruction de la géographie en tant que
science formelle. Il n’y a plus de terre, il n’y a plus des formes stables et
définitives. Tous les continents sont des radeaux en mouvement, des bateaux
qui transportent tous les vivants d’un côté à l’autre de la planète, au-dessus
et au-dessous de sa surface. D’un point de vue planétaire, la vie migre,
puisque c’est la terre sur laquelle chaque vivant pose ses pieds qui se
déplace. Il est impossible de penser que les migrants constituent une petite
partie des vivants. Le sol est ce qui migre, et ne cesse de migrer. Il n’y a pas
de patrie ou de colonies, seulement des bateaux ou des radeaux différents.
Chaque continent, chaque terre émergée (ainsi que chaque océan), est une
sorte d’arche de Noé, qui transporte avec elle une myriade d’êtres vivants
vers un ailleurs éloigné de toute origine. À cette différence près : il n’y aura
jamais de fin du voyage, car le mouvement n’est pas la conséquence d’une
inondation ou d’un événement climatique accidentel. La condition de l’être-
au-monde est une condition de migration : pas un voyage d’un lieu à l’autre,
mais une forme de mouvement perpétuel – une dérive. La tectonique des
plaques, l’idée que tout sur Terre est en état de dérive, universalise l’idée
même contenue dans le concept de planète, de corps qui est en mouvement
irrégulier continu. Chaque corps sur Terre a le statut et la dynamique de la
Terre entière. Accepter la nature planétaire de tout être vivant signifie donc
radicaliser le fait qu’il partage sa nature la plus profonde avec Gaïa.
La métamorphose, qui est si intime au vivant, est une conséquence de
cette dérive qui anime et façonne le corps de la Terre. À l’inverse, la
métamorphose des vivants, au lieu de perturber la vie de la planète, en
constitue la dynamique essentielle : c’est en se métamorphosant que la
matière peut se faire planète, en dérive perpétuelle.
Notre dérive est multiface. D’abord d’un point de vue astronomique : la
Terre est la métamorphose de la même nébuleuse de matière d’où se sont
formés le Soleil et les autres planètes. Mais aussi d’un point de vue
microscopique : la dérive n’est pas seulement géologique et géographique,
elle est aussi biologique et physiologique. Ou, plus précisément, sexe,
évolution, mais aussi alimentation et métabolisme ne sont qu’un
prolongement du mouvement de la vie métamorphique de la planète. Nous
sommes des êtres à la dérive et nous ne pouvons l’être que parce que, et
seulement parce que, nous sommes tous ensemble un supercontinent, un
super-être vivant dont toutes les parties ne cessent de s’éloigner et de
s’entrechoquer.
Théorie du véhicule
« Toutes les créatures vivantes selon leur espèce, et tout le bétail selon son
espèce, et tous reptiles qui rampent sur la terre selon leur espèce, tous les
oiseaux selon leur espèce, tous les petits oiseaux, tout ce qui a des ailes
entrèrent dans l’arche, deux par deux. » L’Ancien Testament avait donné à
penser au globe entier comme un immense véhicule. Pourtant, toute logique
véhiculaire rend impossible de penser la totalité en termes spatiaux : s’il y a
des véhicules, c’est parce qu’il n’y a pas un espace commun, une maison
commune, un lieu de cohabitation qui permettrait à toutes et tous de
construire une relation stable et, surtout, dans un lieu unique. S’il faut
continuer à dériver c’est parce que le lieu qui permettrait à tout de rencontrer
tout autre objet ne pourra jamais exister. Le monde est planète, et c’est pour
cela qu’il n’est pas un globe ni une maison. Le monde est planète est c’est
pour cela qu’il y aura toujours un ailleurs et un autrement. Il suffit d’une
expérience de la pensée pour le comprendre.
Imaginons de voir se rassembler en un seul lieu, de leur plein gré et non
par commandement divin, toutes les espèces de la Terre. Imaginons-les, se
déplacer toutes ensemble, les unes à côté des autres vers ce même espace.
Imaginons-les provenir des endroits les plus éloignés – marcher, voler,
ramper. Imaginons les insectes et les oiseaux, les virus et les bactéries,
imaginons tous les arbres et toutes les plantes étendre leur corps et envoyer
leurs semences. Imaginons cette Assemblée des Vivants. La Commune de la
Vie. La vie comme rencontre actuelle, sensible, de tous les vivants.
Imaginons ce lieu. Quelle espace peut héberger tous ces vivants ?
Comment penser cette sorte de paradis non plus ouvert seulement aux
humains mais à toute espèce ? Comment penser le lieu qui peut condenser
tout vivant ? Quelles sont ses limites ? Pour penser ce paysage absolu, il faut
imaginer que tous les êtres ne se limitent pas à être en rapport de contiguïté
réciproque. Pour que tous soient dans le même lieu, il faut aussi que chacun
soit à même l’un de l’autre, l’un avec l’autre, l’un dans l’autre.
Ce paysage absolu, le paysage qui rassemble tous les vivants, serait alors
le paysage ou la frontière qui sépare une espèce de l’autre, un corps de
l’autre : un seuil. Dans ce paysage, toute peau, toute cuticule, serait ce qui
permet à chaque espèce de se transformer en l’autre, un couloir grâce auquel
tout corps devient le corps de l’autre. Dans ce lieu chaque vivant pourrait
vivre aussi la vie de l’autre.
Ce paysage absolu n’est pas, et ne peut coïncider avec, un lieu spécifique
de la Terre : il y aurait toujours d’autres vivants ailleurs. Il y aurait d’autres
morceaux de Gaïa qui ne seraient pas représentés. Il ne peut coïncider non
plus avec la totalité de la Terre : la planète est trop vaste pour que l’on puisse
tous se voir, vivre du souffle de l’autre. C’est pour cette raison que les
vivants ont inventé une autre manière de construire l’Assemblée : au lieu de
réserver un seul espace pour la convention des vivants, ils ont imaginé de
distribuer cette assemblée – de distribuer le paysage absolu dans l’ensemble
des corps des vivants. Chacun des vivants constitue une intensité de cette
nouvelle arche de Noé qui nous permet de rencontrer l’autre en son corps.
Chacun de nous est la rencontre physique de plusieurs espèces, chacun de
nous est un petit zoo qui véhicule toujours beaucoup plus d’espèces que celle
à laquelle on s’imagine appartenir. La vie a fait de chaque être vivant une
arche pour une infinité de vivants et de non-vivants. Tout devient paysage.
C’est pour rendre possible l’existence de cette arche, et pour la faire
coïncider avec le corps de tous les vivants – les plus petits comme les plus
grands –, que la vie a pris la forme que nous connaissons. La naissance et la
mort, par exemple, sont là pour permettre à chacun d’être une arche : naître
signifie toujours s’installer dans la vie d’un autre corps, en être véhiculé
pendant neuf mois, pour ensuite se faire le véhicule, l’arche de son identité
génétique, de son souffle, de son souvenir pendant le reste de la vie.
L’évolution aussi est une manière de structurer toute espèce comme une
arche de Noé portative : une espèce est introduite dans le monde, c’est-à-dire
véhiculée par une autre espèce dont elle devient au final l’arche. Ainsi, nous,
les humains, avons été introduits sur Gaïa grâce à la grande arche
simiesque : les primates ont été notre arche, et nous sommes maintenant la
leur.
La vie n’est pas une qualité propre à certains corps, ce n’est que la
conséquence de la nature véhiculaire de la matière, de la structure planétaire
de ce monde. Il y a de la vie seulement là où les corps sont des véhicules,
des arches, des planètes les uns pour les autres. Dans ce monde – dans notre
monde –, l’espace ne pourra jamais être une pure extension ; il ne se
présente jamais comme quelque chose de donné. Il n’y a pas d’espace, il n’y
a que du voyage. Il n’y a que de la vie.
Nous devrions apprendre à voir en chaque être vivant une arche
ancestrale. Ces arches traversent l’histoire de la planète et du cosmos, et non
seulement leur géographie : elles traversent la totalité des frontières
apparentes – celles qui semblent séparer le vivant et le non-vivant, celles que
nous soupçonnons exister entre la matière et l’esprit ou entre les individus,
les espèces, les lieux et les époques.
Elles ne préexistent pas au monde, au contraire, elles le produisent, elles
le tissent, elles l’incarnent. On ne pourra jamais savoir s’il s’agit d’une seule
et même arche qui s’est à ce point étirée qu’on ne peut plus en trouver
l’origine, ou d’une multiplicité d’arches qui se sont si enchevêtrées les unes
dans les autres, jusqu’à se confondre.
Par ces croisements, elles font coexister les endroits de la Terre les plus
éloignés, mais aussi des temps distants et incompatibles, ou des formes de
vie qui ne partagent aucune relation de parenté entre elles. C’est à cause
d’elles que chaque être sur Terre porte dans son corps des éléments
préhistoriques et d’autres hypermodernes. Le nouveau-né, le dernier vivant à
ouvrir les yeux – peu importe qu’il soit un humain ou un cétacé, une libellule
ou un chêne –, est fait d’une matière qui habitait cette planète avant
l’apparition de toute forme de vie. Son corps est plus ancien que son espèce
ou sa famille, et pourtant il changera peut-être à tout jamais l’histoire du
cosmos à un moment beaucoup plus tardif de son existence véritable. Rien
de ce qui lui donne la vie ne vient, à proprement parler, de l’endroit qui l’a
vu naître : ses atomes ultra-millénaires ont parcouru l’univers, viennent
d’endroits qui n’existent plus et seront destinés à des lieux qui probablement
n’ont pas encore émergé. Il n’y a rien d’autochtone dans le vivant, il n’y a
rien d’absolument autochtone dans la matière de notre monde.
Et ces arches ne cessent d’embrouiller les archives et les cartographies qui
permettraient de décrire une histoire et une géographie claires du cosmos.
Elles sont toujours en avance ou en retard, elles ne restent jamais sur place.
À cause d’elles, impossible de synchroniser les heures ou de cadenasser et
isoler les lieux. À cause d’elles, impossible de supposer à l’histoire passée
une importance supérieure au futur dans la définition de l’identité de tout
être. À cause d’elles, impossible de distinguer notre enfance de celle du
monde.
Nous portons en nous l’enfance de l’univers – ou pour mieux dire, nous
partageons notre enfance avec la moindre portion de la matière de cette
planète et de tout ce qui l’entoure. Nous partageons notre souffle avec tous
les vivants présents et futurs. C’est Gaïa qui souffle en nous. Chaque souffle
d’un nouvel être produit un partage de plus et un corps plus commun : nous
mélangeons à nouveau le corps de la planète entière et nous construisons de
nouvelles alliances entre les formes. Chaque vivant est un micro-Léviathan
qui assemble différemment les corps les plus disparates et hétérogènes.
Cette ancienneté, cette vitalité, n’est pas qu’un atout. Elle est la marque et
la substance de la fragilité de toute forme : tout ce qui existe porte en soi la
nécessité de changer sa peau et son visage, est animé par une vie qui ne
pourra jamais être contenue dans les limites qui la contiennent. Ce que nous
pensons à tort comme vulnérabilité, mortalité, faiblesse, n’est que l’autre
aspect de cette ouverture et de cette continuité entre toutes les vies : chacune
et chacun de nous a une vie qui n’est pas parfaitement appropriée au corps
qu’elle habite. Elle n’attend que le moment de se transformer dans un autre
corps. Ce souffle ancien, omnivore et hybride est déjà en train de migrer
ailleurs. Et, plus généralement, la mortalité n’est que l’évidence qu’au cœur
de toute vie, il y a une matière minérale – celle de Gaïa – qui n’a aucune
nécessité d’animer tel ou tel corps : matière minérale, indifférente aux
formes et pourtant disponible à toutes. Ces entrailles minérales que toute vie
a attendries en son sein bouillent de redevenir rocher. La métamorphose
n’est pas un destin d’immortalité. Même pour la planète.
Tous à la maison
Pendant des siècles, nous avons scruté le ciel à la recherche de signes pour
deviner l’avenir. Nous avons levé les yeux et imaginé que nous pourrions
saisir ce qui se passerait en observant les géométries mobiles et variables que
d’autres corps – les étoiles – semblaient dessiner sur son corps éthéré. C’est
pourquoi la science du futur ou la connaissance vernaculaire de ce qui se
passera s’appelle encore aujourd’hui astrologie : la science des corps
célestes. Pendant des siècles, nous avons observé, adoré, vénéré des parties
du ciel, les étoiles, ou plutôt, leur image lumineuse dans la partie du ciel que
nous voyons chaque nuit, comme la cause de tout ce qui nous arrive et nous
arrivera.
Cette croyance était constamment accompagnée d’une autre. Pendant des
siècles, nous avons considéré la terre comme le gardien le plus sacré de notre
passé. C’est à la terre que nous avons toujours confié nos morts. C’est à la
terre et aux ruines qu’elle a rejetées de son ventre que nous avons toujours
demandé de nous dire ce que nous avons été. Pendant des siècles, nous
avons considéré la terre comme un pur effet, un simple dépôt cosmique de
tout ce qui s’est passé ailleurs, le garage des rebuts de l’univers humain et
non humain. Une masse de ruines.
Depuis des siècles, et pour des raisons difficiles à résumer, nous sommes
victimes de cette étrange erreur de parallaxe qui nous a fait confondre le
futur et le passé, le ciel avec ce que nous croyons lui être opposé.
Il faut corriger cette erreur de vision et construire une astrologie inversée :
une vraie science du futur qui sait où regarder. Nous devons comprendre où
l’avenir réside, et comment il existe.
Si l’astrologie doit être inversée, c’est pour au moins trois raisons.
Premièrement, parce que nous savons aujourd’hui que tout ce qui apparaît
dans le ciel s’est produit il y a bien des années – souvent des millions
d’années. Non seulement n’y a-t-il pas de futur dans le ciel, mais pas plus de
trace du présent. Les images les plus lointaines du ciel ne sont que des ruines
– maintenues sous formol pendant quelques millions d’années pour qu’on
puisse les voir. Le firmament est le plus grand site archéologique du cosmos.
C’est un immense musée à ciel ouvert, capable de faire revivre le passé de
l’univers sous la forme d’un spectacle qui circule de planète en planète. Le
ciel astrologique est le cirque itinérant du passé du cosmos.
Si l’astrologie doit être bouleversée, c’est ensuite parce que nous savons
que la Terre est aussi un corps céleste. Le ciel et tout ce qui se trouve entre
notre atmosphère et le soleil ont la même substance, la même matière, la
même forme que la terre : nous sommes le ciel par nature, par la matière, par
la forme.
L’astrologie doit donc apprendre à être une science de la Terre. Pour ce
faire, il faut comprendre que si nous voulons connaître l’avenir, nous ne
devons pas lever les yeux, mais les baisser et nous tourner vers ce morceau
de ciel qui est notre propre planète. En fait, tout ce qui apparaît sur Terre est
futur anticipé sous forme de pari. Tous les corps de la Terre sont un fonds
spéculatif. Elle est elle-même un corps futur et futuriste – le futur de tous les
corps. C’est ce que nous devons apprendre. Il ne faut pas la respecter pour sa
fragilité. Nous devons la vivre différemment, car la planète est notre chair
future. La chair de demain, d’après-demain et de mille millions d’années à
venir.
Le fait que la Terre soit notre avenir signifie que le futur ne vient jamais
de l’extérieur. Au contraire, s’il y a un avenir, c’est seulement parce qu’il n’y
a pas d’extériorité, parce que tout est déjà à l’intérieur. À l’intérieur de cette
planète. Tout sur sa surface. Le futur est la peau de la planète, qui ne cesse
de la transformer : il est le cocon de sa métamorphose.
La Terre est le corps du futur non pas à cause de sa taille. Le futur n’est
jamais quelque chose de grand, d’immense. Ce n’est pas un météore qui
menace de détruire la masse de la planète. Il lui appartient comme quelque
chose de plus petit que le plus petit de ses habitants. L’avenir est plus proche
de la façon dont les virus vivent que des humains ou de leurs monuments.
L’avenir est absolument microscopique. L’avenir est seulement celui qui
peut voir la vie dans la plus petite portion de la matière.
Un virus, pourrait-on dire avec une certaine simplification, est comme le
mécanisme chimique, matériel, dynamique de développement et de
reproduction de tous les êtres vivants, mais existant en dehors de la structure
cellulaire, sous une forme plus anarchique, plus libre. L’on pourrait dire que
le virus est la force qui permet à chaque corps de développer sa propre
forme, comme s’il existait désincarné du corps, libéré, flottant, la pure
puissance de métamorphose. Voilà ce qu’est l’avenir, une force de
développement et de reproduction de la vie qui ne nous appartient pas, qui
n’est pas une propriété exclusive d’un individu ni même commune et
partagée, mais plutôt un pouvoir flottant à la surface de tous les autres corps.
Précisément parce qu’elle est libre, cette force circule de corps en corps. Elle
est à la disposition de tous, susceptible d’être appropriée par chacun d’entre
eux. Mais tout comme s’approprier un virus signifie se contaminer, se
transformer, se métamorphoser, s’approprier le futur signifie s’exposer à un
changement irréparable.
Le futur est la pure force de la métamorphose, capable d’exister non
seulement comme une tendance d’un corps individuel, mais comme un corps
autonome, tel le pollen qui vole dans l’air : une ressource infiniment
appropriée. L’avenir est le fait que la vie et sa force sont partout et ne
peuvent appartenir à aucun d’entre nous, ni en tant qu’individu, ni en tant
que nation, ni en tant qu’espèce. L’avenir est une maladie qui oblige les
individus et les populations à se transformer. Une maladie qui nous empêche
de penser notre identité comme quelque chose de stable, de définitif, de réel.
L’avenir, après tout, est la maladie de l’éternité. Une tumeur à elle seule.
Plus bénigne. La seule qui nous rende heureux.
Nous n’avons pas à nous protéger de cette maladie. Nous n’avons pas
besoin de nous vacciner contre le virus du temps. Inutile. Notre chair ne
cessera jamais de changer. On doit être malade, très malade. Sans avoir peur
de mourir. Nous sommes l’avenir. Nous vivons vite. Nous mourons souvent.
BIBLIOGRAPHIE
NAISSANCES
La naissance reste un véritable tabou dans le système des connaissances
contemporaines. L’obstétrique et l’astrologie mises à part, très peu se dit,
très peu s’écrit hors de la psychologie de gare sur les sentiments que la mère
éprouverait « naturellement » pour ses enfants. C’est pourquoi l’inspiration
pour ce chapitre provient, plus que de sources écrites, de la visite de la
sublime exposition « Processions » de Kiki Smith au Haus der Kunst à
Munich, ouverte en février 2018 et organisée par Petra Giloy-Hirtz,
notamment les œuvres Rapture (2001) et Born (2002) où la figure féminine
surgit du ventre d’un loup ou d’un jeune cerf élaphe : notre origine est
toujours non humaine et notre parenté avec toutes les espèces vivantes
coïncide avec le partage de la même chair que nous nous transmettons de
vivant en vivant depuis le Big Bang. Le miracle et la violence propres à
toute naissance sont saisis ici d’une manière extrêmement frappante.
Quelques ouvrages en allemand (Christina Schües, Philosophie des
Geborenseins, Freiburg-Munich, Verlag Karl Alber, 2008 ; Ludger
Lütkehaus, Natalität. Philosophie der Geburt, Zug, Die Graue Edition,
2006) ont essayé de retracer l’histoire cachée et intermittente de ce thème
dans la philosophie européenne.
Une des multiples raisons de ce vide est aussi la monopolisation du
discours sur la naissance de la part de la théologie chrétienne. Il suffit de
regarder la littérature apocryphe autour de la naissance divine pour s’en
convaincre. Sur ce sujet, il est essentiel de consulter le volume de
J.K. Elliott, A Synopsis of the Apocryphal Nativity and Infancy Narratives,
Leyde et Boston, E.J. Brill, 2006. Parmi les traités chrétiens sur la nativité du
Christ, celui qui m’a le plus marqué a été celui de Paschase Radbert,
théologien du IXe siècle qui composa le De partu virginis, E.A. Matter et
A. Ripberger (éd.), Turnhout, Corpus Christianorum, Continuatio
mediaevalis, LVI C, 1985. Les pages de Hannah Arendt autour de la natalité
(Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Pocket, 1983)
peuvent être reconduites à ce mythe. Sur Arendt, on peut voir aussi l’essai de
Patricia Bowen-Moore, Hannah Arendt’s Philosophy of Natality, Houndmills
et Londres, MacMillan Press, 1989. La théologie a alimenté une réflexion
iconographique extrêmement importante, qui a été l’objet d’une étude
magistrale par Giulia Puma, Les Nativités italiennes (1250-1450). Une
histoire d’adoration, Rome, École française de Rome, 2019. Le
renversement de la théologie chrétienne de la natalité proposé dans le livre
est conduit à partir du chef-d’œuvre de Samuel Butler, God the Known and
God the Unknow, Londres, Fifield, 2009.
Le paragraphe sur Ferenczi s’est nourri des pages contenues dans le
volume Thalassa. Psychanalyse des origines de la vie sexuelle, Paris, Payot,
coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2018.
COCONS
La littérature que j’ai consultée autour de la métamorphose est
extrêmement vaste. J’ai essayé de résumer de manière extrêmement concise
une partie du débat qui s’est déployé depuis le XVIe siècle. Le premier texte
moderne important est celui de Thomas Moffet, Insectorum sive minimorum
animalium theatrum, Londres, Thomas Cotes, 1634, suivi par les œuvres de
William Harvey, Exercitationes de generatione animalium, Apud Joannem
Janssonium, Amsterdam, 1651, puis de Jan Goedart, Métamorphoses
naturelles ou histoire des insectes observée très exactement suivant leur
Nature & leurs Proprietez, Amsterdam, Pierre Mortier, 1700, et de Jan
Swammerdam, Biblia naturæ : sive, Historia insectorum in classes certas
redacta, trad. Hieronimus David Gaubius, Leyde, 1737.
La phrase sur le corps schizophrène des insectes est tirée de l’essai
magistral de Carroll M. Williams, « Hormonal Regulation of Insect
Metamorphosis », in Symposium on the Chemical Basis of Development,
W.D. McElroy et B. Glass (éd.), Baltimore, John Hopkins Press, 1958,
p. 794-806. De lui on peut aussi consulter « Morphogenesis and
Metamorphosis of Insects », dans Harvey Lectures, 47, 1951-1952, p. 126-
155.
La bibliographie complète sur la recherche contemporaine autour de la
métamorphose des insectes est immense. Il serait impossible de la résumer
ici. Un panorama historique très détaillé a été compilé par Deniz
F. Erezyilmaz, « Imperfect Eggs and Oviform Nymphs : A History of Ideas
about the Origins of Insect Metamorphosis », dans Integrative and
Comparative Biology, 46, 6, p. 795-807. De la même auteure, voir Deniz
F. Erezyilmaz, Lynn M. Riddiford et James W. Truman, « The Pupal
Specifier Broad Directs Progressive Morphogenesis in a Direct
Developing », dans Insect. Proc Natl Acad Sci USA, 103, 2006, p. 6925-
6930. Parmi les synthèses historiques et théoriques importantes, il y a l’essai
de James W. Truman et Lynn M. Riddiford, « The Origins of Insect
Metamorphosis », Nature, 410, 1999, p. 447-452 ; et celui d’Aniruddha
Mitra, « Cinderella’s New Shoes : How and Why Insects Remodel Their
Bodies Between Life Stages », dans Current Science, 104, 2013, p. 1028-
1036.
Parmi les très nombreux articles historiques consultés, les plus importants
pour la rédaction ont été celui d’Antonio Berlese, entomologiste italien qui a
soutenu pour la première fois la thèse de la dé-embryonisation dans
« Intorno alle metamorfosi degli insetti », dans Redia, 9, 1913, p. 121-136 ;
H. Henson, « The Theoretical Aspect of Insect Metamorphosis », Biological
Review, 21, 1946, p. 1-14 ; et H.E. Hinton, « On the Origin and Function of
the Pupal Stage », dans Transactions of the Royal Entomological Society of
London, 99, 1948, p. 395-409. Le travail de Vincent B. Wigglesworth a aussi
été décisif, dont The Physiology of Insect Metamorphosis, Cambridge,
Cambridge University Press, 1954 ; j’ai également beaucoup profité de la
lecture d’Insects and the Life of Man : Collected Essays on Pure Science and
Applied Biology, Chapman and Hall, 1976.
Sur Donald Irving Williamson, il y a un très beau livre de Frank Ryan,
Metamorphosis : Unmasking the Mystery of How Life Transforms, Londres,
Oneworld Publications 2012. Et de Donald Irving Williamson, outre son
livre The Origins of Larvae, Norwell, Kluwer Academic Publishers, 2003,
sont très importants ses contributions et articles dont « Sequential
Chimeras », dans A.I. Tauber (éd.), Organism and the Origins of Self,
Dordrecht, Kluwer, 1991, p. 299-336 ; « Larval Transfer in Evolution », in
M. Syvanen et C.I. Kado (éd.), Horizontal Gene Transfer, New York,
Academic Press Mondon, 2001, p. 395-410 ; « Larval Transfer and the
Origins of Larvae », Zoological Journal of the Linnean Society, 2001,
p. 111-122 ; « Hybridization in the Evolution of Animal Form and Life-
Cycle », Zoological Journal of the Linnean Society, 2006, p. 585-602 ;
« Caterpillars Evolved from Onychophorans by Hybridogenesis »,
Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA, 106, 2009,
p. 19901-19905 ; « Larval Genome Transfer : Hybridogenesis in Animal
Phylogeny »,
http://retractionwatch.files.wordpress.com/2011/10/diw_2011_symbiosis.pdf
.
Sur Maria Sybilla Merian, j’ai consulté deux études récentes : Kurt
Wettengl (éd.) Maria Sibylla Merian. Künstlerin und Naturforscherin 1647-
1717, Hatje Cantz Verlag, 2013 ; et Carin Grabowski (éd.), Maria Sibylla
Merian zwischen Malerei und Naturforschung : Pflanzen- und
Schmetterlingsbilder Neu Entdeckt, Berlin, Dietrich Reimer, 2017.
Sur les questions théoriques plus générales soulevées dans ces chapitres,
les œuvres de John T. Bonner, biologiste au Department of Ecology and
Evolutionary Biology de la Princeton University, ont été décisives. Parmi ses
nombreux livres Size and Cycle : An Essay on the Structure of Biology,
Princeton, Princeton University Press, 1966 ; On Development : The Biology
of Form, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1974 ; et First
Signals : The Evolution of Multicellular Development, Princeton, Princeton
University Press, 2001.
Sur la question du rajeunissement, voir Alexander Braun, botaniste,
directeur du Jardin botanique de Berlin et maître d’Ernst Haeckel, Das
Individuum der Pflanze in seinem Verhältnis zur Spezies : Generationsfolge,
Generationswechsel und Generationstheilung der Pflanze, Königliche
Akademie der Wissenschaften, 1853. Sur cette question, voir l’article de
Ruth G. Rinard, « The Problem of the Organic Individual : Ernst Haeckel
and the Development of the Biogenetic Law », dans Journal of the History
of Biology, 1981, p. 249-275.
Sur la méduse Turritopsis nutricola, voir Stefano Piraino, Ferdinando
Boero, Brigitte Aeschbach et Volker Schmid, « Reversing the Life Cycle :
Medusae Transforming into Polyps and Cell Transdifferentiation in
Turritopsis nutricula (Cnidaria, Hydrozoa) », dans Biological Bulletin, 190,
1996, p. 302-312.
Le chef-d’œuvre d’Ernst Kapp a été traduit en français par Grégoire
Chamayou : Principes d’une philosophie de la technique, Paris, Vrin, 2007.
Sur le débat autour de la métamorphose des plantes, le livre de Johann
Wolfgang von Goethe, Essai sur la métamorphose des plantes, Genève,
J. Barbezat et Cie, 1829, entre en dialogue avec la Philosophie botanique de
Charles Linné, traduite du latin par F.-A. Quesné, Leboucher, 1788 ; le texte
de Nils Ericsson Dahlberg, Metamorphosis plantarum, 1755 ; et l’œuvre de
Caspar Friedrich Wolff, « De formatione intestinorum praecipue, tum et de
amnio spurio aliisque partibus embryonis gallinacei, nondum visis,
observationes in ovis incubatis institutae », dans les Novi Commentarii
Academiae Scientiarum Imperialis Petropolitanae, Petropoli Typis
Academiae Scientiarum, t. XII, 1768, p. 403-507, t. XIII, 1769, p. 478-530.
RÉINCARNATIONS
J’ai pu développer l’idée de réincarnation en réfléchissant à l’art de
Philippe Parreno.
Val Plumwood a raconté plusieurs fois son expérience. La version finale
de ce texte est contenue dans le recueil posthume The Eye of the Crocodile,
Lorraine Shannon (éd.), Canberra, Australian National University E-Press,
2012.
Sur la question de la résurrection la littérature est immense, surtout après
le célèbre livre d’Oscar Cullmann, Unsterblichkeit der Seele oder
Auferstehung der Toten, Stuttgart, Kreuz, 1967, qui soulignait la différence
entre la thèse de l’immortalité de l’âme et celle de la résurrection des corps.
Un classique d’Alan F. Segal, Life After Death : A History of the Afterlife in
the Religion of the West, New York, Doubleday, 2004, et l’ouvrage récent de
Candida R. Moss, Divine Bodies. Resurrecting Perfection in the New
Testament and Early Christianity, New Haven, Yale University Press, 2019,
permettent de s’orienter. Le texte « Odyssée » d’Aldo Leopold est contenu
dans son recueil posthume, Almanach d’un comté des sables, trad.
A. Gibson, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2017. Sur Leopold on pourra
consulter l’étude de Julianne Lutz Warren, Aldo Leopold’s Odyssey :
Rediscovering the Author of a Sand County Almanac, Washington, Island
Press, 2016.
Sur la sexualité d’un point de vue biologique, voir le chef-d’œuvre de
Lynn Margulis et Dorian Sagan, What is Life ? Three Millions Years of
Genetic Reconstruction, New Haven, Yale University Press, 1990.
Sur la découverte de l’alternance des générations, deux essais permettent
de s’orienter : Armin Geus, « Der Generationswechsel : Die Geschichte
eines biologischen Problems », Medizinhistorisches Journal, 7, 1972,
p. 159-173, et Dieter Zissler, « Die Entdeckungsgeschichte des
Generationswechsels der Tiere », Mitteilungen des Badischen Landesvereins
für Naturkunde und Naturschutz e.V. Freiburg i. Br., 2001, p. 951-966.
Le livre d’Adelbert von Chamisso, De animalibus quibusdam e classe
vermium Linnaeana in circumnavigatione Terrae : De Salpa, Berlin,
F. Dümler, 1819 a ouvert une discussion avec, entre autres, M. Sars, Bidrag
til Söedyrenes Naturhistorie, Bergen, 1829, et J. J. S. Steenstrup, Ueber den
Generationswechsel oder die Fortpflanzung und Entwickelung durch
abwechselnde Generationen, eine eigenthümliche Form der Brutpflege in
den niederen Thierclassen, Copenhague, 1842.
Le voyage de découverte de Chamisso a été raconté par l’auteur dans
« Voyage de Kotzebue. Lettre écrite à M. le Comte de Romanzoff, par M. de
Chamisso naturaliste français, qui a fait le voyage autour du monde, avec
M. de Kotzebue, sur le brick russe le Rurik », dans Journal des voyages
découvertes et navigations modernes ; ou Archives géographiques et
statistiques du XIXe siècle, Paris, 1821, p. 201-208.
Sur toutes ces questions la réflexion développée dans le livre de Leo
W. Buss, The Evolution of Individuality, Princeton, Princeton University
Press, 1987, est absolument essentielle.
MIGRATIONS
Une partie du texte a été écrite en commentaire de l’œuvre de Christine
Rebet.
Le chef-d’œuvre d’Alfred Wegener a été édité dans sa première et
quatrième édition avec ses notes manuscrites, Die Entstehung der Kontinente
und Ozeane, Gebrüder Borntraeger Verlagsbuchhandlung, Berlin, 2015. Sur
la tectonique des plaques l’histoire classique de Henry R. Frankel, The
Continental Drift Controversy, 4 vol., Cambridge, Cambridge University
Press, 2012 ; et plus récemment Roy Livermore, The Tectonic Plates Are
Moving !, Oxford, Oxford University Press, 2018.
Sur l’histoire de l’écologie, il y a une très bonne introduction en français
de Jean-Paul Deléage, Histoire de l’écologie, Paris, La Découverte, 1991,
qui s’ajoute aux volumes de Ludwig Trepl, Geschichte der Ökologie. Vom
17. Jahrhundert bis zur Gegenwart, Francfort-sur-le-Main, Athenäeum,
1987, et Frank N. Egerton, Roots of Ecology. Antiquity to Haeckel, Berkeley,
University of California Press, 2012. Les textes de Linné et de ses élèves
peuvent se lire en français dans le volume Carl von Linné, L’Équilibre de la
nature, trad. Bernard Jasmin, Paris, Vrin, 1972.
Henri Lecoq publia son Étude de la géographie botanique de l’Europe,
Paris, Baillière et Fils, en 8 volumes, de 1854 à 1858.
Sur l’écologie de l’invasion, voir le livre de Charles Elton, The Ecology of
Invasions by Animals and Plants, Londres, Methuen, 1958. Sur ce que ce
livre a déclenché, il y a un volume collectif de David M. Richardson, Fifty
Years of Invasion Ecology. The Legacy of Charles Elton, Chichester, Wiley
Blackwell, 2011 ; et un livre très important de Jacques Tassin, La Grande
Invasion, Paris, Odile Jacob, 2014.
Hewlett C. Watson a publié ses Remarks on the Geographical Distribution
of British Plants, Chiefly in Connection with Latitude, Elevation, and
Climate, chez Longman à Londres en 1835. Sa Cybele Britannica paraîtra
chez le même éditeur à partir de 1847.
Sur la migration des plantes, consulter Gilles Clément, Le Jardin
planétaire. Réconcilier l’homme et la nature, Paris, Albin Michel, 1999 et
Stefano Mancuso, L’Incredibile Viaggio della piante, Rome, Laterza, 2018.
ASSOCIATIONS
Outre le livre de William Cronon, Nature’s Metropolis. Chicago and the
Great West, New York-Londres, W.W. Norton, 1991, et celui de Carolyn
Steel, Ville affamée, Paris, Rue de l’échiquier, 2016, ce chapitre s’inspire du
film réalisé en 2011 par Philippe Parreno, Continuously Habitable Zones
a.k.a. CHZ, en collaboration avec Bas Smets, et par la sculpture de Pierre
Huyghe, Exomind, créée en 2017.
Le livre de Paul Shepard cité est Thinking Animals. Animals and the
Development of Human Intelligence, Atlanta, University of Georgia Press,
1998.
La perspective finale d’un musée pour la nature contemporaine doit
beaucoup à la Forêt verticale (2015) de Stefano Boeri à Milan.
CONCLUSIONS
Le mot d’Ailton Krenak est tiré d’Ideias para adiar o fim do mundo, São
Paolo, Companhia das Letras, 2019.
Pour Eduardo Viveiros de Castro, voir Métaphysiques cannibales. Lignes
d’anthropologie post-structurale, trad. O. Bonilla, Paris, PUF, 2009.
REMERCIEMENTS