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Présentation

Nous avons toutes et tous été fascinés par ce mystère : une chenille se
métamorphose en papillon. Leurs corps n’ont presque rien en commun.
Silhouette, anatomie, habits différents. L’un rampe quand l’autre voltige. Ils
ne partagent pas le même monde : le sol contre l’air. Pourtant, ils sont une
seule et même vie. Ils sont le même moi.

Ce livre affirme que la métamorphose – ce phénomène qui permet à une


même vie de subsister en des corps disparates – est aussi la relation qui lie
toutes les espèces entre elles, qui unit le vivant au minéral. Bactéries, virus,
champignons, plantes, animaux : nous sommes toutes et tous une même vie.
Nous sommes toutes et tous le papillon de cette énorme chenille qu’est notre
Terre.

Emanuele Coccia, auteur de La vie sensible, de Le bien dans les choses et de


La vie des plantes (Prix des Rencontres philosophiques de Monaco 2017 et
traduit en 10 langues), est l’un des philosophes contemporains les plus
novateurs.
ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES
payot-rivages.fr
Couverture : Planche d’Anna Maria Sibylla Graff Merian tirée de Les Insectes de Surinam, 1726
© Bridgeman Images.
© Emanuele Coccia,
© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2020
pour la traduction française
© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2020
pour la présente édition
Ouvrage publié sous la direction de Lidia Breda
ISBN : 978-2-7436-4735-3

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du
client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de
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par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se
réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant
les juridictions civiles ou pénales. »
À Colette,
reine des métamorphoses
« Je suis tout parce que je ne suis qu’un courant de vie sans
aucune faille ; je suis immortelle parce que toutes les morts
confluent en moi, depuis celle du poisson d’il y a un instant
jusqu’à celle de Zeus, et rassemblées en moi elles
redeviennent une vie non plus individuelle et déterminée, mais
panique et donc libre. »

Giuseppe TOMASI DI LAMPEDUSA


INTRODUCTION
La continuité de la vie

Au commencement nous étions toutes et tous le même vivant. Nous avons


partagé le même corps et la même expérience. Les choses n’ont pas
tellement changé depuis. Nous avons multiplié les formes et les façons
d’exister. Mais aujourd’hui encore nous sommes la même vie. Depuis des
millions d’années, cette vie se transmet de corps en corps, d’individu en
individus, d’espèce en espèces, de règne en règne. Certes, elle se déplace, se
transforme. Mais la vie de tout être vivant ne commence pas avec sa propre
naissance : elle est beaucoup plus ancienne.
Considérons nos existences. Notre vie, ce que nous imaginons comme ce
qu’il y a de plus intime et incommunicable en nous, ne vient pas de nous, n’a
rien d’exclusif ni de personnel : elle nous a été transmise par autrui, elle a
animé d’autres corps, d’autres parcelles de matière que celle qui nous abrite.
Pendant neuf mois, l’inappropriabilité et l’inassignabilité de la vie qui nous
anime et nous éveille ont été une évidence physique, matérielle. Nous avons
été le même corps, les mêmes humeurs, les mêmes atomes que notre mère.
Nous sommes cette vie, qui partage le corps d’un autre, prolongée et amenée
ailleurs.
C’est le souffle de quelqu’un d’autre qui se prolonge dans le nôtre, c’est le
sang de quelqu’un d’autre qui circule dans nos veines, c’est l’ADN que
quelqu’un d’autre nous a donné, qui sculpte et cisèle notre corps. Si notre vie
commence bien avant notre naissance, elle se termine bien après notre mort.
Notre souffle ne va pas s’épuiser dans notre cadavre : il va alimenter tous
ceux qui trouveront en lui une cène à célébrer.
Notre humanité n’est pas plus un produit originaire et autonome. Elle est
aussi un prolongement et une métamorphose d’une vie antérieure. Plus
précisément, elle est une invention que des primates – une autre forme de
vie – ont su tirer de leur propre corps – de leur souffle, de leur ADN, de leur
manière de vivre – pour faire exister différemment la vie qui les habitait et
les animait. Ce sont eux qui nous ont transmis cette forme – et à travers la
forme de vie humaine, c’est eux qui continuent à vivre en nous. Les primates
eux-mêmes, d’ailleurs, ne sont qu’une expérimentation, un pari lancé par
d’autres espèces, par d’autres formes de vie. L’évolution est une mascarade
qui se déroule dans le temps et non dans l’espace. Qui permet à toute espèce,
d’ère en ère, de revêtir un nouveau masque par rapport à celle qui l’a
engendrée, aux filles et aux fils de ne pas se laisser reconnaître et de ne plus
reconnaître leurs parents. Et pourtant, malgré ce changement de masque,
espèces-mères et espèces-filles sont une métamorphose de la même vie.
Chacune des espèces est un patchwork de morceaux prélevés sur d’autres
espèces. Nous, les espèces vivantes, n’avons jamais cessé de nous échanger
des pièces, des lignes, des organes, et ce que chacune de nous est, ce qu’on
appelle « espèce », n’est que l’ensemble des techniques que chaque être
vivant a empruntées aux autres. C’est à cause de cette continuité dans la
transformation que toute espèce partage avec des centaines d’autres une
infinité de traits. Le fait d’avoir des yeux, des oreilles, des poumons, un nez,
du sang chaud, nous le partageons avec des millions d’autres individus, avec
des milliers d’autres espèces – et dans toutes ces formes, nous ne sommes
que partiellement humains. Chaque espèce est la métamorphose de toutes
celles qui l’ont précédée. Une même vie qui se bricole un nouveau corps et
une nouvelle forme afin d’exister différemment.
C’est la signification la plus profonde de la théorie darwinienne de
l’évolution, celle que la biologie et le discours public ne veulent pas
entendre : les espèces ne sont pas des substances, des entités réelles. Elles
sont des « jeux de vie » (au même sens que l’on parle de « jeu de langage »
pour le discours), des configurations instables et nécessairement éphémères
d’une vie qui aime transiter et circuler d’une forme à l’autre. Nous n’avons
pas encore tiré toutes les conséquences de l’intuition darwinienne : affirmer
que les espèces sont liées par une relation généalogique ne signifie pas
simplement que les vivants constituent une grande famille ou un clan. Cela
signifie, surtout, établir que l’identité de chaque espèce est purement
relative : si les singes sont les parents et les hommes les fils, nous ne
sommes humains que par, et en face, des singes aux mêmes titres que chacun
de nous n’est pas fille ou fils en sens absolu, mais seulement en relation avec
sa mère et son père. Toute identité spécifique définit exclusivement la
formule de la continuité (et de la métamorphose) avec les autres espèces.
Ces considérations s’appliquent aussi à l’ensemble des vivants. Il n’y a
aucune opposition entre le vivant et le non-vivant. Tout vivant est non
seulement en continuité avec le non-vivant, mais il en est le prolongement, la
métamorphose, l’expression la plus extrême.
La vie est toujours la réincarnation du non-vivant, le bricolage du minéral,
le carnaval de la substance tellurique d’une planète – Gaïa, la Terre – qui ne
cesse de multiplier ses visages et ses modes d’être dans la moindre particule
de son corps disparate, hétéroclite. Chaque moi est un véhicule pour la Terre,
un navire qui permet à la planète de voyager sans se déplacer.
Des formes en nous

C’était bien avant l’ère des réseaux sociaux. Les photos de soi étaient
rares : elles sauvaient de l’oubli de rares instants, et absorbaient en elles la
couleur et la lumière de la vie qu’elles incarnaient. On les conservait à
l’intérieur de grands cahiers reliés à pages blanches qu’on feuilletait
rarement et que l’on montrait encore plus rarement – comme s’il s’agissait
de livres sacrés qu’on avait le droit de dévoiler uniquement aux initié.e.s.
Ces volumes ne recelaient généralement pas d’écritures, mais ils
présupposaient des longues explications orales. Car se plonger dans leurs
pages signifiait redécouvrir chaque fois une évidence qu’on préfère oublier.
Sur ces pages, la vie prenait la forme d’une longue parade de silhouettes
autonomes, séparées par de larges halos d’obscurité. Malgré la dissemblance
des formes, se reconnaître dans cet étrange défilé d’exuvies de notre passé
était plus qu’aisé. Et pourtant, un frisson accompagnait la succession de ces
personnages qui s’apprêtaient à dire moi à notre place. Cet album semblait
annuler la différence du temps, et exposer ces images comme dans un
polyptyque d’une famille très nombreuse : par une étrange dissociation, il les
transformait en jumeaux presque identiques qui semblaient mener des vies
parallèles. Notre existence, du coup, apparaissait comme l’effort titanesque
de passer d’une vie à l’autre, d’une forme à l’autre, un voyage de
réincarnation dans ces corps et ces situations pourtant si éloignés les uns des
autres, comme l’est le cafard du corps humain de Gregor Samsa. D’autres
fois, au contraire, la magie opérait dans le sens inverse : feuilleter l’album
signifiait éprouver l’ivresse d’une équivalence parfaite entre les formes les
plus disparates. Notre moi actuel, sans y être identique, se révélait
parfaitement équivalent à celui que nous avions lorsque nous ne faisions
qu’un mètre, à peine capables de marcher dans un pré, ou à l’adolescent.e
mal coiffé.e, au visage massacré par l’acné. Les différences sont énormes et
pourtant chacune de ces formes exprime la même vie selon la même
puissance. Ces livres d’images étaient la représentation la plus exacte de la
coïncidence entre vie et métamorphose.
Nous sommes toujours médusés par la forme du vivant à l’âge adulte.
Nous reconnaissons à ce stade une perfection et une maturité que nous
refusons aux autres. Tout ce qui précède ne serait que préparation à cette
silhouette à laquelle nous étions destiné.e.s, tout ce qui s’ensuit n’est que
décadence et destruction. Pourtant, rien n’est plus faux. Notre vie adulte
n’est pas plus parfaite, plus nôtre, plus humaine, plus accomplie que celle de
l’embryon bicellulaire qui suit la fécondation de l’œuf ou celle du vieillard
qui est à l’orée de la mort. Mais toute vie, pour se déployer, a besoin de
passer par une multiplicité irréductible de formes, un peuple de corps qu’elle
assume et dont elle se débarrasse avec la même facilité qu’elle change de
vêtements d’une saison à l’autre. Chaque vivant est légion. Chacun coud des
corps et des « moi » comme un modiste, comme un body artist qui ne cesse
de ciseler son apparence. Toute vie est un défilé anatomique prolongé sur un
temps variable.
Penser la relation entre cette multiplicité de formes en termes de
métamorphose, et non d’évolution, de progrès ou de leurs opposés, ce n’est
pas seulement se libérer de toute téléologie. Cela signifie aussi, et surtout,
que chacune de ces formes a le même poids, la même importance, la même
valeur : la métamorphose est le principe d’équivalence entre toutes les
natures et le procès qui permet de produire cette équivalence. Toute forme,
toute nature vient de l’autre et y est équivalente. Chacune d’elles existe sur
le même plan. Elles ont ce que les autres ont en partage, mais sur des modes
différents. La variation est horizontale.
Ce n’est pas facile de soutenir le regard de cette liturgie de silhouettes,
dont aucune ne semble à la fois retenir et modifier la vie qui lui a été
transmise. Dans cet incessant carnaval des figures qui se côtoient et se
succèdent, les formes s’estompent les unes dans les autres, se versent les
unes dans les autres, s’engendrent les unes des autres. Chacune d’elles est un
étranger qui semble venir d’ailleurs et qui, une fois que nous nous y
familiarisons, transforme en étrangères toutes les autres. Ce que nous
appelons vie – que ce soit du point de vue de l’individu, de l’espèce ou de
l’ensemble des règnes – n’est qu’un processus de domestication de formes
successives. Nous domestiquons jour après jour l’étranger jusqu’à nous
perdre définitivement dans son corps.
Nous appelons métamorphose cette double évidence : tout vivant est en
soi une pluralité de formes – simultanément présentes et successives –, mais
chacune de ces formes n’existe de manière véritablement autonome, séparée,
car elle est se définit en continuité immédiate avec une infinité d’autres
avant et après celle-ci. La métamorphose est à la fois la force qui permet à
tout vivant de s’étaler simultanément et successivement sur plusieurs formes
et le souffle qui permet aux formes de se relier entre elles, de passer l’une
dans l’autre.
I
Naissances
Tout moi est un oubli

Comme toutes et tous, j’ai oublié. Le goût et l’odeur de ce moment, les


gens autour de moi, les objets qui peuplaient la pièce. J’ai oublié le jour et
l’heure, mes pensées et mes émotions, l’intensité de la lumière dans les tout
premiers instants. Peut-être que je ne pouvais qu’oublier ? Tout
m’apparaissait pour la première fois : trop différent, trop nouveau, trop
intense pour que je puisse l’emmagasiner. J’ai dû oublier, et tout oublier.
Faire le vide pour ouvrir l’espace au reste : aux choses futures, à ce qui sera
bientôt mon passé, au monde entier. Faire le vide pour rendre possible toute
expérience. J’ai dû oublier, et tout oublier, pour pouvoir percevoir moi-
même.
La naissance est la limite absolue de la reconnaissance. Elle est le seuil où
dire moi signifie se confondre avec un autre. Impossible de dire si le souffle
qui nous permet de prononcer cette syllabe nous appartient véritablement ou
s’il est le prolongement du corps de notre mère ; impossible de dire si cette
syllabe nomme notre corps ou celui d’où nous sortons. La naissance est la
force qui ne permet de dire « moi » que quitte à nier toute mémoire : il faut
oublier d’où l’on vient, il faut oublier le corps autre qui nous a hébergés pour
si longtemps, il faut se désidentifier de lui.
Comme toutes et tous, j’ai oublié. Je me suis oublié moi-même mais j’ai
aussi, et surtout, oublié tout ce qui vivait en moi et continue à le faire. J’ai
oublié, par exemple, que j’ai été pendant neuf mois le corps de ma mère. Je
n’ai pas simplement été en elle : j’ai été son corps, littéralement. J’ai été une
portion de son ventre, matériellement inséparable de lui. Chair de sa chair,
vie de sa vie. L’oubli n’est pas accidentel, il est la condition de possibilité
pour commencer à se voir différemment. Il est le pendant cognitif de l’acte
de devenir autre que notre mère, de prolonger sa vie et son souffle, ailleurs
par rapport à son ventre et à sa conscience.
Comme toutes et tous, j’ai oublié que j’ai été le corps de mon père. Je l’ai
été et je le suis toujours ; et non du seul point de vue matériel. Par la
naissance, je porte en moi la forme de mon père et la forme de ma mère :
génétiquement, je suis l’improbable et bruyant dialogue entre leurs corps et
leurs formes. Cet oubli qui coïncide avec la naissance est l’élément le plus
profond de la mémoire. Mes parents aussi, d’ailleurs, sont le fruit de cet
oubli et de ce mélange. Avoir en moi le corps de mon père et de ma mère,
avoir leurs formes, avoir leur vie, signifie donc avoir en moi le corps et la
vie d’une série innombrable de vivants, tous nés d’autres vivants, jusqu’aux
frontières de l’humanité et encore plus loin, jusqu’aux frontières du vivant,
et encore plus loin. La naissance n’est pas simplement l’émergence du
nouveau, elle est aussi l’égarement du futur dans un passé sans limite.
Comme toutes et tous, j’ai oublié. Je n’aurais pas pu faire autrement. J’ai
dû tout oublier pour devenir ce que j’étais. Naître signifie oublier ce que
nous étions avant. Oublier que l’autre continue à vivre en nous. Nous étions
déjà, mais différemment : la naissance n’est pas un commencement absolu.
Il y avait déjà quelque chose avant nous, nous étions déjà quelque chose
avant de naître, il y avait du moi avant moi. La naissance n’est que cela,
l’impossibilité d’être en dehors d’un rapport de continuité entre notre moi et
le moi des autres, entre la vie humaine et la vie non humaine, entre la vie et
la matière du monde.
Je suis né. Je véhicule toujours autre chose que moi-même. Le moi n’est
qu’un véhicule de matière étrangère, qui vient d’ailleurs et qui est destinée à
aller plus loin que moi. Peu importe qu’il s’agisse de mots, d’odeurs, de
visions, de molécules.
Je suis né. La matière dont je suis fait n’a rien de purement présent. Je
véhicule du passé ancestral et je suis destiné au futur inimaginable. Je suis
un temps hétéroclite, inconciliable, non assignable à une époque ou à un
moment. Je suis la réaction des plusieurs temps sur la surface de Gaïa.
Je suis né, et c’est presque une tautologie. Devenir un moi c’est naître, et
naître c’est le dynamisme propre de tout ego. Il y a un « moi » seulement
pour les êtres de naissance ou, à l’inverse, le moi n’est qu’un véhicule : il est
quelque chose qui transporte toujours autre que lui.
Une seule et même vie

Nous la décrivons comme le processus qui relie les parents et les enfants.
Nous nous y imaginons les corps s’ordonner selon des relations spécifiques.
Nous en décrivons les résultats comme la succession de générations – de
mères et de pères aux filles et aux fils. Nous l’imaginons comme quelque
chose qui donne lieu à un immense arbre qui s’étend à travers les cousins,
les oncles, les tantes, les grands-parents, et ces proches pour lesquels nous
n’avons pas de noms définissant le degré de parenté et que nous appelons
vaguement des alliés. Nous parlons de liens de sang et de chair. Mais, nous
oublions ce qu’il y a de plus étrange dans la naissance : la vie se constitue de
manière à la fois beaucoup plus sauvage et beaucoup plus intime que notre
bricolage conceptuel ne le voudrait.
Regardons nos enfants : une partie de notre corps est devenue autre. Tout
d’abord, elle s’est unie à un corps étranger et elle a engendré une vie autre,
autonome et séparée de nous. On pourrait dire la même chose de la
conscience. Une partie de notre moi nous a échappé et est devenue autre,
indisponible. Notre moi existe maintenant en dehors de nous, distinctement
de nous, inappropriable à jamais pour nous. Cette autre vie qui était la nôtre
dit, exactement comme nous, « moi », et c’est littéralement le même bout de
matière et d’esprit qui était notre « moi » et celui de notre partner. Pourtant,
cette vie se déploie ailleurs, sur, dans, à travers un autre corps, ou, pour le
dire autrement, dans notre corps et notre esprit devenus autres.
Tout enfant est un moi méconnaissable. Tout enfant est un corps qui a
imposé à sa matière d’origine une métamorphose. La multiplication des
corps et des moi – ce que nous appelons naître – est d’abord un processus de
transformation des corps existants. Ce que nous éprouvons comme oubli,
comme limite indépassable de la reconnaissance et de la mémoire, est une
métamorphose. Grâce à la naissance, tout corps vivant, indifféremment de sa
forme, de sa dimension, de sa situation, mais aussi de l’espèce et du règne
auquel il appartient, est une métamorphose : une transformation de corps
précédents, une modification d’une forme qui existait avant lui, une mutation
d’un regard qui avait déjà touché le monde.
Si nous naissons, c’est parce que chacun de nous, dans son corps comme
dans son âme, n’est qu’une partie du monde. Naître se résume à cela : la
preuve que nous ne sommes rien d’autre que la métamorphose, une petite
modification d’une partie infime de la chair du monde. Mais la partie du
corps de notre mère que nous avons incorporée au nôtre – ainsi que la partie
apparemment plus petite de notre père – n’est qu’une étape dans une chaîne
sans fin de transformations et d’incorporations : nous faisions partie de leur
corps avant de devenir ce que nous sommes, mais aussi de ce que chacun des
deux corps était avant notre génération. Nous avons un passé ancestral qui
fait de chacun de nos corps une portion limitée et infinie de l’histoire de la
Terre, de l’histoire de la planète, de son sol, de sa matière.
Tous les vivants sont, d’une certaine manière, un même corps, une même
vie et un même moi qui continue à passer de forme en forme, de sujet en
sujet, d’existence en existence. Cette même vie est celle qui anime la
planète, elle aussi née, échappée d’un corps préexistant – le Soleil – et
engendrée par métamorphose de sa matière il y a 4,5 milliards d’années.
Nous en sommes tous une parcelle, un éclat de lumière. Énergie, matière
solaire qui tente de vivre autrement que ce qu’elle a fait dans ses
innombrables existences antérieures. Et pourtant, cette origine commune, ou
pour mieux dire, le fait que nous soyons la chair de la Terre et la lumière du
Soleil qui réinventent une nouvelle manière de dire moi, ne nous condamne
pas à une identité. Au contraire, c’est à cause de cette parenté beaucoup plus
profonde et intime (nous sommes la Terre et le Soleil, nous sommes leur
corps, leur vie) que nous sommes destiné.e.s à nier, à chaque instant, notre
nature et notre identité, et forcé.e.s d’en façonner des nouvelles. La
différence n’est jamais une nature, elle est un destin et une tâche. Nous
sommes obligé.e.s de devenir différent.e.s, nous sommes obligé.e.s de nous
métamorphoser.
Naissance et nature

La naissance est le processus le plus individuel et individualisant qu’un


vivant puisse expérimenter. Elle n’est pas seulement le seuil de l’intime,
mais bien ce qui rend possible l’intimité et en délimite les frontières. Or il
n’y a rien de plus universel : non seulement toutes femmes et tous hommes
naissent, présent.e.s, passé.e.s, futur.e.s, indifféremment du genre, de la
classe, de la culture, de l’orientation, mais il en va de même pour tous
vivants, indifféremment de l’espèce, de la classe, du règne. Un chêne, un
chat, un champignon, une bactérie sont tous des êtres définis par la
naissance.
La naissance est la première de toutes nos expériences, leur forme
transcendantale. Mais elle est aussi celle que nous partageons avec chaque
être de cette planète, l’expérience qui rend notre moi indiscernable de celui
des autres vivants, peu importe sa position dans le grand arbre de
l’évolution. Ce n’est pas une racine commune, une origine lointaine que
nous partageons. C’est au contraire la condition de possibilité et la forme de
la continuité de tous les vivants, de toutes les espèces vivantes, mais aussi de
la vie et de son milieu. La naissance est un couloir : un canal de
transformation qui mène la vie d’une forme à l’autre, d’une espèce à l’autre,
d’un règne à l’autre.
C’est dans ce couloir en effet qu’individu, espèce et planète peuvent
communiquer et se métamorphoser les uns dans les autres. La naissance rend
indiscernables les individus qui appartiennent à une même espèce, les
espèces entre elles, et la totalité des vivants avec la Terre. Notre généalogie
est donc toujours d’ordre cosmique et non purement familiale. Le
nombril marque notre lien à la Terre et à tous les vivants, et non pas
exclusivement au corps de notre mère.
Cela peut arriver, comme nous l’avons éprouvé dans le ventre d’une mère.
Cela peut arriver à l’intérieur d’une sphère dont les parois sont faites de
calcaire. Cela peut arriver en plein air ou dans la mer, à travers l’union de
deux corps unicellulaires qui partagent leur patrimoine génétique. Cela peut,
comme pour les virus, prendre la forme de l’occupation et de la
manipulation de l’essence chimique d’un corps étranger. On naît toujours
dans un corps autre : c’est exactement cela qu’on appelle nature. Plus que
seulement tisser un lien de sang avec des parents, naître c’est ajouter un
maillon à la chaîne de transformation de la vie. Naître c’est donc être nature,
et on appelle nature le mode d’être de tout ce qui est né : est naturel tout ce
qui existe seulement par, à travers et grâce à la naissance. Nature n’est pas
synonyme d’essence. Nous, les êtres naturels, nous sommes ceux qui sont
venus au monde par ce lent processus de migration et d’appropriation des
corps.
Être né.e.s signifie n’être rien d’autre qu’une reconfiguration, une
métamorphose d’autre chose. Être né.e.s, c’est-à-dire être la nature, signifie
devoir construire, bâtir, son propre corps à partir de la Terre, à partir de toute
la matière du monde disponible de cette planète dont nous sommes à la fois
la modification et l’expression, l’articulation et le pli. Être né.e.s signifie être
fait de la même matière dont sont faites toutes les choses devant nous.
Naître, pour tout être vivant, c’est faire l’expérience d’être une partie de la
matière infinie du monde, qui invente une autre manière de dire « moi ».
Nous n’avons pas besoin de brasser le globe pour sentir le monde, pour le
voir, pour l’expérimenter dans toute son infinité. Tout ce que nous avons à
faire est d’explorer la mémoire matérielle et spirituelle de notre corps.
Chacun de nous est l’histoire de la Terre, une version de celle-ci, une
conclusion possible.
Naître, pour chaque être vivant, c’est ne pas être capable de séparer sa
propre histoire de celle du monde, ne pas être capable de faire la distinction
entre le local et le global. Nous naissons dans un corps spécifique et
irremplaçable, né et engendré par un autre corps spécifique et irremplaçable,
mais chacun des vivants exprime la vie de la planète entière, passée, présente
et future.
C’est toujours Gaïa qui dit « moi » en nous. Nous sommes monde et
chacun de nous est mondain à sa manière. Nous sommes ensemble son
contenu mais aussi, et surtout, sa forme. Le « moi » n’est jamais une
fonction ou une activité purement personnelle : c’est une force tellurique.
Gémellité cosmique

Ce sont les naissances qui dessinent le monde. C’est seulement à la


naissance, et seulement parce que nous sommes nés, que les lieux, l’air,
l’eau, le feu, les gens, les souvenirs, les rêves et les mensonges, peuvent
s’appartenir les uns les autres, devenir cohérents, se faire chair. C’est
seulement parce que nous sommes nés qu’il y a du monde et non un simple
ensemble disparate d’objets. La naissance est un processus double, parallèle
et simultanée, partagée entre le moi et le monde. Ce n’est pas seulement le
vivant qui naît : le monde naît aussi, différemment à l’apparition de chaque
nouvel individu. Toute naissance est gémellaire : monde et sujet sont des
jumeaux hétérozygotes, nés simultanément et incapables de se définir l’un
sans l’autre. À l’inverse, tout dans le monde est défini par un rapport de
gémellité avec le reste.
La naissance n’est pas seulement un événement de distinction et de
séparation. Elle est aussi un mouvement de confluence et d’assimilation
collective. Toute naissance est une pénétration dans un corps étranger : elle
est sa domestication, son accoutumance. L’ordre de naissance ne fait que
redistribuer le corps de la Terre. À cause de cet ordre, à cause de la nature,
tous les êtres nés, tous les vivants présents, passés et futurs, ont été faits, sont
faits et seront faits de la même matière. Les fougères qui caressent nos pieds
lorsque nous marchons en forêt, les poules que nous mangeons, les peupliers
et les platanes qui côtoient les rues de nos villes, les insectes qui nous
dérangent et les microbes dans nos intestins sont liés par une consanguinité
cosmique. Des siamois qui ne peuvent cesser d’utiliser, intégrer, le corps des
autres, ou se réincarner les uns dans le corps des autres. Naître signifie
chaque fois prendre un corps qui était celui d’un autre (sa mère, son père,
mais à travers eux aussi tous les autres) et en faire notre propre chair. Nous
ne sommes jamais simplement filles et fils, comme nous ne sommes pas
seulement frères et sœurs. Nous partageons le même visage. Nous n’avons
pas besoin de nous ressembler. Les arbres ne nous ressemblent pas, pas plus
qu’un microbe ou un zèbre. Et pourtant, parce que nous partageons tous une
naissance, nous vivons du même corps.
Partager cette structure transcendantale de notre être-au-monde ne se
laisse pas résumer par la nécessité de pénétrer dans et de s’approprier un
corps commun. Cela signifie surtout avoir une relation de gémellité avec les
autres vivants. Être nature signifie être jumelle et jumeau de tout ce qui vit.
La gémellité n’est pas un rapport défini par une ressemblance physique ou
génétique. Elle est le rapport qu’entretiennent deux ou plusieurs êtres qui ont
partagé la naissance – même moment, même ventre, même mère. Elles et ils
peuvent être génétiquement différents (les jumelles ou les jumeaux
hétérozygotes), elles ou ils peuvent ne pas se ressembler du tout. Mais du
moment qu’elles ou ils partagent un ventre et qu’elles ou ils viennent au
monde, du moment qu’elles ou ils coïncident dans et par leur naissance, leur
existence sera marquée par un partage plus profond que celui d’une forme ou
d’une identité. Regarder tous les êtres en tant qu’unis par et dans la
naissance – regarder tous les êtres comme des êtres naturels – signifie les
considérer en tant que jumelles et jumeaux cosmiques.
Dans la gémellité la relation horizontale qui relie les jumelles ou les
jumeaux transcende la médiation des parents : elle est beaucoup plus intense
que le simple fait d’avoir les mêmes parents. Cette intensité dérive de
l’évidence que malgré toutes les différences physiques, matérielles et
formelles, la continuité de deux corps est telle que toute affirmation du moi
est contemporaine d’une identification avec l’autre. La jumelle ou le jumeau
est l’être qui est exposé.e à l’évidence de la contingence du moi et de sa
différence : chacun ou chacune aurait pu se retrouver dans le corps de
l’autre.
Loin d’être un fait paradoxal et rare, la naissance gémellaire est le
paradigme même de la naissance, à l’échelle planétaire. Tous les vivants ont
une même et seule mère, Gaïa, qu’ils partagent avec des millions d’autres
êtres.
Non seulement tous les êtres d’une même espèce sont des jumeaux, mais
toutes les espèces sont jumelles : humains, fourmis, chênes, cyanobactéries,
virus ne sont que des jumeaux hétérozygotes qui ne cessent de dupliquer la
réalité du monde dont ils sont le corps et l’esprit.
Donner naissance ou la migration de la vie

Toutes et tous oublient qu’elles ou ils sont né.e.s. Nous vivons dans une
culture produite et dominée par ceux qui, par définition, n’ont jamais eu
l’expérience de donner naissance aux autres : les mâles. C’est sans doute
pourquoi nous sommes obsédés par la mort et le vieillissement.
Le culte des morts est encore au fondement de notre société : nous
gardons soigneusement leurs corps dans des boîtes scellées, nous leur
érigeons des mausolées, nous ne cessons de cultiver leur mémoire. Nous
remplissons des rayons entiers de bibliothèques avec nos réflexions sur la
mort. La naissance, au contraire, reste un mystère et un tabou. L’exclusion
millénaire des femmes des champs de la parole et de l’art a rendu rares,
difficiles, inaudibles, l’expression et le partage de l’étonnement envers
l’émergence d’un nouveau moi. La naissance est à peine célébrée
collectivement. Nous en parlons à peine, nous la fêtons à peine, nous faisons
à peine attention aux traces qu’un tel événement laisse sur nos corps et nos
âmes.
Toutes et tous oublient. Et pourtant certains couvent dans leur corps la
possibilité d’apprendre après coup ce que naître peut vouloir dire. Il s’agit
pour eux d’une expérience physique, évidente, immédiate. Donner naissance
à autrui signifie revivre à rebours son propre acte de naissance : la véritable
antithèse de la naissance n’est pas la mort, c’est voir son propre corps
engendrer d’autres corps. Voir son corps transformé en matrice traversée par
une vie qui n’a plus rien de personnel ou d’individuel, car elle transite et se
transmet d’un individu à l’autre, d’un corps à l’autre, sans toutefois nier
l’individualité et l’autonomie des deux. Voir son corps se dédoubler, forme
après forme, organe par organe, souffle après souffle. Voir son corps se
transformer en une mer ou la vie migre de moi en moi, d’individu en
individu, de genre en genre.
Ce deuxième corps, que l’on fait naître et qui naît de manière autonome en
nous, est à la fois un corps étranger, un alien et un corps jumeau. Il a un
visage différent, des traits étrangers, car il naît de la fusion de deux visages.
Une fois sur deux, il est d’un genre différent. Pourtant, c’est notre corps que
le nouveau-né domestique et apprivoise : il ne s’agit pas simplement d’une
analogie morphologique, il s’agit d’une continuité physique, matérielle et
spirituelle entre les deux corps. Mère et enfant sont, pendant neuf mois,
coextensifs : tout en étant deux êtres, deux sujets (même juridiquement),
deux vies, leurs corps coïncident dans la res extensa, occupent le même
espace, sont constitués des mêmes atomes, sont une seule et même chair –
qui n’appartient plus à aucune des deux de manière exclusive. C’est cette
continuité – une coïncidence spatiale qui s’accompagne d’une autonomie –
qui est la forme transcendantale de ce qu’on appelle métamorphose et qui est
le mystère métaphysique des toute naissance.
La vie qui nous anime n’est pas exclusivement nôtre, elle peut passer
salva veritate à un corps et à un individu qui ne partagera plus rien (les
maladies, les goûts, les expériences, les opinions, la mort) avec nous. Elle
déborde nos corps, elle migre, elle peut se multiplier et se détacher de nous
comme une graine qui s’éloigne de l’arbre qui l’a engendrée et dont elle est
partie. Cette vie est toujours prête à aller ailleurs, à construire d’autres corps
à partir de nos corps. La grossesse n’est que l’expérience de cette
multiplicité originaire qui est intrinsèque à toute vie : vivre son corps comme
la coextension d’au moins deux sujets, de deux genres, de deux souffles qui
partagent et tiraillent une seule et même vie, celle qui a animé auparavant les
milliers de corps qui nous ont engendrés. Notre vie n’est jamais purement
singulière, unique, indivisible. C’est pour cela qu’il n’y a pas, et il ne
pourrait jamais y avoir, une forme de vie, une unité transcendantale entre
une vie et sa forme : la naissance est justement la négation de cette synthèse
transcendantale. Nous venons toujours d’une autre forme, nous en sommes
la déformation, la variation, l’anamorphose.
À l’inverse, les corps les plus puissants parmi nous peuvent engendrer de
leur propre forme une forme différente qui partage la vie qui les anime. La
multiplicité est la vérité la plus profonde de la vie. Mais cette multiplicité
n’est pas simplement arithmétique, et elle ne nie pas l’unité profonde
(matérielle, charnelle, psychique) de tous les vivants. S’il y a du multiple
dans le vivant c’est parce que la vie connaît une continuité dans la
transformation : impossible de se prolonger indéfiniment sans défaire sa
propre forme et faire habiter sa propre vie, la plus intime, la plus
personnelle, la plus proche de soi, en quelque chose de différent. La
multiplication des êtres vivants et leur variation ne multiplient pas la vie, qui
est de fait la même pour tous les vivants (ni la naissance ni l’évolution ne
seraient autrement possibles).
Faire l’expérience de la grossesse – faire expérience de voir son propre
corps renaître dans le corps d’un autre – est aussi singulier pour une autre
raison : elle se déploie dans une temporalité particulière. Toute grossesse
greffe dans le présent la coprésence d’un temps préhistorique, qui coïncide
avec les origines d’une espèce (car toute naissance coïncide avec la
naissance et la création de l’espèce humaine), et un futur absolu, au-delà des
rêves de science-fiction. La naissance est une contraction des temps :
présent, passé, futur. Elle est toujours au seuil entre l’histoire et ce qui en est
irréparablement à l’extérieur.
Donner naissance signifie défaire l’histoire (et sa propre histoire
personnelle), défaire l’âge de son corps, défaire le temps du présent et du
passé, pour construire une sorte de préhistoire artificielle, technique,
culturelle, qui est commune à la mère et à l’enfant. Un corps en gestation est
un corps qui construit une jeunesse non purement historique, car elle n’est
pas au début de la vie de la mère, mais à un moment arbitraire. Pour un
instant, le corps de la mère devient quelque chose qui est en deçà de la
jeunesse et de la vieillesse, une sorte de noyau de vie qui germe en son
corps. Et dans ce noyau c’est la mère elle-même qui est comme ramenée à
un temps et à une modalité d’être antérieurs à sa propre naissance. Ce noyau
pré-individuel, pré-personnel et sans genre prédéfini est un laboratoire à la
fois intime et universel, un espace-temps de métamorphose qui change la
mère, l’enfant, l’espèce humaine et aussi la planète. Ce n’est pas la Terre qui
couve et engendre les vivants, ce sont les vivants qui par leur gestation
accouchent différemment de la Terre.
Donner naissance signifie donc laisser passer la Terre dans son corps pour
la porter ailleurs. Tout accouchement est une continuation de la tectonique
des plaques, du mouvement qui permet à Gaïa de changer sa place. De ce
point de vue, la naissance est un processus de migration : accoucher signifie
laisser migrer sa vie, son souffle, son moi, à un autre endroit et dans un autre
corps. Être mère (ou père) signifie savoir migrer de corps en corps, laisser
migrer ce moi qui est arrivé en nous d’ailleurs, vers d’autres destins et
d’autres formes de vie. Tout moi est un migrant et ce moi divin ne pourra
jamais s’identifier à une seule de ses identités.
C’est pour cela que la maternité n’est pas une expérience qui se limite à
un seul genre. Elle n’a pas de lien essentiel avec le féminin : c’est la
naissance qui fait la mère et non l’inverse. La maternité n’est ni un destin, ni
une essence, ni une détermination de genre : elle est le résultat de ce que la
naissance fait à certains corps. Ce caractère non essentiel de la naissance
montre son évidence dans l’accouchement. Il faut un travail pour devenir
mère, et pas seulement dans l’accouchement. La naissance ouvre toujours un
espace technique, un lieu où travail et imagination, force et conscience,
effort psychique et effort physique, doivent se lier et peuvent le faire de
manière différente. À l’inverse, nous devrions commencer à voir dans ce que
nous appelons technique tout d’abord une variation de ce qui a lieu dans la
maternité. C’est parce que les êtres vivants sont capables de donner
naissance – parce qu’ils peuvent devenir mères – que nous pouvons manier
le monde, le transformer, faire participer le monde de cet élan
métamorphique que nous appelons vie. C’est la naissance, le travail de
médiation entre une forme et l’autre dans lesquelles la vie s’incarne, qui rend
possible tout maniement technique.
Le carnaval des dieux

Les écrits autour de la naissance nous manquent, et lorsqu’ils existent, ils


sont relégués en marge des savoirs plus « nobles ». Les témoignages
iconographiques, eux, abondent et ont nourri pendant des siècles les
réflexions autour de ce phénomène. La nativité est en effet l’un des sujets le
plus fréquemment abordés par la peinture européenne. Mais le regard des
peintres est biaisé par le prisme théologique. Ce n’est pas une naissance
ordinaire qui est dépeinte, mais un événement unique, non reproductible et
contre nature. La théologie chrétienne a contribué à rendre impensable la
naissance en la laissant sortir de tout cadre naturaliste, en arrivant à opposer
naissance et nature, en la pensant comme miracle.
Dans le mythe chrétien, la naissance devient le synonyme d’une
nouveauté absolue : l’expérience d’une puissance qui transcende tout ordre
naturel. La nature entière est mise hors jeu. Comme on peut lire dans un
évangile apocryphe : « À cette heure-là, un grand silence descendit avec
crainte. Car même les vents s’arrêtèrent, ils ne firent point de brise, il n’y eut
ni mouvement des feuilles sur les arbres, ni bruit d’eau ; les ruisseaux ne
coulaient pas, il n’y avait pas de mouvement de la mer ; toutes choses nées
dans la mer étaient silencieuses ; aucune voix humaine ne retentit et il y eut
un grand silence. Car le pôle lui-même cessa sa course rapide à partir de
cette heure-là. La mesure du temps s’est presque arrêtée. Tout le monde était
accablé d’une grande peur et gardé le silence ; nous nous attendions à
l’avènement du Dieu Très-Haut, la fin du monde. »
Si cette naissance se détache de la nature, elle se détache aussi de la
maternité : il y a une dépossession réciproque de mère et enfant à la fois
physiologique et métaphysique. La mère se trouve face à l’enfant en
adoration. « Quand la lumière s’est levée, Marie a adoré celui qu’elle a mis
au monde. L’enfant lui-même, comme le soleil, brillait d’une beauté
éclatante et d’une grande joie à voir ; car lui seul est apparu comme la paix,
apportant la paix partout. »
Cette théologie de la nativité a réduit la naissance à une question purement
féminine : la femme aurait la capacité de donner vie en ignorant le mâle
(nesciens virum) et sans la semence masculine (non ex semine viri). Le
travail revient donc exclusivement à la femme.
La nativité du dieu, le paradigme de toute nativité, différente de celle des
autres (verbum caro factum non ut caeteri nascuntur infantes dans les mots
de Paschase Radbert), est sans péché, sans douleur, libérée du désir, de la
mixité et de la métamorphose. Petit à petit cet événement extraordinaire s’est
sécularisé et est devenu, par extension, la naissance humaine. On en retrouve
l’exemple le plus évident dans les œuvres de Hannah Arendt qui, en
opposition à la doctrine de son maître Heidegger, selon lequel seul l’homme
fait l’expérience de la mort, a fait de la naissance l’expérience humaine et
anthropo-génétique par excellence – pour paraphraser la théologie médiévale
on pourrait écrire que « l’homme devient chair non comme les autres
naissent » (homo caro factus non ut caeteri nascuntur viventes). Ainsi, en se
référant à l’églogue de Virgile, dans laquelle elle voit « un hymne à la
nativité, un chant de grâce pour la naissance d’un enfant et l’arrivée d’une
nouvelle génération », Arendt parle de « la qualité divine de la naissance en
soi ». La naissance est donc « l’entrée d’une créature neuve qui fait son
apparition au milieu du continu temporel, en tant que chose entièrement
nouvelle ». C’est en cela qu’elle concerne surtout les humains : les hommes
seuls naissent, car eux seuls sont « initium, nouveaux venus et novateurs en
vertu de leur naissance », et eux seuls « prennent des initiatives, ils sont
portés à l’action ». Ce n’est qu’avec l’apparition de l’homme, selon Arendt,
que « le principe de commencement est venu au monde ». Seul l’homme
peut naître véritablement, car lui seul est capable de commencement et
d’action. À l’opposé, c’est la naissance qui nous fait connaître véritablement
la nouveauté qui est propre à l’action : « Sans le fait de naître, nous ne
saurions même pas ce qu’est la nouveauté. »
Il n’est pas facile de se libérer de cet héritage millénaire. Mais pour le
faire, il faudrait peut-être imaginer renverser, ou plutôt radicaliser jusqu’aux
confins de l’imaginable, l’intuition centrale du dogme chrétien plutôt que
s’en débarrasser : combattre le feu par le feu, une mauvaise forme de
théologie par une meilleure. Il faudrait alors imaginer que si Dieu participe
de la naissance, il devra s’incarner dans n’importe quel être naturel : un
bœuf, un chêne, une fourmi, une bactérie, un virus. Si la naissance amène le
salut, c’est dans n’importe quelle naissance, à n’importe quel moment, à
n’importe quel endroit. L’on devrait alors imaginer que toute naissance est à
la fois une forme de divinisation, de transmission de la substance divine,
mais aussi et surtout de métamorphose des dieux. Dieu comprendrait alors
dans son unité tous les vivants, et, à l’inverse, chaque vivant serait une
expérience de multiplication de la divinité, dans un carnaval théologique
face auquel pâliraient toutes les religions historiques.
Cette perspective a été envisagée par Samuel Butler, le célèbre écrivain
anglais auteur de Erewhon et grand lecteur de Darwin. « Dieu, écrit Butler
dans son livre Dieu connu et Dieu inconnu, ne peut pas devenir homme plus
spécialement qu’Il ne peut devenir d’autres formes vivantes, pas plus que
nous ne pouvons être nos yeux plus spécialement que tout autre de nos
organes. » Dans cette nouvelle économie de l’incarnation, l’homme ne peut
et ne doit pas occuper une place privilégiée. « Nous ne pouvons admettre
qu’une forme vivante est plus semblable à Dieu qu’une autre » : l’unité du
vivant est la trace de la divinité. « Il est donc certain, écrit Butler, que toutes
les formes vivantes, animales ou végétales, sont en réalité un seul animal ;
nous et les mousses ne faisons pas partie d’une seule et même personne au
sens figuré, mais avec autant de vérité littérale authentique que lorsque nous
disons que les ongles des doigts et les yeux d’un homme font partie du
même homme. C’est en cette Personne que nous pouvons voir le Corps de
Dieu – et dans l’évolution de cette Personne, le mystère de son
Incarnation. »
Si la naissance – et la métamorphose – est la force qui relie les vivants les
uns aux autres dans un lien de continuité à la fois biologique, génétique,
charnelle, on ne peut l’interpréter, comme le fait Butler, en termes d’une
unité personnelle ou organique. Cette perspective néglige ou refoule le point
de vue de celles et ceux qui donnent naissance. Ce n’est plus le dieu qui
donne naissance au monde, ni le monde qui accouche d’un dieu de forme
humaine. Toute naissance est le processus de migration des dieux.
La parole de la Terre

Nous sommes toutes et tous la répétition d’une vie antérieure. Comme elle
doit se constituer à travers la naissance, la vie est toujours répétition. Il n’y a
pas d’origine possible : la vie est une nouvelle version de ce qui la précède.
C’est pour cela que chaque question autour de l’origine du vivant est
aporétique et paradoxale. En tant que répétition, chaque vie entretient avec le
passé un rapport ambigu. Elle en est à la fois le symbole et l’index : elle le
contient en elle et en est l’expression incarnée. Toutefois, dans cette
expression, le passé n’est pas simplement signifié en tant que mémoire et
souvenir, il est réaménagé, reconstitué arbitrairement, transfiguré. Pour la
même raison, toute vie a une nature symbolique. Nous n’avons pas eu besoin
d’attendre l’apparition du langage verbal : toute vie, dans son corps, est déjà
langage. C’est la naissance qui fait des formes anatomiques et
physiologiques quelque chose qui a le statut d’un signe.
De cette évidence s’articule l’une des rares réflexions autour de la
naissance qui fut livrée par l’un des élèves et amis les plus géniaux et
hétérodoxes de Freud, Sándor Ferenczi. Dans un écrit étonnant, Thalassa :
psychanalyse des origines de la vie sexuelle, paru pour la première fois en
allemand en 1924, Ferenczi avance l’idée que toute forme de vie est « la
répétition de formes d’existence archaïques » qui essaient de cette manière
de se racheter d’un traumatisme immémorial.
Ainsi, la naissance représenterait « la récapitulation individuelle de la
grande catastrophe qui, lors de l’assèchement des océans, a contraint tant
d’espèces animales et certainement nos propres ancêtres animaux à s’adapter
à la vie terrestre ». En effet, « après l’assèchement, les premières tentatives
d’accouplement entre poissons avaient pour but de retrouver dans un corps
animal l’ancien milieu familier, humide et riche en nourriture, la mer. Une
catastrophe similaire, mais plus archaïque encore, a pu inciter les
unicellulaires à s’entre-dévorer, mais aucun des adversaires n’est parvenu à
anéantir l’autre. Ainsi a pu se réaliser une union fondée sur un compromis,
une sorte de symbiose qui, après une période de coexistence, revient toujours
à la forme archaïque, la cellule fécondée produisant et libérant à nouveau des
cellules primitives (les premières cellules germinales) ». Déjà chez Lamarck
environnement et anatomie du vivant sont en relation symbolique :
l’anatomie est toujours symbole de l’environnement passé qui en a
déterminé la formation, et, à l’inverse, l’environnement est façonné par les
êtres qui y ont habité. Ici, le symbolisme acquiert une qualité
transgénérationnelle : chaque forme de vie est à la fois le symbole d’une
catastrophe et d’un traumatisme, et le signe de son dépassement. « Ce que
nous appelons hérédité n’est peut-être que le transfert à la descendance de la
plus grande partie de la tâche pénible de liquider les traumatismes. » Notre
identité génétique « représente la somme des impressions traumatiques
léguées par nos ancêtres et retransmises par les individus » : notre ADN est
une collection d’« engrammes », de hiéroglyphes de toutes les batailles, et
surtout les défaites, vécues par tous les vivants dont nous incarnons la
volonté de rachat et de salut. De ce point de vue, donc, le symbolisme dont
tout corps vivant est à la fois la langue et la parole, celui qui parle, le sujet
qui prend la parole est toujours la planète elle-même.
Il y a en effet, d’après Ferenczi, une « identité symbolique qui existe entre
le ventre maternel, l’océan et la terre d’une part et par ailleurs entre la verge,
l’enfant et le poisson ». La maternité est un fait cosmique : « La mère est
[…] en réalité un symbole et un substitut partiel de l’océan et non
l’inverse. » Non seulement la maternité est toujours une fonction géologique
et planétaire, mais le vivant lui-même est le symbole de la Terre entière. La
vie a donc permis au cosmos de s’exprimer.
La métamorphose comme destin

Une fois né.e.s nous n’avons plus de choix. La naissance fait de la


métamorphose un destin. Nous sommes au monde seulement parce que nous
sommes né.e.s. Le contraire est tout aussi vrai. Être né.e.s signifie que nous
sommes un morceau de ce monde : nous coïncidons formellement et
matériellement avec Gaïa, son corps, sa chair, son souffle. Cette coïncidence
est quelque chose de plus étrange et complexe qu’une simple inclusion
topologique de la Terre dans notre corps. Nous sommes certes un morceau
de ce monde, mais un morceau duquel nous avons dû changer la forme.
Nous sommes une poignée d’atomes et de corps qui étaient – tous – déjà là
et auxquels nous avons voulu, pu, dû, imposer une nouvelle direction, un
nouveau destin, une nouvelle forme de vie. Nous sommes une
métamorphose de cette planète – chacun de nous l’est, et c’est seulement à
travers la métamorphose que nous avons eu accès à nous-même et au reste
des corps. Nous avons changé le bout de matière qui nous héberge pour
venir au monde. Nous nous sommes approprié les corps et les vies de nos
parents et nous en avons modifié le cours : leur ADN, leur moi, leur sourire,
leur voix, leur accent sont détournés et comme ivres dans notre corps.
Notre vie a commencé par un acte de métamorphose de la vie d’autrui.
Être filles ou fils (c’est-à-dire, être né.e.s) signifie surtout cela : être obligé
de se faire agents de métamorphoses des corps d’autrui – celui des parents et
celui du monde. Cet acte ne se termine pas avec l’accouchement et la
naissance : la métamorphose n’a jamais de terme. Le moi est toujours un
différentiel.
Ce n’est qu’en prolongeant ce même geste que nous pourrons continuer à
vivre. La métamorphose ne s’arrêtera jamais. Elle n’est pas qu’une cicatrice
laissée par la naissance, elle est un destin. Elle n’est pas un événement passé
et indisponible, elle est le mode de vie de tout corps vivant. Elle ne définit
pas une forme de passivité, elle est l’espace infini de l’activité du vivant face
à soi-même et au monde.
La métamorphose est l’adhésion et la coïncidence avec un corps autre – le
corps d’un autre que nous adoptons, que nous apprivoisons petit à petit.
Traverser une métamorphose signifie pouvoir dire « moi » dans le corps de
l’autre. Tout être métamorphique – tout être né – est composé et habité par
cette altérité, qui ne pourra jamais s’effacer. Même lorsque nous avons
construit quelque chose de très éloigné de ce à partir de quoi nous sommes
parti.e.s (ce qu’on appelle hérédité), l’autre reste en nous. Le concept
d’hérédité exprime parfaitement cet aspect : ce qu’il y a de plus intime et de
plus profond en nous, notre identité génétique, vient d’autrui, a été concocté
par autrui. Notre forme ne se laissera jamais conjuguer par le verbe être, car
elle ne définit qu’une possession : quelque chose que nous avons, un habitus.
Nous ne pourrons jamais l’intégrer, il restera toujours en nous une marque
d’altérité. Mais cette altérité nous a été donnée : elle est maintenant
susceptible de subir des modifications. Une hérédité exprime la possibilité
de s’approprier et de modifier ce qui appartenait à autrui.
De ce point de vue, la métamorphose est la condition qui oblige à couver
l’autre en soi, sans jamais pouvoir être entièrement soi-même et sans non
plus pouvoir se confondre ou se fondre entièrement dans l’autre. Être né.e.s
signifie cela : ne pas être pur, ne pas être soi, avoir en soi quelque chose qui
vient d’ailleurs, quelque chose d’étranger qui nous pousse à devenir chaque
fois étranger à nous-mêmes. Nous portons en nous-mêmes nos parents, nos
grands-parents, leurs parents, les singes préhumains, les poissons, les
batteries, jusqu’aux moindres atomes de carbone, hydrogène, oxygène,
azote, etc. Nous ne serons jamais homogènes, transparents, parfaitement
reconnaissables.
La métamorphose n’est pas simplement la succession de deux différences,
elle est l’impossibilité de remplacer l’autre, la coexistence paradoxale des
possibles les plus éloignés dans une seule et même vie.
Miroir du monde

Comme toutes et tous, j’ai tout oublié. Aucune image ne me vient à


l’esprit. Nous collectons des images, nous les stockons, nous les archivons.
Nous les accrochons aux murs de nos chambres, nous les collectionnons
dans nos téléphones portables, nous les considérons comme un substitut de
notre visage. Nous faisons de tout ce que nous avons vu, entendu, senti et
touché la vérité du monde. Pourtant, nous ne savons rien de ce que nous
avons entendu, senti et vu dans les tout premiers moments de notre existence
et nous ne voulons rien savoir. La première image du monde. Ce que nous
avons vu et ressenti à peine sorti du ventre. Avec des yeux toujours
incapables de voir.
Comme toutes et tous, j’ai tout oublié. Ou peut-être que je n’ai pas oublié.
Peut-être que ce goût et cette odeur, cette lumière et ces toutes premières
images sont devenues le tissu et la chair de toute perception. C’est peut-être
grâce à cette image que tout semble être dans le monde. C’est peut-être cette
image qui transforme les choses en choses, couleurs, formes et réalités de ce
monde.
Quand nous pensons à une image du cosmos, nous pensons à une photo,
l’AS17-148-2272, ou Blue Marble, prise le 7 décembre 1972 dans l’espace,
à une distance d’environ 29 000 kilomètres de notre monde. Chaque fois que
nous pensons à la Terre, nous pensons à cette sphère perdue dans le néant.
Pourtant, nous n’avons pas besoin de quitter l’orbite et d’aller dans l’espace
pour obtenir une image de la planète. Chacun d’entre nous l’est.
Naître, ce n’est pas seulement faire partie du monde. C’est aussi et surtout
devenir un atlas ouvert du monde : tout être vivant n’est pas seulement un
monde, c’est un miroir, appelé à accueillir en lui-même, comme une image,
le monde même. Nous sommes le monde comme sujet et comme image.
La vie n’est pas seulement une transformation du monde : c’est le moment
où le monde se reflète dans une de ses parties, il devient une image gardée
par une de ses parties. Ce que nous appelons conscience n’est que cette
réflexion de la Terre sur elle-même, et chaque être vivant est nécessairement
conscience du monde : image du monde non comme anatomie mais comme
miroir. Il n’est même pas nécessaire de commencer à percevoir : tout être
vivant n’est que cette capacité à refléter la totalité du monde dans tout ce
qu’il fait, à devenir et à préserver l’image de la planète entière. Nous
n’avons pas besoin de la globalisation pour trouver la totalité : dans le cœur
de chaque être vivant, il y a une perspective sur toutes choses. Et cette
perspective, cette totalité, n’est pas celle d’un objet mais d’une vie possible.
Une façon de permettre au monde de retrouver un chez-soi.
Comme toutes et tous, j’ai tout oublié. Je ne pouvais qu’oublier. Toute
nouvelle vie est une nouvelle maison pour la planète, une nouvelle manière
pour elle de dire « moi », et elle, pour le faire, a besoin de s’oublier. À
chaque naissance, dans chacun de nous, dans chacun de ses vivants, la Terre
oublie ce qu’elle est ou ce qu’elle a été jusqu’à ce moment, pour façonner
différemment son visage, pour construire différemment son histoire. Peu
importe qu’elle le fasse dans le corps d’un érable ou celui d’un aigle. Tout
vivant est la réincarnation même de la Terre.
II
Cocons
Transformations

J’en ai souvent rêvé. Me renfermer dans un cocon, peu importe lequel :


une pièce de mon appartement, une maison de campagne dans un pays
lointain, un sous-marin au fond de la mer. Me couper de toute relation au
monde et m’abandonner au travail de la matière. Sentir mon âme se tailler et
se souder à nouveau sous une nouvelle forme. Éprouver une force qui la
cisèle, qui la change de part en part. Me réveiller et ne rien retrouver de ce
que je croyais m’appartenir, être moi. Me réveiller et m’apercevoir que
même le monde qui m’entoure est irrémédiablement différent – en texture,
en intensité, en luminosité.
J’en ai souvent rêvé. M’enrouler dans la soie jusqu’à me couper du monde
pendant des jours. Me construire un œuf tendre et candide à l’intérieur
duquel laisser travailler mon corps. Traverser un changement à tel point
radical que le monde lui-même ne sera plus le même. Ne plus pouvoir voir
de la même manière. Ne plus pouvoir entendre de la même manière.
Ne plus pouvoir vivre de la même manière. Devenir méconnaissable. Habiter
un monde lui-même devenu méconnaissable.
J’en ai souvent rêvé. Avoir la puissance des chenilles. Voir des ailes surgir
de mon corps de ver. Voler plutôt que ramper. M’appuyer sur l’air et non sur
la terre. Passer d’une existence à l’autre sans devoir mourir et renaître, et par
là même faire basculer le monde sans le toucher. La forme la plus
dangereuse de magie. La vie la plus proche de la mort. La métamorphose.
Je me suis longtemps demandé pourquoi ce n’était qu’un rêve. Pourquoi je
ne le vis jamais à l’état de veille. Il y a tout d’abord un malaise autour du
changement.
Nous avons fait du mouvement et de la transformation deux fétiches.
Pourtant, tout est fait pour rendre le mouvement impossible. Nous aspirons à
bouger, à changer de place dans la société, à muter dans un autre lieu
d’habitation, à passer d’un état à un autre. Mais tous ces changements sont
une illusion : nous déplaçons la même vie dans un nouveau décor, un
agréable trompe-l’œil qui masque les toiles d’araignée sur le vrai, vieux
mobilier intact et vieilli de nos âmes. La mondialisation avait promis une
mobilité inouïe dans l’histoire de l’humanité. Elle s’est avérée une variante à
échelle globale du jeu de l’oie. Les déplacements sont fébriles mais tou.te.s
les participant.e.s restent celles ou ceux qu’elles.ils étaient. Les riches restent
riches, les pauvres demeurent, à l’arrivée, sans plus d’opportunités qu’au
départ. Les Occidentales.aux restent Occidentales.aux où qu’ils soient, les
Africain.e.s continuent à être exclu.e.s et puni.e.s en Occident. Si ces
mouvements arrivent à altérer la société ou la géographie mondiales, c’est
parce que celles-ci sont deux faces d’un même Rubik’s Cube : la nature et le
nombre de couleurs restent les mêmes, elles permutent simplement leur
position.
Nous clamons un amour sans faille pour la transformation du monde, pour
son progrès et son amélioration, mais tout changement réel nous terrifie.
Nous prônons le remplacement des objets qui nous entourent, mais nous
espérons secrètement que cela n’altère pas notre identité : nous avons
horreur de perdre ce à quoi nous tenons. Nous avons transformé le monde
jusqu’à la moelle et pourtant ce changement nous paralyse : nous nous
refusons à l’accompagner par un changement de nous-mêmes.
Chaque fois, la transformation n’est que simulée. Chaque fois, le
mouvement s’enlise. Il y a quelque chose qui nous retient, quelque chose qui
nous éloigne de la métamorphose.
Nous sommes habitués à penser la transformation et le changement en
suivant deux modèles : la conversion et la révolution. La métamorphose
n’est ni l’une ni l’autre.
Dans la conversion, c’est exclusivement le sujet qui change : ses opinions,
ses attitudes, sa manière d’être se transforment, mais le monde reste, et doit
rester, identique. Seul un monde qui n’a pas été touché par la conversion
peut témoigner du changement du converti. La conversion est souvent la
conséquence d’un chemin intérieur, fait d’épreuves et de révélations, de
longs exercices d’abstinence et d’ascétisme. Ce changement présuppose une
maîtrise absolue et totale de soi.
Il n’y a rien de plus éloigné de la métamorphose qu’une conversion.
La conversion séduit, elle montre et témoigne de la toute-puissance du
sujet. Le converti sera obligé de dire à ses ami.e.s ego non sum ego : « Je ne
suis plus la personne que tu as connue. » Il sera obligé de répudier tous ses
souvenirs, de refouler sa vie ou d’amputer une partie de lui-même. Il devra
assumer un nouveau visage et une nouvelle identité, changer d’habits et de
mœurs, ne plus rien retrouver de son passé immolé au feu de sa volonté de
changement. Il pourra toujours être persuadé que ce changement vient de lui,
et seulement de lui. La nouvelle identité factice, entièrement produite par ce
« moi » sans visage qui s’y cache, n’est que la célébration quotidienne de
cette puissance totalement apprivoisée avec laquelle on aime s’identifier
pour se protéger de tout ce qui se passe dans le monde.
Dans une métamorphose, la puissance qui nous traverse et nous
transforme n’est en rien un acte conscient et personnel de volonté. Elle vient
d’ailleurs, est plus ancienne que le corps qu’elle façonne et opère au-delà de
toute décision. Et surtout, il n’y a aucun mouvement de refoulement ou de
négation d’un passé ou d’une identité. Un être métamorphique est, au
contraire, un être qui a déposé toute ambition à vouloir se reconnaître dans
un seul visage. La vie qui traverse la chenille et le papillon ne peut être
réduite ni à l’une ni à l’autre. Elle est une vie capable d’habiter et d’héberger
simultanément plusieurs formes et qui fait de ce caractère amphibie sa
puissance.
Le second modèle, celui de la révolution, est plus connu et répandu. Dans
celui-ci c’est le monde qui change ; le sujet, qui en est la cause et incarne le
garant du passage d’un monde à l’autre, ne peut pas se transformer, car il est
le seul témoin de la transformation en cours. La révolution est la forme de
changement la plus chérie par la technique et la politique modernes : les
deux semblent penser leur rapport au monde exclusivement sous le signe de
sa transformation radicale. La technique est le paradigme même du
changement qui ne peut et ne doit toucher le sujet : un instrument technique
ne doit surtout pas se modifier lorsqu’il transforme l’objet qu’il touche. C’est
au contraire son extranéité au changement qui en mesure l’efficacité. C’est la
raison pour laquelle toute technique reste une pratique d’exaltation du
technicien, du sujet de la pratique, plus qu’un processus véritable
d’amélioration de l’objet sur lequel elle s’applique. On pourrait faire la
même remarque à propos de toute politique qui fait de la révolution son
propre horizon et son objectif principal. Car dans le rêve d’un monde qui
serait entièrement constitué à partir d’un acte de volonté défini, il y a très
peu d’amour pour la matière et le monde, très peu d’intérêt pour le
changement et beaucoup de narcissisme et de tentative pour transformer la
réalité en son propre miroir. Toute révolution, en ce sens, est beaucoup plus
proche de la conversion que ce que l’on pourrait imaginer : dans les deux cas
le sujet contemple sa propre puissance.
La révolution est tout aussi éloignée de la métamorphose que la
conversion. Depuis plus de deux siècles, nous avons pensé la technique
comme une projection d’un organe anatomique, dans un double sens. En
premier lieu, l’objet technique serait la reproduction hors corps de la forme
d’un des organes dont notre corps se compose : le marteau ne serait que
l’imitation de l’avant-bras et du poing, les lunettes celle du cristallin,
l’ordinateur celle du système nerveux. Dans un second sens, tout objet
technique est censé reproduire le sujet et sa volonté à l’extérieur de son
corps : le monde devient donc une prolongation du moi. C’est l’exact inverse
de ce qui arrive dans la métamorphose. Un cocon n’est pas un instrument de
projection de soi hors des limites du corps anatomique. Il correspond, au
contraire, à la construction d’un seuil où toutes les frontières et les identités
– du moi comme du monde – sont suspendues de manière temporaire. Il est
le chiasme qui fait du monde le laboratoire de genèse du moi et du moi la
matière la plus précieuse du monde, celle qui ne cesse de le transformer.
Insectes

Ils sont partout. Ils sont nombreux. Ils sont capables de se différencier les
uns des autres comme aucune autre classe de vivants. Une écrasante majorité
(90 %) de la biodiversité animale serait due à leur dandysme anatomique :
on estime qu’il y en a entre six et dix millions d’espèces. Leur imagination
somatique ne se limite toutefois pas à l’invention de nouvelles identités
spécifiques. Ils ont aussi la capacité de se façonner des corps si différents au
cours d’une même vie individuelle que pendant longtemps on a imaginé
qu’il s’agissait d’êtres magiques aptes à passer d’une espèce à l’autre. C’est
comme s’ils arrivaient à condenser dans la pluralité formelle d’une seule et
même existence individuelle l’élan vers la multiplication des formes qui
existe entre les espèces : les insectes font de la biodiversité planétaire une
question de virtuosité personnelle.
En se transformant en papillon, la chenille produit dans sa vie, et à partir
d’elle-même, une diversité morphologique aussi marquée que celle qui
existe entre espèces différentes. Les insectes arrivent à domestiquer dans leur
propre mode de vie la différence à laquelle seulement l’expérience
interspécifique nous donne accès. C’est d’ailleurs pour définir leur mode de
vie que fut ensuite employé en biologie le mot qu’Ovide avait introduit dans
la langue latine : métamorphose. Le naturaliste Thomas Moffet fut le
premier à faire cet emprunt. Son ouvrage l’Insectorum sive minimorum
animalium theatrum eut des répercussions profondes jusque dans la
philosophie politique moderne, car il faisait de la vie sociale des insectes un
modèle pour penser celle des hommes. Si toute politique est la science de la
diversité, c’est aux maîtres de la diversification qu’il faut demander
comment vivre ensemble.
Ils sont les maîtres de la métamorphose, mais cela n’a pas toujours été le
cas : ils ne sont pas « nés » avec ce talent, ils ont su se le fabriquer au fil du
temps, ce qui rend leur exploit encore plus incroyable. Les premiers insectes
ne possédaient pas d’ailes et ne connaissaient pas de transformation
formelle. Il n’y a rien de naturel, d’original, de spontané, dans cette habilité.
C’est la peau qui est à blâmer. Imaginez d’avoir, à la place de votre peau,
si souple et duvetée, quelque chose qui se rapproche de la coque d’une
voiture ou de l’armure d’acier de Goldorak ou d’Astro le petit robot.
Imaginez que vous pouvez vous appuyer sur votre peau comme vous vous
appuyez sur votre squelette : imaginez que vous pouvez lui demander de
vous protéger, vous donner forme et structure. Changer de peau signifierait
alors littéralement changer de forme : avec un corps de ce type, toute
croissance est métamorphose. La fiction qui nous permet de penser que notre
vie se contente d’une seule forme et que les changements ne concernent que
la taille de cette silhouette tombe.
Du point de vue de l’insecte, tout est forme et tout changement de
dimensions est production d’une nouvelle forme. Il n’y a pas de distinctions
entre phénomènes quantitatifs et qualitatifs, toute croissance est
métamorphose. Leur structure anatomique rend visible ce qui reste à peine
perceptible dans le corps des autres vivants : la forme n’est jamais ce qu’on
nous donne une fois pour toutes à la naissance, elle est ce que nous
continuons à construire et à défaire à chaque instant de notre existence. Et si
la naissance est le processus de constitution de la forme, dans la
métamorphose, la naissance n’est plus un événement ponctuel, mais une
forme transcendantale de la vie en tant que telle.
C’est pour cela qu’à partir du XVIe siècle, donc, les insectes deviennent le
banc d’essai pour comprendre la nature du vivant et sa relation au
changement de forme. D’un côté, la métamorphose des insectes devient le
paradigme pour penser la plus radicale des transformations. Ainsi, Jan
Goedart voit dans la métamorphose le symbole ou l’allégorie de la
résurrection des morts. Les insectes, après avoir quitté l’existence terrestre,
développent des ailes et volent dans le ciel. Comme les ressuscités, avant
d’arriver à cette « vie nouvelle et plus heureuse », ils doivent rester et se
reposer un certain temps « comme les morts, sans bouger, sans manger,
jusqu’à ce qu’ils puissent acquérir une nouvelle forme de vie » et un
nouveau corps.
La métamorphose est également une allégorie de purification : de même
que les insectes déposent leur vieux corps et acquièrent un nouveau mode de
vie, de même les hommes doivent déposer leur ancien mode de vie et pour
en adopter un nouveau.
La comparaison, très radicale, se laisse facilement renverser : la
métamorphose serait une résurrection intramondaine, qui a lieu à chaque fois
que notre corps change de forme. C’est pour cette raison que Voltaire se
référait aux « métamorphoses dont la terre est couverte » comme à une
figuration de la métempsycose et de la réincarnation : « Nos âmes passaient
d’un corps à l’autre ; un point presque imperceptible devient un ver, ce ver
devient papillon ; un gland se transforme en chêne, un œuf en oiseau, l’eau
devient nuage et tonnerre ; le bois se change en feu et en cendre ; tout paraît
enfin métamorphosé dans la nature. » Dans l’entomologie contemporaine,
cette résurrection ou réincarnation qui a lieu dans une seule et même vie
prendra une tout autre tournure. En 1958, par exemple, le célèbre
entomologiste Carroll M. Williams comparait la vie des insectes à la
juxtaposition de deux formes opposées « à vivre comme deux vies
successives » : un premier organisme consacré « à la nutrition et à l’avenir
de l’individu », qui consiste dans des « énormes voies digestives transportées
sur des pattes de chenilles », et un second, dévoué « à l’avenir de l’espèce »,
qui consiste en « une machine volante consacrée au sexe ». La
métamorphose n’est que le mécanisme qui permettrait aux deux corps
incompatibles d’appartenir au même individu.
À l’opposé, d’autres essayèrent de concevoir la métamorphose des
insectes comme la plus banale des transformations. Ainsi, dans le souci de
trouver une continuité et une unité de toutes les formes de transformations,
Jan Swammerdam s’efforcera de démontrer que ce « changement n’a rien de
plus étonnant que celui des plantes et des fleurs » : « L’animal et renfermé
dans la chrysalide comme une fleur dans son bouton. » « Ce changement,
continue-t-il, que l’on nomme mal à propos tantôt une
transformation & tantôt une mort et une résurrection n’a rien en soi de plus
caché ni de plus surprenant que les herbes les plus viles et les plus chétives
qui croissent dans nos champs, car quoiqu’on les méprise jusqu’à les fouler
aux pieds. » Et, contre toute position qui voudrait marquer une forte
discontinuité formelle entre les différentes formes que l’insecte acquiert,
Swammerdam répète jusqu’à la nausée que toutes les formes successives
sont « cachées dans le ver, ou plutôt sous sa peau de la même manière
qu’une fleur tendre et qui commence à pousser est renfermée dans son
bouton, car les membres de la nymphe croissans peu à peu sous la peau, qui
les couvre viennent ensuite à s’étendre tellement que la peau en étant comme
forcée se crever incontinent pour leur ouvrir le passage ; de même qu’une
fleur en croissant fait fendre le bouton ou elle étoit contenue, & c’est
proprement dans cet état ou se trouve l’animal lorsque les membres qui
étoient auparavant cachez viennent à paroître que consiste l’essence
véritable de la nymphe ». La métamorphose serait simplement un
mouvement de révélation, d’épanouissement paroxystique du vivant, au
même titre que la floraison. Mais c’est dans cette même comparaison que,
comme nous le verrons, se cachera une manière encore plus radicale de
penser la multiplicité des formes à l’intérieur du vivant.
Dans les deux cas, se pencher sur les insectes signifie décrire les diverses
stratégies afin de composer dans une seule et même vie avec les formes les
plus disparates. Leur vie semble ne pouvoir se contenter de s’exprimer dans
une seule forme : l’insecte, c’est la vie des formes plus qu’une forme de vie.
On pourrait dire la même chose des mondes. Qu’il soit une multiplicité
d’âges, de situations ou de véritables silhouettes anatomiques, tout insecte
est un défilé de mondes. La métamorphose permet à une vie de connecter
plusieurs mondes incompatibles : le moi devient la synthèse de plusieurs
univers et non le reflet ou le miroir de ce qui l’entoure. Ainsi, la biologie
contemporaine explique souvent la coexistence des deux formes
anatomiquement et physiologiquement si distantes que sont la larve et
l’adulte par l’hypothèse de l’avantage écologique : adulte et enfant ne vivent
pas dans le même monde, ils ne se croisent pas, ils ne rentrent pas en
compétition. Ils incarnent une vie qui n’est pas rabattue sur un monde
spécifique, une écologie, un paysage. Le vivant est toujours celui qui
compose des mondes incompatibles et distants, celui qui migre d’un paysage
à l’autre, l’élément qui est toujours hors écologie.
Tout vivant est une chimère

La vie des insectes est un polyptyque : impossible de la saisir à travers un


portrait. Il faut associer plusieurs tableaux, les uns à côté des autres. C’est
pour cela que la phénoménologie plus exacte de leur vie est beaucoup plus
aisée lorsqu’elle est entreprise par la voie visuelle ou picturale que par le
biais d’une catégorisation purement verbale. La classification canonique de
la multiplicité de ces formes (et leur nom) a été livrée par Linné dans son
Systema Naturae en 1767. Linné distingue une triple forme en plus de celle
de l’œuf : la larve, la pupe (synonyme de nymphe et de chrysalide) et
l’imago. Les trois étapes définissent déjà une forme de téléologie : ce n’est
qu’à l’étape finale que l’aspect réel de l’insecte sera révélé. L’entomologie
moderne distinguera trois cas. Elle parle d’amétabolie lorsque le changement
paraît exclusivement concerner les dimensions, comme dans les
Archaeognatha et les Zygentoma. Elle parle, au contraire, d’hémimétabolie
ou de métamorphose incomplète lorsque, comme il arrive aux Orthoptères,
aux Isoptères et aux Hémiptères, les larves ressemblent profondément aux
adultes même si leur taille est différente, elles n’ont ailes ni parties génitales,
mais elles possèdent certaines caractéristiques que la forme adulte ne dévoile
pas. Les scientifiques parlent en revanche d’holométabolie ou de
métamorphose complète, comme dans le cas, entre autres, des Coléoptères
ou des Lépidoptères (les papillons), lorsque les larves sont somatiquement
très différentes de l’adulte et qu’un stade intermédiaire (celui de la pupaison)
est présent.
Et pourtant, s’orienter dans ce catalogue des phases, de différentes instar
et des moments de jonction entre une silhouette et l’autre n’est pas facile. Ce
n’est pas un hasard donc si le progrès de la connaissance autour de la
métamorphose a passé non seulement par l’écriture, mais aussi par la
recherche visuelle d’une des plus grandes illustratrices européennes, Maria
Sybilla Merian. Née à Francfort en 1647, fille du grand graveur et éditeur
Matthäus Merian, elle se consacre à l’observation de la vie des insectes dès
son enfance et, à trente et un ans, publie son premier ouvrage consacré à ces
animaux : La Merveilleuse Transformation et l’Étrange Nourriture florale de
la chenille. Plus tard, elle racontera avoir été fascinée par l’observation des
insectes dès son son plus jeune âge : « J’ai commencé par le ver à soie que
j’ai découvert dans ma ville natale de Francfort-sur-le-Main. Puis, une fois
que j’ai découvert que de plus beaux papillons, de jour comme de nuit, sont
produits par les chenilles, on m’a poussé à ramasser toutes les chenilles que
je pouvais trouver et à observer leur métamorphose. » Ce n’est donc pas par
hasard si la première planche du livre met en scène le ver à soie.
Vingt et un ans plus tard, en juin 1699, elle entreprend, avec sa fille la plus
jeune, un voyage de deux mois au Suriname. Elle y restera vingt et un mois à
étudier la faune et la flore locale : les résultats de ces recherches se
matérialiseront dans son chef-d’œuvre, la Metamorphosis insectorum
Surinamensium. Dans les planches des deux livres, une révolution graphique
et conceptuelle s’opère. Pour peindre la métamorphose, elle dessine une
sorte d’album diachronique qui fait du vivant lui-même un monde. Ainsi, le
portrait d’un insecte inclut dans un cadre unique « les plantes qui
représentent la nourriture pour les chenilles, les vers, les oiseaux d’été, les
papillons de nuit, les mouches, et d’autres petits animaux, et leur
transformation avec le temps, le lieu, les propriétés ». Ce qui constituait le
fond revient au centre de l’image : la métamorphose est la dissémination
d’une vie dans les mondes et dans les formes qu’elle relie dans un cadre
unitaire. Elle peut se représenter uniquement comme un atlas à ciel ouvert
qui articule une série de mondes, chacun desquels est peuplé d’une panoplie
de formes. En tant que force métamorphique, toute vie est un atlas en train
de se déployer : elle n’habite pas un territoire, elle est dans sa chair la carte
du territoire. L’espace n’est plus le contenant de la vie, mais la vie elle-
même déploie plusieurs formes et plusieurs mondes à partir d’un seul corps
qui incarne en lui une cartographie différée, diachronique, du cosmos. Toute
métamorphose correspond à l’obligation de la vie de faire d’elle-même un
lieu, un espace habité, un territoire à explorer et à déployer : anatomie et
géographie coïncident.
On pourrait dire aussi que la métamorphose est ce qui permet de composer
une série disparate de mondes et de formes dans une seule ligne de vie : à
travers ces formes s’exprime un seul moi. Toute forme, dans son épaisseur le
plus intime et individuelle, semble être la pure réalité de la transmission.
Aussi, le travail du moi est surtout celui de transmettre une forme à l’autre et
de se transmettre d’un corps à l’autre, d’un monde à l’autre. La
métamorphose fait de la vie une forme de transmission à soi. Il s’agit d’un
mouvement à la fois proche et opposé à celui de la grossesse. Si dans toute
grossesse un seul corps héberge deux vies et deux mondes, ici une seule vie
se partage entre deux corps, entre deux mondes.
L’idée que la métamorphose soit la composition dans une seule ligne de
vie de deux formes et deux mondes radicalement différents a été exprimée
dans sa formule la plus radicale par un biologiste britannique contemporain :
Donald Irving Williamson. Dans une série d’articles rassemblés dans une
monographie publiée en 2003, The Origins of Larvae, il avance la thèse que
la différence morphologique entre larve et adulte, dans les insectes comme
dans beaucoup d’invertébrés marins, relève du fait que « les larves ont été
ajoutées plus tard aux cycles biologiques, et qu’elles sont nées d’adultes
d’animaux apparentés de loin ». Il ne s’agit pas de phénomènes isolés :
« Différentes espèces se sont parfois hybridées pour produire de nouveaux
animaux, qui ont éclos sous une forme ressemblant à un parent, puis se sont
métamorphosées en une forme ressemblant à l’autre. » La distance entre
larve et adulte est donc la distance entre deux espèces différentes : « La larve
et l’adulte ont chacun leur propre génome, et la métamorphose est le passage
de l’expression d’un génome à celle de l’autre. » Lorsque « des œufs d’une
espèce ont été fécondés par des spermatozoïdes d’une autre espèce »,
s’engendre ce que Williamson appelle une chimère séquentielle, « un
hybride dans lequel les formes des parents respectifs sont exprimées
successivement » : « Chacune commence son développement en tant que
membre d’un groupe d’animaux puis se métamorphose pour devenir
membre d’un groupe totalement différent, souvent d’un phylum différent. »
La thèse qui a été vérifiée pour quelques échinodermes, mais qui n’a pas
pu trouver une confirmation expérimentale pour les insectes, est d’une
certaine manière loin d’être surprenante. Des hypothèses de Merejkowski sur
la symbiogénèse des chloroplastes à celles d’Ivan Wallin à propos de
l’origine symbiotique des mitochondries, en passant par les recherches de
Lynn Margulis autour de la généralisation du mécanisme symbiotique
comme moteur fondateur du procès évolutif, la biologie a accepté une thèse
qu’elle a à peine métabolisée : si à la cellule base de toutes les formes de vie
supérieure (la cellule eucaryote), il y a une symbiogénèse entre deux
individus appartenant à des clades très distants (de bactéries et d’archaea),
alors toute espèce est, dans sa nature la plus profonde, une chimère. Toute la
vie a une nature chimérique. Ce que Williamson ajoute à cette intuition, c’est
l’idée que l’hybridation aurait joué un rôle vital non seulement dans les
étapes primitives de la vie, mais aussi « dans l’histoire évolutive ultérieure et
actuelle de plusieurs groupes d’animaux » : « De très nombreux animaux
naturels sont de véritables chimères. » Williamson part de l’évidence
qu’« aucun composant ou organe larvaire ne contribue directement aux
composants ou organes adultes » et que donc « un cycle biologique qui
implique le démantèlement d’une larve complexe puis le recommencement
pour différencier un adulte » est plus difficile à expliquer à travers
l’hypothèse de la « métamorphose par substitution » « dans laquelle une
forme corporelle est remplacée par une autre », que par celle de la
« métamorphose par addition » par transfert larvaire, « dans laquelle la
première forme corporelle devient partie de la seconde ». Donc au lieu de
penser que « toutes les phases du cycle biologique d’un animal devaient
toujours avoir évolué ensemble », il s’agit de penser qu’un cycle de vie
rassemble souvent des histoires évolutives différentes et, à l’inverse,
exprime de manière séquentielle des évolutions distinctes.
Au-delà du degré de partage génétique et morphologique, au-delà du
degré d’homogénéité taxinomique, penser qu’enfant et adulte ne partagent
pas la même généalogie est une idée extrêmement foisonnante même pour
une observation distante des considérations strictement biologiques.
L’enfance est une sorte de souvenir réactualisé d’une espèce, d’une vie autre
– ainsi que l’âge adulte. Notre vie, même celle humaine, qui semble se
dérouler sur une ligne morphologique et anatomique beaucoup moins
aventureuse que celle des insectes, est la réunion de formes tellement
éloignées que nous aurions besoin de nous construire des cocons pour rendre
possible le passage de l’une à l’autre. La métamorphose existe parce que tout
vivant se retrouve à passer, dans une même ligne de vie, par les expériences
et les mondes les plus divers : elle est un couloir qui permet au vivant de ne
pas être obligé de vivre plusieurs vies simultanément et aux deux de
cohabiter sans se fondre entièrement.
Un œuf postnatal

La croissance est toujours la répétition du mystère de la naissance. Les


causes qui définissent le développement d’un individu sont les mêmes que
celles qui déterminent sa naissance. Depuis des siècles, la métamorphose des
insectes a été le lieu de l’étonnement et de la difficulté de penser cette
évidence. La vie ne quitte jamais entièrement l’état embryonnaire, ou vice
versa, ce que nous appelons état embryonnaire est en fait une condition
permanente : l’insecte est la forme de vie dans laquelle l’œuf n’est pas
seulement au début, mais prolonge son existence, revient sous différentes
formes, est quelque chose qui suit la naissance et ne se limite à la précéder.
Comme le dira Carroll William, « dans l’insecte qui se métamorphose, le
mécanisme embryonnaire devient accessible dans un environnement post-
embryonnaire convenable » : la métamorphose ne serait que la transposition
du « mécanisme morphogénétique de l’embryon dans la vie post-
embryonnaire de l’insecte ».
Le premier à formuler une telle idée, longtemps caressée par
l’entomologie moderne, fut William Harvey. Il appelle « principe végétal »
(primordium vegetale) cette « substance corporelle spécifique dans laquelle
la vie est potentiellement enfermée comme quelque chose existant en soi
mais reste capable de se transformer en une forme de vie végétative grâce à
l’action d’un principe intrinsèquement présent ». L’œuf et la graine des
plantes sont les formes les plus répandues de ces primordia. Harvey
considère la chenille comme une forme de ce principe végétatif, suivant en
cela la tradition aristotélicienne qui en premier avait considéré la larve
comme « un œuf mou encore en croissance », et donc encore imparfait (De
generatione animalium, 758b) : la larve est une sorte d’œuf déposé avant le
temps, un processus embryogénétique qui se déroule en dehors du corps de
la mère, ou pour le dire avec un grand entomologiste moderne, Antonio
Berlese, « un embryon libre ». Pour Harvey, « un ver ou une chenille
constitue une voie médiane entre l’œuf parfait et l’œuf imparfait : par
rapport à l’œuf lui-même, c’est-à-dire, à son origine, il s’agit en effet d’un
animal doté de mouvement, de sens et de la capacité de se nourrir ; par
rapport à la mouche et au papillon dont elle est le principe en puissance, une
chenille est un œuf qui rampe et qui peut croître seul ».
Le paradoxe de la vie des insectes est que cet œuf ambulant, la chenille,
« une fois qu’elle a atteint la taille voulue, se transforme en œuf parfait et,
cessant de bouger, devient un être en puissance ». La chrysalide, le cocon
construit par la larve (selon d’autres terminologies, le stade de la pupaison),
est une sorte d’œuf postnatal. La vie des insectes est celle d’un œuf qui
construit d’autres œufs. Comme l’écrivait Henson en 1946, la métamorphose
est la « répétition du processus de développement qui se produit pendant
l’embryogenèse » : la vie des insectes est « une série de cycles de répétitions
de développement qui ressemblent tous essentiellement à l’embryogenèse ».
Dans cette hypothèse (qui aujourd’hui n’est partagée que par une partie des
scientifiques), la métamorphose serait l’évidence de l’impossibilité de
s’éloigner pour tout vivant de la phase de gestation. Si c’est par naissance
que nous sommes destinés à la métamorphose, par celle-ci, tout vivant est
condamné à rester en partie enfant : l’enfance ne pourra jamais nous
abandonner et nous ne pourrons jamais nous en séparer. Changer de forme –
se métamorphoser – signifie toujours avoir la force de faire de son corps un
œuf capable de créer et de véhiculer une nouvelle identité. Tout moi est un
œuf – et nous sommes un moi seulement parce que nous gardons en nous
cette puissance métamorphique dont tout œuf est l’expression.
C’est comme si la métamorphose permettait d’intérioriser la capacité de
gestation et de l’adresser non plus simplement à l’autre, mais aussi sur son
propre vivant. Nous sommes tellement obsédés par la mort, par la
décadence, par le dépérissement, que nous ne nous apercevons plus que tout
vivant est une force de gestation – il donne vie à ses propres formes et à une
infinité d’autres. La métamorphose est tout d’abord cette puissance de tout
vivant à couver en son sein cette capacité de faire varier la vie qui l’anime.
L’œuf, que les insectes libèrent de sa ségrégation prénatale et font
réapparaître au cours de la vie, devient ainsi le médium absolu,
l’intermédiaire entre toutes les formes que la vie traverse et produit. Il est
l’emblème de l’état métamorphique : un état, comme le dit Harvey,
intermédiaire entre « l’être animé et l’être inanimé, puisqu’il n’est pas doté
d’une vie vraie et propre, mais elle ne lui manque même pas
complètement ».
L’œuf, comme la gestation, est aussi un hiéroglyphe qui récrit le rapport
entre passé et futur. Il est, dit Harvey, « à la fois le début et la fin », « comme
un pont qui unit aux parents les enfants, ceux qui étaient à ceux qui seront ».
Toute métamorphose – en tant que perpétuation de l’expérience de l’œuf –
correspond à un mouvement de contraction des temps. L’enfance (peu
importe qu’il s’agisse de notre propre enfance, de celle de l’espèce, de la vie
ou de la Terre) n’est plus un événement préhistorique, elle ne cesse de
revenir, de bousculer le présent, de l’obliger à se redessiner. D’autre part,
grâce à l’œuf postnatal, le futur semble arriver et dévier le présent grâce à
une enfance qui ne veut pas se considérer comme passée. L’image de
l’enfance ou de la jeunesse change : l’enfance n’est plus une question d’âge
ou de manque d’expérience, c’est une question de rapport entre le faire et la
forme. Est jeune toute vie où la forme reste l’objet d’un travail poétique, tout
vivant qui ne peut pas se reconnaître entièrement dans la forme qui l’abrite.
L’œuf, en tant qu’œuvre et médium de la métamorphose, est aussi le
paradoxe d’un corps dont le premier but est de lier l’individu de manière
indissoluble à son environnement. Dans tout œuf en effet le vivant se
renferme avec une portion de non-soi, une portion de monde dont il pourra
se nourrir. D’une certaine manière, cette inséparabilité ne se termine pas
avec la naissance de l’individu, elle continue au fond aussi après
l’événement singulier de la rupture de la coquille, et l’individu relié au
monde environnant reproduit la structure d’un œuf. Le monde lui-même est
un œuf qui sanctionne la coïncidence matérielle, structurelle et spatiale entre
vivant et environnement. L’écologie devrait être une théorie de l’œuf :
chaque fois qu’un vivant se relie à l’espace et à la vie qui l’entoure, c’est
pour laisser transiter sa forme en dehors de son corps ou, inversement, pour
pouvoir accueillir en son sein la forme de ce qui est en face de lui. Toute
relation écologique est une relation métamorphique : la tentative de
reconstruire un œuf à partir de son milieu.
À l’inverse, toute métamorphose en tant que processus de réémergence
périodique de la structure de l’œuf après la naissance n’est que l’évidence
que la forme de tout vivant est la forme du monde en entier, et que tout
vivant est métamorphose du monde. L’intérieur se renverse en extériorité
absolue. Pour les insectes, le cocon n’est pas simplement une frontière qui
gît entre l’individu et son extérieur – le monde, les parents, les enfants,
l’espèce –, mais la limite et l’espace de médiation entre l’individu et lui-
même, limite intérieure des formes qui composent l’individu. Le cocon, en
tant qu’œuf postnatal, marque aussi le seuil où toute vie se fait monde et
milieu à elle-même. À travers la métamorphose, un corps se fait espace à
habiter par des formes toujours étrangères. L’intérieur se renverse en
extériorité absolue. Le rapport à soi devient parfaitement équivalent au
rapport entre individus à l’intérieur d’une espèce et à celui des espèces dans
l’histoire de la vie sur la planète. La vie elle-même est un œuf qui ne cesse
de diversifier la forme de la Terre.
Rajeunissements

La métamorphose est la propriété des corps qui ne se séparent jamais de


leur enfance. À l’inverse, seulement un corps qui n’est plus capable de vivre
son enfance – ou qui, en prévision de cela, a transféré cette expérience dans
un autre corps en se reproduisant – cessera de se métamorphoser. L’idée que
la jeunesse ne soit pas seulement une étape éphémère de la vie d’un corps
mais une structure stable et constante de tout corps vivant a souvent été
embrassée par la biologie. Alexander Braun, l’un des maîtres d’Ernst
Haeckel, fut le premier à proposer l’idée que « jeunesse et vieillesse ne sont
pas seulement des périodes de temps pendant lesquelles la vie peut être
divisée, de sorte que l’on pourrait dire qu’ici la jeunesse cesse et la vieillesse
commence » : elles sont des forces organiques et spirituelles qui cohabitent à
tout instant dans la vie de tout individu. « L’apparition de la jeunesse, écrit
Braun, se manifeste dans les relations réciproques les plus diverses à côté de
celles de la vieillesse, non seulement simultanément dans les différentes
sphères de la vie, mais aussi dans la même sphère, se repoussant et se battant
entre elles. Déjà l’enfant a condamné les vieilles dents (les dents de lait) à
une destruction précoce, et encore dans l’âge plus avancé de jeunes dents
(les dents de sagesse) apparaissent. Certains organes sont déjà vieux avant la
naissance et sont morts, comme les branchies des mammifères, les dents de
la baleine. » La jeunesse donc n’est pas un âge : c’est une force de
rajeunissement (Verjüngung) qui est d’égale intensité que la force de
vieillissement, même si elle y est opposée, et qui se manifeste tout au long
de la vie de l’individu.
Le point d’orgue de cette vision du vivant radicalement originale est que
jeunesse et vieillesse doivent « s’alterner réciproquement dans une seule et
même histoire de développement : nous voyons la jeunesse traverser la
vieillesse, ou la développer, la transformer ou rentrer en plein milieu de
l’histoire du développement ». La métamorphose est donc seulement le cycle
des différents rajeunissements périodiques du vivant : nous sommes
condamné.e.s à nous métamorphoser seulement parce que nous ne pourrons
jamais nous séparer de notre jeunesse, de cette puissance de rajeunissement
qui continue à sculpter notre corps.
Braun voit dans le règne végétal et celui des insectes le lieu d’une
apparition constante de phénomènes de rajeunissement, mais il s’agit d’un
phénomène universel. « Sans rajeunissement, continue-t-il, il n’y a pas
d’histoire de développement, il y a seulement de l’être inanimé. Ou plutôt,
au minéral mourant au moment de la formation, lui-même manque du
pouvoir de rajeunissement : c’est pourquoi il est aussi sans développement et
sans reproduction. » Le rajeunissement selon Braun a une double forme :
celle d’un retour individuel à un état de vie antérieur ou celle d’un retour au
début de toute l’histoire évolutive. Si le premier se manifeste par « le
rajeunissement de l’individu dans son développement individuel », le second
réalise un « rajeunissement de l’espèce à travers la succession des
individus ».
Ces hypothèses, longtemps considérées comme des fantasmagories de la
science du XIXe siècle, montrent à nouveau tout leur intérêt après la
découverte, réalisée il y a une vingtaine d’années, d’un animal capable
d’invertir le cycle de développement aussi après la reproduction sexuée.
L’organisme en question est une méduse, connue sous le nom de Turritopsis
dohrii (ou Turritopsis nutricula) dont le « potentiel de transformation est
sans égal dans la vaste gamme de modèles de cycle de vie que l’on trouve
chez les Cnidaires ». L’équipe de scientifiques, composée par Stefano
Piraino, Ferdinando Boero, Brigitte Aeschbach et Volker Schmid, a en effet
pu constater en elle « le premier cas connu de métazoaire capable de revenir
complètement à un stade clonal de vie après avoir atteint la maturité sexuelle
dans un stade solitaire ». Comme la majorité des hydrozoaires, la Turritopsis
présente un cycle de vie qui alterne une phase pélagique sexuée, celle qui est
reconnue comme « méduse » et une phase benthique asexuée, représentée
par une colonie de polypes. Dans ce dernier stade, l’animal a une
organisation modulaire – ce qui lui assure une durée de vie potentiellement
infinie, à la différence de tout organisme non modulaire, qui est destiné à la
mort après la reproduction sexuée. Or, face à des adversités ou des stress
environnementaux, ces méduses peuvent régresser à l’état de polypes.
L’animal, exactement comme la larve dans le cocon, détruit une partie de
son corps pour développer une autre forme. Ainsi, d’une part, « toutes les
cellules somatiques différenciées de la méduse dégénèrent, et la production
de cellules polypes est entreprise par un ensemble de cellules de réserve
indifférenciées qui n’ont pas été engagées de manière irréversible ». D’autre
part, il semblerait que « les cellules différenciées de la méduse pourraient se
transdifférencier pour produire les nouveaux types de cellules nécessaires » :
les cellules somatiques déjà différenciées changent leur engagement et leur
expression génétique ou reviennent à la condition de cellules indifférenciées.
Cette transformation, écrivent les auteurs, « peut être considérée comme une
métamorphose, mais dans une direction opposée au chemin ontogénétique
habituel ». Normalement, en effet, ce potentiel « métamorphique », qui
caractérise les premières étapes de vie de la méduse, se perd avec le
développement. Dans cette espèce, en revanche, une véritable « inversion de
l’ontogenèse » peut être déclenchée en réponse à des conditions de stress et à
la sénescence. Il s’agit, ont commenté les scientifiques, d’une situation
comparable à celle « d’un hypothétique insecte imaginaire capable de passer
à un stade larvaire après reproduction sexuée ».
Cette méduse semblerait radicaliser la capacité des insectes de passer avec
nonchalance d’une forme à l’autre, et rendre visible l’hypothèse de Braun :
le rajeunissement existe indépendamment de l’histoire et de la biographie
des vivants, il est une force structurale qui anime les corps à tout moment.
Tous les êtres vivants peuvent durcir leur peau pour sécréter l’enfance.
Manipuler leur corps, détruire leurs os, leur chair, trop dure, trop vécue pour
en distiller une jeunesse future. Le miracle de la métamorphose est celui-ci.
Au fond, la reproduction elle-même doit être vue, non pas comme un
simple processus de multiplication, mais comme une voie de rajeunissement
qui passe par la constitution d’un corps numériquement différent et
autonome. Ce qui rajeunit en effet est toujours la vie en tant que telle, et pas
la forme qu’elle épouse.
C’est pour cette raison que la métamorphose est souvent si douloureuse.
Les métamorphoses sont les jours où tout ressemble à de la violence : ceux
où les coups que nous infligeons nous-mêmes semblent plus durs que ceux
que le monde peut nous envoyer. Nous sommes fermés, et pourtant tout fait
mal. Nous sommes enfermés dans le cocon pour produire l’enfance. Nous
oublions le monde et passons des heures à refaire le passé dans l’innocence.
Ce qui, à l’extérieur, semble être du rejet et de la violence, à l’intérieur, n’est
que de l’imagination créative pour un futur impensable et inimaginable.
Tous les êtres vivants éclosent et fabriquent l’enfance future, qui
n’appartient pas seulement à eux, mais à la Terre entière.
Le vivant lui-même, d’ailleurs, pourrait être considéré comme un
processus de rajeunissement de la planète. Comme le dit Braun, « les
changements préhistoriques dans l’apparence vivante de la Terre
apparaissent ainsi comme des rajeunissements de la nature organique à
grande échelle et les genres et espèces individuels des royaumes organiques
comme membres subordonnés de leur grand cours de développement ». La
vie est la tentative de la Terre d’oublier sa propre nature et sa propre histoire,
d’oublier le corps et le souvenir du passé dans un futur qui ne soit pas la
simple conséquence logique et historique de ce qui a été. L’histoire de la vie
sur Terre est la tentative de rajeunir la planète – la destruction de son identité
géologique.
Une nouvelle idée de la technique

Un cocon est un œuf postnatal qui, l’on pourrait dire, est fabriqué par
l’individu. Il définit une sphère ou l’être et le faire se fondent dans une
troisième dimension. Cette évidence définit tout d’abord un caractère que
nous avons jusqu’à maintenant négligé du phénomène métamorphique : sa
nature purement technique. Dans toute métamorphose, le vivant doit
construire sa propre forme qui n’a donc rien de naturelle ou spontanée.
Aussi, c’est la nature même de la technique qui en ressort profondément
transformée.
Nous sommes habitués à penser la technique comme une conséquence du
manque biologique de l’individu. Depuis Platon et son mythe de Prométhée
et Épiméthée, nous sommes habitués à penser la technique non seulement
comme un trait purement humain, mais aussi comme ce qui correspond au
manque de développement biologique. Si l’homme a besoin de technique,
c’est parce que son corps se définit par un manque biologique et naturel de
puissance et de forme par rapport aux autres vivants. Le mythe raconte
qu’Épiméthée, chargé d’orner et de pourvoir tous les vivants de facultés
convenables, épuise toutes les puissances disponibles en les distribuant à
tous les autres animaux en laissant donc l’homme « dépourvu de tout », « nu,
sans chaussures, sans vêtements, sans défense ». C’est ainsi que Prométhée,
en dérobant à Vulcain et Minerve le feu et les arts, donna à l’humanité la
technique. Seul parmi les vivants, l’homme possède « l’art d’articuler des
sons, et de former des mots ; il se procura une habitation, des vêtements, des
chaussures, de quoi se couvrir la nuit, et tira sa nourriture de la terre ».
À la différence de ce que ce mythe met en scène dans la métamorphose, le
fait technique devient ce qui permet à tout corps de se libérer de son
développement et de faire de cette indétermination originaire non pas un
problème à résoudre, mais la forme de la relation globale à soi de tout
vivant. La technique nous sert à dissoudre notre particularité, pour revenir à
un état de développement antérieur, pour défaire l’histoire à la fois
individuelle et évolutive : elle est un approvisionnement de l’enfance, une
procédure de rajeunissement. Tout objet technique est un œuf qui vole la
jeunesse du monde et l’implante sur notre vie. Nous construisons des objets
techniques pour produire de l’enfance partagée. Et ce qui rajeunit en elle est
toujours la vie, et pas la forme qui la véhicule dans notre corps. Le
rajeunissement est toujours impersonnel.
Le cocon comme œuf postnatal technique permet de renverser aussi l’idée
moderne de la technologie, celle connue sous le nom d’Organsprojektion et
développée par Ernst Kapp dans le premier livre moderne sur la nature de la
technologie, publié en 1877 en Allemagne. Selon Kapp, tout objet technique,
tout instrument, n’est que la projection à l’extérieur du corps d’une structure
organique dans une relation isomorphe parfaite. Ainsi, le marteau est une
projection de la forme de l’avant-bras poing, les lunettes la projection de la
lentille, l’ordinateur la projection du cerveau. L’extension de l’organe, sa
projection hors du corps anatomique, permet à la fois de corriger les défauts
de celui-ci (renforcer en profondeur notre corps si mal équipé par rapport
aux autres animaux), mais, aussi et surtout, d’humaniser le monde. Grâce à
la projection de l’organe, grâce à la technique, le monde devient une
extension du corps humain. La thèse de McLuhan sur les médias en tant
qu’extensions de l’homme n’est qu’une glose à la théorie de Kapp. La
technique est dans cette perspective d’abord quelque chose de purement
humain (les animaux et les autres êtres vivants ne peuvent avoir une
technique), ensuite quelque chose qui transforme en humain ce qu’il affecte.
Le monde technique anthropise tout ce qu’il touche. Cette « extraflexion »
de la forme anatomique permettrait à l’homme de façonner le monde à son
image ou à sa ressemblance. D’une certaine manière, c’est la même idée qui
est implicite dans le concept d’anthropocène : ici aussi le développement
technique de l’humanité « humanise » le cosmos.
Dans l’idée de technique que le cocon incarne, le maniement du monde
devient au contraire ce qui permet de se défaire de sa propre nature, de la
changer de son intérieur et non de la projeter à l’extérieur. La technique – le
cocon – est la forme que tout être vivant entretient avec soi-même et qui
l’amène à modifier radicalement son corps et son identité. Toute relation à
soi est donc de nature technique et vise à modifier sa propre forme. Toute
relation à soi produit un œuf, un cocon postnatal, qui fait du monde un
espace de renaissance et de refaçonnage de soi. Nous devrions apprendre à
voir dans chaque objet technique un cocon qui permet cette transmutation :
un ordinateur, un téléphone, un marteau, une bouteille ne sont pas
simplement des extensions du corps humain – ce sont, au contraire, des
maniements du monde qui rendent possible un changement de l’identité
personnelle, du moins éthologique, si ce n’est sur le plan anatomique. Même
un livre est un cocon qui permet de redessiner son propre esprit.
La technique – l’art de construire des cocons – fait du soi à la fois le sujet,
l’objet et le moyen de l’acte de transformation. Elle n’est pas une force qui
s’oppose à la vie ou qui la prolongerait de l’extérieur, elle n’est que son
expression la plus intime, son dynamisme originaire.
La métamorphose des plantes

La métamorphose n’est pas seulement un processus qui concerne la forme


globale du corps : elle est aussi la relation qui s’instaure entre les différentes
parties du corps entre elles, et qui permet à chacune d’elles de suivre une
ligne de vie, de s’étaler dans le cours de son développement. Elle est aussi le
principe d’équivalence des parties à l’intérieur du même corps : de fait tout
notre corps est le résultat de la métamorphose d’une portion de matière
extrêmement réduite, qui a dû produire pas à pas, étape après étape, les
diverses formes qu’il arrive à déployer. La métamorphose, donc, n’est pas
seulement un processus historique qui détermine la constitution du vivant
dans une ligne de stades différenciés. Elle est aussi et surtout le lien
synchronique qui fait d’un corps composé par les formes et les fonctions les
plus disparates quelque chose d’unitaire qui a traversé une seule et même
ligne de vie. C’est en se penchant sur la vie des végétaux, et non des
insectes, que la biologie a pu devenir consciente de cet aspect. Et c’est dans
le cadre de cette réflexion autour sur la métamorphose comme force
plastique propre à tout corps végétal qu’une grande partie de ce qu’on
appelle aujourd’hui « biologie du développement » a pu se constituer.
Ce sont les fleurs qui ont suggéré en premier l’idée qu’au fond de tout être
végétal il y aurait un noyau métamorphique qui ne pourra jamais s’épuiser.
L’enjeu fut tout d’abord d’ordre anatomique. La fleur semblait avoir un
corps capable de passer d’une forme à une autre sans jamais être déterminée,
comme si elle était l’expression la plus puissante et parfaite de la capacité de
métamorphose des vivants. Comme le dira Goethe, « la nature crée des
formes, en apparence très différentes, par de simples modifications d’un seul
et même organe. L’affinité secrète de plusieurs organes extérieurs, tels que
les feuilles et le calice, les pétales et les étamines, ainsi que la manière dont
ils naissent les uns après les autres, et en quelque sorte les uns des autres, a
été longtemps pressentie par les naturalistes et l’on a nommé métamorphose
des plantes le phénomène par lequel un seul et même organe se présente à
nous sous un grand nombre de formes diverses ».
Ce fut Carl von Linné le premier à l’avoir remarqué : « Le principe des
fleurs et des feuilles est le même. » C’est à partir de cette équivalence
originelle entre la fleur et la feuille que tout organe dans la plante devient
échangeable avec n’importe quel autre. De fait, aussi, « le principe des
bourgeons et des fleurs est le même. Le bourgeon est composé des rudiments
des feuilles. Les stipules sont des appendices des feuilles. Le périanthe est
formé des rudiments connés des feuilles. Par la distraction des sucs nutritifs
portés dans les fleurons du chaton, les feuilles deviennent calices. Une
végétation trop abondante place encore des feuilles où l’on cherche des
fleurs. Une végétation manquée produit enfin des fleurs où devraient être des
feuilles ». La fleur n’est que l’évidence que, dans la plante, chaque partie
équivaut aux autres. De ce point de vue, le corps végétal ne peut être imité
par le corps animal. Si, dans le premier, tout peut dériver de tout, dans le
second, « les parties diffèrent tellement qu’il est impossible d’en reconduire
une à une autre, ni de dire qu’une partie est une autre partie modifiée ».
Comme le formule le naturaliste Caspar Friedrich Wolff, l’un des pères
fondateurs de l’embryologie moderne, « il n’est pas possible de penser ou
d’imaginer que le foie est une modification de l’œsophage. […] Il n’est pas
possible pour les animaux de voir ce que nous voyons dans les plantes : […]
qu’à travers un seul et unique principe génératif, modifié d’une manière
différente, toutes les parties du corps sont produites ». Le corps des animaux
« est produit presque par l’association de différentes causes qui ne sont pas
nécessairement liées ou dépendantes les unes des autres ». Celui des plantes,
en revanche, n’offre qu’un seul principe génératif et le corps est la
transformation fluide d’une partie en une autre. La fleur est la preuve et la
manifestation d’un principe de plasticité anatomique et somatique absolue :
avoir un corps ne signifie plus exister sous une forme, mais avoir la
puissance de traduire toute forme dans une autre.
C’est à cause de cette unité profonde qu’il devient impossible de séparer
reproduction et croissance : la fleur étant l’emblème de l’équivalence et de la
traductibilité de toutes les parties anatomiques du corps, elle produit
l’identité entre végétation et multiplication. « Si nous observons un végétal
manifestant ses forces vitales, écrira Goethe inspiré par Wolff, nous
remarquons que ces forces sont de deux sortes, la force végétative, qui se
manifeste par la production des feuilles et l’allongement des tiges, et la force
reproductive, qui se manifeste et s’accomplit par la production des organes
fécondants et des graines. » L’affirmation de l’identité de la feuille et de la
fleur coïncide avec l’affirmation d’une identité entre végétation et
reproduction. « En examinant de plus près la végétation, continue Goethe,
nous remarquons que la plante en s’allongeant de nœud en nœud, et en
poussant une feuille après l’autre, en un mot, en végétant, exerce une sorte
de reproduction qui ne diffère de la reproduction florale et séminale qu’en ce
que cette dernière est simultanée, tandis que la première est successive, et se
manifeste par une série de développements isolés. Cette force végétative, qui
se montre par des productions successives, a la plus intime analogie avec
l’autre force, qui se manifeste par une reproduction nombreuse simultanée. »
La végétation, donc, n’est qu’une « reproduction successive », ainsi que la
fructification une « reproduction simultanée ». La fleur, alors, n’est qu’une
plante qui « s’est contractée dans tous les sens ; les dimensions de longueur
et de largeur sont en quelque sorte supprimées, et tous ses organes sont
concentrés et pressés les uns près des autres ». Elle n’est pas simplement
l’allégorie de l’identité entre plante et métamorphose : elle est aussi et
surtout une condensation absolue de la plante et de l’être végétal.
Bien avant Goethe, cette idée avait été avancée par l’un des plus grands
élèves de Linné, celui qui l’avait mis en contact avec Jean-Jacques
Rousseau : Nils Ericsson Dahlberg. Selon Dahlberg, les plantes sont sujettes
au même type de métamorphose que les insectes. Or « la métamorphose des
insectes consiste en l’élimination de l’armure qui permet ensuite aux insectes
de se manifester sous leur forme nue parfaite ». Quelque chose d’absolument
identique se produit dans les plantes. « L’écorce des plantes, [en effet], se
comporte de la même manière que l’exosquelette des insectes qui, une fois
abandonné, laisse l’insecte nu. C’est ce qui se passe aussi dans les plantes
quand elles produisent les fleurs et s’ouvrent et se débarrassent de l’écorce, à
partir de laquelle le calice se développe : c’est alors que l’on voit la plante
intérieure éclater, la fleur, tandis que sa corolle brille, avec le stigmate
imprégné d’anthères de farine. » En s’appuyant sur les recherches de Jan
Swammerdam, Dahlberg reconnaît que « la métamorphose des insectes n’est
pas une véritable transsubstantiation, comme Ovide l’avait imaginé, mais
seulement une décortication ». Swammerdam, comme on l’a déjà vu, avait
en effet prétendu que la larve de la piéride du chou (Pieris brassicae),
lorsqu’elle est encore dans le sol, laisse voir « les ailes et tout le papillon
cachés sous l’exosquelette ». Dahlberg en conclut que la métamorphose des
plantes n’est qu’une « énudation des parties » : « Si nous regardons les
fleurs, nous verrons qu’elles ne sont que la plante mise à nu. Et si nous
observons la substance du tronc jusqu’aux fleurs, nous pourrons nous rendre
compte que celles-ci sont identiques au tronc et ne sont qu’un dénudement
des parties. » La fleur est la plante mise à nu, sa manifestation la plus pure.
Goethe corrigera Dahlberg en pensant à ce « parallèle bien intéressant à
établir que celui de la métamorphose des insectes comparée à celle des
plantes ». Il ne s’agit pas de penser la fleur comme une simplification par
soustraction du corps végétal. Au contraire, une fleur est une complication
de toutes les formes de la vie végétale, leur coprésence simultanée. Si on
compare en effet la métamorphose des fleurs avec celle des insectes, on ne
peut manquer de remarquer que, « dans la plante, on observe des états
successifs coexistant dans le même être ; lorsque la fleur se développe, la
tige et la racine existent encore ; la fécondation s’accomplit tandis que les
organes préexistants et préparateurs sont encore pleins de vie et de force.
[…] Dans l’insecte, c’est tout autre chose. Il abandonne l’une après l’autre
les diverses enveloppes qu’il dépose, et de la dernière s’échappe un être
évidemment nouveau. Chacun des états successifs est séparé de l’autre, un
pas en arrière est impossible ».
Toute fleur est la récapitulation instantanée de l’histoire d’un individu
végétal : elle est l’expression de tout son passé, mais aussi, et surtout,
l’anticipation de son futur. La métamorphose s’exprime avec une ampleur et
une puissance inconnues à ce qui a lieu dans les insectes. Le vivant lui-
même semble devenir un cocon absolu.
Le cocon du monde

Le cocon est non seulement le paradigme de la technique, mais aussi de


l’être-au-monde tout court. Les insectes – les maîtres du cocon, les grands
démiurges de la transformation – nous ont trompés. Ils nous ont fait croire
que le cocon est un instrument spécifique, partiel, éphémère, dans la vie de
certains individus. Il faut, au contraire, le considérer comme la forme
transcendantale de tout vivant. Il y a du cocon partout où un vivant se
rapporte à soi, au reste des vivants, à la planète. Tout moi est un cocon.
Un cocon est d’abord et avant tout la preuve que notre vie ne peut être
assignée à une seule identité anatomique. Dans le cocon, la vie se situe entre
deux corps, entre deux visages, entre deux identités apparemment
incompatibles. Le cocon est la construction de la compossibilité de ces
identités. C’est la preuve que l’individu ne vit pas d’exclusion mais de
multiplication des visages et des corps.
Le cocon est aussi la preuve que notre vie ne peut jamais être assignée à
un seul environnement, à une seule niche, à un seul monde. Non parce que la
vie s’adapte à tel ou tel environnement, à tel ou tel monde, elle ne peut se
réduire à un monde spécifique puisqu’elle est toujours un monde pour elle-
même. Le cocon est la preuve que la vie construit son monde entier ; la
preuve qu’il n’y a pas de différence entre la maison et le monde, non pas que
le monde soit notre maison, mais dans le sens où la vie transforme
constamment l’espace dans lequel elle se déploie et que, pour cette même
raison, la vie se vit toujours elle-même.
Le cocon est la démonstration vivante qu’un environnement, un monde,
ne se limite pas à une géométrie à laquelle s’adapter, mais est un laboratoire
dans lequel se réinventent, dès le départ, géométrie et forme.
Le cocon est la forme et le paradigme de la conscience de soi : la relation
que chaque être vivant entretient avec lui-même ne relève donc plus de la
reconnaissance. La conscience de soi n’est plus le lieu où l’être vivant se
trouve, reconnaît son propre visage et coïncide avec lui-même. C’est
l’espace dans lequel chacun de nous est soumis à des forces qui le
transforment irrémédiablement et le transposent dans un monde totalement
différent de celui où il a vécu jusque-là. Les idées, les opinions, les
sensations – peu importe qu’elles viennent de l’extérieur ou de notre propre
corps – sont des forces qui nous transforment : des ailes qui émergent de
notre corps de vers, des intercesseurs d’un monde que nous ne pouvons plus
parcourir, que nous ne pouvons percevoir que par le vol.
Le cocon est la preuve que la métamorphose est avant tout la relation que
nous avons avec nous-même. Et non au seul niveau individuel. Notre forme
individuelle, l’être humain, l’être papillon ou singe, bactérie ou figue de
Barbarie, cigale de mer ou chêne, est un cocon. C’est le sens le plus profond
de la théorie de l’évolution de Darwin. Toute forme de vie est un cocon : la
gestation continue d’une métamorphose dont le résultat se donne à voir
seulement dans le futur.
C’est un cocon, car chaque espèce, pour construire de nouvelles formes,
ne requiert l’aide d’aucune autre espèce : elle se referme sur elle-même,
ruine son histoire, détruit et reconstruit son corps, ses gènes, faisant un
collage et un bricolage de ce qu’elle possède.
C’est un cocon parce que la forme à laquelle il donnera naissance ne
pourra jamais être ni conversion ni révolution. Nuls suppression et rejet de la
forme qui l’a précédé.
Chaque espèce ne paraît se satisfaire pleinement de sa forme. Chaque
espèce doit sortir, se débarrasser de sa propre identité, en construire d’autres.
Chaque espèce ne semble cependant jamais pouvoir se débarrasser des
formes qui l’ont précédée.
La vie des espèces sur la planète est une métamorphose constante. La
métamorphose est la frontière qui sépare et divise les espèces les unes les
autres. Cela signifie que la relation que nous avons avec les différentes
formes de vie est toujours métamorphique : nous pourrions devenir, nous
aurions pu devenir autres. La métamorphose est la parenté qui lie et divise
dans le même temps tous les êtres vivants.
Nous n’avons pas besoin de sexe ou de mutation génétique pour vivre
cette métamorphose interspécifique. Nous en faisons l’expérience chaque
jour. Plusieurs fois par jour. Chaque fois qu’on mange, nous nous faisons
animaux. Cela signifie que vivre, pour nous, coïncide avec le fait d’avoir à
ingérer le corps d’autres vivants. Vivre pour nous coïncide avec la tâche de
devoir assimiler la vie des autres, le corps des autres, en notre corps et notre
vie.
Chaque fois que nous ingérons un être vivant, qu’il soit végétal ou animal,
nous sommes à la fois le lieu, le sujet et l’objet de la métamorphose. Chaque
fois que nous mangeons, nous nous transformons en cocon dans lequel une
autre forme de vie (un poulet, une seiche, un porc, une pomme, une asperge,
un champignon) devient humaine. Chaque fois que nous mangeons, nous
nous transformons en cocon dans lequel un être humain se fait la chair et la
vie d’un bœuf, d’une pêche, d’une morue, d’une câpre, d’une amande.
Nous n’avons même pas besoin de nourriture pour faire l’expérience
d’être des cocons. Il suffit de commencer à vivre. On oublie trop souvent
que tout ce qui existe sur Terre, tout ce que l’on voit, est une transformation,
une métamorphose du corps de Gaïa, une variation sur le thème de sa chair,
une modification alchimique de son souffle. Nous sommes la métamorphose
de la pierre terrestre, sa variation vivante. Tout vient de la Terre – non au
sens nihiliste ou chrétien, dépourvus de valeur – parce que la Terre est un
immense cocon à l’intérieur duquel toutes les formes sont engendrées. Et
vice versa, ce que nous appelons la vie, sous toutes ses formes, n’est qu’un
cocon dans lequel Gaïa invente une nouvelle façon d’être.
C’est la Terre (et donc l’univers, car la Terre n’est que de la matière qui
s’est échappée du Soleil) qui invente en nous une nouvelle façon d’être à
partir de sa propre matière.
De ce point de vue, chacun de nous, en tant que cocon, a tout traversé.
Chacun de nous passera par tout. Nous sommes un même monde et une
même substance. Les trous de notre auto-conscience et de notre mémoire ne
sont que cela : l’émergence des autres « moi » dans notre esprit.
La métamorphose est à la fois la preuve qu’il n’y a qu’une seule
substance, la cicatrice qui nous relie à elle et à toutes ses parties (la
naissance nous relie au corps des autres, de la mère et du père dont nous
sommes les métamorphoses, le sexe, la nourriture, etc.), et le processus de
tisser, construire, sécréter cette substance commune… Il ne s’agit pas d’un
col, d’un substrat, d’un fond. C’est avant tout un avenir, une possibilité
omniprésente, une réalité virtuelle. Et tout y mène, surtout la mort. La
question est toujours de savoir comment rester un peu, et juste un peu, soi-
même, comment ne pas s’y détruire.
Le monde est un cocon fait de cocons.
Les cocons sont partout. Chaque cellule vivante en est un. Chaque
individu en est un : chacun de nous est l’espace dans lequel le monde
cherche et trouve un nouveau visage. Les cocons sont partout. Chaque
milieu en est un. Chaque espèce en est un : une forme de vie est le lieu d’une
métamorphose constante qui expose un présent à l’érosion perpétuelle d’un
futur sans visage. Les cocons sont partout. L’atmosphère en représente le
plus grand sur cette planète. Et la Terre, dans sa totalité, n’est qu’un
immense cocon qui empêche tout sujet de se complaire dans sa puissance.
Les cocons sont partout. Ils n’attendent pas l’appel à la conversion ou à la
révolution. À l’intérieur d’eux se construit sans cesse un futur
méconnaissable et imprédictible qui a déjà obligé plusieurs fois chacun de
nous, et tout ce qui nous entoure, à changer d’anatomie.
J’ai souvent rêvé d’en faire partie. Autour de moi, juste de la soie,
blanche, douce.
J’en ai souvent rêvé. Pas besoin de protester. Ne pas avoir besoin de
s’élever contre quelqu’un. Nul besoin de se putréfier. Il suffit de changer de
peau. Changer simplement de visage. Changer de corps. Devenir un autre.
J’en ai souvent rêvé. Ne pas avoir besoin de concevoir un monde
différent. Ne pas avoir besoin d’imposer une réforme au monde. Se réveiller
et vivre dans un monde qui n’a rien à voir avec ce que nous savons.
Ce rêve est la vie de notre planète. Ce rêve est l’histoire de la vie.
III
Réincarnations
Alimentation et métamorphose

Pour la plupart d’entre nous, cela arrive au moins trois fois par jour, et
pourtant nous le remarquons à peine. Peu importe qu’il s’agisse de plantes,
d’animaux ou de champignons. Chaque jour, nous avons l’habitude de nous
asseoir et d’utiliser nos bouches et nos mains pour littéralement nous
incorporer le corps d’autres êtres vivants : prendre leur vie, prendre leurs os,
leur chair et les transformer en notre vie, nos os, notre chair. Nous appelons
nutrition cette étrange opération qui ressemble beaucoup plus à un mystère
alchimique qu’à une nécessité physiologique. Très souvent, nous avons
l’habitude de voir dans cette opération quelque chose d’embarrassant,
d’humble, un besoin biologique à combler le plus vite possible. Très
souvent, nous essayons de masquer ce qui s’y joue, nous faisons de cette
expérience de prendre la vie d’un autre, quelque chose de différent de nous,
une expérience esthétique supérieure, faite de saveurs, d’odeurs et de
couleurs abstraites. Dans l’assiette, nous ne rencontrons plus un agneau, une
tomate, une fraise, mais des qualités abstraites de goût, de couleur ou de
matière tactile : l’idée d’acide, astringent, sucré, salé, liquide, solide, jaune,
vert, brun ou rouge.
Ce désir d’enlever la qualité concrète de la rencontre qui a lieu chaque
fois que nous nous asseyons à table, chaque fois que nous mangeons un
sandwich ou buvons du vin, chaque fois que nous allons au restaurant ou
dégustons une glace, n’est pas seulement le symptôme d’un désir d’ennoblir
la matière ou le signe de notre spiritualité. Il est surtout lié à une forte
culpabilité qui nous lie à la nourriture, à notre incapacité à comprendre ce
qui s’y passe vraiment. Ce profond sentiment de culpabilité s’exprime dans
le débat sur le végétarisme : nous nous sentons tellement coupables du fait
que notre vie implique la mort d’autres êtres vivants que nous préférons
établir une limite arbitraire, une frontière artificielle entre les êtres vivants
qui souffrent (les animaux) et ceux qui ne souffrent pas (les plantes). Nous
nous sentons si coupables de cet acte, pourtant commun, banal, quotidien
mais toutefois miraculeux et incompréhensible, que nous le réduisons
habituellement à un simple échange d’énergie qui se déroule selon un
modèle thermodynamique. Ainsi, par exemple, nous oublions au moins deux
faits absolument extraordinaires sur l’alimentation.
Le premier est que pour nous, en tant qu’animaux, en tant qu’êtres vivants
hétérotrophes, manger signifie toujours rencontrer d’autres êtres vivants, être
contraints de vivre de la vie des autres. La vie se nourrit de la vie. Une vie
n’est jamais autosuffisante. Elle n’a pas simplement besoin de plus d’énergie
(autrement il suffirait de se brancher à une prise électrique). Elle a besoin
d’insuffler en elle une autre forme de vie en acte, une vie que d’autres ont
construite. Manger ne signifie pas injecter de la matière dans notre corps,
avaler des éléments et de l’énergie. Manger signifie transfuser la vie des
autres dans notre corps. Peu importe qu’il soit mort, cuit, fumé ou desséché,
nous avons besoin de corps vivants : ce que nous mangeons est toujours et
seulement la vie. Manger, c’est fusionner deux vies en une seule.
Nous avons tort de voir dans cette nécessité la preuve de la négativité et
de la mort. Il est mauvais de ne voir dans l’acte de manger qu’une forme de
sacrifice et de violence. Ce n’est qu’une demi-vérité. Bien sûr, l’un des deux
êtres vivants semble disparaître. Mais ce que nous ne voyons pas, ce que
nous ne considérons pas chaque fois que nous réduisons l’acte
d’alimentation à un simple échange d’énergie, c’est la capacité de chaque
corps vivant à donner la vie non seulement à lui-même mais à d’autres êtres
vivants. Un poulet, un bœuf, une tomate, une pomme de terre, un grain
d’orge ne sont pas seulement des formes de vie confinées dans les limites de
leur corps : ce sont des corps capables de transmettre leur vie dès qu’ils
entrent dans le corps d’un autre.
En d’autres termes, la vie qui les anime n’a rien d’individuel ou de
spécifique : elle peut rester dans leur corps mais aussi sortir et nourrir des
individus d’une variété infinie d’autres espèces. Il y a quelque chose
d’extrêmement énigmatique dans ce fait. La nourriture nous dit que la vie
que chacun de nous semble considérer comme absolument personnelle et
propre est en fait essentiellement anonyme, universelle, capable d’animer
n’importe quel type de corps vivant. D’une certaine manière, chaque acte
nutritionnel montre que nous avons une vie essentiellement identique à ce
que nous mangeons. Cela est démontré par le fait qu’à notre mort, nous
deviendrons nécessairement un festin pour d’autres êtres vivants.
Ce qui est troublant, et en même temps étonnant, c’est de se rendre
compte que la vie qui gît dans les profondeurs les plus intimes de l’être que
nous mangeons peut nous engendrer : elle est exactement la même que celle
qui est en nous. La nutrition, c’est d’abord cela : la contemplation de cette
vie identique qui à la fois et avec le même droit nous anime et anime le corps
mangé, la contemplation de cette vie qui peut vivre partout, en nous et hors
de nous. Notre corps et le corps d’une oie, d’un poulet, d’une pomme, d’un
kiwi sont autant de variations de la vie, une vie indéterminée.
L’alimentation est la contemplation de la vie dans son universalité la plus
effrayante : cette vie qui tout digère et tout absorbe, qui tout soutient et tout
détruit, semble ne jamais se contenter de la forme qui l’accueille. Elle paraît
n’avoir aucune limite. Indéterminée et omnivore, elle se révèle réticente à
renoncer à toute possibilité de changer. Ouverte et indécise, elle est
incapable de renoncer à toute forme future : un poulet devient un être
humain, un être humain devient un ver, un ver devient un pigeon, etc. Il n’y
a pas de véritable boucle. La vie va de corps en corps, d’espèce en espèce,
sans jamais être pleinement satisfaite de la forme sous laquelle elle se
trouve. Manger n’est rien de plus que cela : la preuve qu’il n’y a qu’une
seule vie, commune à tous les êtres vivants, apte à circuler entre corps et
entre espèces. La preuve qu’aucune barrière de nature, d’espèce ou de
personnalité ne peut la forcer à rester éternellement sous une forme unique,
dans une espèce unique, dans un corps unique.
Cette circulation est à la fois similaire et opposée à l’expérience de la
chenille dans sa métamorphose. La même vie se répand dans deux corps
différents, dans deux moi, sans que l’on puisse dire qui est la chenille de
quel papillon.
De ce point de vue, ce que nous appelons la mort n’est que le seuil d’une
métamorphose. Chaque être vivant est un cocon par lequel la vie construit
quelque chose de différent. Le fait que pour chaque personne vivante la mort
n’est qu’un moment, un aspect du processus de nutrition des autres
individus, montre que dans la nature rien ne meurt, tout se transforme : la
même vie commune se transforme et circule d’individu à individu. Chaque
fois que nous ingérons un être vivant, qu’il soit végétal ou animal, nous
sommes tout à la fois le lieu, le sujet et l’objet de la métamorphose. Chaque
fois que nous mangeons, nous nous transformons en cocon au cœur duquel
une autre forme de vie (un poulet, une dinde, un porc, une pomme, une
asperge, une seiche) devient humaine. Chaque fois que nous mangeons, nous
nous transformons en cocon au cœur duquel un être humain prend la chair et
la vie d’un bœuf, d’une pêche, d’une morue, d’une câpre, d’une amande.
Un second aspect, extrêmement mystérieux, se cache sous cet acte banal
et évident de nutrition : il concerne presque exclusivement, dans la nature,
des individus d’espèces différentes. La nutrition est toujours une rencontre
multispécifique. Précisément parce que la vie ne peut jamais être contenue
dans une forme unique – personnelle et spécifique –, elle doit changer son
visage, changer sa vie régulièrement. Dans l’acte de nutrition, toutes les
espèces se rencontrent et doivent se rencontrer. Manger est le rendez-vous
multispécifique le plus universel au monde. En se mangeant les unes les
autres (beaucoup plus que dans leurs liens généalogiques), les différentes
espèces produisent un monde, fait de la même chair, quelque chose
d’unitaire et interdépendant. C’est en mangeant (c’est-à-dire en empiétant
sur leurs propres frontières) qu’ils constituent ainsi une communauté
universelle : la communauté des communautés au-delà de leurs différences
de nature, d’habitat et de forme de vie.
Encore une fois, la nutrition ne peut pas être considérée comme la
conséquence d’un simple état d’être négatif (le fait que quelqu’un manque
de substance ou de capacité à produire la possibilité de sa propre survie),
mais elle représente la nécessité de rencontrer l’autre, de devenir autre, en
passant par la vie d’autre espèce. Du fait de la nutrition, toute relation avec
soi-même devient une relation politique : pour rester en vie, il faut franchir
les limites de son propre corps et laisser franchir les mêmes limites à
quelqu’un appartenant à une autre espèce. En ce sens, l’acte de nutrition
rassemble, au-delà des frontières, tous les individus et toutes les espèces
existant au monde. Loin de constituer le sceau de la vulnérabilité
individuelle ou spécifique, la nutrition marque l’acte politique le plus radical
qui soit. C’est dans cet acte que la nature, la forme et l’existence des
frontières – dans sa réalité la plus biologique et métaphysique – sont à la fois
questionnées et renégociées ensemble.
L’alimentation, en tant que forme et matière transcendantales de toutes les
relations interspécifiques, a donc une signification beaucoup plus vaste,
originaire et radicale que celle du compagnonnage ou de la simple
cohabitation. Depuis Darwin, la science biologique a accepté qu’il existe une
relation génétique (médiate ou immédiate) entre tous ceux qui vivent. Il y a
une origine commune du vivant : la reproduction est le lieu où toutes les
espèces ont tissé une relation réciproque, et c’est précisément de cette
interconnexion que la vie s’engendre et s’invente. Or le rapport
généalogique des individus et des espèces, qui fixe les individus dans un
agencement domestique, est perpétuellement défait dans l’alimentation.
L’alimentation ne doit plus être considérée comme la conséquence d’une
négativité biologique, mais comme l’invitation de la nature pour chaque
individu à changer de maison, à migrer, à transmigrer de corps en corps, de
place en place, de chair en chair. La politique de Gaïa n’est que cette
construction quotidienne d’une chair commune à tous les vivants, que
chacun utilise, mais qui circule non seulement de lieu en lieu mais de corps
en corps, d’individu en individu, d’espèce en espèce.
Cette politique, que le langage religieux de l’Antiquité européenne et
asiatique avait appelée transmigration, métempsycose ou réincarnation, est
radicalement anti-domestique, et cela dans un double sens. Tout d’abord, à
cause d’elle, la vie ne peut pas être conçue comme un rapport de simple
habitation de l’espace. Le monde n’est pas le lieu de notre habitation : il est
le réservoir de notre chair passée et future, l’archive et le catalogue virtuel
des vies et des identités que nous avons eues avant de devenir humains et ce
que nous sommes aujourd’hui. Deuxièmement, le rapport à soi-même n’est
pas, ne peut pas, et ne pourra jamais, être un rapport d’habitation. Le fait que
nous sommes obligés de manger, et de manger le corps d’autres espèces,
signifie que les êtres vivants ne peuvent se limiter à cohabiter les uns avec
les autres (ou à côté d’eux). Aucune espèce ne peut se limiter à habiter son
propre corps. Elle est obligée de rentrer dans la maison charnelle de l’autre,
l’occuper, s’y intégrer, devenir le corps de l’autre, la chair d’autres espèces.
Nous ne faisons que migrer, transmigrer ou, à l’inverse (dans le cas où nous
sommes mangés par les autres), devenir la maison d’autres individus et
d’autres espèces. Nous ne pouvons jamais rester seuls chez nous, à la
maison. Nous ne pouvons jamais regarder le corps de l’autre comme sa
maison. Nous sommes obligés de nous déplacer, de changer de maison, de
changer notre corps ou, à l’inverse, de devenir la maison de l’autre, de faire
de notre chair le chez-soi, non seulement d’un autre corps, mais aussi et
surtout d’une autre espèce. Le destin de tous les êtres vivants est de devenir
le corps d’une autre espèce, dans le même sens que, à cause de la
reproduction, le destin du moins virtuel de toute espèce a été de trahir sa
propre espèce, et de ne lui donner aucune forme d’éternité. La nutrition est la
preuve de l’instabilité non seulement spatiale mais métaphysique des
vivants : les vivants ne restent jamais ce qu’ils sont, mais sont destinés à se
déplacer dans une autre espèce, non seulement par l’évolution, mais aussi
par le processus de nutrition. La réincarnation qui a lieu dans toute
alimentation rend métastable la relation entre les vivants. La nutrition est la
preuve que la vie est infiniment malléable et prête à tout, que le corps de la
vie et des vivants ne pourra jamais être enfermé dans une logique
domestique et propriétaire : elle n’est que transmigration infinie de matière.
Nous ne possédons rien, surtout pas notre corps et notre identité. Personne
n’est jamais chez soi, surtout pas dans son propre corps. Voilà ce que nous
enseigne l’alimentation. Personne sur Terre n’a une maison, non seulement
nous n’avons pas de possessions, des choses qui nous appartiennent par
nature ou par généalogie, mais tout doit être négocié, fait et refait sans cesse.
Personne sur Terre ne vit dans son corps comme dans sa maison, la relation à
soi n’est jamais naturelle, spontanée, ni définitive. Nous ne cessons de
changer de maison, d’occuper la vie et le corps des autres. Nous ne cessons
de devenir la maison et le corps des autres. Personne n’est jamais totalement
chez soi. Personne dans ce monde ne suit les usages de la maison.
Être mangé.e.s

Il s’agit de la forme la plus inquiétante de la métamorphose. La nutrition


est l’évidence de l’impossibilité de considérer la forme qui informe le vivant
– dans son identité individuelle et spécifique – comme quelque chose de
substantiel, d’autonome et surtout d’essentiel, intrinsèquement inscrit dans la
vie qui la traverse. Grâce à l’acte d’alimentation une vie peut migrer d’une
forme à l’autre ou, à l’inverse, peut revêtir des formes opposées. En
revanche, par l’acte de l’alimentation toute vie démontre sa nature
physiologiquement multispécifique et interspécifique : la nécessité de passer
d’une espèce à l’autre, d’une forme à l’autre, comme la nécessité de se
composer de plusieurs formes de vie. La nutrition est aussi l’évidence et la
réalité d’un mouvement perpétuel qui permet à toutes les espèces à la fois de
construire une seule et même vie (car se nourrir signifie trouver la formule
d’équivalence physiologique entre deux formes de vie), mais aussi de
différencier constamment cette même vie (car manger signifie transformer
une forme dans une autre). La répétition de cet acte quotidien nous rappelle
bien qu’il n’y a pas de vie sur la planète sans métamorphose, et que la
métamorphose est le métabolisme le plus élémentaire de tout vivant, et non
un événement rare et isolé à chercher dans quelques cabinets de curiosités
biologiques.
L’alimentation – c’est-à-dire la forme la plus commune et répétée de
métamorphose – est aussi l’évidence que la mort ne peut être pensée comme
l’opposé de la vie : elle est le passage de la vie commune à toutes et tous
d’une forme à l’autre. La mort ne pourra jamais interrompre la vie, elle en
change simplement le mode d’existence. Un « cadavre » est vie et repas
d’autres vivants. Toute mort est une continuation de la vie sous d’autres
visages. La vie, d’autre part, se constitue toujours sous la forme d’une
réincarnation de la vie qui l’a précédée. Les corps ne dessinent pas les
limites ontologiques de ce qui les anime, mais seulement de sa manifestation
temporaire.
C’est à partir de la réflexion autour de la nutrition que la pensée
écologique contemporaine en est arrivée à des conclusions de ce type. Les
plus radicales proviennent de l’une des plus singulières penseuses du siècle
dernier, Val Plumwood. Sa pensée prend pour point de départ un accident
qu’elle vécut en canoë sur le fleuve East Alligator dans le parc national de
Kakadu, en Australie. Attaquée par un crocodile, Plumwood raconte ne pas
avoir été assaillie par le sentiment de peur face à la mort. Elle fut en
revanche saisie par une impression d’irréalité : ce qui était en train de se
passer n’était pas vrai, « c’était une illusion ! Ce n’était pas seulement
injuste mais irréel ». L’image du monde que nous chérissons ne prévoit pas
« l’expérience humiliante de devenir la nourriture d’un autre animal [qui] est
complètement étrangère, presque impensable », c’est un monde où les
humains ne peuvent pas devenir de la nourriture « pour les requins, les lions,
les tigres, les ours et les crocodiles, de la nourriture pour les corbeaux, les
serpents, les vautours, les cochons, les rats et les goannas, et pour une grande
variété de petites créatures et micro-organismes ». Plumwood n’éprouva pas
exclusivement de l’incrédulité, mais aussi et surtout de l’indignation
morale : « La créature enfreignait les règles, se trompait totalement, se
trompait complètement en pensant que je pouvais être réduite à de la
nourriture. En tant qu’être humain, j’étais bien plus que de la nourriture.
C’était un déni, une insulte à tout ce que j’étais. » L’incrédulité, explique-t-
elle, n’était pas seulement existentielle mais éthique.
Elle consacra une bonne partie de sa vie intellectuelle à comprendre la
raison de ce sentiment d’illusion et d’indignation face à une évidence
physique plus que triviale : « Tous les êtres incarnés écologiquement existent
comme nourriture pour d’autres êtres. » La question est donc : « Pourquoi le
fait d’être de la nourriture était-il un tel choc ? Et de quel type de choc
s’agit-il ? » En d’autres termes, pourquoi, malgré ce que nous avons appris
de Darwin, « être de la nourriture nous confronte durement aux réalités de
l’incarnation, à notre inclusion dans l’ordre animal comme nourriture,
comme chair, comme parenté avec ceux que nous mangeons, à notre
participation à la fête et pas seulement comme une sorte de spectateur,
comme un œil désincarné qui filme la fête des autres » ? Pourquoi la
conscience que « nous sommes la fête » pour les autres animaux se traduit en
une « expérience humiliante et très perturbatrice » ?
Plumwood estime que la crise écologique que nous vivons ne pourra être
dépassée que si l’on arrive à admettre « l’égalité et la réciprocité dans le
réseau alimentaire » : « Toutes les créatures vivantes, écrit-elle, sont de la
nourriture, et bien plus que de la nourriture », et « penser à nous-mêmes en
tant que nourriture pour les autres est la manière la plus élémentaire » pour
penser la vie « comme une circulation, comme un don d’une communauté
d’ancêtres » et la mort « comme un recyclage, un flux qui se poursuit dans
une communauté écologique et ancestrale d’origines ».
Pour ce faire, il faut se libérer du mythe qui nous oblige à nous penser
comme radicalement différents de tout ce que nous avons autour de nous. Ce
refus de reconnaître que notre vie est la même que celle qui traverse tout
autre corps n’est pas seulement d’ordre théorique : la revendication d’être
« différents et supérieurs aux autres créatures », d’être faits « de matière
mentale », nous a non seulement poussés à provoquer l’extinction réelle de
tous les grands prédateurs, et à transformer la prédation en « quelque chose
que nous faisons aux autres, les inférieurs, mais que nous ne subissons
jamais ». Il nous a surtout amenés à répéter à l’infini l’illusion de supériorité
et d’aparté.
Ainsi, dans le choix de l’enterrement dans un cercueil solide, on peut voir
le besoin d’empêcher le « corps humain occidental (au moins suffisamment
riche) de devenir la nourriture pour d’autres espèces ». Même la crémation
semble nous donner l’illusion que notre corps restera intouchable, alors qu’il
sera, dans ce cas aussi, nourriture pour d’autres – en premier lieu des arbres
qui séquestrent tout le carbone qui se libérera de notre corps. Nous ne
pouvons que devenir d’autres vivants.
La mort devient ainsi le prétexte pour soustraire notre corps du cycle de
réciprocité que toute existence terrestre présuppose. Comme si jusqu’à la
mort, nous prétendions nous séparer par notre humanité du fait de n’être rien
d’autre qu’une métamorphose de la chair et de la vie des autres vivants,
forcement destinée à se métamorphoser dans d’autres formes de vie. Il y a
une volonté culturelle diffuse de « se protéger jalousement et de se tenir à
l’écart, de refuser même de se conceptualiser comme comestible, et de
résister à donner quelque chose en retour, même aux vers et à la Terre qui
nous ont nourris ».
La transmigration du moi et la réincarnation

Ce n’est pas un hasard si cette résistance se donne surtout à voir dans la


manière dont nous concevons la mort et nous nous rapportons à elle. C’est
dans le traitement et dans l’imagination de la mort que nous posons
dogmatiquement que les confins de l’animation de notre corps correspondent
aux limites de la vie. Ainsi, la séparation physique et symbolique que nous
imposons au cadavre par rapport aux autres vivants est une marque
symbolique qui permet de refouler ou oublier que la vie qui anime son corps
est obligée de se transmettre à un autre, de migrer ailleurs, de changer de
forme. C’est pourquoi l’un des mythes fondateurs de la religion qui a
dominé en Europe pendant les vingt derniers siècles – celui de la
résurrection des morts – vise explicitement l’affirmation, d’une part, d’une
discontinuité substantielle entre la vie qui traverse l’humanité et celle qui
anime le reste des vivants et, de l’autre, une discontinuité personnelle entre
la vie de chacun des individus. Les différents corps humains divisent la vie
substantiellement : il y a autant de vies qu’il existe de corps. D’autre part, la
corporéité humaine est radicalement différente de celle des autres vivants –
et non seulement parce qu’elle a une faculté cognitive que les autres n’ont
pas : la chair des êtres humains n’a pas la même qualité que celle des autres
êtres vivants.
Le mythe de la résurrection se développe en effet comme transformation –
au sens que Lévi-Strauss a donné à ce terme, donc d’une modification
dialectique, d’une métamorphose – du mythe, beaucoup plus ancien, de la
réincarnation, qui circulait dans l’espace de la Méditerranée depuis des
siècles. Dans ce mythe, toute vie excède les limites du corps qui l’héberge et
se transmet ainsi de corps en corps. « Personne ne garde sa forme, expliquait
Ovide, la nature rend aux uns la figure des autres », ainsi que « rien ne périt
dans le grand monde, […] tout varie et change de visage ; on appelle naître
commencer à être autre chose que ce qu’on était et mourir le contraire ».
Cette chaîne de transformation implique tous les vivants et la planète
entière : « Le ciel et ce qui est au-dessous de lui changent de forme, la terre
et ce qui est en elle aussi ; nous aussi nous nous transformons, en tant que
morceau du monde, car nous ne sommes pas que des corps, mais des âmes
ailées, et nous pouvons faire des bêtes sauvages notre domicile ou nous
cacher dans le corps des animaux domestiques. » Il y a donc une relation
essentielle de la vie à la corporéité qui fait que toute individualité doit
forcément, après la mort, assumer un autre corps, peu importe qu’il soit
humain ou animal : la vie – ainsi que la subjectivité – n’est pas définie par la
forme qu’elle traverse, au point que le sujet qui dit moi dans la forme
humaine peut se reconnaître – du moins de manière limitée – dans le corps
d’un rat ou dans celui d’un lion.
L’esprit, le souffle, « erre d’un lieu à l’autre et de celui-ci revient à
l’origine, il occupe les corps que tu veux », rappelait encore Ovide : « Des
bêtes il passe aux hommes et de nous aux bêtes, en aucun temps il meurt ;
comme la cire facile prend de nouvelles figures, ne reste pas comme elle
était, ne garde pas la même forme pourtant est la même, ainsi l’âme est
toujours la même, je te le dis, elle migre dans des figures variées. »
La résurrection chrétienne est une déformation de ce mythe que l’on
retrouve aussi dans les écrits de Platon. Elle promet une seule réincarnation
et non une série infinie. Mais cette deuxième réincarnation aura lieu non
seulement exclusivement dans un corps humain, mais dans le corps même
que nous avons occupé. Il y a donc une relation essentielle de la subjectivité
non seulement à son humanité, mais aussi et surtout à la corporéité
individuelle et personnelle. C’est à cause de cela que, dès le début, le débat
autour de la résurrection du corps intègre la question d’une identité et d’une
permanence au-delà de tout « accident » nutritionnel ; si le corps est dévoré
par des bêtes ou des vers, la chair personnelle reviendra. Le mythe de la
résurrection est donc la doctrine la plus radicale et conséquente du caractère
humain et personnel de notre vie, et de la séparation ontologique entre notre
chair et la chair des autres vivants.
Ainsi, la sacralisation et l’absolutisation de la mort ne servent qu’à cette
fin : ce n’est que parce que nous avons fait de notre personnalité et de notre
nature purement humaine un fétiche – un objet de foi absolue – que nous
considérons la mort comme un événement absolu. La fin de notre vie n’est
jamais la fin de la vie : tout « cadavre » est la transformation, la
métamorphose de la vie qui change d’espèce, de forme, de mode
d’existence.
Chaque fois que nous nous prétendons animé.e.s par une vie
exclusivement et charnellement personnelle, humaine, qui se termine avec la
mort de notre corps, nous ne rendons pas une évidence sensible (car dans un
cadavre il y a encore de la vie, mais sous d’autres formes), nous faisons acte
de foi autour de la nature littéralement absolue du moi humain. Affirmer
qu’il n’y a rien après la mort, que la vie qui anime un corps se termine avec
la transformation de celui-ci, signifie prononcer un acte de foi qui prétend
réinscrire la subjectivité du vivant dans l’image que nous nous sommes faite
du corps humain.
La métamorphose – dans toutes les formes que nous avons analysées – est
l’objection la plus puissante contre toute théorie qui prétend dénombrer
autant de vies qu’il y a de corps et affirmer une discontinuité du vivant qui
correspond parfaitement à la forme des espèces et des individus. Il s’agit
d’une théorie de la continuité de la vie parmi les corps, d’une doctrine de la
nature originairement multispécifique et transcorporelle du moi et de la vie.
La pensée écologique contemporaine l’a affirmé dans l’un de ses textes
les plus étonnants. Publié à l’intérieur de son livre le plus célèbre,
l’Almanach d’un comté des sables, Aldo Leopold, l’un des plus grands
penseurs du siècle dernier, composa un récit dans lequel il récrit l’Odyssée
d’Homère, sous la forme d’un diptyque qui met en scène la vie de deux
atomes et les voyages qui leur permettent de revenir dans ce qui pourrait être
considéré comme leur maison. Dans le premier panneau, l’atome en
question, dont le nom fictif est X, vit dans un paysage intact et non influencé
par la vie humaine. Ainsi, après avoir attendu « son heure dans le plateau
calcaire depuis que les mers paléozoïques avaient recouvert la région »,
« enfermé dans un rocher » pour une éternité qui ne semble jamais passer, X
se libéra « le jour où une racine de chêne à gros glands se fraya un chemin
dans une crevasse qu’elle se mit à fouiller ». Ce fut alors qu’« en l’éclair
d’un siècle » la vie de X « fut projetée dans le monde des choses vivantes » ;
X suivit le cours d’une série de transformations qui lui permet de s’incarner
dans une fleur, un gland, un cerf, un Indien, et ensuite à nouveau dans le sol,
et puis la racine d’un Andropogon, etc., jusqu’à revenir « dans son ancienne
prison, la mer ». Dans le second panneau, l’atome Y est libéré de la roche
mère au moment où « un nouvel animal était apparu, et s’était mis en devoir
de mettre de l’ordre dans la Prairie en fonction de ses idées personnelles ».
Dans ce paysage ravagé, les atomes autrefois itinérants « reposent à présent
inertes, désorientés, emprisonnés dans une vase huileuse ». Au-delà de la
condamnation de l’intervention mortelle de l’humanité dans la vie des autres
formes de vie, ce récit fournit un nouveau fondement à toute pensée et toute
éthique environnementale. L’adoption du point de vue de l’atome n’est pas
un fruste expédient rhétorique : c’est ce qui permet de comprendre et
démontrer la continuité absolue, à la fois matérielle et spirituelle
(subjective), de toutes les vies qui habitent cette planète. Nous ne pouvons
nous contenter d’affirmer l’interdépendance réciproque des êtres, leur
capacité à constituer un système : tous les êtres sont l’expression d’une seule
et même vie, sont dans un rapport de continuité et non pas de simple
contiguïté spatiale. La discontinuité n’est pas d’ordre ontologique (la mort),
mais purement modal et formel : X et Y – les atomes de Leopold – changent
de mode d’être et non de substance. Ainsi le logion qui termine le premier
portrait déclare que « la seule certitude » c’est que les créatures « doivent
téter fort, vivre vite et mourir souvent ».
La mort est un événement beaucoup plus banal et quotidien que ce que les
mythes que nous nous sommes créés nous font croire. Il faut bien vivre vite
et mourir souvent, et ne pas glisser dans le fétichisme de la forme que la vie
a choisie : elle est un mode et non une substance. Une telle approche permet
de fonder une attitude radicalement différente vis-à-vis de la planète. Car
non seulement tout ce qui nous entoure participe de la vie qui nous traverse
dans la même intensité que nous sommes de la même chair et de la même
vie que tout ce qui peuple cette planète, mais surtout tout paysage, peu
importe qu’il soit « naturel » ou « artificiel », n’est qu’une archive à ciel
ouvert de nos corps passés et futurs. Nous partageons la même chair et le
même esprit avec tout ce qui est sur Terre.
Il est aisé de figurer la continuité matérielle de l’univers : nous n’avons
aucun problème à admettre que notre chair vient d’ailleurs, qu’elle habite
cette planète depuis bien plus longtemps que notre naissance. Tous nos
atomes ont donné un corps à des milliers de vies avant la nôtre – humaines,
végétales, bactérienne, virales, animales – et donneront réalité à d’autres
dans une danse qui jamais ne pourra être arrêtée.
En revanche, l’idée que cette continuité puisse exister aussi sur un plan
spirituel et spéculatif nous trouble. Et pourtant, cette transmigration du moi
est beaucoup plus courante et banale que l’on ne croit. À travers ce livre, et
en ce moment précis, je pense en vous, je dis « moi » dans vos esprits au
même titre que lorsque j’écoute attentivement un ami mon moi est sous
occupation du moi des autres. Chaque fois que nous prononçons, par
exemple, le célèbre adage cartésien cogito ergo sum, nous laissons pour un
instant l’esprit de Descartes se réincarner en nous, nous lui prêtons notre
voix, notre corps, notre expérience. C’est lui qui dit moi en nous et, d’une
certaine manière, contredit point par point ce qu’il pensait être le cas : le moi
n’est pas une substance, il n’a pas une structure personnelle, il n’est qu’une
petite musique qui ne cesse d’envahir les esprits, de coloniser les corps, sans
jamais pouvoir être définitivement adoptée par un corps plutôt qu’un autre.
Chaque idée est un moi itinérant, exactement comme l’atome de Leopold.
Tout moi véhicule l’esprit des autres : ses idées, son souffle, son passé. C’est
seulement grâce à cette capacité de transmigration psychique – ou pour le
dire avec le terme technique de la théologie ancienne, de métempsycose –
que quelque chose comme une communauté est possible.
Génétique et réincarnation

Il suffirait de se pencher sur chacun des corps pour s’en apercevoir.


Chaque vivant est une immense entreprise de recyclage des vies qui l’ont
précédé. Rien de ce qui nous habite n’est nouveau. Tout provient d’autres
corps, d’autres lieux, d’autres temps. Les êtres vivants ne cessent de
s’échanger matière, idées, formes, et de bricoler leur corps et leur esprit à
partir de ceux des autres. Tout appartenait à une autre vie, tout a déjà vécu
plusieurs fois sous plusieurs formes, tout a été réadapté, réaménagé, reformé.
C’est pourquoi toute vie a déjà transgressé les frontières entre les règnes, les
espèces, les individus, mais aussi les lieux et les temps. Tout ce qui vit le fait
par métamorphose : une répétition transformative de ce qui l’a précédé. Rien
de ce qui vit aujourd’hui en nous, tout en ayant derrière soi des infinités
d’autres vies, n’a jamais vécu cette même vie. Le recyclage qu’impose la
métamorphose au moindre bout de matière de ce monde est ce qui empêche
toute forme de cycle, toute forme de retour de l’identique. Voilà pourquoi il
faudrait plutôt parler de réincarnation.
Toute réincarnation n’est pas une simple copie de la vie précédente. Elle
est une technique qui permet à deux êtres de se réincarner dans le corps l’un
de l’autre. Outre à la nutrition, le sexe – même lorsqu’il n’est pas associé à la
reproduction, comme dans le Paramecium – est la forme la plus extrême de
la transmigration, celle qui fait de tout vivant la chair partagée d’autres
vivants. Cette fête de la transmigration qui fait de la nature un carnaval sans
fin oblige chacun à être et devenir des bâtards. Quelque chose
de radicalement, ontologiquement, impur, mélangé, portant dans son noyau
le plus profond une part de non-vie – la chair minérale de la planète.
Mais il y a quelque chose d’encore plus profond qui fait de notre vie une
chaîne infinie de réincarnations multiples : les gènes. En effet, les gènes qui
donnent forme à notre corps ne sont pas que de simples informations, mais
aussi de vrais écrivains microscopiques, de vrais copywriters. Mais dans un
sens très particulier. Contrairement à ce qui arrive à chacun de nous quand
nous écrivons, contrairement à ce qui m’arrive quand j’écris ce texte, ces
auteurs microscopiques coïncident avec leurs écrits, et le processus
d’écriture même. Ils écrivent, mais ils sont matériellement ce qu’ils écrivent.
Ils sont une forme d’écriture qui est engendrée par le corps de l’écrivain et
qui n’est jamais séparée de lui, comme si tous les mots que j’ai écrits
voyageaient avec moi inscrits à même mon corps. Ou plutôt, les gènes sont
des rédacteurs pour lesquels l’acte d’écrire coïncide avec une pratique
chirurgicale de leur propre corps : ils réinventent et réforment constamment
l’écriture de chacun, et le sens de leur écriture correspond à ce qu’ils arrivent
à faire avec le corps. C’est une forme d’écriture créative, au sens littéral du
terme, comme si chaque mot que j’écrivais changeait mon corps pour
toujours. Comme il n’y a pas de différence entre l’orateur et la parole, le
sujet et l’information fournie, la nouveauté ne peut émerger que par une
métamorphose. Ou à l’inverse, l’écriture se fait grâce à eux un processus
ontologique de réincarnation. Cela signifie au moins deux ou trois choses.
D’abord, parler, dire « moi », écrire, signifie toujours pour eux se
répliquer. Si nous avons une structure génétique, c’est parce que toute
information sur nous-même ou sur l’organisme dont nous faisons partie,
c’est-à-dire toute identité, est une réplique, une copie, une deuxième version.
Mais cette chaîne de réincarnation est comme fragmentée et multipliée de
manière kaléidoscopique. Grâce aux gènes chaque détail de notre identité est
rendu autonome, séparé des autres et dispersable dans un nombre infini de
vies et de corps. Le moindre élément de ce que nous sommes a été capable
de vivre hors de nous, indifféremment de tout autre élément qui
l’accompagne maintenant, et il sera capable de se réincarner indéfiniment
dans des centaines d’autres individus, pas forcément appartenant à la même
espèce. L’identité produite par la réincarnation est toujours une
dissémination qui fait de chaque vivant un rendez-vous simultané de
plusieurs peuples mais aussi une promesse d’une vie future entièrement
différente de celle présente.
Au fond, l’écriture génétique – l’écriture de la réincarnation – nous permet
de mieux comprendre ce que parler veut dire. Ce n’est pas la génétique qu’il
faut aborder en suivant la métaphore linguistique, c’est plutôt l’inverse : la
langue fait à l’esprit ce que les gènes font aux corps. Le mot divise un esprit
dans des portions qui peuvent se réincarner partout séparément de tous ceux
qui les accompagnaient ou l’ont accompagné. Toute conversation, tout acte
de pensée, est un échange d’identité spirituelle, une mosaïque de
personnalités et de petits moi qui viennent d’ailleurs et qui ne cessent de
voyager.
L’ombre des espèces

Peter Schlemihl a vendu son ombre au diable et il est condamné à un exil


permanent. Après avoir rejeté la deuxième offre du diable, Peter achète une
paire de bottes, qui se révèlent être celles des sept lieues. Il se retire ensuite
comme anachorète de Thébaïde et consacre le reste de sa vie à l’étude de la
nature. « Mon Historia stirpium plantarum utrusque orbis, écrit Peter au
véritable auteur du célèbre conte, Adelbert von Chamisso, représente déjà un
grand fragment de la Flora universalis terrae et un membre de mon Systema
naturae. Je ne crois pas seulement avoir augmenté modérément de plus d’un
tiers le nombre d’espèces connues, mais aussi avoir fait quelque chose pour
le système naturel et pour la géographie des plantes. » Les velléités de
naturaliste du personnage de fiction correspondaient en réalité à celles de
son auteur. Étudiant en médecine, élève du directeur et cofondateur du
musée zoologique de Berlin, Martin Heinrich Carl von Lichtenstein,
Chamisso est l’un des personnages les plus extraordinaires et ambigus du
romantisme allemand. Né en Champagne sous le nom de Louis Charles
Adélaïde de Chamisso de Boncourt, il quitte la France en 1792 à la suite de
la Révolution française et se réfugie en Allemagne. Pour se décrire il écrivit
un jour : « Je suis un Français en Allemagne et un Allemand en France, un
catholique parmi les protestants et un protestant parmi les catholiques, un
philosophe parmi les croyants et un homme pieux parmi les libres penseurs,
un homme du monde parmi les savants, un pédant parmi les peuples du
monde, un Jacobin parmi les aristocrates et un noble parmi les démocrates,
un homme de l’ancien régime, etc. Je n’appartiens à personne, je suis un
étranger partout, je voulais tout embrasser, tout m’échappe. »
Si L’Étrange Histoire de Peter Schlemihl est l’une des réflexions les plus
profondes sur les métamorphoses invisibles qui peuvent toucher la vie
humaine, Chamisso découvrit l’un des phénomènes métamorphiques les plus
mystérieux que la Terre puisse héberger. Quelques mois après la publication
du roman, en août 1815, Chamisso embarque à Copenhague sur le Rurik, un
bateau parti fin juillet de Saint-Pétersbourg, en compagnie du médecin et
entomologiste Johann Friedrich Eschscholtz et du peintre Ludwig Choris. En
chemin, Chamisso et Eschscholtz sont fascinés par les salpes, des tuniciers
pélagiques au corps gélatineux, et font une importante découverte. Dans les
mots de Chamisso lui-même, ils découvrent que « dans ces mollusques
transparents de haute mer, une seule et même espèce est représentée dans des
générations alternées sous deux formes très fortement différentes, à savoir
une salpe individuelle à nage libre donne naissance à des êtres jeunes, qui
ont une structure différente, presque à forme de polype, enchaînés les uns
avec les autres, et chacun dans cette république d’individus agrégés, donne
naissance à des animaux individuels à nage libre, dans lesquels revient la
forme de la génération précédente ». La stupeur de cette découverte est
grande car, dit Chamisso, « c’est comme si la chenille accouchait le papillon
et le papillon à son tour la chenille ». Revenu du voyage, il publie le livre
Sur certains animaux qui appartiennent à la classe linnéenne des vers : les
salpes, où il décrit plus en détail cette découverte. Les salpes, écrit-il,
« existent sous une double forme, parce que les descendants sont différents
de leurs parents tout au long de leur vie, mais capables d’engendrer une
génération qui leur ressemble ». Pour cette raison, « chaque salpe est
différent de la mère comme de la fille, mais il est identique à ses grands-
mères et petits-enfants ainsi qu’à ses sœurs ». Les deux générations diffèrent
aussi parce que la première est solitaire, alors que la seconde implique plutôt
des individus plus agrégés. On pourrait penser que la progéniture solitaire est
l’animal et que la progéniture agrégée est plutôt une série d’œufs vivants. Un
regard plus attentif, poursuit Chamisso, préfère la comparer à la
métamorphose des insectes ou des grenouilles. « Si ce n’était pas si
commun, nous pourrions être surpris par cette métamorphose des formes
immuables, indépendante du parcours de vie de chaque individu, qui
engendre deux formes qui se développent plus tard, la larve et l’imago. Cette
métamorphose de la forme se produit dans la métamorphose en deux
générations successives, et la forme change non pas chez l’individu ou chez
les descendants mais à travers les générations. » La raison pour laquelle les
générations diffèrent, comme la larve diffère de l’imago, est plutôt inconnue.
La découverte de Chamisso est d’abord sévèrement critiquée (notamment
par Lorenz Oken), mais une confirmation inattendue vient du biologiste
Michael Sars, qui identifie d’autres animaux marins qui semblent présenter
la même forme de « métamorphose intergénérationnelle ». Le cas le plus
important est celui de la méduse commune (celle connue aujourd’hui sous le
nom scientifique d’Aurelia aurita). Sars écrit que dans tous ces cas « ce n’est
pas l’individu mais c’est la génération qui se métamorphose ». C’est
toutefois un biologiste danois, Johannes Japetus Smith Steenstrup, qui
trouvera la formule définissant, à partir de sa publication, le phénomène en
question : « alternance des générations ». Steenstrup le définit comme un
« phénomène naturel remarquable et jusqu’à présent inexplicable d’un
animal produisant une progéniture qui ne ressemble à aucun moment à sa
mère, mais qui, d’autre part, elle-même produit une progéniture qui revient
dans sa forme et sa nature à la mère, de sorte que la mère animale ne
rencontre sa ressemblance dans sa propre couvée mais dans sa descendance
du deuxième, troisième ou quatrième degré de la génération ». Une
génération a pour Steenstrup le rôle de « préparer la voie à la génération
suivante d’animaux destinés à atteindre un degré de perfection plus élevé » :
cette génération est nommée nourrice (Ammen). Ce fut Steenstrup qui sortit
ce phénomène du registre des anomalies : non seulement en citant Goethe il
affirme que « la nature suit sa propre voie, et ce qui nous semble être une
exception est dans la règle », mais il s’efforce de démontrer qu’« il ne faut
plus considérer [l’alternance de la génération] comme quelque chose de
paradoxal ou de déviant, comme on a été jusqu’à présent trop enclin à
l’interpréter, et aux phénomènes dans lesquels il se manifeste ».
À la différence de beaucoup de naturalistes qui, comme Leuckart en 1853,
interprétaient l’alternance de générations comme « une métamorphose
répartie sur plusieurs générations », Steenstrup différencie métamorphose et
alternance de générations. Et, à partir du biologiste anglais Owen, on
appellera « le cycle du changement, qui s’effectue à travers une succession
d’individus et qui n’est pas achevé en une seule vie, une “métagénèse” plutôt
qu’une “métamorphose” ». C’est encore aujourd’hui sous ce nom qu’on
indique ce phénomène qui définit l’alternance entre un stade haploïde sexuel
et un diploïde asexué chez les plantes, alors que pour les animaux, on parle
plus souvent d’hétérogamie pour désigner l’alternance entre une génération
parthénogénétique et une génération sexuelle.
Pourtant, Steenstrup arrive à fournir la réflexion la plus profonde autour
de ce phénomène. S’il y a alternance de générations, c’est parce que
« l’espèce, dit-il, n’est pas pleinement représentée par les individus adultes
des deux sexes capables de reproduction, ni par le développement de ceux-
ci : il est alors nécessaire d’avoir des individus d’une ou plusieurs
générations précédentes, qui sont comme un complément à eux ». Si
normalement, en nature, l’espèce est représentée par l’individu et par la
métamorphose propre au développement, dans ce cas, on pourrait voir une
sorte de « manque d’individualité complète en tant que représentants des
espèces », une carence « d’individualité d’espèce ».
Une espèce a besoin de métamorphose parce qu’une forme individuelle ne
pourra jamais l’épuiser. Au fond, la vie de toute espèce est une très longue
histoire de réincarnations successives et parallèles : elle a besoin de
réincarner toute forme dans les autres. En revanche, aucune des formes que
nous traversons n’exprime parfaitement une espèce, ou elle l’exprime en
excès : nous sommes toujours moins ou plus qu’humain. Le même constat
s’applique pour les espèces par rapport à la vie qui les traverse : aucune
d’elles n’arrive à contenir entièrement la substance de la vie, à en épuiser la
force et l’individualité. Comme Peter Schlemihl, la vie sur la planète a cédé
son ombre au diable et elle est obligée à voyager de lieu en lieu et de forme
en forme.
IV
Migrations
La migration planétaire

Le vrai sujet de toute métamorphose est notre planète. Tout vivant n’est
qu’un recyclage de son corps, un patchwork construit à partir d’une matière
ancestrale. C’est grâce à nous et en chacun de nous qu’elle peut dire :
« moi ». La vie de la planète est une immense et inarrêtable métamorphose.
La manière dont nous percevons sa force métamorphique est tout d’abord la
migration qu’elle impose à chacun de ses habitants.
Imaginons que nous sommes dans un bus, une voiture, un avion, un navire
ou un train. Ce véhicule est si grand que nous n’avons pas la moindre idée de
sa forme et de ses limites.
Nous y prenons place depuis si longtemps que nous avons oublié
comment et quand nous avons embarqué (comme si nous y étions depuis
toujours), et même pourquoi nous avons pris ce moyen de transport. Nous
ignorons, nous avons oublié, sa destination, même une fois le voyage
terminé.
Ce navire (à la manière d’un bateau de croisière) est si rempli que nous ne
comprenons même pas qui le pilote, voire si quelqu’un est aux commandes.
Imaginons tout cela et nous aurons une image extrêmement précise de ce
que cela signifie qu’être dans le monde. La première caractéristique du
monde n’est pas en fait celle d’être une immense masse de matière étendue,
ni d’être un espace ouvert et accueillant. Tout comme il n’est pas défini par
le fait d’être peuplé par une multiplicité d’objets et sujets « autres ». Son
essence ne réside pas plus dans le fait d’être ou de devenir l’objet de la
connaissance, de s’opposer au sujet comme ce qui s’ouvre aux sens et à la
pensée.
Le monde se définit d’abord et avant tout par le fait d’être une planète,
c’est-à-dire un corps, ou plutôt un ensemble de corps caractérisés par un
mouvement irrégulier et presque perpétuel : le mot planète provient de la
racine grecque planaomai qui veut dire « errer, s’égarer ». Le monde est
l’être de la métamorphose : non pas le simple théâtre d’une transformation
qui intéresserait une portion limitée et marginale de son corps, mais la cause,
la forme, la matière de la métamorphose même et de son mouvement. C’est à
cause de cette nature planétaire que tout ne peut pas rester où il est, ni ce
qu’il est. Regardons tout ce qui est autour de nous : peu importe sa texture,
sa forme, son âge et sa consistance. Les oiseaux, le vent, les fleuves, mais
aussi les bâtiments, les odeurs, les couleurs : tout bouge, tout se transforme.
Tout change de place même si nous ne nous en apercevons pas. Tout change
de forme même si cette transformation reste invisible à nos yeux. Le monde
en tant que réalité planétaire est un corps à la dérive et, inversement, être à la
dérive est le premier attribut de tous les corps de cet univers, terrestres et
célestes. La dérive n’est pas seulement un mouvement spatial : elle ne se
limite pas à un déplacement d’un lieu à un autre, c’est un mouvement
beaucoup plus intime, corporel, qui opère à tous les niveaux de la vie de
chaque être terrestre. Le sexe, la nutrition, mais aussi l’imagination, la
langue, la naissance, la mort, sont autant de formes et d’expressions de ce
mouvement. C’est à cause de la nature planétaire de Gaïa et de tous ses
enfants que chaque corps sur Terre est sujet à la métamorphose.
Or ce n’est que par cette nature planétaire – cette force métamorphique
qui définit l’être de la moindre particule du globe – que cet ensemble
disparate d’objets, d’êtres, de modes, d’événements constitue quelque chose
d’unitaire : tout occupe tôt ou tard la place de l’autre (en est obligé), tout être
doit rentrer tôt ou tard dans le corps de l’autre (ou le devenir). La forme des
autres deviendra nécessairement notre forme. Tout participe du même corps,
de la même substance, de la même nature. Grâce à la métamorphose qui le
traverse, chaque être devient planétaire, et donc mondain : la dérive est le
nom cosmique de la métamorphose, sa forme la plus originaire, élémentaire,
minérale.
Toute cosmologie, toute doctrine du monde – toute théorie de la
métamorphose – doit mettre en œuvre cette dimension planétaire. Chaque
cosmologie doit être une planétologie, une métaphysique de la dérive. En
tant qu’enfant de Gaïa, chaque être est à la dérive, c’est-à-dire se transforme,
change sa maison, migre. Le monde oblige toutes ses parties à être
constamment à la dérive, force tout, vivant et non vivant, pierre, eau, air, feu,
éléphants, hommes, chênes et virus à bouger, à se déplacer, à se
métamorphoser sur place et à transformer, par métamorphose, ce qui les
entoure.
Cette dérive se produit à n’importe quel endroit, à n’importe quel
moment, et elle connaît plusieurs dimensions ; elle se produit à plusieurs
niveaux, simultanément, à tel point que tout, littéralement tout, est à la
dérive, et selon des trajectoires différentes et contradictoires.
La première dimension, la plus simple, la plus commune et la plus
évidente, et pourtant l’objet d’une répression constante, est la dimension
géologique : avant toute autre transformation, avant toute autre migration,
avant tout autre déplacement du vivant, il y a une migration plus originale,
plus universelle, celle qui intéresse et implique la Terre qui se trouve sous
nos pieds. Cet espace que nous continuons à appeler, comme signe de
refoulement culturel et psychique, la terre ferme.
En 1912, un climatologue allemand découvre que rien n’est fixe et stable
sur Terre : il n’y a pas de terre ferme car chaque parcelle de terre est traînée
ailleurs et s’éloigne de sa position actuelle. La lithosphère a une dynamique
qui semble ne pas s’éloigner des circulations des météores qu’on imagine
pour l’atmosphère : terre et ciel sont liés dans la transformation de soi.
Alfred Wegener, le premier théoricien de la « dérive des continents », a
profondément révolutionné la géologie : ses intuitions sont aujourd’hui
considérées comme l’équivalent, en géologie, de ce que Darwin représente
en biologie.
La tectonique des plaques est la destruction de la géographie en tant que
science formelle. Il n’y a plus de terre, il n’y a plus des formes stables et
définitives. Tous les continents sont des radeaux en mouvement, des bateaux
qui transportent tous les vivants d’un côté à l’autre de la planète, au-dessus
et au-dessous de sa surface. D’un point de vue planétaire, la vie migre,
puisque c’est la terre sur laquelle chaque vivant pose ses pieds qui se
déplace. Il est impossible de penser que les migrants constituent une petite
partie des vivants. Le sol est ce qui migre, et ne cesse de migrer. Il n’y a pas
de patrie ou de colonies, seulement des bateaux ou des radeaux différents.
Chaque continent, chaque terre émergée (ainsi que chaque océan), est une
sorte d’arche de Noé, qui transporte avec elle une myriade d’êtres vivants
vers un ailleurs éloigné de toute origine. À cette différence près : il n’y aura
jamais de fin du voyage, car le mouvement n’est pas la conséquence d’une
inondation ou d’un événement climatique accidentel. La condition de l’être-
au-monde est une condition de migration : pas un voyage d’un lieu à l’autre,
mais une forme de mouvement perpétuel – une dérive. La tectonique des
plaques, l’idée que tout sur Terre est en état de dérive, universalise l’idée
même contenue dans le concept de planète, de corps qui est en mouvement
irrégulier continu. Chaque corps sur Terre a le statut et la dynamique de la
Terre entière. Accepter la nature planétaire de tout être vivant signifie donc
radicaliser le fait qu’il partage sa nature la plus profonde avec Gaïa.
La métamorphose, qui est si intime au vivant, est une conséquence de
cette dérive qui anime et façonne le corps de la Terre. À l’inverse, la
métamorphose des vivants, au lieu de perturber la vie de la planète, en
constitue la dynamique essentielle : c’est en se métamorphosant que la
matière peut se faire planète, en dérive perpétuelle.
Notre dérive est multiface. D’abord d’un point de vue astronomique : la
Terre est la métamorphose de la même nébuleuse de matière d’où se sont
formés le Soleil et les autres planètes. Mais aussi d’un point de vue
microscopique : la dérive n’est pas seulement géologique et géographique,
elle est aussi biologique et physiologique. Ou, plus précisément, sexe,
évolution, mais aussi alimentation et métabolisme ne sont qu’un
prolongement du mouvement de la vie métamorphique de la planète. Nous
sommes des êtres à la dérive et nous ne pouvons l’être que parce que, et
seulement parce que, nous sommes tous ensemble un supercontinent, un
super-être vivant dont toutes les parties ne cessent de s’éloigner et de
s’entrechoquer.
Théorie du véhicule

La condition planétaire n’est pas une qualité individuelle : être une


planète signifie toujours l’être pour quelque chose d’autre ou pour quelqu’un
d’autre. Chaque objet dans le monde est la planète de quelque chose d’autre.
Chaque être vivant est la planète de quelqu’un d’autre. La Terre est notre
planète : elle nous porte, nous transporte constamment ailleurs. Mais nous
sommes la planète de nombreux autres êtres : pour les bactéries, les
champignons et les virus qui vivent à même nos corps. Nous le sommes
aussi d’un point de vue génétique : le corps humain est un agrégat de
morceaux de code génétique provenant d’autres époques, d’autres espèces,
d’autres formes de vie. Je suis moi-même la planète des codes génétiques de
ma mère et de mon père, des codes qui dérivent à travers mon corps bien au-
delà de l’espace anatomique de leurs corps. La génétique est ainsi une
tectonique planétaire de la vie. Les idées et les connaissances sont également
nos planètes (parce qu’elles nous soutiennent), mais aussi les habitants des
planètes humaines (parce que nous les répandons dans tout endroit).
Plus généralement, toute relation à d’autres êtres reproduit cette
configuration planétaire, où l’un des êtres devient la planète pour l’autre, où
ils sont mutuellement planète l’un pour l’autre pour diverses raisons. La
relation métamorphique est toujours une relation planétaire, dans le double
sens qu’elle transforme un objet en monde et fait des formes impliquées
l’une la planète de l’autre. Cette dimension relationnelle de l’être planétaire
est ce que nous appelons un véhicule. Le fait que tout soit la planète pour
quelque chose d’autre signifie que tout est le véhicule de quelque chose
d’autre : l’univers, le monde entier, est une métaphore, une agence de
transport, où tout bouge et porte sur soi autre chose. Tout est une arche de
Noé. Être dans le monde, c’est porter autre chose que soi-même et être porté,
transporté par d’autres. La métaphysique de la dérive est alors aussi une
métaphysique de la véhicularité. La différence entre ces deux termes réside
dans le fait que pour l’un nous parlons du mouvement intérieur d’un corps,
alors que pour l’autre, chaque planète n’est pas seulement un corps en
mouvement, mais un corps qui donne mouvement aux autres corps.
En ce sens, une voiture, un bateau, un avion sont les formes les plus
élémentaires et paradigmatiques de l’être-au-monde : non seulement les êtres
vivants, mais tout objet est un véhicule qui porte ailleurs ce qu’il soutient.
Cette intuition fut à la base d’une doctrine très ancienne, le concept
platonicien d’ochema, un véhicule, qui est la condition de possibilité de
toute forme d’existence terrestre et ultra-terrestre de l’âme. Dans plusieurs
de ses œuvres, Platon avait fait référence à un véhicule qui accompagne et
rend possible la descente de l’âme dans le corps et toute forme d’incarnation.
Il en parle dans le Timée, où il imagine que le grand artisan qui est
responsable de la création du monde distribue chaque âme humaine à chaque
étoile, et, « les ayant montées comme sur un véhicule, il leur montrerait la
nature de l’univers ». Ailleurs, il parle du fait que les âmes se rendent, après
leur mort, à Achéron à travers leur véhicule. L’école platonicienne spéculera
beaucoup sur ces détails, et imaginera un nombre variable de « chariots de
l’âme ». Imaginé comme véhicule, le corps ne définit pas l’adhésion
géographique ou physique à un lieu, à un espace ou à un morceau de
matière, il est, au contraire, ce qui rend possible le mouvement. La condition
de possibilité de la sortie de l’espace, du lieu ou, mieux, le principe de leur
variation permanente. Si nous avons un corps, ce n’est pas pour mieux
adhérer à un ici et maintenant, mais pour pouvoir changer de lieu, changer
de temps, changer d’espace, changer de forme, changer de matière. Le
corps-véhicule est la condition de possibilité de la métamorphose : il rend
possible d’aller ailleurs, de devenir autre.
Notre corps n’est qu’une voiture, un avion, un navire d’identités et de
formes. Une voiture qui a permis à l’identité d’un nombre infini d’autres
individus de sortir de leur carapace et de vivre en nous. Un avion pour une
infinité de souvenirs et d’idées qui peuvent aller partout et traverser les lieux
et la matière. Un navire d’images du monde qui sont en train de modifier la
nature du monde. Tout corps est un voyage en cours. Ainsi, dans la tradition
platonicienne, même après la mort, les âmes ne cessent de voyager, elles
changent de véhicule, de chariot.
Il s’agit d’une inversion de la logique de la substance et de la localité : il
n’y a pas de substrat, et s’appuyer sur l’autre signifie entreprendre un
voyage. Rentrer dans une autre vie signifie être amené ailleurs. Pour devenir
quelque chose, tout doit devenir la planète d’autre chose : tout doit accepter
une relation véhiculaire aux autres. D’une part, la relation au monde est
toujours médiée par un autre corps : il n’y a pas d’existence simple,
immédiate, et il n’y a jamais de rapport immédiat à la réalité. D’autre part,
faire partie d’un corps ne signifie pas simplement se mélanger à un seul
corps, mais être amené, par lui, dans une infinité d’autres corps et d’autres
endroits. Tout corps est un couloir. Tout corps est la porte d’accès à une
infinité d’autres mondes.
La grande Arche

« Toutes les créatures vivantes selon leur espèce, et tout le bétail selon son
espèce, et tous reptiles qui rampent sur la terre selon leur espèce, tous les
oiseaux selon leur espèce, tous les petits oiseaux, tout ce qui a des ailes
entrèrent dans l’arche, deux par deux. » L’Ancien Testament avait donné à
penser au globe entier comme un immense véhicule. Pourtant, toute logique
véhiculaire rend impossible de penser la totalité en termes spatiaux : s’il y a
des véhicules, c’est parce qu’il n’y a pas un espace commun, une maison
commune, un lieu de cohabitation qui permettrait à toutes et tous de
construire une relation stable et, surtout, dans un lieu unique. S’il faut
continuer à dériver c’est parce que le lieu qui permettrait à tout de rencontrer
tout autre objet ne pourra jamais exister. Le monde est planète, et c’est pour
cela qu’il n’est pas un globe ni une maison. Le monde est planète est c’est
pour cela qu’il y aura toujours un ailleurs et un autrement. Il suffit d’une
expérience de la pensée pour le comprendre.
Imaginons de voir se rassembler en un seul lieu, de leur plein gré et non
par commandement divin, toutes les espèces de la Terre. Imaginons-les, se
déplacer toutes ensemble, les unes à côté des autres vers ce même espace.
Imaginons-les provenir des endroits les plus éloignés – marcher, voler,
ramper. Imaginons les insectes et les oiseaux, les virus et les bactéries,
imaginons tous les arbres et toutes les plantes étendre leur corps et envoyer
leurs semences. Imaginons cette Assemblée des Vivants. La Commune de la
Vie. La vie comme rencontre actuelle, sensible, de tous les vivants.
Imaginons ce lieu. Quelle espace peut héberger tous ces vivants ?
Comment penser cette sorte de paradis non plus ouvert seulement aux
humains mais à toute espèce ? Comment penser le lieu qui peut condenser
tout vivant ? Quelles sont ses limites ? Pour penser ce paysage absolu, il faut
imaginer que tous les êtres ne se limitent pas à être en rapport de contiguïté
réciproque. Pour que tous soient dans le même lieu, il faut aussi que chacun
soit à même l’un de l’autre, l’un avec l’autre, l’un dans l’autre.
Ce paysage absolu, le paysage qui rassemble tous les vivants, serait alors
le paysage ou la frontière qui sépare une espèce de l’autre, un corps de
l’autre : un seuil. Dans ce paysage, toute peau, toute cuticule, serait ce qui
permet à chaque espèce de se transformer en l’autre, un couloir grâce auquel
tout corps devient le corps de l’autre. Dans ce lieu chaque vivant pourrait
vivre aussi la vie de l’autre.
Ce paysage absolu n’est pas, et ne peut coïncider avec, un lieu spécifique
de la Terre : il y aurait toujours d’autres vivants ailleurs. Il y aurait d’autres
morceaux de Gaïa qui ne seraient pas représentés. Il ne peut coïncider non
plus avec la totalité de la Terre : la planète est trop vaste pour que l’on puisse
tous se voir, vivre du souffle de l’autre. C’est pour cette raison que les
vivants ont inventé une autre manière de construire l’Assemblée : au lieu de
réserver un seul espace pour la convention des vivants, ils ont imaginé de
distribuer cette assemblée – de distribuer le paysage absolu dans l’ensemble
des corps des vivants. Chacun des vivants constitue une intensité de cette
nouvelle arche de Noé qui nous permet de rencontrer l’autre en son corps.
Chacun de nous est la rencontre physique de plusieurs espèces, chacun de
nous est un petit zoo qui véhicule toujours beaucoup plus d’espèces que celle
à laquelle on s’imagine appartenir. La vie a fait de chaque être vivant une
arche pour une infinité de vivants et de non-vivants. Tout devient paysage.
C’est pour rendre possible l’existence de cette arche, et pour la faire
coïncider avec le corps de tous les vivants – les plus petits comme les plus
grands –, que la vie a pris la forme que nous connaissons. La naissance et la
mort, par exemple, sont là pour permettre à chacun d’être une arche : naître
signifie toujours s’installer dans la vie d’un autre corps, en être véhiculé
pendant neuf mois, pour ensuite se faire le véhicule, l’arche de son identité
génétique, de son souffle, de son souvenir pendant le reste de la vie.
L’évolution aussi est une manière de structurer toute espèce comme une
arche de Noé portative : une espèce est introduite dans le monde, c’est-à-dire
véhiculée par une autre espèce dont elle devient au final l’arche. Ainsi, nous,
les humains, avons été introduits sur Gaïa grâce à la grande arche
simiesque : les primates ont été notre arche, et nous sommes maintenant la
leur.
La vie n’est pas une qualité propre à certains corps, ce n’est que la
conséquence de la nature véhiculaire de la matière, de la structure planétaire
de ce monde. Il y a de la vie seulement là où les corps sont des véhicules,
des arches, des planètes les uns pour les autres. Dans ce monde – dans notre
monde –, l’espace ne pourra jamais être une pure extension ; il ne se
présente jamais comme quelque chose de donné. Il n’y a pas d’espace, il n’y
a que du voyage. Il n’y a que de la vie.
Nous devrions apprendre à voir en chaque être vivant une arche
ancestrale. Ces arches traversent l’histoire de la planète et du cosmos, et non
seulement leur géographie : elles traversent la totalité des frontières
apparentes – celles qui semblent séparer le vivant et le non-vivant, celles que
nous soupçonnons exister entre la matière et l’esprit ou entre les individus,
les espèces, les lieux et les époques.
Elles ne préexistent pas au monde, au contraire, elles le produisent, elles
le tissent, elles l’incarnent. On ne pourra jamais savoir s’il s’agit d’une seule
et même arche qui s’est à ce point étirée qu’on ne peut plus en trouver
l’origine, ou d’une multiplicité d’arches qui se sont si enchevêtrées les unes
dans les autres, jusqu’à se confondre.
Par ces croisements, elles font coexister les endroits de la Terre les plus
éloignés, mais aussi des temps distants et incompatibles, ou des formes de
vie qui ne partagent aucune relation de parenté entre elles. C’est à cause
d’elles que chaque être sur Terre porte dans son corps des éléments
préhistoriques et d’autres hypermodernes. Le nouveau-né, le dernier vivant à
ouvrir les yeux – peu importe qu’il soit un humain ou un cétacé, une libellule
ou un chêne –, est fait d’une matière qui habitait cette planète avant
l’apparition de toute forme de vie. Son corps est plus ancien que son espèce
ou sa famille, et pourtant il changera peut-être à tout jamais l’histoire du
cosmos à un moment beaucoup plus tardif de son existence véritable. Rien
de ce qui lui donne la vie ne vient, à proprement parler, de l’endroit qui l’a
vu naître : ses atomes ultra-millénaires ont parcouru l’univers, viennent
d’endroits qui n’existent plus et seront destinés à des lieux qui probablement
n’ont pas encore émergé. Il n’y a rien d’autochtone dans le vivant, il n’y a
rien d’absolument autochtone dans la matière de notre monde.
Et ces arches ne cessent d’embrouiller les archives et les cartographies qui
permettraient de décrire une histoire et une géographie claires du cosmos.
Elles sont toujours en avance ou en retard, elles ne restent jamais sur place.
À cause d’elles, impossible de synchroniser les heures ou de cadenasser et
isoler les lieux. À cause d’elles, impossible de supposer à l’histoire passée
une importance supérieure au futur dans la définition de l’identité de tout
être. À cause d’elles, impossible de distinguer notre enfance de celle du
monde.
Nous portons en nous l’enfance de l’univers – ou pour mieux dire, nous
partageons notre enfance avec la moindre portion de la matière de cette
planète et de tout ce qui l’entoure. Nous partageons notre souffle avec tous
les vivants présents et futurs. C’est Gaïa qui souffle en nous. Chaque souffle
d’un nouvel être produit un partage de plus et un corps plus commun : nous
mélangeons à nouveau le corps de la planète entière et nous construisons de
nouvelles alliances entre les formes. Chaque vivant est un micro-Léviathan
qui assemble différemment les corps les plus disparates et hétérogènes.
Cette ancienneté, cette vitalité, n’est pas qu’un atout. Elle est la marque et
la substance de la fragilité de toute forme : tout ce qui existe porte en soi la
nécessité de changer sa peau et son visage, est animé par une vie qui ne
pourra jamais être contenue dans les limites qui la contiennent. Ce que nous
pensons à tort comme vulnérabilité, mortalité, faiblesse, n’est que l’autre
aspect de cette ouverture et de cette continuité entre toutes les vies : chacune
et chacun de nous a une vie qui n’est pas parfaitement appropriée au corps
qu’elle habite. Elle n’attend que le moment de se transformer dans un autre
corps. Ce souffle ancien, omnivore et hybride est déjà en train de migrer
ailleurs. Et, plus généralement, la mortalité n’est que l’évidence qu’au cœur
de toute vie, il y a une matière minérale – celle de Gaïa – qui n’a aucune
nécessité d’animer tel ou tel corps : matière minérale, indifférente aux
formes et pourtant disponible à toutes. Ces entrailles minérales que toute vie
a attendries en son sein bouillent de redevenir rocher. La métamorphose
n’est pas un destin d’immortalité. Même pour la planète.
Tous à la maison

C’est à partir de cette véhicularité que nous devrions décrire et penser


notre être ensemble. Or nous avons peur des véhicules. Nous craignons les
arches. Nous redoutons le voyage. Malgré tout, nous n’arrivons pas à nous
libérer de notre obsession pour la maison. Nous n’arrivons pas à nous libérer
de notre amour pour des espaces bien ordonnés, propres, qui sont nôtres,
exclusivement à nous et non aux autres. Nous n’arrivons pas à nous libérer
de notre amour pour des frontières claires, pour l’opposition entre un espace
intérieur et un espace extérieur : nous continuons à préférer l’intérieur, la
grotte, les entrailles de la terre, à l’exposition au soleil, au vent, à la pluie, au
monde. La maison est l’archétype de la frontière, non seulement parce
qu’elle inclut les premiers murs que nous construisons, utilisons, habitons,
mais parce que c’est à travers elle que nous partageons l’humanité entre le
proche, l’intime, l’inséparable et le reste. C’est grâce à la maison qu’il existe
un moi et un toi, et c’est à travers la maison que le moi apprend à ne plus se
séparer de certains « autres », à s’y amalgamer, à s’y familiariser. Nous
n’arrivons pas à quitter la maison, à prendre congé de l’idée qu’il y aurait
une relation naturelle à l’espace, immédiate et originaire, non artificielle et
non accidentelle. Nous n’arriverons jamais à nous libérer de l’idée qu’il y a
un lieu où nous ne sommes pas exposés à des dangers, où nous sommes
naturellement protégés, où nous sommes naturellement nous-mêmes.
Cette obsession pour la maison est quelque chose de beaucoup plus
profond qu’il n’y paraît. Elle ne structure pas simplement notre expérience
politique (chacun de nous prétend avoir droit à une maison), la ville n’étant
qu’un ensemble de maisons ; elle ne structure pas simplement notre
expérience des choses (ce qu’on appelle « économie » n’est que la tentative
de faire coïncider individu et maison). Elle définit aussi et surtout la manière
dont nous continuons à penser la relation des vivants entre eux, et celle qu’il
y a entre les vivants et l’espace qui les entoure. C’est en effet sur cette idée
que l’écologie, dans sa totalité, se fonde et s’est, du moins, constituée.
Toutes les réflexions autour du vivant ne semblent pas être parvenues à se
libérer d’une nostalgie tout enfantine de l’idée de la nature comme une
immense maison naturelle, accueillante, bienveillante, une famille, où il n’y
a que des sœurs, des frères, des pères, des alliés, et jamais de véritables
étrangers. Toute l’écologie est une volonté de rendre impossible l’arche, de
reconnaître et reproduire partout la forme de la maison – l’opposé du
véhicule. C’est déjà dans son nom que l’écologie avoue cette prédilection.
Le terme est apparu pour la première fois dans une monographie d’Ernst
Haeckel, publiée en 1866 sur la morphologie générale des organismes,
comme une variation d’un terme plus ancien (plus ancien d’au moins un
siècle), celui d’« économie de la nature », « L’écologie, écrit Haeckel, est la
science de l’économie de la nature », ou « une branche de la physiologie qui
n’apparaît même pas dans les manuels » : la « physiologie des relations
réciproques des organismes entre eux et avec leur environnement ». Or la
science écologique ne peut se former indépendamment d’autres disciplines
scientifiques ou d’autres points de vue sur la réalité – biologie physique,
chimie ou géologie, par exemple – que dans la mesure où elle imagine ces
relations comme irréductibles à un simple fait biologique (simple extension
du métabolisme individuel), physique (mécanisme thermodynamique pur) ou
chimique (simple équilibre moléculaire). Pour que ces relations fassent
l’objet d’une science nouvelle, différente et autonome, elles doivent être
d’une autre nature. Cette relation, qui n’est pas purement biologique,
chimique, géologique ou physique, entre les diverses espèces vivantes et
entre ces espèces et leur propre monde, est de nature sociale : l’écologie naît
comme une théorie des sociétés non humaines ou du rapport social des êtres
non humains au monde naturel abiotique. Comme le disaient Frederic
Clements et Victor Shelford dans les années 1930 : « L’écologie est dans une
large mesure la science des populations communautaires. » Sa question a
été, depuis le début, la particularité de la sociabilité non humaine, mais cette
sociabilité a toujours été calquée sur la maison humaine. Cette
caractéristique est déjà évidente chez Haeckel. Selon ce dernier, la condition
de possibilité de l’écologie est « la limitation des conditions d’existence des
organismes, quelle que soit leur espèce ». Cette limitation est double :
d’abord géographique, parce que « personne ne peut vivre n’importe où sur
Terre ». Tous sont confinés à une partie du globe, et même, pour la grande
majorité d’entre eux, à un espace particulièrement restreint. La limitation
vient des relations réciproques entre organismes, car « chaque espèce
d’organisme est dépendante de beaucoup d’autres qui vivent au même
endroit qu’elle et qui lui sont nuisibles, indifférents ou utiles ». La rareté,
cependant, est moins une évidence quantitative prouvée que la condition de
possibilité, de sorte que l’accès aux ressources de chaque animal ou être
vivant est socialement médié par d’autres individus non humains. L’écologie
est contrainte de réfléchir à la rareté des conditions d’existence pour pouvoir
penser à la nature sociale, et non pas purement chimique ou
thermodynamique, du rapport à l’environnement : ce n’est que lorsque les
ressources sont rares que l’on peut parler de concurrence. En fait, c’est cet
ensemble de limites qui justifie l’idée que cet ensemble de relations
réciproques doit être considéré comme un ménage (Haushalt) : la nature est
une économie au sens ancien du terme, où chaque chose et chacun doivent
avoir un sens et une fonction. Tout y est défini selon un rapport d’utilité. Le
monde biologique est structuré comme l’ordre social fondamental entre les
humains : la maison. Et si le totémisme, selon la fameuse définition de Lévi-
Strauss, « pose une équivalence logique entre une société d’espèces
naturelles et un univers de groupes sociaux » de la sorte que « le découpage
naturel et le découpage social sont homologues […] et le choix d’un
découpage dans un ordre implique l’adoption du découpage correspondant
dans l’autre », l’écologie est déjà, par son nom, une forme d’anti-totémisme
qui doit prouver que tout chez le non-humain se structure comme l’unité
sociale domestique de base chez les humains. Nous avons régulièrement
tendance à projeter sur les plantes et les animaux notre propre expérience de
la sociabilité. On pourrait dire que l’écologie est née comme une science
inachevée de la sociabilité non humaine : inachevée, car elle n’a jamais
réussi à penser au-delà du paradigme domestique. Sans en être parfaitement
consciente, dans sa structure générale, dans ses orientations, dans ses
concepts fondamentaux, l’écologie a été une étrange invitation à imaginer
les êtres vivants non humains aux frontières domiciliaires. Tous sont à la
maison et doivent y rester jusqu’à leur mort. Si quelqu’un sort de chez soi
(de son écosystème), il s’agit d’une invasion d’un territoire étranger ou de la
rupture d’un équilibre. Dans sa tentative de questionner la relation entre les
vivants, l’écologie a fini pour projeter en dehors des villes – sur les espaces
soi-disant « sauvages » – un ordre très bourgeois, et très XIXe siècle, de la vie.
On reste à la maison, il ne faut pas sortir, et l’espace est défini par les lois de
la propriété et de la propreté. En essayant de sauvegarder le non-humain,
l’écologie a été l’une des plus grandes agences d’anthropisation du monde et
d’humanisation du non-humain. Le monde, grâce à elle, ressemble à un
immense jardin Schreber où toute forme de vie respecte aimablement les
frontières qu’on lui a imposées.
La vie domestique des non-humains

Ce n’est pas l’écologie moderne qui a imposé aux êtres vivants la


métaphore d’une relation strictement domestique et casanière aux formes de
vie et au territoire qu’elles occupent. Une discipline, dont l’écologie est une
réincarnation inconsciente, l’a devancée : l’économie de la nature. Le
premier témoignage historique de cette science est la thèse de doctorat d’un
élève de Carl von Linné, Isaak Biberg, de 1749. Selon lui, l’économie de la
nature est « la très sage disposition des êtres naturels institués par le
souverain créateur selon laquelle ceux-ci tendent à des fins communes et ont
des fonctions réciproques ». Disposition est ici, comme Linné l’admettra
dans d’autres textes, le terme technique que la théologie employait pour
appeler la providence divine. Cette doctrine stipule donc que tout être a sa
propre place dans la grande maison du monde, place qui lui a été octroyée
par le grand chef de famille : Dieu.
De ce point de vue, l’économie de la nature est donc une branche de la
théologie chrétienne : elle est la discipline qui questionne la relation entre
Dieu et les êtres vivants. Ou plutôt la relation que tous les êtres vivants
entretiennent entre eux et avec le monde matériel sur la base d’une décision
souveraine prise par leur Créateur. Ce n’est pas un hasard : dans un monde
fixiste, où les espèces ne sont pas considérées comme ayant des relations
généalogiques entre elles, il est impossible de penser qu’un cheval
d’Amérique et un chien européen, qui ne se rencontreront jamais, puissent
avoir un rapport réciproque sans se mettre dans la position de leur Créateur
commun, qui les a créés et qui a donc pu concevoir leur relation mutuelle.
Ce n’est que du point de vue du Créateur que le monde naturel apparaît et
peut apparaître comme une société, comme un ordre d’acteurs suivant une
logique qui n’est pas purement matérielle. Aussi, c’est uniquement parce que
le point de vue nécessaire pour poser la question de la relation mutuelle entre
les êtres vivants – c’est-à-dire la société des non-humains – est celui de leur
Créateur que le modèle pour penser cette société est celui de la maison.
« Économie », en effet, doit être compris ici dans son sens ancien, soit celui
de la science de la maison, de l’oikos, du domestique, par opposition à la
science de la politique. Dans l’Antiquité, l’économie était perçue comme le
contraire de la politique : l’une semblait s’opposer à l’autre exactement
comme la sphère domestique de l’oikos s’opposait à celle de la ville et de
l’État. L’opposition était d’abord chronologique, puis hiérarchique : la
maisonnée précède l’État, parce qu’elle concerne l’association relative à la
survie biologique et non à ce qui fait partie de la vie spirituelle – elle est une
communauté plus naturelle que la polis. Une maisonnée n’est pas opposée à
la ville comme un espace sans gouvernement, mais comme une forme
différente de gouvernement. Comme le dira Aristote, « la politique est
l’affaire de nombreux dirigeants, l’économie d’un seul ». De plus, si la
politique se fondait sur l’autonomie et visait la liberté des citoyens, toute
maison dans l’Antiquité présupposait l’esclavage et ne prévoyait aucune
liberté réelle des sujets par rapport au pouvoir du père. Dans la maison, en
effet, les choses et les gens sont mis sur le même plan (l’esclave défini par
Aristote comme « instrument animé » en est la preuve). Contrairement à ce
qui se passe dans la ville, où le pouvoir du chef s’adresse uniquement aux
humains, dans la maison le pouvoir du père concerne aussi et surtout les
choses. Si la liberté est le pivot de toute expérience politique, l’utilité et
l’ordre, au contraire, définissent la racine de la structure du fait domestique.
Chacun a sa place, chaque chose a son utilité, chaque chose a sa fonction.
Or penser la nature en termes économiques, c’est imaginer que chaque
être vivant a sa place, sa fonction, son rôle, et qu’il y a une unité
transcendante, jamais remise en cause, qui permet de considérer tous les
êtres naturels comme en harmonie secrète. L’économie, pour le dire avec
l’un de ses plus anciens théoriciens, Xénophon, « nous a paru être le nom
d’une science, et cette science nous apparaissait comme celle qui permet aux
hommes d’accroître leur maison ; la maison nous apparaissait comme étant
tout ce qu’on possède, et nous avons défini comme possession ce qui est
avantageux et utile pour faire vivre chacun ; et enfin nous avons découvert
qu’était utile tout ce dont on sait bien user ».
Dans un contexte chrétien, Dieu est le créateur du monde et non
simplement le roi ou le Seigneur : il peut exercer un pouvoir sur le monde et
sur tous ses êtres vivants seulement parce qu’il est le père de tous. La
relation entre Dieu et le monde est celle que le chef de famille entretient
avec sa maison ; le pouvoir de Dieu envers le monde est le gouvernement du
chef de famille : un pouvoir économique. Tout dans le monde doit être
considéré comme faisant partie de la maison, car seulement à l’intérieur de
cet ordre toute chose acquiert une fonction. Le monde naturel s’articule
comme une immense maison, un espace domestique, et non comme un lieu
politique : il n’y a pas d’autonomie ni de négociation de la place que chacun
est censé occuper, car à toutes et tous ont été assigné une tâche et une
fonction. Ainsi, chaque fois que nous pensons que l’association des non-
humains est constituée selon la logique de l’utilité et de l’ordre (chaque fois
que nous pensons que la nature est une grande maison, un espace où il n’y a
pas de négociation ni de contingence), il ne s’agit pas d’une observation,
mais de la répétition de l’ancien geste anti-totémique qui a donné naissance
aux connaissances écologiques.
C’est aussi à cause de ce paradigme sociologique purement domestique
que la sphère du non-humain est pensée par l’écologie en termes purement
patrimoniaux. « La maison d’un homme est la même chose que la
possession », écrivait Xénophon, et le gouvernement « économique » de
Dieu dans le monde fait des non-humains un ensemble de biens qui sont
entièrement définis par leur utilité.
Ce n’est donc pas un hasard si la première conséquence de cette origine
est que l’écologie et l’économie marchande partagent le même cadre
épistémologique et le même langage. Un autre élève de Linné établit une
comparaison explicite entre l’économie des biens et celle des non-humains :
« Une économie vraiment merveilleuse s’est établie sur notre globe […]
pour que tous se suivent tour à tour comme dans une chaîne. En effet, de
même que, dans notre économie privée, ni la charrue, ni la clôture, ni le tas
de fumier ne conviennent comme nourriture ou remède, mais cependant
jouissent d’une très grande utilité, ainsi même, dans l’économie de la nature,
plusieurs choses ont été préparées qui sont d’une très grande utilité de façon
médiate, bien que cependant elles ne puissent l’être d’une façon immédiate.
Les hommes comptent leur économie parmi les plus grandes inventions
qu’ils ont pu imaginer : mais je veux que tu considères combien est
admirable l’économie établie par l’être très sage lui-même. » Et, dans le
même traité qui a fondé l’économie sur la nature, Isaak Biberg parle de
mains invisibles qui permettent la constitution de l’ordre naturel : « Afin que
les choses naturelles subsistent dans une série ininterrompue, la sagesse de
l’esprit souverain a ordonné […] que tous les êtres naturels tour à tour se
tendissent une main secourable pour la conservation de n’importe quelle
espèce. » Du point de vue épistémologique, du moins, l’écologie et le
capitalisme sont frères : ils appartiennent à la même famille et défendent des
intérêts similaires.
La recherche d’un ordre intérieur, défini par l’harmonie et par une forme
d’utilité mutuelle, est en partie une réponse à la seule évidence que les
premiers textes de l’écologie semblent répéter avec une horreur prolongée :
celle de la guerre comme forme élémentaire de socialité non humaine. « Si
un homme […] contemplait de tous ses sens attentifs le globe en terrasse
comme une nouvelle demeure, écrit Daniel Wilcke, un autre élève de Linné,
il observerait le ciel couvert d’innombrables plantes d’une grande diversité
entremêlées dans la plus grande confusion et maltraitées par les vers, les
insectes, les poissons, les amphibiens, les oiseaux, les mammifères, au point
de susciter une grande compassion : il verrait ces êtres vivants non
seulement dévorer les plus belles fleurs, mais même, par une tyrannie
étonnante, s’entre-tuer sans compassion. Bref, il ne remarquerait rien d’autre
que la guerre de tous contre tous et, d’autre part, il se verrait impuissant et
exposé à la violence du plus grand nombre ; inquiet et incertain, il aurait du
mal, voire serait incapable, à trouver un endroit pour se réfugier. Après un
assez long séjour dans ce monde, dis-je, il distinguerait peu à peu un ordre
élémentaire et finalement la confusion suprême lui apparaîtrait comme un
ordre si remarquable que, dans son étonnement, il reconnaîtrait difficile et
même futile de chercher dans l’œuvre divine un commencement et une fin ;
en effet toutes choses sont en un mouvement circulaire. » La relation
réciproque entre les non-humains semble être le summum de la violence :
une guerre de tous contre tous (l’image vient, bien sûr, de Hobbes) qui
menace constamment l’équilibre physique de chaque espèce. Penser la
nature comme un foyer sert précisément à nier, mieux, à réprimer cette
violence, la réintégrer dans une rationalité cachée et plus large faite de paix,
d’harmonie, de combinaison de dommages locaux et d’utilité universelle. Ce
n’est que grâce à ces « mains invisibles », à cette économie, que, face à la
guerre, il n’y a pas besoin d’un pacte, d’un contrat comme entre humains.
Chez les non-humains, chaque être a un rôle dans un ordre domestique qu’il
doit respecter par son statut ontologique. C’est pourquoi penser la planète
comme une maison, c’est-à-dire, littéralement, penser écologiquement, c’est
rendre impossible toute forme de politique terrestre. Penser à un
gouvernement écologique du monde signifie penser que la relation
réciproque entre les non-humains n’est jamais le résultat d’une négociation
ou d’une décision volontaire et contingente.
Ce cadre permet de pleinement comprendre la théorie de l’évolution de
Darwin. La percée la plus importante de ce dernier n’a pas seulement été
l’affirmation de la transformation des espèces (déjà largement soutenue au
XVIIIe siècle, puis reprise par Lamarck), mais de penser que la transformation
des espèces est un phénomène écologique, c’est-à-dire social. Le destin
génétique et morphologique de chaque espèce n’est pas la conséquence
d’équilibres purement chimiques ou géologiques, mais de phénomènes
sociaux d’une forme très spécifique de socialité : la compétition et la guerre.
Plutôt que de retirer la guerre de la nature dans une logique cachée d’utilité
globale, Darwin fera de la guerre de tous contre tous la preuve d’un travail
social partagé par tous les non-humains qui permet à la nature de produire
une utilité locale et globale. La guerre est le lien social qui permet à la
société non humaine de s’améliorer et de s’étendre. C’est dans cette guerre
générale que la généalogie devient un instrument domestique, une machine à
produire de l’utilité, à l’échelle tant locale que mondiale : c’est grâce à la
sélection artificielle (la guerre de l’humanité contre la nature) qu’il est
possible d’exploiter l’utilité, mais c’est surtout grâce à la sélection naturelle
que la génération mutuelle du vivant produit une utilité marginale, rend
possible l’amélioration des espèces et permet de renforcer l’utilité des autres.
La théorie darwinienne marque à la fois la dissolution et le triomphe de
l’économie de la nature et de ses présupposés théologiques : tout, même et
surtout la guerre et la compétition entre les individus et les espèces, a une
fonction et contribue à créer un ordre intérieur. La guerre n’est qu’une astuce
pour rendre la grande Maison plus puissante et plus forte que jamais.
C’est contre les maisons que la métamorphose opère.
Invasions

La planète Terre n’est que la vie de la métamorphose, la dérive de tout ce


qui vit : sa nature est telle que tout doit changer de lieu et que chaque espace
doit changer de contenu. L’écologie est impossible, car rien ne pourra jamais
rester sur place : les êtres n’ont jamais de chez-soi et les lieux ne seront
jamais des maisons pour un seul propriétaire.
C’est l’un des pères de la géographie botanique qui a constaté que toute
association d’êtres vivants à un lieu ne peut jamais se penser par le prisme de
l’autochtonie. Ainsi, lorsqu’il publia en 1854 sa monumentale Étude de la
géographie botanique de l’Europe, Henri Lecoq affirma que « s’occuper de
la sociabilité des végétaux et de leurs associations entre individus
semblables et entre espèces différentes » coïncidera avec l’étude « des
phénomènes de migration et de colonisation ».
En effet, écrit Lecoq, « rarement la population végétale d’un pays lui
appartient tout entière. Elle provient, ou de plantes réellement originaires du
sol qu’elles habitent, ou d’espèces colonisées, transportées par des moyens
divers ». Dans une sorte de totémisme inversé, qui est propre à la science
botanique dès ses origines, étudier « l’aire d’extension de chaque espèce »
signifie, pour Lecoq, « découvrir sa véritable patrie, ses voyages, ses
combats, sa colonisation », et, en même temps, « suivre pas à pas
l’envahissement de nos plaines et de nos montagnes par ces populations
étrangères ; je me suis efforcé de suivre leurs traces comme les historiens
cherchent à découvrir notre origine en remontant aux hordes sauvages, qui,
dans les temps reculés, se sont jetées sur notre vieille Europe, et ont mêlé
leurs races vigoureuses aux habitants vaincus et soumis, de l’héritage
desquels elles venaient s’emparer ». Pour socialiser, il faut migrer, changer
de lieu et tranformer un lieu. Il est impossible de vivre, c’est-à-dire de
rencontrer des vivants, sans voyager. Même les êtres qu’on a considéré
comme le paradigme de la stabilité sont des migrants, comme plus tard
Gilles Clément et Stefano Mancuso le répéteront.
Tous les êtres vivants font de leur relation à l’espace un moyen de
métamorphose de soi et du monde qu’ils habitent. S’installer dans un lieu
signifie le transformer : la maison n’est que la cicatrice d’une métamorphose
du monde que nous avons oubliée. Tout rapport de fréquentation prolongée à
un lieu et aux êtres qui y séjournent est un changement profond de sa nature.
Toute habitation est une double invasion : nous envahissons l’espace que
nous habitons et ce même espace nous envahit.
Penser la relation du vivant à l’espace sous le prisme de l’autochtonie
n’est donc pas toucher une origine : cela signifie plutôt imposer aux êtres
une normativité qui ne ressortit pas à leur vie. De fait, les catégories qui nous
permettent de le faire ne viennent pas de l’observation biologique mais du
droit commun britannique. C’est un biologiste britannique du XIXe siècle,
Hewett Cottrell Watson, qui créa ce malentendu. En enquêtant sur la flore
britannique, Watson protestera contre les plantes qui « ont acquis un droit
très incertain d’être incorporées à la flore spontanée propre de l’île »
britannique, c’est-à-dire, « les espèces issues occasionnellement de graines
ou de racines jetées hors des jardins, et se maintenant quelques années ; et
[…] celles plantées à des fins décoratives ou économiques. Elles n’ont pas
plus le droit d’être appelés britanniques que les Français ou les Allemands
qui s’installent occasionnellement en Angleterre ». Quelques années plus
tard, Watson publie un livre dans lequel il établit « les revendications civiles
et la situation locale des espèces [végétales britanniques] selon une échelle
de termes ». Et dans un étonnant geste anti-totémique, il applique les
catégories de la common law aux plantes : il distinguera donc des espèces
citoyennes, des espèces denizens, des espèces étrangers (aliens). Chaque fois
que l’écologie s’obstine à parler d’espèces invasives – ce qu’elle a fait
notamment à partir de l’œuvre de Charles Elton de 1958, The Ecology of
Invasions by Animals and Plants –, nous nous obligeons à imposer au monde
végétal les mœurs et les conventions d’une partie géographiquement et
historiquement infime de la culture humaine (la culture juridique britannique
du XIXe siècle).
Une norme humaine et trop humaine tente, de diverses manières, de forcer
les non-humains à adopter les formes sociales typiques des États du
XIXe siècle aux frontières fermées. C’est comme si l’écologie demandait à
toutes les espèces non humaines de se comporter en bons pères de famille
(attentifs à l’ordre et à l’utilité) ou en citoyens soucieux de ne pas franchir
les frontières des nations que les humains ont tracées pour eux de manière
totalement arbitraire.
Reconnaître la métamorphose de la Terre, c’est libérer les êtres vivants de
cette étrange captivité : ils ne se limitent pas à habiter Gaïa, ils la portent
dans leur ventre – ils l’emmènent avec eux, partout où ils vont. Ils n’habitent
pas tel ou tel territoire, ils sont un sol qui ne cesse de changer sa géographie
et sa texture.
V
Associations
La ville multispécifique

Toute métamorphose est l’évidence d’une relation entre des formes


disparates qui définit l’être de tout vivant. Cette relation n’est pas à
l’extérieur de nos corps. Il s’agit de leur propre physiologie. Nous sommes à
la fois chenille et papillon. Aucune silhouette, aucun ethos, aucun monde
pourra résumer notre vie. Tout vivant est la contraction et le déploiement
d’une biodiversité anatomique, éthique, écologique, dont la métamorphose
est la condition de possibilité et l’histoire.
De ce point de vue, une association temporaire, voire stable, avec d’autres
vivants n’est pas une dimension surnuméraire et accidentelle de notre vie,
une seconde vie qui s’ajouterait à notre première dans un deuxième temps :
elle est bien le prolongement de la biodiversité intérieure, l’amplification de
la force métamorphique qui nous anime. Écosystème et ville sont des
espaces de conspiration métamorphiques, de tourbillons où les formes
s’associent pour rendre possible une plus grande métamorphose de la Terre,
c’est-à-dire pour donner une vie plus intense et plus riche à Gaïa.
Si l’idée d’écosystème a longtemps été un dispositif pour freiner et
bloquer la métamorphose, la ville humaine s’est constituée dès son origine
contre l’idée de la vie comme association de formes, ethos et mondes
disparates. Elle a été le laboratoire de la forme la plus radicale de
monoculture éthique, écologique et biologique. En effet, nous avons
tendance à penser la ville comme à un espace entièrement minéral donc
monospécifique : elle serait la collection d’êtres humains qui vivent de
manière stable sur une portion du corps de Gaïa et qui manipulent la
structure de ce corps pour construire des abris. Tout ce qui ne relève pas du
minéral et de l’humain – sauf de rarissimes exceptions : les chats, les chiens,
quelques chevaux, les plantes ornementales et, de manière illégale et
clandestine, les rats et quelques insectes – est repoussé à l’extérieur de la
ceinture urbaine, dans la forêt – qui déjà dans son nom (forêt vient du latin
foris, « à l’extérieur de ») – qui est définie par une situation de manque :
manque de civilisation, manque d’« humanité », manque de modernité,
manque de technologie. Or cette opposition, qui a guidé la manière
d’imaginer notre cohabitation et notre politique, est tout à la fois illusoire et
dangereuse. Elle est illusoire, car la création d’une opposition entre la ville
ou la civilisation et un espace soi-disant « sauvage », « naturel », est un
mythe entièrement politique, comme l’a brillamment montré William
Cronon. Le sauvage, le naturel, existe seulement pour la ville et pour le
citoyen humain. « La ville crée le “sauvage” comme son opposé symbolique
et attire sur notre orbite culturelle ce qui semble le plus naturel des lieux. »
L’idée d’espace naturel est, d’une certaine manière, le renversement moral
du mythe politique d’un état de nature. La théorie politique moderne avait en
effet imaginé l’État comme ce qui remplace un monde purement naturel, ici,
la ville est censée devoir reconstruire un état de nature, un monde
prépolitique et sauvage, pour pouvoir se purifier des excès du politique.
Cette habitude est en outre dangereuse, car un espace fait uniquement de
pierres est, techniquement, un désert, et la fureur minérale de l’urbanisme
moderne ne peut que conduire à la désertification de la planète. De ce point
de vue l’humanité, à travers ses villes, semble être la grande Méduse de la
planète. Une ville minérale opère de manière opposée à la forêt. Toute forêt
fait de la vie une force qui permet d’accueillir la lumière du soleil dans le
corps de Gaïa pour l’animer. En effet, grandir, pour chaque plante, c’est
accumuler de la lumière dans son propre corps. Accumuler de plus en plus
de lumière à partir d’une étoile extraterrestre. Chaque plante est donc un
agent d’assimilation d’une matière extraterrestre qui vient d’une étoile dans
le corps minéral de Gaïa. L’arbre, qu’on imagine comme l’expression la plus
terrestre de la vie, contient et retient dans sa chair carbonique une lumière
qui vient d’ailleurs. Une pomme, une poire, une pomme de terre : de petites
lumières extraterrestres encapsulées dans la matière minérale de notre
planète. C’est cette même lumière que chaque animal cherche dans le corps
de l’autre lorsqu’il mange (peu importe s’il mange d’autres animaux ou des
plantes) : tout acte d’alimentation n’est rien de plus qu’un commerce secret
et invisible de lumière extraterrestre qui, à travers ces mouvements, coule de
corps en corps, d’espèce en espèce, de royaume en royaume. Les vivants
transforment les pierres en dépôts stellaires.
Il est donc injuste et inexact d’accuser l’agriculture industrielle de
pratiquer la monoculture : le vrai berceau de la monoculture ce sont les
villes. C’est à partir du moment où l’on présuppose que la cohabitation avec
une espèce différente puisse se faire sans aucune continuité ou contact avec
les autres, qu’on produit l’illusion d’une vie absolue et de la mort comme
annihilation. Les villes alimentent l’illusion de l’autonomie du corps
humain. De ce point de vue, elles sont des dispositifs funéraires : elles nous
ont permis de rendre symboliquement véritable l’illusion de la mort. Toute
science politique – en tant que discipline de la monoculture humaine – est
donc radicalement compromise et doit être abandonnée. Un savoir purement
humain n’est pas possible parce que toute vie (peu importe qu’elle soit
individuelle ou spécifique) est, comme nous l’avons vu, interspécifique. La
science des vivants ne peut qu’être un savoir de l’interspécificité. D’autre
part, nous semblons avoir oublié que toute ville présuppose un second corps,
un second Léviathan interspécifique à la fois agricole et zootechnique qui en
constitue le présupposé et la condition de possibilité, même s’il a été
condamné à vivre en exil à l’extérieur de son corps. Il n’y a pas de ville qui
puisse vivre sans la rencontre interspécifique des femmes, des hommes, des
plantes et des animaux que chaque repas célèbre et que chaque habitation
sanctionne : chaque ville vit sur le corps des plantes et des animaux qui sont
nécessaires pour donner vie aux hommes et aux femmes qui y séjournent,
pour leur fournir un abri, des instruments, des meubles, de l’énergie, de
l’oxygène. Tout individu humain n’est que la réincarnation quotidienne de
tous les poulets, saumons, vaches, blé, orge, maïs qu’il a mangés, digérés,
transformés. Chaque artefact est la réincarnation du travail et du corps
d’autres vivants ou de la chair minérale de Gaïa. Le Léviathan dont l’État est
la vie n’est pas simplement composé des corps humains, mais il est
également et surtout composé de tous ces corps animaux et végétaux, de
champignons, bactéries, et de pierres. Ce sont eux qui donnent tout leur
pouvoir au corps « politique ».
Or penser que toute communauté humaine est une partie d’une
communauté interspécifique signifie penser qu’il n’y a pas, et ne doit pas
y avoir, de distinction entre politique, agriculture et élevage. Car une ville
n’a rien de naturel. La forme qu’une série d’individus donne à sa propre vie
collective implique toujours un projet de modification artificiel dans la vie
de beaucoup d’autres vivants. Une association intra-spécifique n’est possible
que grâce à une métamorphose interspécifique. La coïncidence entre
l’agriculture (et l’élevage) et la politique était encore évidente dans la
tradition platonicienne (jusqu’à son renversement avec Nietzsche) ou dans la
tradition biblique, où la politique était souvent comparée à l’attitude
pastorale. La modernité, au contraire, a pris des modèles pastoraux un
modèle abstrait de domination, sans prendre leur élément le plus évident : le
fait que le berger ne partage pas la même espèce avec les troupeaux.
Si le pastorat ou la chasse, l’élevage ou l’agriculture sont le début de toute
forme de politique, ce n’est pas parce que le début de l’agriculture coïncide
avec l’accumulation primitive. L’élevage, la chasse ou l’agriculture sont la
forme transcendantale de toute forme de politique parce qu’il n’y a pas de
politique physique qui puisse n’être qu’une affaire interne d’une seule
espèce. Plus généralement, toute association d’individus d’une même espèce
implique l’association conjointe d’individus d’autres espèces et d’autres
règnes et leur métamorphose réciproque. Non seulement chaque ville est une
association interspécifique (et interrègne : c’est pourquoi l’agriculture est
beaucoup plus intéressante que l’élevage ou la chasse), mais chaque
association interspécifique a un caractère technique. C’est sur ce second
point aussi que notre tradition à la fois politique et scientifique doit être
améliorée : la relation technique entre deux espèces n’est pas une
prérogative purement et exclusivement humaine. La relation de toute espèce
avec les autres est donc une relation d’agriculture et d’élevage : il n’y a pas
de rapport naturel, car toute espèce entretient des relations techniques,
artificielles avec les autres espèces vivantes. C’est par sa nature technique
que la relation interspécifique induit la métamorphose des espèces qui
l’entretiennent. L’agriculture, de ce point de vue, est un fait cosmique. Il ne
s’agit pas seulement de la relation entre l’espèce humaine et les espèces
végétales, qui serait née à un moment et un lieu précis de l’histoire humaine,
mais de la forme transcendantale de la relation entre toutes les espèces, une
relation qui permet chaque fois la genèse du monde. La genèse du monde est
en effet une forme de relation interspécifique et non l’émergence d’un seul
individu d’une seule espèce. Il n’y a pas de monde là où il existe une seule
forme de vie. Le monde est toujours le produit de l’agriculture ou de
l’élevage cosmiques, d’une relation métamorphique entre plusieurs espèces.
L’architecture interspécifique

L’environnement naturel n’existe pas. Le monde est toujours dans toutes


ses parties conçu, dessiné, construit. Et, ce qui est plus important, l’espace
est toujours conçu et construit par d’autres espèces, et pour d’autres espèces
que celle qui l’occupe. C’est la raison pour laquelle les relations avec le
monde ne sont jamais simplement physiques ou naturelles, mais toujours
politiques. Être dans le monde signifie, pour chaque espèce, vivre dans
l’espace conçu et construit par d’autres. Vivre signifie donc toujours
occuper, envahir un espace étranger et négocier ce que pourrait être un
espace partagé.
Partons du phénomène le plus commun, le plus trivial du vivant (ou du
moins des animaux) : le souffle. Notre relation au monde est d’abord
aérienne. L’espace pour nous n’est pas seulement un espace à parcourir, à
voir, à toucher. Tout espace habitable doit être un espace respirable. L’espace
est donc d’abord l’objet de la respiration, la nourriture de nos poumons. Pour
cette raison, l’acte architectural inaugural n’est pas la construction de murs,
mais la climatisation.
Nous avons l’habitude de penser que la respiration est le mouvement le
plus naturel, la relation la plus évidente et ordinaire, qui nous lie au monde et
à l’espace. Nous sommes habitués à penser l’air comme le plus naturel des
éléments, ce qui existe dans sa forme la plus pure, au-delà de tout acte de
manipulation de la nature. Pourtant, l’air, avec sa teneur en oxygène de
21 %, n’est qu’un sous-produit de la vie végétale. C’est ce qui résulte du
métabolisme des plantes, le déchet produit par leur existence. En d’autres
termes, c’est une entité modifiée par quelqu’un, un artefact. Le dérivé d’un
plan, d’un projet dans le monde, qui ne provient pas des hommes ou des
individus appartenant à des espèces liées à l’humanité. Pourtant, le résultat
de cette conception accidentelle et non humaine rend le monde vivable pour
nous. Nous savons que l’installation définitive des animaux sur la terre
ferme n’a été possible que grâce à la métamorphose radicale de l’espace
aérien qui entoure et enveloppe la croûte terrestre, produite par l’invasion
végétale et l’activité des cyanobactéries. Sans l’oxygène produit par la
photosynthèse, l’atmosphère terrestre n’aurait pu changer durablement sa
composition interne et devenir l’environnement le plus immédiat de tout être
vivant. De ce point de vue, le monde est une entité végétale bien plus qu’une
entité zoologique. Un jardin plutôt qu’un zoo. Si le monde est un jardin, les
plantes ne sont pas, ou pas vraiment, ou pas seulement, le contenu de ce
jardin ou leurs habitants. Ce sont les jardiniers eux-mêmes. Reconnaître ce
fait signifie que la Terre n’a rien de transcendant ou d’original : c’est un
objet de jardinage. Nous, comme tous les autres animaux, sommes l’objet de
l’action de jardinage des végétaux. Nous sommes l’un de leurs produits
culturels et agricoles. En termes plus familiers, les plantes ne composent pas
le paysage, mais sont les tout premiers paysagistes. Elles métamorphosent le
monde.
Ce fait très simple mérite d’être généralisé, et d’être considéré comme
l’exemple paradigmatique de la relation entre une espèce et l’espace. Il n’y a
pas que les plantes qui produisent le visage de notre monde, qui façonnent et
remodèlent la Terre, mais aussi chaque être vivant. L’agentivité
architecturale ou urbaine n’est pas quelque chose qui se limite à l’être
humain, c’est la faculté la plus générale d’un être vivant.
C’est la conséquence à tirer de l’évidence de notre nature animale : si
l’esprit est une affaire d’atomes, tissus et molécules, alors l’esprit est partout,
dans toute espèce vivante. La biologie est donc une phénoménologie de
l’esprit cosmique. Et la raison s’exprime par des formes non humaines, que
nous avons à la fois héritées et intériorisées.
Chaque espèce est un acteur conscient, capable non seulement d’erreurs et
de mauvais choix, mais aussi d’un comportement arbitraire, qui ne relève
pas forcément de ce qui est mieux et plus utile pour lui. Toute espèce vivante
a donc un rapport aussi esthétique au monde qui l’entoure.
Être vivant ne signifie pas seulement percevoir le monde différemment
des autres espèces, mais le construire, le façonner de manière différente.
L’environnement n’est pas quelque chose qui préexiste aux espèces
naturelles, c’est quelque chose que chaque espèce remodèle à son image. Le
monde animé est un monde d’architectes. Et comme il n’y a qu’un seul
monde, et que chaque espèce est en quelque sorte obligée de vivre dans un
monde produit et conçu par d’autres et inversement, l’architecture est
toujours un salon multi-espèces.
Ainsi, l’humanité est venue dans le monde parce que la Terre était déjà
conçue par d’autres espèces… et pas vraiment pour le bien de l’humanité.
Respirer, c’est traiter, vivre de quelque chose que quelqu’un d’autre a
produit, et transformer ce quelque chose en notre premier terrier. Voilà le
but. L’espace, ce que nous persistons à appeler l’environnement naturel,
n’est jamais « naturel ». Ce que nous appelons espace est toujours un espace
désigné, produit, et non quelque chose qui était déjà là, intact et égal à lui-
même depuis la nuit des temps. L’espace dans lequel nous vivons est le
produit de quelqu’un d’autre. Cet architecte de l’espace commun (considéré
non seulement comme une entité géométrique, mais comme un ensemble de
formes, d’objets, de contenus de toutes sortes) n’est ni un homme ou une
femme ni un dieu. C’est un individu (ou un groupe d’individus) appartenant
à une autre espèce vivante.
Puisque le monde est le même pour tous et pour toutes les espèces, chaque
activité de conception est également une activité qui estompe les frontières,
secoue le monde des autres espèces. Chaque fois qu’une abeille, un chêne,
une bactérie, change son environnement pour rendre sa propre vie possible,
cette espèce change aussi celui des autres. Ainsi, l’architecture n’est pas
seulement la relation active entre une espèce et le monde, mais la relation
nécessaire entre elles. C’est en tant qu’architecte du monde que chaque
espèce est en relation avec les autres. L’architecture n’est pas seulement une
affaire humaine, ce n’est pas seulement un fait culturel, ce n’est même pas la
relation entre une espèce et l’espace, une forme de vie et son monde. C’est le
paradigme de la relation interspécifique.
Notre esprit est toujours dans le corps des autres espèces

Nous sommes habitué.e.s à penser que les relations d’interdépendance


entre les différentes espèces sont de nature physique, énergétique ou
anatomique. Nous ne soupçonnons jamais que cette interdépendance est, tout
d’abord, d’ordre cognitif et spéculatif. Si toute relation entre espèces est
d’ordre technique, artificiel, et non naturel ou purement physique, c’est
parce que toute espèce trouve son esprit, son intelligence, sa faculté de
penser toujours et exclusivement dans sa relation à d’autres espèces. Chaque
espèce est liée à une ou plusieurs autres espèces comme à son esprit. C’est le
grand mensonge de la neurobiologie : l’intellect n’est pas un organe, il existe
toujours en dehors du corps de tout individu vivant.
L’intellect n’est pas une chose, c’est une relation. Il n’existe pas dans
notre corps, mais dans la relation que notre corps établit avec beaucoup
d’autres corps. Si les esprits existent en dehors du corps, c’est parce qu’ils ne
sont pas des équipements monospécifiques des individus : ce que nous
appelons esprit est toujours une association entre la vie de deux espèces.
Cette idée de l’esprit comme une écologie n’est pas étrangère à la biologie
contemporaine. Le premier à avoir exploré cette idée a été Paul Shepard,
dans Thinking Animals. Il y démontre que la pensée est l’effet, et non la
condition de possibilité, de la cohabitation symbiotique entre plantes,
animaux, bactéries, etc. C’est seulement et toujours dans la relation
interspécifique que les grands prédateurs ont développé leur intelligence :
sans les herbivores, les grands prédateurs carnivores auraient été
complètement stupides. Shepard pensait toutefois cette interspécifité de
l’intellect encore en termes téléologiques. Il faudrait, au contraire, imaginer
que pour toute espèce, l’intellect est incarné dans une autre espèce.
Il suffit de regarder un pré pour s’en rendre compte. Avec la fleur, la
plante fait de l’insecte un généticien, un éleveur, un agriculteur : elle confie à
une autre espèce appartenant à un autre règne la tâche de prendre une
décision sur le destin génétique et biologique de sa propre espèce. Elle lui
confie la tâche de diriger la métamorphose de son espèce. D’une certaine
manière, la fleur transfère l’esprit spécifique végétal dans le corps de
l’abeille. Il ne s’agit pas simplement d’une collaboration, il s’agit de la
constitution d’un organe cognitif et spéculatif interspécifique. Cela signifie
non seulement que tout développement évolutionniste est une coévolution,
comme l’ont montré Peter Raven, Paul Ehrlich et Donna Haraway, mais
aussi que, comme nous l’avons vu, la coévolution est ce que nous appelons
normalement agriculture ou élevage. Chaque espèce décide, à sa manière, du
sort évolutif des autres. Ce que nous appelons évolution n’est rien de plus
qu’une sorte d’agriculture interspécifique généralisée, un croisement
cosmique – qui n’est pas nécessairement destiné à l’utilité des uns et des
autres. Le monde dans sa totalité devient ainsi une sorte de réalité purement
relationnelle où chaque espèce est le territoire agroécologique de l’autre :
chaque être est le jardin et les jardiniers d’autres espèces. Le monde est alors
cette relation de culture réciproque (jamais définie purement par la logique
de l’utilité, ni par celle du libre usage). En ce sens, il n’y a pas d’écologie
possible, car chaque écosystème est le résultat d’une pratique agricole et de
l’engagement d’autres espèces. Il n’y a pas d’espace sauvage comme il n’y a
pas d’animaux sauvages, parce que tout est cultivé. La relation entre culture
et nature se renverse toujours : toute espèce peut incarner la nature pour
nous, et vice versa.
Le sol cesse donc d’être une réalité autonome. Il n’y a pas de sol. Le sol
de l’un est la vie des autres. La politique ne se fera plus sur la base
territoriale, mais bien sur celle de la relation interspécifique : ainsi une ville
n’est que la relation qu’un ensemble d’humains entretient avec une série
d’autres espèces (et avec toutes les espèces dont l’existence de celles-ci a
besoin). Il n’y a pas un territoire, un espace neutre sur lequel le vivant
pourrait s’installer. L’installation originaire est le fait agricole ou
zootechnique. On s’installe toujours sur la vie des autres, et, à l’inverse,
chacun est toujours le sol d’autres vivants. Chacun vit du corps de l’autre.
Chacun a tiré son corps d’autrui. Comme si, dès le départ, la Terre était un
corps formé de ceux de toutes les espèces, dont chacun vit de la vie des
autres, et toutes sont inséparables.
Tout vivant est la Terre des autres, chaque espèce est le terrain de vie d’un
nombre indéfini d’autres acteurs – vivants et non vivants. Il n’y a pas de sol
urbain, d’espace pur et simple d’installation, tout est terre agricole. Le sol
n’est pas ce qui sépare un vivant de l’autre ou une espèce de l’autre, mais ce
qui oblige chacun à se mélanger avec l’autre. Tout territoire est en soi une
métamorphose en cours grâce à laquelle vivants, espèces et acteurs non
vivants partagent la même puissance d’agir commune à toute la planète.
Inversement, chacun de nous, comme tout vivant et toute espèce, est un
élément d’une métamorphose collective. Un sol pour d’autres vivants et
d’autres espèces. C’est en tant que sol des autres que nous avons une
puissance d’agir.
Cette relation interspécifique que nous appelons esprit, intelligence ou
« cerveau » n’est pas quelque chose de naturel – elle n’est pas spontanée,
éternelle, purement biologique, mais un fait technique et, d’une certaine
manière, artistique. Toute relation entre espèces doit être lue non seulement
comme quelque chose de contingent, mais comme quelque chose de
semblable à la relation entre un artiste et la matière qu’il manipule, ou mieux
encore comme la relation entre un conservateur et un artiste. Le choix des
insectes, à propos de quelle fleur doit s’accoupler avec quelle autre, n’est pas
fondé sur un calcul rationnel mais sur le goût : combien de sucre contient
une fleur, telle est la clé. L’évolution est donc fondée sur le goût et non sur
l’utilité. La sensibilité d’une espèce décide du sort des autres espèces.
L’évolution n’est alors que la mode dans la nature, un défilé qui dure des
millions d’années et qui permet à toute espèce de porter des vêtements
qu’elle a tirés d’autres espèces ou qui ont été dessinés par autrui. Chaque
paysage est une exposition de la nature contemporaine ou une mascarade où
défile la mode de la nature : une Biennale multi-espèces, une installation qui
attend d’être remplacée par des centaines d’autres.
Tout dans la nature comme dans notre existence est artificiel et arbitraire.
Une artificialité due à l’action des différentes espèces. L’histoire de la Terre
est une histoire de l’art, expérience artistique éternelle. Dans ce contexte,
chaque espèce est à la fois l’artiste et le conservateur des autres espèces. Et
inversement, chaque espèce est à la fois une œuvre d’art et une performance
des espèces dont elle représente l’évolution, mais aussi l’objet d’une
exposition dont les espèces qui l’ont fait émerger sont les conservateurs.
L’évolution et la sélection naturelle sont totalement révolutionnées.
Poissons, plantes, poulets, bactéries, virus, champignons et chevaux : qu’ils
soient grands ou extrêmement petits, quel que soit le royaume auquel ils
appartiennent, tous les êtres vivants sont des esprits, et pas seulement pour
eux-mêmes (pensants, sensibles, capables de décisions), mais l’esprit des
autres espèces. Tous les êtres vivants sont capables non seulement de
changer consciemment leur environnement et celui d’autres espèces, de
forger des relations arbitraires interspécifiques qui ne sont pas
nécessairement orientées vers une quelconque utilité, mais aussi de changer
le destin d’autres espèces. Le monde, s’il est observé de ce point de vue,
devient le résultat toujours changeant de cette intelligence et de cette
sensibilité universelles et cosmiques des formes infinies de vie. Inversement,
ce mental cosmique est produit par une série infinie de rencontres et de
décisions arbitraires et rationnelles, prises par différentes espèces à différents
moments, suivant les intentions les plus étranges. L’esprit, c’est-à-dire
l’évolution interspécifique, est la vie de la métamorphose du monde.
La nature contemporaine

Chaque espèce décide du destin évolutif de l’autre à la fois artiste et


œuvre. Nous les humains, par exemple, sommes une œuvre d’art faite par
ces singes qui ont décidé de modifier leur corps afin de produire un autre
mode de vie. Nous sommes leur performance spécifique qui dure depuis
trois cent mille ans.
La Terre elle-même doit être considérée comme une expérience artistique.
L’évolution est en fait la production de ce que l’on devrait appeler la nature
contemporaine.
Dès le début du XXe siècle, lorsque l’art s’est établi comme avant-garde, il
a cessé de remplir une fonction esthétique. Il s’est libéré de la tâche de
produire de la beauté, de décorer l’existant, de le mettre en harmonie. En se
prétendant contemporain, c’est-à-dire en prétendant incarner une forme de
temps et non une forme d’espace ou de matière, l’art est devenu une pratique
collective de la divination du futur. À partir de ce moment, à travers l’art,
chaque société construit quelque chose qui n’existe pas encore en elle : ce
n’est plus un reflet harmonieux de sa propre nature, mais une tentative de se
reproduire différemment de ce qu’elle est, une manière d’être différent et de
connaître cette différence qui n’existe pas encore. L’art est le désir et le
projet de métamorphose d’une société.
L’art contemporain n’est pas défini par un médium, une méthode, une
discipline : c’est un mouvement qui traverse et secoue tous les médias
sensibles, toutes les pratiques et disciplines culturelles pour permettre à la
culture de se différencier de ce qu’elle est. L’art est l’espace dans lequel une
société parvient à rendre visible ce qu’elle ne peut confesser, penser ou
imaginer.
Il faut penser l’évolution comme le mode de vie qui correspond à ce
qu’est l’art contemporain pour la culture. La nature n’est pas seulement la
préhistoire immémoriale de la culture, mais son avenir non encore réalisé.
Son anticipation surréaliste. La nature contemporaine est la scène où la vie
est à l’avant-garde de son avenir. C’est la vie comme une avant-garde
naturelle. C’est la reproduction surréaliste des formes de vie.
Les villes devraient devenir quelque chose comme des musées pour la
nature contemporaine. Pas seulement des écosystèmes de cohabitation. Le
concept d’écosystème continue de présupposer l’idée d’un équilibre naturel
et immuable dans lequel toute intervention humaine est perturbée et dans
lequel toute innovation technique est exclue. Ce que nous avons dit de
l’évolution en tant que progrès technique devrait nous convaincre que
chaque écosystème est en fait une ville – c’est-à-dire un espace où se
concentrent l’innovation et le progrès – et un musée de la nature
contemporaine – un espace où ce progrès ne suit pas une logique
prédéterminée, mais est librement disponible pour toutes les espèces.
La ville en tant que musée de la nature contemporaine n’est rien d’autre
qu’un ensemble d’arts et de techniques en parfaite continuité avec les nôtres.
Son périmètre sera une sorte d’hybride entre d’anciens musées, zoos ou
jardins botaniques, de vieilles villes humaines et des boîtes blanches. La vie
dans ces institutions devra coïncider avec une sorte d’urbanisme
interspécifique, avec une architecture paysagère multi-espèces.
Ces nouveaux musées doivent être les promoteurs d’une culture « éco-
surréaliste » (mais pas nécessairement éco-moderniste), capable d’imaginer
la nature au-delà de ses limites. En associant artistes, scientifiques,
designers, architectes, agriculteurs, éleveurs, il s’agira de construire des
associations multispécifiques à mi-chemin entre la ville, le jardin, la
plantation et la grange, où chacun des vivants produit des œuvres pour les
autres et pour lui-même. Dans cet exercice vertueux de l’imagination, à la
fois esthétiquement et naturellement, les villes deviennent la pratique d’une
métamorphose collective des espèces.
La ville doit devenir ce qui rend possible la contemporanéité de la nature.
La nature n’est pas la préhistoire de la civilisation. Elle est notre présent et
surtout notre avenir. Elle est toujours une projection futuriste du présent, sa
métamorphose.
CONCLUSION
Le savoir planétaire

L’un des plus grands penseurs amazoniens contemporains, Ailton Krenak,


répète souvent que la vie n’est pas quelque chose autour de nous mais
quelque chose qui nous traverse de l’intérieur comme de l’extérieur. Il n’y a
pas d’environnement – ni de vie environnante –, il y a seulement un flux, un
continuum dont nous sommes l’acte de métamorphose.
J’ai essayé de montrer que la métamorphose est l’évidence que toute la vie
qui existe autour et hors de nous est la même que celle qui gît en nous et
inversement. Nous vivons la même vie que tout ce qui nous entoure. C’est ce
que nous avons découvert lorsque, pour la première fois, nous avons
remarqué le cocon par lequel une chenille se transforme en papillon. Une
seule et même vie est partagée par deux corps – deux corps qui n’ont rien en
commun d’un point de vue anatomique, éthologique et écologique : ils ont
des formes et des vies totalement différentes. L’insecte est, nous l’avons vu,
une vie schizophrène divisée entre deux corps, le premier constitué par un
énorme tuyau digestif posé sur une sorte de tank à six pattes qui ne fait que
manger, et le second un dispositif volant qui passe son temps à s’unir
sexuellement avec des individus de la même espèce. La métamorphose n’est
que le mécanisme qui permet à ces deux corps incompatibles d’appartenir au
même individu. Ces deux corps habitent deux mondes complètement
différents : le premier rampe sur terre, le second vit dans l’air. Le miracle de
la métamorphose est donc celui d’une vie en partage qui ne peut être retracée
à une identité anatomique précise ou à un monde spécifique. Le même moi,
le même je, peut vivre dans deux corps et deux mondes incompatibles.
Comme si nous avions six jambes pour la moitié de notre vie et vivions en
nous accrochant au sol et en mangeant des feuilles, et que nous passions
l’autre moitié de notre vie à voltiger dans l’air en faisant l’amour toutes les
deux heures. Cette expérience de la vie nous empêcherait de la considérer
comme la propriété d’une forme spécifique d’un corps, ou d’un monde. La
vie pour nous sera ce qui passe entre les corps, ce qui peut circuler entre les
différents mondes, non une qualité fixe et spécifique.
La métamorphose est ce miracle : deux corps et une même vie. Nous
pensons communément que deux corps de forme différente n’ont rien en
commun, mais ils ont la même vie, ils sont le même moi, ils ont la même
intimité que nous avons avec le corps de notre enfant. Ce que j’ai voulu
montrer dans ce livre, c’est que cette relation ne se limite pas à la chenille et
au papillon, mais existe entre tous les corps du monde, et entre tous les corps
vivants et la Terre. Une même et seule vie qui nous anime n’arrête pas de
modifier les corps, d’exploiter la matière pour se changer d’habits, de ciseler
différemment le corps de Gaïa. Prenons tous les vivants, non seulement ceux
qui appartiennent à une espèce, mais ceux qui appartiennent à toutes les
espèces, non seulement ceux qui vivent maintenant, mais aussi ceux qui ont
vécu depuis le début de la vie et ceux qui vivront dans le futur. Ils ont la
même relation les uns avec les autres que la chenille et le papillon. Ils sont la
même vie qui se transmet d’un corps à l’autre, d’une espèce à l’autre. Il en
va de même entre le vivant et la Terre : la vie n’est que le papillon de cette
énorme chenille qu’est Gaïa, elle est la métamorphose de cette planète.
J’ai essayé de montrer que cette continuité se constitue tout d’abord sur un
plan intraspécifique, à travers la naissance, mais aussi sur un plan
physiologique et évolutif. Toute identité spécifique, en effet, définit tout
d’abord la formule de continuité (et de métamorphose) avec d’autres
espèces. Sur ce point, le darwinisme, s’il est lu de manière conséquente et
radicale, pourrait coïncider avec ce que l’anthropologie contemporaine met
en lumière à travers l’analyse d’Eduardo Viveiros de Castro. Si toute relation
entre les individus d’une même espèce est isomorphe avec la relation entre
les différentes espèces, s’il existe une analogie parfaite entre le cycle des
naissances des individus et la genèse d’une nouvelle espèce, alors la
taxonomie des espèces ne peut pas être considérée comme un fait naturel,
mais doit être regardée comme l’un des schémas de parenté qui nous permet
de classifier les cultures humaines. La relation entre les êtres vivants est une
forme culturelle de parenté qui doit être renégociée constamment,
exactement comme nos relations de parenté doivent être façonnées et
négociées.
Or la perspective développée dans le livre impose une série de
conclusions, du point de vue épistémologique comme du point de vue
politique. Ainsi, si toute espèce est intrinsèquement interspécifique,
contrairement à ce que nous avons cru et répété pendant des siècles, toute
connaissance et toute science, à chaque instant de son développement, à
chaque latitude géographique et culturelle, est une forme de totémisme. On
pourrait dire que c’est toujours en observant le non-humain que l’humanité
(ainsi que toute autre espèce) a pu et pourra se comprendre elle-même : tout
savoir qui concerne notre vie ne peut qu’être emprunté à l’observation.
L’autoconscience est, toujours, interspécifique. Ainsi, c’est en appliquant les
concepts qui décrivent notre vie que nous avons compris celle des espèces et
des formes de vie différentes de la nôtre. Totémisme et anthropomorphisme,
de ce point de vue, sont deux processus identiques : si nous découvrons
qu’une partie de notre vie est identique à celle des non-humains, nous
pouvons reconnaître des traits de l’humanité à ces derniers ; inversement,
chaque fois que nous attribuons un trait humain à une plante ou un animal,
nous reconnaissons aussi qu’il y a en nous quelque chose qui ne possède pas
une nature purement humaine. Et les deux processus sont structurellement
nécessaires : si chaque espèce est définie comme une modification minimale
d’une espèce qui l’a précédée, alors toute connaissance d’une seule espèce
est constitutivement interspécifique. D’un certain point de vue, toute
connaissance est totémique parce qu’il ne peut y avoir de savoir qu’elle n’est
pas empruntée aux autres êtres vivants. Et vice versa, toute connaissance de
soi est toujours une connaissance d’autres formes de vie parce que chaque
forme de vie est un collage de plusieurs espèces.
Futur

Pendant des siècles, nous avons scruté le ciel à la recherche de signes pour
deviner l’avenir. Nous avons levé les yeux et imaginé que nous pourrions
saisir ce qui se passerait en observant les géométries mobiles et variables que
d’autres corps – les étoiles – semblaient dessiner sur son corps éthéré. C’est
pourquoi la science du futur ou la connaissance vernaculaire de ce qui se
passera s’appelle encore aujourd’hui astrologie : la science des corps
célestes. Pendant des siècles, nous avons observé, adoré, vénéré des parties
du ciel, les étoiles, ou plutôt, leur image lumineuse dans la partie du ciel que
nous voyons chaque nuit, comme la cause de tout ce qui nous arrive et nous
arrivera.
Cette croyance était constamment accompagnée d’une autre. Pendant des
siècles, nous avons considéré la terre comme le gardien le plus sacré de notre
passé. C’est à la terre que nous avons toujours confié nos morts. C’est à la
terre et aux ruines qu’elle a rejetées de son ventre que nous avons toujours
demandé de nous dire ce que nous avons été. Pendant des siècles, nous
avons considéré la terre comme un pur effet, un simple dépôt cosmique de
tout ce qui s’est passé ailleurs, le garage des rebuts de l’univers humain et
non humain. Une masse de ruines.
Depuis des siècles, et pour des raisons difficiles à résumer, nous sommes
victimes de cette étrange erreur de parallaxe qui nous a fait confondre le
futur et le passé, le ciel avec ce que nous croyons lui être opposé.
Il faut corriger cette erreur de vision et construire une astrologie inversée :
une vraie science du futur qui sait où regarder. Nous devons comprendre où
l’avenir réside, et comment il existe.
Si l’astrologie doit être inversée, c’est pour au moins trois raisons.
Premièrement, parce que nous savons aujourd’hui que tout ce qui apparaît
dans le ciel s’est produit il y a bien des années – souvent des millions
d’années. Non seulement n’y a-t-il pas de futur dans le ciel, mais pas plus de
trace du présent. Les images les plus lointaines du ciel ne sont que des ruines
– maintenues sous formol pendant quelques millions d’années pour qu’on
puisse les voir. Le firmament est le plus grand site archéologique du cosmos.
C’est un immense musée à ciel ouvert, capable de faire revivre le passé de
l’univers sous la forme d’un spectacle qui circule de planète en planète. Le
ciel astrologique est le cirque itinérant du passé du cosmos.
Si l’astrologie doit être bouleversée, c’est ensuite parce que nous savons
que la Terre est aussi un corps céleste. Le ciel et tout ce qui se trouve entre
notre atmosphère et le soleil ont la même substance, la même matière, la
même forme que la terre : nous sommes le ciel par nature, par la matière, par
la forme.
L’astrologie doit donc apprendre à être une science de la Terre. Pour ce
faire, il faut comprendre que si nous voulons connaître l’avenir, nous ne
devons pas lever les yeux, mais les baisser et nous tourner vers ce morceau
de ciel qui est notre propre planète. En fait, tout ce qui apparaît sur Terre est
futur anticipé sous forme de pari. Tous les corps de la Terre sont un fonds
spéculatif. Elle est elle-même un corps futur et futuriste – le futur de tous les
corps. C’est ce que nous devons apprendre. Il ne faut pas la respecter pour sa
fragilité. Nous devons la vivre différemment, car la planète est notre chair
future. La chair de demain, d’après-demain et de mille millions d’années à
venir.
Le fait que la Terre soit notre avenir signifie que le futur ne vient jamais
de l’extérieur. Au contraire, s’il y a un avenir, c’est seulement parce qu’il n’y
a pas d’extériorité, parce que tout est déjà à l’intérieur. À l’intérieur de cette
planète. Tout sur sa surface. Le futur est la peau de la planète, qui ne cesse
de la transformer : il est le cocon de sa métamorphose.
La Terre est le corps du futur non pas à cause de sa taille. Le futur n’est
jamais quelque chose de grand, d’immense. Ce n’est pas un météore qui
menace de détruire la masse de la planète. Il lui appartient comme quelque
chose de plus petit que le plus petit de ses habitants. L’avenir est plus proche
de la façon dont les virus vivent que des humains ou de leurs monuments.
L’avenir est absolument microscopique. L’avenir est seulement celui qui
peut voir la vie dans la plus petite portion de la matière.
Un virus, pourrait-on dire avec une certaine simplification, est comme le
mécanisme chimique, matériel, dynamique de développement et de
reproduction de tous les êtres vivants, mais existant en dehors de la structure
cellulaire, sous une forme plus anarchique, plus libre. L’on pourrait dire que
le virus est la force qui permet à chaque corps de développer sa propre
forme, comme s’il existait désincarné du corps, libéré, flottant, la pure
puissance de métamorphose. Voilà ce qu’est l’avenir, une force de
développement et de reproduction de la vie qui ne nous appartient pas, qui
n’est pas une propriété exclusive d’un individu ni même commune et
partagée, mais plutôt un pouvoir flottant à la surface de tous les autres corps.
Précisément parce qu’elle est libre, cette force circule de corps en corps. Elle
est à la disposition de tous, susceptible d’être appropriée par chacun d’entre
eux. Mais tout comme s’approprier un virus signifie se contaminer, se
transformer, se métamorphoser, s’approprier le futur signifie s’exposer à un
changement irréparable.
Le futur est la pure force de la métamorphose, capable d’exister non
seulement comme une tendance d’un corps individuel, mais comme un corps
autonome, tel le pollen qui vole dans l’air : une ressource infiniment
appropriée. L’avenir est le fait que la vie et sa force sont partout et ne
peuvent appartenir à aucun d’entre nous, ni en tant qu’individu, ni en tant
que nation, ni en tant qu’espèce. L’avenir est une maladie qui oblige les
individus et les populations à se transformer. Une maladie qui nous empêche
de penser notre identité comme quelque chose de stable, de définitif, de réel.
L’avenir, après tout, est la maladie de l’éternité. Une tumeur à elle seule.
Plus bénigne. La seule qui nous rende heureux.
Nous n’avons pas à nous protéger de cette maladie. Nous n’avons pas
besoin de nous vacciner contre le virus du temps. Inutile. Notre chair ne
cessera jamais de changer. On doit être malade, très malade. Sans avoir peur
de mourir. Nous sommes l’avenir. Nous vivons vite. Nous mourons souvent.
BIBLIOGRAPHIE

Dans la lignée des vivants, personne n’occupe la position d’Adam. Dans


la suite des mots, aucun ne peut vraiment être considéré comme celui qui
précède tous les autres. Il n’y a jamais de vrai commencement dans le
langage : toute parole est un écho de ce qui l’a précédé et une anticipation de
ce qui la suit. Ce livre prolonge et transforme des idées qui viennent
d’ailleurs : il en est à la fois le cocon et la métamorphose.
Outre aux dialogues avec les amies et amis qui m’ont accompagné, outre à
ce dialogue silencieux avec le monde que nous appelons expérience, d’autres
paroles, d’autres œuvres et d’autres livres ont rendu possible l’écriture de ce
texte. Étant donné l’étendue des questions soulevées, le travail a impliqué de
très nombreuses lectures sur plusieurs années : sans pouvoir en fournir une
liste détaillée, je vais me limiter à nommer les œuvres qui ont été les plus
marquantes pour imaginer ce livre. Premier parmi tous, et beaucoup plus que
ce qui figure dans les lignes du livre XV des Métamorphoses d’Ovide, chef-
d’œuvre négligé par la philosophie : de la bouche de Pythagore se dessine
une métaphysique de la réincarnation et de la dérive de la chair et de l’esprit
qui permet à Ovide d’écrire parmi les pages les plus radicales et visionnaires
qui aient jamais été écrites.
Le livre tente ensuite de développer et radicaliser la proposition avancée
par James Lovelock et Lynn Margulis de l’hypothèse Gaïa.

NAISSANCES
La naissance reste un véritable tabou dans le système des connaissances
contemporaines. L’obstétrique et l’astrologie mises à part, très peu se dit,
très peu s’écrit hors de la psychologie de gare sur les sentiments que la mère
éprouverait « naturellement » pour ses enfants. C’est pourquoi l’inspiration
pour ce chapitre provient, plus que de sources écrites, de la visite de la
sublime exposition « Processions » de Kiki Smith au Haus der Kunst à
Munich, ouverte en février 2018 et organisée par Petra Giloy-Hirtz,
notamment les œuvres Rapture (2001) et Born (2002) où la figure féminine
surgit du ventre d’un loup ou d’un jeune cerf élaphe : notre origine est
toujours non humaine et notre parenté avec toutes les espèces vivantes
coïncide avec le partage de la même chair que nous nous transmettons de
vivant en vivant depuis le Big Bang. Le miracle et la violence propres à
toute naissance sont saisis ici d’une manière extrêmement frappante.
Quelques ouvrages en allemand (Christina Schües, Philosophie des
Geborenseins, Freiburg-Munich, Verlag Karl Alber, 2008 ; Ludger
Lütkehaus, Natalität. Philosophie der Geburt, Zug, Die Graue Edition,
2006) ont essayé de retracer l’histoire cachée et intermittente de ce thème
dans la philosophie européenne.
Une des multiples raisons de ce vide est aussi la monopolisation du
discours sur la naissance de la part de la théologie chrétienne. Il suffit de
regarder la littérature apocryphe autour de la naissance divine pour s’en
convaincre. Sur ce sujet, il est essentiel de consulter le volume de
J.K. Elliott, A Synopsis of the Apocryphal Nativity and Infancy Narratives,
Leyde et Boston, E.J. Brill, 2006. Parmi les traités chrétiens sur la nativité du
Christ, celui qui m’a le plus marqué a été celui de Paschase Radbert,
théologien du IXe siècle qui composa le De partu virginis, E.A. Matter et
A. Ripberger (éd.), Turnhout, Corpus Christianorum, Continuatio
mediaevalis, LVI C, 1985. Les pages de Hannah Arendt autour de la natalité
(Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Pocket, 1983)
peuvent être reconduites à ce mythe. Sur Arendt, on peut voir aussi l’essai de
Patricia Bowen-Moore, Hannah Arendt’s Philosophy of Natality, Houndmills
et Londres, MacMillan Press, 1989. La théologie a alimenté une réflexion
iconographique extrêmement importante, qui a été l’objet d’une étude
magistrale par Giulia Puma, Les Nativités italiennes (1250-1450). Une
histoire d’adoration, Rome, École française de Rome, 2019. Le
renversement de la théologie chrétienne de la natalité proposé dans le livre
est conduit à partir du chef-d’œuvre de Samuel Butler, God the Known and
God the Unknow, Londres, Fifield, 2009.
Le paragraphe sur Ferenczi s’est nourri des pages contenues dans le
volume Thalassa. Psychanalyse des origines de la vie sexuelle, Paris, Payot,
coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2018.

COCONS
La littérature que j’ai consultée autour de la métamorphose est
extrêmement vaste. J’ai essayé de résumer de manière extrêmement concise
une partie du débat qui s’est déployé depuis le XVIe siècle. Le premier texte
moderne important est celui de Thomas Moffet, Insectorum sive minimorum
animalium theatrum, Londres, Thomas Cotes, 1634, suivi par les œuvres de
William Harvey, Exercitationes de generatione animalium, Apud Joannem
Janssonium, Amsterdam, 1651, puis de Jan Goedart, Métamorphoses
naturelles ou histoire des insectes observée très exactement suivant leur
Nature & leurs Proprietez, Amsterdam, Pierre Mortier, 1700, et de Jan
Swammerdam, Biblia naturæ : sive, Historia insectorum in classes certas
redacta, trad. Hieronimus David Gaubius, Leyde, 1737.
La phrase sur le corps schizophrène des insectes est tirée de l’essai
magistral de Carroll M. Williams, « Hormonal Regulation of Insect
Metamorphosis », in Symposium on the Chemical Basis of Development,
W.D. McElroy et B. Glass (éd.), Baltimore, John Hopkins Press, 1958,
p. 794-806. De lui on peut aussi consulter « Morphogenesis and
Metamorphosis of Insects », dans Harvey Lectures, 47, 1951-1952, p. 126-
155.
La bibliographie complète sur la recherche contemporaine autour de la
métamorphose des insectes est immense. Il serait impossible de la résumer
ici. Un panorama historique très détaillé a été compilé par Deniz
F. Erezyilmaz, « Imperfect Eggs and Oviform Nymphs : A History of Ideas
about the Origins of Insect Metamorphosis », dans Integrative and
Comparative Biology, 46, 6, p. 795-807. De la même auteure, voir Deniz
F. Erezyilmaz, Lynn M. Riddiford et James W. Truman, « The Pupal
Specifier Broad Directs Progressive Morphogenesis in a Direct
Developing », dans Insect. Proc Natl Acad Sci USA, 103, 2006, p. 6925-
6930. Parmi les synthèses historiques et théoriques importantes, il y a l’essai
de James W. Truman et Lynn M. Riddiford, « The Origins of Insect
Metamorphosis », Nature, 410, 1999, p. 447-452 ; et celui d’Aniruddha
Mitra, « Cinderella’s New Shoes : How and Why Insects Remodel Their
Bodies Between Life Stages », dans Current Science, 104, 2013, p. 1028-
1036.
Parmi les très nombreux articles historiques consultés, les plus importants
pour la rédaction ont été celui d’Antonio Berlese, entomologiste italien qui a
soutenu pour la première fois la thèse de la dé-embryonisation dans
« Intorno alle metamorfosi degli insetti », dans Redia, 9, 1913, p. 121-136 ;
H. Henson, « The Theoretical Aspect of Insect Metamorphosis », Biological
Review, 21, 1946, p. 1-14 ; et H.E. Hinton, « On the Origin and Function of
the Pupal Stage », dans Transactions of the Royal Entomological Society of
London, 99, 1948, p. 395-409. Le travail de Vincent B. Wigglesworth a aussi
été décisif, dont The Physiology of Insect Metamorphosis, Cambridge,
Cambridge University Press, 1954 ; j’ai également beaucoup profité de la
lecture d’Insects and the Life of Man : Collected Essays on Pure Science and
Applied Biology, Chapman and Hall, 1976.
Sur Donald Irving Williamson, il y a un très beau livre de Frank Ryan,
Metamorphosis : Unmasking the Mystery of How Life Transforms, Londres,
Oneworld Publications 2012. Et de Donald Irving Williamson, outre son
livre The Origins of Larvae, Norwell, Kluwer Academic Publishers, 2003,
sont très importants ses contributions et articles dont « Sequential
Chimeras », dans A.I. Tauber (éd.), Organism and the Origins of Self,
Dordrecht, Kluwer, 1991, p. 299-336 ; « Larval Transfer in Evolution », in
M. Syvanen et C.I. Kado (éd.), Horizontal Gene Transfer, New York,
Academic Press Mondon, 2001, p. 395-410 ; « Larval Transfer and the
Origins of Larvae », Zoological Journal of the Linnean Society, 2001,
p. 111-122 ; « Hybridization in the Evolution of Animal Form and Life-
Cycle », Zoological Journal of the Linnean Society, 2006, p. 585-602 ;
« Caterpillars Evolved from Onychophorans by Hybridogenesis »,
Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA, 106, 2009,
p. 19901-19905 ; « Larval Genome Transfer : Hybridogenesis in Animal
Phylogeny »,
http://retractionwatch.files.wordpress.com/2011/10/diw_2011_symbiosis.pdf
.
Sur Maria Sybilla Merian, j’ai consulté deux études récentes : Kurt
Wettengl (éd.) Maria Sibylla Merian. Künstlerin und Naturforscherin 1647-
1717, Hatje Cantz Verlag, 2013 ; et Carin Grabowski (éd.), Maria Sibylla
Merian zwischen Malerei und Naturforschung : Pflanzen- und
Schmetterlingsbilder Neu Entdeckt, Berlin, Dietrich Reimer, 2017.
Sur les questions théoriques plus générales soulevées dans ces chapitres,
les œuvres de John T. Bonner, biologiste au Department of Ecology and
Evolutionary Biology de la Princeton University, ont été décisives. Parmi ses
nombreux livres Size and Cycle : An Essay on the Structure of Biology,
Princeton, Princeton University Press, 1966 ; On Development : The Biology
of Form, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1974 ; et First
Signals : The Evolution of Multicellular Development, Princeton, Princeton
University Press, 2001.
Sur la question du rajeunissement, voir Alexander Braun, botaniste,
directeur du Jardin botanique de Berlin et maître d’Ernst Haeckel, Das
Individuum der Pflanze in seinem Verhältnis zur Spezies : Generationsfolge,
Generationswechsel und Generationstheilung der Pflanze, Königliche
Akademie der Wissenschaften, 1853. Sur cette question, voir l’article de
Ruth G. Rinard, « The Problem of the Organic Individual : Ernst Haeckel
and the Development of the Biogenetic Law », dans Journal of the History
of Biology, 1981, p. 249-275.
Sur la méduse Turritopsis nutricola, voir Stefano Piraino, Ferdinando
Boero, Brigitte Aeschbach et Volker Schmid, « Reversing the Life Cycle :
Medusae Transforming into Polyps and Cell Transdifferentiation in
Turritopsis nutricula (Cnidaria, Hydrozoa) », dans Biological Bulletin, 190,
1996, p. 302-312.
Le chef-d’œuvre d’Ernst Kapp a été traduit en français par Grégoire
Chamayou : Principes d’une philosophie de la technique, Paris, Vrin, 2007.
Sur le débat autour de la métamorphose des plantes, le livre de Johann
Wolfgang von Goethe, Essai sur la métamorphose des plantes, Genève,
J. Barbezat et Cie, 1829, entre en dialogue avec la Philosophie botanique de
Charles Linné, traduite du latin par F.-A. Quesné, Leboucher, 1788 ; le texte
de Nils Ericsson Dahlberg, Metamorphosis plantarum, 1755 ; et l’œuvre de
Caspar Friedrich Wolff, « De formatione intestinorum praecipue, tum et de
amnio spurio aliisque partibus embryonis gallinacei, nondum visis,
observationes in ovis incubatis institutae », dans les Novi Commentarii
Academiae Scientiarum Imperialis Petropolitanae, Petropoli Typis
Academiae Scientiarum, t. XII, 1768, p. 403-507, t. XIII, 1769, p. 478-530.

RÉINCARNATIONS
J’ai pu développer l’idée de réincarnation en réfléchissant à l’art de
Philippe Parreno.
Val Plumwood a raconté plusieurs fois son expérience. La version finale
de ce texte est contenue dans le recueil posthume The Eye of the Crocodile,
Lorraine Shannon (éd.), Canberra, Australian National University E-Press,
2012.
Sur la question de la résurrection la littérature est immense, surtout après
le célèbre livre d’Oscar Cullmann, Unsterblichkeit der Seele oder
Auferstehung der Toten, Stuttgart, Kreuz, 1967, qui soulignait la différence
entre la thèse de l’immortalité de l’âme et celle de la résurrection des corps.
Un classique d’Alan F. Segal, Life After Death : A History of the Afterlife in
the Religion of the West, New York, Doubleday, 2004, et l’ouvrage récent de
Candida R. Moss, Divine Bodies. Resurrecting Perfection in the New
Testament and Early Christianity, New Haven, Yale University Press, 2019,
permettent de s’orienter. Le texte « Odyssée » d’Aldo Leopold est contenu
dans son recueil posthume, Almanach d’un comté des sables, trad.
A. Gibson, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2017. Sur Leopold on pourra
consulter l’étude de Julianne Lutz Warren, Aldo Leopold’s Odyssey :
Rediscovering the Author of a Sand County Almanac, Washington, Island
Press, 2016.
Sur la sexualité d’un point de vue biologique, voir le chef-d’œuvre de
Lynn Margulis et Dorian Sagan, What is Life ? Three Millions Years of
Genetic Reconstruction, New Haven, Yale University Press, 1990.
Sur la découverte de l’alternance des générations, deux essais permettent
de s’orienter : Armin Geus, « Der Generationswechsel : Die Geschichte
eines biologischen Problems », Medizinhistorisches Journal, 7, 1972,
p. 159-173, et Dieter Zissler, « Die Entdeckungsgeschichte des
Generationswechsels der Tiere », Mitteilungen des Badischen Landesvereins
für Naturkunde und Naturschutz e.V. Freiburg i. Br., 2001, p. 951-966.
Le livre d’Adelbert von Chamisso, De animalibus quibusdam e classe
vermium Linnaeana in circumnavigatione Terrae : De Salpa, Berlin,
F. Dümler, 1819 a ouvert une discussion avec, entre autres, M. Sars, Bidrag
til Söedyrenes Naturhistorie, Bergen, 1829, et J. J. S. Steenstrup, Ueber den
Generationswechsel oder die Fortpflanzung und Entwickelung durch
abwechselnde Generationen, eine eigenthümliche Form der Brutpflege in
den niederen Thierclassen, Copenhague, 1842.
Le voyage de découverte de Chamisso a été raconté par l’auteur dans
« Voyage de Kotzebue. Lettre écrite à M. le Comte de Romanzoff, par M. de
Chamisso naturaliste français, qui a fait le voyage autour du monde, avec
M. de Kotzebue, sur le brick russe le Rurik », dans Journal des voyages
découvertes et navigations modernes ; ou Archives géographiques et
statistiques du XIXe siècle, Paris, 1821, p. 201-208.
Sur toutes ces questions la réflexion développée dans le livre de Leo
W. Buss, The Evolution of Individuality, Princeton, Princeton University
Press, 1987, est absolument essentielle.

MIGRATIONS
Une partie du texte a été écrite en commentaire de l’œuvre de Christine
Rebet.
Le chef-d’œuvre d’Alfred Wegener a été édité dans sa première et
quatrième édition avec ses notes manuscrites, Die Entstehung der Kontinente
und Ozeane, Gebrüder Borntraeger Verlagsbuchhandlung, Berlin, 2015. Sur
la tectonique des plaques l’histoire classique de Henry R. Frankel, The
Continental Drift Controversy, 4 vol., Cambridge, Cambridge University
Press, 2012 ; et plus récemment Roy Livermore, The Tectonic Plates Are
Moving !, Oxford, Oxford University Press, 2018.
Sur l’histoire de l’écologie, il y a une très bonne introduction en français
de Jean-Paul Deléage, Histoire de l’écologie, Paris, La Découverte, 1991,
qui s’ajoute aux volumes de Ludwig Trepl, Geschichte der Ökologie. Vom
17. Jahrhundert bis zur Gegenwart, Francfort-sur-le-Main, Athenäeum,
1987, et Frank N. Egerton, Roots of Ecology. Antiquity to Haeckel, Berkeley,
University of California Press, 2012. Les textes de Linné et de ses élèves
peuvent se lire en français dans le volume Carl von Linné, L’Équilibre de la
nature, trad. Bernard Jasmin, Paris, Vrin, 1972.
Henri Lecoq publia son Étude de la géographie botanique de l’Europe,
Paris, Baillière et Fils, en 8 volumes, de 1854 à 1858.
Sur l’écologie de l’invasion, voir le livre de Charles Elton, The Ecology of
Invasions by Animals and Plants, Londres, Methuen, 1958. Sur ce que ce
livre a déclenché, il y a un volume collectif de David M. Richardson, Fifty
Years of Invasion Ecology. The Legacy of Charles Elton, Chichester, Wiley
Blackwell, 2011 ; et un livre très important de Jacques Tassin, La Grande
Invasion, Paris, Odile Jacob, 2014.
Hewlett C. Watson a publié ses Remarks on the Geographical Distribution
of British Plants, Chiefly in Connection with Latitude, Elevation, and
Climate, chez Longman à Londres en 1835. Sa Cybele Britannica paraîtra
chez le même éditeur à partir de 1847.
Sur la migration des plantes, consulter Gilles Clément, Le Jardin
planétaire. Réconcilier l’homme et la nature, Paris, Albin Michel, 1999 et
Stefano Mancuso, L’Incredibile Viaggio della piante, Rome, Laterza, 2018.

ASSOCIATIONS
Outre le livre de William Cronon, Nature’s Metropolis. Chicago and the
Great West, New York-Londres, W.W. Norton, 1991, et celui de Carolyn
Steel, Ville affamée, Paris, Rue de l’échiquier, 2016, ce chapitre s’inspire du
film réalisé en 2011 par Philippe Parreno, Continuously Habitable Zones
a.k.a. CHZ, en collaboration avec Bas Smets, et par la sculpture de Pierre
Huyghe, Exomind, créée en 2017.
Le livre de Paul Shepard cité est Thinking Animals. Animals and the
Development of Human Intelligence, Atlanta, University of Georgia Press,
1998.
La perspective finale d’un musée pour la nature contemporaine doit
beaucoup à la Forêt verticale (2015) de Stefano Boeri à Milan.

CONCLUSIONS
Le mot d’Ailton Krenak est tiré d’Ideias para adiar o fim do mundo, São
Paolo, Companhia das Letras, 2019.
Pour Eduardo Viveiros de Castro, voir Métaphysiques cannibales. Lignes
d’anthropologie post-structurale, trad. O. Bonilla, Paris, PUF, 2009.
REMERCIEMENTS

On m’a souvent dit que le deuxième accouchement est beaucoup moins


douloureux que le premier. Le corps de la mère a fait trésor de son
expérience passée et accompli plus facilement et plus rapidement les
mouvements nécessaires. On m’a aussi souvent dit que la rédaction d’un
livre est une sorte d’accouchement. Mon corps n’a pas, et n’aura jamais, la
faculté de porter en lui un enfant, et je ne peux pas me prononcer sur la
légitimité de cette comparaison ni sur le deuxième accouchement. Ce que je
sais, c’est que l’écriture d’un livre a toujours été pour moi une expérience
douloureuse et imprévisible. Dans l’écriture, il n’y a aucune accumulation
d’expérience possible : aucun savoir-faire, aucune maîtrise. Face au livre, à
n’importe quel livre, je suis, et j’ai toujours été, dilettante et maladroit, et je
me suis toujours senti comme un enfant face à un objet inconnu à
l’apparence magique qui ne comprend pas trop son fonctionnement. Face à
cela, la proximité des amies et des amis avec qui je peux discuter et passer
du temps est la seule forme d’anesthésie péridurale. Frédérique Aït-Touati a
relu plusieurs versions du livre et discuté généreusement beaucoup des idées
contenues dans le livre : le dialogue avec elle et avec son œuvre a été
essentiel et je tiens à la remercier de tout mon cœur. Le dialogue avec Bruno
Latour m’a permis d’évoluer sur beaucoup de points : je lui suis
extrêmement reconnaissant.
Ce livre affirme l’unité de tous les vivants présents, futurs et passés et
l’unité des vivants avec la matière du monde : c’est ce qu’on a souvent
appelé panthéisme. Les discussions au fil du temps avec Giorgio Agamben
m’ont profondément marqué. Emanuele Dattilo prépare un livre sur cette
tradition cachée et son histoire refoulée.
Le livre n’aurait pas pu naître sans tout ce que j’ai pu apprendre des
conversations tissées dans le temps avec Adel Abdessemed, Léonore
Bancilhon, Marcello Barison, Rocio Berenguer Soldan, Stefano Boeri,
Bianca Bondi, Chiara Bottici, Giovanni Careri, Barbara Carnevali, Lucien
Castaing-Taylor, Dorothée Charles, Emanuele Clarizio, Gilles Clément,
Michela Coccia, Veronica Dari, Laetitia Dosch, Simone Farresin, Sabine
Guermouche, Donatien Grau, Camille Henrot, Noreen Khawaja, Sophie
Nadia Yala Kisuki Kurkdjian, Mathilde Laurent, Alice Leroy, Fabian
Ludueña Romandini, Filippo Mignini, Jeremy Narby, Ernesto Neto, Hans
Ulrich Obrist, Massimo Scolaro, Verena Paravel, Philippe Parreno, Éric
Philippe, Christine Rebet, Michele Spanò, Andrea Trimarchi, Barbara
Vinken, Éloïse van der Heyden, Bas Smets, Chiara Vecchiarelli, Marie Vic,
Luis Zerbini et Caterina Zanfi.
Outre les personnes, ce livre a été possible grâce aux villes où j’ai eu la
chance de séjourner pour des périodes plus ou moins longues.
À Paris, pendant les derniers mois de la rédaction, j’ai eu la chance
collaborer à l’organisation d’une exposition autour des arbres, à la Fondation
Cartier : l’écriture du livre en est sortie entièrement transformée. Je remercie
Hervé Chandes pour cette invitation et les discussions importantes que j’ai
eues avec lui, Pierre-Édouard Couton, Isabelle Gaudefroid, Adeline Pelletier
et Marie Perennes. Une remarque foudroyante de Bruce Albers au huitième
étage de la Fondation a été décisive : qu’il soit remercié de manière spéciale.
À Karlsruhe, invité par Bruno Latour pour donner une conférence, une
version avancée du manuscrit et trois ans de travail se sont fondus dans
quelques gouttes de café. Cela a été l’une des expériences de rajeunissement
les plus radicales et heureuses de mes dernières années : le livre serait
certainement différent sans cette métamorphose involontaire.
À Monaco, les dialogues entamés avec Charlotte Casiraghi, Joseph
Cohen, Roger-Pol Droit, Laura Hugo, Robert Maggiori et Raphael Zaguri-
Orly rythment depuis trois ans ma vie intellectuelle : je voudrais les
remercier pour leur générosité et leur capacité à amener la pensée partout.
À Bruxelles, Laurent van Eynde m’a permis de presenter une première
version du livre, et de discuter avec Natacha Pfeiffer et Maud Hagelstein.
À Londres, j’ai pu dialoguer sur quelques-unes des pages du livre avec
Filipa Ramos, Lucia Pietroiusti, Martin Savranski et John Tresch.
Beaucoup des idées contenues dans ce livre sont nées pendant un court
séjour à Wellington rendu possible par Stéphane Re : la rencontre avec lui et
avec Alizée Alexandre a été très importante.
À Curitiba, j’ai pu présenter et discuter de manière détaillée une première
ébauche avec Alexandre Nodari, Juliana Fausta, Juliàn Nowodworski,
Marco Antonio Valentim, Flavia Cera.
À Rio de Janeiro, Anna Dantes, Madeleine Deschamps, Marcus Wagner et
toute l’équipe de Selvagem ont accueilli les idées du livre avec beaucoup de
générosité et de passion.
À New York, Phillip Usher, Meriam Korichi et Omar Berrada m’ont
permis d’avancer dans l’écriture du livre.
Par une étrange coïncidence, j’ai dû écrire une bonne partie du texte à
Weimar, à quelques centaines de mètres du lieu où Goethe a composé ses
écrits autour de la métamorphose des plantes. Je remercie profondément
Bernard Siegert et Lorenz Engell de m’avoir accueilli dans l’IKKM et
Leander Scholz, Elena Vogmann et Katarzyna Włoszczyńska pour les
discussions.
Je tiens à remercier chaleureusement mon éditrice, Lidia Breda, qui sait
toujours alterner pression et attente avec un art qui lui est propre. Renaud
Paquette a été le premier des lecteurs du manuscrit : ses remarques et
suggestions ont permis d’améliorer considérablement le texte en opérant la
toute dernière métamorphose du manuscrit. Je lui en suis extrêmement
reconnaissant.
Maria Assunta Tosoni et Michele Coccia, ma mère et mon père, m’ont
appris depuis mon enfance à ne pas avoir peur de toute forme de
métamorphose. Je les remercie pour leur courage, leur liberté, leur folie.
Je dédie ce livre à ma fille Colette. Elle est arrivée depuis à peine cinq ans
et elle a tout fait basculer autour d’elle et de moi : elle a éclairé les mondes
qu’elle a parcourus avec une joie et une grâce que je n’avais jamais
rencontrées. Elle connaît tous les secrets de la métamorphose – et elle m’en a
révélé quelques-uns.
De Emanuele Coccia aux éditions Rivages
La Vie sensible
Le Bien dans les choses
La Vie des plantes
Métamorphoses
À propos de cette édition

Cette édition électronique du livre Métamorphoses de Emanuele Coccia a


été réalisée le 25 février 2020 par les Éditions Payot & Rivages.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 978-2-7436-
4734-6).
Le format ePub a été préparé par PCA, Rezé.
Table of Contents
Présentation
Titre
Copyright
Dédicace
Exergue
Introduction
La continuité de la vie
Des formes en nous
I. Naissances
Tout moi est un oubli
Une seule et même vie
Naissance et nature
Gémellité cosmique
Donner naissance ou la migration de la vie
Le carnaval des dieux
La parole de la Terre
La métamorphose comme destin
Miroir du monde
II. Cocons
Transformations
Insectes
Tout vivant est une chimère
Un œuf postnatal
Rajeunissements
Une nouvelle idée de la technique
La métamorphose des plantes
Le cocon du monde
III. Réincarnations
Alimentation et métamorphose
Être mangé.e.s
La transmigration du moi et la réincarnation
Génétique et réincarnation
L'ombre des espèces
IV. Migrations
La migration planétaire
Théorie du véhicule
La grande Arche
Tous à la maison
La vie domestique des non-humains
Invasions
V. Associations
La ville multispécifique
L'architecture interspécifique
Notre esprit est toujours dans le corps des autres espèces
La nature contemporaine
Conclusion
Bibliographie
Remerciements
De Emanuele Coccia aux éditions Rivages
À propos de cette édition

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