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COURS IV

Cours
sur la philosophie
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Ce quatrième volume regroupe quatre cours que Bergson a
consacrés à la philosophie grecque, de 1884 à 1899.
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MM Un cours sur Plotin, vraisemblablement donné à l'École nor­
male supérieure en 1898-1899, constitue le centre de ce
volume.
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* Un cours plus général et scolaire, sur l'histoire de la philo­ Y

sophie grecque, donné dans la khâgne du lycée Henri-IV


en 1894-1895. Quelques pages aussi d'un cours de classe
terminale au lycée de Clermont-Ferrand, première ébauche
du cours de Henri-IV, par un tout jeune professeur de lycée.
Enfin, le « Cahier noir *, vraisemblablement témoin du tout
premier enseignement universitaire de Bergson, chargé de

cours à l'Université de Clermont-Ferrand, en 1884 ou 1885.
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. Les trois derniers textes de ce volume préparent le premier.
Et celui-ci indique l'une des étapes essentielles de la tran­

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sition entre Matière et mémoire (1896) et L’Évolution créa­
trice (1906). L'intime corrélation entre les Cours et les
œuvres majeures s'en trouve confirmée.

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9782130 489566 22413544/10/2000 248 FF

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COURS DE BERGSON
SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
ÉPIMÉTHÉE
ESSAIS PHILOSOPHIQUES

Collection fondée par Jean Hyppolite


et dirigée par Jean-Luc Marion
COURS DE BERGSON
SUR LA
PHILOSOPHIE GRECQUE
par Henri Hude,
avec la collaboration de Françoise Vinel

OUVRAGE PUBLIÉ
avec LE CONCOURS
DU CENTRE NATIONAL
DES LETTRES

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


ISBN 213 0489567
ISSN 0768-0708
Dépôt légal — 1" édition : 2000, octobre
© Presses Universitaires de France, 2000
108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
INTRODUCTION

Deux premiers volumes de Cours ont fourni l’essentiel de l’enseignement de


Bergson sur les diverses matières philosophiques (psychologie et métaphysique,
morale et politique)1. Deux autres volumes permettent d’avoir une idée précise
de son enseignement en histoire de la philosophie. L’un d’eux, publié en 1995,
traitait l’histoire de la philosophie moderne et contemporaine2. L’autre, que
voici, traite l’histoire de la philosophie grecque.
Les leçons de ce volume IV se répartissent en quatre ensembles, appartenant
à divers moments de la carrière de Bergson.

I COURS SUR PLOTIN


(École normale supérieure, probablement vers 1898-1899)

Nous donnons d’abord un cours sur Plotin, dont le manuscrit est conservé à
la bibliothèque Victor Cousin de la Sorbonne.
L’authenticité de ce cours ne fait pas de doute. On en trouve les preuves :
1. Dans les sujets choisis et la direction de la recherche. C’est sans crainte
d’illusion rétrospective qu’on décèle l’auteur de Matière et Mémoire dans sa lecture,
de la théorie des logoi, fidèle et sympathique, mais décalée et pleine de réinterpré­
tation inexprimée. L’effort intellectuel de Bergson s’applique à la question de
l’âme du monde chez Plotin avec ses relations avec les âmes particulières. La
question à laquelle on arrive d’emblée est : « Qu’est-ce qu’un être vivant ? »3

1. Henri Bergson, Cours, vol. 1, édition par Henri Hude et Jean-Louis Dumas, avant-
propos par Henri Gouhier, Leçons de psychologie et de métaphysique, Clermont-Ferrand, 1887-1888,
Paris, PUF, 1990 ; Henri Bergson, Cours, vol. 2, a b iisdem, Leçons d'esthétique à Clermont-Ferrand
Leçons de morale, psychologie et métaphysique au lycée Henri-IV, Paris, PUF, 1992.
2. Henri Bergson, Cours, vol. 3, Leçons (Thistoire de la philosophie moderne et théories de lâme,
Paris, PUF, 1995.
3. C’est le sujet d'Enn. 1,1, mais Bergson déclare que l’ordre adopté par Porphyre est arbi­
traire et qu’il n’y a pas trace de développement dans la pensée de Plotin (ms., p. 23-24, vol. IV,
p. 26).
6 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Bergson insiste sur l’individualité des Idées et des logoi chez Plotin, il termine son
cours par une leçon sur la conscience chez Plotin.
2. Dans la caractérisation de la méthode de Plotin : « Sa méthode métaphy­
sique est l’introspection profonde, qui consiste à aller au-delà des idées par un
appel profond à une sympathie entre notre âme et la totalité du réel. (...) Sa
méthode est donc psychologique. Et dès lors il est naturel que son attention ait
été appelée, plus encore que celle d’Aristote, sur la psychologie, la vie de l’âme. »'
3. Par le style lui-même : a) les images/concepts et leur traitement (le cône2,
les rayons diffractés3, la distension4, etc.) ; b) certains termes, expressions et idées
assez caractéristiques, tels que, par exemple, « Plus le logos travaille, plus il se
divise. U dépose de plus en plus les formes qu’il maintenait unies en lui, etc. »5,
ou encore, quand il parle de Plotin qui procède « non par juxtaposition, mais en
creusant si profondément au-dessous de ces idées qu’ü fît jaillir la source même
d’où ces idées avaient jailli »6. Ou encore le passage sur la méthode, cité plus
haut. Et on pourrait allonger une telle liste.
Ces trois sortes de preuves internes développent l’impression d’ensemble,
d’être en présence de l’homme et de sentir la patte du maître. Le Pr Pierre
Magnard a parfaitement dit cela dans une conférence consacrée à ce cours de
Bergson au Congrès de Clermont, en 19897.
De par le sujet traité, qui n’est ni du programme de la classe de baccalauréat
ni de celui de la préparation au concours de l’ENS, et de par son niveau scienti­
fique (tant d’érudition que de spéculation), ce ne peut être qu’un cours
d’enseignement supérieur. Ce ne peut être un cours donné à la Faculté de Cler­
mont-Ferrand, où Bergson était chargé de cours entre 1885 et 1888. D’une part,
aucun cours sur ce sujet ne figure aux programmes publiés par l’Académie de
Clermont (et reproduits dans le volume des Mélanges)8 ; d’autre part, le style et
l’autorité du maître, l’écriture et la désinvolture de l’auditeur, excluent que ce soit
là l’œuvre d’un professeur encore débutant s’adressant à des novices. Le cours en

1. Manuscrit, p. 44, vol. IV, p. 34.


2. Manuscrit, p. 36, vol. IV, p. 31.
3. Voir plus bas, p. 9-11 (Tïntrod. : Authenticité de la leçon à Clermont).
4. Manuscrit, p. 43, vol. IV, p. 34.
5. Manuscrit, p. 35, vol. IV, p. 31.
6. Manuscrit, p. 30, vol. IV, p. 28-29.
7. Pierre Magnard, Bergson interprète de Plotin, dans Bergson. Naissance d'une philosophie.
Actes du Colloque de Clermont-Ferrand, 17 et 18 novembre 1989, Paris, PUF, p. 111-119. Par cette
conférence, Pierre Magnard a donné en quelque sorte droit de cité aux Cours de Bergson.
8. Henri Bergson, Mélanges. L’idée de lieu che%_ Aristote ; Durée et simultanéité ; Correspondance ;
Pièces diverses ; Documents, textes publiés et annotés par André Robinet avec la coopération de
Marie-Rose Mossé-Bastide, Martine Robinet et Michel Goutier. Avant-Propos par Henri
Gouhier, Paris, PUF, 1972, documents reproduits p. 332, 342 et 343.
INTRODUCTION 7

question n’a donc pu être donné qu’à l’École normale supérieure, où Bergson fut
maître de conférences de février 1898 à novembre 1900, ou au Collège de
France, où il fut élu (chaire de philosophie grecque et latine) en avril 1900. Mais
le cours n’a pu être donné au Collège de France, à cause de son caractère tout de
même très général. Pour comparaison, en 1901-1902, Bergson fait cours au Col­
lège sur le 9e livre de la VIe Ennéadex. Il faut donc que ce cours sur Plotin ait été
donné à l’École normale, et probablement sur une année scolaire entière, ce qui
conduit à le dater avec vraisemblance en 1898-1899.
Pour confirmation, on peut relever, p. 55 du manuscrit de ce cours, une réfé­
rence claire à la thèse latine de Couturat sur les mythes platoniciens, datant
de 1896. Le cours est donc de toute façon postérieur à la publication de Matière et
Mémoire et contemporain de la préparation de L’évolution créatrice’. Il fournit un
magnifique témoignage et un document irremplaçable, tant sur la genèse de
L'évolution créatrice, que sur la suture si délicate entre L'évolution et Matière et Mémoire.

Il - COURS d’histoire de la philosophie grecque


(Khâgne, lycée Henri-IV)

Vient ensuite le cours de philosophie grecque au lycée Henri-IV, datant de


l’année scolaire 1894-1895, et reproduit d’après les notes d’Antoine Vacher, dont
nous avons déjà parlé en détail dans l’introduction du volume II4. Nous nous
permettons d’y renvoyer pour ce qui concerne l’histoire du texte et de sa trans­
mission, ainsi que son authenticité.
Mais sur ce point, disons qu’il suffit d’une simple lecture pour se convaincre
de l’authenticité de ce cours. Par exemple, p. 80-84, nous lisons : « Le change­
ment..., idée fuyante pour notre esprit, lequel ne peut se fixer que sur ce qui est
fixe, et immobilise les choses par cela même qu’il y pense. »
Le Cours sur Plotin et le Cahier Noir, qui ouvrent et ferment respectivement
ce quatrième volume, présentent un réel intérêt philosophique, notamment pour
la compréhension précise de Bergson, et même pour l’étude de la pensée
grecque. Par contre, l’intérêt de ce cours de khâgne sur l’histoire de la philo­
sophie grecque pourra parfois sembler plus mince. Le style en est souvent moins
continu, plus haché, voire télégraphique dans les résumés biographiques. La

1. Document reproduit dans Mélanges, p. 512. Ce traite VI, 9 a pour titre Du Bien ou de
l’Un.
2. 1896.
3. 1906.
4. Henri Bergson, Cours, vol. Il, p. 7-9.
8 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

pensée en est aussi parfois plus banale. L’exposé s’inscrit toujours dans les
grands cadres de la pensée bergsonienne, mais, justement, il est des auteurs qui
s’y coulent moins. On voit Bergson faire son travail de professeur. Il le fait cons­
ciencieusement, mais c’est un esprit trop créatif pour s’attacher vraiment à ce qui
ne le nourrit pas.
A travers ses limites mêmes, on apprend à mieux connaître Bergson. On voit
ce qui compte pour lui. L’école d’Athènes, Platon et Aristote ne sont pas au
centre du tableau. Sa faculté de sympathie, admirable quand il s’agit des Stoï­
ciens, reste froide face aux Pré-socratiques, sauf face à Héraclite, sèche quand il
s’agit de Platon ou même d’Aristote. Cela se voit déjà dans les longueurs respec­
tives des divers exposés : sur Platon, 16 pages ; sur Aristote, 18 pages ; sur les
Stoïciens, 32 pages ; sur Plotin, 13 pages.
Là est sans doute la principale instruction de ce cours, que certains trouve­
ront ennuyeux comme la pluie, jusqu’au moment où entrent en scène les Cyni­
ques et les Stoïciens. A ce moment, le philosophe s’éveille, comme s’il était sou­
dain dans son élément, et nous assistons à une réflexion longue, profonde et
vivante, où l’auteur de Matière et mémoire encore en gestation dialogue avec ceux
où il est allé tirer son inspiration. On y découvre que ce qui plaît à Bergson, au
moins à cette époque, dans la philosophie grecque, c’est surtout ce qui vient
d’Héraclite, mais non pas celui qui a pu inspirer Hegel, plutôt le philosophe-
poète du feu et de son évolution. C’est cette pensée qui se retrouve, dit Bergson,
chez les Stoïciens, et c’est elle qu’il creuse indéfiniment, tout en la transformant,
en la transposant. C’est aussi sur la base de la seconde moitié de ce cours, que
nous pouvons affirmer que l’intérêt de Bergson pour Plotin ne devient central
qu’après la publication de Matière et mémoire et au moment où la préparation de
L'évolution créatrice attire son attention sur ce que la théorie de l’âme de Plotin a de
spécifique, en tant que lumière éclairant le problème de la vie. Avant cela, il avait
tendance à réduire la théorie de l’âme de Plotin à la théorie de l’âme des
Stoïciens1.
Autre élément intéressant de ce cours, sa conclusion. La philosophie
alexandrine, nous dit Bergson, est la synthèse de toutes les idées philosophiques
de la Grèce, « mais synthèse opérée à la lumière d’idées empruntées à l’Orient,
qui s’inspire visiblement des théologies juive et chrétienne. Dans l’âme du
monde, on reconnaît sans peine la psukhê des Stoïciens ; dans l’Intelligence on
reconnaît le Dieu d’Aristote et celui de Platon ; mais l’Un des Alexandrins, l’Un
supérieur à la pensée, est bien le Dieu inexprimable de la théologie juive »2. Berg­
son changera plus tard d’avis sur le point des influences extra-grecques chez Plo-

1. « Dans l’âme du monde (de Plotin) on reconnaît sans mal la ij'VX"') des Stoïciens », cours
d’histoire de la philosophie grecque au lycée Hcnri-IV, manuscrit, p. 192-117.
2. Ibid.
INTRODUCTION 9

tin1. C’est un des deux ou trois lieux, à ma connaissance, où il soit question de


théologie juive dans les Cours de Bergson2. La référence reste d’ailleurs très géné­
rale et son unicité empêche toute comparaison. Il demeure que la synthèse de
toute la philosophie grecque s’opère ici au point de vue du problème de Dieu,
qui apparaît comme le problème dominant. D’autre part, il est probable qu’on ne
se tromperait guère en disant que l’élan vital de L'évolution créatrice est le corres­
pondant de l’âme du monde des Stoïciens, mais profondément transformée. En
outre, l’élan vital n’est pas Dieu, mais créé par Dieu. Dieu est plus haut, comme
l’Un est très au-dessus de l’Ame. Quant au Dieu de Platon et d’Aristote, il ten­
drait à disparaître purement et simplement, comme s’il n’était qu’un concentré
d’idées générales hypostasiées. Le système de Bergson comprend donc à ce
moment l’Un, puis l’Ame et le Monde. Et cet Un, judéo-grec, est aussi judéo-
chrétien. La référence finale à l’extase3 indique peut-être encore une voie de
recherche ultérieure pour notre auteur.

III - LEÇONS SUR L’ÉCOLE D’ALEXANDRIE


(lycée Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand,
probablement vers 1884)

Nous donnons en troisième lieu quelques pages extraites du Cours de classe


terminale à Clermont-Ferrand, dont il a été question au premier volume des
Cours*. Ces pages ont été choisies et parce qu’elles traitent de l’école
d’Alexandrie, sujet central pour l’interprétation de la pensée de Bergson, et parce
qu’elles permettent de reconstituer son évolution sur cette question, donc son
évolution globale. Si le corps principal du Cours de philosophie à Clermont-
Ferrand est d’une authenticité certaine, il y a par contre un doute possible sur

1. Bergson attribue aussi ailleurs (Cahier Noir, p. 8) et dans ce même cours (voir supra,
Cours sur Plotin, début) la naissance du néo-platonisme à la mystique chrétienne.
2. Voir aussi Cahier Noir, p. 8, 10 (doctrine juive de la création), p. 59. - Dans un autre
ordre d’idées, signalons que, dans un cours (inédit) sur « Les idées générales », conservé à la
bibliothèque Victor Cousin de la Sorbonne et prononcé sans doute au Collège de France, Berg­
son critique discrètement l'antisémitisme de la philologie renanienne et plaide en faveur de
l’égale capacité des langues et familles de langues à exprimer les multiples rapports qui sont
dans la nature des choses. Aussi Cours, vol. I, p. 372.
3. Manuscrit, p. 194-118.
4. Le texte ici publié se trouve aux pages 182-185, vol. 2, du manuscrit du Cours de Berg­
son à Clermont, conservé à la Bibliothèque Jacques Doucet, place du Panthéon, 75005 Paris.
Nous nous permettons de renvoyer à l’introduction du premier volume des Cours, pour tout ce
qui a trait à l’histoire du manuscrit et de sa transmission {Cours, vol. I, p. 16-19).
10 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

celle des leçons complémentaires annexées à ce cours. Le manuscrit porte en


effet au début de ce groupe de leçons la mention suivante : « probablement de
Bergson », ce qui tend au moins à authentifier par contraste le corps principal du
Cours. On ignore les raisons qui faisaient obstacle à une attribution certaine.
Ce doute ne doit toutefois pas être exagéré. Il serait hypercritique et peu rai­
sonnable de comprendre « probablement pas de Bergson » là où le texte porte
« probablement de Bergson ». Il existe en effet des raisons de critique interne qui
militent en faveur de l’authenticité bergsonienne d’au moins une partie de ces
pages (la première moitié, jusqu’à la fin du paragraphe qui se termine par « l’idée
que s’en faisait Aristote »). La fin est plus surprenante, mais enfin, le vrai n’est
pas toujours vraisemblable.
Voici les raisons.
1. Page 148. Présence de l’exemple du rayon de lumière, qui est un topos dans
les leçons de Bergson et se retrouve aussi bien ici qu’à la même époque dans le
Cahier Noir1 ou plus tard dans le Cours sur Plotin, deux fois2 (et La pensée et le mou­
vant, p. 1456).
2. Pages 149-150, la synthèse alexandrine est présentée d’une manière qui
permet de synthétiser toute l’histoire de la philosophie grecque. Nous avons vu
que cette synthèse se trouve reprise presque identiquement dix années plus tard,
en conclusion du cours de philosophie grecque au lycée Henri-IV3, en 1894-1895
(vol. IV, p. 146). Même s’il y a là, dans une certaine mesure, une thèse scolaire ou
académique, il y a lieu de croire que Bergson y a adhéré durablement et l’a
intégrée dans sa propre pensée. Nous retrouvons donc bien là une thèse qui
structure tout l’exposé de l’histoire de la philosophie grecque et qui prépare sa
reprise critique dans le cadre de la propre pensée du philosophe.
3. En outre, dans l’un et l’autre cas, les Idées de Platon sont évoquées sous la
dénomination implicitement polémique d’« idées générales »4, ce qui est très
bergsonien et se trouve confirmé dans le Cours au lycée Henri-IV (vol. IV,
p. 99).
4. Le style précis de la première moitié de la leçon est bergsonien. Le style
édifiant et rhétorique de la fin, par contre, étonne. Il serait surprenant que cette
fin fut authentique, mais on ne peut toutefois pas exclure cette hypothèse3.
Nous avons là un exemple de Cours de lycée datant des tout débuts de la
carrière du philosophe. Nous y voyons sans doute comment, à partir de notes

1. Leçon surAnaximandre, dans ce volume IV, p. 162 (p. 13 du manuscrit).


2. Cours, vol. IV, p. 63 et 67 (p. 124 et 135 du manuscrit).
3. Cours, vol. IV, p. 146 (p. 193-118 du manuscrit).
4. Manuscrit, p. 183, vol. IV, p. 148.
5. Les raisons de fond sembleraient plutôt combattre, en effet, les raisons stylistiques.
Voir par exemple, dans le Cahier Noir, ms. p. 8, vol. IV, p. 158, n. 10.
INTRODUCTION 11

prises aux cours de ses propres professeurs (probablement ici Benjamin Aube)1,
Bergson pouvait lui-même enseigner, tantôt dictant sans plus à ses propres élè­
ves le cours de ses propres maîtres, tantôt en reprenant leur pensée pour la préci­
ser sans toutefois la corriger, tantôt enfin s’élevant d’un coup d’aile au-dessus de
cette honnête médiocrité et ouvrant avec puissance des aperçus de grande
ampleur.

IV LE CAHIER NOIR
(Université de Clermont-Ferrand, 1884-1885)

S’il existe, dans le corpus des Cours de Bergson un document d’un grand
intérêt historico-philosophique, c’est bien le Cahier Noir2. Ce cours a été pris,
sur un cahier à couverture noire, par des étudiants anonymes. André Ombre-
dane3 s’est trouvé avec le temps en possession de ce cahier. Il en a fait don à Jean
Guitton4, qui nous l’a transmis. On ignore quand et comment Ombredane en
était devenu propriétaire, mais la tradition est assez claire, brève, sérieuse et
directe pour que l’attribution à Bergson ne soit pas douteuse. L’écriture n’est pas
celle de Bergson. Elle n’est d’ailleurs pas unique. Plusieurs scribes se sont suc­
cédé, chacun prenant en note une dizaine de pages environ. Nous sommes en
face d’un cahier de classe, sur le modèle de ceux dont Émile Boutroux imposait
l’usage à l’École normale supérieure : chaque cours est pris en note par un étu­
diant, qui en a la responsabilité, et le tout est relu par le professeur. Le texte peut
être rangé dans une bibliothèque de classe où il pourra être consulté par les étu­
diants. Ce n’est pourtant pas un cours que Bergson aurait reçu de Boutroux,
puisqu’il cite un ouvrage d’Évellin paru en 1881, après que Bergson fut sorti de
l’École normale. D’ailleurs, ce ne sont ni le style ni la philosophie générale de
Boutroux. L’influence principale qui s’exerce ici est celle de Zelier5, que

1. Sur Benjamin Aube, professeur de Bergson en classe terminale et en classes préparatoi­


res à l’ENS, voir Henri Hude, Bergson, I, Paris, Editions Universitaires, 1989, chap. 1, p. 76-82.
2. Toute cette section est la reproduction de celle qui figure, sous le titre Le Cahier Noir,
dans le second volume de Henri Hude, Bergson, Paris, Éditions Universitaires, 1990, p. 108 sq.
3. Philosophe, entre à l’École normale en 1919, dans la promotion des démobilisés,
André Ombredane est mort prématurément en 1934. Jean Guitton l’a connu lors de leur scola­
rité rue d’Ulm. Il ne faut pas le confondre avec son lointain parent, le Dr A. Ombredane, auteur
d’une thèse célèbre sur l’aphasie.
4. On sait que Bergson, dans son testament, avait nommé Jean Guitton ainsi que plu­
sieurs autres, dont J. Wahl et W. Jankélévitch, de veiller sur sa mémoire.
5. E. Zcllcr, Die Philosophie der Griechen in ibrergeschichtlichen Entwicklung, 3 L, 1869-1881,
trad. É. Boutroux, La philosophie des Grecs, t. 1, 1877 ; Boutroux traduit le t. 2 en 1884. Bergson
12 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Boutroux avait traduit du temps où Bergson était élève de celui-ci à l’École


normale.
Quant à la forme, on retrouve dans le Cahier Noir la manière de Bergson pro­
fesseur, son rythme intérieur, son mode d’exposition. Quant au fond, on retrouve
d’abord beaucoup de ses références familières. Par exemple, Bergson fait réfé­
rence à Évellin, Infini et quantité, 1881, qui sera cité dans YEssai sur les données immé­
diates de la conscience\ Son cours sur Socrate s’inspire fortement de celui de Bou­
troux sur le même sujet. La forte référence à Z elle r2 va encore dans le même
sens. Plus encore, on retrouve les centres d’intérêt, les thèses et les problématiques
du Bergson de YEssai. Les Ioniens sont présentés comme des physiciens. La plu­
part des Présocratiques sont étudiés au point de vue de la philosophie de la
science. Les Éléates sont l’objet d’une attention particulière (deux leçons). Les
arguments de Zénon sont détaillés et examinés avec le plus grand soin.
La fin de la leçon sur Zénon d’Élée dans le Cahier Noir est la suivante :
« Quoi qu’il en soit, il faut toujours admettre, en présence du mouvement, ou
que la réalité est absurde ou qu’elle est illusoire» (vol. IV, p. 179), ce qui ren­
ferme en creux, ou comme inversée, l’intuition germinale du bergsonisme. Nous
avons là le principal document philosophique sur le bergsonisme naissant, ou
plutôt sur le point de naître. Sans excès de romantisme, il est permis d’imaginer
Bergson se promenant sur la grand place de Clermont, en tournant et retournant
dans son esprit cette étonnante formule, jusqu’à ce que surgisse à son esprit
l’intuition de la durée dont la formule n’était que le paradoxe indicateur de la pré­
sence3. Elle témoigne aussi de la date du cours, le plus ancien que nous ayons de
Bergson. Mais revenons sur ce point de la datation.
Henri Gouhier me dit un jour : « S’il est évidemment postérieur à 1881, date
du livre d’Évellin, ce cours est non moins évidemment antérieur à 1896, date de
la publication de Matière et mémoire. Vous remarquerez en effet que Bergson, dans
le Cahier Noir, rejette expressément le quatrième des arguments de Zénon
d’Élée, celui du stade, et ne s’intéresse qu’aux trois premiers, seuls dignes de
considération à ses yeux. Or, dans Matière et mémoire, p. 328, une note importante

sc sert de Zcller comme d’un canevas et il fait fond sur lui pour son information bibliogra­
phique, ce quj ne veut pas dire qu’il se contenterait de répéter Zcller et de travailler de seconde
main. Voir notes sur le Cours sur Plotin, n05 73, 89, 90, etc. Nos références à l’œuvre de Zcller
sont données d’après la T éd., 1963, reprint, pour le L 1, de la 6e éd. de Leipzig, 1919 et, pour le
L 2, de la 6e éd. de Leipzig, 1922.
1. Essai sur Us données immédiates de la conscience, p. 76. Autre référence dans le cours de
métaphysique au lycée de Clermont-Ferrand, Cours, vol. I, p. 336, et plus tard, dans L’évolution
créatrice, p. 758, en note.
2. Voir plus haut, n. 32 et plus bas, dans les notes du cours sur Plotin, la n. 76 ; dans les
notes du Cahier Noir, n. 1, 8, 24, 79, etc.
3. La pensée et U mouvant, p. 1254 sq.
INTRODUCTION 13

réhabilite l’argument du stade et se conclut ainsi : “Son quatrième argument vaut


exactement autant que les trois autres.” Les notes du Cahier Noir ont donc été
prises entre 1881 et 1896. » Pouvait-on resserrer cette fourchette ?
Le niveau et le type d’enseignement dispensé dans le Cahier Noir ne convien­
nent ni à des élèves de classe de baccalauréat, ni à des khâgneux, pour lesquels il
serait beaucoup trop érudit et minutieux. Il semblerait plutôt destiné à des étu­
diants en philosophie. Mais par ailleurs, il souffre difficilement la comparaison,
pour la liberté d’allure, le brillant des formules et l’autorité magistrale, avec le
cours sur Plotin, professé à l’École normale. Il n’a donc pu y être prononcé, non
plus qu’au Collège de France. Le seul enseignement universitaire donné par Berg­
son et qui puisse correspondre aux caractéristiques du Cahier Noir est celui des
années où il a été chargé de cours à l’Université de Clermont, entre février 1884 et
juin 1888. Nous pouvons donc dater le Cahier Noir de cette période.
Relisons maintenant la liste des Cours dont Bergson a été chargé durant plu­
sieurs années à cette université1. Bergson a, entre autres, été chargé d’un ensei­
gnement général de l’histoire de la philosophie et il a étalé sur plusieurs années
un enseignement complet de l’histoire de la philosophie grecque. Le Cahier Noir
est très probablement le début de ce cours, dont la fin est perdue, ou égarée
maintenant, puisqu’il a choisi d’enseigner la philosophie grecque en suivant
l’ordre chronologique, le bon sens ne nous dit-il pas que le Cahier Noir nous rap­
porte le tout premier enseignement universitaire de Bergson à Clermont ? Et
c’est à notre avis ce que la lecture rend extrêmement vraisemblable. Concluons
que le Cahier Noir est de 1884 ou, au plus tard, de 1885.
Il contient le premier tiers d’un cours de Bergson consacré à l’histoire de la
philosophie grecque, de Thalès à Platon. Le cahier est entièrement rempli.
L’exposé de Platon commence dans les dernières pages et devait se continuer sur
un autre cahier, car il n’y a pas de trace de quelque conclusion que ce soit au der­
nier feuillet du cahier.
Tels sont donc les quatre textes et cours présentés dans ce quatrième et der­
nier volume.
Ces cours sont édités accompagnés de notes dont l’addition a obéi aux règles
suivantes : 1. Indiquer, lorsque cela semblait nécessaire, ou suggestif, les lieux
parallèles dans les Cours ou les Œuvres de Bergson. 2. Expliciter les principales
références et identifier les principales citations, surtout quand cela peut aider à
mieux accompagner la lecture, sans pour autant la hacher plus que de raison.
3. Indiquer les lieux où les Cours permettent de, ou nous obligent à préciser
l’interprétation des Œuvres. 4. Ne pas étouffer le texte de Bergson sous un luxe
ou une masse d’érudition helléniste, ce qui aurait risqué de dénaturer l’entreprise
de Bergson en prétendant l’éclairer, car Bergson reste toujours un penseur créatif

1. Mélanges, p. 332, 342, 343.


14 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

et audacieux pour lequel la connaissance des opinions et des doctrines n’est


jamais qu’un moyen pour aller vers la connaissance des choses.
Ce volume, comme les trois précédents, se contente d’apporter des textes et
de donner un aliment à la réflexion des philosophes et espère contribuer au
renouveau des études bergsoniennes.
Son Introduction n’est donc pas le lieu où présenter les conclusions qu’il
pourrait autoriser, concernant en particulier la genèse et l’enchaînement logique
profond des divers ouvrages publiés par Bergson. Disons simplement qu’il a
beaucoup emprunté aux Stoïciens ; que, dans Plotin, il laisse de côté tout ce qui est
platonicien (au sens où il l’entend, c’est-à-dire la théorie des idées et
l’interprétation qu’il en donne) et rapporte la pensée de l’Un à l’influence juive ou
chrétienne. L’univers est un tout sympathique et un double processus de matéria­
lisation/spiritualisation, comme on le voit dans Matière et Mémoire. Il est aussi un
processus de pluralisation. Mais Bergson renverse le système plodnien. La plurali-
sation va dans le sens de la spiritualisation. Le devenir n’est pas une déchéance de
l’Absolu mais une gloire pour Dieu. Surtout, le système de la nécessité doit laisser
place au récit d’une histoire universelle, où la personnalité libre est le terme indé­
passable de toute évolution, qui exprime elle-même un acte de la liberté divine :
d’où l'Evolution créatrice. Mais l’extase est toujours vue, dès le début, comme un
sommet à découvrir, d’où Les deux sources de la morale et de la religion.
Si elle n’a pas non plus à présenter en détail l’image de l’histoire de la philo­
sophie grecque, qui se dégage des cours de Bergson, elle ne peut éviter d’en dire
un mot, fût-ce en bref et à la hache. Bergson s’intéresse d’abord aux Ioniens, et
à Héraclite, en tant que physiciens. Il s’oppose dès le départ aux Éléates.
Il apprécie Socrate, en tant que mystique et que soucieux d’existence morale. Il
retient très peu de Platon et contourne la philosophie des Idées, trop zénoni-
sante. Il apprécie Aristote, dont le réalisme et les intuitions dessinent une
approximation de sa propre pensée. Il revient pourtant aux Ioniens, via les Stoï­
ciens, mais les dépasse en plodnisant. Il est plotinien, un peu comme Marx était
hégélien. Bergson paraît avoir pensé que le système de Plotin était la tête en bas,
et il l’a remis sur ses pieds. La chute des âmes devient la montée des âmes.
L’action n’est pas une diminution mais un accomplissement dans lequel même
l’extase doit se développer pour que le mysticisme soit complet. L’Un ineffable
est aussi personnel qu’il se peut. Le point de vue de la culture de la personnalité
libre l’emporte décidément sur celui de la résorption dans le tout1. L’inspiration
générale est incontestablement mystique, mais d’un mysticisme qui se voudrait
par ailleurs aussi positif qu’il se peut faire.
Ces cours de Bergson nous aident à connaître la pensée propre de Bergson
sur un grand nombre de sujets, à condition de mettre précisément au point une

1. Henri Hude, Bergson, II, Paris, Éditions Universitaires, 1990, p. 83.


INTRODUCTION 15

méthode d’interprétation appropriée. Le principe d’une telle méthode réside


d’abord dans la compréhension précise de la conception que Bergson se fait de
l’étude des doctrines philosophiques.
Soit une doctrine étudiée (par exemple, celle de Plotin, des Stoïciens, etc.).
Bergson la présente toujours comme une doctrine en elle-même impersonnelle et
scientifique, au sens large, c’est-à-dire, à base d’expériences théoriquement renou­
velables et de raisonnements critiquement analysables1. Ce n’est pas un objet
d’histoire, au sens où ce serait un objet mort : c’est une pensée toujours possible,
toujours possiblement vivante, pourvu qu’on sache la revivre2 et considérée
comme toujours possiblement vraie d’une vérité rationnelle. L’exposé de Bergson
est le plus souvent « objectif », mais quand il se place au point de vue de l’auteur
étudié (par exemple Plotin), ce n’est pas comme s’il s’agissait pour Bergson de
coïncider avec un processus de pensée qui serait constitutif de son objet. Bergson
en effet est réaliste. Il adopte donc plutôt, dans ses lectures, le comportement d’un
ami de l’auteur qui voudrait coïncider avec la vue et la certitude que l’auteur a lui-
même eues de certaines choses existant en elles-mêmes, et que l’ami voudrait par­
venir à voir comme l’auteur lui-même dit les avoir vues. Au terme, il pourra donc y
avoir un accord et une entente dans la communauté de vue. L’interprétation est
ainsi un effort pour revoir ce qui a été vu et pour s’assurer critiquement de
l’identité effective entre ce qui a été revu par l’ami et ce qui avait été vu par l’auteur.
L’interprétation de ce qui est dit n’étant possible que par une vue de la chose
dont il est parlé, l’interprétation des idées ne se sépare pas d’un jugement sur la
vérité ou la fausseté des idées. L’objectivité historique n’est donc possible que
par le jugement philosophique, pourvu que ce dernier ne soit pas l’effet d’une
reconstruction a priori2".
Souvent, il y a désaccord, l’ami (par exemple Bergson) comprenant bien ce
qui paraissait à l’auteur (par exemple Plotin) mais comprenant aussi comment et
pourquoi l’auteur a pu dire qu’il avait vu ceci ou cela, alors qu’il n’avait pas préci­
sément vu cela. Toutefois, la loi non écrite de l’explication des doctrines veut que
l’ami de l’auteur n’exprime pas toujours ce jugement propre et s’efface plutôt
derrière la pensée de l’auteur. Et cependant, s’il s’agit d’un exposé vivant, l’ami a
son jugement et celui-ci ne laisse pas de percer dans la manière même dont il
expose la pensée de l’auteur. Notre problème, à nous, amis de Bergson, consiste
à découvrir la pensée de Bergson sur certaines choses, en retrouvant son juge­
ment tacite enveloppé dans la manière dont il explique un autre auteur parlant

1. Ce qui est dit ici de Bergson n’est pas en contradiction avec ce qu’il écrit dans La pensée
et le mouvant, p. 1431. Voir, par exemple, Cahier Noir, vol. IV, p. 2-3.
2. La pensée et le mouvant, p. 1351.
3. Voir par exemple, dans le Cours sur Plotin, manuscrit, p. 28, vol. IV, p. 28, la critique
du livre de Kirchner, Die philosophie des Plotin, 1854.
16 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

des certaines choses en question. Sans doute est-ce là une règle très générale en
herméneutique, mais particulièrement exigeante dans le cas de l’étude de Berg­
son. Pour comprendre le réalisme bergsonien, il faut une herméneutique elle-
même réaliste. Nous nous livrons parfois, dans nos annotations, à des exercices
de ce genre, à titre d’illustration d’une méthode possible et de suggestion.
Une telle méthode présuppose bien entendu que nous soyons en présence
d’un cours personnel et que ce soit bien Bergson qui parle en s’engageant per­
sonnellement, bien que de manière discrète, avec son autorité de penseur. Or tel
est le plus souvent le cas.
Cela ne nous surprendrait que si nous voulions juger des Cours de Bergson
professeur en subsumant ces « cours de philosophie de Bergson » sous une idée
générale de « cours de philosophie » et celle de « Bergson professeur » sous celle
de « professeur en général », ces idées générales n’étant alors que le résumé d’un
ensemble d’expériences portant sur un ensemble d’individualités dont le niveau
moyen sera, par définition, moyen. Mais il faut juger des choses d’après leurs
exemplaires les plus achevées.
Après avoir prétendu déduire qu’un cours de Bergson serait forcément
impersonnel parce qu’un cours serait généralement assez impersonnel, et qu’un
professeur ne penserait pas beaucoup parce que s’il pensait trop il ne serait plus
professeur, il faut bien se résoudre à constater un fait, toujours assez fort pour
abattre ce qu’on imaginerait être un principe : nous sommes avec Bergson en
présence d’un penseur qui professe en penseur et pense en professant, liberté
souveraine, admirable et jaillissante créativité, armé de la plénitude indivisée de
son pouvoir de voir et de juger. Les parties banales de ses cours ne sont là que
pour relever les plus révélatrices, comme il faut du bois pour faire résonner les
cordes. Le rayonnement de son enseignement n’a pas d’autre explication que la
manifestation de son génie. Bergson nous rappelle qu’un fonctionnaire qui aide
un étudiant à acquérir un diplôme peut être aussi un maître qui aide un disciple à
marcher vers la vérité. Il rappelle à tous les professeurs la noblesse de leur
métier. Tout ce qu’on dit est oublié, la poussière retombe, seuls restent le feu
sacré et la Vie.
Avec ce volume IV se termine cette publication des Cours de Bergson, entre­
prise voici quinze ans. Ma gratitude va d’abord à Mme Annie Neuburger, petite-
nièce du philosophe, sa digne héritière ; puis à Jean Guitton et à la mémoire
d’Henri Gouhier, deux maîtres inoubliables ; à Françoise Vinel et à Rémi Brague,
dont la collaboration fut si précieuse ; à Jean-Louis Dumas, Catherine Brisson,
Thibaud Collin toujours fidèle ; à Pierre Magnard, ami généreux ; à Jean-Luc
Marion, qui accueille ce travail dans la prestigieuse collection « Épiméthée » ; à
Claire.
Henri Hude
15 août 2000
CHAPITRE PREMIER

COURS SUR PLOTIN

<i>

I - VIE DE PLOTIN

Plotin est un Grec uniquement inspiré des Grecs1. Il importe de voir


si l’étude de sa vie confirme cette impression qui se dégage de la lecture
de ses écrits.
La source presque exclusive est la Vie de Plotin, de Porphyre2. Il faut
ajouter quelques renseignements très concis d’Eunapius3 : Vitae sophista-
rum (Éd. Boissonnade, 1824), quelques mots dans Eudoxe4. Les rensei­
gnements donnés par Porphyre doivent être acceptés, sauf exagération
dans l’expression : car, à cette époque, on abusait des épithètes admira-
tives, et Plotin fascinait son entourage.
Le nom de Plotin est latin : il appartient sans doute à une famille
romaine établie en Égypte. Il dut naître en 209 après Jésus-Christ. Dédai­
gneux de la vie matérielle, il ne voulut pas parler de sa naissance, ni de sa
famille, ni de sa patrie, pas plus qu’il n’admettait qu’on fit son portrait.
D’après Eunape, ce <2> lieu de naissance serait Lyco, et les deux autres
l’appellent Lycopolitain sans qu’on puisse savoir s’il s’agit de Lycopolis en
Thessalie. Ce détail n’a pas grande importance.
18 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Il vint étudier à Alexandrie ; c’est à l’âge de vingt-huit ans qu’il


s’adonna exclusivement à la philosophie. C’est alors qu’il fut présenté à
Ammonius Saccas ; jusque-là, il avait suivi sans se satisfaire toutes les
écoles. Dès ce jour, il le suivit avec ardeur. Quelles étaient ces écoles ?
Vers le milieu du IIIe siècle, Alexandrie était depuis longtemps le siège
d’un grand mouvement scientifique. On y cultivait les sciences exactes et
surtout les sciences d’érudition. Quantité de commentateurs y avaient
surgi, notamment pour Platon et Aristote. De plus, pendant toute la
période romaine, des philosophes y représentaient à peu près toutes les
anciennes écoles grecques. C’était une époque d’érudition et d’éclectisme.
On enseigne même les doctrines d’Héraclite et de Pythagore. Le terrain
était donc favorable à l’éclosion d’un système qui réunira toutes les idées
maîtresses de la philosophie grecque5.
<3>I1 est certain que cet enseignement purement grec eut une
influence décisive sur Plotin. Mais il faut encore citer les autres sources
où il a pu puiser.
D’abord la philosophie judéo-alexandrine représentée par Philon.
A-t-il lu Philon ? On ne peut le prouver. En tous cas, il connaît un de ses
disciples, le néo-Pythagoricien Numénius. Porphyre proteste contre ceux
qui prétendent que Plotin avait pillé Numénius ce qui prouve qu’il l’avait
pratiqué. Philon a pu par son intermédaire être connu de Plotin.
Philon avait réalisé la fusion du platonisme et du judaïsme. Nous
signalerons certaines analogies entre Philon et Plotin. Philon a parlé d’un
Dieu supérieur à la science, xpetTTov r?jç èm<jTY)p.Y)ç. Il a mis tout de suite
au-dessous le monde des idées, qu’il a enfermé, il est vrai, dans un logos.
La question sera de savoir si ces idées ont le même sens. Peut-être la res­
semblance est-elle <4> purement extérieure. Peut-être Plotin lui doit-il
seulement des suggestions. Enfin il n’y a rien chez Plotin de commun
avec Philon qui ne puisse avoir été puisé dans Platon.
A côté, il faut signaler une doctrine importante de Syrie, la gnose,
mélange de dogmatique chrétienne, de mythologie orientale et de spécu­
lation grecque, toute une théorie des émanations successives de la divi­
nité, qui constitua aussitôt une hérésie dans le christianisme. Le 9e livre de
la IIe Ennéade est une réfutation des gnostiques, et une réfutation péremp­
toire, ne laissant aucun point commun.
COURS SUR PLOTIN 19

Reste la doctrine chrétienne de Clément et Origène. Il n’y en a guère


de trace dans Plodn. Vraisemblablement il n’a connu du christianisme
que le gnosticisme.
Ainsi, la philosophie grecque d’une part et la philosophie religieuse
judéo-alexandrine et gnostique, voilà vraisemblablement ce qu’il connut
et étudia d’abord. Aucune de ces formes, dit Porphyre, ne put le fixer.
Seul Ammonius le retint. Qui était-ce ?
<5> Nous savons peu de choses sur lui. Plotin ne l’a pas nommé ni
désigné une seule fois. Ammonius n’avait rien écrit. Nous n’avons sur sa
doctrine que deux témoignages.
1. — Celui de Némésius6, évêque du Ve siècle (icepi ^uaeox; àv0pco7rou)
qui a transmis deux séries d’opinions d’Ammonius.
2. — Celui d’un néo-Platonicien du Ve siècle, Hiéroclès, dans un frag­
ment de son traité de la providence7.
Ce que Némésius nous a conservé, ce sont les « développements »
d’Ammonius sur l’immortalité et les rapports de l’âme au corps.
Premièrement, il aurait enseigné que l’âme est indispensable au
corps, parce que le corps, étant sujet à mille vicissitudes, fait d’éléments
multiples et prêts à se dissoudre, a besoin d’un principe qui le retienne,
auvéyov ti (p. 29). C’est l’expression d’Aristote ; il n’y a là rien de
nouveau.
Deuxièmement (p. 56), il est dit que l’âme, quand elle cesse de raison­
ner, XoyiÇea-Oai, pour passer dans l’intuition, entre dans le voüç. Il ajoute
qu’elle est unie <6> au corps comme la lumière du soleil est unie à l’air.
Ce n’est pas l’âme qui est dans le corps, mais le corps qui est dans l’âme.
Ce sont là des théories que nous trouverons telles quelles dans Plotin non
seulement quant au fond mais encore quant à la forme. Il faudra donc
admettre que Plotin lui a emprunté non seulement des idées de première
importance, mais encore les expressions mêmes dont Ammonius se ser­
vait, et cela sans le citer, lui qui aime tant à citer. Mais ce traité a été écrit
plus de deux siècles après Ammonius qui n’avait rien écrit. Némésius n’a
donc pu connaître avec cette précision les idées d’Ammonius que si
quelque disciple immédiat d’Ammonius a noté ses paroles. Il faudrait
qu’il ait existé à cette époque une relation écrite des idées de ce philo-
sophe. Or on peut être certain qu’il n’y en a jamais eu. S’il y avait eu un
20 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

exposé de ce genre, il aurait eu une telle importance, contenant les idées


fondamentales de l'alexandrinisme, qu’il aurait <7> surtout été cité et par
Plotin et par quelques-uns des philosophes d’Alexandrie. Or, il n’en est
pas ainsi. Porphyre ne le nomme qu’une fois, en passant, et précisément
dans la Vie de PlotirP. Jamblique ni Proclus ne l’ont pas nommé une fois.
On ne peut donc admettre l’existence d’un pareil exposé. Mais on peut
aller plus loin.
Il y a des raisons positives de croire que jamais Ammonius n’a pro­
fessé aucune des idées qui jouent un rôle important dans Plotin. Plotin
n’a pas été le seul élève d’Ammonius. Longin l’a été aussi. Si Plotin avait
accepté telles quelles des idées importantes d’Ammonius, à plus forte
raison un médiocre penseur comme Longin en aurait-il gardé des traces.
Or dans une lettre de Longin lui-même à Porphyre, il déclare que malgré
son admiration pour Plotin, il n’admet pas ses théories (Vie de Plotin,
§ 19). Et, au § 21, Longin dit que Plotin a sa manière à lui de philo­
sopher9.
La vérité paraît être que le texte de Némésius ne présente pas de
garantie. Les opinions et les expressions prêtées à Ammonius ont été
prises dans Plotin ou dans quelque alexandrin ayant cité Plotin. Le jour
où une tradition eût fait d’Ammonius le fondateur de l’École, parce qu’il
avait été suivi par Plotin, ce fut naturellement chez ceux qui passaient
pour ses disciples qu’on alla chercher les idées d’Ammonius.
Deuxièmement, le texte de Hiéroclès a été conservé par Photius,
patriarche de Constantinople au IXe siècle (éd. Bekker, p. 171 et 460,
Traité d'Hiéroclès, sur la Providence). Ce témoignage, par son caractère plus
vague, est moins suspect. « Ammonius a apporté le principe qui sert de
règle commune à toutes les opinions communes de Plotin, d’Origène, de
Porphyre, de Jamblique et de Plutarque, à savoir que la vérité sur la nature
des choses est tout entière contenue dans la doctrine purifiée de Platon,
èv Tft nxàTwvoç <9>. Jusqu’à lui, les Platoniciens et les Péripatéticiens
exagéraient les oppositions entre les deux systèmes, et ces discussions
continuèrent jusqu’à Ammonius le Théodidacte.
Il semble donc qu’aux yeux de la tradition Ammonius était resté le
grand conciliateur des systèmes de Platon et d’Aristote. Quant à la puri­
fication dont il est parlé ici, nous ne savons qu’en dire. Si Ammonius
COURS SUR PLOTIN 21

démontrait la concordance des deux philosophes, c’était sans doute en


interprétant Platon d’une certaine manière. Remarquons que cette fusion
intérieure se trouve dans Plodn, que même, extérieurement, la ressem­
blance avec Aristote est beaucoup plus frappante qu’avec Platon10.
Kirchner a pu dire que Plotin est un néo-Aristotélicien, non un néo­
platonicien. C’est une exagération et une erreur. Mais il faut en rete­
nir qu’il y a fusion des deux philosophes chez lui. Alors, ce qu’il
aurait emprunté uniquement à son maître, ç’aurait été cette méthode
de <10> fusion, cette idée qu’Aristote et Platon étaient au fond
d’accord, en un mot la foi à une philosophie toujours la même au fond,
enseignée d’abord par les premiers philosophes, puis consciemment par
Platon, puis, un peu défigurée, par Aristote. Cette interprétation est
confirmée par l’unique témoignage de Porphyre : « Plotin portait dans
ses examens l’esprit d’Ammonius » ( Vie de Plotin, § 14), après avoir dit :
«Les théories des Stoïciens et des Péripatéticiens sont secrètement
mélangées dans les écrits de Plotin ; la métaphysique d’Aristote y est fré­
quemment utilisée. »
Nous n’avons donc aucune raison d’attribuer à Ammonius les
grandes idées de la philosophie de Plotin. Il paraît difficile de voir en lui le
créateur de la philosophie alexandrine. La vérité paraît avoir été que c’est
à cette école que se forma l’esprit de Plotin.
Pendant dix ans, il se contenta d’enseigner de vive voix le pur et
simple enseignement d’Ammonius. Cette doctrine avait-elle une parenté
plus intime <11> qu’une méthode extérieure avec celle des Ennéades ? Le
silence de Plotin, de Porphyre et des autres nous fait penser que le créa­
teur de la doctrine dans ses thèses générales est Plotin. Ce qu’il a pu
prendre ailleurs, c’est une matière qu’il a travaillée. Son originalité est
d’avoir fait un grand effort de concentration intérieure, qui ne pouvait
être emprunté d’ailleurs.
Il avait trente-neuf ans quand il suivit l’empereur Gordien contre les
Perses, pour étudier la philosophie de la Perse et de l’Inde. Il ne le put,
et de Gordien, non sans difficulté, à Antioche11. La question se pose de
savoir comment il a pu connaître les philosophies de l’Orient propre­
ment dit, auxquelles il aurait, selon certains, tant emprunté. L’Orient
peut s’entendre de la Perse, ou de l’Inde, ou enfin de l’Égypte elle-
22 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

même. Or, pour ce qui est de l’Inde, il n’y est fait aucune allusion dans
les Ennéades et rien n’autorise à croire qu’il ait connu quoi que ce soit
de ces doctrines. Pour la Perse, il eut la curiosité d’y aller ; mais <12> il
n’y parvint pas ; et rien ne nous permet de supposer qu’à Alexandrie
même il ait fait connaissance avec la philosophie perse. Or on ne trouve
pas de trace d’émanation chez lui : il combat même cette théorie chez les
gnostiques.
Restait l’Egypte. Rien ne prouve qu’il ait approfondi les monuments
de la sagesse égyptienne. Il est question une fois de l’Égypte, Ennéades, V,
8.6 : dans ce texte, il est fait allusion à la Symbolique égyptienne et aux
caractères hiéroglyphiques. Il se borne à dire que les Égyptiens ont trouvé
moyen de figurer les choses au lieu de désigner seulement les sons. Cette
allusion n’a pas de caractère philosophique, sauf un mot sur lequel il faut
revenir.
Il ne faudra donc admettre l’influence orientale sur Plotin que si l’on
discerne chez lui quelque chose qui ne s’explique ni par la philosophie
grecque ni par les origines de Plotin.
<13> Il y a un texte sur l’Égypte, V, 8.6.
«Les sages des Égyptiens, soit qu’ils l’aient reçu par une science
exacte, soit par quelque instinct inné, au sujet des choses qu’ils voulaient
communiquer, paraissent sages de ne pas s’être surtout contentés
d’emprunter les lettres qui suivent à la trace les mots et les propos, ni
qui imitent les sons et les énonciations d’opinions, mais ayant tracé
des images et ayant gravé une chacune des images de chaque chose
dans leurs temples, ils ont montré ainsi la composition de chacune
de ces images. De telle sorte que chaque image est aussi quelque science
et quelque sagesse, et une sagesse qui se trouve sous-jacente à cette ins­
cription et qui est ramassée et qui n’est ni science discursive ni
réflexion. »
Il s’agit des hiéroglyphes purement idéographiques. Plotin dit qu’il y a
là une manière profonde de <14> s’exprimer, en indiquant les idées.
C’était de l’intuition, non de la réflexion : la sagesse était ramassée sous
les mots immédiatement. - Mais il n’est pas question ici des croyances
égyptiennes, uniquement de leur symbolique. Il ne paraît donc pas vrai­
semblable que Plotin ait subi une influence de ce genre.
COURS SUR PLOTIN 23

Ainsi, chez lui, pas une trace d’influence extra-grecque. Si l’étude de


sa philosophie nous amène à croire que tout chez lui s’explique soit par la
philosophie grecque antérieure, soit par son génie propre, nous dirons
qu’il est un philosophe purement grec. Tout au plus aura-t-il subi
l’influence ambiante dans son style un peu lâche et prolixe.
C’est à son retour d’Asie qu’il vint se fixer à Rome, à quarante ans. Il
ouvrit une école, et son enseignement eut un succès considérable. Il serait
curieux de s’arrêter à cette période, d’étudier ce milieu où sa philosophie
se développa pleinement, de voir l’enthousiasme qu’il excita, l’influence
aussi qu’il exerça, notamment sur des femmes, telles que les deux Gemina
dont parle Porphyre. Selon Porphyre, l’empereur Galien et sa femme
Salonine l’admiraient tellement qu’ils songeaient à faire rebâtir pour lui
une ville ruinée de Campanie, pour qu’il la gouverne, sous le nom de Pla-
tonopolis, selon Les Lois de Platon. La chose ne se fit pas, suivant Por­
phyre, à cause de l’envie des courtisans. Hegel {Histoire de la philosophie,
IIIe siècle) les loue au contraire de leur bon sens12.
Cette influence de Plotin a dû être considérable. Porphyre cite plu­
sieurs anecdotes. Rogalianus, un sénateur, ayant suivi ses leçons, se déta­
cha tellement des choses de la vie, qu’il renonça à ses biens, ses domes­
tiques et ses dignités, et ne mangea que de deux jours l’un — ce qui le
guérit de la goutte.
Deux personnages se détachent dans l’entourage <16> de Plotin,
Amélius et Porphyre.
Amélius13 était originaire d’Étrurie. Il souhaitait être appelé Amérius
(un jeu de mots sur le prénom Afxepia permet d’évoquer l’indivision de la
nature divine, tandis que le nom Amelios évoque la négligence, àpiXeia).
Venu à Rome en 246, il s’attacha à Plotin et vécut dans son intimité vingt-
trois ans. Il écrivit quarante livres contre le gnostique Zostrien, à
l’instigation de Plotin. C’est lui aussi qui défendit Plotin contre ceux
qui prétendaient qu’il s’était approprié les idées du néo-Pythagoricien
Numénius (preuve que Plotin connaissait Numénius et, par lui, Philon).
Cet Amélius paraît avoir été un esprit médiocre, disciple passif et appliqué.
Porphyre est un philosophe. Dans sa biographie de Plotin, il nous
donne des détails sur lui-même. Il se déclare Tyrien. Saint Jérôme le fait
natif de Balhanée en Syrie, mais son témoignage est préférable. Il déclare
24 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

s’appeler Malchus, ce qui en syriaque signifie le roi. C’est Amélius <77>


qui traduisit ce mot en Porphyrios. Il vint à Rome vers 254 et s’attacha à
Plotin. Nul ne paraît l’avoir aussi bien compris. Pendant six ans, il vécut
avec lui. Il nous est parvenu de lui, entre autres, un petit traité, réunion
de quelques commentaires de quelques passages des Ennéades, à^oppal
upoç Ta voxà. Nous y trouverons un exposé succinct des principaux
points de Plotin, qui est d’une pénétration extraordinaire. Porphyre était
un esprit peu original, mais capable d’entrer très avant dans la pensée
d’autrui.
On lisait dans son école14 des ouvrages des Platoniciens et des Péri-
patédciens. Après cette lecture et une courte méditation, Plotin exposait
ses réflexions. On discutait beaucoup, et Plotin s’exprimait avec élo­
quence mais sans correction. C’est de ces entretiens sur des sujets très
variés que sortit sans doute peu à peu la doctrine de Plotin. Pendant
dix ans, il ne fit que développer les idées <18> d’Ammonius, c’est-à-dire
très probablement commenter Platon et Aristote pour les rejoindre.
C’est à cinquante ans seulement qu’il commença à écrire. Et il écrivit
comme il parlait, sur les premières questions venues. Il écrivit ainsi,
d’après Porphyre, cinquante-quatre traités. Tout ce qu’il éprouvait15 nous
est parvenu.
Non seulement Plotin inspira l’admiration, mais il apparut à son
entourage comme un être surnaturel. Très probablement il portait dans
les choses pratiques la même pénétration que dans ses écrits16. Porphyre
lui attribue ce que nous appelons double vue, lecture de pensées. Por­
phyre ayant pensé au suicide, Plotin le devina et lui ordonna un voyage,
ce qui le guérit. Porphyre lui attribue même le pouvoir de rompre les
charmes de la magie. Un prêtre égyptien lui proposa d’évoquer un
démon, et ce fut un dieu qui apparut ; car en effet c’est un dieu qui
l’accompagnait. Invité à aller à un sacrifice, il dit : « C’est aux dieux à venir
à moi.»17 Il n’est pas <19> douteux que Plotin se soit senti en contact
avec le divin. Il a fait l’expérience de l’extase. Pendant les six années où
Porphyre fut avec lui, Plotin ne l’eut que quatre fois.
Les dernières paroles de Plotin furent: «Je m’efforce de réunir ce
qu’il y a de divin en moi et ce qui est divin dans l’univers. »18
<20>
COURS SUR PLOTIN 25

II - ŒUVRE ET BIBLIOGRAPHIE DE PLOTIN

<21 >

1. Œuvre de Plotin — Les Ennéades

Porphyre nous apprend que Plotin se mettait à écrire après avoir lon­
guement médité, et écrivait sans s’interrompre, ni se relire. Son style a les
qualités maîtresses d’un grand écrivain. Porphyre et Longin y ont rendu
honneur. Porphyre, Vie de Plotin, § 14 : « Dans son style, il a été raccourci,
plein d’idées, court et plus abondant en pensées qu’en mots, le plus sou­
vent inspiré et s’exprimant avec passion. » Longin, ibid., § 19, fin : « Quant
à son style d’écriture et quant à la multitude pressée des pensées de cet
homme et quant au caractère philosophique de la disposition de ses
recherches, je l’admire extraordinairement et je l’aime, et je pense que les
chercheurs doivent placer ses livres parmi les plus remarquables. Voilà
pour l’ensemble. Mais pour le détail il est négligé. La syntaxe est complè­
tement incorrecte. Le développement manque de continuité. Il y a des
<22> phrases enchevêtrées. C’est un style qui note les impressions.
Eunape19, Vie des sophistes, p. 9, dit que Plotin est remarquable par le carac­
tère énigmatique de ses discours, qu’il est pénible et difficile.
On s’explique ainsi les difficultés du texte. Porphyre en fut l’éditeur,
du moins principalement. Le médecin de Plotin, Eustochius, avait fait de
son côté un recueil de ses écrits dans un ordre un peu différent. Dans cer­
tains manuscrits de Plotin se trouve mentionnée à un endroit une distri­
bution des matières différente, qu’on attribuait à Eustochius : la tradition
s’était ainsi conservée. Nous n’avons que l’édition de Porphyre.
Selon lui, Plotin avait laissé cinquante-quatre traités dont il donne
l’ordre chronologique d’écriture. Au lieu de le maintenir, il suivit
l’exemple donné par Andronicus pour Aristote et Théophraste ; il
regroupa ensemble les livres de sujets analogues. Il composa des groupes
26 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

dans lesquels il alla du plus facile au plus difficile, et aussi en général


<23> du plus court au plus long. Il forma ainsi six neuvaines, et fut heu­
reux de rencontrer ainsi deux nombres parfaits. De fait, il aida la chance,
car il est vraisemblable que pour cela il isola certains chapitres de certains
traités. Par exemple, le neuvième traité du livre I, Du suicide, est très court
et a été très probablement détaché d’un autre traité ; ou encore, VI, petit
sommaire sans importance20. Il y a parfois deux ou trois livres consécutifs
de même titre et se continuant. Vraisemblablement Porphyre fit ces divi­
sions. Exemple : IVe Ennéade, 3, 4 et 5. Enfin, il est bien vrai que la
Irc Ennéade est surtout morale ; les IIe et IIIe surtout physiques ; que la IVe
traite de l’âme ; la Ve de l’intelligence et de l’intelligible ; la VIe de l’Un et
des catégories de l’être. Mais il s’en faut que cette distinction soit rigou­
reuse. Il n’y a point de livre important où l’on ne trouve plus ou moins
tout son système.
En somme, le mode de classement de Porphyre est arbitraire. Et de
plus Porphyre a laissé une liste de ces traités dans un ordre peut-être
chronologique. Seul Kirchhof est revenu <24> à cet ordre soi-disant
chronologique. Mueller et Volkmann sont revenus à l’ordre par Ennéades.
Il y a des raisons, probablement :
1. — L’ordre chronologique est sans intérêt. Il n’y a pas trace d’un
développement chez Plotin. La raison en est sans doute qu’il a écrit tard.
2. —J’ajoute que l’ordre n’est peut-être pas chronologique. Porphyre
dit simplement que vingt et un de ces traités étaient déjà écrits quand il
vint à Plotin, et en donne la liste. Il ajoute qu’il composa vingt-quatre
livres quand il était auprès de lui et les nomme. Enfin les neuf autres trai­
tés furent composés après le départ de Porphyre. Il est assez vraisem­
blable, mais non pas sûr, que cette liste soit chronologique21.
<25>

2. Bibliographie

Le texte de Plotin nous est parvenu en très mauvais état. Les manus­
crits sont assez nombreux, mais criblés de fautes. Aucun ne remonte
au-delà du XIIIe siècle et plusieurs sont très postérieurs. Mueller a décrit
27
COURS SUR PLOTIN

trente-neuf manuscrits de Plotin et déclare qu’à peine un sixième mente


quelque considération (cf. Mueller, Hermès, t. 14,1879). Le meilleur est le
MediceusA.
La première édition est de Bâle, 1580. Un siècle avant avait paru la
traduction latine de Marsile Ficin, avec un commentaire utilisé par tous
les éditeurs ultérieurs. Le commentaire consiste surtout dans des rappro­
chements avec les successeurs de Plotin. L’édition de Bâle a été repro­
duite en 1615. Le texte était très défectueux et pour ainsi dire illisible.
L’édition suivante est celle d’Oxford, 1835, Plotini Opéra Omnia, de
Kreuzer et Moser. Merveille de typographie. Le texte est très défectueux.
L’édition a été faite avec la plus grande légèreté et criblée de fautes
d’impression. La traduction de Ficin y est reproduite, et son <26> com­
mentaire y est arrangé.
Puis, Paris, 1855, avec la traduction latine de Ficin, éditeur Dubner,
dans la collection « Didot ». Elle reproduit à peu près la précédente, mais
la ponctuation a été soignée.
L’éditeur suivant, Kirchof, qui est sévère pour les précédentes, fit son
édition de 1855 dans la collection «Teubner». C’est le premier texte
convenable donné de Plotin. Elle présente un groupement d’après l’ordre
indiqué par Porphyre dans la Vie de Plotin.
En 1876, parut une série de remarques importantes de Vintringam,
qui ont été utilisées par les éditions qui ont suivi.
Hermann Friedrich Mueller, 1878, Werdman. Texte tout à fait bon,
établi sur un classement méthodique des manuscrits.
Enfin Volkmann, 1883, Teubner. Le texte se rapproche de celui de
Mueller, mais il est plus prudent dans le rejet des gloses supposées par
Mueller. C’est la meilleure édition.
Citons les éditions séparées des livres Trspl tou xocXou, I, 6 ; tue pi TOU
<27> voyjtoü xàXXouç22 ; Contre les gnostiqueP, II, 9.
Il y a une traduction française de Bouillet, 1857-1861, en trois
volumes, avec des commentaires et des notes - en grande partie de Mar­
sile Ficin. C’est moins une traduction qu’une paraphrase.
En allemand, Engelhardt, traducteur de la deuxième Ennéade.
Traduction complète par Mueller, 1878-1880, Berlin, le
premier
volume étant meilleur que le second.
28 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

En anglais, Taylor a traduit des extraits de Plotin.


En 1840, Steinhart, Melitèmata plotiniana.
1845, Simon, Histoire de l'Ecole d'Alexandrie.
1837-1846, Ravaisson, La Métaphysique d'Aristote.
1846, Vacherot, Histoire critique de l'Ecole d'Alexandrie. Travail remar­
quable, quoique un peu vague. De plus, idée préconçue sur <28> les ori­
gines orientales et philoniennes des idées de Plotin.
1854, Kirchner, Die Philosophie des Plotin. Travail complet, mais qui
paraît fait en partie a priori et suivant la méthode hégélienne de recons­
truction.
1858-1859 et 1895, articles de M. Lévêque, dans le Journal des Savants, à
propos de Bouillet, puis de Chaignet.
Zeller, Philosophie des Grecs, IIIe partie, 2e section, seconde moitié.
— Médiocre.
1864-1867, Richter, Neoplatonische Studien, Halle. Travail consciencieux
d’analyse.
1875, Von Kleist, La critique du matérialisme par Plotin, 1875.
— Du même, Plotinische studien1*, Heidelberg, 1883.
1893, Chaignet, Psychologie des Grecs, t. IV.
Sans parler des travaux de détail sur les livres sur le beau et contre les
gnostiques.
<29>

III - LA DOCTRINE DE PLOTIN.


PLACE QUE LA THÉORIE DE L’ÂME Y OCCUPE

<30> Plotin venu à Alexandrie au IIIe siècle de notre ère, à une


époque d’éclectisme intellectuel et de moralisme vague, païen de religion,
grec d’esprit, profondément attaché à la culture classique et au fond plein
de mépris pour les importations d’Orient, fut naturellement amené à
opposer à cette invasion étrangère les forces combinées de la philosophie
grecque tout entière, non en procédant par juxtaposition, mais en
29
COURS SUR PLOTIN

creusant si profondément au-dessous de ces idées qu’il fit jaillir la source


même d’où ces idées avaient jailli25.
Il serait intéressant de suivre cette philosophie dans sa lutte avec le
christianisme, surtout de se demander pourquoi cette philosophie et cette
religion qui avaient tant de points communs se trouvèrent tout de suite
irréconciliablement ennemies, et pourquoi ce fut la philosophie qui suc­
comba. Il faudrait chercher aussi comment cette religion, après avoir
triomphé de cette philosophie, l’absorba, et en retint le meilleur (Saint
Basile, Augustin), <31 > et comment cette pensée par là est devenue
quelque chose de très important dans la pensée moderne.
Je me bornerai à étudier la philosophie de Plotin en elle-même, dans
sa partie centrale, la théorie de l’âme26, c’est-à-dire tout à la fois de la
théorie de l’âme individuelle et de l’âme universelle. Le cours montrera
que c’est bien le centre de cette philosophie. Mais comme il n’y a pas de
livre spécial consacré à cette théorie, il sera utile de l’exposer et confor­
mément à la méthode de Plotin de commencer par un exposé d’ensemble
provisoire et schématique de la doctrine de Plotin.
Le point de départ de la dialectique de Platon avait été le spectacle des
contradictions dont les choses matérielles sont le théâtre, République,
VII27. Le philosophe en présence des contradictions présentées par la
matière est amené à réfléchir, et il arrive à dire que les choses que nous
percevons ne sont que des apparences et que ïe réel doit être cherché
dans les idées immuables.
Plotin paraît avoir <32> été frappé surtout des contradictions des
choses humaines (Ennéades, III)28. Les choses que nous tenons pour
sérieuses ou même tragiques, guerres, etc., tout cela est jeu d’enfant, badi­
nage. Ce n’est pas l’homme intérieur mais l’ombre de l’homme qui se
livre ici-bas aux lamentations et gémissements. La preuve en est dans la
régularité même du mal physique, rythmé en une danse pyrrhique. Nous
ne devrions pas être plus émus qu’au théâtre des cris des acteurs. Nous
sommes spectateurs.
Il faut comprendre chacun des acteurs, suivre les lignes du monde en
toutes ses articulations. L analyse par laquelle la dialectique platonicienne
commence consiste à résoudre le réel en qualités dont le mélange
engendre précisément des contradictions. D’après Plotin, c’est à des êtres
30 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

vivants qu’aboutit cette analyse, VIe Ennéade29. Une pierre doit être repla­
cée dans la terre, et nous verrons que la terre est un être animé, et ainsi de
tout élément.
<33> Qu’est-ce qu’un être vivant ? Un microcosme ordonné comme
le monde. Il est divisé, mais en chaque partie est le tout. Il passe par
des phases, où chacune est impliquée dans l’autre. Il faut donc un prin­
cipe qui réunisse cette multiplicité : c’est le Xoyoç ev <T7rép^aTt, la raison
génératrice.
Le logos est moins qu’une idée, parce que cela travaille, plus qu’une
chose parce qu’une chose est inerte. C’est un «rôle», une idée qui se
meut, une pensée en mouvement.
Considérons alors tous les êtres vivants constitués par ce travail des
raisons génératrices. Chacun d’eux manifeste un logos et, par là même,
un certain amour de la vie. De là l’égoïsme et la lutte. Mais en même
temps que tous les êtres vivants luttent ensemble, nous assistons aussi à
un concert. Une harmonie fondamentale se révèle30. A côté des logoi parti­
culiers, il y a un logos universel du corps du monde tout entier.
<34> Preuves : 1. — Si l’astrologie peut deviner les événements dans
le ciel, ce n’est pas à cause de l’influence des astres sur les destinées, mais
c’est qu’il y a une telle conspiration de toutes choses que tout arrange­
ment ou dérangement a son contrecoup ailleurs. L’astrologie révèle
l’harmonie fondamentale de toutes choses.
2. — La magie, moyen d’agir à distance, en produisant certaines
modifications de la matière.
3. — L’amour, qui a quelque chose d’un magicien. Ces affinités réelles
des choses, qui se révèlent dans la magie, se révèlent aussi dans l’amour.
Et aussi dans la musique.
Donc il y a une harmonie de toutes choses et un logos universel. Mais
comment expliquer l’accord des logoi particuliers avec la raison du tout ?
Ce point a été mal résolu par la plupart des interprètes. Bornons-nous
pour le moment à constater cet accord. De plus, il faut considérer ces rai­
sons individuelles comme placées <35> sur le même plan que la raison
universelle coordonnées à elle, émanées d’elle.
Il y a lieu de considérer le point où tendent ces logoi. Ces raisons abou­
tissent à façonner des corps vivants, c’est-à-dire des systèmes de forces
31
COURS SUR PLOTIN

ou de qualités organisées entre elles. Plus le logos travaille, plus il se


divise. Il dépose de plus en plus les formes qu’il maintenait unies en lui et
aussi se distend dans l’espace et le temps. Ce qui était indivisé en lui se
déroule et ainsi constitue des corps et des êtres vivants.
Quel est son point de départ ? Le travail est < >31. Par conséquent
son point de départ est une idée qui ne travaille pas, une idée platoni-
cienne. Seulement, pour Plotin, l’idée représente un objet individuel.
Donc les idées immobiles, voilà ce que nous trouvons à l’autre extrémité
du logos. En haut les idées, en bas les corps ; tendu entre eux, le faisceau
des faisceaux d’idées directrices. Toutefois, nous ne sommes encore ni à
la base ni au sommet. <36> Si l’on se représente la réalité comme un
cône32, dit Plotin, les idées sont une section plus près de la pointe de ce
cône, les formes une section plus près de la base.
Les formes exigent un soutien, une matière, d’abord pour rendre
compte de leur action réciproque, puis pour expliquer leur déchéance
progressive : car puisque la forme agit, elle déchoit. Il ne faut pas cher­
cher à définir la matière, ce qui serait lui donner une forme ; et elle est par
hypothèse ce qui n’a pas de formes. C’est un fantôme qui ment dans tout
ce qu’il prétend être, c’est la privation de toute forme, de tout lien, l’infini,
àtueipov.
Faut-il conclure réellement de là qu’il y a un principe réellement dis­
tinct de la forme, qui se mêle à elle ? Non. Car cette expression, la
matière, est toute provisoire. Nous pouvons l’envisager comme l’épuise­
ment même des raisons à mesure qu’elles s’éloignent de leur point de
départ. Un cône divergent de lumière plonge dans l’obscurité : <37>
manière de dire que les rayons divergents ne cessent de s’affaiblir. La
matière est une limite qui n’est jamais atteinte.
Remontons maintenant à l’autre terme, aux Idées, essences immobi­
les. Ces Idées sont beaucoup plus que les raisons elles-mêmes, n’étant ni
dans 1 espace ni dans le temps : elles sont coulées les unes dans les autres
et se représentent les unes les autres. Cependant, il y a une Idée qui est
plus que toutes les autres la représentation de l’ensemble, comme un
logos universel : c’est le vouç. Cette Idée n’est pas substantiellement dis­
tincte des autres, c’est sous elle que se coordonnent les autres. Ce n’est
pas encore l’unité pure : elle renferme une multiplicité.
32 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Au-dessus, il y avait donc l’unité pure. Comment la définir ? On ne


peut lui donner aucun nom digne d’elle. Elle est supérieure à toute déter­
mination. Comparée à l’être, elle est plus qu’être ; elle est plus que pensée.
Si les Idées sont <38> causes des objets, elle est cause de cause. S’il faut
la nommer to ëv, xè auxapxeç, xè repÛTOv, xo U7répxocxov. Mais elle est
r&7csipov encore.
Nous voici entre l’infini moins qu’être et l’infini plus qu’être. C’est
entre ces deux infinis que se trouve tendue la chaîne des existences. Au
sommet, ce qui est plus que lumière ; puis le point lumineux, unité d’un
point qui brille, mais enveloppe tous les rayons lumineux qui divergent ;
enfin tous ces rayons qui divergent de plus en plus, vont se perdre dans
l’obscurité.
Telles sont les trois hypostases. L’Un. Posons-le et on pose tout le
voûç. On ne peut poser l’Un sans poser une contemplation de l’Un,
6paaiç. Les Idées sont autant de visions de l’Un. Mais cette multiplicité
des Idées est éternelle et indivisible. Vient alors la réfraction de tout cela
dans l’espace et le temps.
Cette troisième hypostase, c’est l’âme. L’âme <39> est un mélange.
Nous dirions qu’il y a d’abord l’idée, puis la raison, puis la forme, puis la
matière. L’âme est Idée par le sommet, elle est dans l’Idée et peut y reve­
nir ; elle est logos par le milieu, forme et même matière par la base.
Considérons l’Idée par excellence, le voüç. Si nous nous donnons
l’intelligible, nous nous donnons par là même l’intelligible dernier, travail­
lant par distension. Ce sera l’âme du monde. C’est la pensée même qui a
surabondé, qui s’est débordée elle-même comme par distraction. Alors
cette âme du monde va produire le corps du monde, c’est-à-dire esquisser
les corps vivants possibles.
Mais alors chacune des Idées particulières, qui elle aussi contient vir­
tuellement une âme, va se prolonger par son logos vers le corps que la rai­
son universelle lui a ainsi préparé. Chacune des âmes particulières conte­
nues dans chacune <40> des idées particulières, apercevant le corps que
le logos universel a seulement esquissé à son image, est fascinée par cette
image. Et, séduite à l’idée d’être quelque chose de séparé du tout dans
l’espace et le temps, elle se laisse tomber. De là la chute. L’âme est prise
alors dans le corps, dans cette grande fantasmagorie qu’est le monde
COURS SUR PLOTIN 33

matériel. Elle prend cette fantasmagorie au sérieux. Elle pourra toujours


revenir à Dieu qui est son père. Mais le plus souvent elle prend pour réa­
lité ce qui n’est que l’ombre du réel et devient actrice dans le drame qui se
joue sous nos yeux.
Nous sommes donc revenus à notre point de départ. Nous savons
comment se produisent les hypostases. Je voudrais maintenant éliminer
de la doctrine de Plodn les idées qui ne lui appartiennent pas en propre.
D’abord, aux deux extrémités, nous avons l’Un supérieur à l’essence
et à la pensée, <41 > et la matière inférieure à l’un et l’autre. On peut
reconnaître là une exaspération des deux principes d’Anstote, forme
et matière, cette dernière étant devenue moins que puissance. De
même, on a pu rapprocher l’Un de Plotin de l’Un de Platon, et sa
nature est analogue au principe indéfini dont parle Platon. La ressem­
blance est évidente quand on considère les principes en repos ; beau­
coup moins quand on considère le parcours qui va de l’un à l’autre. Il y
a là une irradiation bien particulière. Eliminons néanmoins ces deux
termes.
Restent les logoi et les Idées. Les logoi ressemblent à ceux des Stoïciens,
les eidè à celles de Platon. Mais la différence est grande, surtout dans le
passage de l’un à l’autre. Les logoi des Stoïciens sont immanents à la
matière, ne dérivent pas d’un principe transcendant. Les Idées de Platon
représentent les genres. Au contraire, les logoi de Plotin ne sont que les
prolongements des Idées, et les Idées elles-mêmes <42>, étant indivi­
duelles, sont toutes préparées à revivre dans les logoi. Donc ce qui appar­
tient en propre à Plotin, c’est le passage, l’effort pour s’affranchir du dua­
lisme latent chez ses prédécesseurs.
Si nous prenons les Idées et l’Un, nous avons le monde intelligible de
Platon et d’Anstote ; et il y a en dessous le monde sensible. Plotin veut
dériver l’un des mondes de l’autre, passer de Yeidos au logos, du Noûs à la
psyché. C’est là sa grande originalité.
Et comment est-il arrivé à se représenter ce passage ? Le monde
matériel est le monde de l’action et de la production, le monde des Idées
est celui de la contemplation. La question est alors : comment passe-t-on
de la spéculation à l’action ? de ce qui est en dehors de l’espace et du
temps à ce qui se distend et dégénère ? Plotin a résolu la question psycho-
34 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

logiquement, en essayant de rendre le passage de l’intelligible au sensible


purement analytique en le ramenant à <43> un simple affaiblissement.
Voyez la IIIe Ennéade où il déclare que Faction et la production ne sont
qu’un affaiblissement de la spéculation33. Agir, pour celui qui agit, c’est
affaiblir sa pensée, c’est être distendu. Comme le géomètre trace une
figure par distraction pendant qu’il y pense avec intensité, ainsi la
contemplation pure s’affaiblit en action. Voilà donc ce qu’il y a de capital
dans l’idée de l’irradiation, qu’il a essayé ensuite d’étendre à toutes les
transitions entre les hypostases.
Son idée est encore plus psychologique. Cette idée n’est pas une
simple thèse à laquelle on peut en opposer d’autres : c’est un fait, une
constatation. Dans la IVe EnnéadeM, il décrit l’état où il se trouve lorsque,
se réveillant de son corps, il revient à lui, et alors a vision d’un monde
merveilleusement beau, auprès duquel le reste était un rêve. Le corps est
du sommeil. Et l’action dont le corps est l’instrument, est bien une dimi­
nution de contemplation ; c’est l’esprit <44> qui dort.
L’extase n’est que le prolongement de cet état beaucoup plus scien­
tifique qui consiste à passer de la sphère de l’âme à celle de l’intelligible.
Sa méthode métaphysique est l’introspection profonde, qui consiste à
aller au-delà des idées par un appel profond à une sympathie entre notre
âme et la totalité du réel. L’extase est une des formes de cette sympathie,
non la seule35. Au-dessous, il y a l’effort par lequel l’âme s’élève au vouç
et, d’après VI, 7, bien au-dessous, un état tout spécial auquel on doit
arriver si on veut se représenter la matière. On ne peut la penser, mais
on peut se placer dans un état d’àvoia, qui consiste dans une sympathie
avec ce qui dans la réalité est véritablement non-être. Il y a donc plu-
sieurs attitudes de l’âme qui cherche à coïncider avec ce qui n’est pas
proprement pensée.
<45> Sa méthode est donc psychologique. Et dès lors, il est naturel
que son attention ait été appelée, plus encore que celle d’Aristote, sur la
psychologie, la vie de l’âme. Plotin considère la maxime de Socrate
comme scientifiquement36. Il nous dit, VI, que l’âme est représentative du
tout, que la connaissant on connaît le tout. Ses successeurs l’ont bien
compris. Dans un fragment d’un traité adressé par Jamblique à Porphyre
sur le yvü)0i aeocurév, il est dit que qui connaît l’âme connaît l’essence des
COURS SUR PLOTIN 35

choses37. De même Proclus, dans son Commentaire sur l'Alcibiade, et aussi


dans celui du limée, dit que connaître l’âme c’est connaître le tout et
s’élever à Dieu38.
<46 >

IV - PLOTIN INTERPRÈTE DE PLATON

<47> Nous parlerons du rapport de la philosophie de Plotin avec les


philosophies antérieures.
Que Plotin ait extrait des philosophies précédentes des idées essen­
tielles, cela se dégage d’une lecture rapide des Ennéades. Porphyre dit que
les théories des Stoïciens et des Péripatéticiens sont mêlées dans ses
écrits, et qu’aux conférences de Plotin on lisait tous les philosophes, sur­
tout les commentateurs de Platon.
En deuxième lieu, il est également incontestable que celle des philoso­
phies antérieures à laquelle il suspend toutes les autres est la philosophie
de Platon. Kirchner prétend qu’il s’est inspiré d’Aristote plus encore que
de Platon ; mais il reconnaît que c’est à l’interprétation de Platon qu’il
emploie Aristote. Du reste Plotin cite beaucoup les philosophes grecs et
les critique constamment. Pour les premiers philosophes, il verrait volon­
tiers en eux des hommes inspirés39. Néanmoins, il <48> reproche à Héra-
clite d’avoir oublié d’être clair40 ; à Empédocle de s’être mépris grossière­
ment sur la nature des éléments en les faisant matériels, c’est-à-dire
destructibles41 ; à Anaxagore de n’avoir pas su, ayant introduit le vouç, en
tirer parti42, puisque dans le ptypa primitif il met toutes les formes et rend
inutile le nous ; aux Pythagoriciens d’avoir fait les nombres substantiels. D a
attaqué Aristote sur tous les points essentiels : la théorie de l’âme enté-
léchie, IV43, qu’il assimile à la théorie matérialiste - la théorie des
catégories, VI, 1 —, la théorie du Dieu (c’est une grossière erreur d’avoir
mis la pensée au sommet, toute pensée étant conversion vers quelque
chose), V44. De même pour les Stoïciens, il critique leur conception de
l’âme, leur théorie des catégories, etc. Il n’y a qu’un philosophe contre
lequel il n’a jamais dirigé même une objection de détail : Platon.
36 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Platon est le philosophe divin, le maître, celui qu’il n’est même pas
besoin de nommer quand on le cite. Plotin met toutes <49> ses idées
essentielles sous l’invocation de Platon. Il lui arrive même de ne pas
avouer ses divergences d’avec lui, de subtiliser, de dire que Platon a caché
sa pensée derrière des images. Au début de la Ve Ennéade, il déclare n’être
que Y « interprète » de la philosophie platonicienne45. Interpréter Platon
et, à la lumière de cette interprétation, recueillir ce qu’il y a de meilleur
dans toute la philosophie grecque, voilà ce que Plotin a voulu faire.
Mais cette interprétation de Platon est fort nouvelle et différente
de celle d’Aristote et de ses successeurs. La nouveauté de cette interpré­
tation caractérise l’époque de Plotin, les influences postérieures au
platonisme qu’il a pu subir, l’idée qu’il s’est faite de la philosophie grecque
en général, surtout son originalité personnelle. Quelle est cette inter­
prétation ?
Il y a dans les dialogues de Platon deux parts à faire : 1. — L’aspect
qui nous frappe le plus est l’aspect dialectique46, la théorie des Idées. Elle
se construit tout entière <50> par une double méthode d’analyse et de
synthèse, d’analyse surtout, qui est la dialectique. Le philosophe part
des contradictions qu’il remarque dans la sensation, assemblage de qua­
lités contraires. Il sépare ces qualités et, apercevant dans chacune
l’ombre d’une essence immuable, il étudie d’autre part ces essences à
part, recherche leurs affinités, leur parenté, leur filiation, il en rétablit
l’ordre véritable, il dispose les Idées en séries hiérarchiques jusqu’à la
super-essence à laquelle toutes les essences doivent leur clarté et leur
existence.
2. — Un deuxième aspect de cette philosophie, c’est le mythe. Il y a
fréquemment des mythes chez Platon. Ils sont de nature et d’importance
très diverses, a) Quelques-uns ne sont évidemment qu’imagés poétiques
plus ou moins prolongées — par exemple, dans le Phèdre1, les hommes
charmés par les Muses donnent naissance aux cigales ; ou en République*,
III, les métaux qui servent à former les âmes, b) Des mythes déjà plus
importants : des allégories qu’on transpose aisément. Par exemple, dans
le Phèdre9, la comparaison de l’âme à un char attelé de deux coursiers. Ce
ne sont <51 > encore que des jeux d’imagination. Mais à côté de ces
mythes accidentels dans la philosophie, il y en a d’essentiels parce que
COURS SUR PLOTIN 37

sans eux la philosophie de Platon serait tout autre chose que ce qu’elle
est.
On les reconnaîtra d’abord à leur étendue (République, X; le grand
mythe du Phèdre, le mythe du Phédon) ; deuxièmement à leur ton : il est
plus sérieux, plus solennel, il semble que Platon veuille nous initier à
quelque mystère ; troisièmement, signe moins général, Platon met ses
mythes dans la bouche d’un étranger ou d’un Pythagoricien, ou tout au
moins il y aura des Pythagoriciens dans le dialogue (Er l’arménien, Dio-
time, Timée...). Voilà des signes extérieurs.
Voici les signes internes, essentiels. Si on rapproche tous ces mythes,
on verra que le sujet qui en occupe le centre, c’est toujours l’âme, et parti­
culièrement l’âme humaine. Il y a souvent autour, des détails cosmogo­
niques, mais orientés vers l’âme ; de la théologie, mais dans son rapport
avec l’âme humaine. République, X, <52> Er ressuscité a vu les âmes des
méchants punies et les bons récompensés. Il a vu le fuseau de la néces­
sité, et les huit anneaux avec les huit Sirènes. Phédon: les âmes des
hommes après la mort sont escortées à leurs séjours respectifs et la terre
est décrite en vue de l’âme. Dans ces deux mythes, il s’agit de la destinée
de l’âme après la mort : dans d’autres, c’est de l’âme avant la vie (Phèdre :
âmes humaines courant après les âmes divines ; Protagoras : les dieux for­
mant les âmes mortelles).
Pour la vie proprement dite de l’âme, en tant que distincte de la
contemplation des Idées, en tant qu’elle a pour ressorts la réminiscence et
l’amour, la réminiscence et l’amour sont encore présentés mythique­
ment : l’amour (Phèdre, Banquet), la réminiscence (Ménon, où l’on trouve
des expressions mythiques). Enfin, dans le Timée, il s’agit de la formation
de l’âme du monde et, symétriquement, des âmes humaines, et, autour,
des détails cosmogoniques.
Ainsi le devenir de l’âme et <53> généralement le devenir en général,
mais orienté vers le devenir de l’âme — voilà les sujets des mythes de
Platon.
Mais pourquoi Platon a-t-il traité ces sujets sous forme de mythe ? Il
semble qu’il n’avait pas d’autre forme à sa disposition. Car en dehors il
n’avait que la forme dialectique. Mais l’essence de la dialectique est préci­
sément de prendre le changement et de le résoudre en formes qui ne
38 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

changent pas. Elle est un mode d’explication statique : c’est une analyse
en somme. Le devenir en tant que devenir reste par hypothèse en dehors
d’une explication dialectique50.
Donc le devenir reste en dehors - et cependant c’est quelque chose ;
Platon n’est pas un Éléate. Il admet la réalité du changement. Le change­
ment existe, mais il n’est pas objet d’idée. Il fallait donc trouver un mode
d’explication, ou plutôt d’expression, calqué sur le devenir, participant
aussi de l’être et du non-être, du <54> vrai et du mensonge.
En résumé, si nous partons des choses, nous pouvons par la dialec­
tique remonter aux Idées, des Idées inférieures aux supérieures, de là au
Bien. Si nous partons du Bien pour descendre aux Idées, mais surtout aux
choses sensibles, aucune explication scientifique ne rendra compte de ce
processus, par hypothèse, et c’est là que le mythe intervient. Pour
employer les termes déjà alexandrins, 7upooSoç et è7ucrTpo<j)7), dans la philo­
sophie platonicienne, tout ce qui est conversion s’explique en termes dia­
lectiques et tout ce qui est procession en termes mythiques.
Tels sont les deux aspects très différents du platonisme. Ces deux
aspects ne présentent pas au point de vue philosophique la même force
de résistance. L’élément dialectique s’adresse à la faculté générale et
impersonnelle de concevoir et de raisonner. Le mythe à la fantaisie per­
sonnelle de chacun de nous : chacun peut l’interpréter à sa guise. Il
constitue à <55> côté de la science impersonnelle un mode d’approxi­
mation qui a quelque chose de subjectif.
Ces deux éléments sont l’un absolument stable, l’autre instable selon
les personnes. La théorie des Idées, facilement exprimable en mots,
devait nécessairement déplacer l’autre, chose très personnelle. Et c’est ce
qui est arrivé tout de suite. Aristote a immédiatement laissé de côté cet
élément mythique de la philosophie platonicienne, et c’est pour cela qu’il
n’aperçut aucune transition de l’intelligible au sensible : aussi fit-il des­
cendre l’Idée dans les choses. Et cette interprétation est restée l’inter­
prétation traditionnelle : Platon est resté avant tout le philosophe de la
théorie des Idées.
Il y a dans sa théorie de l’âme quelque chose qui choque celui qui pré­
sente l’explication systématique des idées de Platon. Dans certains tra­
vaux on jette résolument par-dessus bord tout ce qui n’y concorde pas.
COURS SUR PLOTIN 39

Couturat a dit que tout ce qui n’est pas la théorie des Idées ne doit pas
être pris au sérieux51. <56>
Des philosophes se rencontrèrent qui prirent ces mythes au sérieux et
mirent la philosophie mythique de Platon au même rang que l’autre. Il
était naturel que cela se produisit dans un milieu religieux où toutes les
religions étaient en conflit. On s’explique que Plotin ait été frappé de
l’exposé que Platon faisait de certaines idées en somme mythologiques,
qu’il y ait cherché une justification du paganisme et que, pour cela préci­
sément, il ait attribué à cette philosophie une importance capitale et inter­
prété toutes les philosophies grecques à la lumière de celle-là.
A cette époque, la vie intérieure était devenue intense. Des nuances
toutes nouvelles de sentiments s’étaient fait jour. On était plus préparé à
chercher un sentier du vrai à côté de l’idée. Enfin, l’idée d’avoir à saisir le
mythe par une voie autre que la raison n’avait plus rien de choquant.
<57> Dans la philosophie de Plotin, je vois avant tout un effort pour
ressaisir le platonisme dans son intégralité. Plotin accepte toute la dialec­
tique platonicienne, et même au-delà des Idées met quelque chose qui est
plus qu’idée et qu’on peut atteindre. Mais il accepte aussi la théorie plato­
nicienne de l’origine des âmes, de leur descente dans le corps, de l’amour
et de la réminiscence, de la destinée des âmes.
Comment a-t-il opéré cette réconciliation des deux aspects ? Par un
compromis qui a rendu la mythologie plus dialectique et la dialectique
plus mythologique.
1. — Considérons les mythes. Dans un passage de VEnnéade, IV, 2,
fin52, Plotin nous rappelle la théorie du rapport de la tyux'h au V0^C, et plus
particulièrement de l’âme en tant que située dans l’espace et le temps et
de l’âme en tant que située dans l’intelligible. Et il termine cette exposi­
tion en donnant une interprétation du limée.
<58> Il cite une phrase du Itméèoù il est question d’un mélange
opéré par Dieu, pour former l’âme, entre l’essence indivisible et l’essence
divisible. Platon nous présente ce mélange comme un fait historique. Or,
d’après Plotin, sa doctrine à lui n’est pas autre chose. Et, cependant, le
rapport de l’âme à l’intelligible dans Plotin est de nature métaphysique :
ce n’est pas celui d’un artiste à son œuvre, mais une dérivation métaphy­
sique. Pose le vouç, l’âme s’ensuit. Ainsi, dans le Timée, il y a une histoire
40 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

qui se passe dans le temps avec des personnages, tout étant contingent54.
Dans Plotin, le processus est intemporel et métaphysique. Et, cependant,
Plotin donne cette théorie comme celle du Timêe.
Est-ce un hasard ou [une] méthode d’interprétation ? Plotin donne,
III, une interprétation des mythes. Il faut bien, dit-il, que les mythes
divisent dans le temps ce qu’ils racontent, et qu’ils séparent les unes des
<59> autres beaucoup de choses qui sont données l’une dans l’autre
mais qui diffèrent le rang et les puissances. Quand ils ont enseigné
comme ils peuvent enseigner, ils laissent à celui qui se les est représentés
le soin de faire la synthèse55. Ainsi le rôle du mythe est de présenter sous
forme d’histoire dans le temps ce qui en soi est une nécessité même de
l’être.
Exemple : l’origine des âmes, leur descente.
Les âmes d’abord existent par elles-mêmes et sont invariables. Mais
cela signifie que le corps n’est pas ce qui reçoit l’âme, c’est le corps qui est
dans l’âme comme une image qu’elle se représente. Et, à ce titre, il y est
en quelque sorte de toute éternité.
Pour les existences successives (avec pour) chacune récompenses et
punitions — toutes ces existences successives sont complémentaires les
unes des autres et toutes réunies forment quelque chose qui (n’est autre)
que l’idée de l’âme.
<60> Ainsi Plotin considère comme un processus intemporel ce qui
est donné dans le mythe comme une histoire. Cela revient à dire que cette
interprétation implique une certaine conception du temps et des rapports
du temps avec l’éternel. Car si la même réalité qui est vue d’un côté
comme succession dans le temps est vue aussi comme donnée tout d’un
coup dans l’éternité, cela ne peut être que parce que le temps est dévelop­
pement sous forme successive de quelque chose qui en soi est intempo­
rel. Le traité 7 de la IIIe Ennéade (ïrepl at&voç xal ^povou) exprime cette
théorie du temps. Le temps est à l’éternité ce que l’âme est au vouç.
L’esprit, le voûç, c’est l’étemel. Si l’âme est identique en elle-même et hors
du vouç, le temps dans l’âme, c’est le mouvement, la vie de l’âme en tant
qu’elle passe d’un acte à un acte, d’un état à un état. Cette théorie posée,
l’interprétation des mythes platoniciens s’en déduit, car ces mythes se
rapportent à l’âme, et ce qui est le devenir dans l’âme coïncide avec l’éter-
COURS SUR PLOTIN 41

nel. Nous voyons ainsi comment le mythe coïncide dans une certaine
mesure avec la dialectique.
2. — De même, la dialectique de Plotin a quelque chose de plus
mythique. Elle n’est plus aussi abstraite. Pour Platon, l’âme qui s’élève à la
contemplation des Idées sort d’elle-même, et l’idée est quelque chose
d’assez éloigné de l’âme : elle représente un genre, l’âme est individuelle.
Pour Plotin, nombre d’idées sont individuelles. Il y a une Idée de Socrate
qui est, dans l’éternel, le même Socrate qui, développé dans le temps est
l’âme. Ainsi l’âme entre dans la région des Idées. L’importance attribuée
par Plotin aux études psychologiques vient en grande partie de ce lien éta­
bli entre l’âme et l’intelligible, l’âme étant, à mesure qu’on la remonte,
plongée dans l’idée. L’idée d’une science de l’individu prend une impor­
tance <62> capitale dans la philosophie de Plotin56.
Ainsi, soit qu’on envisage la doctrine de Plotin en elle-même, soit
comme interprétation de Platon, nous sommes ramenés comme à un
centre à l’étude de l’âme.

v - l’âme du monde

<63> Nous devons parler d’abord de l’âme du monde. La théorie de


l’âme particulière et celle de l’âme universelle sont chez Plotin constam­
ment mêlées. L’idée de commencer par une étude de l’âme du monde et
de donner pour préambule à la psychologie de l’individu une psychologie
de l’univers est moins étrange qu’il ne paraît, si on se rapporte au sens que
les Anciens et surtout Plotin ont donné à ces mots : <J/u/^ tou toxvt6ç.
C’est le principe de l’ordre et de la nature, qui crée la matière et les lois de
la matière. En procédant ainsi, nous traitons simplement de la nature en
général avant l’esprit conscient, nous replaçons la conscience dans les
conditions de la vie avant de traiter la question de la conscience : c’est au
fond la marche moderne57. La question des rapports du physique et du
moral est la même question que celle des rapports de l’âme universelle et
de l’âme individuelle58.
42 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

De cet <64> énoncé général, il a tiré des conséquences très spéciales,


ainsi la théorie de l’hérédité physique indiquée chez Plotin. Il l’explique
en déterminant précisément ce qui est la part de l’âme universelle et celle
de l’âme individuelle dans la génération du corps. Il nous montrera l’âme
universelle esquissant le corps et lui conférant ainsi des caractères géné­
raux, transmissibles, héréditaires par conséquent. L’âme individuelle
intervient alors et parfait cette œuvre. Elle choisit d’ailleurs tel corps
parce qu’il lui convient, et s’y adapte. Le problème, pour être posé sous
forme antique, est résolu sous une forme assez moderne.
La question même d’une âme universelle n’est pas aussi étrange qu’on
le croirait. On admettra qu’il y a une certaine unité de la nature ; les fina­
listes voient dans le développement des choses le développement d’une
seule idée ; leurs adversaires admettent le déroulement d’un grand théo­
rème mécanique. L’unité sous cette double forme voile ce que l’âme du
monde expliquait sous forme concrète59.
Mais quelle est l’origine de cette terminologie qui assimile l’unité
<65> du tout à celle de l’âme ? Probablement pythagoricienne, bien qu’il
n’y ait pas de textes précis. Le seul cité par Stobée, de Philolaüs, est inau­
thentique00. Mais d’autres textes attribuent aux Pythagoriciens certaines
idées qui, synthétisées dans un esprit, devaient se traduire dans la concep­
tion précise d’âme universelle.
Aristote, Physique, N, 2 b. « Le ciel est, pour les Pythagoriciens,
entouré d’espace vide ; le monde respire. » Le monde était pour eux un
être vivant. Mais y a-t-il pour eux un centre de vie ?
Stobée, Eclogaephilosophorum, 1.488. « Philolaüs a mis le feu au centre.
Ce feu, il l’appelait le foyer de l’univers et encore la maison de Zeus et la
mère des dieux. » Il est donc bien question d’un centre. Est-ce une âme ?
Anstote, Métaphysique, 986 a 2. « Le monde entier est harmonie et
nombre. » Or ces mots sont pour les Pythagoriciens la définition même
de l’âme. Les Pythagoriciens ont dû croire que le monde est manifesta­
tion d’une âme. Nous pensons de plus à l’efficacité qu’ils ont attribuée au
nombre et surtout à la décade. C’est par le nombre que tout se tient et
c’est lui qui rend les choses connaissables. Dans le liméé1, c’est par le
nombre que l’âme <66> est caractérisée. D’où l’on peut conclure que les
Pythagoriciens n’ont pas désigné le monde par nombre et harmonie sans
COURS SUR PLOTIN 43

en avoir fait quelque chose d’animé. Les Pythagoriciens ont donc dû


aboutir à poser le monde comme vivant.
Nous voyons par cette analyse que l’âme pour Pythagore était seule­
ment un principe d’ordre et de mesure. L’âme est encore cela, mais
quelque chose de plus pour Platon. Je n’essaierai pas d’expliquer la for­
mation de l’âme du monde, Timée, 39 a : texte qui a tout de suite passé
pour modèle d’obscurité (Cicéron, Sextus) et que Proclus, Plutarque, Plo-
tin ont interprété différemment. Il s’y agit d’un mélange opéré entre
l’essence divisible et l’essence indivisible. Nous définirons seulement le
rôle et la fonction de l’âme d’après les indications de Platon.
L’âme du monde est pour lui ce que l’âme individuelle est au corps,
principe de mouvement. Lois, X, 896 a : « Le mouvement capable de se
mouvoir lui-même », Phèdre, 249 c : « Seul ce qui se meut soi-même est
source et principe de <67> mouvement. » Ainsi l’âme a pour premier
rôle de donner impulsion aux choses.
Deuxièmement, elle est principe de mesure et d’harmonie. Dans le
Timée, l’âme se compose en conformité avec les nombres qui expriment
l’harmonie, les harmoniques et aussi les systèmes astronomiques.
Qu’est alors l’âme en elle-même, quelle place occupe-t-elle entre
Idées et choses sensibles ? eïSoç ou ocicjOyjtov ? Ni l’un ni l’autre. Elle ne
peut être chose sensible, puisque les otia07]Tà sont inertes, qu’elles sont
toutes faites, non principes de devenir. Non plus une Idée : l’idée est
d’abord éternelle et intemporelle, immuable, puis non sujette au devenir,
et représente le genre. Or l’âme du monde : 1. devient, étant principe
même du devenir ; 2. est un individu. L’âme est quelque chose d’intermé­
diaire, ce qui est naturel étant donné son caractère mathématique. Elle
prend place parmi ces existences d’ordre mathématique que Platon met
tout de suite au-dessous des Idées {Métaphysique, 987 a 14).
<68> Pourquoi faut-il une ou plusieurs essences intermédiaires entre
l’Idée et le sensible ? Dans la philosophie de Platon, le passage du sen­
sible à l’intelligible est clair en tant que dialectique, mais le passage inverse
est chose obscure et qui ne peut s’exprimer que mythiquement. Dans les
mythes platoniciens, qui expriment tous ce mouvement descendant par
lequel on passe des Idées aux choses, il faut dans ce mouvement des
points de repère : les âmes, les dieux, surtout l’âme du monde jouent ce
44 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

rôle. Ce sont les objets des mythes platoniciens. — C’est une définition
vague : mais l’idée n’est pas plus distincte chez Platon qui, par sa concep­
tion même, ne pouvait la tirer au clair.
Cette idée, Plotin l’a tirée de l’ombre. Car c’est à Platon qu’il l’a
empruntée exclusivement. On rapproche quelquefois cette âme de Plotin
du feu stoïcien. L’analogie est toute superficielle, les différences pro­
fondes62. Chez les Stoïciens, le feu se suffit à lui-même, ne dérive pas d’une
essence supérieure extratemporelle. Chez Plotin, c’est une <69> dériva­
tion du voûç. On ne peut même la voir de près sans la voir se contracter et,
finalement, s’absorber dans le vouç. De plus, l’âme des Stoïciens devient
matérielle et la matière âme. Chez Plotin, si la matière sort de l’âme, ce
n’est pas par transformation ; c’est une dérivation qui n’empêche pas l’âme
de rester en soi. L’origine de sa conception est toute chez Platon.
Plotin amène en pleine lumière la théorie de Platon. Il en fait sortir
une théorie des corps, une théorie implicite de l’espace, une théorie expli­
cite du temps, même une théorie de la conscience. Cette hypothèse, la
dernière métaphysiquement, est la première dans l’importance pour la
connaissance : Plotin n’a parlé des autres que par extension et épuration
de cette conception de l’âme.
Rappelons la manière dont il arrive progressivement à attribuer à
l’univers une âme. C’est par considération des analogies entre le monde et
tel ou tel être vivant. Un être vivant manifeste une âme, d’abord sous
forme de raison <70> génératrice. Un corps vivant est une multiplicité
de parties entre lesquelles il y a xotvovÉa ; un animal est un tout un et sym­
pathique à lui-même (ô[AO7cà0eia, <7uvoua0Y)aiç = consensus). Par consé­
quent, il faut qu’il y ait un principe de cette harmonie. Ennéades, III, 2.2 :
« Dans le logos générateur, tout est donné ensemble et dans le même. »
Ibid., VI, 7.14 : « Le logos est une unité multiple, un schème, une esquisse
qui contient des esquisses..., un centre indivisé qui contient et résume en
lui toute la circonférence. » Donc un être vivant est la manifestation d’un
logos.
Le logos d’ailleurs n’est pas absolument Idée. L’Idée est l’archétype
en dehors de l’espace et du temps. Le logos est ce qui sort de cette Idée
pour travailler en descendant dans l’espace et le temps : c’est l’idée
devenue force. Justement parce que l’Idée devient travail, elle s’expose à
COURS SUR PLOTIN 45

rencontrer des résistances, à l’imperfection. Si dans tout corps vivant il y


a logos, il y a en même temps quelque chose qui résiste. Le logos d’un
homme <71 > ne veut pas qu’il soit boiteux. C’est donc que quelque
chose lui a résisté (V, 9.18), qui n’était pas dans le logos générateur. Mais
dans ce défaut de production dans le devenir, le logos n’ayant pas pris le
dessus, ce qui l’a emporté, ç’a été une détérioration, par le hasard, de
l’idée que le logos apportait avec lui63. C’est que la matière est là, appor­
tant (I, 8.8) à la forme son manque de forme, à ce qui est la mesure son
excès et son défaut, jusqu’elle ait amené l’être en voie de formation à être
non pas de lui mais d’elle. Donc la matière s’oppose à l’information du
logos. Nous verrons d’ailleurs que la matière n’est qu’un affaiblissement
ou épuisement du logos à mesure qu’il travaille.
Disons donc qu’un être vivant c’est l’âme en tant que logos et, par
l’effet même de ce travail, se diminuant ; ajoutons : s’étendant dans <72>
l’espace. Le logos s’épand dans l’espace par cela même qu’il travaille. Por­
phyre (àcjjopfxat, 37)64 a bien dégagé cette idée : « Le volume est une dimi­
nution de la puissance de l’être incorporel qui est seul réel. »
En résumé, dans un être vivant, il y a le logos, cet aspect du logos qui
est la matérialité, enfin une distension dans l’espace qui implique toujours
une harmonie. Pour l’âme universelle, on se demande : l’univers a-t-il
l’aspect extérieur d’un être vivant ainsi défini ?
Il y a bien dans l’univers sympathie de toutes les parties. L’astrologie
établit ce point. Elle serait impossible si on ne supposait pas que ce qui se
présente en un point quelconque de l’univers est symbolique de ce qui se
passe dans un autre point quelconque. Les astres n’ont pas d’influence,
mais une signification (IV, 4, 6). Encore (TV, 4, 33), l’univers est comparé
à un danseur, dont tous les mouvements <73> sont si bien liés que le
savant qui en apercevrait un seul pourrait reconstituer le mouvement
total par cette interpénétration des mouvements les uns par les autres.
Ainsi procède l’astrologie.
La magie, de même, est la puissance d’agir sur un point déterminé de
l’univers en agissant sur un autre point.
Enfin, pourquoi les prières sont-elles exaucées ? Ce n’est pas que les
dieux les écoutent. C’est qu’il y a moyen, par un effet sympathique,
d’influencer l’univers en tant qu’animé.
46 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

L’univers est donc un être vivant et comme tel est la manifestation


d’une raison génératrice. Il faut maintenant déterminer cette âme des
choses. Nous la déterminerons d’abord par rapport à ce qui est au-
dessous d’elle, à la matière qu’elle informe, puis par rapport au voûç
au-dessus d’elle, puis enfin nous essayerons de la déterminer en elle-
même.
<74> La première question est celle-ci. Si nous nous donnons l’âme,
c’est-à-dire quelque chose qui sort du voûç mais qui par son aspect supé­
rieur est encore quelque chose d’un, comment expliquer que de cette âme
sorte la multiplicité indéfinie des choses dans l’espace et le temps ? Platon
a dû parler d’un non-être à côté des Idées. Plotin veut faire sortir ce non-
être des Idées mêmes. Comment quelque chose qui, par sa nature, semble
répugner à l’intelligence - la totalité des choses — sort de l’âme qui, par le
haut, est encore dans l’Esprit ?
L’âme est d’abord signalée comme une force qui, comme telle, a le
besoin et la puissance de produire, tire d’elle-même tout ce qu’elle
contient et qui, en vertu du principe que l’engendré est inférieur à ce qui
engendre, produit un corps imparfait au fond duquel est la matière qui
serait la lie amère d’un être inférieur (II, 3.17)65.
<75> Mais pourquoi l’âme qui est forme va-t-elle produire quelque
chose d’informe ?
« L’âme du tout est une grande lumière qui rayonne hors d’elle tend à
devenir ténèbres à mesure qu’elle s’éloigne de son foyer» (TV, 3.9).
— « Mais ces ténèbres, par cela même que l’âme les voit, elle les pénètre et
leur donne une forme. » Ainsi, en les laissant échapper d’elle, l’âme les
laisse échapper de plus en plus décolorées jusqu’à la limite jamais atteinte
où elles seraient ténèbres. Vouloir saisir la matière pure, ce serait vouloir
saisir l’ombre absolue sans lumière.
Sous cette forme, la matière serait encore purement négative ; cepen­
dant elle doit bien avoir quelque efficace, sans quoi pourquoi l’âme res­
terait-elle éloignée66 de son unité originelle ? (cf. III, 6 sur la fin)67. La
matière est d’abord présentée comme un non-être platonicien. Son rôle
est d’arrêter la procession des choses sortant du voûç <76> ; il la com­
pare à la < >“ qui demeure sans cesse. Mais surtout, III, 6.14, la
matière est comparée à un miroir trompeur qui renvoie une image illu-
COURS SUR PLOTIN 47

soire ; et ce miroir est une image lui-même, un mirage qui est source de
mirages. Et « si les images émanaient directement des êtres, elles subsis­
teraient sans avoir besoin d’être dans autre chose, mais comme les êtres
véritables restent enfermés en soi, il faut qu’il y ait quelque chose qui
leur fournisse un lieu où elles ne subsistent pas ». En d’autres termes, si
les images, les choses sensibles, étaient un effet immédiat de l’Idée,
l’Idée se rendrait immédiatement sensible, il n’y aurait pas besoin de
matière. Mais il faut dire que toute image a besoin de s’appuyer sur une
autre image. V, 9.5: Ce qui est image est par sa nature même dans
quelque chose d’autre que soi-même. Seule l’Idée est en elle-même. IV,
8. 6 : Le processus doit se continuer jusqu’aux limites du possible. II,
3.18: Le monde <77> est une image qui se forme continuellement.
C’est-à-dire que si l’âme restait où elle est originellement, il n’y aurait
rien de sensible. Supposons une cause qui la fasse sortir du vouç, nous
posons totalement les choses, parce qu’une image ne peut se produire
sans se placer dans une autre image et ainsi de suite. Ainsi s’engendre
l’indéfini d’espace et de temps, la matière. La matière n’est que
l’indéfinité des choses, des images se créant sans cesse.
Comparons cette théorie à celle de Kant. Plotin pose d’un côté l’Idée
et, de l’autre côté, la réalité phénoménale et, comme Kant, fait consister
la réalité phénoménale dans un progrès indéfini. Pour Kant, l’expérience
est cela. Et les deux antinomies mathématiques viennent de ce que nous
nous méprenons sur le caractère de l’expérience qui est un progrès et un
mouvement, et que nous voulons le saisir comme infini actuellement.
— Mais la différence est grande <78> aussi : pour Kant, ni l’espace, ni le
temps, qui conditionnent le flux des phénomènes, ni la causalité qui les
relie ne peuvent s’engendrer : ils sont donnés comme des formes pures et
un schème. Au contraire, chez Plotin, nous avons un effort pour déduire
l’espace, le temps et même la causalité temporelle. L’espace et le temps se
déduisent de ce que ce qui est dans l’espace et le temps est la manifesta­
tion incomplète de l’idée, l’image. Et alors l’image cherche à se compléter.
Et c’est ainsi que s’engendrent l’espace et le temps. De même la causalité
pour nous est l’effort d’une chose pour faire sortir ce qu’elle a en elle.
Pour Plotin, c’est l’effort d’une chose pour chercher une autre chose sur
quoi s’asseoir, et ce siège ne s’est pas plutôt présenté qu’il se dérobe.
48 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Ainsi la causalité aussi s’explique par la course d’un être incomplet à la


recherche de lui-même. Tout cela se déduit d’extratemporel et d’extra­
spatial.
<79>

VI - LA PROCESSION DE L’ÂME ET LE PRINCIPE


DE L’IRRADIATION

<80> Nous avons vu comment l’âme universelle engendre les images


qui se disposent dans l’espace et dans le temps, parce que les images, du
seul fait de leur multiplicité, engendrent le temps et l’espace. L’indéfini
dans le temps et l’espace est simplement la traduction de la pauvreté de
l’image qui cherche à s’adosser à une autre image.
L’âme universelle est celle qu’il appelle r) èv xoapcp ou ev <yd>paTi
<|a>x^. Mais, au-dessus de cette âme, il en place parfois une autre qu’il lui
oppose : l’âme divine, «J/ux?) OetoTarY).
II, 3.9 : Le monde est fait d’un corps et d’une âme, mais au-dessus
<81 > une âme qui illumine celle-là, l’âme pure, xaôapoc, qui, si on la joint
au monde, fait que le monde devient un dieu. Mais si on l’en retire, il ne
reste plus qu’un démon. II, 3.18 : L’âme universelle tournée vers Dieu
contemple le meilleur, et l’âme générale n’est que l’image de cette âme
supérieure et contemplative69.
Il y aurait donc selon Zeller deux âmes universelles dans Plotin, dont
la seconde serait l’image, la réduction de la première. Qu’en penser ?
D’abord, il n’est jamais question que de trois hypostases : l’un,
l’intelligence, l’âme. - D’autre part, si on suppose une âme supérieure
dont la fonction serait uniquement la contemplation, on ne voit pas par
quoi cette âme différerait du vouç. Il semble donc qu’il y a l’un, au-dessus
de toute <82> contemplation, le vouç qui le contemple, enfin un être qui
soit moins que contemplation, c’est-à-dire action. Pourtant Plotin paraît
dire qu’il y a deux âmes.
Il faut se reporter à la fonction de l’âme universelle. Il faut poser
d’abord l’un supérieur à l’essence et à la connaissance. Toutes les Idées
COURS SUR PLOTIN 49

qui composent le vouç sont posées alors dans l’éternel comme autant de
visions de l’un. Tout cela est hors du temps, unité et multiplicité égale­
ment intemporelles. Au-dessous il ne peut y avoir qu’une multiplicité
dans l’espace et dans le temps : les images ou choses. La fonction de
l’âme universelle sera d’aller chercher les Idées dans l’Intelligence et de les
faire descendre dans l’espace et dans le temps sous forme de raisons
génératives. L’âme sera comme le véhicule des Idées dans l’espace et le
temps. <83> Elle prend les Idées et les divise : III, 9.1: (j.spi(TTY)v
IvépyEiav êyci èv peptarf) <j)u<y£i70.
De là l’âme universelle prise à sa source ne se distingue pas du vouç,
du monde des Idées. Donnons-nous ce monde intelligible, et admettons
qu’il faille que de ces Idées sortent les choses sensibles. Comment en sor­
tiront-elles, sinon par l’action de cette force spéciale qui en sort peu à
peu ? L’âme coïncide d’abord avec l’intelligence, mais arrive un moment
logique où l’âme en sort pour se matérialiser. Et par conséquent nous
pourrons dire qu’à un certain moment elle est dans l’intelligence et en est
le rayonnement : V, 1.3. Il n’y a pas deux âmes du monde mais une seule,
prise au moment où elle est sur le point de sortir de l’intelligence, et au
moment où elle en est sortie. <84> Lorsque Plotin oppose l’âme divine à
l’âme inférieure, il dit que si la première est pure, c’est qu’elle est prise à
son sortir du vouç. Et, II, 3.18, l’âme supérieure est qualifiée de céleste et
l’âme inférieure est dite découlant d’en haut. Enfin, il y a des textes disant
que ces deux âmes sont des aspects d’une même âme universelle. V,
1.10 : Une partie de l’âme procède dans le monde sensible, tandis qu’une
partie reste dans le monde intelligible. V, 2.5 : L’âme doit être une, sans
l’être absolument, sans quoi elle ne produirait pas une pluralité si éloignée
de l’unité. IV, 2.2 : L’âme est à la fois une et multiple, divisée et indivisée.
IV, 1.1 ; IV, 3.19 ;VI, 4.4; IV, 7.9.
Mais il faudrait élucider cette idée. Plotin parle d’une âme unique :
mais les deux puissances de l’âme n’en sont pas moins différentes, au
point de s’exclure logiquement. L’âme est divisible <85> infiniment et
absolument une - infiniment mobile et dispersée dans l’espace et le
temps, et absolument immuable en dehors de l’espace et du temps. Ces
attributs contradictoires peuvent être juxtaposés : alors, c’est malgré tout
de deux âmes qu’il s’agit. Comment Plotin a-t-il réconcilié dans l’âme
50 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

universelle deux séries d’attributs qui, logiquement, semblent s’exclure ?


C’est toute la question de l’âme universelle, et par conséquent de l’âme
individuelle. Il s’agit de savoir si Plotin a triomphé du dualisme platoni­
cien. Le problème posé par Platon, d’après Plotin, est celui du passage de
l’intelligible au sensible et de l’Idée aux choses ; et l’âme universelle a jus­
tement pour fonction de prendre les Idées pour les multiplier et les diluer
en choses. C’est donc elle qui est destinée à résoudre le problème platoni­
cien, à nous donner une traduction métaphysique des mythes de Platon,
qui n’a exprimé que <86> mythiquement le processus de la descente, par
des histoires se déroulant dans le temps.
Si Plotin s’est borné à prendre ces deux attributs contradictoires, unité
intemporelle et multiplicité dans le temps, et à les juxtaposer dans une âme
qu’il appelle une mais qui de fait est deux, le problème n’est pas résolu.
Le problème est plus important encore. Le processus par lequel les
Idées descendent est de même genre que l’opération par laquelle l’un se
réfracte lui-même en Idées. V, 2.1 : L’opération est la même, le principe
est le même.
Quel est ce principe ? Dans le cas qui nous occupe, dérivation de
l’âme, ce principe doit nous faire comprendre comment les choses sensi­
bles procèdent des Idées. C’est donc d’une espèce de causalité qu’il s’agit.
Mais la causalité peut prendre deux formes71 selon qu’il s’agit <87>
d’une génération dans le temps ou d’une causalité logique et intempo­
relle ; quand un être engendre un autre être, ou quand des conséquences
sortent de leur principe. Le premier processus implique succession, le
second n’implique pas de temps. — Or la causalité dont il s’agit dans Plo­
tin n’est ni l’un ni l’autre : mais la cause est hors du temps et l’effet dans le
temps. L’âme inférieure et générale est le temps lui-même, l’âme supé­
rieure qui coïncide avec le vouç est définie par son éternité même. — Mais
on pourrait généraliser cette définition. Il faut dire que la cause est une et
indivisible, l’effet est la multiplicité même ; et la Cause ne participe en
rien et à aucun degré de la multiplicité à laquelle elle donne naissance.
Ceci tient à ce que la causalité de substance à substance, d’hypostase à
<88> hypostase est unilatérale. Le rapport de cause à effet pour nous est,
comme tout rapport, une relation entre deux termes telle que si B est en
rapport avec A, A est aussi en rapport avec B. Chez Plotin, l’effet est en
COURS SUR PLOTIN 51

rapport avec la cause, et non inversement. L’Un engendre la multiplicité


des Idées, mais sans s’en occuper, et les Idées n’existent pas pour lui. De
même, l’âme engendrée se tourne vers l’intelligence. Mais pour l’intelli­
gence, l’âme n’existe pas. L’intelligence est absolument enfermée en elle-
même. Si l’on se place dans l’effet, la cause existe. Si l’on se place dans la
cause, pour elle au moins, l’effet n’est pas.
La cause est tantôt une source qui reste en soi tout en alimentant des
fleuves, tantôt la vie d’une plante qui reste dans les racines mais en ali­
mentant les branches, tantôt c’est un foyer <89> qui rayonne (exXajx+u;,
e7uXafi4aç, TreptXafx^tç). Mais Plotin ne s’en est pas tenu à des images. VI,
8.8 : « Le premier principe est la cause, quoiqu’en un autre sens il n’est
pas la cause. Car parler de cause ici serait parler d’une action sur autre
chose ; or il ne faut rapporter la cause à rien. » VI, 9.3 : « Quand nous
parlons de la causalité du principe, nous ne parlons pas de quelque chose
qui s’ajoute à lui mais à nous, attendu que nous dérivons quelque chose
de lui, mais que lui reste en lui-même. » VI, 8.18 : « Il se déroule sans se
dérouler. » Plotin définit donc métaphysiquement la causalité entre les
hypostases.
Avant d’examiner ce principe de l’irradiation, disons qu’il a une ori­
gine aisée à déterminer. Vacherot et quelques autres ont soutenu que ce
<90> principe ne pouvait provenir que de quelque influence orientale ; et
c’est la seule preuve d’une influence de l’Orient sur Plotin citée par
Vacherot. Est-il vrai que cette idée ne soit pas grecque ? - Mais Plotin
cherche à examiner Platon, et à savoir comment l’Idée procède. Or dans
Platon, l’intelligible c’est l’immuable, le sensible ce qui change. L’Idée
seule a une réalité absolue. La réalité qu’il a, le sensible ne peut la tenir
que de l’Idée. Donc l’Idée l’a produit. Mais l’Idée ne peut sortir d’elle-
même sans cesser d’être l’Idée. Donc elle sera une cause vue du côté de
l’effet, mais qui vue d’elle-même ne sera plus cause.
Ainsi le principe de l’irradiation n’est nullement la solution d’un pro­
blème, c’en est l’énoncé. C’est la simple constatation de la nécessité pour
les <91> choses multiples de sortir des Idées, sans que les Idées sortent
d’elles-mêmes. Inutile de faire appel à l’Orient. C’est le problème même
énoncé sous sa forme précise. Il n’y a même pas là d’effort original de
Plotin et si Plotin en restait là, il n’aurait pas fait grand-chose.
52 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

C’est ce que lui reproche Zeller. Les images, selon lui, ne font que
masquer une contradiction, l’affirmation d’une cause à laquelle n’appar­
tient pas la causalité, qui n’a aucune relation avec son effet et se suffit par­
faitement à elle-même. C’est cette contradiction que font passer les
images qui la recouvrent. Qu’en penser ?
Je suppose que dans l’esprit de Plotin il y ait une certaine expérience
qui lui permit de prendre sur le vif, <92> de saisir d’un côté le sensible,
de l’autre l’intelligible, et le passage de l’un à l’autre, qui lui montrât
ensemble Y « âme réveillée » et 1’ « âme qui rêve », et qui lui prouvât que
l’éveil existe pour le rêve, mais non le rêve pour le réveil. — Comment
Plotin nous la ferait-il comprendre autrement que par des images,
d’ailleurs destinées à nous suggérer un état d’âme analogue à celui par
lequel aurait passé le philosophe ? Les concepts que Zeller oppose à Plo­
tin sont des images, il est vrai familières : il faut qu’une cause soit en elle
ou en dehors d’elle, que le rapport de la cause à l’effet soit réciproque. Ce
ne sont des choses vraies que dans l’espace et le temps. Tout fait nouveau
dépassant le concept ne peut se rendre que par des images. Plotin a pu
faire effort <93> pour étendre les bornes de l’intelligence72.
C’est bien cela. TV, 8, début, Plotin invoque bien l’expérience dans un
texte considérable73 : « Souvent je me réveille de mon corps, devenu exté­
rieur à tout le reste, intérieur à moi-même, vivant de la vie supérieure,
coïncidant avec le divin ; lorsque je descends alors de la raison qui
contemple à la raison qui raisonne, je me demande comment peut
s’effectuer cette descente. »74
Il y a donc un passage constatable par l’expérience dans la descente,
pendant lequel la question ne se pose pas ; mais elle se repose quand nous
sommes en bas. — III, 8.10, fin : Plotin nous conseille l’intuition pour sai­
sir le principe. — Enfin l’idée que Dieu est cause par rapport à nous, non
par rapport à lui, se prouve par l’expérience, VI, 975.
<94> Cela ne prouve pas que Plotin ait voulu rendre le passage intel­
ligible. A-t-il fait effort au moins pour expliquer pourquoi nous ne pou­
vons pas comprendre ? Zeller traite dédaigneusement la théorie des caté­
gories, VI, 1.3. C’est au contraire une partie très importante76. Porphyre a
placé ces trois livres dans YEnnéade finale. L’idée maîtresse est qu’Aristote
a eu tort de croire que les catégories du sensible sont les mêmes que celles
COURS SUR PLOTIN 53

de l’intelligible, attendu que les déterminations générales de l’être sensible


ne peuvent pas être les mêmes que les déterminations générales de l’être
intelligible. Il y a ici l’indication de quelque chose qui annonce la philo­
sophie critique. La différence n’est d’ailleurs pas énorme du mysticisme
au criticisme, <95> le mysticisme réservant l’absolu à une connaissance
supra-empirique.
Nous ne pouvons donc appliquer à l’être en soi les catégories. Dans le
premier livre, il étudie le 7toieïv et le raxayeiv et établit que cette catégorie
n’appartient qu’au sensible et ne peut concerner l’intelligible. D’autre
part, une espèce d’expérience nous montre le sensible dérivant de l’intel­
ligible77. Donc si nous nous plaçons dans le sensible, nous avons le droit
d’appliquer la catégorie de causalité. Si nous nous plaçons dans l’intelli­
gible, nous perdons ce droit.
Par cela seul, Plodn a bien vu comment sa doctrine de l’intuition
supérieure exigeait une espèce de complément logique, qui sans rendre
intelligible une idée qui ne l’est pas, nous permet de <96> comprendre au
moins pourquoi nous ne comprenons pas. C’est tout ce qu’on peut
demander à un philosophe au fond mystique. Mais on doit constater chez
Plotin cet effort pour rapprocher dans une certaine mesure le mysticisme
du rationalisme.

vii - l’âme universelle considérée en elle-même

<97> Nous avons déterminé tour à tour l’âme universelle par rapport
à ce qui la suit et à ce qui la précède. Elle engendre la nature en créant
l’espace et le temps, parce que l’image une fois produite exige d’être com-
plétée. D’un autre côté, elle est par son sommet dans le vouç, mais en
plus, ou plutôt en moins, possède une tendance à en sortir : elle en sort
grâce à une certaine forme de la causalité, une causalité à face unique. Il
faut maintenant déterminer l’âme universelle par rapport à elle-même
envisagée en soi. Comment Plotin se l’est-il représentée ? Est-ce par ana­
logie avec notre âme à nous, avec la conscience ? Est-elle ainsi une âme
consciente ?
54 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Si Plodn s’est représenté l’âme du monde comme une conscience


plus haute, qui créerait le monde sensible comme nous créons <98> nos
rêves, alors cette conception sera encore semi-mythique. Plotin n’aura
pas dépassé le point de vue de Platon. Nous cherchions chez lui une
explication métaphysique de la procession. Or nous serions encore dans
la mythologie.
Si, au contraire, Plotin, au lieu de se la représenter comme une âme
humaine intensifiée, a construit pour lui-même le concept d’âme univer­
selle et, en en descendant par voie d’appauvrissement, est arrivé à l’idée
de la conscience, nous trouverons chez lui : d’abord une théorie nouvelle
de la conscience, puisqu’elle ne sera plus quelque chose de simple, mais
de produit, quelque chose où l’on arrive par déduction ou synthèse ;
ensuite ce ne pourra plus être par la conscience que l’âme universelle se
définira, et c’est cet intérieur de l’âme universelle qu’il faudra atteindre.
Quelle de ces deux solutions a-t-il adoptée ?
Si l’on examine les textes superficiellement, l’impression qui se
dégage est que l’âme <99> universelle est une âme consciente ; et pour
cela beaucoup s’y sont trompé, et ont cru que l’âme universelle aurait
conscience à la manière de la nôtre. Kirchner soutient même qu’elle a
pour attribut essentiel le raisonnement, t6 XoyiÇe<T0ai.. Zeller, sans aller
aussi loin, se sert d’un texte où Plotin parle de auvoua07)<7i<;, qu’il traduit
par conscience, mais reconnaît qu’il y a des textes et surtout des théories
qui s’y opposent : il conclut que Plotin s’est contredit et a oscillé.
La vérité est que Plotin est le seul des philosophes anciens qui ait
cherché à élucider ce concept de conscience, à étudier le fait de la cons­
cience indépendamment de la pensée, et il a eu à se créer une termino­
logie : de là une certaine gaucherie et certaines hésitations. Mais sa pensée
est claire. Si l’on donne au mot conscience son sens de quelque chose qui
tend vers la forme personnelle78, son sens courant, alors il est hors de
doute que l’âme universelle est inconsciente.
<100> Nous verrons plus tard en détail ce qu’est la conscience pour
Plotin. Indiquons seulement les fonctions de l’àvr£X7)<|/iç. Il y a

1 / l’inquiétude du corps,
2 / le plaisir et la douleur,
COURS SUR PLOTIN
55

3 / la perception des corps extérieurs,


4 / la mémoire,
5 / la Siàvoia, l’intelligence discursive.

Or aucune de ces fonctions ne peut appartenir à l’âme universelle.


1. — L’inquiétude du corps. Nous qui sommes des âmes jointes à des
corps partiels, nous sommes exposés à des dangers. Le corps humain
subit l’influence des autres corps, est exposé à la décomposition. La loi
même de la vie, c’est l’inquiétude. Mais le corps de l’âme universelle est la
totalité de la matière. Rien ne peut le menacer. Il s’écoule, mais intérieure­
ment à lui-même. Et en tant que renfermé dans l’âme du monde, il est
éternel.
2. — La douleur se produit lorsque le corps est menacé de perdre
l’image de l’âme, c’est-à-dire lorsqu’une séparation devient <101> pos­
sible entre corps et âme. En d’autres termes, c’est un commencement de
mort. Le plaisir se produit lorsque (IV, 4.19) l’équilibre se rétablit,
lorsque l’âme se réadapte au corps. «La douleur est conscience d’une
séparation d’avec le corps, lequel est privé de l’image de l’âme ; le plaisir
est conscience d’une réadaptation de l’âme au corps. »79 Or le corps du
monde est indissolublement lié à l’âme, étant son déroulement nécessaire
sous forme d’espace et de temps.
3. — La perception externe est un phénomène purement interne à
l’âme : elle exige la rencontre de deux éléments opposés. En droit, nous
avons tous la perception de toutes choses sous forme de vôtqgiç, c’est-à-
dire sous forme latente. Pour que ce qui est ainsi virtuel devienne actuel,
il faut qu’une impression se produise dans le corps. Alors la pensée va
au-devant, et à la rencontre se produit la «jxxvTacua. Mais ce n’est pas autre
chose qu’un phénomène de sympathie <102> avec un phénomène
extérieur.
La perception suppose donc premièrement des corps multiples exté­
rieurs ; deuxièmement, dans le corps percevant, un organe de perception.
Or il n’y a pas de corps extérieur au corps du monde. Et (II, 8.2) 1 âme du
monde n’a pas d’organe.
4. — La mémoire. Plotin a démêlé la relation de la conscience et de la
mémoire, et vu qu’il n’y a pas conscience là où il n’y a pas un prolonge-
56 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

ment du passé dans le présent, une mémoire. Mais la mémoire appartient


à un être qui est en progrès, qui est déchu et se cherche lui-même (TV,
4)80. Dans cette même Ennéade, en IV, 4, 681, il explique les conditions de
la mémoire : elle a pour condition le temps. Or l’âme du monde n’occupe
pas de temps. Le temps est en elle, sort d’elle, mais elle n’est pas en lui, le
domine, l’exprime, mais éminemment, sous forme d’éternité.
5. — Reste le raisonnement. Kirchner prétend que l’âme universelle
raisonne et a <103> pour fonction essentielle le Aoyiap-oç. Il cite V, 3.3 :
ij'uXTQv ev Xoyi(jp.oï<; EÏvai. Mais le contexte prouve suffisamment qu’il n’est
pas question de l’âme universelle, mais de l’âme humaine. C’est une
erreur matérielle.
Nous voyons par cet examen que l’âme du monde n’accomplit aucune
des fonctions propres de la conscience. Faut-il conclure qu’elle est incons­
ciente ? Un texte paraît indiquer le contraire, IV, 4.24 : Govaio0ï)<nv piv
auTou â)G7TEp TjfiEÏç •rçp&v auvoua0avopE0a82. Mais auvcda^aiç, ne signifie
pas conscience. Analysons ce mot qui nous renseignera sur la nature de
l’âme universelle.
Citons quelques textes. IV, 5, 5 èXsyETO... (Il s’agit de
l’audition, c’est-à-dire de la perception extérieure) : « On peut dire de
l’affection de l’ouïe ce que nous avons dit de la vision, que c’est une cer­
taine ouvaÊa07)<jiç, comme dans un animal. » <104> Le mot désigne ici la
sympathie d’un organe avec le corps qu’il perçoit, comme dans un animal
où toutes les parties sont concordantes. Et, en effet, l’âme est un vivant.
IV, 4.45 : « Dans tout animal chacune des parties concourt au tout et il y
a une <7uvaur07)<7iç du tout par rapport au tout. » Le sens du mot est bien
ici de consensus, accord réciproque. C’est le sens fondamental du mot.
Revenons à notre texte : « Il faut attribuer à l’âme universelle la
<iuvat(707)<7iç d’elle-même, de même que nous avons, nous, notre
CTuvatCT0y)GL<; ; mais pour la sensation, aidbjaiç comme elle est toujours
sensation de quelque objet étranger, il ne faut pas la lui attribuer. » Nous
ne pouvons attribuer la sensation à l’âme universelle, mais nous devons
lui donner la auvaia0Y)<nç. Notre auvoua0Y)aiç à nous est un accord
d’atG07j(Tu;, c’est par conséquent une conscience. Mais la <juvou<T07)aiç du
tout ne peut être de la <105> conscience, puisqu’il n’y a pas d’afo0Y)<nç.
La <juvod<70r)au; pourra donc signifier conscience que par accident, que
COURS SUR PLOTIN 57

dans le cas où les éléments unifiés sont des éléments de conscience. Nous
traduisons ce mot par « unité synthétique interne ».
Si elle n’est pas de la conscience, qu’est-elle ? V, 3.13 : « L’unité syn­
thétique du tout m’a tout l’air d’être, lorsqu’un multiple converge vers
l’unité, la pensée, to voeiv. » Plotin le répète sans cesse : l’âme universelle a
pour fonction inférieure de produire, la fonction supérieure est de
contempler. Sa partie divine est dans l’intelligence.
Mais qu’est-ce que cette pensée ? Est-ce de la conscience ? Nous ver­
rons que la voy)<7i<;« est pour Plotin une fonction supérieure de l’âme
humaine, mais qui ne lui appartient pas proprement. La fonction vrai­
ment humaine, c’est le Xoy^ecrôat. Par le <106> voeiv, nous sortons de
nous. Le voyjp.a alors n’est pas conscient, si l’on garde au mot son sens
humain. Il se rétracte dans le temps : la conscience se produit lorsqu’il
arrive à créer une imagination, <j>avT<x<7ia, dans laquelle il se réfléchit
comme dans un miroir. En d’autres termes, il n’y a conscience que là où
il y a une diminution du voûç, un progrès qui témoigne d’une déchéance,
où il y a action et une faiblesse de la contemplation. La conscience se pro­
duit à la suite d’une chute : tant qu’elle est pensée pure, l’âme n’est pas
consciente ; mais lorsqu’elle tombe dans le corps, elle substitue à
l’éternité de la pensée la continuité d’un progrès dans le temps, c’est-à-
dire la conscience.
Alors la auvaùrÔYjtnç de l’âme universelle, c’est l’unité du tout, cette
convergence de toutes les parties qui est caractéristique de l’Idée <107>
pure. Chaque âme humaine contient la raison de son corps. Cette raison
est inclue dans la raison universelle. Toutes les âmes particulières sont
renfermées dans l’âme universelle. Chacune est consciente. Mais si nous
les prenons toutes synthétiquement dans l’âme universelle, il n’y a plus
conscience. Cette inconscience est si l’on veut quelque chose à quoi on
arrive, en partant de la conscience, mais par voie d’enrichissement, et en
supposant dans l’éternel ce que notre conscience développe dans le
temps. Étant donné l’âme dans le voùç, il n’y a rien à lui ajouter pour
qu’elle devienne conscience, mais quelque chose à perdre.
Pour se représenter cette forme d’être, il faut un grand effort. Mais il
n’est pas impossible d’y arriver. Il faudra bien se rendre compte que la
pensée s’explique par l’Intelligence. On a dit que les Idées platoniciennes
58 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

étaient des pensées <108> de Dieu, mais en se fondant sur Plotin. Bien
au contraire, l’acte de penser d’après Plotin ne peut s’éclairer que si l’on se
reporte à l’intelligible, au vouç. Comment ? J’ai l’image consciente d’un
triangle. Elle est consciente, parce que je me la représente pendant un
certain temps et dans un certain espace. Pour passer à l’idée du triangle, je
vais faire abstraction des images particulières. Mais tant que je me la
représente dans le temps, je sous-tends sous l’idée une image générale. Si
je veux me représenter l’idée pure, je sors de la conscience, je coïncide
avec l’intelligible, je ne suis plus moi83.
Encore. Voilà Socrate conscient. Il n’est que le déroulement dans
l’espace et le temps de l’idée éternelle de Socrate et, par conséquent, si
l’on veut passer de Socrate à son Idée, il faudra supposer une coïncidence
avec l’intelligible pur, où toute conscience <109> sera abolie, pour passer
à l’idée de Socrate, du triangle, il faut intensifier infiniment l’image du
triangle ou de Socrate. Et inversement, pour descendre de l’Idée à
l’image, de la pensée à la conscience, il n’y a rien à ajouter, il n’y a qu’à
appauvrir. Aristote a dit qu’on ne peut penser sans image. Si. Mais il ne
s’agit plus de la pensée consciente. C’est cette pensée supraconsciente
que Plotin a attribuée à l’âme universelle.
Cette conception de la conscience s’oppose absolument à la concep­
tion moderne. Pour nous la conscience est chose simple. L’état de cons­
cience est le type de l’individualité. Déjà Platon a fait de l’âme une jxtÇtç.
Pour Plotin, elle est un mélange, quelque chose qui se produit entre
pensée, limite supérieure, et matérialité, limite inférieure. Un triangle est
entre l’idée du triangle et l’indéfini de l’espace et du temps. <110> De
même une âme peut se résoudre en matérialité pure et en l’idée de cette
âme. Il y a enfin le mouvement de cette limite inférieure à cette limite
supérieure, et ce mouvement est la conscience.
Et alors nous comprenons bien pourquoi Plotin a appelé âme cette
hypostase qui déroule les Idées dans l’espace et le temps. Si la conscience
en était l’essence nue, on pourrait s’étonner qu’il eût donné le nom d’âme
à un être qui n’est pas conscient : et c’est pour cela que le terme d’âme
universelle nous étonne. Mais la conscience est un accompagnement.
L’âme pourrait à la rigueur s’en passer. L’essence de l’âme est sa fonction
de véhicule des raisons génératrices.
COURS SUR PLOTIN 59

<111 > Après avoir résolu ce problème, Plotin en résout de connexes,


nécessaires pour le problème fondamental de l’origine de l’âme indivi­
duelle.
Premièrement, le problème de la vie. Quelle est, dans la formation de
notre personne physique, la part de la nature et la part de notre personne
morale ?
Le corps vivant est collaboration de la nature et de l’âme. C’est la
nature qui produit le corps ; l’âme universelle du moins, sous forme de
nature. Et d’autre part l’âme individuelle se fait son corps. Le corps
vivant est au point de rencontre de ces deux opérations. Quelles sont les
parts respectives de ces deux causes ?
Textes essentiels : VI, 4, 15. Le corps humain existe avant que l’âme
soit venue <112> en prendre possession, mais il avait une aptitude à la
recevoir, il était dans son voisinage, il en a reçu une chaleur et une illumi­
nation. Il y était préparé parce que c’était un corps qui n’était pas sans I
participation de l’âme. Car la nature a déjà esquissé le corps. - VI, 7.7 :
« Qu’est-ce qui empêche que l’âme universelle prépare une esquisse, et
cela parce qu’elle est le logos universel, avant que les âmes particulières ne
s’y insèrent ? Cette esquisse serait comme une illumination préalable de la
matière et, alors, l’âme individuelle venant repasser sur ces traces, les
organise partie par partie. Et ainsi chaque âme devient le corps auquel elle
est venue s’ajouter, ayant ainsi accompli sa figure, de même que celui qui
fait partie d’un chœur <113> de danse se conforme au rôle à lui assigné. »
Interprétons.
Représentons-nous une personne qui, regardant des nuages, y aper­
çoit des figures, ou un tapis formé par des lignes géométriques courant
dans tous les sens. En un sens il n’est pas sans participation de l’âme, car
il a fallu un géomètre pour tracer ces lignes. Si je le regarde, je pourrai y
démêler une figure déterminée, un hexagone, et alors je ne verrai plus
qu’elle. En un sens c’est moi qui l’ai tracé, en l’autre sens c’est le fabricant
du tissu. Le dessin était là ; mais c’est en y projetant quelque chose de moi
que j’y ai produit ce dessin, et même j’aurais pu projeter par imagination
tout le dessin ; mais j’ai trouvé le dessin tout fait, et j’ai choisi ce qui était
plus conforme à mon imagination. C’est en un sens <114> analogue que
le corps est produit à la fois par la nature et par l’âme individuelle. Au
60 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

premier sens il est simplement partie du tout ; au deuxième sens l’âme en


s’y insérant n’y ajoute rien, mais le détache du tout. Il y a, comme dit
Plotin, superposition de l’homme sensible à l’homme intelligible.
Essayons de dépasser ces comparaisons et de remonter aux principes
théoriques. Le principe a été dégagé par Porphyre, Elévationj84, § 14 : « Il y
a deux espèces de génération ; l’une par causalité, l’autre par composition.
Les substances simples sont engendrées par voie de causalité, ainsi la
par le voOç. Mais il y a aussi la genèse par composition. Or les corps
vivants sont engendrés des deux manières à la fois, et comme par une
cause, et comme par composition. » La voie de composition, c’est la voie
physique : nous dirions qu’un corps <115> est formé physiquement par
voie de composition. L’autre mode est celui par lequel une cause supé­
rieure descend dans la matière, c’est la procession.
Nous distinguons aujourd’hui pour expliquer la vie deux théories85.
Premièrement l’explication mécaniste. On suppose que les forces phy­
sico-chimiques amènent des combinaisons de molécules telles que les
phénomènes de la vie s’accomplissent. Plotin a réfuté le principe de cette
théorie, en soutenant que l’organisation ne peut venir de l’inertie. Deuxiè­
mement, la théorie d’après laquelle un principe d’ordre psychologique
descendrait vers la matière, arriverait à entraîner ses molécules dans son
orbite, à les aimanter dans son sens.
La solution de Plotin consiste à n’accepter aucune de ces deux expli­
cations extrêmes86. La matière seule ne peut constituer un vivant. L’âme
individuelle ne peut non plus produire la vie, car elle se trouve <116> en
présence de l’œuvre de l’âme universelle, d’une matière constituée, elle ne
peut se donner un organisme. Il y aura coopération des deux forces.
L’âme doit subir les lois de la nature : elle ne pourra que se pencher vers
la matière pour chercher à se donner un corps ; mais, en même temps le
corps aspire à la vie parce qu’il est l’œuvre de l’âme universelle. C’est au
point de rencontre que se constitue la vie.
Solution très profonde. Si ce problème est envisageable théorique­
ment, on trouve que les forces physico-chimiques peuvent engendrer
quelque chose qui imite la vie déjà d’assez près ; les corps organisés chi­
miquement arrivent à côtoyer la vie, il manque une amorce. Et il semble
bien qu’il faut quelque chose venant d’en haut. Mais ce quelque chose ne
COURS SUR PLOTIN 61

ferait rien, si la matière n’était déjà par <117> elle-même prête à


s’organiser. Tout se passe comme si la vie ne pouvait s’y ajouter que si ces
forces y étaient déjà toutes préparées, s’y avançaient.
Plus généralement la causalité envisageable entre les degrés différents
de la nature paraît bien être quelque chose de ce genre. Nous ne conce­
vons ni comment des forces inférieures par elles-mêmes arriveraient à
créer des propriétés nouvelles, ni comment des forces supérieures arrive­
raient à s’imposer à une matière réfractaire. Tout se passe comme si les
forces supérieures étaient là, guettant le moment où les forces inférieures
auront esquissé la forme à recevoir. Alors les forces supérieures, attirées
par leur image, descendent dans les forces inférieures pour continuer le
mouvement87.
<118> La première conséquence à tirer de là concerne le problème
de la liberté. Nous venons de chercher comment la vie peut se concilier
i

avec les forces naturelles. Nous devons chercher comment la liberté qu’il :
attribue à l’âme se concilie avec la nécessité de la nature. La solution est
dans la théorie de la formation du corps.
IV, 3.13. La question est posée sous forme étroite: Dans quelle
mesure le choix d’un corps est libre ? Il n’est ni nécessaire ni volontaire.
« Les âmes ne descendent ni de leur plein gré ni envoyées. Ce n’est pas la
nécessité, parce que la descente se fait en vertu d’une inclination inté­
rieure qui porte l’âme à descendre comme on se sent porté au mariage.
C’est bien la nécessité, mais on dirait aussi bien que le voüç obéit à la
nécessité quand il reste où il est. »88 — En d’autres termes, si être libre
consiste à rester entièrement ce qu’on est, la descente n’est pas liberté
pure. Mais si être nécessité consiste à subir une influence externe, alors la
descente n’est pas nécessaire, car elle est conforme à une inclination natu­
relle de l’âme.
Plotin généralise le problème. Dans quelle mesure, une fois le corps
choisi, sommes-nous indépendants de la nature où nous sommes insé­
rés ? III, 1.7 : « Il y a une doctrine — celle des Stoïciens89 — d’après laquelle
il n’existe qu’un seul principe, lequel lierait toutes choses les unes aux
autres et déterminerait chacune d’elles par des raisons génératrices. Près
de cette doctrine est celle qui dit que tout état et tout mouvement, soit de
nous, soit de l’ensemble, dérive de l’âme universelle - Héraclite. Dans
62 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

cette doctrine, toutes nos représentations et toutes nos tendances se pro­


duisent de <120> par des causes nécessaires, de sorte que notre liberté
ne serait plus qu’un mot. » Ainsi la formule de la nécessité est : une seule
cause développe tous ces effets. « Il s’agit de trouver la solution qui, pre­
mièrement, ne laisse aucun phénomène sans cause, maintienne la suite et
l’ordre des choses et qui, deuxièmement, nous permet d’être quelque
chose. »** Ainsi le problème est posé : sauvegarder la causalité sans sacri­
fier notre liberté.
<121 >

VIII - LA CHUTE DES ÂMES

<122> Nous passons de l’âme universelle à l’âme individuelle.


Qu’est-elle ? Quels rapports a-t-elle avec l’âme du monde, avec l’intelli­
gence, avec l’un? Quels rapports entretenons-nous avec la nature,
l’intelligence et Dieu ? La question qui se pose immédiatement est celle
du rapport de l’âme humaine à l’âme du tout. Il s’agit de savoir si la solu­
tion la plus naturelle est la vraie: celle de Vacherot, de Kirchner91.
D’après eux, l’âme humaine dériverait purement et simplement de l’âme
du monde comme l’effet de la cause et la partie du tout.
Nous savons que l’Un engendre l’intelligence, et l’intelligence l’âme
du monde. Il semble naturel de dire que l’âme du monde < > les âmes
individuelles92. Et cette solution se rapproche de la solution stoïcienne.
<123> Enfin Plotin a parlé de trois hypostases : Un, intelligence, âme
universelle. Il semble naturel, puisqu’il n’y a plus rien, de faire sortir les
âmes individuelles comme la nature de l’âme universelle.
Si l’on prétend que l’âme humaine a été engendrée par l’âme du
monde, il faudra dire quelle est la nature de cette dérivation. Est-ce une
dérivation dans le temps, comme une cause temporelle engendre son
effet ? Non. Car notre âme est antérieure à la naissance, antérieure au
corps comme elle lui survit, elle est éternelle comme l’âme du monde.
Donc pas de dérivation dans le temps.
COURS SUR PLOTIN 63

Restera l’hypothèse de la dérivation en dehors du temps elle sortira de


l’âme du tout comme des théorèmes de la définition. Cette solution est
aussi inacceptable. Car chez Plotin il y a un critérium de ce genre de déri­
vation métaphysique : alors la chose dérivée est inférieure et par consé­
quent possède d’autres fonctions. Or Plotin n’a dit nulle part qu’il y ait
infériorité de ce genre ; les <124> fonctions de l’âme humaine sont les
mêmes que celles de l’âme universelle. Il dit même que chaque âme indi­
viduelle aurait pu créer le monde, et ne l’a pas fait parce qu’elle a été
devancée par l’âme universelle. Si le système semble exiger une dérivation
panthéistique, Plotin s’exprime en termes qui excluent cette dérivation.
Richter déclare la difficulté insoluble. D’après Zeller il y a au moins
deux hypothèses entre lesquelles il flotte : identifier l’âme universelle et
l’âme humaine ; distinction des âmes humaines et de l’âme universelle.
Mais la contradiction est bien grossière.
Le rapport des âmes à l’âme du tout n’est pas simple. Il n’y a sûre­
ment pas indépendance ; mais pas non plus dérivation. Lorsque la
lumière rouge sort de la lumière blanche par le prisme, on ne peut dire
qu’elle ait pour cause la lumière blanche : ce n’est pas un rapport causal.
Avant de présenter cette solution, <125> il faut résoudre une autre
question : comment et pourquoi les âmes individuelles se détachent de
l’âme universelle, car elles sont d’abord en elle ou avec elle. L’aban­
donnent-elles ?
Il y a d’abord des réponses mythiques. L’âme universelle dérive du
vouç, et par là lui est inférieure. En résulte que dans la nature qui est la
manifestation de l’âme dans l’espace et le temps, il n’y a pas la même har­
monie que dans l’intelligence : l’unité du monde n’est pas parfaite. ÜI,
2.16 : « L’âme universelle est un logos qui oppose les unes aux autres cer­
taines de ses parties, et par là elle engendre dans la nature la lutte et la
guerre. Elle est semblable au plan d’un drame qui, dans son unité, ren­
ferme mille combats. » Alors, si les corps infiniment nombreux que l’âme
du monde dessine et anime portent en eux des traces de discorde, il est
naturel que les âmes individuelles qui viendront s’y insérer suivent la
pente de l’inclinaison <126> que les corps dessinent. III, 2.17 : « Chaque
partie du tout tire à elle tout ce qu’elle peut », et ce serait l’égoïsme qui
dominerait ainsi le monde des âmes incarnées : car ce qui domine en
64 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

chaque partie c’est le désir de vivre. L’égoïsme est la loi de la vie, parce
que dans l’espace et le temps chaque partie vise à être le tout ; l’harmonie
a disparu.
C’est par des raisons morales en effet que Plotin explique d’abord la
chute des âmes dans les corps. V, début93, il se demande « pourquoi et
comment elles ont pu oublier Dieu leur père, elles divines, et se mécon­
naître elles-mêmes ? Le principe de tous les maux, c’est l’audace, c’est-à-
dire le désir de n’appartenir qu’à soi-même ». De là un désir d’existence
par soi, origine de séparation.
En quoi consiste cette audace ? et d’où vient-elle aux âmes ? C’est
que par un effet de mirage, elles se sont exagérées à elles-mêmes leur
importance.
<127> IV, 3.12: «Les âmes des hommes, ayant contemplé leur
image dans le miroir de Bacchus, se sont élancées ici-bas. » Ce miroir c’est
la matière en général, réfraction de l’âme universelle, matière qui offre à
chaque âme humaine un corps qui lui ressemble. Attirée par cette pro­
messe d’indépendance, l’âme se précipite : et alors elle est prisonnière,
enchaînée ; c’est la punition d’avoir voulu vivre.
Plotin prétend que cette doctrine est de tous les temps. IV, 8.1, il
l’attribue à Empédocle, « pour qui c’est une loi pour les âmes pécheresses
de tomber ici-bas, et lui-même sait que c’est après s’être enfui d’auprès de
Dieu qu’il est venu ici devenir esclave de la discorde furieuse ». De même
Platon. Il a dit que l’âme est enchaînée et comme ensevelie dans le corps.
Plotin ajoute que ce n’est pas seulement théorie, mais fait d’expérience.
Nous connaissons le passage de IV, 894 où il parle du passage de l’âme à
l’intelligence, <128> puis à l’un. Sortant de cet état, l’âme se sent des­
cendre, xotTotêatveiv. La chute est donc un fait que peut nous rendre
l’expérience.
Donc l’âme est en un sens tombée dans le corps par son libre choix et
par une méprise. Quelle est pour elle le résultat de sa chute ? Il est double.
Premièrement. Quand elle habite au sein de l’âme universelle, elle parti­
cipe à l’administration du monde entier, et comme le monde est éternel,
l’âme individuelle en tant que reposant dans l’âme universelle est libre de
tout souci. Mais quand elle tombe dans un corps placé entre les autres corps
et détruit par eux, alors commence le souci du corps et l’inquiétude de la vie.
COURS SUR PLOTIN 65

Deuxièmement. Dans l’âme universelle, qui est elle-même engagée


par sa partie supérieure avec la totalité de l’intelligence, l’âme humaine
possède toutes les Idées. Mais dès qu’elle prend un corps, elle n’en pos­
sède plus qu’une partie. Elle possède en droit <129> la totalité des Idées,
peut toujours par effort s’y replacer ; mais en fait elle se concentre sur une
partie de l’intelligible réfracté dans l’espace et le temps. VI, 4, 16 : «Du
tout de l’intelligible, elle a sauté à une partie. C’est comme si le savant qui
possède la science complète n’en envisageait plus qu’une seule proposi­
tion. » D’ailleurs, pour Plodn, chaque proposition reflète la science
entière. «L’âme est devenue ainsi un être particulier, parce qu’elle a
concentré son activité sur le corps. » Dans les à<j>opfiat de Porphyre,
même idée énergiquement exprimée, § 39 : « L’âme inclinant vers la
matière est réduite au dénuement et à l’épuisement de sa force propre. Au
contraire lorsqu’elle remonte au vouç, elle retrouve la plénitude de sa
force. Ce sont les états de pauvreté et d’abondance. »
Ainsi c’est par un effet de leur audace que les âmes individuelles ont
sauté du sein de l’âme universelle <130> dans les corps. Par là elles ont
éprouvé une diminution d’elles-mêmes, parce qu’elles se concentrent sur
le corps et ne possèdent plus qu’une partie du monde intelligible qui en
droit leur appartiendrait tout entier.
C’est le point de vue moral. Mais déjà, IV, 3, nous voyons poindre
une nouvelle explication - § 695 : « Peut-être est-ce l’élément multiple des
âmes qui, tiré en bas, a entraîné avec lui les âmes elles-mêmes, elles et
leurs représentations. » En IV, 796, il explique que l’âme individuelle a fait
son corps. Il y aurait donc un point de vue physique : la chute ne serait
pas l’effet d’un choix et le châtiment d’une audace, ce serait un processus
naturel, nécessaire, automatique. L’âme ne tomberait plus dans un corps
qu’elle doit subir : elle en serait productrice. Audace, chute, châtiment
seraient l’aspect moral d’un processus qui serait naturel, l’âme étant
quelque chose qui participe de l’idée mais <131 > porte en soi une multi­
plicité qui, comme un poids trop lourd, l’attire dans l’espace et le temps ;
de sorte qu’elle devient par cette activité divisante créatrice d’un corps.
Il est nécessaire de revenir un peu sur l’âme universelle et son rapport
à l’ensemble de la nature. Elle est la raison génératrice du monde. Elle
s’épanouit dans l’espace et le temps, créant la nature qui se trouve être
66 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

ainsi un grand organisme dont toutes les parties sont sympathiques.


D’autre part, chacune des parties composantes de la nature est elle-même
un organisme, pourvu qu’on sache distinguer les parties comme il faut. Et
il doit y avoir des raisons génératrices de toutes ces parties composantes.
Il y a donc un logos universel fabricateur du monde et des logoi particu­
liers créateurs des parties de l’univers.
Ces logoi sont des Idées, déchues en quelque sorte, sorties de
l’éternité, ou <132> plutôt se prolongeant dans l’espace et dans le temps.
Donc la racine des logoi est dans les intelligibles.
Quelles sont les Idées qui correspondent respectivement aux âmes
fabricatrices des corps et à l’âme universelle ? Pour les âmes individuelles,
à chacune correspond dans le monde intelligible une certaine Idée qui le
représente éternellement. - Pour l’âme universelle, Plotin est moins pré­
cis. Mais c’est clair. L’âme universelle, dit-il, est engendrée par le voûç, qui
est la totalité des intelligibles. Alors l’âme universelle est représentée dans
l’intelligible par la totalité des Idées, elle est le prolongement de
l’intelligible considérée dans sa totalité.
Maintenant, pour Plotin, chacune des Idées est d’une certaine
manière représentative du vouç tout entier, contient toutes les autres,
porte en elle sous forme virtuelle la totalité des autres : de même qu’en
géométrie une proposition est grosse de la science tout entière. <133>
Tirons les conséquences. Prenons une âme humaine représentée dans
le monde intelligible par une certaine Idée. Cette âme prolongeant une
Idée qui est représentative, en tant qu’idée, de l’intelligible tout entier,
pourrait, à la rigueur, faire tout ce qu’a fait l’âme universelle, prolonge­
ment de tout l’intelligible. L’âme de Socrate, prolongeant l’idée de Socrate
qui est en un certain sens le vouç pourrait créer le monde. IV, 3, 6 :
« Pourquoi l’âme universelle, qui est de même nature que les âmes parti­
culières, a-t-elle produit le monde, et non chacune des âmes particulières,
alors que chacune aussi renferme tout en elle ? » Idée qui n’a rien de para­
doxal : s’il n’y avait que mon âme, mon âme serait le monde tout entier ; si
je ne le crée pas, c’est que je me trouve en présence d’un rêve universel
qui déplace mon rêve. A la question posée, Plotin répond que cela tient à
ce qu’elle a été devancée <134> par l’âme universelle. Il ne s’agit pas de
temps ; mais les âmes individuelles sont devancées en droit par l’âme
COURS SUR PLOTIN 67

universelle qui leur est supérieure par le degré. Et si une seule âme peut
créer le monde ce sera celle-là. Chaque âme exprime le tout d’un point de
vue particulier, tandis que l’âme universelle se place à tous les points de
vue à la fois.
Chaque âme humaine tend à faire le monde, mais tend plus particuliè­
rement à se créer le corps particulier qui exprime son point de vue. Alors
l’âme universelle qui fabrique tout va fabriquer aussi le corps de Socrate ;
mais en même temps l’idée de Socrate tend à se constituer son corps. Ce
corps peut donc être considéré en tant que produit mécaniquement par la
nature, et en tant que créé par l’idée même de Socrate. La chute de l’âme
n’est pas autre chose que le processus qui fait que l’âme, suivant sa pente
naturelle, se trouve tout à coup rencontrer un corps déjà fait par <135>
le logos universel. Il y a insertion naturelle et en un certain sens chute.
Je suppose un rayon blanc tombant sur un prisme et se réfractant en
mille rayons multicolores. Je choisis le rayon rouge. La lumière blanche
sera l’âme universelle, les rayons multicolores les corps ; le rayon rouge le
corps de Socrate. En un sens il est l’œuvre de la lumière blanche qui a
produit tout le spectre ; mais en un autre sens, il n’est que le prolonge­
ment d’un rayon rouge qui existait déjà dans la lumière blanche. En un
sens il prolonge la lumière blanche, en un autre sens la lumière rouge. Au
même sens, chaque corps vivant est à la fois l’œuvre de l’âme universelle
qui crée tous les corps, mais en tant qu’insérés dans la totalité de la
matière, et de l’âme particulière qui vient se porter dans un de ces corps
pour rayonner sur tout le reste et le créer en ce sens.
<136> On comprend alors en quel sens les corps sont des œuvres
naturelles des âmes humaines manifestant leur puissance, et en quel sens
cette insertion est une chute, puisque l’âme en s’y réfugiant diminue ses
pouvoirs. L’insertion est à la fois un processus naturel et une espèce de
chute.
<137> Nous avons commencé l’étude de l’opération par laquelle
l’âme prend un corps, et nous avons trouvé que Plotin se plaçait tour à
tour à deux points de vue, le point de vue moral de la chute, où la prise
d’un corps a pour cause l’audace, pour moyen immédiat l’égoïsme, pour
résultat une déchéance, et le point de vue physique, où l’ensomatose
apparaît non plus comme un acte moralement qualifiable, mais comme
68 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

un fait physique, naturel et, en un sens, nécessaire, qui rentre dans la loi
générale de la procession, par laquelle toute unité s’irradie.
Y a-t-il dans l’esprit de Plotin une transition d’un point de vue à
l’autre? Entre l’ensomatose considérée comme un acte moral et
l’ensomatose considérée physiquement, y a-t-il un passage ?
Il existe certainement dans l’esprit de Plotin. <138> IV, 3.12-13, la
descente est présentée d’abord comme une espèce d’opération magique :
«L’âme est attirée dans le corps comme par les forces et l’attraction
puissante de la magie. C’est une espèce de fascination, donc c’est encore
là le point de vue moral. Mais de plus, il y a une nécessité qui fait qu’à
son heure chaque âme descend comme si elle était appelée par un mes­
sager. » Et ensuite : « L’âme descend dans son corps comme automa­
tiquement. »
Même différence en ce qui concerne le choix d’un corps.
« L’âme va vers le corps qui est l’image de sa préférence et de sa dis­
position originelle » — « au corps qui a été préparé par la ressemblance de
sa disposition » — « au corps adapté et analogue ». C’est le point de vue
moral.
Mais autre expression : « L’âme va s’insérer dans le corps qu’il est
nécessaire. »v
Dans le 8e livre de la IVe Ennéade, Plotin parle constamment <139>
du corps comme s’il était fabriqué par l’âme : c’est le logos en s’ajoutant à
la matière qui fait le corps. Il y a ainsi transition insensible dans sa pensée
d’un point de vue à l’autre.
Mais suit-il qu’il y ait parenté logique entre les deux idées ? La conci­
liation est-elle possible entre l’idée que l’âme a choisi un corps en péchant
et l’idée qu’une nécessité interne fait qu’elle entre dans l’espace et le
temps ? On ne la trouve pas explicitement dans les Ennéades. Mais il est
facile de l’opérer si on se reporte au sens de ces différents termes chez
Plotin : idée, âme, temps et espace.
Dans le monde intelligible, toutes les Idées sont données les unes
dans les autres. Chaque Idée est représentative de toutes les autres. Dans
le monde intelligible, tout est ensemble ; tout est le même et tout est dif­
férent. Ainsi toutes les Idées des âmes individuelles sont <140> données
les unes dans les autres.
COURS SUR PLOTIN 69

C’est que nous sommes en dehors de l’espace et du temps. Dans le


temps et l’espace, c’est différent. Dans le monde intelligible, l’harmonie
vient précisément de ce que chaque partie est le tout : mais comme un
lieu de l’espace ne peut contenir qu’un seul objet, et un moment du temps
un seul événement, chaque âme, en prenant un corps, va exclure toutes
|
les autres âmes d’un certain lieu et d’un certain temps, et comme elle
porte en elle la représentation confuse du monde tout entier, elle aspirera
à prendre toute la place. Elle ne le peut, étant limitée par les autres âmes,
surtout par l’âme du monde qui la devance. L’âme individuelle se trouve
donc comprimée. Or cette compression, c’est précisément la définition
même du péché. Ce qui, envisagé physiquement, est descente naturelle de
l’âme dans l’espace et le temps, <141> cela même, interprété morale­
ment, s’appellera péché ou chute par définition même.
I, 8.14: «Entrer dans la matière, cela même constitue la chute de
l’âme. Elle faiblit, puisque toutes ses puissances ne peuvent plus entrer en
action, et ce qui l’en empêche, c’est la matière qui la force à s’enrouler sur
elle-même, à se resserrer. » En d’autres termes, on peut dire que le péché
est une cause, mais aussi que c’est un effet. En réalité, c’est à la fois l’un et
l’autre, c’est la même chose que la descente nécessaire, physique, de l’âme
dans le corps. Il y a là deux aspects d’une même opération : morale si on
la qualifie, physique si on la décrit simplement.
La théorie de l’ensomatose est donc très complexe.
<142> Nous allons rapprocher cette conception de celle de Platon.
L’objet de la philosophie de Platon a été la résolution du sensible en intel­
ligible, des choses en Idées C’est la marche dialectique. Le processus
inverse, la descente de l’intelligible dans le sensible, n’avait été indiqué par
Platon que sous forme mythique. Ce que Plotin a fait a été de prendre les
éléments de la philosophie platonicienne et de rétablir entre eux la conti­
nuité par un processus qui part du Bien et descend aux Idées, aboutissant
au monde sensible. La partie importante de cette procession, c’est la pro­
cession des Idées au monde sensible, et ce qui effectue le passage, c’est
l’âme. De là l’importance de la théorie de l’âme dans <143> Plotin.
Il y a l’âme du monde et les âmes individuelles. Elles jouent le même
rôle : faire descendre l’intelligible dans le sensible. Les points principaux
de cette théorie, Plotin croyait les trouver chez Platon. Us y sont indiqués
70 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

en effet, mais sans être raccordés entre eux ; ce sont seulement des sta­
tions le long de la procession.
L’âme universelle est un mélange de l’essence divisible et de l’essence
indivisible ÇTtméef*. Platon, selon Plotin, aurait voulu dire que l’âme est le
véhicule des Idées étant Idée par le haut, monde sensible par le bas. En
effet Platon ne la présente ni comme créatrice ni comme organisatrice des
choses : c’est une puissance conservatrice du mouvement. Pour Plotin,
l’âme universelle crée le monde sensible, il est vrai : mais Platon {Lois, X)
dit déjà que l’âme du monde est antérieure à tous les corps. Même dans
<144> le Tintée, elle est composée mathématiquement, de sorte que nous
serions en droit de la mettre parmi ces essences intermédiaires entre intel­
ligible et sensible A ce point de vue, Platon prépare Plotin.
De plus, nous trouvons dans le Timée l’indication d’une théorie du
temps, image mobile de l’éternité99. Or, pour Platon, le temps est avant
tout le mouvement du ciel, lequel est entretenu par l’âme du monde : elle
est déjà sinon la créatrice, du moins le support de la durée. Chez Plotin,
l’âme du monde est ce qui développe dans la durée l’idée éternelle.
Pour l’âme humaine, il y a moins de rapports. Chez Platon, elle est
déjà quelque chose d’intermédiaire entre l’idée pure et la chose sensible,
moins que l’une, plus que l’autre. Et nous trouvons déjà la théorie d’une
chute de l’âme dans <145> le corps, et l’idée que cette incarnation se fait
par un processus naturel : seulement chez Platon ces deux théories sont
indiquées l’une et l’autre sans qu’il y ait conciliation, l’une dans le Phèdre,
l’autre dans les LoisJ0°. De plus nous ne voyons pas le rapport exact de
l’âme humaine avec l’idée : elle en est parente ; mais l’idée est un genre,
l’âme est individuelle. Ce qui manque c’est l’indication de la procession.
Ici encore Plotin a complété Platon : mais il a dû se séparer de lui.
D’abord, comment faire sortir l’âme de l’Idée ? Il faudra que l’Idée soit
déjà individuelle ; telle est la solution de Plotin. Alors le passage devient
facile. Le Bien par irradiation engendre les Idées : si elles sont censées
contenir virtuellement les âmes, elles sont individuelles. Il suffira de sup­
poser une chute dans le temps et l’espace <146> pour passer de l’Idée à
l’âme.
De plus, chaque âme individuelle va aboutir à un corps. D’autre part
l’âme universelle s’épanouit en monde matériel. Or il faut que tout ce qui
COURS SUR PLOTIN 71

sort de l’âme individuelle pour s’épanouir dans l’espace et le temps soit


parfaitement coordonné à ce qui sort de l’âme universelle. Or l’âme indi­
viduelle prolonge un intelligible, l’âme universelle la totalité des intelli­
gibles : en d’autres termes, chaque intelligible est représentatif de tous les
intelligibles, chaque idée particulière de toutes les autres idées. Or c’est un
point essentiel de Platon que tout ne participe pas de tout.
<147>

IX - THÉORIE DE LA CONSCIENCE

<148> Nous allons maintenant prendre l’âme humaine incarnée dans


un corps et étudier ses principales propriétés. Au premier rang est la
conscience.
Plodn est le seul philosophe ancien qui ait présenté une théorie de la
conscience, qui ait même dégagé l’idée de la conscience. Pour cette cause
i] n’a pas trouvé une terminologie arrêtée : de là de grosses difficultés, et
on comprend que les historiens de la philosophie s’y soient trompés.
Richter reconnaît que le concept de conscience est au fond de beau­
coup de théories de Plotin, mais croit qu’il ne l’a pas tiré au clair. Zeller
prétend là encore que Plotin s’est <149> contredit et a dit tantôt que
l’Intelligence pure se pense elle-même — Ve Ennéade — et tantôt
— Ire Ennéade — que la conscience n’est possible que par l’imagination.
Nous pensons précisément le contraire. Le voüç est seul à se penser lui-
même, et la conscience suppose un jeu d’images : cela veut dire simple­
ment que se penser soi-même, ce n’est pas être conscient. Nous le ver­
rons en détail.
Essayons de bien comprendre les textes, en tenant compte de ce fait
que la terminologie de Plotin n’est pas arrêtée.
Parmi les termes qu’on a traduits par conscience, nous trouvons le
mot auvaL<T0Y)au;. Que signifie ce mot ? IV, 5.5 : « On peut dire de l’ouïe
ce que nous avons dit de la vue ; son affection est une auvai<j07]mç
comme celle des parties d’un animal. »101 Le mot ici a un sens clair. Or
72 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

pour Plotin la <150> perception est une sympathie de l’organe avec


l’objet avec lequel il vibre à l’unisson. Le mot signifie sympathie. De
même, 1,1.9 : « L’intelligence discursive faisant un choix des impressions
venues de la sensation contemple les Idées et les contemple comme par
une ouvod<T0Y)tfiç, car la Siàvoia véritable est une similitude et une commu­
nication de l’interne avec l’extérieur. » Ici encore le sens est clair. Plotin
attribue à la Siàvoia le rôle d’aller chercher dans le voüç une Idée qu’elle
rapproche de la sensation, elle a ce rôle dans la perception. Le mot
désigne ici la communication sympathique entre la Siàvoia et l’objet
matériel qui va se peindre dans la représentation. Sympathie est bien le
sens fondamental du mot. De degré en degré on s’achemine au sens de
conscience.
Si c’est une sympathie, elle peut être plus particulièrement la sym­
pathie des <151 > parties d’un être les unes pour les autres, leur accord
entre elles. IV, 4.45 : « Dans un animal, il y a sympathie de chaque organe
vis-à-vis de tous les autres et du tout pour le tout. » IV, 4.9 : « L’âme uni­
verselle ne sera plus entière ; il y aura des puissances diverses dans les par­
ties diverses du monde ; il n’y aura plus CTuvataôvjcnç. » C’est déjà le sens
plus particulier de consensus, d’harmonie intérieure.
De ce deuxième sens, nous allons passer au sens de conscience. Sup­
posons que la conscience soit pour Plotin, d’un certain point de vue, une
sympathie, une harmonie des différentes parties de l’âme entre elles ;
alors le mot pourra signifier conscience. III, 8.4, Plotin attribue à la
nature une espace de conscience endormie : « La nature demeure dans
son <152> équilibre propre et dans une espèce de auvoucr07)aiç. » Cette
conscience ici est un consensus interne, un équilibre. V, 3.13: «La
auvat(70Y)aiç est l’afaOyjatç d’une pluralité.» Le mot peut donc signifier
conscience, mais ce n’est pas le sens fondamental du mot.
Nous pouvons déjà apercevoir une certaine conception de la cons­
cience. Du premier coup, Plotin est tombé sur une conception toute
moderne de la conscience. La conscience serait avant tout synthèse, assi­
milation, communication sympathique de toutes les parties de l’âme. La
psychologie contemporaine admet de plus en plus des états d’âme
inconscients. Pour qu’un état devienne conscient, il faut qu’il y ait assimi­
lation, que nous le fassions entrer dans le courant de notre personnalité.
COURS SUR PLOTIN 73

C'est quelque chose de ce genre que Plotin a dit. La conscience serait une
puissance de possession par l’âme. <153>
Plotin emploie le plus souvent le mot àvxiXYj^tç. V, 1.12, il se
demande « comment il se fait que nous possédions certaines Idées (jus­
tice et beauté) sans en prendre conscience ». Lorsque la partie de l’âme
qui agit ne communique pas avec la partie de l’âme qui sent, alors elle ne
traverse pas l’âme tout entière ; nous ne prenons conscience d’une partie
de l’âme que lorsqu’il y a transmission et par suite àvrtXYj^iç. IV, 8.8:
« Nous ne connaissons pas ce qui se passe dans une partie de l’âme : il
faut que cela ait pénétré l’âme tout entière. » Voilà le premier sens de
Plotin.
Mais ce n’est là que la partie la moins importante de sa théorie. La
conscience est d’abord une certaine unification d’impressions venues
d’en bas, mais elle est beaucoup plus une division <154> d’éléments qui,
au lieu de monter, descendent. L’âme est une essence intermédiaire entre
le vouç et le corps. Elle a donc double fonction : premièrement, unir les
impressions qui viennent du corps, et de là la conscience ; deuxièmement,
de faire descendre les Idées, et de là encore la conscience. La conscience
se produit soit par l’unification de ce qui vient d’en bas, soit par la divi­
sion de ce qui vient d’en haut. En ce deuxième sens, elle est analyse des
Idées.
IV, 3.30. Nous participons constamment à la pure pensée, au voüç,
mais nous n’en avons pas conscience, « car autre chose est la pensée,
autre chose la conscience de la pensée. Nous pensons toujours, mais
nous n’en avons pas toujours conscience ». Que faut-il pour que la cons­
cience se joigne à la pensée ? « L’acte pur de la pensée se cache à
l’intérieur, n’ayant pas encore procédé au <155> dehors. Mais le logos
l’ayant développé et dirigé sur la puissance imaginative le révèle comme
dans un miroir : alors se produit la perception consciente de la pensée. »102
Ainsi, pour que l’Idée arrive à la conscience, il faut qu’elle se double
d’une image, qu’elle se réfléchisse dans l’imagination, faculté de former
des images avec des sensations, et surtout de les maintenir sous le regard
de la conscience.
Passage capital : I, 4.10. La conscience n’est chose indispensable ni à
la pensée, ni à la vertu, ni au bonheur. Le héros ne sait pas qu’il agit avec
74 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

courage ; la conscience d’un acte ne fait qu’en affaiblir l’énergie. « La vie


intense est celle qui ne se dissout pas en sentiments. » Comment et quand
la conscience se produit-elle ? « La conscience de la pensée paraît naître
lorsque <156> la pensée se recourbe sur elle-même et lorsque cette
pensée qui se place dans la direction de la vie de l’âme est comme
repoussée en arrière, de même que dans le miroir l’image se repose le
long de la surface libre et brillante... Dans l’âme, quand il y a tranquillité
de la surface sur laquelle se révèlent les images de la pensée, nous les per­
cevons et nous en avons pour ainsi dire une connaissance sensible. » La
conscience ne se produit que lorsque la pensée pure se divise, tombe
comme sur un miroir.
Nous avons déjà trouvé cette image du miroir dans la théorie de
l’ensomatose. L’âme apercevant dans la matière son image comme dans
un miroir est séduite et se laisse tomber. C’est la même image et, au fond,
c’est la même idée. La conscience est pour lui <157> un état transitoire,
l’état de l’âme après la chute. La conscience est moins que la pensée, plus
que la simple matérialité. La sphère de la conscience est coextensive à
celle de l’âme. Et c’est parce qu’elle est consciente que l’âme est supé­
rieure à la matérialité et inférieure à la pure pensée.
Il résulte de là que la conscience est coextensive à la vie de l’âme.
L’âme siège dans la sphère intermédiaire entre le sensible et l’intelligible ;
de même la conscience. Elle demeure elle aussi dans le plan intermé­
diaire ; c’est un devenir, un progrès.
Par essence elle est donc quelque chose d’instable. Elle n’est pas de
l’être mais du changement. C’est un mouvement qui peut prendre deux
directions : tantôt aspiration vers le haut, tantôt descente. Cette oscilla­
tion perpétuelle dans l’âme est la conscience. I, 1.11 : « Il faut que la
conscience se produise car nous n’usons pas toujours de ce que nous
possédons : nous n’usons que lorsque nous nous dirigeons nos puis­
sances moyennes soit vers le haut, soit vers le bas. » La conscience est
essentiellement instabilité.
Cela revient toujours à dire qu’elle est une déchéance : elle est l’effet
et aussi le signe de la chute. « Prendre conscience, c’est rester en dehors
de ce qu’on saisit », dit Plotin. V, 8.11. Plotin a expliqué que pour com­
prendre la beauté, il faut se confondre avec le beau lui-même ; c’est une
COURS SUR PLOTIN 75

union intime et une sympathie. Les choses qui tombent le plus clairement
sous la conscience sont précisément celles qui nous sont le plus étran­
gères : ainsi nous avons plus conscience de la maladie que de la santé.
« Mais de nous-mêmes et des choses qui sont vraiment nôtres, nous som­
mes inconscients. Mais dans cet état d’inconscience nous sommes <159>
en possession plus complète nous-mêmes de tout ce qui nous appartient,
nous sommes avivés à faire coïncider notre être et la science de nous-
mêmes. » IV, 4.4 : « On peut posséder inconsciemment mieux que si l’on
savait ; car si l’on savait on posséderait comme une chose étrangère, tan­
dis que, ignorant, on tend à ne faire qu’un avec ce qu’on possède. » La
conscience implique toujours une extériorité du sujet par rapport à
l’objet.
Cette conception est diamétralement opposée à la conception
moderne, d’après laquelle la connaissance adéquate c’est la conscience,
où il y a coïncidence parfaite du sujet connaissant et de l’objet connu. Or
pour Plotin, la conscience implique l’extériorité.
Quelles sont les conséquences à tirer? L’être qui saisit par la
conscience ne peut se saisir lui-même. D’autre <160> part elle est
l’attribut de l’âme et siège comme elle entre le sensible et l’intelligible.
Donc l’âme ne se connaît pas elle-même. En deuxième lieu, si quelque
être se connaît lui-même, ce ne doit pas être par la conscience. Ces consé­
quences, Plotin les a tirées.
Premièrement, l’âme ne se connaît pas elle-même. V, 3.9. Pourquoi
devons-nous refuser à l’âme le pouvoir de se penser elle-même ? « C’est
parce que nous lui avons réservé la fonction de regarder dehors et de se
livrer à l’agitation. » L’âme est condamnée à vivre extérieurement à elle-
même, n’étant jamais entièrement elle-même, ce qu’elle a voulu être.
Deuxièmement, l’être qui se connaît lui-même, c’est l’Intelligence
pure. Elle se pense elle-même et elle est seule à se penser.
Qu’est-ce que Plotin entend <161 > par le vouç? Ce n’est pas une
faculté de l’âme. L’âme peut se hausser jusqu’à l’Intelligence, mais à
condition de s’élever au-dessus d’elle-même. L’Intelligence ne siège pas
dans les âmes mais se suffit, existe en soi. Elle est quelque chose dont les
âmes individuelles peuvent participer, mais qui n’est pas dans les âmes.
L’Idée est indépendante de l’âme : l’âme peut revenir par un effort à
76 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

l’Idée d’où elle est descendue. V, 3.3, Plotin l’explique clairement:


« L’âme se baisse vers la vie sensitive, elle se hausse à l’Intelligence, mais
ce n’est pas l’Intelligence qui vient en elle, c’est nous qui montons à
l’Intelligence. »
C’est en somme la conception de Platon. Aussi est-il étonnant de voir
l’opinion de Zeller (2e éd., p. 518). Selon lui, on ne peut voir comment le
vouç peut être à la <162> fois notre raison et un être au-dessus de nous,
ni comment l’âme s’en distingue radicalement et se définit par elle cepen­
dant. - Les âmes participent du monde des Idées dans la mesure où elles
peuvent y participer ; mais s’en distinguent parce qu’elles en sont sorties ;
et cependant s’expliquent par elles parce qu’elles sont leur image. La vraie
difficulté est bien plutôt de comprendre comment cette Intelligence
supérieure et extérieure à l’âme, par là même étrangère à toute cons­
cience, peut se penser elle-même, bien plus, être seule à se penser elle-
même. Comment est-ce possible ?
Rappelons d’abord la raison pour laquelle Plotin met le vouç au-
dessus de toute conscience. 1,4.10 : « L’activité du vouç nous reste cachée
parce qu’elle n’a rien à voir avec les sensibles, car c’est à travers <163>
l’intermédiaire de la sensation qu’elle doit travailler à la conscience. Mais
le voûç lui-même et l’âme qui l’entoure, pourquoi n’agiraient-ils pas avant
la sensation et en général avant la conscience ? Car il faut bien qu’il y ait
un acte antérieur à la conscience, puisque penser et être ne font qu’un. »
Ainsi pour le vouç penser et être ne font qu’un, et le vouç n’a pas de cons­
cience parce qu’il n’a pas de sensation. Comment l’entendre ?
Le voOç, c’est le x6a(xoç voy)t6ç. Ce monde contient toutes les Idées,
qui toutes sont en rapport les unes avec les autres. Chaque Idée est un
vot)t6v, donc un objet de pensée. — Mais d’autre part chaque Idée contient
comme enveloppées en elle toutes les autres idées possibles. Donc
chaque intelligible d’un côté est un objet de pensée <164> et d’autre part
contient tous les autres intelligibles. Mais à ce titre ne peut-on donc pas
dire qu’il les pense ? Qu’est-ce que penser sinon contenir en soi des
Idées ?
Plotin nous dit que dans l’Intelligence il y a mouvement ; mais ce
mouvement est « un mouvement immobile et tranquille », une évolution
qui consiste pour chaque intelligible à parcourir toute la série des intelli-
COURS SUR PLOTIN 77

gibles ; mais cette revue n’occupe pas de temps : tout cela occupe un seul
instant qui est l’éternité. Il y a donc une réflexion de l’Idée sur elle-même,
enfin une pensée qui n’a rien de commun avec la conscience aux
moments distincts, hétérogènes et successifs. C’est ce parcours de la
pensée par elle-même qui est la pensée du vouç se pensant soi-même.
Textes. V, 3.13 : « La pensée <165> semble être, lorsqu’une multipli­
cité de termes viennent coïncider, une auva(<70Y)<yiç du tout, alors qu’une
certaine chose se pense elle-même, ce qui est à proprement parler voeîv. »
Le mot CTüvcua0Y)aic; signifie ici synthèse interne. Lorsque tous les
intelligibles viennent se fondre les uns dans les autres, alors il y a pensée
de la pensée. C’est la présence de tous les intelligibles dans chaque intelli­
gible qui constitue la pensée de la pensée par elle-même, le voüç se pen­
sant lui-même. Si Platon n’a pas donné le nom de vouç à son monde intel­
ligible, c’est parce qu’il n’a pas admis la participation de toutes les Idées
les unes aux autres. S’il l’avait admise, il aurait pu appeler ce monde le
vouç, parce que présent partout à lui-même tout entier, il y aurait bien eu
pensée de la pensée. C’est pourquoi Plotin a parlé d’une pensée.
<166> Ainsi pensée signifie pénétration des intelligibles les uns par
les autres. Eclaircissons cette idée encore, et en même temps la théorie de
la conscience.
V, 3. Plotin cherche la condition requise pour se connaître soi-même.
Il trouve que ce n’est possible que par une coïncidence de ce qui connaît
avec ce qui est connu. S’il y a seulement une empreinte, alors la connais­
sance est imparfaite. Pour se connaître soi-même, il faut donc être un
principe absolument simple, il faut identité du sujet et de l’objet. Dans la
sensation, il y a connaissance de modifications extérieures à l’être qui
sent. Dans l’intelligence discursive, ou bien celle-ci synthétise des sensa­
tions, et alors elle est plus que la sensation, ou elle matérialise des Idées ;
mais elle est toujours distincte de ce qu’elle connaît. La connaissance de
soi <167> ne peut apparaître qu’à l’être qui est à la fois vÔTjaiç et vot)t6v,
c’est-à-dire au vouç.
Nous avions abordé les difficultés soulevées par ce problème de la
conscience. Pour comprendre l’Idée de Plotin, il faut d’abord faire table
rase de nos conceptions actuelles. Nous nous représentons une Idée
comme quelque chose de postérieur à la conscience ; se la représenter
78 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

comme indépendante, c’est la projeter hors de la conscience. L’Idée est le


centre autour duquel la conscience gravite, ce qui est donné d’abord. La
conscience n’en est qu’une diminution. Comment pourrions-nous arriver
à nous replacer dans cet état d’âme qui est celui des Anciens ?
Voici l’idée, importante, d’une identité : A = A. J’en ai conscience
<168> comment? C’est que je change constamment, que je fais
constamment attention à moi-même en même temps qu’à cette idée. De
plus je vois cette idée sous forme d’image. Enfin je suis extérieur à elle,
elle m’est étrangère. Donc c’est pour ces trois raisons que j’ai conscience
en même temps que je pense. — Je fais abstraction de ce qui, à tout
moment, ramène mon attention sur moi-même, de cette instabilité qui
me ramène sur moi, de ces images, de cette extériorité vis-à-vis de l’Idée :
j’aurai l’Idée pure, mais j’aurai pour ainsi dire coïncidé avec elle ; je parti­
ciperai de son éternité, inconscient en un sens, et coïncidant cependant
avec mes pensées : elle se pense elle-même dans l’inconscient.
Les Grecs ont pris une idée, l’ont prise à l’état de <169> pureté, et
n’ont plus vu dans la conscience que quelque chose qui en sort par voie
de diminution. Car si cette Idée est la pensée se pensant en dehors du
temps, pour passer de l’éternité au temps, il n’y a rien à ajouter, il faut que
l’Idée dégénère en image, l’éternité en temps, l’intériorité en extériorité.
Cela revient à dire que les Anciens n’ont pas attribué à la conscience
et à la personne cette dignité éminente que nous leur attribuons103. C’est
une idée toute moderne que de mettre la pensée personnelle au centre
des choses. Pour les Anciens, la conscience est intermédiaire entre
l’intelligible, qui est hyperconscient, et le sensible, qui est inconscient. V,
9. 7 : « Ce n’est pas parce que l’Intelligence pense que l’Idée existe, c’est
parce que l’Idée existe que <170> l’Intelligence pense.» La conscience
est comme un accessoire. Un mot la désigne sans cesse : 7capaxoÂouÔY)p.a,
accompagnement. Elle se joint à l’Idée dans sa descente, mais dans le
sens contraire à celui que lui donnent les matérialistes modernes, pour qui
la conscience se surajoute aux mouvements plus complexes de la sub­
stance cérébrale, à quelque chose par conséquent d’inférieur à elle. Au
contraire, pour Plodn elle est une atténuation de quelque chose de supé­
rieur à elle. Ce n’est pas une phosphorescence qui éclaire le mouvement,
c’est une obscurité, une ombre, que l’Idée projette au-dessous d’elle.
CHAPITRE II

LA PHILOSOPHIE GRECQUE
1894-1895
LYCÉE HENRI-IV
(VACHER)

I - LA PHILOSOPHIE GRECQUE AVANT LES SOPHISTES

1. Uécole d’Ionie

La philosophie grecque a-t-elle des origines orientales ? Est-elle née


au contraire du seul effort de la pensée grecque1 ? La première solution
est écartée aujourd’hui. Il semble que les premiers penseurs de la Grèce
aient simplement cherché la solution d’un problème qui se pose naturel­
lement dès que l’homme commence à réfléchir : Qu’est-ce que l’univers ?
Comment les choses qui nous entourent se sont-elles formées ? Bref, ces
premiers philosophes furent des physiciens, (jjumxot, parce que c’est le
monde matériel qui attire d’abord le regard, et, de fait, la philosophie ne
s’élèvera que beaucoup plus tard jusqu’au monde des Idées. Encore y
fut-elle amenée non pas directement, mais par l’impossibilité où se trou­
vèrent [78-2] les philosophes de résoudre physiquement le problème phy­
sique. Les philosophes ioniens se préoccupent donc de déterminer le
principe matériel des choses.
Pour Thalès de Milet, né vers 640, ce principe est l’eau. C’est de l’eau
que sont sorties toutes choses. Peut-être Thalès divinisait-il ce principe
humide : « Tout est plein de dieux, 7tàvTa •rcX'rçpv) ôecov. »
80 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Anaximandre de Milet, son disciple, substitue à l’eau un autre prin­


cipe, qu’il appelle l’indéfini, xo a7reipov. De ce principe sortent, disait-il,
les contraires:
Anaximène de Milet fait de l’air le principe universel. C’est par
condensation et raréfaction, 7vUxvco<nç et (xàvwctç, que toutes choses
sortent de cet élément primordial.
Mais le philosophe par excellence de l’École d’Ionie fut Héraclite
d’Éphèse, surnommé l’obscur, ô axoxeivoç, à cause de la profondeur de
sa doctrine. D’après Héraclite, le principe, l’élément primordial, est le
feu, mais le feu le plus pur, la lumière, un feu éternel et éternellement
mobile. De cet élément sont sorties l’eau, la terre et toutes choses, par le
jeu d’une force de dissociation, comme nous dirions aujourd’hui,
qu’Héraclite appelle la guerre 7roXefj.oç ou la discorde, epiç. nôXepoç,
disait-il, est le père de toutes choses 7roXep.oç raxxyjp. Les choses se pro­
duisent par l’effet de la discorde raivra xax’ eptv ytyvexai. Cette [79-3]
production de toutes choses se produit sous nos yeux. Nous voyons le
feu, l’élément primordial, se matérialiser de plus en plus. Mais, d’autre
part, nous assistons au mouvement inverse, la terre redevenant eau,
l’eau redevenant air subtil, et retournant ainsi à la forme ignée. Ce
double processus de solidification et d’évaporation (spiritualisation),
Héraclite les appelait ô&oç xàxco et oSoç àvco, le chemin d’en bas et le
chemin d’en haut, et le double mouvement de descente et de montée,
constituait d’après lui un rythme 7raXivxpo7toç àppovta. Ainsi, c’est la
guerre qui engendre l’harmonie elle-même. Par l’effet de ce double
mouvement, tout change, rien ne demeure. Ilàvxa ycapet xai oùSèv pivei.
Le changement n’est pas seulement continuel, il est la vie même des
choses. Les contraires se succèdent, se métamorphosent l’un dans
l’autre, et se métamorphosent en tout, disait-il, comme les marchandises
en or et l’or en marchandises, yputrou XP^P-axot xal xpYjpàxwv
Xpuaov.
Le mortel et l’immortel sont tout un. Tout est un et tout devient
tout. Cette idée du changement radical et éternel est tellement enracinée
chez Héraclite, qu’il va jusqu’à mettre la contradiction au fond des
choses. Le jour et la nuit, disait-il, sont la même chose. C’est le même
être, tantôt lumineux, tantôt obscur. Le chemin qui va en haut et celui
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 81

descend sont tout un. On ne se baigne pas deux fois dans le même
fleuve [80-4].
Quelle sera la fin de ce mouvement ? Si, le long du chemin qui des­
cend, les choses s’éloignent de leur forme primitive, le feu, en revanche,
par le chemin qui monte, elles y retournent. Un jour viendra où le feu
aura reconquis toute la place. A ce moment, sans doute, le monde recom­
mencera à évoluer.
L’École d’Ionie, comme on le voit, est une école hylozoïste. On a
prononcé les mots panthéisme matérialiste. Il est évident que ces philoso­
phes se représentent l’univers comme une espèce d’être vivant qui passe
par des phases, qui se transforme et se transforme radicalement, se méta­
morphose. Ce qui a frappé ces philosophes, et surtout Héraclite, le plus
grand d’entre eux, c’est le flux incessant des choses, le changement uni­
versel, le mouvement, comme il le dit lui-même. Cette idée de mouve­
ment, de changement, est obscure entre toutes pour notre esprit. Le
changement n’est-il pas l’état d’une chose qui est et qui n’est pas, qui n’est
déjà plus ce qu’elle était, qui n’est pas encore ce qu’elle doit être, idée
fuyante pour notre esprit, lequel ne peut se fixer que sur ce qui est fixe, et
immobilise les choses par cela seul qu’il y pense2. Les Ioniens ne recu­
lèrent pas devant l’idée de faire de ce changement radical, inintelligible à
notre esprit, l’essence des choses, se fiant avant tout aux sens, à
l’expérience immédiate. Par là, ils furent conduits à mettre la contradic­
tion dans les choses, à unir les contraires, et on comprend que certains
philosophes aient rapproché Héraclite en [81-5] particulier de celui qui
affirma nettement l’identité des contraires dans le réel, Hegel3. Mais la dif­
férence est profonde entre eux. Héraclite s’est borné à la constatation
d’un fait. On conçoit cependant qu’en face de cette philosophie qui fai­
sait de l’univers et de son principe une chose absolument étrangère à la
nature de l’esprit, et dont la nature heurte les exigences de notre pensée,
une autre école se soit constituée, qui insiste non pas sur le caractère
apparent et extérieur de l’être, à savoir sur le changement, mais sur le
caractère essentiel que notre pensée lui prête, l’immutabilité. Tel fut
l’objet de la philosophie éléatique.
82 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

2. L'École d’Élée

Les principaux philosophes de cette école furent Xénophane de


Colophon, qui se transporta à Élée et y fonda une école qui florissait
vers 540 ; Parménide, son disciple, né à Élée vers 515 ; Zénon d’Élée, né
vers 490, et enfin Mélissos.
Xénophane parait avoir indiqué sous une forme plutôt mythologique
et religieuse le principe auquel Parménide et Zénon donnèrent une forme
abstraite et philosophique. Ce principe est : le non-être n’est pas, to fZY) Ôv
oùx ècmv, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de milieu entre l’être et le non-être,
ë<7Tiv y) oûx è(7Tiv. Une chose est ou n’est pas. En effet, nous ne conce­
vons pas qu’il y ait de milieu entre l’existence et le néant. Ce principe
étant posé, on en déduit d’abord l’impossibilité du changement, c’est-à-
dire du mouvement, le changement participant du non-être, le [82-6]
changement n’étant ni l’être pur, ni le néant absolu. Donc, tout mouve­
ment, tout changement est illusoire. Il faut distinguer, d’après Parménide,
les choses selon la vérité, Ta tzç>oç, àAyjÔeiav, et les choses selon l’appa­
rence, xà 7tpè<; So£av. Les choses selon l’apparence, ce sont celles que
nous appelons depuis Kant les choses phénoménales ; les choses selon la
vérité, ce sont les existences dont l’essence est l’immutabilité. Une
seconde conséquence est l’unité absolue de l’être. Toute multiplicité est
une apparence, car accorder une réalité quelconque à des parties, c’est
faire une place au non-être.
C’est Zénon qui apporta la démonstration de ce principe, en mon­
trant l’absurdité du mouvement. Ses quatre arguments contre le mouve­
ment sont restés fameux : le premier argument est la dichotomie. Un
corps qui doit aller de A en B devra d’abord passer par le milieu A' de la
ligne AB. Mais, pour arriver en A', il aurait d’abord à passer par le milieu
A" de AA'. Et comme ce raisonnement peut se répéter à l’infini, le
mobile ne pourra jamais quitter le point A. - Le deuxième argument est
l’Achille. Le plus lent ne sera jamais atteint par le plus rapide, car avant
d’atteindre celui qui fuit, celui qui poursuit doit d’abord atteindre au
point de départ de ce dernier, et ce raisonnement peut se répéter à
l’infini. Ainsi, supposons Achille au point A, et poursuivant la tortue qui
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 83

part du point B. Quand Achille arrivera en B, la tortue sera au point C.


Pendant le temps que met Achille à aller de B en C, la tortue ira en C', et
ce raisonnement se poursuit à l’infini. - Troisièmement, la flèche. Pre­
nons un mouvement, une flèche qui [83-7] vole. A tout instant de son
prétendu trajet, elle est immobile, puisque l’instant est indivisible, et
qu’un mouvement occupant plusieurs positions exige plusieurs instants.
Si la flèche est immobile à tout moment, elle ne peut pas se mouvoir. -
Quatrièmement, le stade. Soient trois séries de points équidistants. La
première série est immobile. La deuxième série se meut en bloc dans la
direction de la flèche. La troisième série se meut en bloc en sens con­
traire, mais avec la même vitesse. Quand C4 est arrivé sous le point A, le
point B4 et le point Cl sont arrivés sous le point A4. Or, pendant ce tra­
jet, le point C4 a passé devant tous les points B4, B3, B2, Bl. Donc il a
parcouru la distance B4B1. Mais d’autre part il n’a parcouru que la moi­
tié de cette distance, puisqu’il est venu se placer immédiatement au-
dessous du point A. Donc, si le mouvement était chose réelle, on abou­
tirait à cette conséquence absurde qu’une ligne peut coïncider avec une
autre égale au double d’elle-même.
La philosophie de l’École d’Élée est, comme on l’a dit, une philo­
sophie idéaliste. Mais il ne faudrait pas confondre cet idéalisme avec
celui de Platon, par exemple. Les Éléates affirment l’unité de l’être, son
immutabilité, en d’autres termes, la conformité de l’être avec notre
pensée. Ils inclinent même à confondre l’être avec la pensée. Mais rien
ne prouve qu’ils aient fait de l’être quelque chose [84-8] d’absolument
immatériel, et quand ils identifiaient l’être et la pensée, c’est peut-être
qu’ils absorbaient la pensée dans l’être. Avant de parler des rapproche­
ments qui furent tentés entre les deux principes opposés de l’Ecole
d’Ionie et de l’École d’Élée, parlons d’une école contemporaine, qui
trouvera des représentants dans toute la suite de la philosophie grecque,
et qui, peut-être d’origine étrangère, a exercé une influence sur tous les
philosophes anciens tout en restant pour ainsi dire, en dehors de
l’évolution de la philosophie grecque proprement dite. Nous voulons
parler des Pythagoriciens.
84 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

3. Les Pythagoriciens

Pythagore, né à Samo s vers 582, vint s’établir vers 542 à Crotone,


dans la Grande Grèce (d’où quelquefois pe nom d’] École Italique). Il est
difficile de faire, dans le pythagorisme, la part exacte de ce qui appartient
à Pythagore lui-même. C’est Philolaüs, contemporain de Socrate, qui
paraît avoir donné à la doctrine une forme plus régulière, et avoir contri­
bué à la répandre. Il y a dans le pythagorisme toute une religion qui n’est
pas sans rapport avec les religions d’Orient, une morale très élevée, par­
fois mystique, mais il y a aussi une philosophie. L’idée pythagoricienne
par excellence est celle de l’excellence en soi et de la puissance des
nombre. Les Ioniens ont [85-9] remarqué le changement constant, et
inversement, les Éléates ont compris et dégagé les propriétés logiques de
l’Être. Ce qui a frappé les Pythagoriciens, c’est l’ordre régulier, mathéma­
tique, des choses. Ce sont d’ailleurs des mathématiciens. Cet ordre qu’on
remarque dans l’univers, et qui est de même nature que celui de la géo­
métrie, de l’arithmétique, des mathématiques en général, ne peut
s’expliquer que si le nombre est l’essence même des choses. De là l’idée
d’identifier les choses avec des nombres, nombres arbitrairement choisis
d’ailleurs. La justice est le nombre 4, parce que la justice est analogue au
carré dont les quatre côtés sont égaux, etc.

4. Empédocle

Il nous reste à passer en revue les philosophes qui, par leurs tendances,
occupent une place intermédiaire entre le dynamisme des Ioniens et le
mécanisme des Éléates4. Empédocle, Anaxagore, et Démocrite ont ceci de
commun qu’ils proclament en droit l’immutabilité de la substance, en quoi
ils sont dans la direction éléatique ; mais, d’autre part, ils se préoccupent
d’expliquer le phénomène du changement mis en relief par les Ioniens. Et
c’est pourquoi, au lieu d’affirmer l’unité de la substance, ils imaginent une
pluralité de substances qui, immuables en elles-mêmes, nous donnent
l’apparence du changement par la diversité de leurs [86-10] arrangements.
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 85

Empédocle, né à Agrigente entre 500 et 490, explique toutes choses


par quatre substances : le feu, irup, l’air, atOrjp, l’eau, u&cûp, et enfin la terre,
X0cbv ou yf). Ces éléments se combinent et se séparent sous l’influence de
deux forces, l’amitié, (jnXoxyjç, et la haine, veïxoç. Au début, ils étaient fon­
dus ensemble dans ce qu’Empédocle appelle le tr^aîpoc;. Ils en sont sortis
par l’effet de la haine. Nous assistons aux effets de la haine. Mais l’amitié
reconquiert peu à peu sa place. On trouve chez Empédocle le principe
qui a été repris par les modernes évolutionnistes. Il a dit que les formes
supérieures sortaient des formes inférieures grâce à l’élimination des êtres
qui n’étaient pas capables de survivre.

5. Anaxagore

Né à Clazomènes, en Asie Mineure, vers 500 (il) construit toutes


choses avec ce qu’il appelle les homéoméries, xà opoLoipipeia, ou des ger­
mes, xà cnreppaxa. Ce sont des éléments en nombre infini, dont chacun
possède, mais dans des proportions différentes, toutes les qualités du
tout. Primitivement, tous ces éléments étaient ensemble, ôpoû 7ràvxa
XpVjfAaxa V)v. Es se sont séparés et groupés sous l’influence d’une force
qu’Anaxagore appelle l’intelligence, Nouç. Ainsi, la pensée, pour la pre­
mière fois dans l’histoire de la philosophie, est érigée en organisatrice des
choses. Pourquoi l’intervention de la pensée est-elle nécessaire ? C’est
que pour grouper les germes selon [87-11] leurs qualités dominantes, il
faut du discernement. Ainsi, le vouç d’Anaxagore est vraisemblablement
une force physique, mais capable de discernement. C’est l’esprit opérant
physiquement.

6. Leucippe et Démocrite

Ce sont les deux chefs de l’École atomistique. Le principe fut posé


vraisemblablement par Leucippe d’Abdère (École d’Abdère). Mais
Démocrite, né à Abdère vers 460, est véritablement le chef de l’Ecole.
D’après Démocrite, les éléments des choses sont les atomes en nombre
86 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

infini. Ces atomes sont des corps dépourvus de qualités sensibles, car les
qualités sensibles sont des apparences. Elles n’existent que pour nos sens,
vopco yXuxù xod vopo) 7uxpov, v6(jlw Ôeppov xal vopw ÿuxpàv 1 ^es bornes
n’ont donc d’autre propriété que les propriétés purement géométriques :
la forme, oxijpa, la (dis)posidon, tocÇiç, et l’orientation, 0éat.ç. Selon qu’ils
ont des formes différentes, ils nous suggèrent l’idée de qualités diffé­
rentes dans les corps. En se déplaçant, ils font varier les qualités des
corps. C’est ainsi qu’en changeant de place les lettres d’un mot, on
change radicalement le mot lui-même. Les atomes n’ont qu’un petit
nombre de figures, oyrçpaTa, et, de même qu’avec les lettres de l’alphabet
en petit nombre, on écrit des tragédies et des comédies, ainsi, avec des
éléments au nombre [88-12] de formes limités, on peut reproduire
l’immense variété des phénomènes et des qualités. Les atomes sont en
mouvement de toute éternité ; parcourant le vide infini, ils s’entre­
choquent au hasard, forment ainsi des corps : agglomérations et dissolu­
tions d’atomes, voilà les phénomènes auxquels nous assistons.

Il - LES SOPHISTES ET SOCRATE

On s’accorde, depuis Hegel5, à faire commencer avec les Sophistes la


deuxième période de la philosophie grecque. Jusqu’aux Sophistes, le pro­
blème physique est le seul qui se pose. Les Sophistes appellent l’attention
sur l’homme et les choses humaines. La sophistique comprend une
période d’un demi-siècle environ, 440-400. Cette transformation de la
philosophie, ou plutôt ce déplacement du point de vue, tient à plusieurs
causes : d’abord à des causes politiques ; c’est la période de l’hégémonie
d’Athènes. La vie politique se concentre à Athènes, la démocratie
triomphe, le rôle de l’éloquence devient prépondérant, et pour agir sur les
hommes il faut les connaître. C’est donc du côté pratique, c’est vers
l’action secondée par la connaissance des hommes, que se tournent les
esprits. De plus, les idées religieuses sont en voie de transformation. Les
guerres médiques ont fait connaître à la Grèce des dieux nouveaux. De là
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 87

des comparaisons faites plutôt pour diminuer la foi naïve des premiers
temps, de là un certain scepticisme. Enfin, la spéculation proprement
dite, pratiquée par les Ioniens, les Eléates, et leurs successeurs, avait
abouti à des difficultés insurmontables. Ni Empédocle, ni Anaxagore,
n’étaient arrivés à concilier ces deux philosophies opposées, et, semble-
t-il, également légitimes, de l’être et du devenir. On comprend que, pour
ces différentes [90-14] raisons, le point de vue de la pensée grecque se
soit déplacé, qu’elle se soit détournée de la spéculation pure, pour abor­
der les questions de la vie pratique, les questions morales. C’est aux
Sophistes qu’on attribue depuis Hegel l’initiative de ce mouvement. En
ce sens, ils ont préparé la philosophie de Socrate, et par Socrate lui-
même, la théorie des Idées d’où va découler toute la philosophie grecque.
On distingue quelquefois des périodes dans la sophistique. A suppo­
ser qu’elles existent, elles ne sont pas nettement tranchées. Disons sim­
plement que quatre sophistes semblent, d’après ce qui nous reste de cette
philosophie, avoir exercé une influence marquante : Protagoras, Gorgias,
Hippias et Prodicos. (Protagoras l’individualiste - Gorgias le nihiliste -
Hippias le polymathe6 — Prodicos le moraliste.)

1. Protagoras

Né à Abdère vers 490, mort vers 420 (il) vint s’installer à Athènes. Il y
professa entre 440 et 430. Il dut quitter cette ville à la suite d’une accusa­
tion d’athéisme. Il prit lui-même le nom de <jo<J>u7ty)ç, professeur de
sagesse. C’est de la doctrine d’Héraclite que paraît s’inspirer Protagoras.
Et, en concentrant son attention sur ce qu’il appelle la sagesse, ao(j>(a,
c’est-à-dire l’art de se conduire dans la vie (en) interprétant la pensée
d’Héraclite dans un sens subjectiviste, comme nous dirions aujourd’hui, il
enseignait que l’homme est la mesure de toutes choses, formule que nous
a conservée [91-15] Diogène Laërce, et qui est à peu près la seule chose
précise que nous sachions sur la philosophie de Protagoras. IlàvTwv
Xpv)(i.àTO)v àv0pû>7toç pirpov, t&v piv ôvtcov ë<m, tüv oùx ôvtcov <oç oùx
è<m. Il entendait vraisemblablement par là, que la vérité consiste surtout
dans un rapport entre la chose connue et celui qui connaît et, par
88 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

conséquent, que la vérité n’est pas chose absolue, ni même humaine, mais
simplement individuelle. La doctrine d’Héraclite sur les contraires pou­
vait sans doute conduire à cette conclusion, mais l’influence de Démo-
crite, contemporain et compatriote de Protagoras, n’est pas à négliger ici.
Démocrite avait parlé de la relativité des impressions sensibles.

2. Gorgias

Né à Léontium (il) vint à Athènes vers 427. Tandis que Protagoras


enseignait la sagesse, Gorgias professait surtout l’éloquence. Sur six dis­
cours qu’il composa, un seul traite de matières philosophiques, 7uepl
(jmaewç 7] tou (xt) ôvtoç, de la Nature ou du non-être. Gorgias subit visible­
ment l’influence des Eléates, mais il interprète l’éléatisme dans un sens
sceptique. En d’autres termes, la conclusion que tire Gorgias du raisonne­
ment des Eléates sur la nature de l’être, c’est qu’il ne peut pas y avoir d’être.
Rappelons les trois thèses que Gorgias se faisait fort d’établir : 1. L’être
n’est pas, rien n’existe ; 2. S’il était, il ne pourrait être conçu ; 3. A supposer
qu’il existât et qu’il pût [92-16] être conçu, il ne pourrait être exprimé.

3. Prodicos

De Céos, né vers 465 (c^est un pur moraliste. Socrate, qui fut son
élève, fait son éloge, et le distingue ainsi des autres Sophistes. Ses doc­
trines morales ne manquaient pas, paraît-il, d’élévation. On lui doit le
mythe d’Hercule placé entre la vertu et le plaisir.

4. Hippias

D’Élis, florissait vers 420. C’est lui aussi un moraliste. Mais avec lui se
manifestent déjà ces tendances que Socrate jugea dangereuses pour la
morale et pour l’Etat, la tendance à séparer la loi positive de la loi natu­
relle. Hippias insistait sur la variations de la loi écrite. La loi, disait-il, est
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 89

un tyran, qui nous force à faire bien des choses contre la nature : 6 v6cxoç
TÙpavvoç cov 7roXXà raxpà <j>ùaiv placerai. II faut rattacher à Hippias
Thrasymaque, qui alla plus loin dans l’opposition de la loi positive à la loi
naturelle. Le droit, dit-il, n’est que l’avantage du plus puissant. Ce sont les
chefs qui ont érigé en loi ce qui leur est utile.
La sophistique finit par l’éristique, qu’enseignèrent deux sophistes,
Euthydème et Dyonisodore7. Ces deux sophistes se chargèrent de tout
démontrer, le vrai et le faux, et plutôt le faux que le vrai. Ils employèrent
pour cela deux espèces de moyens : d’abord des [93-17] procédés de dis­
cussion, et en second lieu des paralogismes. Nous retrouverons ces para­
logismes, quand nous parlerons en philosophie des sophismes en général.
Quant aux procédés de discussion, citons : éluder la question quand elle
est embarrassante ; réunir deux questions en une seule, de manière que
l’adversaire ne puisse répondre bien sur l’une sans répondre mal sur
l’autre ; questionner quand on vous demande une réponse ; repousser
d’avance les objections légitimes, de manière que ces objections
paraissent usées quand l’adversaire les présentera.

Conclusion
La sophistique n’est pas une science à proprement parler ; ce n’est pas
davantage çouvopivy) trotta, une fausse science, comme disaient Socrate
et Platon. C’est plutôt une tendance d’esprit ; elle marque un mouvement
tournant de la pensée grecque. Les Sophistes sont ou des moralistes ou
des rhéteurs orientés surtout vers la pratique, et qui induisent de
l’expérience de leur art certaines maximes générales. Leur mérite fut
d’appliquer l’attention sur les choses humaines, xà àv0pa)7i:£ia, comme
disait Socrate, et en ce sens, ils firent descendre la philosophie du ciel sur
la terre, comme Cicéron l’a dit de Socrate. Mais cette philosophie, sous la
forme que les Sophistes lui avaient donnée, serait restée stérile, parce
qu’elle était sans méthode, et aussi parce qu’elle n’avait pas ce caractère de
rigueur et de généralité sans lequel il n’y a pas discussion. Nous allons
voir que Socrate, tout en conservant l’objet, va l’étudier avec plus de
méthode, tout en conservant la matière [94-18] va apporter une forme.
Par là, comme l’a dit M. Boutroux, Socrate est véritablement « le fonda­
teur de la science morale »8.
90 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

5. Socrate

Socrate (est) né à Athènes en 469, mort en 399. Son père était sculp­
teur. Lui-même adopta quelque temps cette profession. Il ne quitta
Athènes que pour des expéditions militaires où il déploya la plus grande
bravoure. Il sauva la vie à Xénophon et à Alcibiade. Son courage n’était
pas moindre dans la vie civile. A plusieurs reprises, il résista aux Trente
Tyrans. C’est pour obéir aux dieux, et plus particulièrement à l’oracle de
Delphes, que Socrate abandonna le métier de son père, et se consacra
tout entier à l’enseignement de la Sagesse. Il n’avait pas d’enseignement
à proprement parler. Bien plus, il avait horreur de la science toute faite,
de celle qui se met en formules, se répète et se transmet. Son objet était
moins de satisfaire les esprits, que de les mettre en défiance d’eux-
mêmes, de les exciter à penser. Sa conversation devait avoir un très
grand charme, si l’on en juge par la séduction qu’il exerça sur la jeunesse
d’Athènes. Il compta parmi ses amis Criton, Chérécrate, Simmias,
Cébès, Xénophon et Platon. Peut-être y avait-il aussi dans sa personne
même quelque chose de mystérieux qui était plutôt fait pour attirer. Les
Athéniens s’étonnaient du contraste entre sa laideur physique extrême et
sa beauté morale, entre ses métaphores familières, tri-[95-49]viales
même, et l’élévation de sa doctrine. C’est en 399 qu’il fut traduit devant
les tribunaux, accusé d’avoir corrompu la jeunesse, de s’être rendu cou­
pable d’impiété en introduisant des dieux nouveaux. Il dédaigna de se
défendre, comme aussi de s’enfuir, une fois condamné. Les vraies causes
de cette condamnation restent obscures. Les Nuées d’Aristophane, repré­
sentées en 424, ne sont pour rien dans cette condamnation. En
revanche, l’ironie de Socrate avait dû lasser un certain nombre de ses
concitoyens. Enfin et surtout, il est vraisemblable qu’après la chute des
Trente Tyrans, et dans le désordre où se trouvaient les esprits, les Athé­
niens cherchèrent quelqu’un qui put être rendu responsable de leur
diminution morale. Les Sophistes n’avaient rien épargné. Les Athéniens
ne firent pas de différence entre Socrate et les Sophistes. C’est comme
sophiste que Socrate fut condamné.
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 91

a) La philosophie de Socrate
Elle nous est connue par Xénophon et par Platon. Bien différente est
la physionomie de Socrate chez l’historien et chez le philosophe. Le
Socrate de Platon est un dialecticien, ami de la pure spéculation, il crée la i
théorie des Idées, sur laquelle devait s’exercer désormais tout l’effort de la
pensée grecque. Il cherche les difficultés théoriques. Les problèmes qu’il
aborde et résout sont les problèmes philosophiques, on dira plus tard
métaphysiques, par excellence. Il s’exprime dans un langage très élevé,
poétique, éloquent. Au [96-20] contraire, le Socrate de Xénophon n’est
qu’un moraliste. Son langage est familier, parfois trivial, d’une trivialité
voulue. Il néglige systématiquement les problèmes d’ordre spéculatif.
Quel est le vrai Socrate ? Platon est un philosophe. Il a dû mieux pénétrer
la pensée du maître. Mais, d’autre part, Platon est un créateur ; la théorie
des Idées est sûrement platonicienne, et, selon le mot attribué à Socrate,
« Platon lui fait dire bien des choses auxquelles il n’avait jamais pensé ».
D’autre part, Xénophon est un historien fidèle. Il a dû s’attacher à la lettre
de l’enseignement socratique. Mais il n’est qu’historien ; peut-être n’a-t-il
pas vu la portée de l’enseignement socratique. Il faut ajouter qu’il a un but
dans ce qu’il a écrit sur Socrate, l’apologie de Socrate. Il veut prouver que
Socrate n’a ni corrompu la jeunesse, ni enseigné l’impiété. De là une ten­
dance à laisser de côté tout ce qu’il y a de personnel, de nouveau, dans
l’enseignement socratique, pour ne retenir précisément que ce qui est
conforme à la tradition et au sens commun. Il faut donc chercher le vrai
Socrate dans une zone intermédiaire. Son enseignement était purement
moral. Mais sa morale était une science, et la méthode de cette science
était celle qui devait conduire Platon à la théorie des Idées. Il n’a pu pro­
fesser la théorie des Idées ; mais, d’autre part, c’est de son inspiration
qu’elle émane [97-21].

h) Objet de la philosophie de Socrate


D’après Socrate, il faut renoncer à l’ancienne physique. Cette phy­
sique est impossible, comme en témoignent les contradictions où elle
aboutit. « Les uns disent que tout est en mouvement, les autres que tout
est immobile ; les uns disent que tout naît et périt, les autres que tout est
immobile ; les uns disent que tout naît, les autres que tout est étemel. »
92 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Elle est inutile, car, même si l’on connaissait les causes que l’on
recherche, arriverait-on à produire les effets vents, pluies, saisons ? Enfin,
elle est impie, car il y a deux espèces de choses : les choses humaines, rà
àv0pa)7ieia, et les choses divines, rà Saifxovia. Or, les choses de la nature
sont des choses divines, et il est sacrilège de prétendre les connaître par le
raisonnement. L’homme ne doit s’occuper que des choses humaines. La
maxime yvcoOt aeaurév, inscrite sur le temple de Delphes, devint la devise
de Socrate. Il s’attribua une mission divine, celle d’apprendre aux
hommes à se connaître eux-mêmes ; et il entendait par là l’habitude de
tout examiner, de tout peser, l’habitude d’agir, non par pure routine, mais
par raison et en se rendant compte de ce qu’on fait, l’habitude surtout de
ne rien entreprendre sans avoir mesuré ses forces, sans savoir jusqu’où
on peut aller. S’ignorer soi-même, dit-il dans le Ménon, c’est être tout près
de la folie9. Ainsi, le [98-22] TvcûÔi aeauxov n’est plus la maxime d’un psy­
chologue, c’est celle d’un moraliste.

c) Méthode de Socrate
La méthode de Socrate, c’est, comme il le disait lui-même, la dialec­
tique, rà SiaAéyeaôai, c’est une conversation. On y distingue divers procé­
dés : 1 / L’ironie. Socrate aimait surtout à questionner, et à faire en sorte
que son adversaire s’embarrassât dans ses réponses. C’est vis-à-vis des
Sophistes qu’il emploie ce procédé. Il les amène à reconnaître qu’ils ne
savent rien de ce qu’ils croyaient savoir. Lui-même ajoutait qu’il ne savait
pas davantage, mais du moins il savait qu’il ne savait rien : ôpoXoYet oûx
EÎSévai (Xénophon). Les Sophistes lui reprochent ce procédé dans les Dia­
logues de Platon. « Voilà déjà assez longtemps que tu te moques des autres,
lui dit Hippias, les interrogeant toujours sans jamais expliquer ta pensée
sur rien. » L’eîpcoveta est donc un procédé d’interrogation malicieuse, mais
d’interrogation systématique, comme nous allons le voir. 2 / La maïeu-
tique. Avec les jeunes gens désireux de s’instruire, Socrate procédait autre­
ment. Et, en les interrogeant encore, il dirigeait ses questions vers une cer­
taine conclusion dogmatique, il amène son interlocuteur à répondre à peu
près comme il voulait, mais il lui donne la satisfaction d’avoir trouvé la
réponse lui-même. En cela consiste la maïeutique. Le mot a été formé
d’après une comparaison qui se trouve dans le Théétète10 [99-23].
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 93

Dans ce passage du Théétète, Socrate se déclare stérile en sagesse,


ayovoç eip.1 atxjxaç, mais il aide les autres à dégager ce qu’ils ont dans
l’esprit, et à distinguer si ce que leur âme enfante est une chimère ou une
réalité. 3 / L’induction et la définition. Aristote réduit à l’induction et à la
définition les procédés socratiques : toùç èTcaxrtxoùç Xoyouç xal t6
ôpiÇea0ai xaOoXou (les discours inductifs et la définition générale). L’objet
de Socrate est d’arriver à des définitions, c’est-à-dire de faire entrer les
choses dans des genres, de subsumer à un genre, SiaXéyo) xaxà yév/),
répartir en genres. Discourant sur les vertus, la piété, la tempérance, la
justice, etc., il se proposait de déterminer les genres où ces termes étaient ;
contenus et par lesquels on pouvait les définir. Cette importance capitale
attribuée aux genres marque le commencement d’une nouvelle période
de la philosophie grecque. Le genre, yévoç, c’est l’idée générale, le
concept, comme nous dirions aujourd’hui. Expliquer les choses par des
idées, c’est toute la philosophie platonicienne. Socrate, il est vrai, restrei­
gnait aux choses morales l’application de cette méthode, l’explication des
choses par les idées. Mais Platon l’étendra aux problèmes spéculatifs par
excellence. La définition générale, on y arrive par l’induction. L’induction
ne se sépare pas en fait de l’ironie et de la maïeutique ; c’est la direction
donnée par Socrate à la conversation, c’est la dialectique socratique allant
progressivement par des questions [100-24] et des réponses, des faits et
des choses particulières aux définitions générales. Le plus souvent, c’est
par une série de corrections, de retouches, que Socrate s’élève du particu­
lier au général. Il choisira un exemple, et en fera tirer par son interlocu­
teur une définition provisoire. Puis, il choisira un exemple aussi éloigné
que possible du précédent, et amènera son interlocuteur à corriger sa
définition pour qu’elle s’applique à ce nouveau cas particulier. Et ainsi de
suite. Comme on le voit, cette induction n’a guère de commun que le
nom avec l’induction baconienne11, puisqu’elle ne fait pas appel à
l’expérience. Mais elle ne s’applique qu’aux choses morales, aux choses
humaines, à celles qu’on peut définir sans sortir de sa propre conscience.

d) La morale de Socrate
On a dit en ce sens que Socrate avait été le fondateur de la science
morale. En effet, l’idée que nous retrouvons à plusieurs reprises dans les
94 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Mémorables, surtout dans la troisième partie, c’est que la vertu est une
science : è7tum/jfi.Y) àpa aotjxa egti, ailleurs, il dit àp— ou ^povyjcru; eaco
eïvat 7wà(raç tocç àperaç. Pourquoi et comment la vertu est-elle science ?
D’abord, sans la connaissance du bien, on ne saurait être vertueux, de
même qu’on ne peut être [101-25] bon charpentier si l’on ne connaît cet
art, ainsi on ne peut être juste si on ne connaît pas la justice. Mais le sera-
t-on ? Il ne suffit pas de connaître l’état de charpentier pour l’exercer ;
mais, quand il s’agit du bien, le connaître et le pratiquer ne font qu’un,
parce que l’intérêt pratique de cette connaissance est si grand qu’il est
absurde de supposer qu’on connaisse le meilleur et qu’on ne veuille pas le
faire. De là cette conséquence que nul n’est méchant volontairement,
ouSelç sxùv 7covY)p6ç. Cette confusion de la science et de la pratique du
bien est assez naturelle, à une époque où la notion de liberté n’était pas
nettement définie, où la volonté n’était pas nettement distinguée de
l’intelligence. Ajoutons qu’elle est surtout naturelle chez un philosophe
qui définit le bien à la manière socratique. Qu’est-ce, en effet, que le bien
d’après Socrate ? Le bien est ce qui est conforme à la loi, to v6p.ip.ov, à la
loi divine et à la loi humaine. Mais qu’est-ce qui est conforme à la loi ?
Qu’est-ce qui est exigé par la cité et par les dieux ? Socrate n’a pas varié
sur ce point, c’est l’utile. C’est toujours par des considérations d’utilité
[102-26] que Socrate fonde et justifie les vertus dans les Mémorables. Il est
vrai que l’idée d’utilité ne manque pas d’élévation dans la morale socra­
tique. Il ne s’agit surtout pas de l’intérêt au sens inférieur du mot, de la
satisfaction des besoins matériels. L’utile est ce qui répond à toutes nos
aspirations, surtout aux plus élevées12. Dans un passage de Platon,
Socrate considère la justice comme la santé de l’âme. En résumé, la
morale socratique est fondée sur l’idée du bien envisagé lui-même
comme résidant avant tout dans l’utile, mais cette morale n’est pas
égoïste, ni à proprement parler utilitaire, puisqu’elle est science,
puisqu’elle pose des lois générales, et qu’elle est tout autre chose par
conséquent que l’instinct mis en formule(s).
Reste à définir les vertus particulières. On peut les ramener à trois : la
première correspond à la vie individuelle, èyxpaTeia, tempérance; la
deuxième à la vie sociale en général, <|>iX£a, l’amitié ; la troisième à la vie
politique, la justice, Slxouoctuvy).
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 95

Qu’est-ce que la tempérance ? C’est surtout l’indépendance à l’égard


des sens. C’est dans la quatrième partie des Mémorables surtout que
Socrate traite de cette vertu. Socrate recommande la tempérance d’abord
pour des raisons d’utilité ; on préférera toujours le tempérant à
l’intempérant ; ensuite pour des raisons plus élevées [103-27].
La tempérance assure la liberté de l’âme. L’esclavage par rapport aux
passions est le pire des esclavages, si le poids de la servitude se mesure à
la méchanceté des maîtres, tyjv xaxurrrçv SouXstav ol àxpaToi SouXsuouaiv.
Celui qui est tempérant imite par là les dieux.
Deuxièmement, l’amitié (deuxième partie des Mémorables). Socrate se
fonde d’abord sur des raisons d’utilité. Un ami est un appui, et l’amitié se
recommande pour d’autes raisons : la connaissance vraie ne peut sortir
que d’une discussion entre amis, la dialectique est la méthode philoso­
phique par excellence.
Troisièmement, la justice. Socrate définit le juste : ce qui est
conforme à la loi, to vop.ip.ov. Il distingue deux espèces de lois, la loi
humaine, écrite, et la loi non écrite, vop.o<; àypa<j>oç, la loi divine. Mais il
s’est gardé d’opposer ces deux lois l’une à l’autre, car, entre autres choses
commandées par la loi divine, il y a d’abord celle-ci, qu’on doit obéir à la
loi humaine. Nous devons tout à la cité qui nous a fait ce que nous
sommes, et c’est une faute grave que de désobéir même à une loi injuste.
Il resterait pour conclure à dire un mot de la croyance de Socrate à la
divinité. Que Socrate ait cru aux dieux du paganisme, qu’il y ait eu
quelque ironie dans sa croyance, c’est assez probable. Qu’il ait affirmé la
possibilité de ramener la multiplicité des dieux à l’unité d’une Providence,
<jo(J)6ç tiç S7)p.ioupy6<;, cela est certain. Il parle des rapports [104-28] de
Dieu à la nature en les comparant aux rapports de l’âme et du corps.
Socrate conciliait la croyance populaire avec des idées d’ordre philoso­
phique. On a beaucoup discuté sur son démon, sur cette voix intérieure
qui l’avertissait lorsqu’il y avait un danger matériel ou moral à éviter. Il
n’est pas douteux que Socrate n’ait attribué à cette voix intérieure un
caractère divin. Il le dit d’ailleurs : 0etov ti p.ot yiyvexat, il y a là pour moi
quelque chose de divin.
En résumé, Socrate peut être envisagé d’un double point de vue,
comme initiateur d’une morale très élevée en dépit de son utilitarisme
96 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

apparent, (et) comme créateur d’une méthode qui a reçu le nom de dia­
lectique. Or il se trouve que les uns, parmi ses successeurs, s’attachèrent
plutôt à la matière de son enseignement, les autres à sa forme. Les Cyré-
naïques et les Cyniques, dont la doctrine devait engendrer l’épicurisme,
d’une part, et le stoïcisme, de l’autre, sont des disciples et des continua­
teurs de la morale socratique. On pouvait aussi s’emparer de la méthode
dialectique, pour l’appliquer à de nouveaux problèmes exclus systémati­
quement par Socrate, à des problèmes purement spéculatifs sur la nature
de l’être. C’est ce que firent Platon et Aristote. Socrate, en tant
qu’inventeur de l’induction, de la définition, des genres, a exercé une
influence décisive [105-29] sur la philosophie spéculative ; et la métaphy­
sique de ses successeurs dérive par là de son enseignement13.

III - PLATON

Né à Athènes ou Stagyre, vers 429, disciple d’abord de Cratyle, dis­


ciple d’Héraclite, s’attacha à Socrate. Il se retira à Mégare en 399, puis
passa à Cyrène, en Egypte, dans la Grande Grèce, et se rendit en Sicile où
il vécut quelques temps dans la familiarité de Denys l’Ancien. Tombé en
disgrâce, vendu comme esclave par le tyran, racheté par un ami, il revint à
Athènes en 388. Il y ouvrit une école dans les jardins d’Académos. Il
mourut en 348 ou 347. Il nous a laissé des Dialogues aussi recomman­
dables par les idées que par la forme dramatique de l’exposition.
1. — Les dialogues moraux : le Charmide, le Lysis, le Criton, le Lâchés, le
Protagoras, le Gorgias.
2. — Les dialogues de discussion logique ou dialectique : le Théétète, le
Sophiste, le Parménide.
3. — Les dialogues où s’entremêlent et se pénètrent les questions de
morale, de physique et de dialectique : le Phèdre, le Banquet, le Phédon, le
Philèbe, le Timée, la République, les Lois [107-31].
Le point de départ de la théorie platonicienne paraît être indiqué dans
un passage du livre VII de la République14. « Parmi les sensations, il y en a qui
n’invitent pas à la pensée, à la réflexion, parce que la sensation suffit à les
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 97

expliquer. Mais il y a d’autres données des sens qui provoquent toujours à


la réflexion de la pensée en l’étonnant, parce que la sensation ne donne rien
ici d’intelligible. Voici, par exemple, un doigt. Est-il grand ou petit ? Les
données des sens sont ici contradictoires, car il est grand ou petit selon
l’objet auquel on le compare. » En d’autres termes, les sens nous révèlent
dans une multitude de cas la contradiction, et la réflexion s’exerçant sur
leurs données et sur leurs données seules devient comme frappée de stu­
peur. Il y a un moyen de lever cette contradiction, et Platon l’indique dans
ce même passage : c’est de diviser ce que la sensation confond, et de consi­
dérer comme existant à part ce qui appartenait en apparence à un seul
objet. Ainsi, le grand ne peut être le petit, pas plus que le petit ne peut être
le grand. Ce qu’on doit dire, c’est que le grand existe en soi, et le petit en soi,
et que l’objet sensible peut participer de l’un et de l’autre. Il est obscur si
l’on donne la réalité à l’objet sensible. Tout s’éclaircit, si l’on attribue la réa­
lité, non à cet objet sensible, mais aux qualités dont nous rencontrons dans
cet objet des exemplaires, des images [108-32].
Approfondissons cette idée. Platon a connu par Cratvle la philo­
sophie ionienne, et c’est bien le problème de la nature de l’être tel que
l’avaient posé les premiers philosophes, que Platon reprend. Les Ioniens
ont remarqué le devenir universel, le changement universel et radical. Ils
ont conclu de là que les choses se transforment en leurs contraires. Mais
s’il en est ainsi, tout est inintelligible, et il faut renoncer à connaître les
choses, car une réalité fuyante qui n’est jamais et qui devient sans cesse,
qui passe par des états divers et même contraires défie toute connais­
sance. D’autre part, les Éléates ont formulé les conditions de la science
vraie, lorsqu’ils ont dit que l’être, pour être connu, doit être un et immo­
bile. Mais ils ont conclu de là à la négation du changement, à la négation
du devenir ; ils se sont placés ainsi en dehors de la réalité sensible, et ils
ont, pour ainsi dire, coupé toute communication entre l’objet de la per­
ception, la sensation, comme dit Platon, et la science. L’idée de Platon a
été de démêler dans le monde sensible lui-même ce qui peut devenir objet
de science. Le monde sensible est dans un perpétuel devenir, et d’autre
part la science exige l’immutabilité de son objet. Il s’agit donc de démêler,
dans ce qui change, l’immuable. Or, les qualités, les choses considérées
isolément, satisfont à cette condition. Qu’est-ce en effet que le change-
98 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

ment ? C’est une qualité succédant à une qualité, le blanc au noir, le grand
au petit, le chaud au froid, etc. Attribuons à chacune de ces qualités une
existence [109-33] séparée, faisons-en quelque chose de séparable:
Xcopicrrév ; le changement, au lieu d’être la transformation inintelligible de
l’objet blanc en objet noir, ne sera plus que l’apparition successive dans
un même « réceptacle » du blanc et du noir, deux qualités qui, en soi, sont
immuables. Ces qualités soustraites au devenir, au changement, considé­
rées en tant que pures qualités, seront l’objet de la science, et nous ne ver­
rons plus alors, dans la réalité sensible, que le point de rencontre,
d’entrecroisement, de ces genres immuables en eux-mêmes qu’on appelle
le chaud et le froid, le noir et le blanc, etc. Ainsi, en scindant la réalité sen­
sible, en séparant les qualités, on comprend et le changement et la multi­
plicité, et même la coexistence, en un même point, de qualités contraires.
L’erreur des physiciens en général a été de chercher un principe matériel
des choses : l’eau, le feu, etc. Par là, ils furent conduits à l’idée de transfor­
mation, idée inintelligible ; car comment une chose peut-elle devenir
autre qu’elle n’est ? Il faut reprendre le problème, mais en assignant à la
réalité sensible un principe d’une autre nature. Ce principe est l’Idée.

a) L’Idée
Les Idées constituent le monde intelligible, rà vo7)Ta, x6<t(j.oç voï)t6ç,
t6 voy)tov, yévoç. Enumérons les principaux caractères de l’Idée :
1. L’Idée est un principe d’essence. En d’autres termes, c’est par sa
présence dans les choses sensibles que les choses sont ce qu’elles sont. Il
ne faut pas parler de ces choses comme d’individus distincts (choses sen­
sibles), mais il faut les appeler toutes et chacune des apparences soumises
à de perpétuels changements. Mais l’être dans lequel ces choses [110-34]
apparaissent pour s’évanouir ensuite, celui-là seul peut être désigné par
les mots ceci ou cela. En d’autres termes, il y a comme un réceptacle des
qualités. C’est ce que nous appelons l’objet sensible. Mais ce qui est réel­
lement, ce n’est pas l’objet sensible, ce sont ses qualités. Un texte du Phé-
dotï'* est plus explicite : « C’est par la Beauté que les choses belles sont
belles, et par la Grandeur que les choses grandes sont grandes. » Tco xaXcp
Ta xaXà yÉyvcrai xaXà, xal [xeyéOei xà [TEyàXa fxeyàXa. L’Idée est donc
l’essence même des choses.
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 99

2. L’Idée est un genre. Une dans son essence, elle entre dans une mul­
tiplicité d’objets sensibles. Le Grand, le Petit sont évidemment des genres
en même temps que des essences. « Phédon n’est pas beau à cause de sa
beauté, mais à cause de la Beauté. » C’est sa participation à la Beauté qui
est un genre qui fait que l’objet beau est beau.
3. L’Idée est pure et immuable. En d’autres termes, une Idée est ce
qu’elle est, et ne peut pas être autre chose. Tandis que l’objet sensible par­
ticipe de beaucoup d’idées à la fois, et qu’il est par conséquent diverses
choses en même temps, l’Idée n’est que ce qu’elle est. Par là, elle est pure
et sans mélange. « Il n’y a pas contradiction entre Socrate et la Petitesse,
parce que Socrate n’est pas la grandeur, bien qu’il en participe. Il peut
donc, sans cesser d’être Socrate, admettre la Petitesse, mais la Grandeur
en lui ne l’admet pas [111-35].
Elle peut coexister dans le même sujet, Socrate, avec la Petitesse, mais
elle ne se confond pas avec la Petitesse. En un mot, il n’est pas un seul
contraire qui puisse devenir ou être son contraire (Phédort)X(>.
4. L’Idée est un archétype, un modèle parfait, dont la chose sensible
est une copie imparfaite.
Tels sont les différents caractères de l’Idée, et nous comprenons alors
les mots différents dont Platon l’appelle, tSéa, eïSoç, 7capà8eiy(xa, àpx^>
aîxia.

b) Hiérarchie des Idées


Dans le monde des Idées, il y a une hiérarchie, un ordre selon lequel
les Idées se disposent. Cet ordre est indiqué par la parenté des Idées entre
elles. Il y a des Idées plus générales que d’autres, en ce qu’elles con­
tiennent ces autres, en ce qu’elles embrassent une plus grande somme
d’être, en ce qu’elles jettent plus de lumière sur ce qu’elles éclairent Si on
voulait classer les Idées platoniciennes, on trouverait : 1 / les Idées de
nombre et de quantité ; 2 / les qualités ; 3 / les genres proprement dits
(l’Homme, le Cheval) ; 4 / les essences supérieures (le Beau, le Bien...). Le
Bien est l’Idée par excellence, le soleil du monde intelligible, l’Idée à
laquelle toutes les Idées empruntent leur clarté.
En résumé, les Idées forment [112-36] le monde intelligible, c’est-à-
dire le monde de la science, un monde où il n’y a ni contradiction ni
100 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

devenir, où les objets entretiennent entre eux des rapports naturels de


parenté, où ils sont coordonnés et subordonnés les uns aux autres. Ce
monde des Idées, xéajxoç vot]toç, qui est un monde de la science,
s’oppose au monde sensible, qui est le monde de l’apparence, de
l’opinion, 86£a, xocrpoç ôpaxoç, rà ôparà.
Entre ce monde sensible qui est le monde du devenir, et le monde
intelligible, qui est le monde des Idées immuables, quels rapports Platon
établit-il ? L’intelligence s’appliquant aux objets sensibles les dissocie,
pour ainsi dire, en Idées. C’est donc que les Idées sont dans le monde sen­
sible en quelque manière ; toutefois elles n’y sont pas tout entières. C’est
plutôt le reflet de l’Idée que l’Idée même, qui apparaît dans le monde sen­
sible. Les Idées, principe d’ordre et d’harmonie, sont corrompues ici-bas,
par la présence de ce que Platon appelle l’indéfini, to a7iet.pov, ou encore le
réceptacle, ou encore la nécessité — en d’autres termes par l’appel à un
principe étranger à l’Idée, et en soi inintelligible. Cela fait que Platon
l’appelle quelquefois le non-être to (at) ôv (au point de vue de l’intelligible).
Les Idées et leurs images se sont mêlées ici-bas, au hasard. Le monde sen­
sible est ainsi le monde du désordre, de la contrariété et du devenir. Dans
un objet sensible, chaque qualité prise à part est intelligible, puisque c’est
une Idée. Mais le concours de ces qualités, leur union, d’ailleurs instable,
est due à un élément d’une tout [113-37] autre nature que l’Idée ; et si tout
être est une Idée, ce principe étranger à l’Idée devra s’appeler le non-être.
Donc, le monde sensible, en tant que siège des contraires, du devenir, du
changement, le monde sensible est le non-être, ce qui n’est pas, et l’être
véritable appartient aux seules Idées. Les choses que nous percevons sont
des ombres, des fantômes, que nous prenons pour des réalités (cf.
l’allégorie de la caverne, et l’illusion de ceux qui, n’ayant jamais contemplé
que des ombres, ne savent pas distinguer entre l’apparence et la réalité).

c) La réminiscence, l'amour, et la dialectique


Quelle sera l’attitude du sage, du philosophe, en présence de ces deux
mondes, l’un sensible, l’autre intelligible ? Si le monde sensible se distingue
du monde intelligible, néanmoins, l’objet sensible participe de l’objet intel­
ligible. Platon emploie à ce sujet des expressions différentes, et sa pensée a
sur ce point quelque chose de flottant. Tantôt il parle de piÔeÇiç, participa-
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 101

tion, fjLtfiiQoriç, ofzotaxrtç, imitation, ailleurs, xoivoma, communauté,


7rapouCTta, présence de l’Idée dans les choses. Le rôle du philosophe est de
démêler dans la sensation l’Idée, et de s’élever, progressivement d’abord,
puis d’un seul bond, jusqu’aux Idées les plus pures. Il y est incité par la
réminiscence, d’une part, l’amour, de l’autre. Aux Sophistes qui soute­
naient que nous ne pouvons pas apprendre, puisque si nous savons déjà ce
que nous apprenons [114-38] nous ne l’apprenons pas, et que si nous ne le
savons pas, nous ne pouvons pas le chercher et par conséquent
l’apprendre, Platon répond qu’il y a quelque chose d’intermédiaire entre la
science et l’ignorance. C’est la réminiscence, àvàp.v7]aiç. On peut, sans
savoir ce qu’est une chose, savoir qu’elle est, et être ainsi excité à en appro­
fondir la nature. Sans la réminiscence, il n’y aurait pas de science.
Qu’est-ce que la réminiscence ? L’âme a vécu jadis dans le monde intelli­
gible. Là, elle contemplait, elle voyait les Idées, elle en avait l’intuition (état
passif). Elle est tombée dans un corps, mais il lui reste le souvenir de ce
qu’elle a contemplé autrefois. Les choses sensibles éveillent ainsi en nous
des souvenirs. Nous sommes avertis par là qu’il y a autre chose, et mieux.
Cette doctrine de la réminiscence, Platon l’affirme a priori, sur la nécessité
d’admettre un milieu entre savoir et ignorer, mais il en donne la démons­
tration dans le MénorP où Socrate interrogeant un enfant lui fait retrouver
par réminiscence les vérités de la géométrie que celui-ci déclarait ignorer.
Ce que la réminiscence est à l’intelligence, l’amour l’est au cœur, au
sentiment. De même que la réminiscence tient le milieu entre la science et
l’ignorance, ainsi l’amour, epcoç, est intermédiaire entre la possession et la
privation ; epcoç est fils de îcopoç, l’abondance, et de Trevta, la pauvreté. Or
nous voyons que naturellement nous nous attachons [115-39] ici-bas aux
beaux objets. L’âme continuant dans cette voie s’attache ensuite aux
beaux sentiments. Plus tard, elle trouverait le Beau en soi, qui est un
aspect du Bien. On peut donc dire que, tandis que l’esprit est incité par la
réminiscence à connaître le Bien, le cœur est poussé par l’amour à possé­
der le Beau, lequel n’est pas autre chose que l’aspect du Bien.
La connaissance commence par la sensation, laquelle est limitée
d’ailleurs au devenir, au changement. Elle aboutit à la contemplation,
vouç, ou voyjctu;, intuition des pures idées. Cette faculté que Platon appelle
le vouç, l’intelligence pure, est celle qui met en œuvre la dialectique. Mais
102 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

la dialectique exige une éducation préalable de l’esprit. Entre la sensation


qui se meut parmi les choses, et la pure intelligence qui contemple les
Idées indépendamment de toute réalité sensible, il y a la faculté de raison­
ner, l’intelligence discursive, la Stàvota. La Stàvota s’exerce sur les choses
mathématiques, xà ptaÔYjpaTixà, et prépare l’esprit à la connaissance des
Idées. Les figures mathématiques en effet, tiennent de l’Idée par leur
généralité, mais elles ne sont pas dégagées de toute matérialité sensible.
La géométrie nous prépare ainsi à la sagesse. Que nul n’entre ici s’il n’est
géomètre [116-40].
La dialectique proprement dite est définie par Platon Part de faire
d’un plusieurs et de plusieurs un. C’est un procédé de division et de
recomposition. Le dialecticien commence par résoudre en idées l’objet
sensible ; il fait de cette unité apparente, extérieure, une multiplicité, il ne
retient que les idées auxquelles il aboutit par une séparation. Ces idées, il
va les recomposer, non plus au hasard, comme fait la nature, mais selon
leurs affinités propres. Le dialecticien ne tranche plus au hasard, comme
ferait un cuisinier maladroit ; il tient compte des articulations naturelles. Il
retrouve ainsi, à côté et au-dessus de ce monde du devenir et de la
contrariété, le monde des Idées, où toutes choses sont disposées selon
leurs rapports de subordination naturelle. Il s’élève, d’abord peu à peu,
des Idées les plus rapprochées aux plus éloignées, qui sont en même
temps les plus générales. Le terme de cette ascension dialectique est l’Idée
du Bien. Le sage, qui est parvenu à contempler le Bien possède ainsi toute
connaissance, parce que toute Idée, toute réalité par conséquent,
emprunte à l’Idée du Bien sa raison d’être et même son être.

d) Dieu et le Monde
Platon ouvre l’exposi-[117-41]tion de sa physique, dans le Tintée™, par
cette remarque : « Le monde physique portant la marque du devenir,
yeveoriç, et non celle de l’existence, ouata, ne peut être objet de science
certaine, sTciaxyjp.7). On ne peut rien en dire que de probable, il est objet
de croyance, 7ut<mç. Ainsi, la physique platonicienne ne nous est pas pro­
posée comme une science. Tel qu’il apparaît cependant, le monde porte
évidemment la marque de l’organisation divine. C’est comme un organi­
sateur en effet, un SY^toupyoç, que Platon conçoit Dieu. Dieu se
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 103

distingue-t-il du Bien ? A plusieurs reprises, Platon identifie Dieu avec


l’Idée du Bien. Dieu serait donc le Bien en tant que capable d’agir, de for­
mer les choses à son image. Pourquoi Dieu a-t-il organisé les choses ?
C’est parce que ce qui est bonté, ce qui est beauté, est en même temps
fécondité. Etant la perfection même, Dieu ne pouvait pas ne pas pro­
duire. En n’organisant pas le monde, il eût envié quelque chose au
monde. Or, celui qui est bon est exempt d’envie. ÂyaÔoç -^v, àyaOco
oùSelç îcepi oùSévoç oùSétiote èyyiyvzrca <j)0ovo<;. Le monde a un corps et
une âme. Tout ce qui est pure nécessité dans le monde [118-42] doit
s’expliquer par le corps du monde. Tout ce qui est intelligence s’y
explique par l’âme. L’organisation du monde par Dieu se fait par l’inter­
médiaire de l’âme du monde, laquelle est seule capable de connaître et de
comprendre les Idées. Le monde ainsi organisé est bon, est excellent,
puisqu’il est conçu sur le modèle de Dieu. Dieu a tout engendré - Tràv-a
£Y£vv7)(j£ 7rapaTcÂ^ma au-ra> — voisin de lui.

e) Uâme humaine
En chacun de nous, il y a un corps et une âme. L’âme humaine com­
prend une partie qui est proprement humaine. Mais, comme l’humanité
résume en elle les natures inférieures, il y aura dans l’âme humaine deux
autres parties, l’une correspondant à l’animalité, l’autre à la vie végéta­
tive. Ce parallélisme, simplement indiqué par Platon, deviendra beau­
coup plus net chez Aristote. La partie inférieure de l’âme humaine est tb
£7u0ujjLY)tlx6v, la partie moyenne, to 0up.o£i$^ç, la partie supérieure, to
Xoyumxév. L’âme, au moins dans sa partie supérieure, est immortelle.
Les preuves de [119-43] l’immortalité de l’âme sont nombreuses chez
Platon. Dans plusieurs dialogues, Platon est revenu sur ce point : dans le
Phèdre, dans la République, dans le Timée ; mais c’est dans le Phédon que les
preuves de l’immortalité sont classées dans un ordre dialectique. Résu­
mons ces preuves :
1. — La première preuve est tirée de la nature de la vertu et de la
science. L’âme est capable de vertu. Or, la vertu est un affranchissement.
La sagesse est déjà une séparation avec la matière. La vie du philosophe
est donc une mort anticipée, et dès lors, que pourrait la mort physique sur
une âme qui s’est déjà détachée de la matière ? « Libres par ce moyen (la
104 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

science), et affranchis de la folie du corps, nous connaîtrons par nous-


mêmes l’essence pure des choses. (...) Or, purifier l’âme, n’est-ce pas la
séparer du corps, l’accoutumer à se renfermer et à se recueillir en elle-
même ? Et cette délivrance, cette séparation de l’âme et du corps, n’est-ce
pas là ce qu’on appelle la mort ? » De ce passage du Phédon19, on peut rap­
procher un texte du Théétète20 : « Nous devons tâcher de fuir au plus vite
de ce séjour dans l’autre. Or cette fuite est la ressemblance avec Dieu »
[120-44].
Dans le XIe Livre de la République, nous trouvons un argument du
même genre, mais un peu différent: «Une chose, dit Platon, ne peut
mourir que par le mal qui lui est propre (cf. le développement de cette
idée dans le Songe de Scipion)21. Or le mal de l’âme est l’injustice. Mais nous
voyons que l’injustice ne suffit jamais à détruire l’âme. Donc, l’âme est
indestructible.
2. — Reprenant une idée de Pythagore, à savoir que les contraires se
métamorphosent les uns dans les autres, Platon affirme que la vie naît de
la mort comme la mort naît de la vie. Tout se transforme mais rien ne
périt. L’âme peut donc se métamorphoser ; elle ne saurait disparaître.
Mais, dira-t-on, l’âme perdra peut-être le souvenir de l’existence anté­
rieure, et alors ce ne sera pas elle à proprement parler qui renaîtra. A cette
objection, Platon répond par la théorie de la réminiscence. La réminis­
cence dont nous faisons l’expérience ici-bas, prouve que l’existence avant
la vie et l’existence après la vie ne sont que les formes successives sous
lesquelles se manifeste l’âme éternelle.
3. — Une dernière preuve est tirée de l’idée même de l’âme. Ce qui
fait qu’une âme existe, c’est qu’elle participe de l’Idée de l’âme. Or, l’Idée
de l’âme [121-45] est celle d’une chose qui vit ; elle exclut l’Idée de la mort
considérée comme anéantissement. Une Idée exclut l’Idée contraire.
L’Idée pure de la vie exclut celle de la mort. Donc l’âme, dont l’Idée parti­
cipe de l’Idée de la vie, est incapable de périr.

j) Morale de Platon
Reprenant encore une idée de Pythagore, Platon définit la vertu une
ressemblance avec Dieu, ô[j.oioua0ai tw 0e&. La vertu, dit-il encore, est
pour chacun la perfection de sa nature. ‘H àper^ TeXeiorrçç èaxL r/jç
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 105

ëxacrrou <|>u<t£cûç. En quoi consistera cette ressemblance à Dieu, cette per­


fection de la nature humaine ? Dieu est le Bien, et nous ne pouvons
connaître le Bien sans, par là même, l’aimer et le réaliser. La vertu consis­
tera donc à connaître le Bien, et cette connaissance exige un effort ; cet
effort est la dialectique. C’est pourquoi la sagesse, <ro<j>Éa, se confond avec
la science, èm<jTrç[X7). Cette vertu, sagesse ou science, est l’objet de l’âme
raisonnable, to Âoyumxov, mais chacune des deux autres parties a sa
vertu à elle. La vertu du cœur, Ôupoç, est le courage, àvSpeta. La vertu de
la partie concupiscible [122-46] est la tempérance, arcü^pocruvT]. En quoi
consistent ces vertus ? Si la science, la sagesse, est l’objet même de la vie,
la tempérance et le courage ne sont des vertus que parce qu’elles prépa­
rent ou favorisent la sagesse. Platon conçoit donc l’état du sage comme
un état d’équilibre, chaque partie de l’âme restant à sa place, conservant
avec les autres ses rapports naturels, l’èmÔupLTjTtxov étant soumis au
Ôupoç, et celui-ci se laissant guider par le voûç. Toute vertu consiste donc,
pour une partie de l’âme, à conserver sa place. Quand cet accord qui
résulte d’une subordination naturelle de l’inférieur au supérieur est réa­
lisé, alors est réalisée la justice, SixaioauvTj. La justice consiste à rendre à
chacun et à chaque chose ce qui lui est dû, et par conséquent à garder
exacte sa place. La justice n’est donc pas seulement une vertu sociale,
comme nous dirions aujourd’hui. Elle consiste à vivre en harmonie : avec
soi-même et, par suite, avec les autres ; c’est là, d’après Platon, une
conséquence.

IV - ARISTOTE

Né à Stagyre, Thrace, en 384. Vient à Athènes en 367. Il y resta vingt


ans. Disciple de Platon, disciple sans grand enthousiasme pour son
maître. Quitte Athènes pour voyager, en 348. Appelé comme précepteur
d’Alexandre par Philippe, 343. En 334, revient à Athènes, il enseigna sa
philosophie dans les galeries du Lycée. Ses disciples furent appelés les
Péripatéticiens. En 323, mort d’Alexandre, Aristote se retire dans l’île
d’Eubée, où il meurt en 322.
106 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Son œuvre est considérable. Elle comprend l’ensemble des sciences


connues au temps d’Aristote, avec d’autres encore, dont il est le créateur.
Enumérons les principales, en les orientant par rapport à la métaphy­
sique, qui en est le centre.
1. — Poétique et Rfjétorique.
2. — Traités de Logique, réunis sous le nom d’Organon : les Catégo­
ries, le traité de P,Interprétation, les Analytiques (Analytiquespremiers et seconds),
les Topiques, etc.
3. — Les Traités de morale : Ethique à Eudème, Ethique à Nicomaque, la
Politique.
4. — Les traités de Physique : la Physique ((j>uaixY) àxpoamç), le traité du
Ciel, celui de Yâme, Yhistoire naturelle des animaux.
5. — La Métaphysique - ce titre est d’un [124-48] des éditeurs ou des
commentateurs d’Aristote, p-exa xà <j>uaixà.

a) Objet de la Métaphysique dAristote


Jusqu’à Platon, les philosophes qui avaient traité de la nature de l’être,
oî ^umoAoyoi, s’étaient efforcés de rendre compte de toutes choses par un
seul principe, et ce principe était de même nature que les choses. S’ils dis­
tinguaient plusieurs éléments, ils ramenaient ces éléments différents à une
même origine, ou trouvaient entre eux une communauté de nature. Pla­
ton eut l’idée d’expliquer l’être par des principes multiples et des prin­
cipes d’une tout autre nature que les objets sensibles. Préoccupé d’ailleurs
de ramener cette multiplicité elle-même à l’unité, il s’y prit tout autrement
que les physiciens, justement parce qu’il n’opérait plus sur ces choses,
mais sur des Idées. Il supposa que ces Idées étaient subordonnées les
unes aux autres, et qu’on pouvait ainsi, à mesure qu’on en parcourait la
série, en réduire le nombre, parce qu’on s’élevait à des Idées de plus en
plus générales. Le Bien, qu’il plaça au sommet de cette hiérarchie, résu­
mait et contenait toutes les autres Idées, et cela pour deux raisons :
d’abord parce que le Bien est la plus générale de toutes les Idées, la plus
vaste, celle où [125-49] l’on parvient par des généralisations de plus en
plus amples ; ensuite et surtout, parce que toute Idée étant qualité en
même temps que genre, l’Idée du Bien, qui est celle de la perfection dans
la qualité, contient éminemment, comme disaient les Cartésiens, toutes
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 107

les qualités possibles. Il se trouve ainsi que l’Idée du Bien, d’après Platon,
contient toutes les autres, et au point de vue de l’extension, et au point de
vue de la compréhension, étant à la fois l’Idée la plus générale et la plus
riche. Ainsi, la philosophie platonicienne est un effort pour résoudre les
choses sensibles en Idées multiples, et pour ramener ensuite la multipli­
cité des Idées à l’unité du Bien.
Cette philosophie, en même temps qu’elle introduisait une nouvelle
méthode d’analyse et de synthèse, une nouvelle conception de l’intelli­
gibilité, soulevait deux difficultés qui, du point de vue où se plaçait Pla­
ton, étaient insurmontables. La première était celle des rapports entre le
monde physique et celui des Idées, entre le sensible et l’intelligible. Platon
s’est constamment efforcé de résoudre le sensible en in-[126-50]telligible,
et les choses en Idées. Mais (il) se heurtait à un élément réfractaire, élé­
ment qu’Aristote devait appeler la matière, uày), et que Platon appelait
tantôt le réceptacle, tantôt le non-être. Et cet élément ne pouvait être
Idée, parce que l’essence de l’Idée est d’être ce qu’elle est, d’exclure le
changement et la contrariété. Et le monde sensible est un monde qui
devient, qui change. Ainsi, à cet effort de Platon pour faire pénétrer l’Idée
dans les choses et rendre le monde intelligible, la nature du monde sen­
sible opposait une résistance invincible.
La deuxième difficulté naît du double caractère de l’Idée du Bien, qui
est à la fois, d’après Platon, l’Idée la plus générale et la plus riche en attri­
buts. La logique démontre que l’extension d’une idée est en raison
inverse de sa compréhension, et que les idées les plus générales sont les
moins riches, les plus vides. Comme Platon faisait de l’Idée à la fois un
genre et une qualité, l’Idée du Bien, qui contient toutes les Idées, devait
être à la fois le genre le plus vaste et la qualité la plus riche. Cette contra­
diction était cho-[127-51]quante et devait frapper Aristote.
L’idée d’Aristote fut en effet de dissocier ces deux termes, la qualité
d’une part, le genre de l’autre. Avec Platon, il mit le Bien au sommet, il en
fit la forme la plus élevée de l’être. Mais, tandis que Platon mettait au
même point, à la même place, la généralité la plus haute, Anstote mit
cette généralité au plus bas degré de l’être. Il suppose que le général est la
matière des choses, que le Bien en est la forme, qu’ainsi le progrès, en ce
qui concerne les formes de l’être, ne consiste pas à aller vers ce qui est à la
108 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

fois le genre le plus vaste et la qualité suprême, mais, plutôt, à partir de ce


qui est le genre le plus vaste, et à s’élever, par des déterminations succes­
sives, vers ce qui est le meilleur pour chaque être.
Alors, ce substratum des choses, qui était relégué par Platon dans
l’inintelligible, devint pour Aristote quelque chose d’intelligible à savoir le
genre, et la première difficulté se trouve levée, en même temps que la
seconde. En d’autres termes, enfin, le résultat de la philosophie platoni­
cienne fut nécessairement d’isoler le monde [128-52] sensible du monde
intelligible, parce qu’il y avait dans le monde sensible un fond réfractaire à
l’Idée. La philosophie d’Aristote est un perpétuel effort pour replacer
l’intelligible dans le sensible, et Aristote y réussit en supposant que le
fond du sensible, ce qu’on trouve après l’élimination des qualités propre­
ment dites est quelque chose d’intelligible déjà, quelque chose qui doit se
définir par sa grande généralité, quelque chose qui est le genre universel,
et qui n’a qu’à s’enrichir pour donner les formes supérieures de l’être. La
théorie de la matière et de la forme, de la puissance et de l’acte, est donc
l’essentiel de la philosophie d’Aristote.
A la théorie platonicienne des Idées, Aristote fait des objections qu’il
énumère et développe dans le XIIIe Livre de la Métaphysique. Platon est
arrivé à la théorie des Idées, nous dit Aristote, premièrement, en suppo­
sant avec Héraclite que le monde sensible est dans un perpétuel devenir ;
deuxièmement, en affirmant avec Socrate que le général étant seul immo­
bile, stable, est seul objet de science. De là il en a [129-53] conclu à
l’existence d’un monde intelligible où des idées générales existent isolées
du monde sensible. Or ces deux prémisses de la philosophie platoni­
cienne, il faut, après Aristote, les accepter. D’abord, le monde sensible est
bien le théâtre du changement, et d’autre part il n’y a pas de science de ce
qui change. La science ne peut porter que sur l’immuable et l’universel.
Où est donc l’erreur de Platon? Elle consiste à placer l’immuable,
l’universel, en dehors du monde sensible, et à établir entre le monde sen­
sible et l’intelligible une distinction de substance, alors qu’il n’y a qu’une
différence de point de vue, comme nous dirions aujourd’hui. La théorie
des Idées est, premièrement, dénuée de tout fondement, car entre l’idée
de l’homme et l’homme réel, il n’y a qu’une différence de mots. Deuxiè­
mement (elle est) inintelligible et pleine d’absurdité. En effet, d’un côté,
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 109

l’Idée platonicienne étant ce qu’il y a de réel dans les choses, devrait en


former la substance ; mais d’autre part, elle ne saurait en être la substance
si elle existe, comme le veut [130-54] Platon, en dehors des choses. Enfin,
cette théorie ne peut servir à rien, car non seulement il y aura autant
d’idées que de choses, chaque chose ayant son Idée, mais de plus, tout
objet renfermant plusieurs qualités, et chaque qualité répondant à une
Idée, il y aura beaucoup plus d’idées que de choses, de sorte que la
théorie platonicienne complique au lieu de simplifier. Ajoutons que l’Idée
platonicienne est, d’après Aristote, incapable d’expliquer la production
des choses. Elle n’agit pas ; elle est immobile, étrangère au mouvement et
au devenir ; elle ne peut être ni cause motrice, ni cause finale. Il faut cher­
cher dans le monde sensible lui-même les caractères de l’intelligibilité.
Distinguons d’abord quatre espèces de causes : la cause matérielle, la
cause formelle, la cause motrice ou efficiente et enfin la cause finale.
La matière.
La forme.
La cause efficiente.
Le but, la fin [131-55].
Dans tout travail de l’homme, en effet, on peut distinguer :
1. — La matière dont la chose est faite. Par exemple, les pierres dont
se sert l’architecte.
2. — La forme imposée à cette matière, ce sera la maison.
3. — Le principe moteur. Ce sont les ouvriers qui déplacent les pierres.
4. — Le but poursuivi : ce sera, par exemple, habiter dans cette
maison.
Considère-t-on le mode d’action de la nature, et non plus le travail de
l’homme ? Ces causes se retrouvent, d’après Aristote, mais ne sont plus
distinctes : les trois premières sont fondues en une seul, mais on peut les
distinguer quant au point de vue. En effet, quand la nature travaille pour
réaliser une œuvre, elle façonne une matière. La cause matérielle existe
par conséquent, et, de plus, la forme est bien quelque chose qui déter­
mine cette matière, et qui s’y ajoute. La distinction est bien réelle entre
PüXy) et I’eÎSoç. Mais l’ouvrier n’est plus distinct de l’œuvre, le travail est
intérieur à l’œuvre, et le principe de mouvement n’est plus un principe
distinct. Ce principe du mouvement, devons-nous le confondre avec la
110 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

matière, ou avec la forme ? Nous voyons que les choses tendent, par un
effort intérieur, à prendre certaines formes, à réaliser certains types. C’est
donc l’attraction de [132-56] cette forme, le besoin de la réaliser, qui pro­
duit le changement, et par conséquent, c’est bien ici le principe moteur.
Quant à la fin, elle n’est pas plus distincte ici de la forme, car le but est
d’atteindre cette fin pour elle-même, et non pas en vue d’autre chose22.
Donc, pour les œuvres de la nature, la cause motrice, le principe du chan­
gement, et la cause finale se confondent avec la cause formelle et ne s’en
distinguent que par le point de vue. Soit, par exemple, l’arbre, la plante
qui sort de la graine. La graine est la matière, et la plante la forme. Cette
forme est le but, la fin que poursuit le développement de la graine ; et ce
développement lui-même, ce mouvement, ce devenir a pour cause le
besoin de réaliser la forme, le besoin de devenir plante, de sorte que c’est
l’attraction de la forme qui cause le mouvement, et que la forme est bien
cause motrice, en même temps que cause finale. Donc, c’est la forme qui
explique tout. Dans toute œuvre, déjà dans un travail de l’homme, celui
de l’architecte par exemple, c’est l’idée de la maison qui explique tout le
travail. Bien plus encore, dans le travail de la nature, c’est la forme, l’idée
définitive [133-57] du tout, qui explique la disposition et le changement
des parties. Chaque chose continue son mouvement, jusqu’à ce qu’elle ait
atteint la forme qui lui est propre. Et cela, dit Aristote, parce que
l’achèvement vaut mieux que de rester incomplet. La nature fuit
l’inachevé, l’indéfini.
Dans toutes choses, la nature désire le mieux. Donc, toute chose tend
à s’achever, à développer tout ce qu’elle porte en elle, à réaliser sa forme,
elle poursuit son bien. L’erreur de Platon, grave d’après Aristote, a été de
parler du bien en général, oubliant que tous les êtres ne poursuivent pas le
même bien, que ce qui est le bien de la plante n’est pas le bien de l’animal,
et que chaque être désire son bien propre. Dès lors, nous comprenons
l’importance de la distinction aristotélicienne entre la puissance et l’acte,
et nous allons voir aussi comment, par cette distinction, sont levées les
difficultés de la théorie platonicienne [134-58].
Si chaque être a son bien qui lui est propre, il ne tend plus à une fin
extérieure à lui, comme le voulait Platon ; il se borne à développer ce qu’il
contient déjà en germe. Donc la forme d’un être, c’est-à-dire son achève-
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 111

ment, la plénitude d’existence où il tend, et qui est son but et sa perfec­


tion, réXoç, préexiste dans la matière. Mais elle y préexiste en puissance,
dit Aristote, Suvapct. Pour qu’elle se réalise, pour qu’elle existe en acte,
èvépyeia, il faut un devenir, un mouvement, xtvY)<nç. Le mouvement est
donc le passage de la puissance à l’acte. Tout devenir est dû à une poussée
interne, l’être développant les virtualités qui sont en lui, et sa puissance
tendant à se réaliser en acte. Donc, entre la matière, au sens où Aristote
prend ce mot, et la puissance, il n’y a qu’une différence de point de vue,
comme aussi entre l’acte et la forme. Les pierres avec lesquelles on
construira l’édifice sont la matière de l’édifice, et elles sont aussi l’édifice
en puissance ; d’autre part, l’édifice une fois donné en acte est la forme de
cette matière. Ainsi, forme, perfection, fin, acte, tous ces termes sont
synonymes chez Aristote. Et, si on en excepte la forme sans matière, qui
est Dieu, tous les autres degrés de l’être sont matière et forme tout à la
fois ; matière par rapport au supérieur, forme par rapport à l’inférieur,
puissance par rapport à ce qu’ils contiennent et enveloppent en germe,
acte en tant qu’ils réalisent, développent des puissances préexistantes. Si
la pierre taillée est matière par rapport à l’édifice, elle est forme par rap­
port à la pierre brute d’où on la tire ; et comme l’édifice est contenu en
puissance dans les pierres taillées, ainsi la pierre taillée était en puissance
dans la pierre brute ; et ce qui est en acte en un [135-59] sens est puis­
sance en un autre. Existe-t-il donc une matière qui ne soit que matière,
une puissance qui ne soit que puissance ? Existe-t-il, d’autre part, une
forme qui ne soit que forme ? Pour aboutir à la puissance qui ne serait
que puissance, c’est-à-dire à la matière sans forme, il faudrait descendre
tous les échelons de l’être, détacher toutes les formes, supprimer toutes
les déterminations. Ainsi, de degré en degré, on arriverait au pur possible,
à ce qui n’est pas encore. Telle est bien l’idée d’Aristote : la pure puis­
sance n’est pas ; elle n’est que la possibilité, c’est la forme qui donne
l’être. Au contraire, pour trouver la forme pure, il faudrait s’élever de
degré en degré jusqu’à l’existence la plus haute, celle qui, réalisant la pléni­
tude de l’Être ne contient plus rien en puissance, mais tout en acte, et qui,
par conséquent, réalisant tout ce qu’elle implique, ne peut servir de
matière à aucune autre. Si la pure puissance n’est pas, puisqu’elle se réduit
à la possibilité, en revanche, la forme pure existe. Elle est même l’Être par
112 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

excellence : c’est Dieu. Quelle est cette forme, et comment définir cette
perfection suprême ?
Si chaque degré de l’être est forme et matière, acte et puissance, nous
devons nous représenter l’univers comme un système dont les éléments
sont disposés dans un ordre hiérarchique. Quels seront ces degrés ? 1. La
matière inanimée ; 2. La Plante, dont la forme est la faculté de se nourrir,
to 0p£7rTtxov; 3. L’Animal, chez qui [136-60] la vie végétative sert de
matière à une forme plus haute, la faculté de sentir, de désirer, et de se
mouvoir t6 ouctOyjtixov, ôpexTixov xal xivyjtixov. A la sensation se
joignent nécessairement l’imagination, tjxxvTaata, et la mémoire, p.vyjp.7) ou
<xvà(AV7)<nç ; 5. Chez l’homme, ces facultés servent de matière à une forme
plus haute, forme, vouç. L’activité raisonnable est donc l’activité la plus
haute, forme à laquelle le reste sert de matière, et cet acte réalise toutes les
puissances. Nous devons y voir la perfection suprême, le but auquel tend
toute chose, la raison d’être de la nature entière. Nous dirons donc que
toutes choses sont tournées vers la pure pensée, et que la pensée est
Dieu. Dieu est donc pensée, pure contemplation. Comme serait-il autre
chose, dit Aristote, puisque la contemplation est ce qu’il y a de meilleur, y)
Ôecopla rè y}$kjtov xai àpiaTov ? Mais Dieu, étant la pensée pure, ne peut
penser autre chose que lui-même. Les êtres inférieurs tournent leurs yeux
vers lui, mais lui ne saurait tourner ses regards vers les êtres inférieurs, ce
serait déchoir, compromettre la pureté de son essence, car il y a des
choses qu’il vaut mieux ne pas voir et ignorer. Étant donc la pensée de la
pensée, il ne peut pas agir sur les êtres inférieurs par impulsion. Ce serait
aller à eux, s’occuper d’eux. Il n’agit que par attraction.
L’univers tout entier en effet tend à [137-61] la perfection, en ce que
chaque forme de l’être contient en puissance la forme supérieure.
Tel est le résumé de la métaphysique d’Aristote. Elle consiste en
somme à faire descendre d’abord dans les choses, èv toîç aia07)TOu;, ces
formes ou Idées que Platon avait mises à part, et dont il avait fait le
monde intelligible (c’est donc dans les formes sensibles que sont les
choses intelligibles) et à ne voir dans l’idée qu’un point de vue sur les
choses. Mais, pour transformer ainsi le platonisme, il fallait éliminer du
monde sensible ce que Platon y avait trouvé d’inintelligible, l’élément
réfractaire à l’Idée. C’est ce que fit Aristote, en faisant de chaque forme
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 113

ou idée une matière par rapport à la forme supérieure. Si chaque forme


est en un certain sens matière, alors, inversement, toute matière est déjà
forme, et par conséquent intelligible ; d’où il résulte que, si on descend de
plus en plus bas dans l’être, si l’on détache de plus en plus la forme pour
tendre à la pure madère, on tend néanmoins toujours à quelque chose
d’intelligible. Cette concepdon de l’être permet en même temps à Aris­
tote de réintégrer le devenir dans l’être. Le monde sensible, avec ses
changements et ses transformations, n’est plus chose accidentelle, qui
coexiste, on ne sait comment, avec le monde des Idées. Le devenir est
inhérent aux choses, en ce qu’il est la réalisation nécessaire par des choses
de ce qu’elles portent en puissance. Ainsi, en faisant descendre dans des
[138-62] choses l’Idée platonicienne, Aristote explique mieux que ne le
fait Platon et le devenir et les caractères de la science23.

b) La science
La science débute par la sensation, ocutÔyjctiç, et, de là, elle passe à
l’image, <t>avTa<na, et aussi à la mémoire, fivrçfjnr). La mémoire engendre
l’expérience, êjATceipÉa. L’expérience annonce et imite la science, le supé­
rieur étant toujours indiqué dans l’inférieur. Or, dans les choses sensibles
sont contenues les généralités intelligibles comme la forme est contenue
dans la matière. On conçoit donc que de l’expérience sorte la science. Mais
la science n’était qu’en puissance dans l’expérience. Il faut, pour que la
science se réalise en acte, qu’une nouvelle faculté intervienne, c’est l’intelli­
gence, vouç. Cette science à proprement parler, qui dégage les généralités,
est donc la dernière par rapport à nous, la première dans l’ordre de l’être.
Plus généralement, c’est un principe de la philosophie d’Aristote, que les
choses qui sont les premières en soi, rà a7tXcoç TtpoTspa, sont les dernières
par rapport à nous, c’est-à-dire celles auxquelles nous amvons en dernier
lieu, parce qu’elles exigent, pour être connues, le plus grand effort C’est
ainsi que les premiers principes, upêiToti àpxod, et les premières causes,
7rp&Tai aîrtat — c’est-à-dire ce qui est donné d’abord et dont tout le reste
découle — sont les dernières dans l’ordre de la connaissance, en ce qu’ils
exigent, pour être connus, et compris, la connaissance de tous les termes
inférieurs. C’est ainsi que la métaphysique ou philosophie première est la
dernière par rapport à nous [139-63].
114 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

c) La morale
Il résulte des principes de la métaphysique d’Aristote, que chaque être
a son activité qui lui est propre, oîxeîov ëpyov, et que cette activité consiste
dans l’achèvement de sa forme, dans la pleine réalisation de ses puis­
sances. Quelle est l’activité propre à l’homme ? Ce qu’il y a de propre­
ment humain chez l’homme, c’est la pensée. Le bien, pour l’homme,
consistera donc dans l’épanouissement le plus complet de l’activité rai­
sonnable. En cela consiste la vertu, et en cela consiste le bonheur. Car le
bonheur, to eu Çrjv, ne fait qu’un avec la vertu, to eù 7tpàTTSiv, ou to eù
TCoieïv. Ainsi, à la vertu la plus haute est lié le bonheur le plus complet.
Mais il y a des degrés dans la vertu et dans le bonheur, et c’est un des
traits caractéristiques de la philosophie d’Aristote que d’admettre en
toutes choses des degrés, et de vouloir que le supérieur ne soit jamais
atteint qu’après un passage à travers l’inférieur. C’est par degrés, c’est
insensiblement, que la puissance passe à l’acte. Quelle serait l’activité
supérieure de l’homme ? Ce serait d’imiter Dieu, et de vivre dans la pure
pensée. La vertu et le bonheur consistent plutôt à regarder au-dessus de
soi. « Il ne faut pas, étant homme, penser humainement, mais autant que
cela est possible, se rendre immortel »24, -^r\ è<J>’ ôctov evSe^ETat, àÔavari-
Çeiv. Telle serait la vertu théorétique ou dianoétique, la vertu suprême en
même temps que le suprême bonheur. Mais, même dans la satisfaction
[140-64] que nous devons à l’intelligence, il y a des degrés. Il faut distin­
guer entre la pure science, èmcruTjfry), qui a pour objet les choses qui ne
dépendent pas de nous, c’est-à-dire, par exemple, la nature, et celles
qu’Aristote appelle poétiques ou pratiques. Celles-ci portent sur des
choses qu’il dépend de nous de modifier. Les connaissances d’ordre poé­
tique et pratique répondent à l’art, té^vy), ou se résument dans cette vertu
qu’on appelle la prudence, <|)p6vY)<ju;. Ces connaissances sont un achemi­
nement à la science pure, èm<mf)fj.Y). Telle est la vertu par excellence. Mais
les vertus dianoétiques elles-mêmes sont préparées par d’autres dans les­
quelles elles trouvent leur matière. Ce sont ces vertus qu’Aristote appelle
éthiques, yJÔlxou, et qui peuvent se définir un milieu entre deux extrêmes.
Par exemple, le courage, àvSpeCa, qui est un milieu entre la témérité et la
lâcheté ; la tempérance, <Ko<|)po<7uvY), qui est un milieu entre l’intempé­
rance et l’insensibilité ; la libéralité, milieu entre la prodigalité et l’avarice.
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 115

Il faut y ajouter la justice, SixaioauvY), qui concerne l’égal et inégal, to feov


xal to àvtaov. Elle prend deux formes, selon qu’elle s’exerce dans la distri­
bution des honneurs et des charges parmi les membres de la société, ou
dans les échanges entre citoyens. Dans le premier cas, to èv Taïç Siavo-
elle consiste dans une proportion, chacun devant être traité en pro­
portion de son mérite. Dans le second, to èv toiç àXXàypaai Sixaiov, jus­
tice commutative, chacun doit rendre ce qu’il a reçu. La [141-65] justice
stricte, d’après Aristote, est complétée et corrigée par l’équité, to êmeucéç,
règle plus flexible, capable de se plier à la variété des cas particuliers. A la
justice on joint l’amitié. Toutes ces vertus doivent être recherchées, prati­
quées. Mais aucune d’elles n’est la vertu absolue, toutes s’exercent dans
des conditions qui ne dépendent pas absolument de nous. Pour déployer
son courage, par exemple, la guerre est nécessaire. Au contraire, la vertu
suprême se suffit à elle-même. C’est pourquoi la vertu théorétique est la
vertu par excellence [142-66].

V - LE CYNISME ET LE STOÏCISME

Nous avons dit25 qu’il y avait deux parts à faire dans la philosophie
socratique, celle de la matière, et celle de la forme. La forme, c’est la
méthode dialectique, avec l’induction qui en est le procédé essentiel, avec
la définition ou la délimitation du genre, qui en est la fin. Platon d’abord,
Aristote ensuite, sont les continuateurs du socratisme envisagé au point
de vue formel, envisagé au point de vue de la dialectique. Quant à la
matière de l’enseignement socratique, c’est la morale, une morale qui,
d’un côté, ne distingue pas nettement le bien de l’utile, mais qui, d’un
autre côté, voit dans la possession de soi, dans l’empire de l’homme sur
lui-même, dans son indépendance vis-à-vis des biens extérieurs, le prin­
cipe du bonheur et de la moralité, l’intérêt principal, et aussi le but de la
vie humaine. On a pu dire, en ce sens, que l’épicurisme d’un côté, le stoï­
cisme de l’autre, étaient en germe dans la morale socratique, et ce n’est
pas là seulement une vue théorique. Entre Socrate d’une part, les
116 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Stoïciens et les Épicuriens de l’autre, [143-67] l’histoire nous montre les


intermédiaires. La philosophie cynique et la philosophie de l’école de
Cyrène, qui sont venues se perdre, l’une dans le stoïcisme, l’autre dans
l’épicurisme, ont été créées par des disciples immédiats de Socrate.

1. Le Cynisme

Le fondateur de la philosophie cynique26 est Antisthène, né vers 444,


qui fat disciple de Socrate et même, dit-on, ami de Socrate. C’est de tous
les disciples de Socrate celui qui ressemble le plus au maître par sa
manière de parler, et surtout de comprendre l’étude de la sagesse.
Comme Socrate, il sacrifie à la morale les études théoriques. Toutefois, il
n’allait pas aussi loin que Socrate dans cette voie. Les Cyniques ont eu
une logique (théorie de la connaissance), mais à laquelle ils n’attachaient
pas une importance considérable. Le cynisme est avant tout une doctrine
morale. « L’objet de la science est de donner à l’homme la vertu27, et, par
l’intermédiaire de la vertu, le bonheur. »
En quoi consiste la vertu, en quoi consiste le bonheur ? Ils consistent,
l’un comme l’autre, à se rendre indépendant de tout ce qui est extérieur.
Un bien ne peut être, pour chaque être, que ce qui lui appartient en
propre. Et la seule chose [144-68] qui appartienne en propre à l’homme,
ce sont les biens de l’âme. Nous avons conservé cette formule qui résu­
mait la doctrine d’Anthisthène : rà 7iovY)pà véfxiÇe...28, sache que toutes les
choses mauvaises sont celles qui sont extérieures à l’âme. L’homme n’a
donc besoin que de la vertu pour être heureux. Diogène le Cynique disait
d’Antisthène : « Il m’a appris ce qui est mien et ce qui n’est pas mien.
Richesses, présents, amis, renommée, tout cela m’est étranger. Qu’est-ce
qui est mien ? C’est l’usage de nos idées : /pÿjtnç (jxxvTauitov. »29 Anti­
sthène prouvait la vanité des biens extérieurs en montrant qu’ils ne ser­
vent à rien sans le bien véritable qui est la vertu, et que, d’autre part,
quand on possède le bien véritable, quand on pratique la vertu, on n’a
plus que faire des biens extérieurs. Ces biens extérieurs, il en montrait les
dangers, les inconvénients. Qu’est-ce que la richesse par elle-même ? Un
moyen d’acheter des flatteries. Que sont l’honneur et le déshonneur (qui
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 117

nous viennent de la société) ? Un vain bavardage de fous, car l’estime des


hommes est un mal et leur mépris est un bien, en ce qu’il nous préserve
de vains efforts. La sagesse con-[l45-69]siste à affranchir son âme de
tous les soucis. C’est contre le plaisir surtout qu’Antisthène dirigeait ses
attaques. C’est le plus grand des maux que le plaisir. La folie, disait Anti-
sthène, est préférable à la volupté.
C’est que, dans le plaisir, l’homme devient esclave de son désir. Or
l’objet de la vie humaine est l’affranchissement, la liberté. C’est par
l’effort qu’on s’affranchit. Hercule est le dieu sous l’invocation duquel se
placent les Cyniques, Hercule est le dieu de l’effort. M. Ravaisson30 a dit
que «la philosophie cynique et la philosophie stoïcienne avaient pour
principe commun cette idée d’effort ou de tension », que cette idée est au
fond de la physique stoïcienne comme au fond de la logique et de la
morale stoïciennes, et qu’elle est déjà dans la philosophie cynique. Le
labeur, tcovoç, est donc le premier des biens, et, en ce sens, la vertu
s’apprend, parce qu’on peut contracter l’habitude de l’effort, SiSaxrr) -f)
apex?) èoTt. Une autre conséquence de ces principes est que celui qui est
arrivé par l’effort continu à s’affranchir des biens extérieurs possède la
sagesse absolue, étant devenu libre ; qu’au contraire ceux qui dépendent
des biens extérieurs, étant esclaves, sont infiniment éloignés de la sagesse
et, par conséquent, fous. De là, d’après les Cyniques, deux catégories
d’hommes bien tranchées, les sages et les fous [146-70].
Le sage ne manque jamais de rien, tout lui appartient, il est sans
défaut comme sans besoin. Semblable aux dieux, il vit parmi les dieux. Au
contraire, la plupart des hommes, esclaves de leurs désirs et de leurs ima­
ginations, sont à peu près fous.
Avec Antisthène, le cynisme est une doctrine philosophique ; avec
Diogène, c’est surtout une manière de vivre. Diogène de Sinope, mort
en 323, fut disciple d’Antisthène, qu’il connut à Athènes, et surpassa
bientôt son maître par sa faculté de se passer de tout. Il allait de ville en
ville, prêchant d’exemple. Il exerça d’ailleurs sur son entourage, et d’une
manière générale sur ses contemporains, une influence considérable. Ce
qu’il recherchait, disait-il, c’est le bien inhérent, le bon état, l’indépen­
dance de l’âme et sa tension. Il faisait peu de cas de la science. Les Lettrés,
disait-il, s’occupent des maux d’Ulysse et ignorent les leurs31. Les
118 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

musiciens accordent leur lyre, et dans leur âme tout est désaccordé. Les
mathématiciens regardent le soleil et la lune, et ne voient pas ce qui se
passe à leurs pieds. Le rhéteur s’occupe de parler sur le juste, et non de le
faire. Diogène repoussait la richesse comme incompatible [147-71] avec
la vertu. Le sage est riche d’ailleurs, car les dieux possèdent tout ; or les
sages sont amis des dieux, et entre amis tout est commun. D’une manière
générale, il repoussait tout ce qui est convention, et même convenance,
tout ce qui dérive de la civilisation, tout ce qui ne vient pas directement
de la nature. Par certains côtés, et en particulier par son goût de la prédi­
cation morale, il ressemble à Socrate, mais les Anciens disaient : c’est
Socrate devenu fou, 2a)xpàr/)ç (i.atvofi.evoç. Toutefois, chez Diogène
comme chez Antisthène, le principe de la morale est qu’il faut s’affran­
chir, et tendre toutes les forces de l’âme, qu’en cela consistent la vertu et
le bonheur. Ce principe a été résumé dans cette formule32 (conservée par)
Diogène Laërce : aùràpxY] elvai tyjv àperyjv Ttpoç eùSaifAOviav fnqSevoç 7rpoç
$£0[j.év7)v Ôti per) ScoxpaTtxrjç oç.
Le cynisme vient se perdre dans le stoïcisme, qui en conserve le prin­
cipe, mais qui donna à cette doctrine, en même temps qu’une plus grande
élévation, une valeur scientifique supérieure. Comme l’a fait observer Zel-
ler, la définition cynique de la vertu est plutôt négative. Le cynisme disait
qu’il fallait s’affranchir des biens extérieurs ; il indiquait par là ce qu’il ne
faut pas faire. Il restait à trouver une formule positive [148-72] de la liberté,
de l’affranchissement de l’âme ; et cette formule, les Stoïciens devaient la
donner en rattachant la morale à une physique et à une théorie de l’être.

2. Le Stoïcisme33

Le fondateur est Zénon de Citium (île de Chypre), né vers 350. Dis­


ciple de Cratès le Cynique, puis de Stilphon de Mégare, chef de l’Ecole
mégarique, il ouvrit vers 310 une école dans la aroa 7rotxiXy). Il mourut
vers 258. Les Athéniens avaient pour lui le plus profond respect et lui éle­
vèrent un monument aux frais de l’État. Aucun de ses ouvrages n’a été
conservé ; nous n’avons que la liste de ces ouvrages, citée par Diogène
Laërce.
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 119

Cléanthe fut d’abord athlète, puis porteur d’eau ; pendant dix-neuf


ans disciple de Zénon, il s’attacha surtout à l’enseignement moral de ce
philosophe.
Ariston de Chios rejetait la physique et la logique de Zénon, et ne gar­
dait que l’éthique.
Héryllos de Carthage faisait au contraire de la science l’objet de
l’activité humaine.
Chrysippe de Tarse, 289-209, était considéré par les Anciens comme
le second fondateur du stoïcisme : « S’il n’y avait pas eu de Chrysippe, il
n’y aurait pas eu de Portique », et p.7) yàp Vjv Xpuai7r7vOç, oùx àv crroà.
Panaetius de Rhodes, 180-111, gagna au stoïcisme Laelius et Scipion.
Son traité 7cspl tou xaGrjxovToç, Du Devoir, est la base du De Officiis [149-
73].
Posidonius de Rhodes, son disciple, mêla la philosophie de Platon et
celle d’Aristote au stoïcisme. Cicéron l’entendit.
Diodote fut le maître de Cicéron.
Il faut encore citer Cicéron, Sénèque, Epictète et Marc Aurèle.

a) Objet du Stoïcisme
En un certain sens, le stoïcisme est une doctrine morale : morale par
ses origines, puisque le stoïcisme est sorti du Cynisme ; morale par ses
tendances, puisque le Stoïcien subordonne tout à l’acquisition de la
sagesse ; morale même par son but, puisque, pour certains Stoïciens au
moins, la physique et la logique sont des moyens dont l’éthique est la fin.
Mais le stoïcisme n’est pas une doctrine exclusivement pratique, tant
s’en faut, car d’après les premiers Stoïciens, la sagesse ne va pas sans
la science. Socrate avait dit qu’il fallait distinguer les choses divines et
les choses humaines, et que la science des choses humaines seule appar­
tient à l’homme. Les Stoïciens n’acceptent pas cette proposition. Ils
disaient, d’après Plutarque, que la sagesse est 0eiûv re xai àv0pü>7:'.vwv
èTUCTTTjfjLY).

Us divisaient la philosophie en physique, logique et éthique et à ces


trois parties correspondaient, d’après eux, trois vertus essentielles, la
connaissance de la nature, science proprement dite, la discipline logique
et la culture morale.
120 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

b) La Physique
Les Stoïciens se proposent de rapprocher la doctrine d’Aristote du
sens commun d’abord, ensuite et surtout des philosophies antérieures,
notamment de la physique d’Héraclite, de renouer [150-74] avec
l’ancienne tradition grecque, de fonder une physique acceptable pour
tous et qui serve de base incontestable à la morale. Les philosophies qui
se sont succédé jusqu’à Aristote ont multiplié les oppositions : opposition
de l’intelligible et du sensible, opposition de la puissance et de l’acte, des
sens et de la raison, de la nature et de la loi. Il faut, d’après les Stoïciens,
lever ces oppositions, concilier ces termes, esprit et madère, âme et corps,
volonté et instinct. Or, parmi les philosophies de l’ancienne Grèce, celle
qui faisait fondre les oppositions, celle qui acceptait même l’idée d’une
dérivation des contraires les uns par rapport aux autres, c’est la philo­
sophie d’Héraclite.
C’est donc vers la doctrine d’Héraclite que les Stoïciens étaient attirés
naturellement. Héraclite avait dit que la lumière et les ténèbres, la vie et la
mort sont la même chose, que l’univers est un feu qui s’éteint et se ral­
lume, qu’il y a dans l’univers tension et relâchement, qu’en cela consiste
l’harmonie. C’est en revenant à Héraclite que les Stoïciens se proposent
de lever les oppositions, de faire tomber les distinctions nettes établies
par Platon et Aristote.
La différence essentielle entre la physique stoïcienne et celle d’Aristote
a été définie avec une extrême précision par M. Ravaisson, dans le
mémoire sur le stoïcisme : « Aristote a montré qu’être c’est agir. C’est de là
que part le stoïcisme. Mais, pour Aristote le mouvement [151-75] exige
une action première sans mouvement, celle de la pensée, supérieure au
temps et à l’espace. Pour les Stoïciens, au contraire, agir n’est autre chose
qu’effectuer, faire, 7coietv, c’est-à-dire déterminer, en se mouvant soi-
même, un mouvement extérieur. Dès lors, tout être, par cela même qu’il
est actif, est mobile. Étant mobile, il est corporel34. » Tel est le principe
fondamental de la physique stoïcienne : tout ce qui est est corporel. Mais,
dans toute chose, il y a deux éléments, un élément passif, c’est la matière,
uXï), laquelle constitue la substance, oùoLcl ; cette matière est susceptible de
toutes espèces de modification. Les Stoïciens l’appelaient pour cela à7roioç
ÛÀ7). Elle est d’ailleurs divisible indéfiniment et par conséquent continue.
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 121

Le second principe est ce que les Stoïciens appellent la qualité, 7wOloty)ç ;


c’est ce qui qualifie la matière, et, pour cette raison, les Stoïciens l’appellent
aWa elle rend compte des déterminations de la matière. La qualité est le
principe actif. Elle répond dans le stoïcisme à ce qu’Aristote appelle la
détermination. Mais, pour Aristote, la forme pure est dépourvue de
matière et, par conséquent, incorporelle ; elle agit sur les choses par attrac­
tion. Au contraire, pour les Stoïciens, la forme est inséparable de la
matière. Bien plus, elle est étendue, comme la matière. La qualité est coé­
tendue à la matière. Il ne saurait, en effet, y avoir sympathie ni action
mutuelle entre des principes absolument dissemblables. L’incor-[152-
76]porel ne peut être en relation avec le corporel, oùSsv àocopaxov
aufX7rà(ixsi. acopaTi. Donc, la qualité comme la matière, l’élément actif
comme l’élément passif occupe de l’espace. Il suit de là qu’il y a pénétra­
tion mutuelle de toutes choses et de toutes les qualités. Les Stoïciens n’ont
pas cru à l’impénétrabilité des corps. Les éléments sont capables, en dépit
de leur différence, d’occuper le même lieu à la fois. Ce qui ne serait ni
étendu ni figuré ne pourrait exister en aucune manière.
Quelles sont les principales qualités ? Les Stoïciens classent les quali­
tés en s’inspirant visiblement d’Aristote. Au plus bas degré les corps
bruts, doués d’une unité relative, dont les diverses parties sont reliées
entre elles d’une certaine manière, puisqu’il faut un effort pour les briser.
Ces êtres ont une certaine activité, puisqu’ils résistent à la compression et
tendent à reprendre leur forme. Cette qualité caractéristique des corps
bruts, et qui est comme l’habitude d’une certaine forme, les Stoïciens
l’appelaient éÇiç. Au-dessus des corps bruts viennent des êtres capables
de prendre des formes variables tout en restant identiques dans le fond,
ce sont les plantes. La force qui se manifeste de manières si diverses dans
les phases successives de la végétation est plus que l’IÇiç ; les Stoïciens
l’appelaient <|>uaiç. Enfin, l’animal a en plus des qualités de la plante le
sentiment et le mouvement [153-77]. La qualité, qui n’était que nature,
4>octl<;, devient, au moment de la naissance, quelque chose de plus, tyvxh*
âme. Le propre de l’âme est de pouvoir se mouvoir elle-même. L’âme est
ce qui meut le corps, t6 xivouv xàv àv0pco7tov.
En résumé, il y a depuis la matière sans qualité, depuis l’&coioç üXyj jus­
qu’aux formes supérieures de l’être, une continuité ininterrompue. Par là,
122 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

les Stoïciens se rapprochent d’Aristote. Mais toutes ces qualités, et l’âicoioç


uAt) elle-même, doivent être considérées comme des espèces de fluides
occupant l’espace et qui, capables de se pénétrer, peuvent être tendues
simultanément le long du même espace. De là aussi une différence pro­
fonde, essentielle, dans la conception du rapport de ces qualités entre elles.
En effet, d’après Aristote, les qualités ou formes étaient autant de degrés
de perfection. Elles n’étaient pas susceptibles par conséquent de se trans­
former les unes dans les autres, parce que de pures différences de qualités
sont irréductibles. Une Idée, disait Platon, ne peut pas devenir une autre
Idée ; et de même, une forme, disait Aristote, une qualité, ne peut pas être
une autre forme. Au contraire, les Stoïciens, très préoccupés, comme nous
le disions au début, d’effacer les distinctions tranchées et de lever les
oppositions irréductibles, les Stoïciens se sont efforcés de ramener les dif­
férences de qualité à des différences de quantité.
Comment introduire au sein même [154-78] de la qualité, et tout en la
considérant comme chose réelle, bien plus, comme chose corporelle, une
différence de quantité ? Comment ramener même à des différences de
quantité les différences qualitatives ? C’est à l’idée de tension35 que les
Stoïciens demandaient la solution du problème. Toute existence, et
même toute qualité étant corporelle, nous devons nous représenter les
corps comme différant les uns des autres par la plus ou moins grande ten­
sion. Les qualités développées à travers l’espace représentent les divers
degrés possibles de tension et de relâchement d’un seul et même principe
originel ; et par tension, les Stoïciens entendaient effort, action concen­
trée, force active : c’est par leur différences de tension que se distinguent
et l’habitude, ë£iç, et la nature, <j>ucnç, et l’âme, tj'ux*), et la raison, Xoyoç. Ce
sont là autant de concentrations de l’être.
Mais quel est ce principe qui est l’être par excellence, et dont les
divers degrés de tension et de relâchement représentent toutes les
formes possibles de l’existence ? Cet élément, d’après les Stoïciens, est le
feu, to 7rup, ou encore ou07)p. Ils empruntent à Héraclite et l’idée et le
mot. Ils parlent, eux aussi, du feu ouvrier, mip tsxvixov. Cicéron dira
ignem artificiosum (dans le De Natura Deorum). Le feu, en effet, est doué
d’une subtilité infinie, et c’est l’élément le plus puissant par la tension,
[155-79] le plus rapide en ses mouvements, le plus pénétrant et le plus
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 123

insaisissable. Il est répandu partout. Ne le voyons-nous pas sortir du


caillou que l’on choque, des nuages sous forme d’éclair, de l’eau même,
puisqu’elle se solidifie quand la chaleur la quitte ? C’est qu’elle doit à la
chaleur sa fluidité. Le feu, tel que les Stoïciens le conçoivent, est un
souffle divin, 7rveupa, et il est cause de toute chose, parce qu’il est effort.
D’après les Stoïciens, ce feu est Dieu lui-même, car si Dieu est raison, il
n’est pas raison abstraite. Son rôle n’est pas de composer les idées entre
elles. Il n’est pas, comme l’a pensé Aristote, pensée extérieure au monde,
pensée de la pensée. Dieu est avant tout force active, tension, tovoç. Par­
courant la matière qui est sortie de lui par le seul effet de son relâche­
ment qui n’est que le relâchement de sa substance, circulant à travers
cette matière, Dieu, ou le feu divin, est au monde ce que l’âme est au
corps36. Et, de même que chez l’homme l’âme est étendue dans tout le
corps, mais brille avec plus d’éclat dans certains organes, en particulier le
cœur, ainsi, le feu divin, c’est-à-dire la matière tendue, concentrée, est
présent à toutes les parties de la matière relâchée et épaissie, et néan­
moins il y a des points de l’univers où se manifeste avec plus d’éclat la
présence de Dieu. C’était, d’après certains Stoïciens, les astres, et, plus
particulièrement le soleil [156-80].
Ainsi, les Stoïciens reviennent à Héraclite, mais en animant sa doc­
trine d’un esprit nouveau. Leur doctrine est un matérialisme, si l’on veut,
mais un matérialisme panthéistique, où la matière est douée de qualités
que nous considérons comme propres à l’esprit, où la matière est avant
tout force, énergie, dans le sens précis de concentration variable. Les
Stoïciens n’ont pas voulu renoncer à l’étendue. C’est là, tout à la fois, le
point faible de la doctrine, et ce qui la met à la portée du sens commun.
Mais jamais effort plus puissant n’a été tenté pour établir une transition,
un lien, entre les qualités, les formes de l’être, sans sacrifier aucune
d’entre elles, et en les tenant toutes pour également réelles et douées
d’une existence également solide.

c) Dieu
Dieu étant intérieur aux choses, les Stoïciens se représentent l’action
de Dieu sur les choses à l’image de l’action de l’âme sur le corps. Dieu,
c’est-à-dire le feu étendu à travers la matière, explique l’unité de l’umvers
124 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

dans l’espace et la continuité de l’univers dans le temps. Entre tous les


êtres particuliers, il y a un lien interne qui fait de l’univers un tout cohé­
rent37. Et, d’autre part, il y a entre tous les événements successifs de
l’univers un enchaînement, ÈtuctuvSectiç, qui fait que l’univers est solidaire
du présent et [157-81] du passé. Dès lors, rien de se produit qui n’ait sa
cause, et sa cause nécessaire dans les événements antérieurs. Il n’y a pas
de place pour le hasard, tuxtq.
Les Stoïciens parlaient d’un destin intérieur, etpappivr), d’une fatalité,
7C£7tpcopév7), qui préside à tous les changements de l’univers. Le destin,
disaient-ils, est ce qui conduit le monde à travers le temps, c’est la loi
commune, xoivoç vopoç, qui, partout obéie, fait du monde une cité bien
gouvernée. Et c’est pourquoi ce principe intérieur au monde, ils l’appel­
lent encore le principe directeur, to Yjyepovixov, ou encore la raison,
Xoyoç, ou enfin la Providence, 7cpovota. La Providence n’est donc pas
autre chose, d’après eux, que l’âme du monde, t^X7)- Ainsi, il n’y a pas de
place pour la contingence dans la nature ; tout est déterminé, nécessaire,
mais la fatalité, bien loin d’être aveugle, ne fait qu’un avec l’intelligence,
avec l’esprit.
En résumé, de même qu’entre les qualités diverses étendues dans
l’espace les Stoïciens ne voyaient qu’une différence dynamique de ten­
sion, ainsi, entre Dieu et les choses, entre l’âme du monde et son corps,
entre le feu artisan, 7rup reyvixov, et la matière sans qualité, oltzoloç üXy), il
n’y a qu’une différence de degré, de tension, les qualités aperçues [158-82]
mesurant tous les degrés intermédiaires entre l’absolue tension et le der­
nier relâchement du principe primordial38.

d) UHomme
Considérons l’homme en particulier. Il doit être tenu pour une image
réduite de l’univers. Comme le monde, il y a une âme et un corps. L’âme
est le principe actif, le corps le principe passif, mais entre l’âme et le
corps, il n’y a qu’une différence de tension, de concentration. L’âme n’est
pas juxtaposée au corps ; elle pénètre le corps intimement, le parcourt en
tous les sens, de même que le feu circule à travers les choses dans le
monde. On peut donc dire, d’après l’expression de M. Ravaisson, que
l’âme est coétendue au corps. Cette âme, les Stoïciens la définissaient de
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 125

diverses manières : c’est, disaient-ils, un souffle qui nous est inné, ro aup.-
<j>uèç TQfilv îcveopa, ou encore, c’est un fragment détaché de Dieu,
à7roCT7ra<7(j(.a tou 0eou (Epictète). C’est quelque chose de corporel, comme
tout ce qui existe, mais un corps à l’état de concentration, et par consé­
quent un esprit. Cette concentration n’est d’ailleurs pas partout la même.
Il y a dans l’âme un principe directeur, to Yjyepcmxov, qui est ce qu’il y a
de plus concentré dans l’âme. Ce principe [158-83] est ce qui distingue
l’homme des animaux et ce qui le rapproche des dieux. Car les Stoïciens
distinguaient deux espèces d’êtres vivants ; d’un côté, les àAoya Çüia, de
l’autre, les Aoyixà Çcoa. Ce dernier genre comprend deux espèces : d’un
côté l’homme, de l’autre les dieux. Ce qui caractérise l’homme, c’est cette
faculté qu’exprime le mot grec Aoyoç, et qui est tout à la fois par consé­
quent raison et langage. Au langage, les Stoïciens attachaient la plus haute
importance. Comment l’âme entre-t-elle en relation avec les choses ?
La connaissance, d’après les Stoïciens, débute par la représentation,
tjxxvxacTLa. Cette représentation n’est pas autre chose qu’un choc de
l’objet, ou plutôt de la qualité extérieure, contre notre corps, et par suite
aussi contre l’âme. Les qualités sont corporelles, l’âme corporelle aussi.
La perception est donc un mélange intime de ce qui est aperçu et de ce
qui perçoit. Les sensations, à mesure qu’elles se produisent, s’impriment
dans l’âme ; elles y persistent et deviennent ainsi des souvenirs. Les repré­
sentations nouvelles viennent ainsi grossir les représentations anciennes,
s’y superposer. C’est ainsi que naissent ces notions communes, xotvat
evvoiai, ou encore, comme les Stoïciens les appelaient, <j>uatxai ëwotai
[159-84] notions naturelles, TrpoXYi^stç, anticipations, qui ne sont pas
autre chose que des idées générales, des synthèses d’expériences passées
permettant de prévoir l’avenir, d’anticiper sur l’avenir. C’est à l’aide des
notions communes que nous nous dirigeons parmi les choses de
l’expérience. C’est pourquoi les Stoïciens appelaient expérience la posses­
sion et l’usage des notions communes tout à la fois. Les xoivai ëwoiai des
Stoïciens ne sont donc pas des principes à proprement parler. Si les Stoï­
ciens les déclarent parfois innés, ep^uxoi, ils entendent simplement par là
que dès la naissance, l’âme possède la puissance de retenir et de fondre
ensemble les données de l’expérience, mais c’est toujours 1 expérience. Il
y a donc un mode de connaissance supérieur, supérieur à celle qui n est
126 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

que l’application, l’usage des notions communes : c’est ô Xoyoç, c’est


l’activité purement raisonnable, dégagée de la représentation, <f)avTa<7ia,
de la représentation particulière, individuelle. L’esprit arrive à concentrer
son regard, à embrasser tout d’un coup la multiplicité indéfinie des
notions acquises. Non content de cette synthèse, l’esprit se rend compte
de ce qu’il est, et surtout de ce qu’il doit être, du but qu’il pour­
suit [160-85].
Prendre ainsi conscience de soi, revenir à l’état de tension, et par là
redevenir activité pure, voilà l’idéal du sage, et c’est cet idéal qui se réalise
à la fois par la science et par la vertu. Le Xoyoç des Stoïciens est donc
quelque chose d’analogue à la pensée d’Aristote. Mais la pure pensée chez
Aristote se pense elle-même, elle est forme sans matière. Le Xoyoç des
Stoïciens, au contraire, est intimement mêlé à la matière, qui est d’ailleurs
de même nature que lui, et qui n’en différence que par le degré de
concentration. Cette matière lui est nécessaire pour s’exercer.
La pénétration du corps par l’âme exige d’abord, d’après les Stoïciens
un effort, effort par lequel l’âme se répand, inégalement d’ailleurs, dans
toutes les parties du corps. Cet effort est une fatigue et ne peut se soute­
nir longtemps. Le sommeil nous assure des intervalles de repos. Mais,
peu à peu, par une loi fatale, l’activité sensible s’épuise, l’âme devient
incapable de maintenir le corps, d’en assurer la conservation. De là la
mort. Que devient l’âme, quand elle est délivrée des attaches corporelles,
surtout du souci d’organiser le corps ? Sur ce point, tous les Stoïciens ne
sont pas d’accord [161-86] entre eux. D’abord, en principe, les Stoïciens
considèrent la survivance de l’âme comme possible, car l’âme n’est pas
une simple forme, comme le veut Aristote, c’est un être, une chose. Ainsi
l’âme peut, et même en un certain sens doit survivre, aucune chose ne
s’anéantissant complètement. Mais si cette survivance doit prendre la
forme personnelle, ce ne peut être l’immortalité, car ce qui est né périra,
et la forme personnelle de l’âme, ayant commencé d’être, doit avoir une
fin. Dès lors, ce qui est possible, et même probable, c’est que l’âme survit
au corps sous forme personnelle, mais pendant un temps limité, plus ou
moins long, en attendant qu’elle rentre dans le feu divin qui l’embrase.
Quelle sera la durée de cette seconde vie ? Pour Cléanthe, cette durée ne
dépend pas de la valeur de notre conduite dans la vie présente. L’âme ne
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 127

pourra être détruite que par l’embrasement universel, lorsque tout ren­
trera dans le feu divin. Pour Zénon, la durée de cette seconde vie est
variable, et proportionnée à la force naturelle que l’âme possède. Chry-
sippe professait une opinion analogue : selon lui, c’est l’âme du sage seu­
lement qui survit au corps sous forme personnelle, jusqu’à l’embrasement
du [162-87] monde. Les autres ne disposent que d’un temps plus limité.
D’ailleurs, le sort de toutes ces âmes, quelles qu’elles soient, est réglé par
leur nature intérieure. Dégagées du corps, elles s’élèvent, et gagnent des
régions d’autant plus élevées qu’elles sont plus vertueuses. Telle est la
doctrine exposée par Cicéron dans les Tusculanes, par Sénèque aussi.
L’idée des Stoïciens sur ce point pourrait être rapprochée du Brahma­
nisme. Dans le Brahmanisme, en effet, domine cette idée que la mauvaise
action agit à la manière d’un poids, et qu’ainsi, sans intervention d’un jus­
ticier, d’un Dieu personnel, et par le seul effet des forces physiques, si
l’on peut dire, chaque âme, après la mort, va prendre d’elle-même dans le
grand tout la place plus ou moins élevée à laquelle elle a droit39.
En résumé, nulle part il n’y a de différence de nature, mais seulement
des différences de degré40. L’âme se distingue des corps, les âmes se dis­
tinguent les unes des autres par leur degré de tension respective, d’où des
différences de poids, en quelque sorte, et aussi des différences de durée.
Il n’y a ni mort absolue, ni immortalité parfaite, mais des degrés, des
forces de survivance. Partout, en somme, [163-88] nous trouvons une
tendance à ramener la diversité des qualités à une plus ou moins grande
quantité d’effort.

e) La Logique stoïcienne
Nous y retrouvons la même tendance. Par logique, les Stoïciens
entendaient la théorie de la connaissance. La question fondamentale en
Logique est, d’après les Stoïciens, celle du critérium, xpirrjpiov, de la
vérité. Cette question, Aristote y avait bien pensé, il y fait allusion au
livre IV de la Métaphysique, mais il n’y attachait pas d’importance, et la relé­
guait parmi les questions oiseuses, comme celle de savoir si à l’état nor­
mal nous sommes endormis ou éveillés. A partir des Stoïciens, la ques­
tion du critérium de la vérité prend une importance capitale. Cette
question, les Stoïciens la résolvent conformément à 1 esprit de leur
128 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

doctrine. Toute connaissance étant d’après eux, une prise de possession,


matérielle en quelque sorte, des choses par l’esprit, toute connaissance
étant l’acte de l’esprit tendu sur la matière, et faisant effort pour
l’absorber, plus forte sera l’attention, plus profonde et plus parfaite sera la
connaissance. Alors, au plus bas degré, on mettra la représentation, cj>av-
Tauioc, qui est presque passivité pure. Zénon parlait d’une empreinte
faite par les choses, tu7tcogu;, mais Chrysippe d’une modification de
l’esprit, eTEpofacriç. Les deux [164-89] termes font comprendre que la
<|>avTa<ria est pour les Stoïciens passive, mais non purement passive. Et,
en effet, dans le stoïcisme, il n’y a pas de différence de nature ; il n’y a ni
inertie pure, ni pure activité. — Au-dessus de la (jxxvracria, les Stoïciens
mettaient la auyxaxàÔEcnç ou l’assentiment. C’est d’ailleurs un état mal
défini, instable, et qu’on ne peut déterminer que par rapport à la compré­
hension, xaTàXY)i|Aç, qui est le degré supérieur. L’assentiment est, en effet,
un état instable, acheminement de la représentation à la compréhension.
En quoi consiste la xaTccXyjij/iç ? Pour bien comprendre par quoi elle dif­
fère de la simple représentation, il faut considérer l’état où ces deux
formes s’unissent, c’est-à-dire cette représentation que les Stoïciens
appellent compréhensive, cjxxvTaata xaTaXy)7mxY), qui diffère de la simple
représentation en ce qu’elle correspond toujours à un objet réel, au lieu
que la représentation pure et simple peut être illusoire. Mais quelle est la
marque intime de la vérité, et quel (en) est le signe dans la <j>avTacria
xaTaX7)7mxY) elle-même ? (quelle est sa) différence des autres (représenta­
tions) ? Sur ce point, et là est véritablement la question du critère de la
vérité, la doctrine stoïcienne n’est pas nette. Les Stoïciens paraissent quel­
quefois avoir caractérisé la représentation compréhensive par [165-90]
son accord avec les autres représentations, son caractère systématique.
Mais là n’est peut-être pas la conception purement stoïcienne de la vérité
et de son critérium. L’idée des Stoïciens parait surtout avoir été de cher­
cher la marque de la vérité dans la force intérieure de l’idée, dans le degré
de tension et de force qu’elle prend dans l’esprit. Veritas norma sui, dira
Spinoza il y a déjà quelque chose de cela dans le stoïcisme. L’idée vraie, la
représentation compréhensive, c’est l’idée d’une tonalité supérieure, l’idée
plus forte et plus concentrée. Les images, les comparaisons dont se ser­
vait Zénon sont significatives. Il comparait la (jxxvracria à une main
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 129

ouverte, l’assentiment à un poing mi-fermé et la compréhension au poing


fermé.
Existe-t-il un effort intellectuel plus intense que la xaTato}<|;iç ?
D’après Zénon, il y a, outre le poing simplement fermé, le poing serré, et
crispé, et serré par l’autre poing qui le tient. Cet état de tension supé­
rieure, c’est la science, è7u<rry)p.y). Qu’est-ce que la science et par où se dis­
tingue-t-elle de la compréhension ? La xocTaX'/j^u; est la tension de l’âme
dans un cas déterminé et sur une représentation donnée. C’est un acte
particulier [166-91].
La science, èmar^Y], est plus qu’un acte, c’est une habitude, eEiç,
c’est la puissance durable, définitive, de nous emparer des représenta­
tions, de les saisir, de les absorber. La compréhension est donc à la
science ce que la bonne action est à la vertu. La science est donc un res­
serrement, une plus forte tonalité de l’âme tout entière. Comment définir
cette habitude ? Ce qui la distingue, c’est que l’âme parvenue à cet état, ne
peut plus apercevoir que le général, les principes, elle néglige l’accident,
elle va de suite à l’essence.
Ainsi, en résumé, avec Platon, avec Aristote, les Stoïciens mettent
l’activité supérieure de l’intelligence, de l’esprit, dans la pensée propre­
ment dite, dans l’intuition raisonnable, dans ce que Platon et Aristote
appellent la v6y)<jlç. Il y a une différence profonde non de degré, mais de
nature, entre la sensation ou représentation et l’activité raisonnable41. Il
faut, pour aller de l’une à l’autre, un bond, oppyj. Aristote, qui n’allait pas
aussi loin, mettait sans doute déjà la pensée dans la sensation. Néan­
moins, pour lui encore, la pensée était chose différente en nature de la
sensation, et la sensation ne [167-92] ressemblait à la pensée que parce
que la pensée consentait à s’y infiltrer. Au contraire, pour les Stoïciens, la
différence est une différence de degré entre la sensation et la pensée pure
ou la science. De la représentation à l’assentiment, de l’assentiment à la
compréhension, de la compréhension même à la science proprement
dite, on passe par degrés insensibles, sans que jamais rien de nouveau,
rien de supérieur vienne s’y ajouter. Il suffit à l’esprit coétendu à la
matière de se resserrer de plus en plus sur lui-même, de manière à tenir
dans le moins de temps et d’espace possible la plus grande quantité pos­
sible de choses42. Ainsi, en logique comme en physique, l’objet des
130 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Stoïciens est de lever les oppositions tranchées, de faire tomber les dis­
tinctions de nature et, grâce à une conception dynamique de la qualité, de
ne voir partout que des différences de degré.

J) La Morale stoïcienne
Le principe qui domine la morale stoïcienne est le même que celui qui
domine la physique et la logique, c’est le principe de tension, de l’effort.
Dans le domaine de la connaissance, la raison se distingue de la perception
en ce qu’elle n’est pas obligée de saisir les représentations une à une ; elle
peut rappro-[168-93]cher le passé du présent, elle peut extraire, exprimer
les principes, contracter le temps, et, par la synthèse du passé et du pré­
sent, donner à la connaissance le plus haut degré de tension possible. De
même, dans le domaine de l’action la raison différera de l’instinct ou du
désir en ce qu’elle ne sera pas bornée au moment présent et embrassera la
vie tout entière. Donc, substituer à la mobilité de l’action sensible, mobilité
qui est signe de relâchement, l’unité de l’action raisonnable, faire tenir sa
vie tout entière dans un seul acte qui sera l’expression de la raison, voilà
l’idéal que le sage se propose d’après les Stoïciens, voilà ce qu’ils appellent
le souverain bien. La vertu par excellence, objet du sage, est donc celle qui
consiste à tendre sa vie tout entière le long d’une seule règle, d’un seul
principe. Cette vertu, les Stoïciens l’appellent la constance.
La constance, c’est la vie toujours conforme à elle-même, ce que les
Stoïciens appellent to ôp.oXoyoi)(jivcoç Çyjv, vivre en conformité avec soi-
même, formule que Zénon développait : touto 8’ sgtIv xa0’ ëva Xoyov xal
cru(X(j)0)vov Çïjv, c’est vivre selon un seul principe d’accord avec lui-même.
Les Stoïciens disaient encore : rien de bon ne peut naître de la disconti­
nuité, piYjSèv èx SisaTTjxoTcov àyaOov. La vie du sage, le souverain bien,
exclut toute discontinuité, tout écart de la règle. Cette fin une fois réalisée
s’appellera indifféremment la vertu ou le bonheur. Car les Stoïciens consi­
déraient le bonheur lui aussi comme une harmonie, comme la stabilité de
l’existence qui n’hésite pas, qui n’oscille pas, et qui [169-94] se repose sur
une règle, Eù8oup.ovia 8’ scti eôpoia (3(ou, le cours continu de la vie.
Il suit de là que la vertu consiste moins dans les actes eux-mêmes que
dans la disposition intérieure ; elle est dans la rectitude inflexible, dans la
tension parfaite, dans ce que les Stoïciens appelaient ôp06ç Xoyoç, la droite
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 131

raison. Or, ce Xoyoç, cette activité toujours en éveil, cette ardeur


concentrée, c’est le feu, l’éther, c’est l’élément primordial, actif dans la
pureté originelle. Vivre selon la droite raison, c’est donc se replacer au
sein du principe actif, du principe de la vie universelle, c’est revenir à
Dieu. C’est ce que les Stoïciens exprimaient en disant que vivre selon la
vertu, vivre heureusement, c’est vivre en accord, en symphonie, avec le
dieu qui est en chacun de nous, xarà xvjv aup/pcoviav tou roxp’ éxàatû> 8<zl-
piovoç, c’est-à-dire avec l’âme, le principe universel.
Mais il suit aussi de là que la continuité de la vie, qui est la vertu et le
bonheur, est par excellence une conformité à la nature. Et, en effet, à la
formule de Zénon Çvjv ôpoXoyoupivcoç, Cléanthe et Chrysippe ajoutaient
un mot ; leur formule était : Çfjv ôpoXoyoufjiévûx; rfj <j)uasL, vivre confor­
mément à la nature. Ce qui est la nature par excellence en effet, c’est ce
qui, dans la nature, unit dans l’espace toutes les parties entre elles et, dans
le temps, le passé au présent, et le présent à l’avenir, c’est le Xoyoç. Dès
lors, [170-95] contracter le principe de la vie, l’absorber dans la raison qui
en est l’essence, ce sera réaliser complètement la nature.
On voit maintenant les liens étroits qui unissent la morale des Stoï­
ciens à leur logique, et à leur physique surtout. Le sage imite la nature, ou,
ce qui revient au même, imite Dieu. Et, de même que par un progrès
continu, le feu d’où les choses sont sorties par relâchement regagne la
place perdue, et tend à embraser toutes choses, de même, dans l’homme
en particulier, le Xoyoç, qui est une étincelle de ce feu, aspire à reconqué­
rir, à absorber en lui les éléments inférieurs qui sont sortis de lui par un
relâchement de sa substance. Les Stoïciens exprimaient cette idée lors­
qu’ils disaient que la morale est une imitation de la physique, et que le
sage doit vivre selon son expérience de la nature, Çtjv xax’ è[X7:siptav twv
((jUCTSt <TUp(3oav6vTCOV.
Est-ce à dire que la vertu soit purement science, pure spéculation ?
Les Stoïciens, sur ce point, attaquaient Aristote. Chrysippe en particulier
blâmait Aristote d’avoir mis la vertu dans une contemplation paresseuse,
inactive. Ils ne voyaient dans la morale aristotélicienne qu’une forme de
l’hédonisme. Mais, si la vie raisonnable, (3toç Xoyixoç, doit être une vie
active, c’est la pfoç 0£û)p(a, c’est la spéculation qui la fonde. La moralité, la
vertu n’est pas seulement fondée sur la spéculation, elle est fondue en
132 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

elle, coïncide avec elle, en ce sens que le sage agit, mais que la valeur
morale de sa [171-96] conduite est tout entière dans la connaissance qu’il
prend, d’abord, de l’action, puis, de la règle à laquelle il obéit, enfin, de la
conformité de son action avec la nature entière. Ainsi, l’objet des Stoï­
ciens, beaucoup plus voisin qu’ils ne l’ont cru de celui d’Anstote, est
d’amener la spéculation et l’action au point où elles se confondent.
La vertu ainsi définie ne peut admettre de degrés. Elle est ou elle n’est
pas, car la rectitude de la raison, en laquelle consiste la vertu, est une S là
ôecnç (disposition définitive), qui n’admet comme telle ni le plus ni le
moins. La vertu ne peut ni se tendre, étant la tension extrême, ni se relâ­
cher, puisqu’elle ne serait plus alors la vertu. Ou elle reste ce qu’elle est,
ou elle s’anéantit. « La vertu est une ligne droite, qui ne peut se déformer
sans cesser absolument d’être ce qu’elle est », quod summum bonum est non
magis quam regulam Jlectes (Sénèque à Lucilius)43. Cléanthe comparait
l’homme vertueux au vers juste ; il suffit de déplacer une syllabe pour que
le vers cesse d’être un vers.
Si la vertu est en même temps le bonheur, elle épuise tout le contenu
de l’idée du bien. On appellera bon, àyaôov, tout ce qui contribue à la vie
raisonnable, et l’acte raisonnable lui-même. On appellera mauvais, au
contraire, l’acte contraire à la raison [172-97] d’abord, et ensuite tout ce
qui nous éloigne de la raison. Les biens étant des fins par définition
doivent être recherchés, alpexà ; les maux doivent être fuis, r^euxrà. Mais,
entre les biens et les maux, entre ce qu’il faut chercher et ce qu’il faut fuir,
les Stoïciens plaçaient ce qu’ils appelaient les choses indifférentes, Ta
àStà<j)opa. On reconnaît les choses indifférentes à un double signe et
d’abord, à ce qu’on peut en faire un bon ou un mauvais usage. Ainsi, la
force corporelle pourra servir le courage, mais on en userait aussi bien
pour opprimer le faible, c’est donc un <x8ià(J>opov. De même pour la
richesse, qui pourra être mise au service des passions ou employée à un
bon usage. Inversement, la pauvreté, qui paraît d’abord être un mal, peut
être bonne pour fortifier le caractère. On en dirait de même de la douleur
en général. Toute douleur est un àSià^opov. Mais, à ce critère, d’ailleurs
second, il faut en joindre un autre, qui est le critère par excellence. Les
biens portent en eux la marque de leur bonté, comme le vrai porte la
marque de la vérité. Et cette marque, c’est l’effort intense, la tension de la
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 133

volonté. Le bien se reconnaît à ce signe, et tout ce qui ne porte pas cette


marque est indifférent, c’est-à-dire bon ou mauvais selon l’usage que la
volonté en fera. On voit que les Stoïciens diraient déjà ce que dira Kant :
[173-98] il n’y a qu’une seule chose bonne, la bonne volonté.
Comment devons-nous user des à$tà(j)opa ? Sur ce point, les Stoïciens
n’étaient pas d’accord. La doctrine stoïcienne a oscillé entre la rigueur
inhérente à son principe, et les adoucissements qu’il fallut y apporter, pour
rendre la doctrine populaire. Pour Ariston de Chios, il faut pratiquer, vis-
à-vis des choses indifférentes, l’indifférence. Au contraire, pour Chry-
sippe, peut-être pour Zénon, il y a des degrés dans l’indifférence des cho­
ses. L’indifférence parfaite n’est guère qu’une limite, comme diraient les
mathématiciens, qui n’est jamais atteinte dans la réalité. En fait, la nature
nous porte vers certaines choses, nous éloigne de certaines autres choses.
Il y a en nous des désirs et des aversions innées. Or, ce qui est naturel ne
peut pas être mauvais. Donc, parmi les choses qui ne dépendent pas de
nous, rà oùx è<j>’ y)(xîv, parmi les choses étrangères à notre volonté, il y en a
qu’il faut <accepter>, rà Xy)7ttà, d’autres qu’il faut laisser, rà ctXrjKvx bref,
parmi les choses qui ne sont pas des biens, il y en a de plus conformes à la
nature, de mieux orientées que d’autres dans la direction de la raison ; elles
sont placées en avant des autres, 7rpoY)Ypiva, au point de vue de notre
choix. Il en est d’autres qui sont avan-[l 74-99]cées, au contraire, dans la
direction opposée, xa à7T07up07)Ypiva : ce sont celles-là qu’il faut éviter.
Cette définition des choses indifférentes, cette distinction des
7rpo7)Ypiva et des à7ro7rpoY)Ypiva nous permet de saisir le véritable sens de
l’expression stoïcienne xo xaOŸjxov, ce qui convient. — Les xaOyjxovxa sont
des devoirs en un certain sens, qui comprennent, en particulier, les soins
de la famille, l’exercice de la tempérance, du courage. L’action convenable
n’est pas encore l’action droite, c’est-à-dire l’action morale par excellence.
Elle consiste à choisir parmi les choses indifférentes celle qui est dans la
direction de la nature, dans la direction de la raison. Ce n’est pas l’action
droite ni raisonnable encore, mais c’en est la préparation ou la consé­
quence. L’action droite, xaxopÔcopa, c’est l’action pleinement raison­
nable, celle où l’on se rend compte de ce qu’on fait, de la règle qu’on suit,
et de la nécessité de la suivre. Elle est caractérisée par l’effort intense,
c’est la vertu même, c’est le bien. L’action convenable, au contraire, n’est
134 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

pas un bien ; elle peut être l’effet du désir, de l’instinct. C’est ainsi que, par
instinct, par sentiment pur, on peut servir les siens, pratiquer la tempé­
rance, être courageux, etc. Néanmoins, elle est convenable, en ce sens
[175-100] qu’un être raisonnable, agissant par raison, eût fait la même
chose, elle est simplement convenable, parce qu’on ne peut pas lire en
elle, pour ainsi dire, la présence de la raison, c’est-à-dire de l’effort. Mais,
de simplement convenable, elle devient l’action droite, l’action vertueuse
par excellence, dès que la raison s’en empare. En résumé, il n’y a pas une
simple différence de degré entre l’action convenable et l’action droite. Si
les Stoïciens définissent parfois le xaropÔcofra en disant que c’est l’action
parfaitement convenable, il ne faut pas oublier qu’il y a un abîme entre la
perfection et l’imperfection. C’est tout d’un coup, et par l’addition d’un
effort raisonnable, qu’on passe de la convenance à la rectitude.
Au fond, l’idée des Stoïciens pourrait se formuler ainsi : il y a des
actions dirigées dans le sens de la raison, d’autres dirigées en sens
contraire ; mais, pour que l’action ait une valeur morale, il ne suffit pas
qu’elle ait une direction raisonnable ; il faut encore que la raison y soit
présente, et présente dans toute sa force de tension. C’est du dehors
qu’elle est convenable. Ce qui fait donc la rectitude, la vertu, c’est l’effort
intérieur. On comprend que, sur ce point comme sur beaucoup d’autres,
on ait pu faire des rapprochements entre le stoïcisme et le christianisme
en général, entre les Stoïciens et Kant en particulier44.
Cette conception de l’action droite [176-101] entraîne la condamna­
tion, avec une égale sévérité, de toutes les fautes, xà à[xàpxY)paxa. Sans
doute, il y a des degrés dans l’inconvenance comme dans la convenance.
Mais la faute proprement dite, xo àpàpT^pa, commence au moment pré­
cis où la raison se fausse, renonce à elle-même, se nie elle-même. A ce
moment, elle quitte la ligne droite, elle est dans le mal, et le mal n’a pas de
degrés : àp.apxàveiv [rocXXov xat yjxxov oùx èaxiv. Il n’est pas possible de
pécher plus ou moins.
Quel est, chez l’homme, le principal obstacle à l’action droite ? Ce
sont les passions, toxÔy). Qu’est-ce que la passion ? En général, les Stoï­
ciens considèrent toutes les tendances naturelles comme bonnes, puis­
qu’ils définissent le bien comme une conformité avec la nature. Elles sont
dirigées vers le bien, en ce sens que l’action raisonnable proprement dite
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 135

ne prendrait pas d’autre direction. Elles deviennent mauvaises en tant que


nous négligeons de tendre notre volonté et notre effort le long de ces
mouvements naturels. Ils peuvent être convenables par eux-mêmes. Mais
ils ignorent la juste mesure. Si nous ne jetons pas le poids de notre raison
dans la balance, si nous nous laissons aller, nous finirons par céder de
préférence à l’impulsion de telle ou telle passion particulière. Alors, parce
que nous serons entraînés, parce que nous serons passifs, notre jugement
sera faussé, la connaissance vraie étant la connaissance active. C’est à
quoi les Stoïciens faisaient allusion, quand ils disaient que la passion est
un mouvement de l’âme qui pèche par la [177-102] faiblesse de notre
assentiment, qu’il y a dans toute passion une idée fausse. En d’autres
termes, il y a dans toute passion un manque, une insuffisance de la raison.
Le progrès de la passion est celui-ci : d’abord, un mouvement naturel - et
ce mouvement serait plutôt dans la direction du convenable; puis
l’abdication, ou du moins une concession de la raison qui se laisse aller ;
puis, enfin, une erreur relative à la valeur et à la nature du but poursuivi,
une représentation fausse d’un bien ou d’un mal. Si cette représentation
persiste, si la passion se continue ou se répète, elle devient une maladie de
l’âme, v6(77]p.a. Les Stoïciens ramenaient d’ailleurs toutes les passions à
quatre principales. Si le bien ou le mal qu’on se représente plus ou moins
faussement sont à venir, on éprouvera le désir S7ci0u(iux, ou la crainte,
<j>6poç. Si la fausse apparence du bien ou du mal est présente, on éprou­
vera du plaisir, ^Sovyj, ou une peine. Ainsi désir, crainte, plaisir et douleur,
voilà les quatre passions fondamentales de l’âme. Pour amver à la
sagesse, il faut tendre la raison le long de la passion, et, par un effort
continu, par un progrès dont les Stoïciens ont d’ailleurs marqué les pha­
ses, absorber les passions dans la raison, telle une courbe redressée amve-
rait, de redressement en redressement, à se perdre dans une ligne droite.
En cela consiste le progrès, la 7cpoxo7rrç. Le terme de ce progrès est
l’absence de toute passion [178-103] c’est l’àîcàOeia, apathie45 - qu’il ne
faut pas confondre avec ce que les Épicuriens appelaient a7tà0eia, ou plus
souvent àxapaÇta. Si l’ataraxie épicurienne est faite de laisser aller, si elle
consiste à se laisser porter par les choses, au contraire, l’apathie stoï­
cienne est l’état d’une âme qui se ramasse, qui se concentre sur elle-même
et qui vit par la raison pure. Tandis que le sage épicurien fuit les occasions
136 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

d’agir, évite, par exemple, les soucis, les agitations de la vie publique, le
sage stoïcien les recherche toutes les fois qu’il n’aura rien à sacrifier de sa
dignité. Il cherchera l’occasion d’exercer sa raison et son effort, l’occasion
de bien faire. Il préférera donc la vie sociale à l’isolement, car seule la vie
sociale rend possible la justice et l’amitié, c’est-à-dire la charité. Est-il
besoin de rappeler le portrait que les Stoïciens tracent du sage ? Arrivé au
terme du progrès, il est l’égal de Zeus et aussi heureux que lui. U possède
virtuellement tous les biens, même les choses indifférentes comme la
santé, la richesse, la force, puisqu’il est seul capable d’en faire usage. Il
possède virtuellement toute science, puisque science et habilité ne
peuvent se greffer que sur la raison.
Telle est, dans ses traits essentiels, la philosophie stoïcienne. Partis de
l’idée d’effort, de l’idée de force, et après avoir expliqué les qualités, les
formes de l’être, par autant de degrés de relâchement du principe origi­
nel [179-104], les Stoïciens nous montrent comment, par une espèce de
régression, ces formes diverses, inférieures, tendent à s’absorber dans le
principe purement actif qui leur donna naissance. La vertu est un retour de
ce genre : c’est cette régression en ce qui nous concerne, et en tant que
nous sommes capables de l’accomplir. L’idée directrice du système est-elle
physique ? est-elle morale ? Elle est l’un et l’autre à la fois. Que Zénon, dis­
ciple des Cyniques, ait attribué à l’effort un sens et une valeur moraux,
c’est vraisemblable. Mais l’originalité de la doctrine est surtout dans la
forme physique, nous dirions plutôt métaphysique, que cette doctrine prit
dans son esprit. A mesure que cette idée se développait, elle rejoignait, par
un progrès logique46, la physique des anciens Ioniens. Et c’est ainsi que le
stoïcisme a régénéré, en la spiritualisant, en lui donnant une âme, en y fai­
sant pénétrer profondément la raison, la doctrine hylozoïste des Ioniens.

VI - L’ÉCOLE D’ALEXANDRIE

Le fondateur du néo-platonisme est Ammonius Saccas, qui vécut


entre 175 et 250 après Jésus-Christ. Né de parents chrétiens47, il aban­
donna la religion de sa famille pour la philosophie. Nous ne connaissons
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 137

guère Ammonius que par son disciple de génie, Plotin, et peut-être ne


faudrait-il pas plus juger d’Ammonius d’après Plotin que de Socrate
d’après Platon. Tout ce que nous savons de précis, c’est qu’Ammonius
s’efforçait d’établir l’identité des doctrines de Platon et d’Aristote.
C’est Plotin qui donna à la philosophie néo-platonicienne la forme
d’un système. Né à Lycopolis en Égypte, en 204 après J.-C., il vint à
Alexandrie, où il étudia sous la direction d’Ammonius Saccas. A quarante
ans, il fit un voyage à Rome, où il convertit à sa doctrine l’empereur Gal-
lien, fut même sur le point d’obtenir de lui la permission de fonder une
cité en Campanie, sur le modèle de celle décrite par Platon dans les Lois,
et qui devait s’appeler Platonopolis. Il mourut en Campanie, près de Min-
turnes, en 268. Il avait écrit 54 opuscules, que Porphyre, un de ses succes­
seurs, classa par ordre de matières, et distribua en six parties ou Ennéades,
ainsi appelées parce que chacune comprend neuf opuscules.
La philosophie grecque avait été un long effort pour triompher du dua­
lisme, dualisme du multiple et de l’un, de la matière et de la forme. Platon,
après avoir constitué le monde intelligible, dut laisser en dehors du monde
des Idées cet élément de désordre et de division qu’il appelait l’indéfini, qui
s’appela ensuite la matière, de sorte que la matière demeurait en quelque
sorte en concurrence avec Dieu. Aris-[181-106] tote fit sans doute pénétrer
profondément la matière dans la forme, c’est-à-dire dans l’Idée ; il fit voir
le mouvement de toutes choses vers la pensée de la pensée, vers Dieu. Par
là, il établit la continuité, et, en un certain sens, l’unité de l’être. Toutefois, il
ne fit pas comprendre la dérivation des choses par rapport à Dieu. Bien
plus, Dieu, qui est la pensée toujours concentrée sur elle-même, Dieu ne
peut pas sortir de lui-même, ni par conséquent produire à proprement
parler les choses. L’existence des choses multiples, inférieures, doit donc
être posée à côté de celle de la pensée pure, de Dieu. Et comme elle ne peut
pas s’en déduire nécessairement48, le dualisme subsiste. Le stoïcisme repré­
sente un effort pour triompher de ce dualisme, et il y parvient sans doute,
mais il y parvient en faisant descendre Dieu dans les choses, en l’absorbant
dans les choses, en lui prêtant une forme corporelle, en le dépouillant de
l’unité qui doit être son essence. Plotin va revenir à la vraie conception de la
divinité, et rétablir l’unité de l’être, grâce à ce qu’il croit être l’interprétation
véritable du platonisme..
138 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Platon avait distingué profondément les Idées d’une part, le monde


sensible de l’autre. Et, parmi les Idées, il y en avait une qui, d’après Pla­
ton, éclairait, en les dominant, toutes les autres : c’est le Bien, to àyaÔov.
Mais le Bien, d’après Platon, était encore une Idée. Plotin, négligeant sur
ce point les assertions formelles de Platon - les négligeant par erreur,
mais par une erreur qui fut une erreur de génie -, fit du Bien autre chose
qu’une Idée, plus qu’une Idée ; et il arrive ainsi à une conception nou­
velle, profonde, non seulement du Bien lui-même, mais encore des Idées,
et enfin de l’être en général. Dans la nature, nous dit Plotin, nous voyons
que toutes choses existent en vertu de la forme qui la détermine, to efôoç,
c’est-à-dire par la pensée qu’elle porte en elle-même et qui y est comme
endormie. Nous voyons aussi que les âmes trouvent leur fin dernière
dans la pensée, l’action [182-107] n’étant, d’après Plotin, qu’une faiblesse
de la spéculation, àoOéveia Oewptaç. Ainsi, la pensée est au fond de tout.
D’autre part, la pensée peut prendre pour objet les choses multiples, elle
peut s’élever ensuite plus haut, et penser l’âme. Elle peut s’élever plus
haut encore, passer aux pures Idées, rapprocher son objet de sa propre
essence, et se prendre ainsi elle-même de plus en plus pour objet. Mais,
même alors, même quand elle est devenue pensée de la pensée, le dua­
lisme irrémédiable de la matière et de la forme subsiste en elle. Le prin­
cipe suprême, le principe divin ne peut donc être ni ce qui pense, ni ce qui
est pensé, ni ce qui se pense soi-même. Il est supérieur et au pensant et au
pensé, au voüç et au votjtov, il est l’absolu, to aÜTapxeç. Elevons-nous
donc au-dessus du monde sensible, au-dessus de l’âme, au-dessus de
l’intelligence, nous dirons que Dieu est l’unité parfaite qui se suffit à elle-
même. En ce sens, Dieu est plus qu’être, e7uéxeiva tou Ôvtoç. Car l’être est
une détermination, une limitation, du moins l’être que nous connaissons.
On ne peut donc pas attribuer à Dieu l’existence au sens où l’intelligence
humaine emploie ce mot, il est plus qu’existant. On ne peut pas davan­
tage attribuer à Dieu la Beauté, car il est le principe de la beauté, et par
conséquent plus que la beauté elle-même49. Lui attribuera-t-on l’intelli­
gence ? la faculté de penser ? Mais l’Un, to ëv, ne pourrait penser sans se
distinguer de ce qu’il pense, et il ne pourrait pas se penser lui-même sans
se diviser, et par conséquent s’anéantir. La pensée, d’après Plotin, est un
effort du multiple pour retrouver l’Un. Comment Dieu, qui est l’unité
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 139

même penserait-il ? La pensée est l’acte du voûç qui se retourne vers le


bien suprême pour le retrouver, pour revenir à lui. Comment appartien­
drait-elle à ce qui est le Bien en soi ? L’intelligence est un organe [183-
108] nécessaire à celles des essences qui ne renferment pas en elles le
principe même de la pensée. Mais, si ces essences possédaient ce prin­
cipe, si elles étaient ce principe lui-même, un tel organe leur serait inutile.
« L’œil, dit Plotin, sert à un être qui est par lui-même privé de la lumière, à
voir la lumière. Mais, si cet être était la lumière même, il n’aurait que faire
d’un œil. » Ainsi, Dieu est étranger à l’intelligence, il est plus qu’intelli-
gence, comme il est plus que bonté et plus qu’être.
Attnbuera-t-on à Dieu l’activité ? Tout acte qui diviserait l’essence
du Bien lui répugne absolument. Si donc nous mettons en lui l’acdon, ce
sera à la condition de faire coïncider son action avec son essence. Si
Dieu est cause, il l’est tout autrement que les causes que nous connais­
sons. Etant le principe de l’être et plus qu’être, il est le principe de la
causalité, airtov tou outiou, et par conséquent plus que cause. Attribuera-
t-on à Dieu la liberté ? La liberté, telle que nous la connaissons, consiste,
nous dit Plotin, à être maître de soi et de ses actes, elle implique donc
une dualité, la dualité de ce qui commande et de ce qui obéit, ou, pour
parler avec plus de précision, la dualité de l’essence ou de la nature d’une
part, de l’action de l’autre, la liberté consistant dans une certaine puis­
sance qui contient plusieurs possibles, et qui réalise tel ou tel d’entre eux.
Cette liberté qui implique dualité ou division ne peut être en Dieu. La
liberté divine doit donc être conçue négativement. C’est l’indépendance
absolue, le fait de se suffire pleinement à soi-même. En d’autres termes,
Plotin conçoit la liberté divine comme la concevra Spinoza, à condition
de tenir compte de la différence des points de vue. C’est la liberté
qu’aurait une définition géométrique, si elle contenait toute la géométrie,
n’était limitée par aucune autre, et ne dépendait ainsi que d’elle-même50.
On ne mettra pas davantage en Dieu [184-109] la volonté au sens
humain du mot, car cette volonté suppose le choix, et le choix est un
devenir, un mouvement, comme dit Plotin. Or Dieu est un Bien
immuable, et ne peut être que ce qu’il est. Sa volonté coïncide par consé­
quent avec sa nature. En résumé, Dieu est au-dessus de toutes les déter­
minations que nous pouvons concevoir, et, par suite, il est au-dessus de
140 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

toute définition. Mais, si aucune idée ne peut embrasser Dieu, si aucun


mot ne peut l'exprimer, il y a certains mots qui n’expriment du moins
rien de contraire à la nature de Dieu, qui peuvent être considérés comme
la définition négative de Dieu. Ainsi, en tant que les choses multiples
dérivent de lui, et par opposition à ces choses multiples, il est l’Un, to ëv.
Et, d’autre part, en tant que les êtres multiples se retournent vers lui et
aspirent à rentrer en lui, il est le Bien. Dieu est donc l’Un au point de
vue de la dérivation des êtres, le Bien au point de vue de leur conver­
sion, è7turrpo<J>7). Il est l’Un au point de vue de la procession, et le Bien
au point de vue de la conversion.
Comment Dieu engendre-t-il les choses ? Comment le multiple sort-il
de l’Un ? Problème redoutable, d’après Plotin, car si les choses multiples
étaient déjà dans l’Un, déjà dans le premier, t6 îrpcoTov, elles divisaient
son essence ; et si elles n’étaient pas dans l’Un, comment l’Un a-t-il pu
donner ce qu’il n’avait pas ? La solution de ce problème, d’après Plotin,
est dans le pouvoir transcendant de l’Un, et dans ce qu’on pourrait appe­
ler le débordement de sa perfection. L’Un étant le supérieur, laisse sortir
de lui le monde, l’inférieur, qui n’était pourtant pas contenu en lui sous
cette forme. Le Cartésien dirait que l’Un contenait les choses [185-110]
inférieures éminemment, et non formellement ; que le Parfait contient
l’imparfait, puisque celui-ci est moins que le Parfait, mais que cette impli­
cation de l’imparfait dans le Parfait ne suppose nullement une division du
Parfait51. Ainsi, le multiple sort de l’Un sans que l’Un se divise. L’Un est
immuable, mais les êtres sortent de lui par radiation, -rcepiXafx^tç. C’est
ainsi que les rayons de lumière sortent du soleil sans le diviser, que la
source d’où s’écoule le fleuve ne s’épuise pas, et même ne coule pas. La
production des choses par Dieu n’est donc pas un acte particulier de
Dieu, qui aurait sa date dans l’Histoire. C’est encore moins un effort qui
durerait un certain temps, et après lequel Dieu, sorti du repos, y rentre­
rait. La génération des choses par Dieu se fait dans l’éternité, et sans que
le repos de Dieu en soit troublé, sans que son immutabilité ait à en souf­
frir. Posez l’Un, et vous posez aussi ce qui découle de son essence, ce
qu’il contient éminemment dans sa perfection. Dieu vient donc avant les
choses dans l’ordre de la dignité et dans l’ordre de la logique, mais non
dans l’ordre chronologique.
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 141

Pourquoi Dieu engendre-t-il les choses ? Pourquoi l’Un ne reste-t-il


pas absorbé dans son unité, au-dessus du devenir, au-dessus de l’être ?
Plotin répond que, si l’Un est le plus parfait de tous, il faut bien que les
puissances inférieures à l’Un se bornent à l’imiter. Or, nous voyons que
tout ce qui aspire à la perfection ne peut se contracter sur soi seulement,
mais au contraire tend à se produire dehors : c’est une loi universelle,
d’après Plotin, une loi applicable même aux êtres inférieurs les moins
intelligents de la nature ; c’est ainsi que la matière échauffée rayonne dans
l’espace. Dieu, qui est la suprême puissance, doit donc produire, sortir
[186-111] de lui, rayonner, en vertu même de son essence. Donc c’est par
une nécessité de sa nature que Dieu engendre les choses. Qu’est-ce que
Dieu engendre d’abord ? Si Dieu était intelligent, ce qu’il engendrerait
d’abord serait inférieur à l’intelligence. Mais Dieu est plus qu’inteliigence ;
donc ce qu’il engendre d’abord est le voûç, l’intelligence. Qu’est-ce que
l’intelligence ? C’est, dit Plotin, une image, eîxwv, de l’Un. Cette image,
aussitôt produite, se retourne vers l’Un d’où elle dérive, et c’est par ce
mouvement de conversion, que l’image produite devient intelligence.
L’intelligence est donc la forme particulière que prend la première éma­
nation de l’Un quand elle se retourne vers lui et reçoit sa lumière. Ce voûç
est le siège des Idées. Ce n’est pas autre chose que ce que Platon avait
appelé le xétypoç votjtoç, le monde intelligible. Plotin, fidèle sur ce point à
la doctrine platonicienne, estime que ce qu’il y a d’intelligible dans les
choses sensibles leur vient des Idées, lesquelles existent en soi, consti­
tuent un monde à part, et sont réalisées dans une substance. Cette subs­
tance est justement l’intelligence, le vouç. Ce monde, ce x6o(jloç votjt6ç, est
pour Plotin une intelligence, parce que, d’après lui, l’intelligence suppose
l’intelligent.
Comment s’explique que l’Intelligence, première émanation de l’Un,
se subdivise en une infinité d’idées ? — Car les Idées sont infiniment mul­
tiples, d’après Plotin. Et même, Plotin va, sur ce point, beaucoup plus
loin que Platon, puisqu’il assigne une Idée non seulement à chaque chose
réelle, mais encore à chacune des choses possibles ; non seulement aux
genres, mais encore aux individus, parce qu’il y a entre les individus d un
genre des différences essentielles, qui doivent être représentées par des
Idées. Cette multiplicité des [187-112] Idées ne divise pas l’intelligence,
142 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

parce que les Idées ne sont pas comme les choses sensibles, séparées et
impénétrables les unes aux autres. Dans le monde intelligible, chaque
essence contient l’intelligible tout entier, chaque Idée, en d’autres termes,
représente le tout.
Le vouç engendre l’âme du monde, de même que l’Un engendre
l’Intelligence, et par un processus analogue. Mais avec l’Ame, nous
entrons dans la sphère du devenir, du mouvement. L’intelligence a
engendré l’Ame elle aussi par un rayonnement, un prolongement de sa
puissance. Mais, de même que l’Intelligence est déjà un affaiblissement de
l’Un primordial, ainsi l’Ame est-elle à son tour un affaiblissement de
l’Intelligence ; et cet affaiblissement se traduit, s’exprime par le devenir.
L’Ame est la dernière essence intelligible. Par son action, comme nous
allons le voir, elle touche au monde sensible, elle s’y prolonge. Mais, par
son essence, elle est encore dans le monde intelligible. Sortie du vouç, elle
se prolonge dans le corporel. Elle renferme donc, elle contient un élé­
ment de divisibilité. Les âmes particulières sont donc autant de ramifica­
tions de l’Ame universelle. Dans l’Ame universelle, elles coexistent, et
cependant elles ne s’y confondent pas. Plotin compare ces âmes particu­
lières à des rayons qui coïncident au foyer, et se séparent à mesure qu’ils
s’éloignent. En un certain sens, donc, toutes les âmes se fondent dans
l’âme universelle, de même que toutes les Idées viennent coïncider dans
l’unité de la pure Intelligence. Mais, de même que les Idées sont distinc­
tes, distinctes parce qu’elles diffèrent quant à leur contenu, de même les
âmes particulières sont distinctes parce que l’Ame universelle contient un
principe de multiplicité, d’expansion, de fécondité naturelle [188-113].
Ce n’est pas, dit Plotin, en raison de la multiplicité des corps animés
par elles que les âmes particulières sont multiples. C’est au contraire parce
qu’elles sont multiples qu’elles s’enveloppent de corps différents. Et elles
sont multiples parce que l’Ame universelle, comme l’Intelligence, est un
principe fécond dont l’essence enveloppe la différence et l’inégalité.
Nous disions que les âmes s’enveloppent de corps différents. Il faut
maintenant comprendre en quoi consiste la matière d’après Plotin. Plotin
se rallie d’abord à l’opinion de Platon, qui a dit que la matière était l’indé­
terminé, tô aîreipov, c’est-à-dire ce qui peut recevoir n’importe quelle
forme. Donc, déjà dans le monde des Idées, dans les Idées du vouç, on
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 143

peut dire qu’il y a une certaine matière. Car, puisque les Idées sont multi­
ples, il faut bien qu’elles aient, d’une part, quelque chose de commun qui
fait que ce sont toutes des Idées, et, d’autre part, quelque chose de propre
qui fait que telle Idée n’est pas telle autre. Or ce qui est propre à chaque
Idée, ce qui la distingue des autres, ce qui la détermine en un mot, c’est sa
forme. Et, d’autre part, ce qui est commun à toutes les Idées, ce qui est la
base de l’Intelligence, ce qui fait que toutes les Idées sont des Idées, ce
sera la matière intelligible. De même, chacune des âmes particulières a sa
forme propre qui la différencie ; mais ce qui est commun à toutes les
âmes, ce qui est par conséquent la base de la vie, c’est la matière sensible.
Seulement, il y a une différence capitale entre la matière sensible et la
matière intelligible. La madère intelligible n’altère pas la simplicité de
l’être où elle se rencontre, tandis que les êtres qui contiennent la matière
sensible sont nécessairement composés [189-114].
En d’autres termes, c’est l’âme qui produit son corps, c’est l’Ame uni­
verselle qui, en se réfractant, en se divisant, engendre la matière sensible,
laquelle n’est pas autre chose que l’effet nécessaire, ou pour mieux dire
l’expression, de cette réfraction. Par cela seul que l’âme du monde se
divise, elle donne un théâtre à cette division, elle se donne une base
d’opération, et cette base est la matière. La matière n’est donc pas une
chose, une réalité qui existe par soi-même. Envisagée en elle-même, elle
ne serait qu’une pure possibilité, la possibilité de recevoir toutes les
formes. La matière est pour ainsi dire un point de vue, c’est ce que nous
concevons quand nous envisageons ce qu’il y a de commun à tous les
êtres particuliers — et par conséquent d’informe. Tout corps a une âme
qui l’anime, et cette âme est ce qu’il y a de réel dans le corps, le corps
représentant seulement la possibilité de cette âme particulière, de cette
forme particulière en même temps que toutes les autres formes. C’est
donc avec raison, nous dit Plotin, que Platon a défini la matière le non-
être, to pv) ôv, car la matière n’est rien par elle-même. Et Plotin ajoute que
ce n’est pas l’âme qui est dans le corps, mais plutôt le corps qui est dans
l’âme. La matérialité représente l’obscurité croissante qui s’étale sur les
rayons lumineux, à mesure qu’ils s’éloignent du centre.
De même que l’Un produit l’Intelligence et les Idées par une nécessité
de sa nature, nécessité qui est liberté, ainsi, c’est nécessairement en un
144 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

sens, et librement de l’autre, que l’Intelligence engendre l’Ame et les


âmes. Et c’est en vertu de la même nécessité et de la même liberté que
chaque âme s’obscurcit en un corps déterminé, et par là «choisit son
corps ». Dans la IVe Ennéadê2, Plotin nous montre poétiquement les âmes
s’élançant hors du ciel, et pénétrant dans des corps destinés à les recevoir.
La descente de chaque âme dans chaque corps est fatale, c’est-à-dire
réglée [190-115] irrévocablement. Elle est libre cependant, en ce
qu’aucune cause extérieure ne vient la déterminer, en ce qu’elle n’obéit
qu’à une impulsion intérieure. Avec l’âme particulière et les corps particu­
liers qu’elle engendre et anime, nous arrivons au terme extrême de la pro­
cession. L’Un engendre l’Intelligence, qui engendre l’Ame, voilà les trois
hypostases de la trinité alexandrine. En cela consiste la procession,
c’est-à-dire l’épanouissement du principe primordial qui est l’Un en une
multiplicité. Mais ce principe, à mesure qu’il se réfracte, s’affaiblit et
s’obscurcit. C’est pourquoi ce qui est engendré se retourne tout de suite,
attiré par une perfection supérieure, se retourne vers ce qui a engendré,
vers le principe dont il émane. En cela consiste ce que les Alexandrins
appellent la conversion, ou le retour, È7U(jTpo<j)Y). D’ailleurs ces deux pro­
cessus, l’un de génération, l’autre d’absorbtion, sont en dehors du temps.
Ce qui est engendré n’est pas postérieur à ce qui engendre, mais tout est
donné à la fois, et il y a entre ce qui engendre et ce qui est engendré, non
un rapport chronologique, le rapport de l’avant et de l’après, mais une
relation hiérarchique, celle du supérieur à l’inférieur.
Considérons plus particulièrement l’homme. Les rayons émanés du
centre, c’est-à-dire de l’Un, et qui s’écartent de plus en plus finissent par
se perdre dans les ténèbres. En d’autres termes, nos âmes s’enfoncent
dans la matière et, à mesure qu’elles y descendent, elles s’éloignent de leur
vrai principe ; en cela consiste le mal. Il y a des hommes, nous dit Plotin,
qui s’ensevelissent dans la sensation, ne connaissent de bien que le plaisir,
et de mal que la douleur. Le bien véritable consiste, au lieu de s’enfoncer
dans la matière, à se retourner au contraire vers Dieu. Le bien est donc
une conversion, le bien est un retour. Mais ce mouvement de retour a des
périodes, des phases [191-116], il y a des degrés dans l’effort vers le bien.
Beaucoup d’hommes ne s’élèvent pas au-dessus des vertus qu’on pourrait
appeler, avec Platon, purificatives, xaÔàpaioç. Ce sont, pourrait-on dire,
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 145

des vertus négatives, elles purifient l’ame en ce qu’elles la délivrent du


mal. Telles sont la justice, la tempérance, le courage, en un mot les vertus
qu’Aristote appelait éthiques. L’âme acquiert ces vertus en se retirant loin
du tumulte des passions, en domptant son corps. La pratique des vertus
purificatives, en affranchissant l’âme des liens du corps, lui permet de se
retourner vers les Idées, de contempler l’Intelligence. La seconde phase
de l’effort vers le Bien sera donc la contemplation, 0EO)pta. Il y a des
âmes, dit Plotin, dont les ailes sont trop lourdes pour les élever au-dessus
de la vie du corps. Il en est qui se dégagent des Liens du corps, et qui
arrivent à la vertu, mais sans s’élever plus haut. D’autres enfin, dépassant
la vertu, arrivent à la contemplation. Dans cette contemplation ou
Oeoopta, il est facile de reconnaître la vertu théorétique ou dianoétique
d’Aristote, ou la dialectique platonicienne. La méthode indiquée par Plo­
tin pour l’exercice de la contemplation est, à peu de choses près, la
méthode platonicienne. L’âme comprend d’abord la beauté des formes,
puis la beauté de l’âme, puis enfin la vraie beauté, la Beauté en soi.
Alors s’ouvre pour elle le monde des Idées, elle pénètre dans le
monde intelligible. Mais cette contemplation, dont Aristote et Platon ont
parlé, et dont ils avaient fait le dernier terme du progrès vers le Bien,
n’est, pour Plotin, qu’une étape. Ce n’est pas la dernière élévation de
l’âme, car il est donné à un petit nombre d’hommes d’aller plus loin. Au-
dessus de l’Intelligence qui est multiple, il y a l’Un, le Bien absolu ; [192-
117] au-dessus de la contemplation qui nous introduit parmi les Idées, il y
a une opération plus haute que la pensée, et qui atteint quelque chose de
plus élevé que l’Idée. La pensée est encore multiple. Les Idées que la
pensée atteint sont des émanations, des atténuations, de l’Un primordial.
Il y a un acte de l’âme, une attitude de l’âme, dont la portée est plus
haute ; c’est l’extase, excttccctiç ; c’est l’amour, eptoç. Quand l’âme s’est
dégagée du corps par la pratique des vertus purificatives, quand elle est
arrivé à contempler les Idées, quand, par une tension plus forte encore,
elle a pu dépasser l’Idée même, alors dans un recueillement absolu, elle
voit paraître Dieu, ou plutôt elle le touche, elle ne fait plus qu’un avec lui.
L’extase est une union intime, c’est un « contact », dit Plotin, È7ta<i>7).
L’âme dans cet état ne sent plus son corps, elle ne s’affirme même
plus comme vivante. Bien plus, elle perd jusqu’à la conscience. L’extase
146 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

est ainsi une simplification de tout l’être, <x7rXc*)<7t.<;. Supérieure à la pensée


qui implique la dualité du pensant et du pensé, l’extase est une véritable
possession de Dieu, le retour de l’âme à Dieu, l’absorption en Dieu.
Telle est la philosophie alexandrine, synthèse de toutes les philoso­
phies de la Grèce, mais synthèse opérée à la lumière d’idées empruntées à
l’Orient, qui s’inspire visiblement des théologies juive et chrétienne. Dans
l’âme du monde, on reconnaît sans peine la <J/ux*) des Stoïciens ; dans
l’Intelligence, on reconnaît le Dieu d’Aristote et celui de Platon ; mais
l’Un des Alexandrins, l’Un supérieur à la pensée, est bien le Dieu inexpri­
mable de la théologie juive53 [193-118].
La philosophie des Alexandrins représente donc un puissant effort
pour triompher du dualisme et arriver à l’unité absolue. Chez Platon,
chez Aristote, il y a encore dualité de la matière et de la forme. Le Dieu de
Platon n’est pas un démiurge ; il arrange une matière distincte de lui,
donnée avec lui, peut-être avant lui. Le Dieu d’Aristote attire à lui des
choses qui existent indépendamment de sa substance ; et, à supposer que
ces choses soient en lui, on ne comprend pas, dans la philosophie
d’Aristote, pourquoi elles sont. L’Un des Alexandrins, précisément parce
qu’il est au-dessus de la pensée, exclut toute dualité. Les Alexandrins, en
le mettant au-dessus de la pensée, n’ont pas voulu pour cela qu’il échap­
pât aux prises de l’âme. Par l’extase, nous ne connaissons pas Dieu, sans
doute, mais nous faisons mieux que le connaître, nous nous absorbons en
lui.
[182]

CHAPITRE III

HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
COURS DU LYCÉE DE CLERMONT
LEÇON SUR L’ÉCOLE D’ALEXANDRIE

École d’Alexandrie — Sous l’influence du christianisme', l’esprit grec


las des systèmes métaphysiques, mais fatigué aussi du scepticisme qui
n’aboutit pas, se réfugia dans le mysticisme et prétendit arriver à la vérité
par ce qu’on pourrait appeler une marche extraphilosophique.
Le mysticisme alexandrin comme tout mysticisme est difficile à
entendre, car il s’adresse au cœur plutôt qu’à l’intelligence. Le fondateur
de l’École d’Alexandrie est Ammonius Saccas qui n’est connu que grâce à
son disciple Plotin.
Plotin est né à Lycopolis en Égypte vers 205 après J.-C. et est mort
vers 270. Il écrivit 54 traités que son disciple Porphyre réunit en groupes
de 9 chapitres. Chacun d’eux s’appelle une ennéade. L’idée fondamentale
de Plotin est que pour connaître toute chose, il n’est pas nécessaire ni
même utile de considérer les choses par elles-mêmes. Il faut se transpor­
ter tout de suite vers celui qui étant la perfection contient et résume en lui
toutes choses, vers ce qu’il appelle Y UN.
1. — Qu’est-ce que Y UN? C’est le bien absolu, c’est Dieu. Quelles
sont ses qualités ? Étant un, d’une unité absolu, il ne peut pas penser, car
pour penser il faut se représenter quelque chose et cette représentation
diviserait l’un, il cesserait d’être lui-même [183].
Dira-t-on qu’il se pense lui-même ? Mais cela supposerait qu il a des
besoins, cette connaissance lui serait nécessaire. Donc Dieu est supérieur
à la pensée, ce qui ne veut pas dire qu’il ne pense pas, mais que sa pensée
148 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

n’a pas d’analogie avec la pensée humaine et que nous ne pouvons pas
nous la représenter, c’est une pensée supra intellectum.
2. — Dieu peut-il vouloir? Oui et non encore, si l’on entend par
liberté un choix entre deux contraires. Dieu n’est pas libre, car il ne peut
vouloir que le bien et il serait absurde de supposer qu’il peut hésiter entre
le bien et le mal ; mais il est libre en ce sens que rien ne le gêne, son
essence se développe librement et sans supposer de contrainte.
3. — L’Un est-il au moins doué de l’être, ce serait rabaisser le bien
absolu que de lui prêter l’existence, car nous ne concevons l’existence d’un
être que comme une qualité que cet être possède et qui se surajoute aux
autres. Mais Dieu, étant l’un absolu, ne peut pas admettre plusieurs quali­
tés. On ne peut donc pas dire qu’il est, mais il est supérieur à l’être, il existe
d’une existence qui n’est pas concevable, qui n’a pas d’analogie avec ce que
nous appelons exister. Ce qui ne veut pas dire qu’il se confond avec le
Néant, au contraire il est ce qu’il y a de plus positif et de plus réel. Com­
ment l’un a-t-il donné naissance aux choses ? Il est impossible que d’une
unité complète et d’une perfection absolue soit sorti le monde multiple,
imparfait dans lequel nous vivons. Il est nécessaire qu’entre cette perfec­
tion absolue et cette imperfection il y ait des intermédiaires. En effet ce qui
sort nécessairement de l’un : c’est l’Esprit ou pour mieux dire l’intelligence
laquelle est le siège des idées, le monde dont nous parle Platon celui des
idées générales, mathématiques et métaphysiques, voilà la première éma­
nation de Y UN primordial. Mais l’intelligence se réfractant à son tour
donne naissance à ce que Plotin appelle YAme du monde, laquelle pénètre
toutes choses, même le monde où nous vivons. Ce que nous appelons
matière n’est pas autre chose que cette âme, se relâchant, se divisant, se
manifestant à nous d’une manière sensible. Ainsi l’UN, l’Intelligence,
l’Ame du monde voilà les trois degrés de l’être, les trois hypostases.
Faut-il admettre que l’Intelligence et l’Ame du monde sont sorties
tour à tour et successivement, la première de l’UN, la seconde de l’Intelli­
gence ? Non, ces trois hypostases sont antérieures l’une à l’autre logique­
ment dans l’ordre de mérite pour ainsi dire, mais non chronologique­
ment, elles sont contemporaines. Supposez un rayon de lumière blanche
tombant sur un prisme et se décomposant en mille couleurs. Celui qui
sera placé du côté de l’écran apercevra des rayons aux mille couleurs
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE 149

diverses, mais ces mille rayons aux couleurs variées et infinies existent
tous ensemble dans le rayon de pure lumière blanche dont ils sont sortis,
cependant ce rayon était indivisible en ce sens que dans la blancheur il n’y
a pas de taches. C’est donc le même objet qui vu d’un côté est simple, un,
indivisible et vu de l’autre est multiple. Et sans doute le rayon de lumière
blanche peut être considéré comme antérieur au faisceau multicolore
puisqu’il le produit, et néanmoins ils sont contemporains l’un de l’autre
puisque par cela même que le rayon de lumière blanche existe, le faisceau
multicolore existe aussi.
Tels sont les rapports de Dieu avec le monde. Le monde est comme
une réfraction de l’unité divine se scindant pour donner les idées qui se
réfractent pour donner l’âme du monde et toutes les choses sensibles. La
marche par laquelle les choses sortent ainsi nécessairement de l’unité pri­
mitive est ce que Plotin appelle la Procession de Dieu [184].
Mais voici que les choses multiples à peine sorties de l’unité aspirent à
y rentrer. L’intelligence n’est pas plutôt créée que se retournant à son tour
elle veut redevenir pure idée. Le second mouvement inverse du précé­
dent est ce que Plotin appelle la conversion.
Procession en Dieu et conversion voilà les deux mouvements aux­
quels sont soumises l’intelligence et l’âme du monde.
Que résulte-t-il de là en ce qui concerne l’homme particulièrement.
L’homme se tourne d’abord vers l’intelligence et par la science d’une part
qui est l’amour du vrai, par l’âme de l’autre côté qui est l’amour du Beau,
il se transporte petit à petit ainsi que Platon l’a montré dans le monde des
idées. Mais ce n’est là qu’une première étape. Une fois arrivé dans le
monde des idées, il aspire à posséder l’unité, c’est-à-dire à connaître Dieu,
à posséder en le possédant la perfection absolue et universelle.
Mais ici la science est impuissante puisque la science n’aboutit qu’à
des idées, il faut donc recourir à un procédé extrascientifique, à ce que
Plotin appelle YExtase1, et s’élevant pour ainsi dire au-dessus de tout ce
qui est humain s’absorber dans une contemplation mystique de l’Unité
supra sensible. On ne peut pas connaître l’Un mais on peut le posséder
ainsi, s’anéantir en lui.
C’est donc à une négation de la science que la philosophie grecque
aboutit. Elle substitue à la recherche scientifique l’extase3.
150 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Il n’est pas difficile de reconnaître dans ce système une fusion de


toutes les métaphysiques anciennes sous l’influence des idées chrétien­
nes.
L’âme du monde, c’est le feu des stoïciens. L’intelligence c’est le
monde supra sensible de Platon. Enfin l’Un absolu est une combinaison
de l’idée chrétienne de la divinité, avec l’idéal, avec l’idée que s’en faisait
Aristote.
Plotin eut pour disciples Porphyre, puis Jamblique, mais avec lui déjà
des extravagances de toutes sortes apparaissent, à l’extase on substitue
des pratiques superstitieuses. L’École d’Alexandrie ne tarda pas à se
perdre dans des subtilités de tout genre, de la profusion elle arriva natu­
rellement à l’obscurité. Avec Jamblique des extravagances de toutes
sortes apparaissent. A l’extase succèdent des pratiques superstitieuses.
Voilà le terme de folie où aboutit la première période d’Alexandrie, et
cependant la doctrine du didaskalf, le christianisme, ne faisait que grandir.
Constantin après la miraculeuse bataille de Pont Milvius en 312 accorde
décidément au christianisme par l’édit de Milan une libre expansion. Ce
ne fut pas sans des luttes, des déchirements prolongés que la civilisation
ancienne céda le pas à la nouvelle.
Tant dut coûter de peines
Le long enfantement de la grandeur chrétienne.
Deuxième période : Après l’édit de Milan, Constantin se montre
favorable aux chrétiens, et les églises du Christ s’enrichissent des dépouil­
les arrachées à l’Olympe. Julien quoique placé sous la tutelle exclusive de
deux maîtres chrétiens, se mêla à toutes les sectes platoniciennes ; il
abjura le baptême, et pour déjouer les soupçons annonça l’intention
d’embrasser la vie monastique. Il se rendit à Athènes où il se fit initier aux
mystères d’Éleusis. Il y connut saint Grégoire de Nazianze et saint Basile.
Rappelé de Grèce par Constance, il parvint au pouvoir, il pacifia les Gau­
les et à la mort de Constance fut reconnu chef de l’Empire. Il s’occupa
alors de relever le polythéisme et de renverser le christianisme. Il mourut
à trente-deux ans d’une blessure mortelle. On connaît ses paroles lorsque
lançant vers le ciel le sang qui s’échappait [185] de sa blessure, il s’écria :
« Galiléen, tu as vaincu. »
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE 151

Julien professa : 1. L’unité de Dieu ; 2. La spiritualité et l’immortalité


de l’âme ; 3. Le dogme des peines et des récompenses dans une vie
future, et n’accorda jamais grande attention aux subtilités de la trinité
hypostatique de Plotin. Le platonicisme et le péripatétisme réunis sem­
blent lui avoir plu davantage et être préférables au stoïcisme.
Ses principaux ouvrages sont : 1. La défense du paganisme ; 2. La
satire de César qu’il stigmatise encore plus fortement que Tacite lui-
même. Malgré son ardeur contre le christianisme il n’est pas sûr du succès
de la formidable entreprise qu’il a tentée, et son principal ouvrage le Miso-
pogon témoigne de son découragement. Erudit, bel esprit, sophiste, il fut
sérieusement épris de l’Antiquité. Doué d’une imagination de feu il
tomba dans l’illuminisme et se montra pour employer l’expression de
Montaigne « embabouyné de la science divinatrice »6.
Il eut le tort impardonnable de ne pas comprendre qu’il compromet­
tait l’avenir et de ne pas comprendre combien le christianisme avait par la
terreur et l’amour pris d’empire sur toutes les âmes.
Édésius, successeur de Jamblique, Chrysanthe, disciple d’Edésias,
Libanius le Rhéteur et Maxime le Thaumaturge remplissent la deuxième
période de l’Ecole d’Alexandrie.
Troisième période : Des hauteurs de la doctrine avec Platon, des­
cendue avec Plotin et ses disciples aux pratiques obscures de la Théurgie.
La philosophie se rabaisse à la magie avec Maxime d’Ephèse. Dans cette
3e période les barbares inondent l’Europe et l’Afrique. L’enseignement
philosophique qui semblait avoir disparu pour toujours reprend un éphé­
mère éclat avec une femme.
Hypathie, née à Alexandrie vers l’an 310, fille du mathématicien
Théon, reçut les leçons de son père, étudia à Athènes, et établit dans sa
maison un enseignement de philosophie, interprétant les doctrines de
Platon et d’Aristote. Elle mourut massacrée par une populace en délire.
Après la mort d’Hypathie la philosophie n’est plus représentée à Rome
que par des païens fougueux, Hiéroclès, Olympiodore, Syrianus. Alexan­
drie n’a été pour la philosophie ancienne qu’un lieu de passage. C’est à
Athènes qu’elle était née, là elle devait finir.
Plutarque et Systonius sont les deux chefs d’école que l’on rencontre
au IVe siècle à Athènes. Plutarque d’Athènes naquit en 356, mourut
152 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

en 436. C’est le chef et le principal fondateur de l’École néo­


platonicienne d’Athènes dont Proclus fut le plus célèbre interprète. Ce
n’est cependant pas un penseur profond ni original. De qui tenait-il sa
doctrine ? C’est ce qu’on n’a pu établir sûrement.
Enfin Proclus naquit à Constantinople en 412, mourut à Athènes en
485. Il étudia à Alexandrie, puis vint à Athènes. Sa doctrine reproduit
celle de Plotin. Proclus reconnaît dans la réalité trois éléments : 1. Dieu
qui est seul nécessaire ; 2. Le monde qui est caduc 3. L’homme être
moyen entre Dieu et le monde.
Pour lui Dieu renferme trois hypostases : l’unité, l’intelligence, l’âme,
plus dans l’unité une énergie créatrice.
Il distingue dans l’homme l’âme et le corps, il célèbre l’élan irrésistible
qui nous ravissant en extase nous unit intimement à Dieu. Lorsque
l’union est parfaite la liberté de l’homme disparaît.
Les écrits de Proclus renferment le Panthéisme le mieux accusé et le
plus absolu ; il aspire à être le pontife de toutes les religions de l’univers
excepté celui des chrétiens qu’il combat sans merci et sans relâche.
Justinien, las des excès de cette école, la fit fermer en 529, ainsi se ter­
mine la philosophie grecque.
CHAPITRE IV

HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
GRECQUE

INTRODUCTION

<1> Avant d’aborder l’étude de la philosophie grecque, nous nous


proposons d’indiquer nettement la méthode que nous allons suivre.
Les anciens philosophes grecs ne nous sont connus souvent que par
des renseignements vagues, des documents de deuxième et de troisième
main. Nous possédons presque en entier les écrits de Platon, la majeure
partie des ouvrages d’Aristote, ceux de l’École stoïcienne, de la Nouvelle
Académie, etc. Mais il faut bien dire qu’un grand nombre de philosophes
dont l’influence a été grande ne nous ont rien laissé. Nous en sommes
réduits à des fragments sans importance et, plus souvent encore, à des
témoignages plus ou moins précis d’écrivains qui ont plus ou moins com­
pris l’auteur dont ils parlent. Aussi, tandis que l’histoire de la philosophie
moderne n’a qu’à rapprocher des textes, les coordonner pour tirer de là
l’exposition des systèmes, l’histoire de la philosophie grecque est obligée
de suivre une méthode de reconstruction.
Quels sont les divers procédés de cette méthode ?
La critique des textes est ici de la plus haute importance. En
effet <2>, les fragments qui nous ont été transmis sont altérés et on se
presse beaucoup trop, la plupart du temps, de taxer les anciens philoso­
phes grecs de contradiction ou d’absurdités1. La critique philosophique
est ici d’une absolue nécessité. Il faut rétablir les textes et deviner.
154 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Il ne suffit pas de comprendre le sens littéral des textes qui nous


restent. Il faut, si cela est possible, repenser la doctrine dont ces écrits est
la traduction. C’est que, depuis l’Antiquité, l’esprit humain a énormément
changé. Le point de vue de la philosophie s’est déplacé. Le problème phi­
losophique, pour les Anciens, était tout autre. La distinction du sujet et de
l’objet, fondement de la philosophie moderne, est chose inconnue aux
Anciens ; ou en tout cas cette distinction, si elle a été parfois entrevue, ne
l’a été que faiblement. De là vient que, lorsque nous étudions la philo­
sophie grecque, nous nous posons une foule de questions que les philo­
sophes grecs eux-mêmes ne se sont probablement jamais posées. La dis­
tinction du sujet et de l’objet a créé des difficultés qui n’existaient pas
pour les Anciens. Les choses leur paraissaient beaucoup plus claires qu’à
nous. Il faudra donc bien souvent ne pas trop approfondir ; il faudra fer­
mer les yeux sur des difficultés qui n’existaient pas pour ces philosophes.
Ils ne se rendaient pas compte de toute l’étendue du problème2.
Cette méthode de reconstruction prendra constamment pour guide
l’idée d’évolution. En effet, les philosophes grecs se distinguent des phi­
losophes modernes en ce qu’ils ont moins de prétentions à l’originalité.
Ils sont plus naïfs. Ils disent plus simplement ce qu’ils pensent. En un
mot, ils cherchent moins à se distinguer. De là vient que, lorsqu’un pro­
blème philosophique se pose dans l’Antiquité, la solution suit, pour ainsi
dire, une évolution naturelle. Une première doctrine se pose, les diffi­
cultés qu’elle fait naître, les contradictions qu’on y trouve suscitent une
nouvelle théorie destinée à les faire disparaître ; celle-ci à son tour
éprouve le même sort <3>. En d’autres termes, dès qu’une question phi­
losophique se pose, la plupart des solutions possibles surgissent successi­
vement. Et il s’opère entre elles une espèce de sélection qui fait que la
plus forte résiste pour un certain temps. S’il en est ainsi, on trouvera dans
la philosophie grecque un ordre et un enchaînement qu’on ne trouvera
pas dans la philosophie moderne, où chaque penseur paraît avoir le souci
d’innover, de se distinguer des Anciens. En d’autres termes, la personna­
lité s’efface et les doctrines suivent ainsi une sorte d’évolution naturelle.
C’est ce que nous montrerons en détail. L’École sophistique, éléatique,
ionique, socratique, sont autant d’anneaux d’une chaîne ininterrompue, et
chacun de ces anneaux peut se déduire des précédents.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 155

Il faudra constamment tenir compte de ce qui fait que la philosophie


n’était pas pour les anciens philosophes grecs ce qu’elle est pour nous :
une science à part se suffisant à elle-même. Elle se rattachait à l’ensemble
des connaissances humaines et même, à partir d’un certain moment, elle
se trouve intimement mêlée aux événements historiques. Les considéra­
tions historiques et politiques, par conséquent, devront avoir une très
grande place dans la philosophie ancienne, laquelle ne se comprend pas si
on n’essaie pas de se placer dans le milieu où se sont produites les mœurs,
institutions, transformations politiques.
Demandons-nous quelles sont les sources de l’histoire de la philo­
sophie Grecque. On peut les classer en trois catégories :
lrc catégorie : Ce groupe comprend les ouvrages philosophiques par­
venus jusqu’à nous, les écrits des philosophes eux-mêmes. Avant Socrate,
voir Philosophes Grecs, édition Didot-Mulhac3. Sur Socrate lui-même, nous
n’avons que les conversations qu’on lui prête (dialogues de Platon-
Xénophon). Nous avons presque tout ce qu’a écrit Platon mais nous
n’avons pas tous les écrits d’Aristote <4>.
2e catégorie : Dans ce groupe, nous plaçons les témoignages dont il
faut tenir grand compte parce qu’ils sont dus à des philosophes. En effet,
l’histoire de la philosophie est une science qui date d’Aristote et, à partir
d’Aristote, les philosophes se sont préoccupés de ce qu’avaient écrit leurs
devanciers et nous avons ainsi les opinions des précédents. Déjà dans
Platon nous avons des renseignements sur Parménide, Empédocle,
Anaxagore, les Pythagoriciens et les Sophistes ; mais surtout sur Socrate
et les Socratiques. Platon est digne de confiance en ce sens qu’il a un
grand respect pour les doctrines antiques mais, comme il ne se préoccupe
pas beaucoup de la précision et qu’il cède trop souvent à ce qu’il y a de
nécessaire dans ces écrits, il faut critiquer son témoignage4. Xénophon
nous a laissé des renseignements, sur Socrate en particulier, mais ici
encore il faut être sur ses gardes. C’est que cet écrivain manque
d’élévation et n’a pas saisi certaines idées. C’est peut-être à Aristote que
nous devons le plus grand nombre de renseignements précis sur ces
auteurs. Le premier livre de sa Métaphysique contient un résumé critique
des principes admis par ces philosophes depuis Thalès jusqu’à Platon.
Nous trouvons sur Platon lui-même et surtout sur ses leçons non écrites
156 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

des renseignements dans Aristote. Mais il ne faut pas oublier que le but
d’Aristote est dogmatique : il se propose d’établir là vérité de sa propre
théorie et il ne cherche chez ses prédécesseurs qu’une confirmation de
ses propres idées. De là vient que, très souvent, il altère la pensée des
autres parce qu’il l’aperçoit à travers la sienne. Il faut faire preuve de pru­
dence lorsqu’on se sert d’Aristote comme historien de la philosophie.
3e catégorie : Après cette source d’histoire de la philosophie, il faut
placer un certain nombre d’auteurs qui se sont appuyés, peut-être, sur des
traditions, peut-être aussi sur les écrits mêmes des anciens philosophes.
En première ligne, il faut mettre <5> Cicéron. On trouve dans les
ouvrages philosophiques de Cicéron un certain nombre de renseigne­
ments auxquels il ne faut pas accorder grande confiance5. On trouve aussi
des renseignements dans Lucrèce, Sénèque, Plutarque. Dans Plutarque,
ce sont surtout les plaâtct, qui ne sont pas de Plutarque, mais probable­
ment de Galicien, qui a vécu entre 231 et 200 avant Jésus-Christ, et
notamment dans les classistes7, où il est question de Platon. Sextus (Les
hypotyposes pyrrhoniennes) qui a classé les philosophes en moralistes, physi­
ciens et logiciens ; il est digne de confiance en ce sens qu’il est sincère et
qu’il n’a pas de prétention à l’originalité. Flavius Philostrate a écrit la
vie des Sophistes (philosophes dialecticiens). Athénée, grammairien du
IIe siècle, a composé des extraits des anciens philosophes. Diogène de
Laerte a vécu de 22 à < > avant Jésus-Christ. Il partage les philosophes
en deux catégories, les Ioniens et les Italiques. L’auteur est un éclectique
qui penche pour l’épicurisme. Il est absolument dépourvu de critique. Il
enregistre les faits et les opinions sans se soucier de les concilier. Il
consacre sept livres aux Ioniens et trois aux Italiques. Clément
d’Alexandrie a vécu à la fin du ne siècle après Jésus-Christ. C’est un érudit
mais il se place au point de vue religieux. Origène a écrit en particulier
une apologie du christianisme. Eusèbe a vécu de 267 à 368 après Jésus-
Christ. Il a fait un recueil d’extraits. Jamblique a vécu vers 300 après
Jésus-Christ et il ne nous reste de lui qu’une vie de Pythagore assez faible.
Enfin, pour terminer, nous citerons Stobée, Hésychius, Simplicius, com­
mentateur d’Aristote, Philopon et Suidas. Avec ces sources ont été écrites
un grand nombre d’histoires de la philosophie en Allemagne, en France
et en Angleterre8.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 157

Déjà dans l’Antiquité avaient été proposées un grand nombre de clas­


sifications des systèmes <6> philosophiques. Citons en particulier celle
d’Aristote, qui distingue quatre catégories de philosophies correspondant
aux quatre causes de sa métaphysique. Diogène Laërce distingue deux
grandes divisions, les Ioniens et les Italiques. Surtout l’Antiquité a pro­
posé un certain nombre de ou successions, énumérations systé­
matiques. Ces SiaSoxod ont servi à troubler la chronologie philosophique,
car on ne se gênait pas pour altérer et pour changer les dates pour le
besoin de la classification. Dans les Temps modernes, Hegel propose de
distinguer trois périodes : la première irait de Thalès à Aristote. On
assiste, dit-il, à la naissance et au développement de la pensée philoso­
phique qui finit par embrasser la science tout entière. La deuxième cor­
respond au morcellement de la science en plusieurs systèmes particuliers
et correspond à l’introduction de la philosophie dans le monde romain.
La troisième période renferme les néo-Platoniciens, c’est le retour des
systèmes vers l’unité.
Ces classifications, quoique très intéressantes, ont l’inconvénient
grave de grouper dans une seule catégorie les théories qui se sont déve­
loppées depuis Thalès jusqu’à Aristote, théories infiniment diverses et où
l’on retrouve, sous une forme simple, les types de tous les systèmes philo­
sophiques des Temps modernes9.
Aussi nous modifierons cette classification et nous adopterons une
division qui repose sur des considérations à la fois historiques et géogra­
phiques.
Il y a d’après nous, dans l’histoire de la philosophie grecque, trois
périodes. La première va de Thalès aux Sophistes. Dans cette première
période, on essaye d’expliquer l’Univers, la totalité des choses, au moyen
d’un ou de plusieurs éléments matériels qui se <7> combinent entre eux :
le feu, l’eau, les atomes de matière indéfinie, etc. La deuxième période
commence à la Sophistique et se termine avec Aristote. L’esprit humain,
fatigué des conceptions toutes physiques de l’Univers, n’amvant pas à
l’expliquer par des combinaisons d’éléments matériels, se demande s’il ne
serait pas possible de le composer avec les idées. Cette transformation de
la philosophie, préparée par les Sophistes et par Socrate, est consommée
par Platon et Aristote. Mais, après Aristote, commence une nouvelle
158 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

période. Les explications métaphysiques de l’Univers ont paru aussi


contradictoires que les explications physiques. C’est en vain que Platon a
développé et transformé Socrate ; Aristote a aussi essayé en vain de faire
descendre les Idées platoniciennes des sommets où leur auteur les avait
placées. Nous verrons que la doctrine de Platon, même ainsi corrigée et
atténuée par Aristote, renferme encore au fond des contradictions. Alors,
l’esprit grec, fatigué des spéculations physiques et métaphysiques qui
n’aboutissent pas, renonce aux grands problèmes qu’on s’était posés
jusque-là, renonce aux problèmes dont le but était l’explication de
l’Univers. Il rentre en lui-même et dédaigne la théorie qui ne conduit qu’à
des contradictions. Il se consacre tout entier à des questions de morale. Il
cherche par quelles voies on peut être conduit au bonheur. De là un cer­
tain nombre de systèmes : épicurisme, scepticisme, stoïcisme, probabi­
lisme, etc. qui tous subordonnent les questions théoriques et spéculatives
au problème moral.
Ainsi ces trois périodes sont nettement déterminées. L’esprit étudie
d’abord le dehors, l’extérieur, l’Univers, il en cherche une explication,
physique d’abord, puis métaphysique et, quand il a échoué dans ces deux
tentatives, il rentre en lui-même <8> et, laissant de côté le monde, il
étudie sa propre nature et cherche les meilleurs moyens d’en tirer parti.
Et cela dure jusqu’au jour où l’apparition du Christ provoque une résur­
rection de la métaphysique sous le nom de néo-platonisme. Avec ce sys­
tème bâtard se termine la philosophie grecque10.
Cette division a des rapports à l’histoire et à la géographie. A la géo­
graphie d’abord. En effet, pendant la première période, les philosophies
qui développent la même doctrine appartiennent en général, chose
remarquable, à la même race. Les Ioniens, les Éléates, les Italiques, etc.
proposent des solutions différentes, mais dont chacune est invariable­
ment adoptée par tous les philosophes ioniens, ou tous les philosophes
éléates, ou tous les philosophes italiques. Pendant la deuxième période, la
philosophie se fait remarquer par sa diffusion dans toutes les contrées qui
étaient soumises à l’influence grecque : dans la Judée, dans l’Orient en
général, dans le monde romain.
<A l’histoire ensuite>. La première période correspond à la prospé­
rité croissante de la Grèce ; elle dure jusqu’à Périclès : époque nai've en
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 159

comparaison de celle qui va suivre, époque où la foi est vivace. - La


deuxième période correspond à la guerre du Péloponèse, temps de déca­
dence et de relâchement. L’esprit critique se développe, le scepticisme
remplace la foi. — La troisième période renferme la dissémination des
diverses théories dans les divers pays. Les théories anciennes se greffent
sur les nouvelles races11.
<9>

- LA PHILOSOPHIE ANTÉ-SOCRATIQUE12

La première question qui se pose est celle-ci : la philosophie grecque


dérive-t-elle de doctrines étrangères et en partie de doctrines orientales ?
L’historien allemand Gladisch13 a soutenu cette thèse. D’après lui Pytha-
gore a renouvelé la philosophie des Chinois ; Empédocle celle des Egyp­
tiens ; Héraclite celle des Perses ; les Eléates celle des Hindous ; Anaxa-
gore celle des Juifs. Un autre historien allemand, Roeth14, a essayé de
démontrer l’influence des doctrines égyptiennes ainsi que des idées de
Zoroastre. Une discussion très importante s’est élevée sur ce point.
Nous nous bornerons à dire que, sans doute, la philosophie grecque,
par ses tendances générales, se rapproche de certaines doctrines de
l’Orient, car la race hellénique est une race indo-européenne. Mais si l’on
prétend que telle ou telle doctrine particulière de l’Orient a été copiée ou
imitée par un philosophe grec qui passe pour original, on se trompe. En
effet, si l’on écarte tous les témoignages suspects de partialité, les textes
relatifs à une prétendue imitation de l’Orient se réduisent à un témoi­
gnage très suspect d’Isocrate. Hérodote ne parle pas des prétendus
voyages de Pythagore.
Platon nous donne à entendre qu’il n’a rien appris en Egypte. Entre
les Pythagoriciens et les Chinois que Gladisch rapproche, il y a sans doute
des analogies, mais les Chinois n’ont jamais admis que le nombre est
l’essence même des choses, et c’est là le fond même du pythagorisme. De
même, si l’on croit trouver une ressemblance entre le voüç d’Anaxagore et
160 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

le Dieu des Juifs, on ne doit pas oublier que d’après Anaxagore la matière
préexiste au vouç, à Dieu par conséquent ; or cette idée <10> est radicale­
ment contraire à la doctrine juive de la création15.
Nous verrons que l’on peut expliquer la philosophie grecque tout
entière par des influences helléniques. Sans doute on trouvera de temps
en temps des emprunts faits à l’Orient ; mais ces emprunts ne font jamais
corps avec le reste de la doctrine du philosophe qui les a faits, ce sont des
pièces rapportées. Nous pouvons donc commencer l’histoire de la philo­
sophie grecque avec Thalès.

Il - LES IONIENS - THALÈS

Il nous reste sur Thalès une foule de témoignages. Aristote, Cicéron,


Stobée, Simplicius, Diogène Laërce, etc. Mais le témoignage d’Aristote
est le seul qui ait quelque valeur et encore faudra-t-il le critiquer. Thalès
est né en 624 à Milet ; c’est le père de l’École ionienne ; il mourut
entre 548 et 550. Il fut célèbre comme géomètre et comme astronome. Il
prédit l’éclipse de 585. Ce fut un des sept sages de la Grèce. Ce que nous
savons de certain sur ce philosophe se réduit à deux propositions.
Première proposition : L’eau est le principe des choses. Nous n’avons
pas les expressions de Thalès lui-même. Par quel mot a-t-il exprimé ce
mot « principe » ? Peut-être est-ce le mot àpx?) ?
Deuxième proposition : Tout est plein de dieux, -rcavra TüÂYjpY) 0e£>v.
Que signifie la première de ces propositions ? Il est très probable,
comme le fait observer Aristote, que Thalès, ayant observé que la nourri­
ture des animaux est humide, que l’eau est un principe essentiel du corps
vivant, que ce qui meurt se dessèche, que les astres eux-mêmes se nour­
rissent de vapeurs humides, a considéré l’eau comme l’essence et le fond
même des choses <11>.
Comment les choses sont-elles sorties de l’eau ? Sur ce point nous
sommes réduits à des conjectures. Aristote {Physique, 1,4) nous a donné
à entendre que les philosophes dynamistes qui font tout sortir d’un
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 161

principe unique admettent en général que les choses sont sorties de ce


principe par voie de condensation ou de raréfaction. Néanmoins rien ne
prouve que Thalès ait émis cette opinion ; il a probablement laissé les
choses dans le vague.
Considérons la deuxième proposition. D’après Aristote {De Anima,
I, 5), Thalès16 aurait soutenu que l’âme circule à travers le monde, que le
monde est animé, cosmos empsykhon, et c’est ce qu’il aurait entendu par les
mots 7tàvT<x 7tX^pY) 0e cov. Mais cette idée d’une âme du monde est très
postérieure à la philosophie ionienne. Il est bien plus vraisemblable que
Thalès, fidèle aux idées de la mythologie grecque, dont la philosophie
s’est à peine dégagée encore, considère la matière comme un être qui ne
diffère pas essentiellement de l’être vivant. L’eau se métamorphose,
d’après lui, à la manière des dieux de la Fable.
Conclusion. Quelle est la valeur et la signification de cette doctrine ?
L’eau était déjà considérée par des théologiens comme le principe,
avant Thalès (Aristote, Métaphysique, I, 3). Et quant à la deuxième formule
de Thalès elle est empruntée à la mythologie. Donc Thalès n’a pas émis
d’idées nouvelles. Mais son mérite a été de donner une forme scientifique
à des idées qui, jusque-là, étaient purement théologiques. En étudiant
<les> quelques documents qui nous restent sur lui, nous assistons à
l’éclosion de la philosophie se dégageant tout entière de la religion ; elle
conserve même les formules de la religion. En ce sens, Thalès peut être
considéré comme le père de la philosophie.
<12>

III - ANAXIMANDRE

Anaximandre était un compatriote de Thalès. Il est né vers 611 à


Milet et mort vers 547 avant Jésus-Christ. Il a écrit un traité De la Nature
qui est le premier écrit philosophique des Grecs. Sa philosophie nous est
connue par quelques textes d’Aristote, par Théophraste, par Simplicius,
par le pseudo-Plutarque et enfin par Diogène Laërce.
162 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

D’après Anaximandre17, le principe des choses n’est plus l’eau,


comme le soutenait Thalès, c’est l’infini : to <$c7retpov ; c’est ce que nous
dit Aristote {Physique, III, 4 ; III, 8, ainsi que 1,4).
Qu’entend-il par là ? et en quoi consiste cet infini ?
Aristote nous dit très nettement {Physique, III, 4) qu’il ne s’agit pas de
l’infini substance, mais de l’infini attribut. Ce qui signifie que le fond des
choses n’est pas, d’après Anaximandre, l’infini abstrait et métaphysique.
C’est une certaine matière qui a pour caractère propre de n’être pas limitée.
Cet infini n’est qu’un accident de la matière (ci>[x6e67)Xù><;, opposé à ouffta).
Quelle est cette matière qui a pour caractère d’être infinie ? Sur ce point se
sont élevées de vives discussions. Les témoignages anciens sont d’accord
pour nous dire qu’il ne s’agit d’aucun des trois éléments. Mais, selon les
uns, cette matière est un corps indéterminé, selon d’autres, ce serait
quelque chose d’intermédiaire entre l’eau et l’air. Nous tranchons la diffi­
culté au moyen d’un texte d’Aristote {Métaphysique, XII, 2)18. Il nous parle
dans ce passage du mélange d’Anaximandre, t6 plyfxa ÂvaÇffxavSpou.
Cette matière infinie dont parle Anaximandre était très probablement
un mélange indéterminé mais homogène, qui n’est pas tel ou tel élément
en particulier, mais qui possède vaguement, à l’état de tendance, les carac­
tères de la plupart d’entre eux19. Comment les choses sont-elles sorties de
cet élément primitif? Sur ce point <13> encore, des discussions de la
plus haute importance se sont élevées. Il s’agit de savoir si Anaximandre
est un mécaniste ou un dynamiste. Qu’entend-on par là ? On donne le
nom de philosophe dynamiste à celui qui admet que la matière est
capable de se transformer qualitativement, de devenir autre chose que ce
qu’elle est. Le mécaniste, au contraire, suppose que les choses peuvent se
combiner différemment les unes avec les autres, mais que chacune d’elle
reste éternellement ce qu’elle est : la transformation est impossible.
Prenons un exemple. Je suppose qu’un faisceau de lumière blanche tra­
verse une lame de verre rouge ; il sort de l’autre côté des rayons rouges. Le
dynamiste dira que la lumière blanche est devenue rouge. Le mécaniste dira
que la lumière rouge existait déjà avec d’autres rayons dans la lumière
blanche, que le verre a retenu tous les autres rayons et n’a laissé passer que
les rayons rouges. Il n’y a pas eu de transformation, mais simplement sépa­
ration d’éléments juxtaposés. La question est donc de savoir si dans le
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 163

mélange d’Anaximandre les différentes substances existaient déjà de


manière à n’avoir plus qu’à se séparer, auquel cas Anaximandre serait
mécaniste ; ou bien, si l’élément primitif d’Anaximandre a donné naissance
aux diverses substances par ses transformations, il serait alors dynamiste.
Un texte de Simplicius donne à entendre qu’Anaximandre aurait été
nettement mécaniste. Les choses seraient sordes du mélange primitif par
voie de simple séparation. Néanmoins un texte d’Aristote (Métaphysique,
XII, 2, 1069b) dit positivement le contraire. Voici la traduction de ce
texte : « L’être ne peut sortir du non-être, pas même accidentellement,
mais tout sort de quelque chose qui est déjà, quoique l’être sorte de la
simple puissance. Et c’est là le ptypa d’Empédocle et d’Anaxi­
mandre» <14>. Dans ce passage, Aristote nous indique clairement que,
dans le mélange d’Anaximandre, les éléments sont contenus en puissance
et non en acte. Ils en sont donc sortis par voie de transformation.
Concluons qu’Anaximandre n’a pas été mécaniste comme on l’a pré­
tendu. D’ailleurs le mécanisme ne pouvait faire son apparition qu’après
les doctrines éléatiques. Le pïypa d’Anaximandre est donc un tout maté­
riel indéfini et qui n’a pas de qualités déterminées.
Comment les choses sont-elles sorties de ce mélange ? C’est, dit Aris­
tote, par séparation, et il emploie le terme exxpigiç ou encore le verbe
à7Toxpiv£CT0at. D’après Simplicius, cette séparation serait une séparation
toute mécanique. Les éléments simplement juxtaposés dans le mélange se
séparent et, par là même, se différencient. - Mais, étant donné la nature
du ptypa d’Anaximandre, le mot exxptcuç ne peut pas avoir ici le sens de
séparation mécanique. Un texte d’Aristote (De Caelo, III, 3) nous indique
que le mot êxxptatç n’a pas forcément le sens de séparation mécanique,
qu’il peut désigner très bien le passage de la puissance à l’existence. Donc
les choses se déterminent, acquièrent des qualités en sortant du mélange
primitif. C’est un processus d’ailleurs mal défini, qui tient le milieu entre
la séparation et la transformation. Mais comment s’accomplit cette opéra­
tion ? Aristote nous dit que la nature est douée d’un mouvement perpé­
tuel intérieur à ce ptypa, qui fait que les qualités se recréent par le seul fait
d’en sortir. Ce mouvement est étemel, sans commencement et sans fin.
Quelles sont les différentes phases de la formation du monde ? Ce qui
est sorti d’abord de ce mélange, c’est le chaud et le froid. Puis s’est
164 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

produite l’humidité et d’elle sont sorties toutes choses puis de feu et d’eau
se sont formés les astres, identiques aux dieux d’après Anaximandre. Le
nombre des mondes est d’ailleurs infini. Anaximandre a-t-il voulu parler
d’une infinité de <15> mondes successifs ou de mondes simultanés ? Ce
point n’est point complètement élucidé.
Quelle est l’importance historique d’Anaximandre ? Quelles sont
l’origine et la valeur de son système ?
Il est très évident qu’Anaximandre, considérant la solution proposée
par Thalès, s’aperçut que pour expliquer les choses par des éléments
matériels il est préférable de ne pas prendre un élément déterminé,
comme l’eau par exemple, car alors on ne s’explique pas comment l’eau a
pu produire le feu, l’air, etc. En conséquence, il cherche une matière qui
n’eût rien de déterminé, pour que l’on pût se représenter plus facilement
la transformation universelle. Puis, s’apercevant que le nombre des trans­
formations est infini, il attribuera l’infinité à cette matière. Cette théorie
se déduit facilement de la première. Mais Anaximandre a introduit dans la
philosophie l’idée de matière indéterminée, celle de mouvement éternel,
celle de séparation consistant en une spécification. Or ces idées sont
importantes : ce sont celles de la théorie évolutionniste. Ce que H. Spen­
cer appelle le passage de l’homogène à l’hétérogène n’est pas autre chose
que l’ëxxpunç d’Anaximandre20.

IV - ANAXIMÈNE

Les sources auxquelles il faut puiser au sujet de ce philosophe sont


d’abord des fragments de lui qui sont rapportés par Stobée21. On peut
aussi consulter Aristote, Physique, III, 4, et Métaphysique, I, 3, le Pseudo-
Plutarque et Diogène Laërce.
Anaximène, né à Milet, florissait vers 525. Il fut en relation avec
Anaximandre. Diogène, rapporte également deux lettres de lui à Pytha-
gore. L’idée fondamentale d’Anaximène est la suivante : « L’air est le prin­
cipe des choses » ; cet air est infini, il enveloppe le monde entier. De plus
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 165

il est doué d’un mouvement perpétuel, sinon on ne s’expliquerait <16>


pas le mouvement perpétuel des choses.
Comment les choses ont-elles été produites par l’air ? Il résulte d’un
texte d’Aristote, De Caelo, III, 5, que les choses sont sorties de l’air par
condensation et raréfaction, 7wuxvoty)ti xal fravoryjTi22. Cette condensa­
tion et cette raréfaction résultent du mouvement et l’idée du mouvement
est évidemment une idée dynamiste ; celle de condensation et de raréfac­
tion est mécaniste. Nous voyons donc ici la tendance des deux idées à se
mélanger.
Quant à la formation du monde, il faut distinguer un certain nombre
de périodes. La condensation de l’air donne d’abord la Terre - objet plat
et étendu comme une table. Les vapeurs s’élevant de la Terre ont produit
le feu et le feu en se condensant a produit les étoiles. Il est probable que
les textes de Cicéron, de Stobée, de Lactance, de Tertullien, d’après les­
quels Anaximène aurait fait de l’air un Dieu n’ont pas une grande impor­
tance. Il prenait sans doute Dieu dans le sens mythologique.
Quelle est l’importance de ce système ? quelle place tient-il dans
l’histoire ? Il a très peu d’importance : Anaximène a juxtaposé les théories,
de ses devanciers. Il a pris à Anaximandre sa théorie de la matière indéfinie.
Sa théorie est moins claire, moins déterminée que celle de Thalès pour
l’imagination, attendu qu’on se représente mal une matière qui n’a pas de
qualités : c’est un élément moins déterminé mais moins palpable, si l’on
peut ainsi parler. L’air peut être considéré comme une matière subtile, mais
on ne peut lui attribuer plus de qualités qu’à l’eau. C’est un à7C£ipov plus
intelligible. D’ailleurs il l’a doué des mêmes qualités qu’Anaximandre avait
attribuées à l’eau : infinité, mouvement perpétuel. Il n’a donc rien inventé.
<17>

V - HÉRACLITE

Il est difficile d’établir la chronologie en ce qui concerne le dernier


des philosophe ioniens. Zeller le place tout de suite après Anaximène.
Diogène d’Apollonie cite d’abord les philosophes pythagoriciens, puis
166 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

viennent les Éléates et enfin Héraclite. Il est probable qu’Héraclite floris-


sait vers 478. Il a donc connu Pythagore ainsi que Xénophane et, peut-
être, Parménide. On lui trouve une certaine analogie avec les Pythagori­
ciens et les Éléates. Néanmoins, nous remarquons qu’Héraclite est né à
Éphèse et que le philosophe auquel il ressemble le plus est Anaximène.
Mais il est plus original, il ne puise guère aux sources étrangères. Il est
possible que sa doctrine soit en antagonisme avec l’éléatisme, comme le
fait remarquer Zeller, mais rien ne prouve qu’il ait recherché cet antago­
nisme. Cette philosophie résulte de ce qui fait le fond même de la philo­
sophie des Ioniens : l’idée de transformation universelle. En consé­
quence, nous le placerons après Anaximène, comme exprimant sous sa
forme la plus parfaite la philosophie des Ioniens.
Les sources où il faut puiser pour étudier cette philosophie sont les
fragments d’Héraclite, Platon (Cratyle), Aristote (Morale à Nicomaque),
Plutarque, Clément d’Alexandrie, Sextus Empiricus, Diogène Laërce,
Stobée, etc. Parmi les modernes, des travaux nombreux ont été faits
au sujet d’Héraclite : Lassalle, Schuster, Dauriac (De Heraclito Ephesio,
1878).
Héraclite est né à Éphèse vers l’an 500 avant Jésus-Christ. Sa mort se
place entre 475-478. Il combattit le Parti démocratique d’Éphèse. Les
anecdotes que l’on rapporte sur sa misanthropie ne sont pas historiques.
Il a écrit un ouvrage lïepi Ouareoç. On l’avait surnommé l’obscur, 6 ctxo-
telvoc;. On prétendait en effet qu’il avait affecté l’obscurité par mépris du
genre humain et pour éviter l’accusation d’athéisme.
Le début de l’ouvrage d’Héraclite nous fait comprendre l’objet de sa
philosophie. « Le Jour et la nuit, dit-il, sont <19> la même chose ; le che­
min qui monte et le chemin qui descend ne font qu’un. Les choses se
changent les unes dans les autres, comme l’or se change en marchandises
et les marchandises en or. Le vivant et le mort, le dormant et l’éveillé sont
la même chose, car l’un se change en l’autre et celui-ci, à son tour, devient
celui-là. yP
Il en résulte que le système d’Héraclite est un dynamisme radical
admettant le changement universel, la transformation de tous les instants
des choses les unes dans les autres. Il ne faut pas croire que cette trans­
formation ne s’applique qu’aux choses sensibles, comme le donnerait à
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 167

entendre un texte d’Aristote {Métaphysique, I, 6). Car il est certain qu’à


l’époque d’Héraclite la distinction du sensible et de l’intelligible n’était pas
encore faite. C’est donc un dynamisme non seulement radical, mais
encore universel.
Quels sont les principes qui rendent possible cette transformation
universelle des choses ?
Premièrement, il y a un principe matériel qui s’est transformé et se
transforme encore à l’infini, qui est au fond de la transformadon univer­
selle, c’est le feu. S’il faut en croire Lassalle24, ce feu ne serait point phy­
sique, mais une abstraction métaphysique. Mais tous les textes contre­
disent cette hypothèse. C’est bien d’un élément matériel qu’il est
question, seulement ce n’est peut-être pas un feu ordinaire ; c’est peut-
être le chaud ou quelque chose d’analogue à l’éther des Stoïciens. En un
mot, c’est la substance la plus propre à produire et à changer. C’est par un
changement radical que le feu donne naissance aux choses. « Le feu, dit
Héraclite, devient tout et toutes choses deviennent feu. » C’est donc un
changement qualitatif que celui qui donne naissance aux objets particu­
liers. Mais à ce principe matériel on peut en joindre deux autres.
Deuxièmement, il y a la guerre et l’harmonie (-oAepoç, êpiç, àpuov(a).
En effet, c’est grâce à l’action de la discorde et de l’harmonie sur le feu
que celui-ci se transforme à l’infini. « La guerre, dit-il, est le roi et le père
de toutes choses ». <20> Héraclite blâme Homère d’avoir dit dans son
vers célèbre : « Puisse la discorde s’éloigner des dieux et des hommes. »
Ce jour-là, dit Héraclite, tout disparaîtrait25.
Qu’entend-il en disant que la guerre engendre toutes choses ? S’il faut
en croire Lassalle, Héraclite aurait entrevu le principe panthéistique26 que
Hegel devait plus tard mettre en lumière, à savoir que la loi universelle
des choses est la contradiction. D’après Hegel, en effet, le principe qui
veut qu’une chose soit ou ne soit pas, le principe de contradiction en un
mot, est une simple loi de notre esprit ; ce n’est pas une loi des choses, de
la réalité. La réalité, au contraire, est un tissu de contradictions. Il y a en
effet des textes d’Héraclite qui se prêtent à cette hypothèse - entre autres
les exemples que nous citions tout à l’heure. — Néanmoins, il faut remar­
quer que, s’il y a bien chez Héraclite, comme chez tout panthéiste
d’ailleurs, une tendance à considérer les choses contraires, les contradic-
170 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

d’appliquer à la logique la théorie du changement universel. Il prétendait


qu’on ne doit rien dire, mais seulement remuer le doigt, car à peine le mot
est-il prononcé qu’il a cessé d’être juste, la chose désignée ayant changé.
La même raison fait, d’après lui, qu’il est impossible de se tromper. En
effet se tromper, c’est encore énoncer un jugement contraire à la réalité et
il n’y a pas de réalité fixe.
<23> Hippon est un physicien du temps de Périclès. Il ne nous est
guère connu que par ce que nous en dit Aristote. D’après lui, le principe
des choses est l’humidité. S’il est original quelque part, c’est probable­
ment dans sa théorie de la formation des choses, en particulier des êtres
vivants. Et encore, si l’on en croit Aristote, il n’aurait rien énoncé de
remarquable. Selon le même auteur, Hippon doit être rangé parmi les
esprits grossiers qui veulent faire sortir toutes choses d’un principe
matériel.
Idée28 est né à Himère. Il nous est connu par Sextus Empiricus. Il
paraît avoir placé dans l’air, comme Anaximène, le principe des choses.
Diogène d’Apollonie <est un autre disciple d’Héraclite> dont nous
avons plusieurs fragments. C’est un Ionien par la doctrine. L’époque de
sa vie est mal déterminée. Un texte de Simplicius nous apprend qu’il était
plus jeune qu’Anaxagore et que Leucippe.
D’après Diogène d’Apollonie, l’élément qui est le fond de tout doit
être : 1 / de telle nature qu’on le retrouve réellement au fond des objets
matériels ; 2 / cet élément doit être intelligent. Il doit être le fond com­
mun des choses parce que le changement ne se conçoit qu’entre choses
identiques pour le fond. Si toutes choses qui nous apparaissent, dit-il,
terre, eau, etc. avaient chacune sa nature propre et distincte, il serait
impossible que les choses se mêlassent entre elles ; donc il doit y avoir un
fond identique. Il faut que ce principe commun soit intelligent, car sans
cela les choses ne seraient pas disposées avec cet ordre et cette mesure
que nous y découvrons. Ces deux prémisses étant posées, Diogène
d’Apollonie trouve les deux caractères requis dans l’air. En effet, l’air
pénètre tout, est au fond des choses ; de plus, il est le principe de la
pensée, l’âme étant un souffle de l’air. En un mot, cet air se transforme à
l’infini tout en restant au fond lui-même. Il a donné naissance à la terre
qui, d’abord fluide, s’est desséchée sous l’influence de la <24> chaleur.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 171

La mer est ce qui reste de ce liquide primitif. Les êtres vivants sont sortis
de la terre sous l’influence de la chaleur. L’âme est un air chaud et sec.
Cette doctrine n’est pas purement ionienne. Diogène y a introduit des
éléments tirés d’Anaxagore. Celui-ci, le premier en effet, admet dans la
constitution des choses un élément intelligent, le vouç. La philosophie de
Diogène d’Apollonie est un éclectisme, une sorte de conciliation entre
Anaximène et Anaxagore. Avec Anaximène, Diogène d’Apollonie fait de
l’air le principe de toutes choses, mais avec Anaxagore il attribue à ce
principe l’intelligence ; il fait de l’air une substance analogue à l’âme.
Conclusion : dans la suite, les doctrines ioniennes se sont combinées
avec d’autres. Celui qui leur a donné la forme la plus nette et qui les a ana­
lysées avec le plus de profondeur est Héraclite, qui demeurera pour nous
le représentant le plus important, principal, de l’ionisme29. La philosophie
ionienne peut être considérée comme un dynamisme penchant vers le
panthéisme. Ces philosophes sont les créateurs de la philosophie. Ils ont
introduit dans le monde de la pensée des idées nouvelles : 1 / celle de
transformation et de changement dynamique ; 2 / celle de mouvement
éternel. Ils ont cherché une définition de l’existence et ont abouti à cette
définition qui ne manque pas de profondeur : l’existence consiste dans le
changement ou dans le mouvement. En effet, quand on considère les
choses telles qu’elles paraissent en dehors de tout raisonnement que la
pensée peut construire, quand on s’en tient aux phénomènes, on est natu­
rellement amené au dynamisme et à l’idée de changement universel. En
revanche, lorsqu’au lieu de considérer la réalité toute seule, on s’attache
en outre et surtout au moyen de la comprendre et de se la représenter
intelligemment, on s’aperçoit bien vite que le changement est une chose
inintelligible pour l’esprit, que l’idée de changement est presque une idée
contradictoire30.
Donc il était naturel qu’en présence de cette philosophie du <25>
changement ou du devenir, il s’en constituât une autre qui, se plaçant au
point de vue non de la réalité mais de l’intelligibilité, déclarât que le mou­
vement est une illusion, qu’il n’y a pas de changement, que l’être demeure
éternellement ce qu’il est, en un mot, une philosophie de l’être, non du
devenir : c’est la doctrine de l’École éléatique.
172 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

VII - LES ÉLÉATES

Les sources sont des fragments nombreux qui nous ont été conser­
vés. Simplicius, Sextus Empiricus nous donnent aussi des renseigne­
ments. Nous possédons sous le nom d’Aristote31 un écrit ordinairement
intitulé Sur Mélissos, Xenophane et Gorgias, qui serait précieux s’il était
r authentique. Mais il émane plutôt d’un philosophe péripatéticien dont on
ne peut déterminer le nom.

VIII - XÉNOPHANE

Le chef de l’École éléatique est Xénophane. On peut consulter sur


lui Aristote, Métaphysique, 1,5 et Rhétorique, 1,15. Il existe un ouvrage de
Cousin sur Xénophane et, en latin, un ouvrage de Reinhold, De genuina
Xenophanis disciplina.
Xénophane est né à Colophon en Asie Mineure. Il vécut entre 570
et 480. Il avait beaucoup de connaissances. Après avoir beaucoup voyagé,
il se fixa en Grande Grèce, à Élée. Son principal poème s’intitula flept
Outrecoç.
Il est infiniment probable que le point de départ de la philosophie de
Xénophane était une critique du polythéisme. Les dieux, d’après la reli­
gion, sont multiples ; lui déclare que Dieu est un. La religion prétend que
les dieux sont engendrés ; Dieu est éternel. Elle prétend que les dieux
peuvent changer ; Dieu est immuable. La divinité est un être suprême et il
ne peut y en avoir qu’un seul. <26> Le Dieu n’a pas une forme humaine.
En effet, de quel droit lui attribuer une pareille forme ? Chacun, dit-il, fait
les dieux à son image. Le nègre se le représente noir avec le nez écrasé, les
Thraces avec les yeux bleus et les cheveux rouges ; et si les chevaux et les
bœufs avaient des mains et pouvaient peindre, ils représenteraient les
dieux sous la forme des chevaux et des bœufs.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 173

Quels sont les rapports du Dieu de Xénophane avec le monde et en


quoi consistent-ils exactement ?
Aristote nous dit que, le premier, Xénophane a ramené toutes choses
à l’unité et de plus, qu’ayant considéré l’univers dans son ensemble ou,
pour mieux dire, ayant considéré la voûte céleste tout entière, il déclare
que l’unité était Dieu. Nous pouvons conclure de là, ainsi que de plu­
sieurs textes de Simplicius, Sextus Empiricus, Cicéron, que le Dieu de
Xénophane n’était pas distinct de la voûte céleste qui, d’après lui, ren­
ferme la totalité du monde. Xénophane, s’inspirant d’idées religieuses et
trouvant dans la voûte céleste quelque chose à la fois une et infinie qui
contient toutes choses sans se diviser, a considéré la totalité de l’univers ;
et, considérant que la voûte céleste limite le monde, il en a pris l’idée de
l’unité de l’être. C’est donc là une doctrine très primitive, une métaphy­
sique presqu’enfantine, qui se dégage à peine des idées religieuses et
mythologiques tout en les combattant. Ainsi était née la philosophie
ionienne qui, avec Thalès, se dégageait timidement de la religion. Nous
allons voir comment, avec Parménide, se dégage de ces hypothèses une
doctrine d’une grande profondeur.

IX - PARMÉNIDE

<27> Ce philosophe est né à Élée ; il a dû vivre entre 515 et 450. H


eut des rapports avec les Pythagoriciens, mais se forma surtout à l’Ecole
de Xénophane. Il a joui d’une grande réputation dans l’Antiquité. Dans
Le Sophiste de Platon, Parménide est appelé ho megas. Son ouvrage Ilept
<l>u<ye<oç a été divisé par les commentateurs en deux parties : l’une intitulée
la vérité et l’autre l’opinion. En effet, il est probable que Parménide, qui a
établi une distinction profonde entre l’être et le paraître a fait corres­
pondre à chacun de ces deux termes une partie de son ouvrage. En quoi
consiste sa philosophie ?
Le principe de la doctrine de Parménide est nettement formulé dans
divers fragments de son poème. L’être est, le non-être n’est pas. La
174 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

source de toute illusion scientifique ou autre est la croyance à la réalité du


non-être32. Sous une forme plus nette, Parménide nous dit la même
chose : entre l’être et le non-être il n’y a pas de milieu. Etre ou ne pas être.
En d’autres termes, Parménide considère comme une illusion tout
mélange d’être et de non-être.
Ce principe est gros de conséquences, car il faut remarquer que le
sens commun admet un milieu, le devenir, l’état d’une chose qui n’est
déjà plus ce qu’elle était et n’est pas encore ce qu’elle va être, c’est l’idée
de ce changement, de ce mouvement. Nous admettons qu’une chose est
sous certains rapports et n’est pas sous certains autres rapports. Il est vrai
que, lorsqu’on analyse cette idée de changement, de devenir, de mélange
d’être et de non-être, on s’aperçoit que cette idée est difficile à com­
prendre et qu’elle est même inconcevable ; c’est l’expérience qui nous
force à l’admettre ; mais la pensée, laissée à ses propres ressources, ne
conçoit pas de milieu entre l’être et le non-être. Etre ou ne pas être. Par­
ménide <28> est donc parti du principe de contradiction sous sa forme
la plus absolue.
Et quelle est cette raison pour laquelle Parménide affirme cette
impossibilité d’un milieu entre l’être et le non-être ? Sur ce point, il n’y a
pas de doute possible. A plusieurs reprises, Parménide nous dit que le
non-être ne saurait être pensé ni énoncé. Or ce qui ne peut pas être pensé
ne peut exister. Le motif de la doctrine est donc indiqué avec précision33.
Parménide suppose une identité entre la pensée et les choses. Et, comme
on ne saurait penser le non-être, ni un milieu entre l’être et le non-être, il
en résulte que, dans la réalité, il faut qu’une chose soit ou ne soit pas.
Quelles sont les propriétés de cet être dont parle Parménide ? Il n’a
pas pu commencer d’être et il ne peut pas cesser d’être. Il n’a pas été et il
ne sera pas. Il est dans un présent éternel. En effet, de quoi aurait-il pu
naître ? Du néant ? Mais le néant n’est pas et, par conséquent, la chose
n’est pas pensable, intelligible. De l’être ? alors il y était déjà, il n’est donc
pas né. — De plus, l’être est indivisible. Car, puisque rien n’existe en
dehors de lui, il n’y a rien qui puisse en séparer les parties. L’être est
homogène, équilibré de tous côtés, comparable à une sphère parfaite, car,
s’il y avait des différences dans l’être, il serait divisible. L’être est donc
absolument un.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 175

Quelles sont les conclusions que nous pouvons en tirer ? C’est que le
multiple et le changement sont des illusions34. C’est le disciple de Parmé-
nide, Zénon d’Elée, qui démontrera ce point. Mais, armé du seul prin­
cipe de contradiction, Parménide déclare déjà que les différences qualita­
tives que nous croyons apercevoir sont des illusions et qu’en réalité l’être
est toujours semblable à lui-même. Il déclare que le mouvement et le
changement sont des apparences. L’être est dans l’absolu immuable et
immobile. Puisque l’être est un, la réunion <de tout ce> qui existe ne
peut pas être d’une nature différente de celle de l’être en général. Tel est
le sens de ce vers <29> célèbre de Parménide : la pensée et l’être sont la
même chose.
Il est faux de prétendre que Parménide ait entendu par là que les
choses se ramènent à la pensée. C’est commettre un anachronisme que
de faire d’un Eléate un idéaliste au sens moderne du mot II serait peut-
être exagéré de soutenir également avec Zeller que Parménide identifie la
pensée avec la matière et qu’il soit un matérialiste. Mais, pénétré de cette
idée que l’être est un sous peine de ne pas être, il attribue à l’être les
mêmes caractères qu’à la pensée. Il est tenu de se conformer strictement
au principe de contradiction sous peine de se contredire. D’autre part, il
est vraisemblable que cet être absolument un et identique, Parménide se
le représente comme quelque chose de corporel. Cela paraît d’ailleurs
résulter : 1 / des fragments de Parménide qui nous représentent l’être
comme continu, homogène, comparable à une sphère ; 2 / des tendances
matérialistes de ses disciples Zénon et Mélissos ; 3 / de certains textes
d’Aristote {Métaphysique, IV, 5 ; De Caelo, III, 1).
A cette métaphysique quasi matérialiste35, Parménide avait joint une
physique, c’est-à-dire une théorie non plus de l’être, mais de l’apparence.
Car les phénomènes que nous percevons ne nous paraissent tels qu’ils se
distinguent les uns des autres, que parce que nous croyons à une dif­
férence, au mélange d’être et de non-être36. Une théorie des phéno­
mènes physiques n’est donc qu’une théorie de l’apparence, de l’opinion.
En général, le vulgaire croit à l’existence des contraires tels que le jour
et la nuit, le masculin et le féminin, etc. La vérité est que des deux
contraires un seul peut exister. Le jour seul existe, le masculin seul
existe, etc.
176 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Parménide semble avoir considéré le monde comme formé de cercles


concentriques ; <30> la terre occuperait le centre. Pour lui, d’ailleurs,
cette physique n’a que la valeur d’une hypothèse.
Quelle est la place historique de cette doctrine ? Elle consiste essen­
tiellement à appliquer le principe de contradiction sous sa forme absolue
et logique à l’être et à supputer apriori un monde sensible qui se conforme
strictement à ce principe. Parménide et les Eléates ont eu le grand mérite
de supposer l’harmonie entre l’être et la pensée, de manière que pour
connaître la vraie nature de l’être, il suffit d’analyser la pensée et de déter­
miner les conditions de l’intelligibilité.

Zenon d'Élée

Sur ce philosophe, on peut consulter Évellin (Infini et Quantité, 1881).


Zénon est né à Elée vers le commencement du Ve siècle. Il fut élève
de Parménide. Platon nous parle d’un ouvrage que Zénon composa. Cet
ouvrage était destiné à réfuter l’opinion du vulgaire sur les choses sen­
sibles par la réduction à l’absurde. Cet ouvrage, écrit en prose, est perdu.
Il n’en reste plus que quelques fragments. Les arguments qu’il contenait
nous sont surtout connus par Aristote.
Quel est l’objet de la philosophie de Zénon ? - Tandis que Parménide
a exposé directement sa doctrine, en cherchant les conditions de la pensée
et en les appliquant à l’être, Zénon démontre cette doctrine par voie indi­
recte, considérant l’opinion du sens commun qui admet la réalité du mul­
tiple et du changement, l’admettant même pour un instant, il prouve qu’on
est ainsi conduit à des contradictions. Et on y arrive de deux manières :
tantôt la conséquence à laquelle on est conduit est en contradiction avec le
principe admis ; tantôt <31 > on aboutit à deux conséquences contradic­
toires. Le premier procédé est la réduction à l’absurde. Le second est celui
qui est devenu si fécond entre les mains de Kant, l’antinomie.
Si le multiple existe, on peut prouver qu’il est à la fois infiniment petit
et infiniment grand.
A) Il est indéfiniment petit, car toute multiplicité consiste en un certain
nombre d’unités, c’est-à-dire d’indivisibles. Mais ce qui est indivisible est
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 177

sans grandeur, car, par définition, ce qui a de la grandeur est divisible.


Donc les parties ultimes du multiple sont sans grandeur. Donc, on n’aug­
mente pas la grandeur d’une chose en y ajoutant une telle partie et on ne la
diminue pas en la retranchant. Mais ce qui, ajouté ou retranché, ne change
rien à l’objet est un rien. Donc les éléments du multiple sont des riens et le
multiple lui-même, qui est composé de riens, est infiniment petit.
B) Le multiple est aussi infiniment grand car, puisque ce qui est sans
grandeur n’est rien, il faut que le multiple, pour être, ait une grandeur.
Donc les parties de ce multiple sont séparées les unes des autres. Donc il
y a d’autres parties entre elles et ainsi de suite. Mais si deux points a et b
sont tels qu’il y ait entre eux une infinité de points, a et b sont infiniment
distants. Donc le multiple est infiniment grand.
On peut représenter cet argument sous une forme plus concrète.
Nous voulons faire allusion à l’argument, fort employé dans l’Antiquité,
du tas de grains. Etant donné une mesure de grains, si on la répand, elle
produit un son. Mais il faudra alors qu’un seul grain et, même, une partie
aussi petite qu’on voudra de grain <32> produise un son en tombant.
Car si chacune de ces parties ne produisait aucun bruit, l’ensemble n’en
produirait pas davantage. Or l’expérience nous montre qu’un grain à lui
tout seul ne produit pas de son. Donc il n’est pas juste de dire que la
mesure de grains produise un son.
A ces arguments contre l’existence du multiple, Zénon en joignait
d’autres relatifs à l’existence du mouvement.
A) Etant donné un corps qui doit aller du point A au point B, ce
corps, avant d’arriver en B doit arriver au milieu du segment AB en A .
Mais avant d’arriver en A' il faut qu’il arrive au milieu du segment AA
en A". On pourra ainsi montrer qu’avant d’arriver au point B, le corps
devra passer par un nombre infini de points. Donc il n’y amvera jamais.
Le mouvement est donc impossible37.
B) Sophisme d’Achille et de la tortue. Ce second argument n’est
qu’une forme plus compliquée du premier. Je suppose qu’Achille et la
tortue sont à une distance déterminée l’un de l’autre et se meuvent dans le
même sens. On a beau supposer la vitesse d’Achille plus grande que celle
de la tortue, jamais il ne l’atteindra. En effet, je suppose Achille en A et la
tortue en B. Quand Achille est en B, la tortue s’est avancée et est en C,

:
178 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

par exemple. Quand Achille est en C, la tortue est en D, etc. Et toujours,


entre la tortue et Achille, il y a un intervalle, puisque, pendant le temps
que met Achille pour arriver au point où se trouvait la tortue celle-ci a
marché. Par conséquent, si le mouvement était une chose réelle, un corps
pourrait se mouvoir beaucoup plus vite qu’un autre corps et ne l’attein­
drait cependant jamais38.
C) Sophisme de la flèche. Supposons une flèche qui vole à travers
l’espace. Considérée pendant un instant indivisible, cette flèche est
immobile (photographie <33> instantanée ; un cheval courant à fond de
train photographié nettement), car elle met du temps pour se mouvoir.
Donc, pendant tous les instants de la durée elle est en repos. Donc il n’est
pas juste de dire qu’elle vole, qu’elle se déplace39.
D) Le quatrième argument est beaucoup plus faible que les précé­
dents. Supposons une série de quatre points équidistants Al, A2, A3, A4 ;
supposons une autre série de quatre points également espacés sur une
ligne parallèle à la première : Bl, B2, B3, B4. Enfin, ajoutons une nou­
velle série de quatre points également espacés et sur une ligne parallèle
aux deux autres Cl, C2, C3, C4.
Al A2 A3 A4
Bl B2 B3 B4
—>
Cl C2 C3 C4
<—

Le premier système est immuable, le deuxième animé d’un mouve­


ment dans le sens de B1B4. Le troisième est animé d’un mouvement égal
et de sens contraire. Supposons donc que les deux systèmes se mettent en
même temps en mouvement. Quand le point Cl sera sous le point Al, le
point B4 sera arrivé sous A4. Le point Cl aura donc parcouru à ce
moment l’intervalle Al A3, mais il aura parcouru en même temps
l’espace B4B1. Donc il faut admettre qu’un même mobile Cl parcourt
dans le même temps et avec la même vitesse deux distances Al A3 et
B1B4 différentes l’une de l’autre40.
Quel est le fondement de ces divers arguments ? Zénon a démontré
que si les éléments d’un tout sont de même nature que le tout lui-même,
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 179

on arrive par le raisonnement à des conséquences qui paraissent contre­


dites par la réalité. Donc la réalité est une illusion.
Zénon part de ce principe que la réalité doit se conformer aux raison­
nements <34> construits par l’intelligence. Or l’esprit ne peut pas
admettre que les éléments d’un tout ne soient pas de même nature que le
tout. Donc, si l’on raisonne a priori, en considérant les choses comme
n’existant qu’à la condition d’être en conformité avec notre intelligence,
le mouvement et la multiplicité n’existent pas41. A ce sujet, M. Evellin a
dit dans sa thèse, Infini et Quantité (Paris, 1881) : «Tout porte à croire que
dans les choses, et en particulier même dans le temps et dans l’espace, les
parties sont hétérogènes, de manière que si on divise indéfiniment une
ligne donnée, on doit arriver en dernière analyse à quelque chose qui n’est
pas une ligne et dont nous ne pouvons pas nous faire une idée. Mais ceci
n’est possible que si l’on admet une opposition entre l’intelligence et les
choses réelles. »42
Il faut admettre que le tout et les parties sont hétérogènes l’un à
l’autre. C’est du reste ce que nous croyons lorsque nous croyons à la cau­
salité. Car dire que les éléments A, B, C donnent naissance à un com­
posé M différent de chacun d’eux et même de leur somme, c’est admettre
cette absurdité.
Donc, le tort et en même temps le mérite des Éléates et de Zénon en
particulier a été de confondre le principe de causalité avec le principe de
contradiction. Le deuxième est en opposition avec le premier. Car
admettre le principe de causalité, c’est admettre que là où des éléments
sont donnés A, B, C, D, quelque chose peut exister autre que A, B, C, D.
- C’est en même temps un mérite, car il fallait une perspicacité singulière et
une grande force de raisonnement pour remarquer que l’idée de causalité
renferme une contradiction. Il est vrai que les Éléates n’ont pas exprimé la
chose sous cette forme abstraite. Ils ont cru à l’harmonie des choses et de la
pensée. Et de <35> ce qu’on arrive à des contradictions en supposant les
parties de mouvement identiques au tout, ils ont conclu non pas qu’il y a
une contradiction entre la pensée et l’être, mais qu’une bonne partie de ce
qui paraît est illusion. Leurs arguments ont été repris par Bayle43.
Quoi qu’il en soit, il faut toujours admettre en présence du mouve­
ment ou que la réalité est absurde ou qu’elle est illusoire44.
180 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

X - MÉLISSOS

Mélissos est né à Samos et florissait sans doute vers 444 avant Jésus-
Christ. On a de lui quelques fragments qui nous ont été conservés surtout
par Simplicius45. Mélissos n’est pas un philosophe original. Il a développé
la doctrine des Eléates dans le sens matérialiste46. La doctrine paraît se
ramener aux thèses suivantes :
L — L'être est étemel: car s’il avait un commencement, il serait sorti de
l’être ou du non-être. S’il était sorti de l’être, l’être existerait déjà ; s’il est
sorti du non-être, on énonce une proposition inintelligible par le non-être
étant le néant, il ne peut rien produire. Pour la même raison l’être ne peut
pas finir. Donc il est éternel.
2. — L’être est infini: car s’il était limité, il serait entouré par le vide.
Mais le vide étant le néant ne peut pas exister. Remarquons que, sur ce
point, Mélissos se sépare de Parménide.
3. — L’être est un : cela résulte de ce qu’il est infini, car s’il y en avait
plusieurs, ils se limiteraient les uns les autres. De plus la pluralité ne se
comprend que si l’on admet des parties vides entre les parties de l’être et
le vide ne peut exister.
<36> 4. — L’être est immuable : car le mouvement dans l’espace est
inconcevable sinon dans le vide. Or le vide n’existe pas. Comme on le
voit, cette doctrine n’est pas autre chose que la doctrine de Parménide
interprétée dans le sens matérialiste. L’être est identifié avec la matière. Et
de ce que le non-être est inintelligible, on conclut qu’il n’y a pas de vide.
Et c’est de cette théorie sur le vide que dérive tout le reste de la doctrine47.

XI - LES PYTHAGORICIENS

Les sources données pour immédiates sont très nombreuses. On


trouve une foule de prétendues citations dans Diogène, Proclus, Stobée.
On nous a même transmis de prétendus écrits de Pythagore. Mais il est
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 181

démontré que les écrits transmis sont inauthentiques. De plus, il est à peu
près démontré qu’avant le Pythagoricien Philolaüs il n’y avait pas d’expo­
sition du pythagorisme. Il est donc possible que les fragments de Philolaüs
qui nous sont parvenus soient authentiques, mais on peut regarder comme
apocryphes ceux qui sont attribués à des philosophes antérieurs.
Quant aux sources médiates, elles sont très considérables, mais la plu­
part peu dignes de foi. Au IIIe et au IIe siècles, une sorte de légende pytha­
goricienne se développe et, à l’époque du néo-pythagorisme, une foule
d’écrits se produisent à l’effet du pythagorisme ; mais ces écrits ne res­
semblent que très peu aux théories de Pythagore. A vrai dire, nous
n’avons, en fait de documents authentiques, que les textes d’Aristote. Et
la plupart des renseignements précis et dignes de foi, en particulier ceux
des commentateurs d’Aristote, ne font que les répéter. Nous nous en rap­
porterons <37> donc à lui.
En résumé, les sources immédiates authentiques sont très maigres : les
renseignements sont en petit nombre, mais probablement exacts. Quant
aux sources postérieures, comme elles ne font que répéter Aristote, elles
sont sans valeur. Il est donc difficile d’étudier la doctrine de chaque Pytha­
goricien en particulier aussi nous étudierons le pythagorisme en général.
Pythagore, né à Samos entre 584 et 581 avant Jésus-Christ, vint en
Italie entre 544 et 542. On lui prête des voyages très nombreux. Il fonda à
Crotone, dans la Grande Grèce, une sorte d’association religieuse morale
et politique. La tendance de cette association était aristocratique. Cepen­
dant on y prêchait la communauté des biens. Il fallait, pour entrer dans la
Société, une initiation. Le silence était imposé aux novices. On se recon­
naissait à des signes mystérieux. Ces renseignements ne sont peut-être
pas authentiques mais ils sont intéressants parce qu’ils confirment cette
opinion que nous aurons à émettre sur le pythagorisme : c’est que cette
doctrine a probablement une origine étrangère orientale. Quoi qu’il en
soit, son caractère politique lui fut fatal. Pythagore, chassé de Crotone,
mourut à Métaponte.
D’autres Pythagoriciens vécurent hors de l’Italie : Philolaos, Lysis,
Timée de Locres, Eurytus, etc.
D’autres vécurent en Italie : Clinias, Archytas de Tarente, ce dernier
vers 375.
182 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

1. Exposition du système

Le principe du pythagorisme est encore nettement dans Aristote


{Métaphysique, 1,5). Les principes des mathématiques sont aussi les prin­
cipes des choses et les éléments des nombres sont <38> les éléments de
tous les êtres. Toute chose se ramène aux nombres et c’est par les nom­
bres que toute chose s’explique. Avant d’interpréter ce principe, il faut
indiquer les motifs qui ont pu conduire les Pythagoriciens à le poser.
1. — Les Pythagoriciens, d’après Aristote, crurent remarquer que les
choses avaient plus de ressemblance avec les nombres qu’avec le feu, la
terre ou l’eau.
2. — Les nombres leur parurent antérieurs à toute autre chose, ce qui
veut dire probablement que les choses ne sont compréhensibles, intelli­
gibles qu’au moyen des nombres. Philolaüs le dit dans un fragment:
« C’est le nombre qui rend les choses connaissables ; rien de connaissable
sans le nombre ; tout ce qui est connu a du nombre. »48 II est impossible
de rien concevoir sans lui. Les Pythagoriciens sont donc des mathémati­
ciens qui, frappés des rapports existant entre les choses et les construc­
tions des mathématiques, s’imaginèrent que les principes des mathéma­
tiques étaient les principes des choses. Mais dans quel sens ont-ils
considéré les nombres comme les principes des choses ?
Quelle est la nature du nombre tel que les Pythagoriciens l’en­
tendent ? Existe-t-il par lui-même ou n’est-il qu’un attribut ? Le nombre
est-il une substance ou n’est-il qu’une qualité des choses ? Un texte
d’Aristote nous tire d’embarras sur ce point {Physique, III, 4). Aristote dit
que, selon les Pythagoriciens, le principe des choses, l’infini, existe par
lui-même et non pas comme attribut. Or nous verrons que l’infini,
d’après les Pythagoriciens, n’est qu’une partie du nombre. Mais si le
nombre existe par lui-même, est-il capable d’exister séparément ? En
d’autres termes, ce monde considéré comme nombre pur est-il quelque
chose de réel ou n’est-il qu’une simple abstraction de l’esprit ? Les textes
paraissent indiquer que les Pythagoriciens considèrent <39> le nombre
comme lié de telle manière aux choses sensibles qu’il ne peut en être déta­
ché que par un effort d’abstraction. Le nombre dans la chose est le
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 183

principe de la chose. Cependant, sur ce point, des discussions se sont éle­


vées. En effet, Aristote nous dit que, d’après les Pythagoriciens, les cho­
ses sont des nombres. S’il nous dit également que les Pythagoriciens font
du nombre la cause matérielle des choses, en revanche, dans un passage
de Métaphysique, I, 6, le même Aristote nous dit : « Platon professe la parti­
cipation, changeant en cela le mot seulement des Pythagoriciens. Car les
Pythagoriciens disent que les choses existent par imitation des nombres
et Platon substitue seulement le mot participation au mot imitation,
fxéôsÇu; à » De plus le texte de Stobée (1-302), pourrait confirmer
le témoignage d’Aristote. «Je sais, dit-il, que beaucoup considèrent
Pythagore comme ayant dit que les choses naissent du nombre. Mais en
réalité, Pythagore a dit non pas que les choses sortent du nombre, mais
qu’elles sont selon le nombre, xaT’àpi0ji.6v. »49 II semble donc difficile de
concilier des textes aussi opposés. Selon certains critiques, et Brandis50 en
particulier, il y aurait eu deux tendances opposées parmi les Pythagori­
ciens. D’après l’une, le nombre aurait été le principe immanent des cho­
ses ; et, d’après l’autre, le nombre serait comme un idéal à l’imitation
duquel les choses seraient faites. Mais aucun texte d’Aristote ne nous
donne le droit de distinguer ces deux directions. En revanche, en Métaphy­
sique, I, 5, nous trouvons cette phrase qui nous permet de concilier peut-
être des textes en apparence contradictoires : « Parce que les Pythagori­
ciens trouvaient une ressemblance entre les nombres et les choses, ils
admirent que le nombre est le principe des choses. » Il paraît probable
que, chez les Pythagoriciens, une <40> confusion s’est produite entre la
simple ressemblance et l’identité. Une pareille confusion paraît aujour­
d’hui étrange, parce que les doctrines philosophiques postérieures à
celle-là ont nettement fixé et distingué les deux notions. Mais il ne paraît
pas vraisemblable que les Pythagoriciens aient fait une différence entre la
ressemblance et la conformité constante(s), et l’identité absolue. S’aper­
cevant que les choses se soumettaient à des rapports mathématiques pré­
cis qui avaient les caractères du nombre, ils en conclurent qu’elles étaient
des nombres. C’est seulement plusieurs siècles plus tard qu’on arrivera à
distinguer les deux conceptions. Les uns fixèrent leur attention sur la rai­
son donnée par les Pythagoriciens : la simple ressemblance ; les autres sur
la conclusion qu’ils en tirèrent : l’identité ou l’immanence. Ce qu’il faut
184 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

dire, c’est que pour les Pythagoriciens, comme le dit nettement Aristote,
le nombre est principe des choses parce que les choses ressemblent à des
nombres.
En résumé, on éclaircira singulièrement la pensée dominante du
pythagorisme si l’on se transporte au fragment de Philolaüs où il est dit :
«Si l’on veut expliquer la disposition harmonieuse des choses, il faut
mettre l’harmonie à l’intérieur des choses. » Les Pythagoriciens, mathé­
maticiens avant tout, s’apercevant que les choses ne sont intelligibles que
lorsqu’elles se ramènent aux nombres, imaginèrent de mettre le nombre
à l’intérieur des choses comme une matière, matière immanente
d’ailleurs. L’expression d’Aristote, est d’une précision extrême51. Les
Pythagoriciens en effet, n’ayant pas encore distingué un principe méta­
physique d’un principe matériel, ne s’étant pas encore rendu compte que
la réalité des choses et leur intelligibilité sont deux choses distinctes,
s’apercevant <41 > que le nombre est la condition d’intelligibilité des
choses, en conclurent que le nombre constituait le fond, la matière
des choses. Le nombre est donc un principe métaphysique employé
comme principe matériel par des philosophes qui ne faisaient pas la
distinction.
Une dernière question nous reste à résoudre, concernant la nature
du nombre pythagoricien. Cette question est soulevée par un texte
d’Aristote, Métaphysique, XIII, 6. Il y est dit que les Pythagoriciens font
consister les choses sensibles dans des nombres. Ils considèrent donc les
unités, dit Aristote, comme ayant de la grandeur, mais quant à savoir
comment le premier Un, la première unité a pu acquérir de la grandeur,
cela les embarrasse. Il semblerait résulter de ce texte que le nombre des
Pythagoriciens est quelque chose de corporel, de matériel, et cette
théorie a été en effet soutenue par plusieurs historiens. Le nombre serait
regardé par les Pythagoriciens comme une matière d’où les choses sont
sorties, comme elles seraient sorties, suivant d’autres philosophes, de
l’eau, de l’air, du feu, etc. Cette opinion paraît inconciliable avec d’autres
textes d’Aristote plus précis, où il est dit que le nombre est sujet et non
attribut, qu’il est substance par lui-même, sans avoir besoin d’aucune
qualité naturelle. Plus loin, Aristote appelle le nombre pythagoricien
(xa07)fxaTtx6ç Donc il ne s’agit pas de matière. Ailleurs, Aristote
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 185

reproche aux Pythagoriciens comme une contradiction d’avoir regardé


les corps matériels comme formés du nombre mathématique. Donc
l’interprétation matérialiste des historiens allemands Reinhold et Brandis
ne peut être adoptée. Mais un autre historien, Retter52, a proposé une
interprétation plus fine quoique <42>, à notre avis, tout aussi inexacte.
D’après lui, le nombre pythagoricien, sans être de la matière proprement
dite, serait un être géométrique : l’unité serait le point et les nombres des
rapports de grandeurs dans l’espace. Ainsi les Pythagoriciens auraient
ramené tous les corps à leurs propriétés géométriques et ce seraient ces
propriétés géométriques qu’ils auraient représentées par des nombres.
Remarquons qu’une théorie de ce genre n’est guère possible avant
Démocrite. De cette façon, le point serait identifié à l’atome. Or, l’atome
est un produit immédiat de l’éclectisme postérieur au pythagorisme. En
réalité, la difficulté consiste à expliquer le texte que nous avons cité au
début. Mais remarquons le procédé historique d’Aristote : c’est d’après
ses idées qu’il interprète ses devanciers. Or d’après lui le semblable
explique seul son semblable. Par conséquent, pour expliquer les choses
étendues, il faut des éléments étendus. Donc, dans l’idée d’Aristote,
si les Pythagoriciens ont ramené les choses à des nombres c’est
qu’ils accordaient aux nombres l’étendue. Mais les Pythagoriciens n’ont
jamais émis cette opinion, et si Aristote leur fait dire cela, c’est qu’il lui
paraît absurde, contradictoire, de supposer qu’une chose étendue soit
formée avec des éléments inétendus. La preuve qu’ils ne l’ont pas dit,
c’est ce membre de phrase qui se trouve chez Aristote : « Quant à savoir
comment le premier un a pu acquérir la grandeur, cela les embarrasse. »53
En effet, considérant le nombre comme purement mathématique,
ils auraient été embarrassés pour donner une grandeur matérielle aux
unités.
Connaissant la nature en général du nombre, demandons-nous quelle
est l’application que les Pythagoriciens ont faite du nombre à l’explication
générale des choses.
Les nombres se divisent en pairs et impairs. Il y a même une troi­
sième <43> catégorie, les nombres pairs-impairs.
L’impair est identifié par eux avec l’illimité, l’infini, parce qu’il met un
terme à la division par deux. Au contraire, le pair est considéré comme le
186 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

fini, le parfait. Ainsi les nombres pairs, les nombres impairs et les nom­
bres pairs-impairs dont la nature est fort obscure : voilà les diverses caté­
gories de nombres dont on se servira.
Les oppositions. Le pair et l’impair constituent deux déterminations
opposées. On peut présumer que les oppositions entre les qualités des
choses se ramènent à l’opposition fondamentale de l’illimité et du limité.
Les Pythagoriciens ont dressé une table des oppositions. Elles sont au
nombre de dix :
1 / Limité et illimité ;
2 / Impair et pair ;
3 / Unité et multiplicité ;
4 / Droite et gauche ;
5 / Masculin et féminin ;
6 / Repos et mouvement ;
7 / Droite et courbe ;
8 / Lumière et obscurité ;
9 / Bon et mauvais ;
10 / Carré et rectangle.

Harmonie. Les éléments des choses étant de nature différente, il faut


un lien pour réunir dans chaque objet les déterminations opposées. C’est
en cela que consiste l’harmonie. Dans toute chose, il y a des oppositions
d’abord, puis une harmonie qui les unit ensemble. Ceci résulte de ce que
toute chose se réduit à un nombre. Or tout nombre est composé de pair
et d’impair et, cependant tout nombre est un. En d’autres termes, les
Pythagoriciens remarquent que le nombre est un et multiple tout à la fois.
11 réunit donc des oppositions et les fond pour ainsi dire ensemble, et
puisque toute chose est nombre, il faut que, dans toute chose, il y ait
opposition et unité tout à la fois. Dès lors, il faut admettre que les qualités
opposées que nous trouvons dans tout objet, droite et gauche, rectiligne
et courbe, etc. se ramènent aux oppositions <44> numériques du pair et
de l’impair et que ce qui fait l’unité d’un objet, ce soit cette même cause
qui fait l’unité du nombre.
Cette théorie des oppositions et de l’harmonie est fort obscure. Il
n’est donc pas étonnant que des interprétations diverses aient été pro-
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 187

posées dans l’Antiquité, lesquelles pour la plupart s’inspirent d’idées pos­


térieures au pythagorisme.
La principale de ces explications est une explication panthéiste que
l’on trouve dans l’Antiquité. Chez les néo-Pythagoriciens et les néo­
platoniciens, Pythagore aurait identifié l’un avec la Divinité. De cette
unité primitive seraient sortis deux principes : l’Un et la Dualité indéter­
minée. Au premier de ces deux principes doit être attribué tout le bien, au
deuxième tout le mal. Et ce sont ces deux principes qui, se diversifiant,
prenant des formes différentes, auraient donné lieu aux qualités contrai­
res que nous rencontrons énumérées dans la table des oppositions. On
reconnaît ici, sous une forme légèrement modifiée, la doctrine des néo­
platoniciens et des Alexandrins. Ceux-ci supposent que, de l’unité primi­
tive supérieure à la pensée et même à l’existence serait sortie, par une
espèce de procession, la multiplicité. Mais cette opposition de l’unité et
de la dyade et surtout ce progrès de l’être sont des idées qui datent des
derniers temps de la philosophie grecque. Nous avons dit que les textes
d’Aristote sont les seuls qui méritent quelque confiance quand il s’agit des
points essentiels du pythagorisme. Or tous les textes auxquels on a pu
recourir pour une telle interprétation sont bien postérieurs. Ce n’est guère
qu’au Ier siècle que se trouve une pareille théorie, chez Alexandre Polyhis-
tor, l’historien. Il est certain que les Pythagoriciens ont admis des
dieux <45> multiples, tout en suivant dans une certaine mesure la direc­
tion monothéiste qui eut une si grande importance dans la philosophie à
partir de Xénophane. Nous rejetterons donc comme une théorie néo­
platonicienne l’idée du développement de Dieu dans le monde, d’une
scission, d’une émanation de l’unité primitive donnant naissance aux
oppositions de l’un et du multiple. C’est une théorie panthéisdque à
laquelle les Pythagoriciens n’ont probablement jamais songé*.
Pour appliquer les nombres aux choses, ils ont recours à des analogies
presque toujours superficielles. Si les Pythagoriciens, dit Aristote, rencon­
traient entre les nombres d’une part, et les phénomènes célestes de
l’autre, quelque analogie, ils exprimaient ceci par cela ; et s’il y avait entre
les choses des lacunes, ils les comblaient par quelques éléments.
Par exemple, la décade étant le nombre parfait, ils en concluent que
les planètes sont au nombre de dix et, comme on n’en voyait que neuf, ils
188 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

inventèrent l’antichthone ou antiterre pour compléter le nombre. On


trouve un nombre considérable de symbolisations du même genre. Ainsi
la justice qui consiste à rendre le même pour le même est identique au
carré et, comme le carré est identique à 4, ils représentaient la justice
par 4. L’occasion est le nombre 7 parce que la lune change de phase
tous les sept jours, parce que certaines maladies comprennent sept
périodes, etc. Le mariage était représenté par le nombre 5, somme du pre­
mier nombre mâle 3 et du premier nombre femelle 2. Cependant il ne
faudrait pas croire que ces rapprochements soient toujours faits sans
méthode. Peu à peu, le pythagorisme procéda systématiquement. On
peut distinguer l’application de ces principes à l’arithmétique, la musique,
la géométrie <46>, la physique et l’histoire naturelle.
Arithmétique. Ce qui domine l’arithmétique pythagoricienne, c’est
l’importance attribuée à la décade. Les Pythagoriciens passent pour avoir
inventé le système de numération décimale. C’est à eux probablement
qu’il faut attribuer l’invention des prétendus chiffres arabes. Le nombre 4
a aussi une grande importance dans le système parce qu’il est le premier
carré et parce que la somme des quatre premiers chiffres donne 10. Les
nombres 3, 4, 5 jouissent aussi de privilèges, parce que la somme des car­
rés des deux premiers est égale au carré du troisième.
Musique. Les Pythagoriciens ont poussé loin l’étude théorique de la
musique”. Ils ont déterminé les rapports qui existent entre la hauteur
d’un son et la longueur de la corde vibrante. Ils ont trouvé pour la quarte
le rapport 3/4, pour la quinte 2/3, pour l’octave 1/2.
Géométrie. Ils ont eu l’idée, que devait plus tard reprendre Descartes,
de représenter les figures par les symboles arithmétiques. Malheureuse­
ment, au lieu de chercher à représenter arithmétiquement, comme devait
le faire Descartes, la loi du mouvement par lequel une ligne est
engendrée, ce qui les eût conduits à la géométrie analytique, ils se bor­
nèrent à un rapprochement factice56.
Physique. Les Pythagoriciens admettaient, d’après Philolaüs, cinq
corps primordiaux : terre, feu, air, eau et un cinquième dont il est difficile
de déterminer la nature exacte.
Cosmogonie. Pythagore croyait à un commencement du monde. Au
cœur de l’univers se serait d’abord formé le feu. Ce feu central attire les
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 189

parties de l’infini et cette attraction donne forme à cet indéfini. Ainsi


s’est <47> formé le monde actuel de forme sphérique, ayant le feu au
centre et tournant de l’ouest à l’est autour de ce feu. Il y a dix corps
célestes. D’après les premiers Pythagoriciens, la terre est sphérique, mais
elle ne tourne pas autour du soleil. Cependant peu à peu, les Pythagori­
ciens admirent non seulement un mouvement de la terre autour du soleil
mais aussi un mouvement de rotation sur elle-même. Il résulte de ces
révolutions des astres autour du feu central une harmonie. En effet ces
corps se meuvent rapidement et tout mouvement donne un son dont la
hauteur est dans un certain rapport avec la vitesse du mobile. Il faut donc
que chacun des astres, en tournant, donne une note spéciale et l’ensemble
des notes donne une harmonie. C’est l’habitude qui nous empêche
d’entendre cette musique.
Idées morales. Cette doctrine morale, comme Zeller l’a démontré, ne
fait pas corps avec la doctrine philosophique des Pythagoriciens. Pytha-
gore est surtout connu vulgairement par sa doctrine de la métempsy-
chose. Or c’est précisément ce qui ne lui appartient pas ; il l’a empruntée
à l’Orient. L’âme serait donc dans le corps comme dans une prison. Le
jour où elle s’en sépare, elle pourra jouir d’une vie immatérielle, si elle s’en
est rendue digne. Le devoir de l’homme sur la terre est donc de se purifier
moralement. Il y arrivera en mettant de l’ordre dans sa conduite, en com­
battant avant tout le caprice. Pythagore recommandait le respect des
parents et de la loi, la fidélité, l’amitié, le respect de la vieillesse et surtout
la mesure et la modération. Il est d’ailleurs à peu près établi que les quali­
tés morales et les vertus étaient représentées dans le pythagorisme par des
nombres. Il est difficile de savoir quelles conséquences étaient tirées de
cette symbolisation.
Que faut-il prendre du Pythagorisme ? Ce qu’il y a d’évident,
d’incon<48>testable, d’indiscutable et en même temps de très fécond
dans les abstractions mathématiques — et les Pythagoriciens convaincus le
reconnaissent — c’est qu’ils prétendent que tout est nombre et que rien
n’est connaissable que par le nombre. Tout spécialiste a éprouvé une ten­
dance de ce genre, une tendance à expliquer toutes choses par la science
qu’il connaît le mieux. Voilà le point de départ, la raison de cette idée.
Or il est incontestable que cette idée a donné aux Pythagoriciens une
190 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

supériorité sur les Ioniens. Ils ont compris que, lorsqu’il s’agit de science,
d’explication scientifique, la question principale à se poser est la suivante :
l’explication sera-t-elle commode pour notre esprit ? Sans faire la distinc­
tion du subjectif et de l’objectif, ils ont entrevu que l’objet, l’absolu tel
qu’il est en soi n’est pas probablement un objet de science57 et que l’esprit
doit se contenter de choisir, parmi toutes les conceptions possibles des
choses, celle qui se prête à des calculs et satisfait le mieux nos propres
besoins. Donc l’idée d’expliquer les choses par un élément intelligible
constitue un progrès réel et notable. Sur ce point, on peut mettre sur le
même plan les Pythagoriciens et les Eléates. Mais les Pythagoriciens ont
une supériorité sur les Eléates ; car non seulement ils ont compris qu’on
devait avant tout se préoccuper d’une explication intelligible par l’esprit,
mais encore ils ont pressenti ce qui ne devait devenir classique que de
notre temps : que l’explication scientifique la plus intelligible est une
explication mathématique.
C’est Descartes qui a donné à cette idée droit de cité dans la science,
mais les Pythagoriciens sont les premiers à l’avoir entrevue. Ils se sont
aperçus qu’expliquer les choses, c’est avant tout les représenter par des
symboles et que l’objet de la science est de substituer à l’objet un symbole
mathématique. Cette idée suffit à mettre les Pythagoriciens hors de pair.
Ils sont, avec les atomistes peut-être, dans l’Antiquité, ceux qui ont le
mieux <49> compris la science. (Aristote est loin d’avoir compris la
science idéale avec cette précision.)
Mais ils n’ont pas compris que l’application du symbole mathéma­
tique aux choses devait se faire non pas à cause d’une analogie superfi­
cielle, mais après une observation de la conscience. C’est en perfection­
nant d’abord les procédés d’investigation physique puis l’analyse des
mouvements qu’on a pu exprimer mathématiquement par exemple les
phénomènes de chaleur. Donc la science, telle que les modernes
l’entendent, comprend deux procédés, deux démarches :
1. — L’étude des mathématiques, le perfectionnement progressif de
cette science.
• 2. — L’application systématique et raisonnée des mathématiques aux
choses physiques, à la suite d’observations, d’expérimentations et
d’hypothèses de toutes sortes.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 191

Les Pythagoriciens ont admirablement saisi les principes de ces deux


opérations. En ce qui concerne la première, non seulement ils en ont saisi
les principes, mais ils en ont tiré des conséquences qui en font les mathé­
maticiens les plus habiles de l’Antiquité. Mais dans la seconde, ils se sont
fourvoyés. Ils ont cru qu’entre la nature et l’esprit il y avait un accord tel
que celui-ci pouvait, en vertu d’analogies superficielles, choisir un
nombre et le substituer à l’objet. C’est par ce côté de leur doctrine qu’ils
sont souvent ridicules. Mais il ne faut pas oublier que l’idée fondamentale
des Pythagoriciens a été reprise par Descartes et domine toute la science
moderne.

XII - EMPÉDOCLE58

1. Sources

Fragments assez considérables qui se trouvent dans Sextus, Plu­


tarque, Simplicius. Textes d’Aristote, de Timon d’Alexandrie, Diogène,
Lucrèce (Livre I). Les ouvrages sur Empédocle sont nombreux. Les prin­
cipaux sont : Panzerbieten, Contribution à la critique d’Empédocle ; Raynaud,
De Empedocle, 1848.
Empédocle a vécu entre 492 et 432, il est né à Agrigente. <50> Il
voyagea beaucoup et mourut dans le Péloponnèse.
D’après Empédocle la loi qui préside universellement est la suivante :
il n’y a pas de naissances, il n’y a que mélanges et séparations. Cette idée
revient constamment dans les fragments d’Empédocle qui nous ont été
conservés. Il est facile d’en retrouver l’origine, c’est l’application pure et
simple des idées éléatiques. Les philosophes que nous allons avoir à étu­
dier, Anaxagore, Leucippe, Démocrite, peuvent être appelés éclectiques.
Ils ont cherché une conciliation entre la doctrine des Ioniens et celle des
Éléates.
Les Ioniens partant de l’expérience en avaient conclu au changement
universel. C’est chez Héraclite que le dynamisme, cette conception d’une
universelle transformation, est exprimée sous la forme la plus radicale.
192 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Les Éléates au contraire, partant de l’intelligence et des conditions de


l’intelligibilité ont conclu que tout changement est inconcevable. Et en
effet notre esprit ne conçoit pas que quelque chose devienne autre chose.
Ces doctrines opposées peuvent être considérées comme également
vraies : tout dépend du point de vue.
Donc il n’est pas étonnant que la philosophie grecque ait fait un
effort pour les concilier. Cet effort a été fait dans des sens différents par
Empédocle, Anaxagore et Démocrite. Nous verrons la philosophie
grecque se débattre ainsi jusqu’au moment où désespérant, elle abandon­
nera la physique et la métaphysique pour se tourner vers la morale avec
les Sophistes. C’est là qu’elle trouvera les éléments d’une conciliation
nouvelle entre les idées contraires des Ioniens et des Eléates ; de sorte
que la philosophie grecque tout entière peut être considérée comme ayant
oscillé entre les deux extrêmes, l’éléatisme et l’ionisme, essayant par des
efforts sans cesse renouvelés de concilier ce qui est peut-être au fond
inconciliable, les exigences de l’esprit et les propriétés de l’être.
Empédocle, disons-nous, emprunte à l’éléatisme son principe. Et en
effet, ce <51 > sont les Eléates qui ont dit : une chose ne peut naître ni
périr. Et la preuve que c’est bien là qu’Empédocle a puisé, c’est que la
démonstration qu’il donne de son principe est la même que celle des Eléa­
tes. Si l’être périssait, dit-il, jamais il ne reviendrait à l’être, car rien ne peut
sortir du néant. D’autre part, les Ioniens ont montré que le changement est
incontestable. Sur ce point Empédocle est d’accord avec les Ioniens.
Comment concilier les deux choses ? Si A devient B, il faut qu’il ait
cessé d’être A. Donc A a disparu et B a pris naissance. C’est pour lever
cette contradiction qu’Empédocle a imaginé la théorie des quatre élé­
ments, lesquels se mélangent, se séparent, mais restent identiques,
immuables, au fond. Dans la nature il y a quatre éléments : la terre, l’eau,
l’air et le feu. Ces quatre éléments sont absolument immuables ; voilà en
quoi les Eléates ont raison. Mais bien qu’ils ne puissent pas se trans­
former, rien ne les empêche de se juxtaposer et de se séparer. Et ces
mélanges, ces séparations prendront pour nous l’aspect de changements.
Donc l’objet change, mais le fond reste identique et immuable.
Cependant lorsqu’il s’agit de s’expliquer l’origine de ces quatre élé­
ments, Empédocle est assez embarrassé, car l’unité scientifique exige que
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 193

Ton recherche d’où ils sont sortis. Empédocle admet à l’origine l’exis­
tence d’un mélange, <y<t>aipoç, et c’est de ce mélange que les éléments
sont sortis. Mais comment sont-ils sortis ? Ce point reste obscur. Le
principe d’Empédocle exigerait que les éléments fussent sortis du
mélange par voie de simple séparation mécanique. Et Zeller partant de ce
principe conçoit le <r(j)atpoç comme un mélange où les éléments existaient
déjà sous forme de terre, eau, etc., mais les textes semblent dire le
contraire.
Cela n’est pas étonnant, car supposer que les éléments étaient tels
quels dans le mélange, c’est renoncer à expliquer leur formation. Ainsi
Empédocle a essayé d’expliquer que les éléments étaient sortis du
mélange par transformation ; <52> par là il fait violence à son principe ;
c’est là d’ailleurs la loi de tout éclectisme ; de sorte qu’Empédocle sup­
pose une matière indéterminée, le a<}>odpo<; qui par voie de transformation
dynamique a donné naissance à la terre, à l’eau, à l’air, au feu. Puis appli­
quant à ces quatre éléments le principe éléatique d’impossibilité de chan­
gement qualitatif, il déclare que tous les phénomènes que nous avons
sous les yeux sont dûs aux rapprochements et aux séparations de ces
quatre éléments.
Il emprunte aux Ioniens lorsqu’il fait sortir les quatre éléments du
atjmpoç ; il devient éléate lorsqu’à partir de ce moment il déclare immua­
bles les quatre éléments et ne considère le changement que comme des
apparences que revêtent les juxtapositions et les séparations.
Il est nécessaire de revenir sur la division des éléments dont parle
Empédocle. Ces éléments sont de deux natures : 1 / principes matériels ;
2 / principes de changements. Les principes matériels sont la terre, l’eau,
l’air et le feu. Ils sont homogènes, c’est-à-dire que chacun d’eux est com­
posé d’éléments de même nature que le tout. Il n’est pas démontré que
ces éléments aient été étemels d’après Empédocle. Quelle est exactement
leur nature ? Est-elle à la fois physique et mythique ? Sont-ce des choses
matérielles, des divinités ? Il est certain que les expressions d’Empédocle
sont de nature à faire croire qu’il attribue à ces éléments une essence
divine. Ce sont bien des corps, mais ils participent au divin.
A vrai dire la distinction entre la physique et la théologie n’est pas
encore complète. Leur origine remonte aux Ioniens qui considéraient les
194 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

choses comme formées par un élément déterminé. Us considéraient


d’ailleurs en général la terre, l’eau, l’air et le feu comme les principales
étapes de cette transformation universelle. La preuve en est que les uns
considéraient le feu comme le plus primitif, d’autres la terre, etc. Empé-
docle appliquant aux doctrines ioniennes le principe éléatique, le principe
de Parménide, que le changement qualitatif est impossible, considère les
différentes phases de la transformation universelle des Ioniens et en fait
des éléments distincts, immuables. En d’autres termes, il a pris les degrés
principaux de la raréfaction et de la condensation dont parlaient les
Ioniens et les a hypostasiés ; par là même il les a distingués radicalement
au lieu de les considérer comme les phases <53> diverses de la transfor­
mation d’une même chose. Donc la distinction des quatre éléments n’est
qu’une conséquence de l’application du principe éléatique aux doctrines
ioniennes.
A côté de ces quatre éléments se trouvent deux principes de change­
ment. Empédocle leur a donné les noms d’Amour et de Haine. U emploie
d’ailleurs souvent pour les caractériser des expressions mythologiques. U
est vrai que ces principes présentent un certain caractère moral. Quel rôle
ont-ils ? Ils président aux mélanges et aux séparations c’est-à-dire aux
changements. Mais il ne faudrait pas croire que d’après lui l’Amour soit
uniquement le principe de la naissance et la Haine le principe de la mort.
D’après Empédocle tout changement au lieu d’être une transformation
dynamique n’est qu’un mélange ou une séparation d’éléments qui restent
identiques pour le fond. Mais l’Amour et la Haine peuvent être indiffé­
remment des principes de mélange ou de séparation ; car les deux choses
se tiennent. Et tout mélange équivaut à une séparation et inversement en
général une séparation amène un mélange. Ceci résulte clairement des
textes d’Empédocle qui nous sont parvenus. C’est en vain que Zeller veut
ramener toute naissance à un mélange et toute mort à une séparation.
L’idée d’Empédocle est autrement complexe. D nous dit en propres
termes : « double est la naissance, double est la mort des choses mortelles,
car la réunion engendre et détruit tout à la fois, et la séparation produit à
la fois la naissance et la mort »59.
U est d’ailleurs évident que les deux forces en question agissent méca­
niquement c’est-à-dire qu’elles ne peuvent pas amener de transformation
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 195

qualitative. Le mécanisme d’Empédocle ressort clairement d’un nombre


considérable de textes.
Mélange, séparation, mais identité constante des éléments du
mélange, immutabilité de ces éléments, voilà le fond même de la doctrine
d’Empédocle.
Reste à se demander au sujet des principes de changement pourquoi
Empédocle en a fait quelque chose de distinct qui existe séparément en
dehors des quatre éléments matériels.
A notre avis il y a là encore l’application pure et simple du principe
de Parménide. En effet de ce <54> que toute transformation qualitative
est impossible d’après la doctrine éléatique de Parménide, Empédocle
conclut que les choses qui ne sont pas identiques doivent s’expliquer par
un principe radicalement distinct. Or l’être et le changement sont aussi
réels l’un que l’autre et ne peuvent pas s’identifier logiquement. Donc
il faut deux principes : le principe d’être : élément matériel et le principe
de changement : Amour et Haine. Comment s’opère le mélange et la
séparation ?
Empédocle pour expliquer l’action d’un corps sur un autre admet que
les objets matériels ont des pores dans lesquels s’introduisent les émana­
tions des autres objets. Deux corps s’aiment d’autant plus, ont d’autant
plus d’affinité l’un pour l’autre, que les émanations de l’un correspondent
plus exactement aux pores de l’autre.
Quelle cosmogonie résulte de cette physique générale? Les quatre
éléments matériels et les deux forces motrices sont immuables ; mais
leurs rapports changent continuellement de sorte que le monde dans son
ensemble est sujet au changement. Le monde a eu un commencement et
aura une fin, l’Amour et la Haine se partagent aujourd’hui l’empire du
monde, mais l’équilibre de ces deux forces est incapable de se maintenir
longtemps. Chacune d’elle domine tour à tour. Tantôt les éléments sont
tous réunis par l’Amour, tantôt ils sont séparés violemment par la Haine.
De sorte que la vie de l’Univers forme une sorte de circulus.
On y trouve quatre phases : 1 / règne exclusif de l’amour, unité
absolu des substances. Les choses sont réunies au sein du <r<J>aïpoç;
2 / apparition de la Haine qui refoule peu à peu l’Amour ; de là, sépara­
tion graduelle des choses ; 3 / règne exclusif de la Haine, d’où séparation
196 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

absolue des éléments ; 4 / réapparition et progrès constant de l’Amour


qui aboutit à reconstituer l’état primitif.
Dans la deuxième et la quatrième seulement de ces phases, les êtres
individuels dont nous constatons l’existence sont possibles, car l’exis­
tence telle que nous la constatons semble une combinaison de l’Amour et
de la Haine, des mélanges et des séparations. Au contraire, dans la pre­
mière et la troisième, séparation absolue et union <55> absolue, tout
mouvement, tout changement est impossible, de sorte qu’il y a dans
l’existence du monde des phases de mouvement et de vie et des phases de
mort et d’immobilité absolue. Et lorsque les choses sont revenues à l’état
primitif, la même période se renouvelle et ainsi de suite éternellement.
Il faudrait pour conclure exposer les vues d’Empédocle sur certains
points particuliers de physique et d’histoire naturelle. La plus importante
de ces idées est celle qui a pu faire considérer Empédocle comme un
ancêtre de l’évolutionnisme contemporain. Il n’est pas démontré
qu’Empédocle ait exprimé cette idée avec toute la précision qu’y met
Aristote en la rapportant. Mais telle qu’elle est formulée par Aristote, elle
contient sous une forme mathématiquement exacte le principe darwinien.
Voici la phrase d’Aristote : « Là où tout se produit comme si les choses
existaient en vue d’une fin, là ont simplement survécu d’elles-mêmes des
choses qui se trouvaient constituées d’une manière convenable. »M
On trouve les choses relatives à la sensation. La sensation nous fait
croire à des changements dynamiques. Le désir est l’effort d’un être pour
s’unir à son semblable. La pensée est un mélange de substances. Ce sont
les émanations des corps qui nous mettent en communication avec les
corps.
Empédocle paraît avoir cru à la transmigration des âmes : « Les
hommes pieux peuvent devenir des dieux après leur mort. » Empédocle
est un éclectique. Désireux de concilier le principe éléatique de
l’impossibilité de devenir avec le principe ionien du changement univer­
sel, il a substitué à l’idée de transformation celle du mélange et de sépara­
tion, considérant des éléments immuables ou des forces impérissables,
des principes qui ne pouvaient pas logiquement se ramener l’un à l’autre,
et les faisant se mélanger, se séparer, etc. Il est vrai que pour expliquer
l’origine de ces éléments, il est obligé de violer les principes d’où il est
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 197

parti tout d’abord. Il est devenu dynamiste pour expliquer comment les
éléments <56> sont sortis du cT^aipoç. Cette contradiction nous explique
comment il se fait que son système n’ait point abouti. Nous allons nous
trouver avec Anaxagore en présence d’une nouvelle tentative pour conci­
lier l’éléatisme et l’ionisme.

XIII - ANAXAGORE

H nous reste d’Anaxagore des fragments peu nombreux mais très


importants61 : Aristote : De Generatione II ; De Caelo III ; Physique IV, 6 ;
Métaphysique I, 3.
Anaxagore a vécu entre 500 et 428. Né à Clazomènes en Ionie, il se
rendit à Athènes, fut l’ami de Périclès, introduisit la philosophie dans
Athènes ; il fut accusé d’impiété et dut se retirer. Il passe pour avoir été
physicien et astronome. L’idée générale du système est indiqué dans un
fragment : « C’est improprement que les Grecs parlent de génération et
de mort (YÉYveaÔoa xa'1 a7r6XXucr0ai), car aucune chose ne naît ni ne périt ;
mais des choses déjà existantes se combinent et se séparent. A travers
cette séparation, il faut savoir que rien ne se perd, rien ne se crée ; pas de
diminution ni d’augmentation possibles. »
Il résulte de ceci que le but d’Anaxagore est le même que celui
d’Empédocle : expliquer le changement au moyen d’éléments qui ne
changent pas, c’est-à-dire concilier Héraclite et Parménide.
Pour cela deux principes sont nécessaires : 1. Des éléments multiples,
des germes, (jrcépfiaTa ; 2. Un principe UN, l’esprit, vouç.

1. Les germes

En ce qui concerne les qualités, les germes ont une variété infinie.
Chacun d’eux a une forme, une couleur, une saveur et il y a une infinité
de couleurs, une infinité de saveurs différentes. De plus, aucun de ces
198 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

germes ne ressemble aux autres. Il semble d’ailleurs résulter des frag­


ments d’Anaxagore, contrairement à ce que croit Zeller, qu’il n’existe pas
un seul germe qui ne possède qu’une seule qualité. Anaxagore nous dit
que dans le monde rien n’est coupé à la hache, rien n’est absolument dis­
tingué, tout est dans tout. Il est plus vraisemblable <57> que d’après
Anaxagore chacun des cr7rép{j.aTa possède toutes les qualités possibles,
mais à des degrés différents, de même que les monades de Leibniz repré­
sentent chacun l’univers tout entier sans qu’il y ait deux Monades sem­
blables dans l’Univers parce que ce qui est confus chez l’un est clair chez
l’autre. Il y a un nombre infini de UTcépfxaTa. La division d’un corps est
possible à l’infini, par conséquent il n’y a pas de corps qui ne se compose
d’une infinité de germes.
Il est facile de distinguer ce germe d’Anaxagore d’avec les éléments
d’Empédocle et les atomes de Démocrite. Empédocle n’admet que
quatre qualités primitives. L’atome de Démocrite est indivisible et ne
possède que des qualités géométriques. Le Gnip\i(x. d’Anaxagore, au con­
traire, est divisible à l’infini et de plus possède une infinité de qualités dif­
férentes. Anaxagore n’admet pas le vide et sans le vide pas d’atomisme
possible.
Quels sont les rapports du <77tépfi.a avec les choses ?
Entre le germe et les choses il y a un rapport d’analogie et même de
ressemblance. Les corps sont les composés de ces germes, et ce qui dis­
tingue un corps déterminé, c’est la proportion supérieure où s’y trouvent
les germes possédant certaines qualités. Les germes qui s’y trouvent en
majorité forment la qualité dominante du corps. D’ailleurs, comme toutes
les qualités sont dans tous les germes, on peut dire que toutes les qualités
sont dans un corps déterminé, mais dans des proportions différentes. Il
est vrai qu’ici nous sommes en présence de certains textes d’Aristote, les­
quels sont confirmés par des témoignages postérieurs.
Anaxagore aurait considéré comme simples les choses qui nous
paraissent composées, et au contraire comme composées : l’eau, l’air, la
terre, le feu que l’on considère en général comme des éléments ; de sorte
qu’Anaxagore aurait admis qu’il existe certaines substances telles que, si
on les divise mécaniquement, on y trouve des parties semblables homéo-
mères.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 199

Au contraire, les corps en apparence simples ne sont pas divisibles en


de semblables parties. Cette interprétation serait contraire à la doctrine
d’Anaxagore telle que nous l’avons exposée. Car étant donné la concep­
tion des germes telle que nous l’entendons, tous les corps possèdent
toutes les qualités. Tout est dans tout, il <58> n’y a pas de substances
plus simple que les autres substances.
Il faut remarquer que le terme homéomérie62 que l’on trouve chez
Lucrèce, puis dans Plutarque, Sextus, Simplicius, Stobée, etc., n’est pas
employé par Anaxagore.
Remarquons aussi que tous les fragments qui nous restent d’Anaxa­
gore renferment des assertions incompatibles avec une telle théorie.
« Dans toute chose, dit Anaxagore, il y a une partie de toute chose »63 de
sorte que les germes ne peuvent pas différer qualitativement. D’où l’on
peut conclure que l’interprétation d’Aristote est probablement vicieuse. Il
s’est laissé égarer par la comparaison entre Empédocle et Anaxagore.
Comment les germes ont-ils formé les choses ? Au début tout était
confondu. Les germes rapprochés les uns des autres formaient une masse
homogène. Ils sont sortis du mélange par séparation. Il fallait donc que
déjà au sein du mélange chacun possédât toutes les qualités possibles.
Mais comment le mélange était-il homogène et même indéterminé ?
Cela se comprend si on remarque que les germes sont différents pour
ainsi dire, complémentaires les uns des autres. Si on mélange des couleurs
variées représentant les couleurs du spectre, on obtient une couleur grise ;
et cependant chacun des grains de poudre sortant du mélange acquiert
une couleur déterminée. Ainsi à notre avis, l’indétermination du mélange
tient à ce que les germes qui contiennent à différents degrés les diverses
qualités se complètent mutuellement.

2. L'esprit

Les germes ne suffisent pas à expliquer les choses ; il faut une cause
de mouvement ; c’est l’esprit, vouç. Cette hypothèse s’explique avec sim­
plicité. Il faut d’abord un principe moteur distinct parce que l’être et le
mouvement sont différents et procèdent de principes différents.
200 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Pourquoi ce moteur est-il doué d’intelligence ?


Remarquons que les germes, en se séparant du mélange primitif, se
sont rapprochés de manière que les germes analogues se trouvassent
seuls ensemble ; or une distinction qualitative ne peut être faite que <59>
par un principe intelligent, ce n’est pas l’œuvre d’une force mécanique.
Elle suppose une perception. En quoi consiste ce vouç ? C’est la plus
ténue de toutes les substances ; il est infini, àîceipoç ; il ne dépend que de
lui-même, possède la pensée yvcop.7) et la force, tayuç. Il est absolument
homogène, il a par là une différence avec les aTtéppaTa. Il ne peut y avoir
en lui un mélange de quelque chose, mais lui se mélange à toutes les
autres choses. Deux questions se posent au sujet de cet esprit, qui paraît
avoir été mal compris.
1. — Le vouç est-il matériel ? Il possède jusqu’à un certain point la
matérialité. Ainsi Aristote dit qu’il est ténu, qualité qui ne s’applique qu’à
un objet matériel. C’est donc un principe aussi peu matériel que possible,
mais il est douteux qu’Anaxagore se soit élevé jusqu’à l’immatérialité
absolue.
2. — Le vouç est-il personnel ? Il possède un attribut qui a certains
rapports avec la personnalité : la pensée yvcop.Y). Mais d’autre part le vouç
est divisible. Cela résulte des fragments. Il est susceptible de plus et de
moins et peut se mélanger aux choses. Donc le vouç est quelque chose
d’intermédiaire entre la matière et l’esprit, mais il n’est ni l’un ni l’autre.
On a voulu ici à tort voir une analogie entre le vouç d’Anaxagore et le dieu
des Juifs64.
L’intelligence dont nous parle Anaxagore n’est autre chose qu’une
force physique avec cette différence que cette force est douée de certains
attributs qui la rapprochent d’un être pensant et spirituel.
Quelle est l’action du vouç ? Il a ordonné les choses, il les a arrangées,
c’est lui qui a produit le mouvement circulaire initial. C’est lui qui a pro­
voqué la séparation du mélange primitif, fi est exagéré de soutenir
qu’Anaxagore ait prêté à son vouç des considérations d’ordre et de beauté.
Sans doute le vouç est accessible à la considération de finalité, mais nulle
part il n’est question chez Anaxagore d’un arrangement en vue du Bien et
du Beau.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 201

3. Cosmogonie

Les choses en se séparant ont produit le clair et l’obscur, le <60>


chaud et le froid, etc. De là deux grandes masses : la terre et l’air. De
l’action réciproque de ces deux masses sont sortis les phénomènes
célestes. Des vapeurs ont créé l’eau et la pierre. Des pierres se sont déta­
chées de la terre qui tourne et ont formé les étoiles et le soleil. C’est la
première fois que les étoiles et le soleil sont considérés comme des objets
inanimés. Une idée neuve d’Anaxagore c’est que le monopole [sic] est un ;
il n’admet pas de circulus. Tous les philosophes antérieurs avaient admis
que l’univers finissait et recommençait périodiquement. On trouve chez
Anaxagore des idées originales sur l’homme. D’après lui, l’homme tirerait
sa supériorité de ce qu’il a des mains.
Que faut-il penser du système d’Anaxagore ?
Ce n’est qu’une tentative comme celle d’Empédocle pour concilier
l’Ionisme et l’Eléatisme. Empédocle était arrivé à expliquer mécanique­
ment les choses. Mais par une fatalité inhérente à tout éclectisme, il avait
dû recourir au dynamisme pour expliquer l’apparition des quatre éléments
et par conséquent se contredire. Le système d’Anaxagore, au contraire, est
un mécanisme absolu. Avec les Ioniens il admet le changement, mais avec
les Eléates, il nie que les éléments puissent changer. De là vient que dès le
commencement les germes ont toutes les qualités possibles. Par consé­
quent, il n’est pas besoin de transformations pour engendrer les diverses
qualités. Et tandis que les éléments d’Empédocle sortent du crtjxxîpoç par
voie de transformation, ici, grâce au mélange indéterminé, et parce que les
différents germes se complètent les uns les autres, les choses sortent du
mélange sans qu’il soit besoin de transformation quelconque.
Cette explication ne renferme pas de contradiction intérieure; en
revanche, Anaxagore n’explique pas grand chose. On peut lui faire cette
objection : mettre tout à l’origine, c’est renoncer à rien expliquer. C’est un
reproche que l’on pourra faire plus tard à Leibniz au sujet de sa théorie
des monades.
On comprend donc qu’il devait se produire une nouvelle tentative de
ce genre : celle des atomistes. L’atome n’est autre chose que le germe
202 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

d’Anaxagore débarrassé de toutes ses qualités. Et on essaiera d’expliquer


l’apparition et la formation des qualités des choses par les mouve­
ments <61 > des atomes.
Il est douteux qu’Anaxagore ait influé sur Démocrite. Mais lors­
qu’une question se pose en philosophie toutes les solutions possibles
sont proposées à la fois ou successivement, de sorte qu’à côté des solu­
tions métaphysiques, il était naturel que vînt se placer l’explication de
Démocrite.

XIV - ATOMISTES. LEUCIPPE, DÉMOCRITE65

Pour Leucippe, nous n’avons pas de fragments. Diogène, IX, p. 30 ;


Aristote, Degeneratione I, 8.
Sur Démocrite, fragments assez nombreux. Aristote parle de lui avec
la plus grande estime {Physique, 1,4 ; De Anima, 1,2).
Il n’est pas question de Démocrite chez Platon qui affectait le plus
profond mépris pour les philosophes matérialistes. Liard, De Democrito,
Paris, 1873, Revue philosophique, Levêque.
Nous savons peu de choses sur Leucippe ; il était plus âgé que Démo­
crite. D est difficile s’il a écrit sa doctrine. En tout cas la doctrine atomiste
est surtout l’œuvre de son disciple Démocrite.
Démocrite était né à Abdère vers 460 ; il mourut vers 370. Il voyagea
en Egypte, en Asie Mineure, en Perse, et enfin rentra dans sa patrie où ses
compatriotes le surnommèrent la sagesse, cro^ia. Il avait écrit sur tous les
sujets, les mathématiques, les sciences naturelles, la grammaire, l’agri­
culture, etc. C’était un écrivain distingué en même temps qu’un grand
philosophe.
Le point de départ de l’atomisme est cette idée : que les qualités des
choses sont purement apparentes et tiennent non pas à leur nature, mais
à la constitution de nos organes. D’où résulte que, sur l’essence des cho­
ses, on ne peut se prononcer qu’en vertu du raisonnement et non pas des
sensations. La meilleure explication des choses sera l’explication la plus
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 203

simple. Une explication simple doit exister. Ne voyons-nous pas qu’avec


les lettres de l’alphabet dont le nombre est limité, on construit un nombre
infini de tragédies et de comédies. Ainsi les qualités, en nombre infini
dans la nature, ne sont peut-être que des apparences revêtues par des élé­
ments toujours identiques ou dont les différences sont peut-être en
nombre limité. C’est sur cette conception que repose l’atomisme. Démo-
crite demande qu’on lui accorde deux éléments : les atomes et le vide.
<62>

1. Atomes

Les atomes sont des corps tellement petits qu’ils sont indivisibles ; de
là leur nom ; ils sont aussi invisibles toujours à cause de leur petitesse. Us
ne contiennent pas de vide dans leur intérieur, car alors on pourrait les
diviser puisqu’ils auraient des parties séparées par des intervalles. L’atome
est immuable ; en effet il ne pourrait changer que par un déplacement de
ses parties, or il n’a pas de parties. L’atome est éternel, car le temps
n’ayant jamais commencé, l’atome n’a pu commencer davantage.
Les atomes sont tous de même nature ôpocpueïç ; ils sont sans qualités.
Démocrite entend par là qu’ils n’ont pas de propriétés physiques, ni de
couleur, ni de chaleur, ni de saveur, etc. Enfin les atomes sont infinis en
nombre. En effet, les objets étant en nombre infini, il faut une infinité
d’éléments pour les expliquer. Et de plus, comme il n’y a pas de raison
pour que les atomes ne revêtent pas toutes les formes possibles, et qu’il y
en a une infinité, il y a sans doute une infinité d’atomes.
Il est vrai que sur la question des figures d’atomes, il y a quelque obs­
curité : il n’est pas démontré que Démocrite ait admis une infinité de
formes. Peut-être, quoique le nombre des atomes soit infini, n’y a-t-il
d’après Démocrite qu’un nombre limité de formes possibles.
S’il en est ainsi quels sont les éléments de différenciation des atomes ?
Les déterminations sont au nombre de trois : la forme la disposi­
tion t<x£iç, l’orientation ôéaiç. Deux atomes diffèrent par la forme lors­
qu’ils sont différemment constitués. C’est ainsi que les lettres grecques A
et N diffèrent par la forme. Mais tout en étant de même forme, ils
204 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

peuvent être disposés différemment les uns par rapport aux autres. Ex :
AN et NA. Supposons-les disposés de la même manière et ayant la même
forme, leur orientation peut différer. Ex : N et Z. Si l’on renverse le pre­
mier on obtient le second. Ainsi s’expliquent les différences que présen­
tent les objets matériels : couleur, saveur, chaleur, etc. Ces différences ne
sont pas autre chose que les différentes impressions faites sur nos orga­
nes par des dispositions d’atomes différentes.
Nous disons que deux corps sont différents parce qu’ils sont compo­
sés d’atomes différents de forme ou de disposition <63> ou d’orientation.
Ainsi les différences physiques ou qualitatives sont ramenées à des
différences qualitatives ou mathématiques. C’est là le fond même de
l’atomisme. Il est vrai que selon certains auteurs, et Zeller en particulier,
Démocrite aurait attribué aux atomes un quatrième élément de différen­
ciation : le poids, cause du mouvement. Sur ce point les textes sont con­
tradictoires. Stobée, Plutarque, Alexandre affirment nettement que c’est
Epicure qui a attribué le poids aux atomes et que l’atome de Démocrite
ne pèse pas. D’autre part Aristote et Théophraste paraissent affirmer le
contraire. Cependant si l’on examine de près ces textes, on s’aperçoit que
Démocrite a attribué la pesanteur aux atomes, ce qui est assez probléma­
tique, il est impossible qu’il ait considéré ce poids comme cause du mou­
vement. Il est même probable que Démocrite a considéré le poids
comme résultant immédiatement de la grandeur de l’atome. De ce que les
atomes ont des formes différentes, ils résultent qu’ils ont des poids diffé­
rents. Mais ce poids est une qualité physique résultante et non primitive.
Zeller a donc tort d’attribuer à Démocrite ce qui appartient à Epicure.
L’introduction du poids comme élément primitif de différenciation
vicierait le système. Car l’idée scientifique de Démocrite a été de refuser à
l’atome toute espèce de propriétés physiques.

2. Vide

Considérons le deuxième élément du système : le vide. Le vide sépare


les atomes les uns des autres, il est donc réalisé dans tout être. Comment
Démocrite prouve-t-il le vide ? C’est que sans lui le mouvement serait
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 205

impossible. De plus comment s’expliquer sans le vide la condensation et


la raréfaction ? Il faut admettre qu’il y a des pores à l’intérieur des choses,
la nutrition ne s’explique que si la nourriture pénètre dans les vides du
corps. Le vide est illimité, infini. Ceci posé, comment s’expliquent les
phénomènes ? Toujours par des mouvements ; le mouvement est inhé­
rent à l’atome. De toute éternité les atomes se sont mus, se meuvent et
continueront à se mouvoir dans le vide. Il n’est pas probable que Démo-
crite ait assigné une cause à ce mouvement ; c’est un absolu comme
l’atome lui-même. C’est en vain que Zeller essaie de placer dans le poids
la cause de ce mouvement. Il est au contraire un principe du système d’in-
<64>troduire le dynamisme dans l’explication des choses.
Quelles sont les formes principales de ce mouvement ? Le choc et la
résistance. Donc toute action à distance est impossible et toute influence
résulte d’un contact: c’est là une idée mécanique. Ce mouvement
explique tous les changements possibles. En effet ce qu’on appelle nais­
sance n’est qu’un mouvement en vertu duquel certains atomes s’agglo­
mèrent dans un ordre déterminé. La mort est une séparation d’atomes. La
métamorphose, le changement qualitatif résulte du mouvement par
lequel les atomes d’un corps changent de place ou d’orientation ou
d’après lequel certains atomes disparaissent d’un endroit où d’autres ato­
mes viennent s’y joindre. D’où résulte que tout changement qualitatif se
ramène à une action purement mécanique ou même géométrique, à un
changement de place dans l’espace d’éléments qui restent identiques à
eux-mêmes de toute éternité. Il ne faudrait pas d’ailleurs soutenir que la
loi du mouvement soit, d’après Démocrite, le simple hasard. Le mot
hasard a deux sens : il peut signifier absence de toute cause ou absence de
toute fin66. Or il est certain que Démocrite n’a donné aucune place à des
considérations de finalité ; ce serait une violation du principe matérialiste
de sa doctrine. Mais il est également certain que dans l’idée de Démocrite
chaque mouvement est déterminé par des lois fixes, immuables. C’est ce
que Démocrite affirme dans un texte important qui nous a été transmis
par Stobée : « oùSèv xpŸjpa P'àvyjv yiyvexai, àXXà rcavra ex X6you re xat. utc
àvàyxYjç »67. Il ne nous reste plus qu’à indiquer les conséquences générales
que Démocrite a tirées de sa doctrine pour l’explication du monde et
l’analyse de l’être humain.
206 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

3. Cosmogonie

D’innombrables amas d’atomes se sont détachés de l’ensemble et


chaque amas a formé un monde, ces mondes sont en nombre infini. Ils
sont nés du mouvement des atomes que la fatalité a rapprochés les uns
des autres. Et comme les mouvement des atomes est éternel, le monde
grandit, diminue, périt. La terre est un cylindre plat. La lune est analogue
à la terre, contient des montagnes que nous appelons des taches.
L’homme est né du limon de la terre. La description que Démocrite fait
des corps vivants et surtout du corps humain est remarquable. Car malgré
lui le philosophe admire la merveilleuse organisation des organes et
énonce quelques <65> considérations élevées de finalité.
L’âme est un composé d’atomes mobiles, ronds et polis comme ceux
du feu ; elle est formée par le mouvement des atomes. Donc l’âme n’a pas
de lieu déterminé. Dans l’âme est le siège du bonheur, de la beauté.
Les plantes sont animées comme le corps humain.
Dieu n’est qu’une partie du monde créé.
Comment s’expliquent la sensation et la pensée ? Il faut admettre, dit
Démocrite, qu’il y a d’abord une foule de choses que nous ne percevons
pas parce que nos sens ne sont pas faits pour les percevoir. Mais toute
sensation a pour cause une action médiate ou immédiate du monde exté­
rieur. La vision est formée par de petites images qui conservent la forme ;
elles viennent se réfléchir dans l’œil et de là se répandent dans tout le
corps. De même pour le son. La pensée a la même origine que la sensa­
tion. Elle dérive de mouvements produits dans le cerveau. Mais la pensée
est supérieure à la sensation. L’amer et le doux ne sont que des mots, la
pensée retrouve sous ces qualités, des atomes. Le philosophe se distingue
donc des autres hommes en ce qu’il contemple la vérité tandis que les
autres ne voient que les apparences.

4. Morale

Les idées morales de Démocrite, très pures et très élevées, ne se rat­


tachent pas au reste de son système. Démocrite fait du bonheur le but de
la vie humaine. Mais le vrai bonheur consiste dans une bonne disposition
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 207

d’esprit. Une seule chose est digne de recherche : la jouissance du beau et


la contemplation du vrai. Plus d’une fois des idées morales aussi élevées
ont accompagné des doctrines matérialistes. Quant aux dieux, ce ne sont
que des mots et des produits de l’imagination. Cependant dans l’air
existent des hommes plus grands que nous qui président aux orages.

Conclusion

C’est là peut-être le système le plus scientifique et le plus profond de


toute l’Antiquité.
Lange regrette que la philosophie grecque ne se soit pas engagée dans
cette voie68. Socrate pour lui fut fatal au développement de l’esprit
humain. Nous n’irons pas aussi loin ; Socrate a découvert un monde nou­
veau ; mais il est certain que si la philosophie grecque <66> avait suivi la
voie de Démocrite, l’esprit subtil des Grecs serait arrivé à des découvertes
faites quinze ou vingt siècles plus tard.
L’esprit du système consiste à considérer la qualité comme une appa­
rence et la quantité comme réelle, comme le fond même des choses, toute
différence se ramenant à une différence géométrique. C’est là une idée de
la physique moderne. Mais il est remarquable que Démocrite y soit arrivé
a priori en cherchant à concilier les Éléates et les Ioniens.
En effet, l’atomisme se déduit de l’éléatisme dès que l’on considère le
vide comme n’étant que le non-être réalisé. L’éléatisme disait : l’être est, le
non-être n’est pas, donc il n’y a pas de changement. Démocrite part du
même principe : l’être est et il est immuable. Démocrite le personnifie
dans l’atome qui existe de toute éternité. Mais le non-être n’existe-t-il pas
jusqu’à un certain point ? Oui, répond Démocrite, pourvu qu’on se le
représente sous la forme du vide. En plaçant le vide à côté de l’être,
Démocrite arrive à expliquer le changement, sans pour cela admettre la
transformation. Il suffit de se représenter l’être comme changeant de
place dans le vide, et ce qui fait sur nos sens l’effet d’une métamorphose
se ramène à un déplacement de parties. Nous trouvons dans cette doc­
trine une conception nettement et profondément scientifique, l’idée
d’expliquer le plus de choses possibles avec le plus petit nombre de pos-
208 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

tulats ; de substituer des considérations géométriques aux considérations


physiques et enfin de représenter la série des phénomènes par une chaîne
ininterrompue de causes et d’effets se rattachant les uns aux autres.

XV - SOPHISTES

1. Sources

Fragments conservés par Plutarque, Aristote, Platon, Xénophane,


Sextus, Empiricus.
Dialogues de Platon : Gorgias, Ménon, Protagoras, Théétète, le Sophiste ;
Mémorables de Xénophon ; passages assez nombreux d’Aristote : Traité de
l'Ame, Métaphysique, livres IV et VI, Ethique à Nicomaque, IX ; Pseudo-Aris-
tote : De Melisso, Xénophane et Gorgia ; Plutarque, Diogène Laërce, etc.
La sophistique s’étend entre 440 et 400 avant Jésus-Christ ; c’est la
période de l’hégémonie d’Athènes.
La cause <67> de la sophistique n’est pas purement philosophique.
Elle s’explique en partie par la situation politique et sociale d’Athènes à
cette époque. A ce moment l’aristocratie de naissance avait été remplacée
par l’aristocratie de richesse, laquelle céda la place à la démocratie pure.
Ces changements eurent des conséquences morales et philoso­
phiques. On s’aperçut alors que les lois étaient non d’origine divine mais
d’origine humaine puisqu’elles étaient instables. On se demanda s’il n’y
avait pas lieu d’instituer une étude spéciale des questions relatives au gou­
vernement, à la législation. Puis l’éloquence jouait alors un grand rôle, elle
servait à arriver aux honneurs. De là le culte de la rhétorique et de la dia­
lectique.
D’un autre côté, l’état religieux était en voie de transformation. Les
guerres médiques avaient fait connaître aux Grecs des dieux nouveaux.
Alors la foi aux anciens dieux fut ébranlée. On s’aperçut que l’imagina­
tion jouait un grand rôle dans la religion. Le libre examen se substitua au
respect superstitieux de la tradition.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 209

Enfin la philosophie purement spéculative, malgré les essais d’Héra-


clite, de Parménide, d’Empédocle, de Démocrite, avait abouti à des doc­
trines contradictoires. Et l’esprit grec paraissait lassé de ces spéculations
stériles.
Toutes ces causes firent qu’une philosophie d’un genre nouveau et
d’un caractère original se produisit en philosophie qui prit pour objet
d’étude non plus la nature mais l’homme. Cela ne veut pas dire que cette
philosophie fut une psychologie ; car Socrate même n’y a guère songé.
Nous entendons par là que les philosophes se posèrent les questions sui­
vantes : Quel est le meilleur moyen pour l’homme de tirer parti des
conditions où il se trouve placé et de vivre heureux, honoré, estimé ?
Comment arriver à jouer un rôle dans l’Etat ? Comment s’y prendre pour
convaincre ses semblables ? Comment faire adopter ses raisons ?
La sophistique est donc une philosophie d’un genre particulier et
qui n’est pas une simple négation. Les Sophistes laissent à la deuxième
place les questions spéculatives et le premier rôle revient aux questions
pratiques.
C’est une philosophie qui prépare celle de Socrate. Aussi, Grote a pu
classer Socrate parmi les Sophistes : c’est un Sophiste de génie.
Nous parlerons successivement des divers Sophistes en insistant seu­
lement sur les plus fameux. Et c’est <68> seulement après les avoir étu­
diés chacun en particulier que nous porterons un jugement général sur la
sophistique et le rôle qu’elle a joué.

2. Protagoras

Sources. Dialogues de Platon : Protagoras, quelques fragments dans le


Théétète. Aristote : Métaphysique, IX et XI. Diogène, Sextus Empiricus :
Hypotyposes pyrrhoniennes et Adversus mathematicos.
Il a vécu entre 480 et 408 environ ; il était compatriote de Démocrite
et florissait entre 444 et 440. A partir de sa trentième année, il parcourt les .
villes grecques, offrant son enseignement moyennant une rétribution. Ce
que les Sophistes prétendaient surtout enseigner, c’était l’art d’avoir le
dessus dans une discussion. En outre, il enseignait l’économie domes-
210 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

tique et les vertus civiques. Il eut un grand succès. Le premier il eut l’idée
d’instituer des luttes oratoires, Xoywv àyôveç, dans lesquelles on discutait
sur une thèse donnée où l’on se proposait de réfuter une théorie quel­
conque dès qu’elle était adoptée par l’adversaire.
Si nous consultons les témoignages, il semble d’abord que Protagoras
soit un philosophe comme ceux qui ont précédé la sophistique et qui
s’intéressaient aux questions spéculatives (Protagoras de Platon). Cepen­
dant on s’aperçoit vite que la partie spéculative et théorique de la doctrine
de Protagoras est peu de chose et que la pratique tient chez lui la pre­
mière place. Sa doctrine morale est une doctrine de la vertu, il prétend
que la vertu s’enseigne. La thèse qu’il soutient dans le dialogue de Platon
c’est que la vertu peut être acquise. Mais, qu’est-ce que la vertu ? Tout ce
qui peut nous assurer le succès dans les entreprises, tout ce qui nous rend
courageux, capables de surpasser les autres, l’habileté dans les choses
domestiques et publiques. Agir et parler, c’est le but de la sagesse. Pour
bien agir, il faut observer la justice et la pudeur. Or ces deux vertus
s’acquièrent, bien que les germes en soient déposés chez nous dès la nais­
sance. Mais la nature ne suffirait pas pour les compléter, il faut l’éduca­
tion. Si les vertus ne sont pas acquises, dit-il, comment se ferait-il qu’on
fut en droit de punir les coupables ?
Les idées sur la religion ont la même origine. Il nous reste la première
phrase du traité de Protagoras sur les dieux : au sujet des dieux il n’est pas
possible de dire comment ils sont et comment ils ne <69> sont pas ; car
bien des choses nous empêchent de le savoir. C’est là une affirmation
sceptique ; c’est pour ce scepticisme que Protagoras fut chassé d’Athènes.
Quant à sa doctrine spéculative, les textes nombreux qui nous sont
parvenus se réduisent à la lumière de la critique à cette phrase : l’homme,
dit-il, est la mesure de toutes choses, àv0pw7coç 7ràvTG)v
fiirpov69.
Quel est le sens de cette phrase ? Elle a donné lieu à d’innombrables
discussions. Et l’opinion généralement admise , dans l’Antiquité est que
cette maxime est sensualiste et même sceptique. Protagoras aurait affirmé
qu’il y a autant de vérités que d’individus et que le vrai est ce qui paraît tel
à chacun. Cependant quand on examine les textes dans lesquels Platon ne
fait pas intervenir son opinion personnelle, le mot àv0pco7roç ne désigne
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 211

pas un individu, mais l'homme en général. Tel est le sens qu’un texte de
Sextus Empiricus nous autorise à donner ici au mot àv0pa)7ro<;.
Sur le dernier terme de la phrase les discussions ne sont pas moins
nombreuses. En général l’opinion adoptée d’après Platon est que ce terme
doit être pris dans un sens idéaliste. Protagoras aurait dit que les choses
n’existent pas objectivement, elles sont seulement dans la sensation.
Cependant cette interprétation idéaliste ne paraît pas confirmée par les
textes où Platon n’intervient pas personnellement. Il y a en effet un pas­
sage très remarquable d’Aristote dans lequel il dit que d’après Protagoras,
ce qui fait que la science humaine a un caractère purement relatif, c’est que
les symboles mathématiques ne coïncident pas avec les choses réelles. Ceci
nous conduit à l’interprétation suivante : d’après Protagoras les choses
sont pour l’homme ce qu’elles lui apparaissent. Mais cela ne veut pas dire
qu’elles n’ont pas une réalité objective. Il soutient simplement que la rai­
son humaine doit considérer comme vrai ce qui lui apparaît tel. On voit
comment cette doctrine se rapproche alors de l’enseignement moral de
Protagoras. Il y a une vérité objective, mais cette vérité n’étant jamais
connue par l’esprit d’une manière parfaite, la vérité ne serait jamais que
provisoire pour notre <70> raison. Il faut avant tout perfectionner la rai­
son humaine. C’est toujours l’idée de la puissance de l’éducation, l’idée du
perfectionnement de l’homme. S’il en est ainsi, on ne peut pas dire
qu’Héraclite ait eu une influence bien grande sur Protagoras ; si celui-ci a
subi une influence, c’est celle de Démocrite. Démocrite avait dit : le doux
et l’amer n’existent que comme apparences. C’est Démocrite qui a cru à
une vérité objective différente de ce qu’elle paraît être. Il est probable que
Protagoras, compatriote de Démocrite, ait subi son influence.

3. Gorgias

Il nous est connu par quelques fragments conservés par Anstote,


Stobée ; dialogue de Platon : le Gorgias ; Aristote ; Sextus Empiricus,
Adversus mathematicos, XIII.
Gorgias naquit à Léontium, il a vécu entre 483 et 375. Il se rendit
célèbre comme professeur d’éloquence à Athènes. De là, il passa dans la
212 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Grande Grèce, enseignant l’art de bien parler. Il avait composé six dis­
cours et un ouvrage philosophique sur la nature et le non-être.
Chez lui la partie pratique et morale tient la plus grande place. Seule­
ment, tandis que Protagoras donne la préférence à l’art de bien faire, lui
met au premier rang l’art de bien parler. Cette tendance s’accentue de
plus en plus chez les Sophistes. Le but de la philosophie d’après Gorgias
est de produire la persuasion dans les assemblées touchant les choses
justes et injustes. Pour y arriver, il y a des procédés. Gorgias donnait à
apprendre par cœur à ses disciples des discours tout faits que l’on pouvait
intercaler dans une discussion quelconque pour se donner le temps de
réfléchir. Ce sont les lieux communs.
Gorgias se faisait fort de répondre à l’improvis te à n’importe quelle
question. Cet art tout empirique se mêle chez Gorgias à des théories spé­
culatives très voisines du scepticisme. Voici la théorie par laquelle il s’est
rendu célèbre : 1. L’être n’est pas ; 2. S’il était, il ne pourrait être conçu ;
3. S’il était conçu il ne pourrait être exprimé.
1. — L’être n’est pas. En effet si quelque chose existait, ce serait un
être ou un non-être. Or ce ne peut pas être un non-être, car si le non-être
existait, il serait à la fois <71 > être et non-être, ce qui est une contradic­
tion. Reste l’hypothèse où ce serait l’être qui existerait. Si cet être existe,
ou il a été créé ou il ne l’a pas été : s’il n’a pas été créé, c’est qu’il n’a pas de
commencement, est infini, et ce qui est infini est contenu dans rien et par
conséquent ne se trouve nulle part, donc il n’existe pas. Je suppose que
l’être ait été créé ; alors il est sorti soit de l’être soit du non-être. Mais il n’a
pu sortir du non-être puisque rien ne vient de rien, et s’il est sorti de l’être,
alors il faut admettre que l’être s’est transformé puisque quelque chose
est sorti de lui ; ce qui est absurde puisque alors ce ne serait plus l’être.
2. — Si l’être était, il ne pourrait être conçu. En effet l’être n’est pas
une pensée et une pensée n’est pas l’être, car alors tout ce que l’on pense
devrait exister et une idée fausse serait une chose impossible que l’on ne
peut admettre. Mais alors si l’être n’est pas pensé, il n’est ni connu ni
connaissable.
3. — Si l’être était pensé, il ne pourrait être exprimé ; car le langage ne
peut reproduire la chose dont on parle. Le mot qui exprime la couleur,
par exemple, n’est pas la couleur. Mais alors, si le discours exprime autre
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 213

chose que l’objet dont il est question, c’est que cet objet ne peut pas être
exprimé. Il est facile de retrouver dans ces arguments les raisonnements
des Éléates et de Parménide en particulier. Cependant dans le deuxième
et le troisième point on peut dire que le raisonnement de Gorgias
contient des éléments nouveaux étrangers à la première période de la
philosophie. f<
Nous ne pouvons, dit-il, penser ni exprimer l’être parce que, pour tra­
duire dans le style moderne l’idée de Gorgias, le sujet pensant dénature et
déforme la connaissance. Sans doute, cette idée de l’intervention du sujet
dans la connaissance est grossière, mais elle existe. Et nous trouvons chez
lui cette tendance à ramener l’attention sur l’homme. C’est ainsi qu’en
partant des prémisses qui n’ont aucune ressemblance entre elles, ces deux
philosophes Protagoras et Gorgias, d’esprit tout différent, arrivent à une
même conclusion.

4. Prodicus

Né à Ceos vers 465, fut un des maîtres de Socrate.


Il avait composé un recueil de déclamation où se trouvait la fameuse
allégorie d’Hercule choisissant entre la vertu et la volupté. <72> Ses idées
morales sont très larges et ne manquent pas d’élévation. Dans un dis­
cours sur les richesses, il dit que tout dépend de l’usage qu’on en fait :
elles peuvent être bonnes ou mauvaises. Ce philosophe se rattache plutôt
au [ ]70 qu’aux physiciens ou philosophes proprement dits.
Cependant à sa morale pratique se rattachent des idées nouvelles sur
la religion. Il considère les dieux comme la personnification des objets et
des forces de la nature.

5. Hippias

Né vers 460, florissait vers 420. Il est resté célèbre par sa vanité. Il
prétendait être capable de tout enseigner et de répondre à toute question.
Le premier il établit une distinction entre le droit naturel et le droit posi-
214 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

tdf, déclarant qu’il existe une loi universelle, divine, immuable, différente
des lois écrites, particulières et variables. La loi écrite, dit-il, est un tyran
qui nous force à beaucoup d’action contre nature. Cependant Hippias ne
se révolte pas contre la loi écrite : il se borne à établir une distinction.

6. Thrasymaque

Thrasymaque de Chalcédoine était contemporain de Socrate. Il a été


stigmatisé par Platon pour son égoïsme, sa forfanterie et sa cupidité. Il est
certain que sa morale sans être précisément une morale de corruption, est
loin d’avoir l’élévation qu’on trouve chez les premiers Sophistes. Selon
lui, ce sont les chefs de l’État qui dans leur intérêt personnel pour
s’enrichir ou pour rester les maîtres ont établi les lois, de sorte qu’elles ne
sont que l’arbitraire et l’utilité du plus fort. Ainsi après avoir distingué la
loi écrite et la loi naturelle, la sophistique arrive à considérer la loi écrite
comme l’opposé de la justice. Telle est la conception morale des derniers
Sophistes.

7. Euthydème et Dionysodore

Ils sont les fondateurs de l’art nouveau que l’on a appelé l’éristique, et
qui devient l’unique occupation des Sophistes de la décadence.
L’éristique a pour objet d’assurer le triomphe dans la discussion
quelle que soit la cause que l’on soutient.
Plus la thèse est paradoxale, plus il y a du mérite à la soutenir. Le but
de cette science est donc de faire admettre ce qui est absurde pour se faire
admirer.
<73> Quels sont les procédés de l’éristique ? Nous les connaissons
par Platon et par Aristote.
1. — Quand un sujet est embarrassant on parle d’autre chose et on
passe à côté.
2. — On réunit deux questions en une seule de telle manière que si
l’adversaire répond bien pour l’un, il est sûr de répondre mal pour l’autre.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 215

3. — On intervertit l’ordre naturel des questions. .


4. — On mêle beaucoup de choses, on les embrouille de telle sorte
que l’adversaire ne peut plus s’y reconnaître et ne comprend plus ce
qu’on lui dit.
5. — Si l’adversaire demande une réponse, on s’obstine à le ques­
tionner.
6. — Quand on prévoit que l’adversaire saura répondre, on repousse
d’avance toutes les réponses possibles par des arguments superficiels, de
telle sorte que lorsque cette réponse paraîtra dans la bouche de l’adver­
saire, elle paraîtra avoir perdu une bonne partie de sa valeur.
7. — En présence d’une objection embarrassante on fait des conces­
sions apparentes pour sauver le fond.
8. — Si l’adversaire est timide on lui parle très haut et d’un ton
tranchant.
9. — Quand on est à bout d’arguments, on se livre à des discussions
tellement absurde que l’adversaire bien élevé n’ose pas dire que vous
déraisonnez.
10. — Quand on n’a plus rien à dire on se met en colère.
A côté des procédés de discussion restés célèbres, les derniers Sophis­
tes pratiquaient aussi le paralogisme qui prit de là le nom de sophisme.
Car le mot sophisme est resté au raisonnement faux construit avec inten­
tion de tromper.
Aristote nous décrit un certain nombre de paralogismes très usités
par les Sophistes de la dernière époque.
Il en distingue deux catégories : le paralogisme de grammaire et le
paralogisme de logique.
1. — Paralogisme de grammaire. On abuse en pareil cas de
l’homonymie et de l’amphibologie. On passe par exemple du sens com­
posé au sens divisé et vice versa. Ex. : ce chien est père et ce chien est tien.
Donc ce chien est ton père et tu es le frères de ses petits. On passe ici du
sens divisé au sens composé.
2. — Paralogisme de logique. Il consiste presque toujours à exiger de
l’interlocuteur une réponse par oui ou par non. Sous cette question se
cache ce postulat : toute question se ramène à une alternative et il est
impossible de répondre oui et non tout à la fois.
216 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

En d’autres termes, il n’y a pas de milieu entre les contradictoires.


C’est là un principe faux.
<74> C’est ainsi que le Sophiste soutiendra qu’on ne peut rien
apprendre, car ce qu’on sait déjà on ne peut l’apprendre et ce dont on ne
sait rien, on ne peut le chercher puisqu’on ne sait pas qu’il existe.
Citons encore la pétition du principe, le sophisme de l’accident, le non
causa pro causa.
C’est dans ces discussions naïves et subtiles que la sophistique s’est
perdue.
Il s’agit maintenant de raisonner sur cette période philosophique.
Qu’est-ce que la sophistique ? Quel est son caractère général ? Quel rôle
a-t-elle joué ?
1. — Il est très certain que la sophistique n’est pas une philosophie au
sens ordinaire du mot. Car l’étude empirique que nous avons faite des
théories professées par les Sophistes, étude que nous avons faite sans parti
pris, nous montre que la théorie joue che2 eux un rôle peu important.
La sophistique vise avant tout à la pratique, qu’il s’agisse de former
l’homme à la vertu (Protagoras) ou à l’art oratoire (Gorgias) ou simple­
ment à la discussion subtile comme le font les Sophistes de la dernière
catégorie, l’éristique.
Ce qui se dégage également c’est que les théories pratiques
des Sophistes ne sont pas la conséquence des théories spéculatives des
Éléates ou des Ioniens. Il est certain que les Sophistes qui comme Prota­
goras, comme Gorgias, ont professé des opinions philosophiques ne les
ont données que comme appendice à la doctrine pratique avec laquelle
elles ne font pas corps. A vrai dire, la doctrine pratique des Sophistes
résulte des influences sociales et politiques.
Les Sophistes sont les continuateurs des gnomistes, ce sont des pro­
fesseurs de sagesse se rattachant à la grande tradition hellénique. Seule­
ment ils ont emprunté à la philosophie proprement dite sa forme, c’est-à-
dire l’idée d’appliquer la discussion, la réflexion à des idées qui jusque-là
paraissaient ne relever que du simple bon sens, aux questions pratiques,
aux questions morales. Voilà ce qu’ils doivent à la philosophie antérieure.
Ils empruntent à la philosophie antérieure sa forme en laissant de côté sa
matière.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 217

Ceci posé, il est bien certain qu’avant de porter un jugement sur la


valeur et le rôle de la sophistique, il faut faire des distinctions. On peut
distinguer dans l’histoire de la sophistique plusieurs moments. Chez Pro­
tagoras, on s’en souvient, il n’y a pas de principes, mais de belles doc­
trines <75> sur la société et la vertu ; chez Gorgias, même absence de
principes, mais commencement de psychologie et de morale très pure.
2. — Chez Prodicus déjà, la morale est en voie d’altération. Une dis­
tinction est établie par là entre la loi écrite et la loi morale. Mais cette dis­
tinction devient opposition avec Hippias et les Sophistes de son époque.
3. — La morale, la justice sont considérées comme des mots : on ne
cultive que l’art de se donner raison dans la discussion. La sophistique
dégénère dans un art frivole qu’on a pu accuser non sans raison
d’immoralité.
S’il en est ainsi, il faudrait se garder de condamner en bloc la sophis­
tique comme on l’a fait jusqu’à Hegel. Car autant Euthydème est peu
sérieux, autant il y a de beauté morale dans Protagoras et dans Gorgias.
Les derniers Sophistes ont fait tort aux premiers et, en les considérant
pêle-mêle, on est arrivé à croire que la sophistique n’est pas une philo­
sophie.
Il est certain que Protagoras et Gorgias ont négligé de donner à la
morale un fondement spéculatif. Ils sont jusqu’à un certain point respon­
sables des aberrations des derniers Sophistes ; mais ce fondement ils ne
pouvaient le donner avec les éléments dont la philosophie disposait alors.
La raison, le voüç, n’était pas encore distingué nettement, et ce n’était
pas dans la sensation pure que l’on pouvait trouver un fondement à la
moralité.
Que faut-il penser des jugements portés sur les Sophistes par Platon
et Aristote ?
Si l’on considère les reproches nombreux et violents adressés aux
Sophistes par ces deux philosophes, on remarque qu’ils peuvent se rame­
ner à deux principaux : 1. Les Sophistes ne visent qu’à gagner de l’argent :
c’est une philosophie vénale. 2. La science qu’ils enseignent est une fausse
science, <|)aivopivY) cro^ia. Or il est très vrai que les Sophistes se sont dis­
tingués des autres philosophes de l’Antiquité en faisant rétribuer leur
enseignement. Mais remarquons que les Sophistes ne sont pas précisé-
218 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

ment les continuateurs des philosophes mais, plutôt, des maîtres de gym­
nastique et de musique donnant un enseignement pratique, d’où on peut
tirer un profit matériel. Il était donc naturel qu’ils fissent payer leurs
leçons.
Jusqu’à quel point peut-on soutenir que leur <76> science était
une fausse science ? Remarquons qu’Aristote comme toujours juge les
Sophistes à la lumière de sa propre doctrine. Aristote qui a distingué
l’essence de l’accident, ce qui repose sur des principes de ce qui est empi­
rique et ne repose sur rien, est naturellement porté à dire que la science des
Sophistes, toute pratique, est une fausse science. Mais la distinction n’a pas
encore été faite à l’époque de Protagoras et de Gorgias, et c’est déjà beau­
coup que d’avoir pressenti que les questions pratiques pouvaient devenir
un objet de science ainsi que l’ont fait les premiers Sophistes.
C’est sur la foi de Platon et d’Aristote qu’on a condamné dans les
Temps modernes la sophistique.
Le grand mérite de Hegel est d’avoir compris l’évolution de la philo­
sophie grecque, d’avoir réintégré la sophistique dans l’histoire et de ne
l’avoir pas considérée comme une erreur de l’esprit humain71.
Depuis Hegel on a exagéré et les historiens anglais, Grote en particu­
lier, ont été jusqu’à attribuer aux Sophistes la réforme socratique. Socrate
ne serait qu’un Sophiste comme les autres.
Voici, d’après nous, le rôle de la sophistique : la sophistique n’est pas
comme on l’a cru longtemps une simple dissolution. Ce n’est pas une
philosophie purement négative. Elle contient des éléments très positifs :
elle contient l’idée de donner une forme scientifique, ou en tout cas de
traiter au moyen de la discussion et de la réflexion, les questions de
logique et de morale abandonnées jusque-là au sens commun.
Seulement lorsque poursuivant cette idée, les Sophistes ont cherché à
fonder une dialectique, une logique et une morale, ils ont abouti progres­
sivement à des conclusions sceptiques. A quoi cela tient-il ? A ce qu’ils
n’apportaient pas de principes solides, de principes spéculatifs sur les­
quels ils s’appuieraient; leur science, partie de l’empirisme pur, devait
fatalement dégénérer.
Quant à leurs doctrines théoriques, comme la plupart du temps elles ne
forment pas corps avec le reste du système, comme il est évident qu’elles
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 219

n’ont pas pour eux une certitude absolue, comme il est évident qu’ils en
font peu de cas, ces doctrines théoriques, donc, n’ont fait que contribuer à
encourager le scepticisme final dans lequel elles sont tombées.
Mais les Sophistes ont apporté à la philosophie un élément nouveau :
l’idée d’aborder les questions morales. !
N’est-ce donc pas là une réforme de Socrate ? Ce dernier empruntera
aux Sophistes les idées fondamentales ; seulement au lieu de se borner au
pur empirisme, il inventera une méthode. Cela ne veut pas dire que
Socrate soit un Sophiste ; mais nous soutenons que sans la sophistique,
nous n’aurions pas eu Socrate. La sophistique apportait donc des principes
nouveaux mais enveloppés pour ainsi dire ; c’est Socrate qui les dégagera.
<77>

XVI - SOCRATE

1. Sources

Plusieurs des disciples immédiats de Socrate avaient écrit des


ouvrages sur la vie et les opinions de leur maître. Ce sont Eschyne,
Anthystène, Phédon, etc. Il ne nous reste que les témoignages de Platon
et de Xénophon en fait de témoignages contemporains.
Xénophon nous parle de Socrate dans les Entretiens mémorables
ÇATco(i.v7)(i.oveu{jLaTaJ72 et le Banquet fEufircoaiov).
Quant à la vie de Socrate que l’on attribue à Xénophon, elle est inau­
thentique. Platon met Socrate en scène dans tous ses dialogues. Quant
aux témoignages postérieurs, le seul qui ait de la valeur est celui d’Anstote
(-Métaphysique, I, 6 et XIII, 4 ; Éthique à Nicomaque, VI, 13).
Quelle est la valeur de ces sources ? Sur ce point, il y eut tant de dis­
cussions, tant de théories et de recherches qu’il est nécessaire d’en dire un
mot.
Xénophon nous montre un Socrate assez terre à terre, un homme de
bon sens, un moraliste populaire, un Socrate bourgeois, si l’on peut
s’exprimer ainsi.
220 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Chez Platon, Socrate est un métaphysicien plein d’élévation, un


idéaliste.
Pendant longtemps on a considéré Xénophon comme le seul témoin
digne de foi : c’était l’opinion de Bruck73.
Au contraire, Dissen, Brandis et beaucoup d’autres sont venus soute­
nir que Platon seul nous donnait une idée du vrai Socrate. Cette opinion a
été défendue avec beaucoup de force par Schleiermacher qui ne voit dans
le Socrate de Xénophon qu’un Socrate exotique pour ainsi dire et qui
déclare que le Socrate de Platon est le seul philosophe.
Ce conflit reposait tout entier sur l’idée qu’entre Xénophon et Platon,
il y a en ce qui concerne le caractère de Socrate, sa nature, antagonisme ;
qu’il y a une différence profonde entre les deux Socrate.
Or les critiques contemporains : Zeller, Grote, M. Fouillée, considé­
rant de plus près les textes, sont arrivés à cette conclusion que, bien qu’il
y ait une différence entre le personnage de Xénophon et le personnage
des dialogues de Platon, il n’y a pas contradiction entre les deux témoi­
gnages. Xénophon ne se trompe sur aucun point important et fournit une
base suffisante à l’étude de Socrate pourvu qu’on veuille bien lire entre les
lignes, se dire que Xénophon n’est pas un philosophe <78> mais un his­
torien qui souvent n’a compris de la doctrine de Socrate que ce qui est
accessible au bon sens.
Et souvent pour lire entre les lignes, il faut avoir recours à Platon.
Celui qui, ayant étudié le Socrate de Platon, lit avec quelque attention les
Entretiens mémorables, s’aperçoit que continuellement la vraie pensée de
Socrate dépasse infiniment le cadre où Xénophon la renferme ; l’idée
dépasse l’expression.
Notre conclusion sera donc la suivante : le Socrate de Xénophon
n’est pas un Socrate entièrement faux, car on ne lui prête pas d’opinion
qu’il n’ait soutenu en réalité. Mais si Socrate n’avait été que cela, on ne
s’expliquerait pas sa place dans la société, sa condamnation, etc., et sur­
tout son rôle dans l’histoire de la philosophie. Ce n’est pas un pareil
homme que Platon eût pris pour maître.
Mais d’autre part, le Socrate de Platon est un Socrate idéalisé. Platon
cède continuellement à ses tendances, à son tempérament idéaliste. Il
transfigure, en poète, tout ce qu’il touche. On connaît l’anecdote de
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 221

Socrate s’écriant : « Que de choses ce jeune homme me fait dire, aux­


quelles je n’avais jamais pensé. » Quelle que soit la valeur de cette anec­
dote, il est certain que dans les dialogues de Platon, Socrate dit une foule
de choses qui répugnent à son tempérament. Socrate méprise la physique,
à plus forte raison les doctrines purement spéculatives de la philosophie
proprement dite. Or dans les dialogues, Socrate expose la théorie des
idées. Dès lors nous nous bornerons à interpréter Xénophon à la lumière
de Platon, laissant de côté la plupart du temps le témoignage d’Aristote.
Car lorsqu’on vient à considérer les textes d’Aristote relatifs à Socrate, on
s’aperçoit qu’il a suivi Xénophon et Platon.
Il ne nous apprend donc rien de neuf et même il nous présente les
renseignements qu’il a puisés chez Xénophon et chez Platon sous une
forme tellement abstraite que Socrate s’en trouve défiguré. Il ne faut pas
se dissimuler que cette méthode difficile (celle de Zeller, de Grote et
même de M. Fouillée74, bien que celui-ci penche vers une méthode de
construction a priori) n’arrive à nous donner qu’un Socrate aux traits mal
accentués.
Mais peut-être le Socrate réel est-il <79> dans ce cas. Sinon on
ne s’expliquerait pas la différence profonde des jugements portés sur
lui, sur sa doctrine, par les hommes qui l’ont connu. On ne s’expliquerait
pas l’interprétation différente que Platon et Xénophon ont faite de ses
idées.
Le propre des hommes de génie est précisément de réunir en eux une
foule de caractères différents et presque contradictoires, de présenter
ensemble une foule d’idées différentes qui ne sont pas toujours d’accord
entre elles, mais qui toutes sont destinées à une certaine fortune.

2. Vie de Socrate

Nous ne donnons pas ordinairement une place trop grande à la bio­


graphie des philosophes. C’est que la philosophie grecque est une philo­
sophie impersonnelle. La plupart du temps les idées se développent
d’elles-mêmes, on peut en suivre l’évolution d’une école à l’autre et la per­
sonnalité des philosophes n’intervient guère.
222 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Il en est autrement pour Socrate. Socrate n’a rien écrit : c’était chez lui
un système. Chez lui l’homme a plus d’importance que le philosophe. Sa
personnalité à elle seule a exercé sur un grand nombre de philosophes
une influence considérable (J.-J. Rousseau comparait Socrate à Jésus-
Christ)75. U importe donc de connaître avec quelques détails la personna­
lité de ce philosophe telle qu’on se la représente d’après les documents
qui nous sont restés.
Socrate est né en 469 et est mort vers 398. Son père Sophronisque
était sculpteur. Sa mère Phénarète était sage-femme. Il vécut probable­
ment dans la pauvreté et ne connut pas le bien-être matériel. Il ne connut
peut-être pas davantage le bonheur du ménage quoique sa femme Xan-
thippe ait été calomniée. Il est à peu près certain que Socrate n’était pas
instruit : il avait reçu l’enseignement traditionnel de la gymnastique et de
la musique. Mais il ne paraît pas avoir connu les systèmes philosophiques
de ses devanciers.
Ce qu’il dit d’Héraclite, de Parménide, des atomistes et d’Anaxagore
lui-même est bien vague. Quant à l’hypothèse d’après laquelle Socrate
avait été disciple d’Anaxagore, elle ne repose sur aucun fondement. Zeller
établit que des relations de ce genre n’ont pas pu exister entre ces deux
philosophes.
De bonne heure Socrate abandonne le métier de son père. Et bien
que pendant toute sa vie il ait rempli ses devoirs de citoyen (on se rappelle
sa belle conduite à Potidée où il sauva Alcibiade, il se tint <80> à l’écart
des affaires publiques.
Il s’attribua une mission : celle de perfectionner les autres hommes,
de les éclairer, de démasquer la fausse science, enfin d’examiner, de prê­
cher le libre examen, d’apprendre aux hommes à se rendre compte de ce
qu’ils font
Quelle est l’origine de cette mission? Elle est toute religieuse. Si
Socrate se tint à l’écart des affaires publiques, c’est qu’une voix intérieure
qu’il entendait dès son enfance, l’en détourna. S’il a cherché à démasquer
la fausse sagesse, c’est que le dieu Apollon l’en a chargé.
Son ami Chéréphon ayant consulté l’oracle de Delphes pour savoir
s’il y avait un homme plus sage que Socrate, l’oracle répondit qu’il n’y
en avait aucun. Mais Socrate sachant qu’aucune sagesse n’était en lui,
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 223

interrogea, examina un homme réputé des plus sages. Il s’aperçut que cet
homme n’était pas plus sage que lui. Il en examina de même plusieurs
autres et conclut qu’il était le plus sage des hommes, parce que les autres,
quoique ne sachant rien, croyaient savoir, tandis que lui savait qu’il ne
savait rien.
Il y avait chez Socrate une prédisposition à remplir une mission de ce
genre, sinon il n’aurait pas entendu de voix intérieure et l’oracle de
Delphes n’eût pas été écouté. Quoi qu’il en soit, pour obéir aux dieux, il
abandonna tout le reste ; il s’accoutuma à n’avoir besoin de rien et passa
sa vie à Athènes franchissant à peine les portes de la ville. Il enseignait
sans se faire payer. Il causait partout : au marché, sur les routes, avec ses
amis, avec les étrangers. Et ce qu’il enseignait n’était pas quelque chose
d’utilisable immédiatement. Il cherchait à exciter les esprits, à les mettre
en défiance d’eux-mêmes, à leur inspirer le mépris de la fausse science, de
celle qui consiste en des formules toutes faites. Il voulait amener les intel­
ligences à cette conviction qu’une opinion qui n’est pas accompagnée de
ses raisons n’est pas valable, n’a pas de valeur. Socrate était donc ennemi
de la routine, du tout fait.
La discussion de Socrate était subtile, compliquée, mais elle avait un
très grand charme car il séduisait la jeunesse, il avait autour de lui un cercle
d’admirateurs qui recevaient son impulsion et lui étaient tout dévoués.
Il n’a donc pas dû y avoir de formules <81 > socratiques ; il y a des
tendances socratiques.
Si maintenant, approfondissant le caractère de Socrate, nous essayons
d’en déterminer les traits essentiels (Boutroux)76, nous nous trouvons en
présence d’une foule de traits difficilement conciliables entre eux, mais
que cet auteur a cependant essayé de fondre harmonieusement ensemble.
D’abord, dit-il, ce que nous remarquons chez Socrate, c’est une série de
contrastes. Les Anciens avaient déjà été frappés de ces contrastes dont
Socrate leur offrait l’exemple. Ils ne comprenaient pas, en vrais Grecs
qu’ils étaient, l’alliance entre la beauté morale de Socrate et sa laideur phy­
sique. Mais on peut remarquer des contrastes plus frappants :
1. — Socrate était pieux. Xénophon nous dit qu’il sacrifiait et qu’il
envoyait ses amis consulter l’oracle. On sait qu’il attribuait une origine
divine à sa mission.
224 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

D’autre part il y a quelque chose chez Socrate du libre penseur.


D’abord sa croyance à la Providence, à l’unité divine, ne peut guère être
mise en doute. Puis ce qui chez les Grecs témoignait d’une grande liberté
de pensée, Socrate croyait à un Dieu qui lui était personnel, chose sans
exemple dans l’Antiquité. Nous faisons allusion au fameux démon de
Socrate ou plutôt à son signe démoniaque.
Sur ce démon on a beaucoup discuté. L’Antiquité le considérait
comme un génie dont Socrate entend pour tout de bon la voix, et l’on
s’étonnait qu’un homme aussi sensé ait pu inventer un démon à son
usage. D’autres ont vu là l’ironie socratique. Enfin M. Lelut déclare que
Socrate était fou77. Et Egger fait du démon de Socrate une hallucination78.
Zeller considérant de plus près les textes est arrivé à une solution qui res­
tera probablement définitive79.
Il a remarqué que d’abord les textes ne nous permettent pas
d’attribuer à Socrate le moindre scepticisme quand il est question du
démon : il y a cru sincèrement.
Zeller remarque ensuite que ce démon ne prend pas la parole dans
des circonstances quelconques. Il ne parle jamais à Socrate que lorsqu’il
s’agit d’affaires qui concernent personnellement Socrate. Les conseils
qu’il lui donne sont purement négatifs. Il ne lui dit jamais ce qu’il <82>
doit faire, mais ce dont il doit s’abstenir. Enfin il faut remarquer qu’il
n’est jamais question chez Socrate d’un démon proprement dit mais d’un
signe démoniaque.

Conclusion

Le prétendu démon de Socrate n’est autre chose qu’un oracle inté­


rieur qui lui est particulier et dont le rôle commence là où cesse celui de la
philosophie.
Lorsque Socrate est embarrassé dans la vie pratique, et que le raisonne­
ment ne fournit pas de solution pour agir dans un sens plutôt que dans un
autre, son démon prend la parole et lui indique ce qu’il ne faut pas faire. A
l’inverse de la philosophie, il s’abstient de donner des raisons. C’est donc
un phénomène tout religieux, tout à fait contraire à l’esprit hellénique.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 225

Nous assistons ici à un mouvement très remarquable de la transformation


de la religion en philosophie80. Voilà un philosophe qui a connu un dieu
personnel ou pour mieux dire une révélation à son usage particulier.
2. — Socrate est un homme positif n’estimant que la pratique, que
l’utile, il méprise la science théorique.
Il ne faut apprendre de la géométrie, dit-il, que ce qui est utile pour
mesurer. La science n’a de raison d’être que lorsqu’elle donne des résul­
tats pratiques, utiles ; il écarte la poésie, il ne paraît pas avoir apprécié le
beau dans la forme. Son langage vise avant tout à la précision. Il est plein
de redites, de comparaisons triviales qui choquaient ses contemporains
en vrais Grecs qu’ils étaient. C’est en ce sens que Boutroux l’appelle
l’Anglais ou l’Américain de l’Antiquité. Mais ce n’est là qu’un côté de son
caractère et vu d’un autre côté, Socrate est idéaliste. Xénophon et Platon
nous l’ont montré en extase. Nous savons qu’il était indifférent à la for­
tune et à la gloire, à ce qui touche les hommes. Quoi de plus beau et de
plus grandiose que sa mort ? .
3. — Socrate est un homme d’action. Il se croit chargé d’une mission
et la poursuit sans relâche ; d’autre part, c’est un contemplateur. Il s’est
toujours abstenu des affaires, il prêche l’examen de soi-même, il vit dans
le monde des idées. Il paraît croire que la vérité <83> n’a pas besoin
d’être poussée, qu’elle fera d’elle-même son chemin.
4. — En politique, Socrate est un aristocrate, il dédaigne l’assemblée
du peuple. Et cependant, par ses principes, par ses allures, c’est un démo­
crate. Quoi de plus démocratique que son enseignement donné en plein
air, dans un langage familier, accessible à tout le monde ?
5. — Socrate est grave, sérieux. La lutte contre les Sophistes n’est pas
une plaisanterie et il est mort pour ses idées. D’autre part, il est certain que
Socrate a passé une bonne partie de sa vie à se moquer de ses contempo­
rains. Son ironie est autre chose qu’un simple système d’interrogation. Il a
des allures de sophiste et il en arrive à railler son démon lui-même.
Comment expliquer cet assemblage bizarre de qualités contraires qui
étonnèrent et choquèrent certainement les hommes de son temps ?
M. Boutroux est disposé à trouver la clef de ces contradictions dans la
mission que Socrate croit avoir reçue d’un dieu. Socrate a été convaincu
toute sa vie qu’Apollon lui avait confié la mission d’introduire dans le
226 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

monde l’examen de soi-même et des autres, èÇsTadtç : il est missionnaire


apllonien. Cette mission renferme une contradiction qui nous fait com­
prendre toutes les autres. Il parle au nom d’un dieu et c’est le libre exa­
men qu’il prêche. Le principe d’où il part est surnaturel et la tâche à
accomplir est l’avènement de la raison.
On s’explique alors que :
1. — Il respecte la religion où rentre l’oracle qui lui a confié sa mis­
sion, et en même temps il attaque cette religion au nom du libre examen.
Son démon est pour lui une preuve qui lui est particulière, personnelle de
l’existence de Dieu. A peu près comme le miracle de la Sainte Epine est
pour les Jansénistes la preuve fondamentale de la divinité de Jésus-
Christ81.
2. — On s’explique son idéalisme, car il se croit une mission, et ses
allures positives : car cette mission c’est de propager la connaissance de
soi-même, d’apprendre aux hommes ce qui leur est utile.
3. — On s’explique que missionnaire, il soit homme d’action. Mais
l’action qu’il doit accomplir, c’est la prédication, c’est l’exhortation à se
rendre compte, à vivre d’une vie spéculative.
<84>
4. — On s’explique ses tendances aristocratiques par ses croyances en
la religion du passé, et ses tendances démocratiques, car sa religion lui
prescrit d’instruire tout le monde. C’est dans cette conviction fondamen­
tale de Socrate, dans sa croyance à un oracle intérieur, à une protection
particulière d’Apollon qu’il faut chercher ce que M. Taine appelle le trait
dominant de ce caractère, l’idée maîtresse de sa vie, la clef des contradic­
tions et des bi2arreries de toute sorte que l’analyse démêle chez lui.
Il ne nous reste plus qu’à dire un mot de sa mort. Socrate arriva
jusqu’à l’âge de soixante-dix ans sans être accusé. Mais en 398, Metelus,
Anytus et le rhéteur Lycon l’accusèrent devant le tribunal populaire
d’avoir introduit des dieux nouveaux, de ne pas croire aux dieux de la
patrie et de corrompre la jeunesse. Socrate ne se fit aucune illusion sur le
danger qui le menaçait, mais il ne voulut pas s’occuper de sa défense. Il ne
voulait pas, disait-il, farder la vérité par l’emploi d’un beau langage.
Et puis son signe démoniaque, son démon ne lui déclara pas qu’il
avait tort lorsqu’il s’abstint de préparer son discours, d’où il conclut qu’il
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 227

avait raison de ne pas se défendre. Peut-être pensa-t-il que sa mort serait


utile à sa doctrine. Car pendant le procès, il ne s’exprima pas comme
accusé, mais comme un tiers qui ne serait pas en cause, comme un ami de
son pays qui veut lui épargner une injustice.
Il s’efforce seulement de réfuter par la dialectique la thèse de ses
adversaires. On sait comment il fut condamné à mort à la suite d’une
réponse orgueilleuse.
Il fut trente jours en prison causant avec ses amis et refusant de
s’enfuir.
Les Athéniens ne paraissent pas s’être repentis jamais de l’avoir
condamné. La véritable cause de cette condamnation n’est pas bien
connue. Là-dessus, une foule d’hypothèses ont été faites. Longtemps,
l’opinion a été répandue que Socrate avait été condamné à l’instigation
des Sophistes, qu’il avait poursuivis toute sa vie. Cette opinion a été
réfutée. Socrate a été condamné comme sophiste et non pour avoir lutté
contre eux. Car à l’époque où Socrate fut traduit en justice, les Sophistes
étaient décriés, haïs du peuple.
Quelles sont les causes véritables de cette condamnation ? Il est cer­
tain que Socrate par son ironie, ses interrogations pressantes, avait impa­
tienté ses contemporains. Mais ce n’est là qu’une cause accessoire. Il ne
faut pas oublier que Socrate en substituant à la tradition religieuse le rai­
sonnement <85> philosophique ou bien les suggestions spéciales d’un
dieu personnel, d’un oracle intérieur, mettait en péril les institutions du
pays.
Il est également certain que ses opinions religieuses lui donnaient en
politique certaines tendances dont nous parlions tout à l’heure et qui
étaient de nature à le rendre suspect. Or, ce sont évidemment ses opi­
nions religieuses et morales, au point de vue politique, qui furent la cause
de sa condamnation.
Mais cette condamnation n’aurait pas été prononcée si en l’an 399
l’état d’Athènes n’avait pas été un état tout spécial sans analogue dans son
histoire. Après la condamnation des Trente Tyrans, on s’était aperçu d’un
affaissement moral, d’une décadence évidente des mœurs.
On chercha un bouc émissaire, un homme qu’on pût rendre respon­
sable de la décadence de la patrie. On crut que la sophistique devait en
228 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

être accusée et Socrate fut condamné comme le plus grand et le dernier


des Sophistes.
Aussi peut-on dire qu’au point de vue de la législation athénienne
cette condamnation ne fut pas injuste ; elle fut conforme aux lois, Socrate
était juridiquement dans son tort. Mais étant donné l’état des croyances
en Grèce à cette époque, Socrate n’eût jamais été condamné sans des cir­
constances politiques spéciales qui firent que les Athéniens crurent se dis­
culper en le sacrifiant.

1. La philosophie82 de Socrate

La question qui se pose maintenant à nous est la suivante : Existe-t-il


une philosophie socratique ?
Jusqu’à Hegel on a admis que la philosophie de Socrate avait été pure­
ment populaire. On s’en tenait au mot de Cicéron d’après lequel Socrate
aurait fait descendre la philosophie du ciel sur la terre.
Cette opinion a disparu depuis Hegel qui a replacé Socrate dans
l’évolution générale de la philosophie. Il est vrai qu’on est alors allé trop
loin. On a vu en lui un métaphysicien. C’est à cet excès qu’est porté Zeller
dans plus d’un passage. Zeller considérant uniquement l’influence de
Socrate sur Platon, serait assez porté à faire de Socrate un idéaliste dans le
genre du disciple. Mais il arrive souvent qu’une idée vague et flottante
chez le maître se détermine chez le disciple, prend chez lui une forme
spéciale.
Il est vraisemblable que Socrate n’a donné qu’une impulsion et que la
doctrine proprement dite : la théorie des <86> Idées appartient tout
entière à Platon.
Ceci posé, demandons-nous quel est, selon Socrate, l’objet des
recherches philosophiques. Il importe d’abord de distinguer nettement le
but de Socrate du but poursuivi : 1 / par les anciens physiciens ; 2 / par
les Sophistes.
1. — En ce qui concerne l’ancienne physique, l’opinion de Socrate est
très nette. D’abord, il tient les recherches physiques (aujourd’hui métaphy­
siques : questions relatives à la constitution de l’univers) pour impossibles.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 229

La preuve en est dans les contradictions auxquelles on a abouti, les


uns mettant l’être dans l’unité, les autres dans la multiplicité, les uns dans
le mouvement, les autres dans l’immobilité, etc. En second lieu, cette
physique est inutile. Car il suffit pour notre usage personnel de connaître
les effets, il est inutile de chercher à approfondir les causes. Arrive-t-on
jamais à produire les vents, les pluies, les saisons ? Enfin cette physique
est sacrilège, car l’homme ne doit s’occuper que des choses humaines.
Quant aux choses de la nature, elles sont l’œuvre des dieux, c’est à eux
seuls qu’il appartient donc d’en avoir le souci. C’est pourquoi Socrate
traite Anaxagore et les autres physiciens de fous.
2. — Mais Socrate se distingue également des Sophistes dont
quelques-uns avaient professé sur la physique des opinions analogues. D
s’en distingue en ce que les Sophistes ne se préoccupaient des questions
pratiques et morales des choses humaines qu’au point de vue de l’utilité
immédiate, tandis que Socrate essaie de remonter aux principes. Les
Sophistes ne faisaient que la théorie de la pratique de leur temps, Socrate
fait la théorie de la vie humaine en général.
Et maintenant il est facile de comprendre l’objet particulier de la phi­
losophie socratique. Le but, c’est d’approfondir les choses humaines en
cherchant quelle éducation il faut donner à l’homme pour qu’il puisse
remplir sa fonction essentielle qui est de bien <87> parler et de bien agir.
Mais pour arriver à un tel résultat, il faut faire table rase de la routine, du
sentiment, de l’instinct.
Il faut se rendre compte de ce qu’on fait, connaître les raisons. Il faut agir
non par nature mais par sagesse, où ^ùoei àAXà <ro((>ta. Cet enseignement
peut se résumer tout entier dans cette formule célèbre : connais-toi toi-
même, yvw0L aeauxov. Cette maxime était inscrite dans le tempe e
Delphes. Socrate aimait à la répéter.
Il ne faudrait pas croire que Socrate a été l’inventeur de la Psychologie
Cette formule a un sens beaucoup plus pratique qu’on ne saurait e c
Elle signifie pour Socrate : rends-toi compte de ce que tu peux airef^ ^
manière dont tu dois t’y prendre avant de te lancer dans une entrep
sorte que si on voulait définir avec précision la réforme op ^
Socrate, on pourrait dire qu’il a détaché du grand Tout que la p l’homme
étudiait jusque-là les choses humaines, celles qui intéressent
230 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

dans la pratique. Jusque-là, l’homme avait été relégué à l’arrière-plan.


Socrate a affirmé la possibilité d’une science de l’homme se suffisant à elle-
même. Les Sophistes avaient déjà eu cette idée de considérer à part les
choses humaines, les choses de la pratique. Mais c’était des empiriques,
l’idée ne leur était pas venue de constituer une science aussi méthodique
que celle des anciens physiciens dont l’objet était si différent du leur.

2. Méthode

Quelle est la méthode adoptée par Socrate pour cette étude des
choses humaines ?

a) Critérium de la science
Le critérium de la science, d’après Socrate, c’est la possibilité
d’expliquer aux autres ce qu’on sait et de leur faire accepter. On ne peut
en effet convaincre les autres de son opinion et la leur faire accepter que
lorsqu’on est remonté au principe de cette opinion, de sorte qu’il s’agit de
ramener la chose dont on cherche l’explication à son principe, tic,
&7TO 0£<UV.
Qu’est-ce que ce principe, <88> cette U7r60e(ru; ?
Ce n’est pas autre chose que ce que Zeller appelle non sans raison le
concept, c’est-à-dire l’idée générale impliquée dans le jugement particulier
qu’on énonce.
Ramener les choses à l’Û7ü68eaiç, c’est simplement ramener l’espèce
au genre, c’est définir.
L’originalité de la méthode socratique est là. Socrate n’a pas inventé
l’idée de genre, mais, le premier, il a compris que la science certaine,
solide, est celle qui fait rentrer les espèces dans les genres, et ceux-ci à leur
tour dans des genres plus élevés.
L’erreur des anciens physiciens de s’élever du premier coup au genre
le plus vaste, de dire : tout est mouvement, ou encore tout est unité ou
tout est atomes, etc.
La vraie science au contraire considère des cas particuliers, les
embrasse dans une proposition générale, considère ensuite plusieurs
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 231

propositions générales et les ramène à une autre plus générale qu’elle, et


ainsi de suite indéfiniment, en s’élevant petit à petit à des généralités
supérieures et cela en cherchant toujours quelle est la proposition la plus
générale qui en est le fondement, utc60£<7iç.

b) Procédés généraux de cette méthode


Ces procédés sont la dialectique et l’Amour.
1. — La dialectique, c’est la discussion, la conversation83. Ce procédé
n’est pas un pur accident dans la philosophie de Socrate ; il fait corps avec
la doctrine. C’est que pour faire jaillir le général du particulier, la contra­
diction est nécessaire. Il faut que les opinions particulières des interlocu­
teurs viennent se choquer pour ainsi dire entre elles et on dégage de ces
opinions contraires ce qui leur est commun, c’est-à-dire la proposition
plus générale impliquée dans l’une et dans l’autre. Ce procédé deviendra
beaucoup plus clair pour nous quand nous analyserons la définition et
l’induction socratiques.
Pour le moment indiquons la forme générale que prend chez Socrate
la dialectique.
Deux procédés la caractérisent, l’ironie et la maïeutique.
Ironie. L’ironie consiste à interroger sans jamais répondre et amener
ainsi l’interlocuteur à confesser qu’il ne sait pas ce qu’il croyait savoir.
Maïeutique. Quant à la maïeutique, elle est décrite dans le ThéétètêM.
Socrate déclare lui-même qu’il est stérile en sagesse, qu’il ne sait rien,
mais <89> qu’il aide les autres par ses questions à accoucher de ce qu’ils
avaient dans l’esprit sans en avoir conscience.
Ayant ainsi tiré de leur esprit ce qui y était, il discerne ce qu’il y a de
bon et de mauvais dans les opinions ainsi produites.
Comme on le voit, ce double procédé ironie et maïeutique résulte
immédiatement de ce que Socrate se considère comme ignorant.
Que faut-il penser de cette ignorance de Socrate ? Hegel la considère
comme sincère. Socrate, dit-il, comprit le premier les conditions de la
vraie science et comparant à cet idéal la science de son temps, il comprit
qu’il ne savait rien. Cette opinion de Hegel est exagérée. Socrate ne se
croit pas aussi ignorant qu’il le prétend puisqu’il se déclare capable dans le
Théétètê de distinguer la bonne opinion de la mauvaise. Mais ce qu’il faut
232 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

dire c’est que Socrate considère ses adversaires comme absolument igno­
rants, attendu que toute méthode leur fait défaut. Avec l’empirisme pur
on ne peut rien savoir. Alors quand il discutera avec les empiristes il leur
dira : je ne sais rien, si je me place à votre point de vue, si je m’abstiens
avec vous de remonter aux principes, c’est-à-dire en d’autres termes :
vous ne savez rien. Donc l’origine de ce double procédé socratique est
dans cette idée de Socrate : qu’on ne saura rien tant qu’on ne se résignera
pas à une recherche systématique des idées générales, de I’u7u60e<7t.ç.
2. — A ce double procédé se joint l’Amour, epcoç. Quel peut-être le
rôle de l’Amour dans une méthode scientifique ? Il en est continuelle­
ment question dans la conversation de Socrate et dans les écrits de ses
disciples. D’où l’on peut conjecturer que l’amour a pour lui une impor­
tance capitale. Il ne faut pas oublier que d’après Socrate on n’arrive pas à
la science tout seul ; la science suppose la discussion, le choc des opinions
contraires, la contradiction. C’est donc à deux ou à plusieurs que la
science se fait. Et suivant alors le fil de l’analogie, on ne peut s’empêcher
de comparer la génération intellectuelle de la science à la génération phy­
sique. C’est par l’Amour, par l’union des âmes qu’on parvient à la vérité.
3. — Ceci posé, il ne reste plus qu’à indiquer les procédés particuliers
de la méthode socratique, qu’à entrer dans le détail de son application.
On a dit non sans raison que Socrate a pour objet d’arriver à la <90>
définition et que l’induction est le procédé par lequel il s’y élève. Le but
de Socrate est la définition, disons-nous. En effet, il s’agit de répartir les
choses en genres. C’est ainsi qu’il a cherché, s’il faut en croire Xénophon,
la définition de la piété, de la beauté, de la prudence, du courage, etc.
Remarquons qu’il ne s’agit toujours que de choses humaines. Et l’on
comprend alors que Socrate espère y arriver par la discussion pure et
simple. Il suffit en effet de se rendre compte clairement de ce qu’on veut
dire quand on emploie les. expressions.
Il est inutile de recourir à l’observation puisqu’il ne s’agit pas d’objets
extérieurs. La dialectique n’est devenue une source d’erreurs plus tard que
parce qu’on l’a appliquée aux choses physiques. Elle était légitime telle
que l’entendait Socrate, restreinte aux choses morales.
Comment arriver à cette définition ? Quel chemin faire suivre à la dia­
lectique pour y parvenir le plus sûrement ?
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 233

Il faut que la dialectique s’astreigne à la marche inductive, èTzoLycùyr\. II


ne faut pas croire que l’induction socratique ressemble le moins du
monde à l’induction baconienne qui consiste à passer du fait à la loi par
l’établissement d’un rapport de causalité.
On pourrait définir l’induction socratique : une méthode de correc­
tions successives. Il s’agit par exemple de définir l’injustice. Socrate
s’adresse à ses interlocuteurs. Il leur demande à chacun l’idée qu’ils s’en
font. L’homme injuste, dit Euthydème, est celui qui ment, trompe,
vole, etc. Mais, répond Socrate, il est permis de voler, de tromper ses
ennemis. Il faut donc corriger cette définition et dire : l’homme injuste est
celui qui dupe, qui vole ses amis. Mais voici qui va nous faire réfléchir
encore. Un général ne commet pas une injustice quand il donne du cou­
rage à son armée à l’aide d’un mensonge, ni un père qui fait prendre une
médecine à son fils à l’aide d’une supercherie. Il faut donc corriger encore
notre définition et dire : l’homme injuste est celui qui dupe, vole, trompe
ses amis pour leur nuire. Et la définition est ainsi irréprochable.
Comme on le voit, cette méthode consiste à poser une série de défi­
nitions provisoires que l’on corrige respectivement les unes au moyen des
autres, en éliminant de chacune d’elles ce qui est accidentel, c’est-à-dire
ce qui convient au cas examiné, mais qui ne convient pas à un autre cas
que l’on appose à celui-ci. <91 > L’induction socratique consiste ainsi,
pour employer l’expression de Platon, à réduire le multiple à l’un en éli­
minant des cas multiples, les accidents qui sont à l’origine même de cette
multiplicité.
Conclusion. L’invention de cette méthode fait de Socrate le plus
grand réformateur de la philosophie. Il a inauguré sans en avoir cons­
cience une ère nouvelle de l’histoire de la métaphysique.
Jusqu’à lui on avait songé, sans doute, à réduire le multiple à l’un
(Ioniens, Éléates, Anaxagore, Empédocle, Démocrite), mais c’était tou­
jours sur le terrain des choses physiques qu’on était resté placé.
Socrate, ne considérant que les choses morales, a trouvé dans l’idée
de genre une conciliation qu’il ne cherchait pas sans doute, entre l’unité et
la multiplicité : car le genre est un et multiple tout à la fois ; un en lui-
même, multiple par l’infinité des individus ou des espèces qu’il contient.
Le genre de Socrate n’est pas autre chose que l’idée de Platon avec cette
234 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

différence que le genre socratique ne contient jamais que des éléments


qui intéressent l’homme au lieu que l’Idée platonicienne est un artifice
métaphysique, s’appliquant à tous les objets quels qu’ils soient. Platon n’a
fait qu’étendre au problème posé par l’ancienne physique la méthode
inventée par Socrate pour les choses morales.
Nous connaissons maintenant la méthode de Socrate. Il ne nous reste
plus qu’à étudier les résultats auxquels cette méthode l’a conduit : Socrate
est avant tout un moraliste : c’est à une morale qu’il aboutit.
Quelles sont les grandes lignes de cette morale ? Essayons de les
déterminer en nous fondant surtout sur le témoignage de Xénophon.
La morale n’est guère autre chose pour Socrate, comme pour les
Sophistes d’ailleurs, que l’art de se débrouiller dans la vie, de se tirer
d’affaire et de vivre heureux. Remarquons que d’une part il y a des arts
mécaniques, c’est-à-dire des arts qui proposent à l’homme une certaine
fin particulière très déterminée, et d’autre part une religion qui propose à
l’homme une fin extrêmement générale, l’imitation de la divinité. Le but
de Socrate a été d’intercaler entre les arts mécaniques d’une part, et la reli­
gion de l’autre, une science ou un art intermédiaire, dont la fin est plus
générale que celle des arts mécaniques et moins générale que celle de la
religion.
C’est la morale, laquelle prescrit la <92> justice, la tempérance, etc.,
des motifs d’action d’une généralité intermédiaire entre les deux catégo­
ries sus énoncés.
Quels sont les principes de cette morale ? ■
1. — La morale est une science ; la vertu est un objet d’enseignement.
Cette théorie est développée dans une foule de thèses {Métaphysique, III,
9,4 ; Éthique à Nicomaque, VI, 13 ; Éthique à Eudème, I, 5). Socrate nous le
dit en propres termes, toute vertu est science, raisonnement, Xoyoç. Cha­
cun, dit-il, est sage, <jo<j>6ç, dans les choses qu’il sait et méchant, xax6ç,
dans celles qu’il ignore. Jusqu’ici l’homme s’en est remis soit au hasard
soit à la nature, fyhaiç. Or le hasard est incapable de nous fournir
une règle et quant à la nature, quoiqu’elle nous prédispose au Bien, elle
est incapable, toute seule, de nous y conduire. Il faut que la réflexion,
4)p6vY)CTiç, s’y ajoute. On comprend dès lors le mot attribué à Socrate83 par
Platon et Aristote : personne n’est méchant volontairement, oùSeiç éxwv
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 235

7rov7)p6<;. En effet la vertu est une science et par cela même qu’on la
connaît, on la pratique. C’est que pour les arts mécaniques, on peut à la
rigueur les connaître sans appliquer ce qu’on sait. Mais quand il s’agit de
la vertu, c’est-à-dire du bonheur, il serait absurde que connaissant son
intérêt on s’abstint de le suivre.
Comme on le voit, cette théorie repose tout entière sur la conception
que se fait Socrate du but de la morale ; la morale a pour fin le bonheur de
l’individu, emrpaÇta. Et il est vraisemblable que dans cette identification
de la bonne conduite et de la vie heureuse, Socrate a été guidé par l’éty­
mologie (eù irparreiv, être heureux et faire le bien). Et à l’appui de sa
thèse, il emploie des comparaisons. Ne voyons-nous pas, dit-il, que ceux
qui savent sont ceux qui agissent bien. Veut-on conduire un navire, c’est
à un pilote qu’on le confiera. Le médecin connaît le malade, et c’est parce
qu’il le connaît qu’il peut le guérir. Aussi dès qu’on connaît on peut et
celui qui connaît le bien le pratiquera. La science est à tel point nécessaire
que le même objet est un bien ou un mal selon qu’on sait ou qu’on ne sait
pas s’en servir, par exemple, l’argent.
Mais, dira-t-on, un homme, mentant et le sachant, sera plus juste que
celui qui <93> ment sans le savoir. Cela est ainsi, répond Socrate : celui
qui ment le sachant ne commet qu’un mensonge extérieur. Au fond il
connaît la vérité et pourrait un jour se bien conduire, au lieu que celui qui
ignore ne pourra jamais se corriger. Ainsi la vertu est une science.
2. — La vertu est à la fois une et multiple.
Les Sophistes avaient discuté sur ce point : y a-t-il une vertu ? Y en
a-t-il plusieurs ? Socrate, en fait, distingue des vertus diverses ; cependant
il dit en propres termes que toutes les vertus ne font qu’une. Où une
vertu existe, toutes les autres se trouvent aussi. Cela se comprend fort
bien. On réfléchit ou on ne réfléchit pas. Si on réfléchit, c’est qu’on pos­
sède en soi de quoi être un homme de bien, de quoi pratiquer la vertu
dans sa totalité. Or si je remarque chez un homme une certaine vertu,
c’est que cet homme réfléchit ; il est capable de réaliser la vertu tout
entière. Mais cette vertu, une dans son principe, peut être multiple dans
ses manifestations.
3. — Puisque la vertu est une dans son principe, en quoi consiste-
t-elle ? Qu’est-ce que le Bien d’après Socrate ?
236 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Nous avons déjà fait pressentir que le Bien moral n’est pas nettement
distingué chez Socrate de rutile. En effet tous les textes qui résistent à la
discussion sont d’accord sur ce point. Le tempérant, dit-il, vit mieux que
l’intempérant. Nous devons nous endurcir à la souffrance parce que cela
nous donne une meilleure santé. Nous devons être modestes parce que la
vanité nous attire des humiliations. Nous devons vivre en harmonie avec
nos frères et sœurs parce qu’ils peuvent nous rendre des services (Mémora­
bles, III, 12-17 ; II, 3-19). D’autre part il existe, surtout chez Platon, des
textes d’où il semble résulter que Socrate s’est élevé au-dessus de cette
conception du Bien, qu’il a assigné à l’âme comme fonction suprême la
perfection de sa nature.
Il n’y a pas contradiction absolue entre ces textes divers. Il est cer­
tain que l’identification du Bien moral avec l’utilité fait le fond de la
pensée de Socrate, mais il est certain aussi qu’en approfondissant cette
conception de l’utile, il en est arrivé à distinguer des degrés et comme
une hiérarchie au sein des choses utiles. La perfection de l’âme n’est
guère autre chose pour lui que le développement de l’âme dans le
sens de la plus grande utilité. D faut d’ailleurs reconnaître que l’utile a
chez Socrate un sens assez vague. C’est un terme assez mal défini. Sans
ce vague on ne comprendrait pas que de l’école de <94> Socrate
fussent sorties l’école cynique et l’école cyrénaïque, qui entendent
l’utilité de deux manières opposées. Quoi qu’il en soit, il résulte des prin­
cipes généraux de la philosophie de Socrate que, lorsqu’il a identifié le
Bien avec l’utile, il ne risque pas de tomber dans une morale relative,
variable, subordonnée tout entière au tempérament ou aux instincts de
l’individu.
Précisément parce qu’il érige la vertu en objet de science, préci­
sément parce qu’en toutes choses il cherche le général et prétend arri­
ver à une définition universelle, il trouve en posant l’utile comme
principe et comme fin de nos actions, des lois universelles qui sont des
lois de la morale. La méthode lui a donc servi plus, peut-être, que le
point d’où il est parti. Et grâce à cette préoccupation d’arriver au géné­
ral, il est arrivé à une morale qui n’a rien de relatif tout en partant d’un
principe qui semblait devoir amener à une morale personnelle et
variable.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 237

4. — Cette vertu une dans son principe est diverse dans ses manifes­
tations. Quelles sont les formes diverses qu’elle peut prendre ? D’après
Socrate, il y a trois formes principales de vertu :
1 / l’une individuelle : la tempérance ;
2 / l’autre se rapporte à la vie sociale : l’amitié, (jnXia ;
3 / la troisième enfin se rapporte à la vie politique, la justice, Stxaio<7uv7].

1. — La tempérance, eYxpàxeia, est l’indépendance de l’homme vis-à-


vis de ses sens (Mémorables, I, 5, 4 ; I, 6, 5 ; II, 1). La tempérance joue un
rôle considérable dans la morale socratique. Socrate va jusqu’à dire que
c’est l’essence même de la vertu. Par quel raisonnement apprend-on à
pratiquer cette vertu ? Il suffit de se dire que : 1. La tempérance est avan­
tageuse. On préférera toujours l’homme tempérant à celui qui est esclave
de ses désirs. 2. Que la tempérance nous amène à ressembler à la divinité,
car elle assure la liberté de l’âme, et ce qui caractérise la divinité, c’est pré­
cisément qu’elle se suffit à elle-même. Ceci nous fait comprendre le vrai
sens du mot èyxpaTeux chez Socrate.
La tempérance, c’est la complète possession de soi-même, ce n’est
pas du tout l’ascétisme chrétien. Le christianisme prêche le renoncement,
la privation. Socrate ne veut pas qu’on se prive. L’essentiel est qu’on reste
maître de soi. Nous savons par Xénophon et Platon que Socrate n’était
en aucune manière puritain. Il lui arrivait de passer la nuit à boire. Mais il
se flattait de ne jamais s’enivrer, il restait maître de lui. Aussi Socrate
était-il large en ce qui concerne la satisfaction des sens. Il admet tout ce
qui se concilie avec la tranquillité. On peut suivre la nature pourvu qu’on
reste maître de soi de façon à pouvoir s’arrêter quand on voudra.
Socrate recommande le travail, <95> se mettant ainsi en opposition
avec les idées de son temps. Il aimait à répéter ce vers d’Hésiode : « Rien
n’est honteux que l’oisiveté. »
2. — L’amitié.
L’amitié est la vertu sociale. Socrate en démontre la nécessité et sur­
tout l’utilité. Chez Socrate la question de méthode est une question
importante. Or la méthode socratique est une méthode de discussion et la
discussion philosophique n’est possible qu’entre amis. L’amitié est érigée
en méthode scientifique. Le mot <jxX(a par lequel Socrate désigne l’amitié
238 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

a un sens plus large que le mot amitié. Socrate y fait rentrer l’amour.
Disons à ce propos qu’il partage le sentiment des Grecs sur le mariage,
sentiment assez peu relevé et qui consiste à considérer la femme légitime
comme manquant de poésie et ne suffisant pas à l’homme. Donc il est
faux de soutenir que Socrate a échappé aux préjugés de son temps.
A cette doctrine de l’amitié se rattache une question assez intéres­
sante soulevée par le Criton. Il est dit dans ce passage qu’il est toujours
mauvais et honteux de rendre l’injuste pour l’injuste.
D’autre part on trouve chez Xénophon {Mémorables, II, 6, 35) un texte
contraire : « La moralité consiste à surpasser ses amis dans le bien qu’on
fait et ses ennemis dans le mal. »
Et il est dit dans un autre passage des Mémorables : il ne faut pas donner
le nom d’envie, <|>06voç, à la tristesse que l’on ressent en voyant le bien d’un
ennemi, mais à la tristesse que l’on a en voyant le bien d’un ami. La contra­
diction est facile à éclaircir. Il est possible que la première idée appartienne
tout entière à Platon ; la seconde est plus dans la tradition grecque.
3. — La justice.
La justice est la vertu politique. On a souvent dit que Socrate aurait
distingué des lois écrites et des lois non écrites et faisait reposer les pre­
mières sur les secondes. On ne trouve rien de semblable dans les textes.
Socrate distingue bien deux sortes de lois humaines et divines, mais il
n’accorde pas aux unes la supériorité sur les autres ; il se borne à montrer
que les unes et les autres reposent sur un même principe qui dans ses opi­
nions leur est sans doute antérieur : c’est la justice. Celui-ci est juste qui
discerne les lois humaines et les lois divines qui ne sont que deux expres­
sions de la StxatOCTÙvy) éternelle.
Ces deux catégories ne diffèrent qu’en ce que celui qui viole les lois
divines n’échappe jamais à la punition <96> au lieu que celui qui viole les
lois humaines peut y échapper.
Que résulte-t-il de là ? Qu’il faut toujours obéir à la loi du pays, ne pas
se laisser troubler par le spectacle des modifications sans cesse apportées.
Fidèle à son principe, Socrate justifie par des considérations d’utilité
l’obéissance constante aux lois écrites. Rien de pire que l’anarchie et il vaut
mieux se plier à la loi imparfaite, dût-on y sacrifier sa vie, que de s’insurger
contre elle. A cette doctrine se rattache celle de Socrate sur l’art politique.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 239

Sans doute nous devons servir l’État, dit-il, mais dans la mesure de
nos forces. Il faut se connaître soi-même, savoir ce dont on est capable,
avant d’entreprendre de gouverner les autres. En un mot, Socrate exige
ici comme partout ailleurs la science. De là une théorie en opposition
avec celle des Grecs en général et des Athéniens surtout.
Socrate n’admettait pas que la souveraineté résultât de la force, du
hasard, ni même du vote populaire ; elle ne peut reposer que sur
l’intelligence.
On pourrait alors se poser la question : Socrate a-t-il approuvé
l’esclavage ? Il semble que ce culte voué à l’intelligence eût dû l’amener à
traiter comme les autres hommes ceux qui sont après tout comme les
autres hommes intelligents. Ce respect de l’intelligence aurait dû l’amener
au respect de l’homme. Peut-être pensait-il ainsi, mais il n’est pas de texte
qui l’affirme positivement. Aristote dans sa Politique ne prononce pas le
nom Socrate en nommant ceux qui ont parlé contre l’esclavage.
D’ailleurs la théorie de Socrate sur la loi écrite (il dirait qu’elle est tou­
jours juste) ne lui permet pas de désapprouver une institution qui est la
base des constitutions antiques.
Il ne nous reste plus qu’à dire un mot des opinions de Socrate sur la
religion et d’une manière générale sur ce que les Allemands appelaient la
téléologie.
Chez Socrate, il y a une téléologie, c’est-à-dire que renonçant à la phy­
sique, à la recherche des causes efficientes, il admet cependant la
recherche des causes finales, mais dans un sens restreint. Il ne s’agit pas
d’approfondir les fins de l’univers en général, mais simplement de mettre
en lumière la finalité externe des choses, leur utilité par rapport à l’homme.
Socrate montre que l’eau, le feu, l’air, etc., paraissent faits exprès pour
nous rendre service. Les astres nous permettent de mesurer le temps, la
terre nous nourrit, la chaleur <97> et le froid se tempèrent mutuellement.
Il admire surtout la structure du corps, les organes des sens, les mains.
Il insiste particulièrement sur l’intelligence, la mémoire, le langage,
l’instinct religieux disposés par les dieux pour le bonheur de l’homme.
Enfin, et c’est là une idée dominante chez Socrate, il a un profond respect
pour la divination ; les oracles nous avertissent que nous allons accomplir
des actes nuisibles. Ceci posé, quelle est la nature de la divinité?
240 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

D’ordinaire Socrate parle des dieux et il n’y a aucune raison pour croire
qu’il y a là une simple concession aux préjugés antiques. Mais tout en
croyant à cette multiplicité, il a dû essayer de ramener ici le multiple à l’un
et de saisir sous la multiplicité un principe divin unique. Du reste il n’y a
là rien de neuf (Héraclite, Anaxagore). Il y a là évidemment réunies deux
doctrines qui aujourd’hui ne nous paraissent pas pouvoir coexister. Mais
la contradiction n’était pas forte pour un ancien. Du reste les consé­
quences tirées par Socrate sont purement pratiques. L’homme doit hono­
rer les dieux, avoir confiance en eux, et être pieux, d’une piété très élevée
et conforme à la tradition.
Il est difficile d’affirmer que le voüç d’Anaxagore ait ou n’ait pas été
sans influence sur la conception socratique de la Providence. Néanmoins
il y a fort peu de rapport entre les deux choses. Le vouç d’Anaxagore est un
principe physique. La Providence de Socrate a une action morale. Nous
devons nous borner à l’écouter quand elle nous avertit par des oracles.
Sur l’immortalité de l’âme, l’opinion de Socrate ne paraît pas aussi net­
tement arrêtée qu’on le soutient généralement. Il s’est certainement posé
la question et d’après le Phédon il y aurait répondu d’une manière positive.
Néanmoins dans 1’'Apologie de Socratf6, nous trouvons qu’après sa
condamnation Socrate parle avec une grande circonspection de l’immor­
talité de l’âme (Cyropédie, VIII, 7-19, texte analogue qui confirme le pre­
mier et qui nous montre Socrate hésitant sur la question). Quoi qu’il en
soit, dit-il, ce qui nous arrivera sera certainement pour notre bien car les
dieux savent s’il est bon ou mauvais pour nous de survivre. C’est là l’idée
directrice de Socrate : la confiance aux dieux.

Conclusion

Résumons cette philosophie et assignons-lui une place dans l’histoire


de l’esprit humain.
Socrate est un inventeur de méthode et de doctrine. L’objet qu’il
étudie, il l’emprunte <98> à la sophistique. C’est l’homme considéré au
point de vue moral, l’homme dans sa conduite de tous les jours, se livrant
à des occupations, poursuivant le bonheur et le bien.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 241

Mais tandis que les Sophistes s’étaient livrés à l’étude empirique


de ces questions morales, Socrate y apporte une méthode de généralisa­
tions successives qui aboutit à des principes, à des vérités générales
stables.
Il transforme ainsi l’éristique des Sophistes en dialectique, leur rhéto­
rique en morale. Il montre que pour raisonner, il ne suffit pas d’avoir des
procédés : il faut se rendre compte de son raisonnement ; il montre que
pour persuader, il ne suffit pas d’avoir l’éloquence extérieure ; il faut être
honnête homme, il faut connaître ce dont on parle. La morale est sub­
stituée à la rhétorique.
Ainsi en abordant la matière étudiée par les Sophistes anciens, par sa
méthode il a transformé leur opinion et a abouti à une doctrine morale,
doctrine qui manque d’élévation dans son principe qui est l’utilité ; mais
doctrine qui dans ses conséquences est fort belle parce que Socrate cor­
rige dans l’explication ce que son principe pourrait avoir de bas.
La doctrine et le système ont eu une fortune différente dans l’histoire
de la philosophie et abouti aux Cyniques et Mégariques d’une part, aux
Cyrénaïques de l’autre.
Et si on considère que de l’école cynique est sortie l’école stoïcienne,
et de l’école cynénaïque l’école épicurienne, on verra que Socrate est le
père des grands systèmes de morale de l’Antiquité.
Précisément parce que le bien est fort mal défini chez lui, sa doctrine
pouvait s’interpréter soit dans le sens de la morale du plaisir, soit dans le
sens de la morale stoïcienne. Quant à sa méthode, elle a renouvelé la phy­
sique ou pour mieux dire la métaphysique.
Nous avons vu en effet que les philosophes antérieurs à Socrate
avaient cherché une conciliation entre le multiple et l’un, avaient cherché
un principe universel qui expliquât la totalité des choses. C’est là le but
des philosophes grecs jusqu’aux Sophistes. Avec les Sophistes, ce pro­
blème fut abandonné. Socrate lui-même le déclare insoluble.
Mais s’étant attaché à la solution des problèmes moraux, il invente
pour les résoudre une méthode dialectique de discussions, de corrections,
et de généralisations successives qui le conduisent non pas à un principe
universel, mais à un assez grand nombre de principes généraux répon­
dant à diverses questions, et ces principes sont des genres.
242 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

La philosophie postérieure à Socrate se demandera si cette idée de


genre ne pourrait pas fournir à la métaphysique le principe universel vai­
nement cherché jusque-là dans le monde physique. C’est là l’idée platoni­
cienne ; c’est par là (une hiérarchie d’idées venant se grouper autour
d’une idée unique : l’idée du bien) que Platon expliquera la totalité des
choses, transportant ainsi à la métaphysique la méthode que Socrate avait
appliqué aux questions morales.
<99>

XVII - PLATON

1. Bibliographie1

La bibliographie de Platon est extrêmement compliquée. On la


trouve toute faite dans Neberweg (Grundriss der Geschichte der Philosophie).
Disons simplement que nous renverrons toujours à l’édition d’Henri
Etienne. Pour le texte, la meilleure édition est celle de Stallbaum.

2. Biographie

Platon est né probablement en 427 avant Jésus-Christ. Il appartenait à


une famille riche et aristocratique. Il est vraisemblable qu’il reçut une bril­
lante éducation. Il était éminemment artiste, même lorsqu’il devint philo­
sophe. Il parut d’abord avoir l’intention de se consacrer exclusivement à
l’art, à la poésie. Il écrivit plusieurs poésies.
De bonne heure il subit l’influence de la philosophie. Cratyle, le dis­
ciple d’Héraclite, paraît avoir eu un instant sa préférence. Mais le jour où
Platon connut Socrate, sa vocation se révéla. Pendant les longues années
qu’il passa dans l’intimité du maître, il pénétra petit à petit dans son esprit.
L’érudition de Platon est plus considérable que celle de Socrate. Il a
connu et pratiqué le pythagorisme. Il paraît connaître les physiciens, ses
devanciers. On ne sait pas s’il n’a rien écrit du vivant de Socrate. La mort
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 243

de son maître lui porta un coup terrible. Il avait vainement essayé de le


défendre et après la condamnation de Socrate il quitta Athènes. Il voya­
gea en Afrique, dans la grande Grèce, en Sicile. C’est en Sicile surtout
qu’il paraît avoir approfondi la philosophie pythagoricienne. C’est là qu’il
eut des aventures romanesques comme peu de philosophes en ont eues.
Après un séjour à la cour de Denys l’ancien, il fut livré par celui-ci à
l’ambassadeur de Sparte, Pallis, qui le vendit comme esclave. Il fut heu­
reusement racheté par Allicaris de Cyrène et revint à Athènes.
C’est à ce moment là seulement qu’il paraît avoir eu des disciples. Sui­
vant l’exemple de Socrate, il cherchait dans les gymnases et ailleurs des
jeunes gens intelligents à qui il donnait le goût de la philosophie. U les
réunit d’abord au gymnase, puis dans le jardin d’Académus, d’où le nom
d’Académiciens donné à ses disciples. Il exposait une philosophie nou­
velle, et il n’ait nullement démontré que cette philosophie ait différé de
celle des Dialogues, comme le soutiennent sans fondement ceux qui attri­
buent à Platon un enseignement privé différent de l’enseignement public.
Néanmoins Platon ne paraît jamais avoir tout à fait abandonné l’idée
<100> d’exercer une influence sur les choses politiques. Et bien qu’il ne
se soit jamais occupé des affaires publiques à Athènes, la préoccupation
de faire passer ses idées dans la pratique perce dans ses dialogues, et se
manifeste dans sa vie, si on en juge par les détails que ses biographes nous
ont laissés.
C’est peut-être en vue d’un but de ce genre qu’il entreprit un nouveau
voyage en Sicile. Il fut bien accueilli par Denys le Jeune, mais il lui devint
bientôt insupportable. Il revint à Athènes qu’il paraît avoir quitté pour un
troisième voyage à Syracuse. Sur la fin de sa vie, on n’a pas de détails pré­
cis ; il est mort vraisemblablement en 347. On prétend qu’il mourut dans
un repas de noce.

3. Dialogues de Platon

Nous touchons ici à un problème intéressant et difficile. Dans quel


ordre Platon écrivit-il ses dialogues ? C’est là une question importante
parce que les contradictions au moins apparentes sont nombreuses chez
244 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Platon. On pourrait se demander si ses idées ne se seraient pas modifiées


sur bien des points. Ainsi, bien des problèmes relatifs à la théorie des
idées seraient éclairés d’un jour nouveau si on avait déterminé avec certi­
tude la date des dialogues divers. Nous en sommes malheureusement
réduits aux conjectures.
Déjà dans l’Antiquité, des grammairiens, Urasymus et Albinus88 entre
autres, avaient essayé de classer les dialogues de Platon. Mais cette classi­
fication était arbitraire. Schleiermacher89 est le premier qui ait posé une
classification systématique. D’après lui, les dialogues de Platon ne
seraient que les chapitres d’une œuvre parfaitement organisée, chacun
des dialogues prenant pour prémisses les conclusions du dialogue précé­
dent. D’où résulterait que ces différents ouvrages forment une chaîne
ininterrompue et qu’il suffit pour les classer de les ranger dans un ordre
tel que ce qui est démontré dans le précédent soit admis dans le suivant.
Schleiermacher distingue : 1. Dialogues élémentaires ; 2. Dialogues de
recherche ; 3. Dialogues de construction et d’exposition.
Hermann90 est plutôt porté à croire qu’il y a eu évolution dans la
pensée platonicienne. Les idées de Platon auraient mûri petit à petit. Il
distingue en conséquence des dialogues purement socratiques, puis des
dialogues de discussion et enfin des dialogues de construction.
Zeller moins systématique que ces devanciers paraît plus près de la
vérité lorsque <101 > sans idées préconçues, il examine chacun des dialo­
gues et essaie d’en déterminer la date grâce aux allusions qui peuvent y
être faites à des événements contemporains, mais grâce aussi aux carac­
tères que présentent l’exposition et la discussion. On ne peut admettre
que Platon ne se soit pas perfectionné dans sa manière d’écrire. Certains
dialogues sont inférieurs à d’autres et témoignent d’une moins grande
expérience.
Enfin la biographie de Platon nous apprend qu’il a commencé par
être tout à fait dévoué aux idées socratiques.
Donc il est vraisemblable que si on trouve parmi ses dialogues des
dialogues purement moraux et qui sont bien dans l’esprit et la manière de
Socrate, ils sont antérieurs à ceux où la théorie des Idées, théorie propre à
Platon, est construite et exposée. D’ailleurs il est certain que cette théorie
des Idées ne s’est pas faite tout d’un coup.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 245

Les dialogues où elle est exposée avec sa plus grande clarté et la plus
grande précision doivent être postérieurs à ceux où elle n’est qu’ébauchée.
Se fondant sur ces considérations, Zeller place :
1. — Hippias, Lysis, Charmide, Lâchés, Protagoras, Eutyphron, L'Apologie
de Socrate, Criton, dialogues purement socratiques où il est question de la
grande lutte de Socrate contre les Sophistes.
2. — Phèdre, Gotgias, Mênon, Théétète, Euthydème, où se trouvent déjà les
données fondamentales de la théorie des Idées.
3. — Craiyle, le Sophiste, Politique, Parménide, se rattachent à cette
période.
Enfin plus tard il écrivit Le Banquet et Le Philèbe qui témoignent une
pleine maturité d’esprit.
La République, Le Timée et Le Critias seraient les dernières œuvres de
Platon.
Quelle est d’une manière générale la forme de ces dialogues ? Socrate
en est le principal interlocuteur. Non seulement c’est lui qui dirige la
conversation, mais certains de ces dialogues sont consacrés aussi bien à la
peinture de sa personne qu’au développement de sa doctrine.
Cette intervention de Socrate dans tous les dialogues de Platon est
comme un trait d’union qui les unit entre eux, qui en fait l’unité. Mais ce
n’est pas seulement pour rendre hommage à son maître que Platon le met
continuellement en scène.
Plus nous étudions le Platonisme, plus nous observons que pour Pla­
ton, la science ne se détache pas de la personne ; c’est quelque
chose <102> qui vit, qui se développe en même temps que se développe
la personnalité. Il fallait donc que la doctrine de Platon fut personnifiée.
Et Socrate n’est pas autre chose que la personnification du Platonisme.
C’est là un premier trait caractéristique.
Il y en a un second plus spécial à Platon : le fréquent emploi des
mythes91. Platon est porté aux mythes par les tendances poétiques de son
esprit, mais aussi par les exigences de sa philosophie.
Zeller a établi que Platon recourait aux fables dans deux cas :
1. Lorsqu’il s’agit d’expliquer l’origine des choses matérielles ; 2. Lorsque
l’objet qu’il se propose de décrire n’a aucune analogie avec les choses que
nous connaissons. C’est ainsi que la cosmogonie du Ttmée est présentée
246 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

sous une forme toute mythologique. Et c’est ainsi également que l’his­
toire de l’origine de l’humanité et ce qui se rapporte à la vie future se pré­
sente sous une forme purement poétique. La raison en est toute simple :
le langage abstrait était incapable de fournir à Platon des expressions
convenables ; il fallait qu’il ait recours aux images.
Une dernière question reste à résoudre : Quel est le rôle de la discus­
sion ? et en quoi la discussion ou marche dialectique fait-elle corps avec le
système platonicien ? Mais cette question ne peut être traitée que lorsque
nous saurons en quoi la dialectique consiste.
Pour cela, il faudra rapprocher de nombreux textes.
Disons pour le moment qu’à ne considérer que la forme superficielle
de la discussion, les derniers dialogues sont plus serrés que les premiers.
Dans les premiers, une foule de questions accessoires viennent se
greffer sur la question essentielle. On trouve des digressions. La partie
anecdotique et descriptive est considérable. Le dialogue est plus vivace
peut-être, mais moins philosophique.
Socrate finit par être à peu près seul en scène ; néanmoins la forme du
dialogue est toujours conservée. Pourquoi cette forme a-t-elle été
adoptée par Platon ? Et quel est le rôle que joue sa dialectique dans
l’ensemble de sa philosophie ?

4. Définition de la science.
Réfutation des théories sensualistes

Avant d’aborder l’étude de la dialectique platonicienne, nous devons


nous demander quelle idée Platon se faisait de la <103> science. C’est en
effet la critique de la science telle que l’entendaient les Sophistes qui a
conduit Platon à la dialectique et à la théorie des Idées.
Cette question, en quoi consiste la science, est traitée, du moins pour
la partie négative, dans Théétète. Socrate pose à Théétète la question sui­
vante : Qu’est-ce que la science te paraît être ? tê aol Soxet eïvai E7uaT7)(j.Y)
(146 r, éd. H. Ét.)92.
La première définition qui s’offre est la suivante : la science est la sen­
sation auj07]<uç. Les choses ne sont pour chacun, disait Protagoras, que ce
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 247

qu’elles lui semblent être, d’où il résulte que toute perception serait vraie.
Cette doctrine repose elle-même en dernière analyse sur la philosophie
d’Héraclite d’après laquelle tout serait en mouvement, tout serait relation.
Platon réfute avec beaucoup de finesse et de force cette thèse sensua-
liste. Il montre d’abord que les objections adressées à Protagoras n’ont
pas grande valeur.
Pourquoi l’homme, lui dit-on, serait-il la mesure de toutes choses plu­
tôt que le pourceau par exemple, et de plus, pourquoi le savant serait-il
supérieur à l’ignorant ?
Tout ce qui paraît à chacun est vrai pour chacun. Tous les hommes
possèdent la vérité. A quoi bon les Sophistes et pourquoi se font-ils
payer ?
Le Sophiste pourra répondre que sans doute toutes les opinions sont
également vraies, mais qu’elles ne sont pas toutes également bonnes pour
nous rendre heureux. Le Sophiste prétend nous faire voir les choses du
côté qui les fera paraître bonnes et utiles. Donc cette objection n’est pas
décisive.
Mais voici ce qu’on peut et doit répondre :
1. — Protagoras soutient que chaque chose est à chacun ce qu’elle lui
apparaît. Donc toute opinion est vraie. Mais c’est une opinion admise que
la science diffère de l’ignorance. Nous devons donc déclarer que la
science diffère de l’ignorance, que le savant sait plus que l’ignorant. Or
ceci contredit l’opinion de Protagoras d’après laquelle tout le monde est
en possession du vrai ; donc Protagoras se contredit lui-même (140 A).
2. — Protagoras distingue le vrai et le bon : toutes les opinions sont
vraies mais ne sont pas également bonnes. Mais en ce qui concerne le bien,
il y a deux choses à distinguer : le bien du moment, c’est-à-dire <104> le
plaisir de la sensation et le bien futur. C’est à ce bien futur que pense Prota­
goras quand il prétend nous renseigner sur Futile. Or, prévoir l’avenir, c’est
connaître le cours des choses, les lois de la nature, s’élever au dessus de la
sensation. Donc la connaissance de l’utile lui-même dépasse la sensation
actuelle (179 C). La science n’est donc pas la sensation.
La science serait-elle le jugement vrai ? àXTjôrjç $6£a. Cette seconde
théorie a sur la première l’avantage de faire une certaine part à l’activité de
l’âme : celle-ci au lieu d’être purement passive réagirait et prononcerait des
248 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

jugements, et la science ne serait que le jugement vrai. Mais cette doctrine


a l’inconvénient de ne pouvoir expliquer l’erreur. C’est dans le Tbéétètè93
que le problème de l’erreur est abordé pour la première fois en philo­
sophie. Comment distinguer le jugement vrai du jugement faux ? Le juge­
ment faux se rapportera ou à ce qui est connu, ou à ce qui est inconnu.
S’il se rapporte à ce qui est connu, c’est un jugement vrai puisque le
jugement vrai se confond par hypothèse avec la connaissance ; et, d’autre
part, il ne peut se rapporter à ce qui est inconnu, parce que de ce qui est
inconnu, nous n’avons aucune opinion, l’opinion vraie étant conforme à
la connaissance.
Veut-on poser cette objection sous une forme plus précise, on dira
avec Platon (Théétète, 190 C) que si on définit la science : l’opinion vraie,
l’erreur ne peut avoir lieu que par la confusion : 1. D’un objet connu avec
d’autres objets connus ; 2. D’un objet connu avec des objets inconnus.
Or, si on y prend garde, on verra que ces deux confusions sont inconce­
vables. Car si je confonds un objet connu avec un autre objet connu, il
faut que je semble me tenir ce discours : tel objet se confond avec tel
autre objet que je connais aussi : ce cheval est un bœuf.
Reste la deuxième hypothèse ; il faudrait que je me tienne un discours
intérieur par lequel j’identifierais une chose que je connais et une autre
que je ne connais pas. Mais, si je ne la connais pas, comment la confondre
avec celle que je connais ?
Donc les deux hypothèses sont également <105> inadmissibles. Il
existe, il est vrai, un troisième moyen de se tirer d’affaire, c’est de faire
intervenir la mémoire et l’utilité. On dira que l’erreur s’explique de la
manière suivante : il y a d’une part des perceptions actuelles et d’autre
part une mémoire qui groupe, accumule, superpose des sensations pas­
sées, d’où il résulte que nous avons dans l’esprit des types, un cadre dans
lequel nous faisons entrer nos sensations, et quand nous nommons un
objet, nous ne faisons qu’appliquer à une perception active un terme
général qui préexiste dans notre esprit.
L’erreur s’explique alors facilement, c’est-à-dire qu’on subsume une
sensation active à un terme général ou signe, <n)peTov, qui ne lui convient
pas ; c’est-à-dire qu’on fait entrer une espèce dans un genre auquel elle est
étrangère.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 249

Cette théorie satisfait fort Platon ; et il faut remarquer qu’elle contient


en germe la théorie des Idées. Ces types généraux, ces CT7)(i.£Ta deviennent
des Idées platoniciennes.
Cependant cette explication de l’erreur prête le flanc à des objections
graves, car il y a des erreurs qui ne rentrent pas dans la catégorie précé­
dente. Il y a des erreurs qui se produisent sans qu’il y ait eu comparaison
entre la sensation et le <T7){j.£Ïbv. Ainsi dans les mathématiques, l’esprit n’a
affaire qu’à de pures idées. La subsumption à l’idée générale n’a pas lieu et
pourtant l’erreur est possible.
Si on examine les différentes critiques adressées par Platon à cette
théorie de la science, on verra qu’il lui reproche de ne pas avoir attribué à
l’esprit une initiative suffisante. Si on conçoit l’intelligence comme un
réceptacle d’idées, au lieu d’intervenir pour les fixer, cette intelligence sera
incapable de distinguer le vrai du faux. Tout jugement sera un jugement
vrai, car dans le monde de la matière, il n’y a pas de milieu entre l’être et le
non-être.
Reste une dernière définition de la science ; c’est la définition précé­
dente corrigée.
La science serait l’opinion vraie accompagnée d’une raison, àXyjÔ^ç
$6£a fAExà Xoyou (7béétète, 201 C).
Platon fait ici allusion aux théories logiques des Cyniques : ceux-ci
avaient <106> transporté à la logique le mécanisme de Démocrite. Ce
mécanisme logique est critiqué tout au long dans le Théétète. Mais nous
n’indiquerons que les opinions généralisées par Platon contre cette défi­
nition de la science. Si on entend par Xoyoç les éléments d’une chose, et
c’est dans ce sens qu’on a compris jusqu’ici l’explication, si donc on
entend par Xoyoç les éléments de l’objet que l’on considère, on arrive à
une science tout à fait insuffisante, attendu que dans un tout il y a autre
chose que les éléments. Il y a en outre ce que Platon appellera plus tard
l’Idée, c’est-à-dire ce qui préside à l’ordre et à l’arrangement des parties.
C’est ainsi que les lettres a et a ne suffisent pas à rendre compte de la syl­
labe cra. Il y a autre chose dans cra que dans chacune des lettres puisque la
finale prise par cette juxtaposition donne un son nouveau.
Ainsi cette dernière définition de la science serait excellente si on
pouvait donner du X6yoç une définition précise, et cela n’a pas été fait.
250 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

D’ailleurs, toutes les fois qu’on fera intervenir l’opinion dans une
définition de la science, on fera fausse route. L’opinion, nous dit Platon
dans le Ménon, ne donne que l’incertain, la science nous met en posses­
sion du stable, de la vérité.
Dans le TiméèM, Platon déclare que l’opinion et la science s’obtiennent
par deux processus différents ; la science par l’instruction, l’opinion
même vraie par simple persuasion. Il existe un art spécial pour produire
l’opinion, c’est la rhétorique.
Enfin dans la République**, Platon déclare que la science a pour objet
l’être, au lieu que l’opinion est confinée dans un domaine intermédiaire
entre l’être et le non-être.
Donc toutes les théories présentées jusqu’ici sur la science sont
des théories vicieuses, elles méconnaissent la part de l’esprit dans la
connaissance.

5. Les conditions de la science et les facultés intellectuelles

Il résulte de la critique faite par Platon des doctrines sensualistes que la


science ne peut exister qu’à la condition d’être valable pour tout le monde.
Dans le système de Protagoras, nous avons vu que la sensation était
insuffisante. Il est donc nécessaire qu’au-<107>dessus de la sensation il y
ait une faculté spéciale capable de connaître l’universel, c’est ce que Pla­
ton appelle la voyjulç. En quoi consiste cette vévjffiç ? Ici encore, la réfuta­
tion des théories sensualistes nous fournit une réponse. Nous avons
démontré que l’erreur ne pouvait jamais résider dans les termes. Elle ne
peut donc exister que dans leur rapport. Mais il ne suffit pas d’expliquer
la liaison des termes, il faut expliquer pourquoi ils s’enchaînent. Donc,
découvrir les termes, expliquer leur liaison, voilà la v6y)<h<; et la principale
démonstration de la science. Demandons-nous quel est l’objet de la
science et en quoi consiste les termes à lier ensuite.
Nous avons vu que l’opération logique qui est le propre de la science
doit être indépendante de l’objet. Donc, l’être ou l’objet auquel vise la
science doit être universel, c’est-à-dire ne pas dépendre de l’individu,
avoir une autre nature propre. En second lieu il faut que l’être soit intelli-
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 251

gible, c’est-à-dire qu’il ne soit pas en contradiction avec lui-même. Or, il


résulte que l’objet de la science ne saurait être une chose matérielle.
L’objet matériel d’abord est pour chacun de nous ce qu’il paraît être ; en
second lieu surtout l’objet matériel est contradictoire, car les contraires
coexistent en lui : il est à la fois grand et petit, chaud et froid. D’où il
résulte que l’objet de la science doit être un objet suprasensible.
C’est ce que Platon nous dit dans le Phèdre*.
Il y a donc une définition des substances suprasensibles que la science
étudie. L’objet de la science n’est pas seulement suprasensible, il a
d’autres qualités. Il faut qu’il soit multiple, car de l’unité absolue, l’on ne
saurait rien tirer qu’elle-même. Or il n’y a guère qu’un moyen de concilier
ces diverses exigences, c’est de regarder comme objet l’Idée.
Cette Idée est suprasensible, car l’objet matériel est un objet indivi­
duel et ce qui est universel dépasse la sphère de la sensation ; cet objet est
à la fois un et multiple, car le genre est un, en tant que genre, et multiple
en tant qu’il exprime une multiplicité d’individus.
Nous pouvons maintenant nous faire une idée précise de la concep­
tion platonicienne <108> de la science.
Jusqu’à Socrate, dans les conceptions d’Héraclite, etc., en particulier
de Protagoras, l’objet de la science est le phénomène. Cette doctrine ne
tient pas compte des exigences de l’esprit humain ; l’esprit vise à l’un, à
l’immobile, à ce qui est universel, et une science qui ne serait que l’image,
se déroulant dans l’esprit, d’une série de phénomènes se remplaçant les
uns les autres, ne serait pas une science.
L’esprit a des exigences à lui ; ces exigences, la doctrine éléatique
en tenait compte et nous arrivons ici à la seconde conception de la science.
D’après les Éléates, on ne peut reconnaître que l’un, l’immobile,
l’universel. Mais les Éléates se heurtent à une difficulté grave. On pouvait
reprocher à leur science de n’être plus la réalité et, de fait, ils s’étaient
mis en contradiction avec le sens commun en niant le mouvement et la
multiplicité.
Après les Ioniens et les Éléates, des efforts infructueux furent tentés
pour concilier les deux doctrines.
L’originalité de Platon a été d’effectuer cette conciliation en se trans-
portant dans un domaine autre que celui où on était resté jusque-là.
252 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Il se demanda si en expliquant les choses non par des éléments maté­


riels, mais par des concepts, on ne lèverait pas cette difficulté en appa­
rence insoluble.
Supposons en effet que, d’une part, la madère ait une certaine réalité,
la réalité d’une apparence, la réalité d’une ombre, et que, d’autre part, il
y eut des idées, c’est-à-dire des genres réalisés quelque part, existant d’une
existence suprasensible et dont les objets matériels ne seraient pour ainsi
dire qu’une ombre projetée. Alors on s’explique que tout est changement
et que tout est immobile, d’une part unité, de l’autre multiplicité.
Mais le savant et le philosophe étudie non pas l’ombre, mais la réalité,
non pas les qualités sensibles, mais les qualités conçues par la raison. Le
domaine du savant est donc le domaine de l’universel, de l’immobile, de
l’un, le domaine des genres, tandis que le domaine de la sensation est le
domaine des individualités.
Et on s’explique <109> ainsi que, d’une part, la sensation et la per­
ception du monde matériel ne nous donnent que le changement et le
multiple ; et, d’autre part, que la science vraie ne puisse avoir pour objet
que l’immobile et l’universel, en considérant qu’avec l’immobile et
l’universel on aboutit à des contradictions. Le mécanisme est pour ainsi
dire gâté par une infiltration de dynamisme.
Mais l’idée de Platon a été de créer un monde de la science qui n’est pas
celui de la réalité sensible mais qui n’est pas habité par des chimères.
Remarquons que cette théorie est celle de tous les savants. On est
d’accord pour dire que la science vise à des lois générales et que ces lois
ne sont que des conceptions de l’esprit. Nous admettons tous qu’il y a un
monde de la science tout différent du monde des idées sensibles et que
néanmoins la connaissance du monde supérieur est éminemment la
connaissance des choses sensibles.
Seulement comme nous le verrons, Platon donne à ses idées une exis­
tence distincte de celle de l’esprit qui les conçoit. Nous aurons à appro­
fondir cette question. Pour le moment ne nous préoccupons que des
conditions de la science. Demandons-nous donc seulement quels sont les
rapports des idées entre elles.
D’après Platon, le grand tort des Sophistes et de leurs prédécesseurs a
été de ne faire aucune distinction entre l’autre et le contraire, to ëxepov
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 253

xal rb èvavTiov. Les contraires n’ont rien de commun tandis que les
choses autres ont des éléments communs. Or tant que l’on s’en tient aux
choses sensibles comme à l’unique réalité, on n’aperçoit que des contra­
dictions, car la sensation ne nous montre rien de commun entre deux
qualités différentes. Entre le rouge et le violet, par exemple, qu’y a-t-il de
commun si l’on s’en tient à la perception pure97 ? Mais si l’on se place au
point de vue de la raison, on s’aperçoit qu’elles ont quelque chose de
commun puisque ce sont des couleurs. Si l’on envisage les choses de ce
second point de vue, on s’aperçoit qu’une foule de termes séparés les uns
des autres, et par conséquent contraires, deviennent simplement autres et
non plus contraires et peuvent être liés par le fait <110> qu’ils restent
dans une même catégorie.
Ainsi se trouve résolu le grand problème de savoir si les choses ont
des rapports entre elles. Les Ioniens le prétendent ; d’après les Éléates, au
contraire, le multiple n’est pas, il y a confusion de tout avec tout, confu­
sion générale ; la vérité est entre les deux.
Certaines choses sont capables d’avoir des rapports entre elles et
même d’être identifiées ; les autres ne le peuvent pas. Mais ces dernières
sont contraires et par conséquent sans rapports entre elles.

Conclusion

La conclusion est donc que l’objet de la science consiste dans les


Idées ; l’Idée est suprasensible, une et multiple à la fois et participe de cer­
taines autres idées ; elle est une et peut en contenir d’autres.
En d’autres termes, lorsqu’on quitte le domaine sensible pour s’élever
aux idées générales, on s’aperçoit qu’une foule de choses qui paraissent
impossibles deviennent possibles. C’est là le fond même de la théorie des
Idées.

1. Les facultés intellectuelles et la Dialectique

Pour comprendre la dialectique platonicienne, il est nécessaire de


connaître la division platonicienne des facultés de l’âme. On ne peut pas
dire que Platon ait connu la psychologie proprement dite. Cette science
n’est qu’un corollaire de sa métaphysique.
254 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Platon a parlé de l’âme de deux manières : d’une manière mythique


dans le Phèdre et le Timée, d’une manière scientifique dans le Phédon et la
République (TV, VI, VII).
Le Dieu supérieur, quand il a créé les races mortelles, a mis dans l’âme
deux parties : l’une mortelle, l’autre immortelle. Mais ce qui importe le
plus à la connaissance de la dialectique platonicienne, c’est la théorie de
Platon relative à la déchéance de l’âme.
L’âme en entrant dans le corps est déchue ; il en résulte qu’elle ne
peut plus voir les choses telles qu’elles sont ; elle les corrompt, les altère.
C’est précisément pour cela qu’il faut chercher une méthode et commen­
cer à désapprendre le faux. Toute âme humaine est déchue <111 > ; dès
lors, apprendre n’est pas autre chose que se ressouvenir.
Nous avons contemplé jadis les Idées dans leur pureté et la science
n’a d’autre objet que de nous ramener à cet état antérieur et supérieur. Or
cette simple considération nous explique la possibilité de la science. Il
semble en effet qu’apprendre soit impossible, car on n’apprend pas ce
qu’on connaît déjà, et on ne peut pas chercher à connaître ce dont on ne
connaît rien puisqu’on n’en connaît pas l’existence. Mais grâce à cette
hypothèse d’une vie antérieure et meilleure, on peut soutenir que nous
avons une vague réminiscence du beau, du bien, du vrai, de tout ce qui est
objet de la science.
Cette réminiscence, àvàpvYjCTiç, explique donc la possibilité d’ap­
prendre et elle rend également compte de la conception que nous avons
des choses supérieures aux connaissances des sens, car enfin sans elle,
comment se représenter que l’homme pense à d’autres objets que ceux
qu’il a sous les yeux ? On pourrait se demander en quoi consiste, au fait,
cette connaissance antérieure. Dans le Phèdre, il est dit que cette connais­
sance a été une vision, ô^iç98 ; il semble qu’il s’agisse d’une perception
véritable, l’âme étant postérieure et recevant la connaissance immédiate­
ment d’idées immuables ; ce sera donc une connaissance suprasensible.
Cette déchéance de l’âme ne se manifeste pas seulement par la rémi­
niscence, mais encore par l’amour, epcoç.
L’amour, nous dit Platon, est fils de la pauvreté et de l’abondance. En
effet l’amour est l’état d’une âme qui ne possède pas ce qu’elle désire,
mais qui fait déjà un pas vers la possession.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE ■ 255

De même que la réminiscence est l’état d’une intelligence qui ne sait


pas et qui a pourtant un commencement de science puisqu’elle cherche à
apprendre et sait qu’il y a quelque chose à savoir, ainsi en est-il de l’amour.
Ce que la réminiscence est à l’intelligence, l’amour l’est à la sensibilité.
La réminiscence est comme l’impulsion que nous recevons vers le bien ;
l’amour est une impulsion au beau ; et le beau et le bien ne sont pour Pla­
ton que des aspects divers d’un <112> même objet.
Ceci posé, la vie intellectuelle présente quatre faces correspondant à
quatre degrés de la réalité.
Platon distingue en effet deux mondes très différents : le monde
visible, théâtre du devenir, yéveaiç ; c’est le monde des choses sensibles ;
et le monde intellectuel qui seul existe réellement.
Chacun de ces deux mondes peut du reste se subdiviser en deux par­
ties, le monde visible comprenant les images et les corps, le monde intelli­
gible comprenant les choses mathématiques et les Idées proprement dites.
Nous aurons à définir nettement ces quatre termes quand nous parle­
rons de la hiérarchie des Idées. Bornons-nous à dire que les images sont
cette connaissance bien vague des choses matérielles que possède le vul­
gaire, savoir que les corps sont des objets matériels eux-mêmes doués
d’un minimum d’existence ; que les choses mathématiques sont déjà
douées d’une réalité substantielle puisqu’elles servent aux philosophes de
point d’appui pour s’élever jusqu’aux Idées. Quant aux Idées elles-
mêmes, ce sont les seules choses existant, les archétypes, ou modèles par­
faits, dont les choses dites matérielles ne sont qu’une représentation
affaiblie. A ces quatre degrés de la réalité et de l’être correspondent quatre
facultés intellectuelles :
1. — La fantaisie, etxatna, ou opinion, $6£a, correspond aux images.
2. — La foi, tcicjtlç, ou opinion vraie, àXrjôrjç §6£a, correspond aux
corps, croifxaTa.
3. — L’intelligence discursive, Siàvoia, que nous appellerions
aujourd’hui raisonnement abstrait, correspond aux mathématiques,
(i.a0y)[i.aTixi^.
4. — Le vouç raison pure, faculté métaphysique par excellence, faculté
de contempler les pures Idées. Ce n’est pas la Raison abstraite, cest
l’intuition supérieure.
256 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

L’art du dialecticien sera de partir de la sensation aicrÔYjcriç et de


s’élever par degrés jusqu’à l’intuition pure, jusqu’à la connaissance méta­
physique.
L’exercice de la sensation est le point de départ, l’exercice du vouç est
le point d’arrivée.
<113>

2. ha dialectique

Le point de départ de la dialectique platonicienne semble avoir été la


considération suivante : {République, VII, p. 123 a)". « Parmi les sensa­
tions, il en est qui n’invitent pas à la pensée, à la réflexion, parce que la
sensation suffit à les expliquer. Mais il en est d’autres qui provoquent
notre réflexion en nous étonnant parce qu’elles ne nous donnent rien
d’intelligible... Voici, par exemple, un objet sensible, un doigt ; si nous
nous en tenons à la perception qu’il nous fournit, il ne provoque pas en
nous des idées contradictoires. Mais si l’on se demande, est-il grand ou
petit ? Alors, les idées fournies par les sens seront contradictoires, car le
doigt sera grand ou petit selon le terme de comparaison. » Et à plusieurs
reprises, Platon répète que ce qui donne le plus à réfléchir, c’est le spec­
tacle de ces contradictions inhérentes à la matière : la même chose étant
grande ou petite, chaude ou froide, selon le terme de comparaison. Que
doit faire l’âme pour se soustraire à cette absurdité ? Elle se demandera si
le jugement contradictoire porte réellement sur une seule chose ou s’il ne
porterait pas sur deux choses différentes. Divisant alors ce que la sensa­
tion confondait, l’esprit considère comme existant à part ce qui semblait
n’être qu’un seul objet et supprime ainsi la contradiction : on dira par
exemple que dans le cas actuel le grand est quelque chose d’existant par
soi et le petit aussi, et qu’ils se sont comme donnés rendez-vous dans cet
objet que nous déclarons faussement grand et petit, attendu qu’en réalité
il n’y a pas d’objet unique ; il y a le grand et le petit réunis. Et de même
pour le chaud et le froid.
Et ainsi, tandis que tout est en contradiction si on attribue de la réalité
aux objets, cette contradiction est supprimée si on attribue la réalité non
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 257

aux objets, mais à leurs qualités ; ce sont les qualités qui existent par elles-
mêmes, chaud, froid, grand, petit, etc.100.
C’est ce qu’on appelle des genres ou, mieux, des Idées.
<114> Donc la dialectique consiste à séparer ce que la sensation
nous donnait comme confondu, de manière à ne pas violer le principe de
contradiction. Mais ce n’est pas tout. Ces Idées que la pensée isole, dis­
tingue les unes des autres, dirons-nous qu’elles n’ont aucun rapport, ou
qu’elles participent toutes entre elles ? Ni l’une ni l’autre de ces deux solu­
tions extrêmes n’est possible.
Ce qu’il faut dire, c’est que certaines Idées s’excluent, que d’autres
s’unissent. Il y a des genres qui sont capables d’entrer dans d’autres genres,
et il y a des genres qui n’en sont pas capables, de sorte que le but de la dia­
lectique n’est pas seulement de séparer mais encore d’unir. Elle cherche,
comme dit Platon, le multiple dans l’un, mais surtout l’un dans le multiple.
Ce qui revient à dire qu’elle détermine : 1 / les Idées ; 2 / leurs
rapports.
Quels sont les procédés par lesquels on arrivera à séparer les Idées et
à déterminer leurs rapports ?
La dialectique, nous dit Platon lui-même {Cratyle, 390, Q, est une
conversation entre gens qui savent interroger et répondre. C’est donc un
dialogue méthodique. On met à l’épreuve une certaine thèse et la dialec­
tique est comme une pierre de touche pour découvrir la vraie valeur
d’une affirmation.
Le dialecticien force son adversaire à faire des concessions qui
finissent par renverser son système ; sur ce point la dialectique n’est pas
sans analogie avec la sophistique. Mais tandis que le Sophiste contredit
pour contredire et fait de la discussion une fin, le dialecticien la considère
comme un moyen, et ne contredit que pour arriver au vrai.
A ce procédé général s’en rattache un autre tout particulier que
l’historien anglais Grote101 explique, le Cross examination. C’est le nom
qu’on donne dans la jurisprudence anglaise à un débat contradictoire
entre accusé, juge et avocat, débat où on examine non seulement la thèse
en question, mais aussi la thèse contraire.
Or cette méthode est couramment appliquée dans les dialogues de
Platon.
258 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

En effet, une thèse ayant été posée, si l’on pouvait arriver à démontrer
la thèse contraire, il en résulterait que la première, au lieu d’être vraie serait
simplement possible. Si l’on s’aperçoit qu’une des deux thèses ne peut pas
se démontrer, la vérité de l’une est confirmée par la fausseté de l’autre.
Enfin si l’on peut prouver que la thèse et l’antithèse sont toutes les deux
fausses, alors, de deux choses l’une : ou elles sont tellement contradic­
toires qu’il n’y a pas de milieu entre elles, <115> il n’y a pas moyen de les
concilier ; alors l’hypothèse d’où elles dérivent l’une et l’autre est fausse ;
ou bien il y a un moyen possible entre la thèse et l’antithèse, et alors il y a
lieu d’examiner si en modifiant un peu l’hypothèse, on n’en fera pas tom­
ber la contradiction, de sorte que de toute manière, on a intérêt à discuter à
la fois la thèse et l’antithèse : c’est-à-dire les deux propositions contraires.
Voilà pour la forme.
Nous arrivons maintenant au fond.
Comme nous le disions, la dialectique vise à déterminer les genres et
les espèces et à indiquer aussi les rapports des choses. Cela implique que
l’artifice de la dialectique est double. Il faut d’abord ramener à une idée
unique les choses éparses de la réalité, donner des définitions générales ;
ensuite, une fois l’idée générale trouvée, il faudra la séparer en ses espè­
ces, la diviser selon ses articulations naturelles, sans briser aucun membre,
ainsi que ferait un cuisinier maladroit.
Nous touchons ici au point essentiel du platonisme. Le monde sen­
sible, d’après Platon, nous offre sans doute l’image des Idées, mais ce que
nous apercevons des Idées dans le monde sensible est en désordre. Les
Idées sont pour ainsi dire brisées, les éléments sont pêle-mêle et ceci
tient, comme nous le verrons, à ce qu’un élément étranger, inintelligible,
le to à7ueipov, se mêle aux Idées proprement dites, les bouleverse, les
désorganise.
Un objet matériel est un monceau de qualités placées pêle-mêle, sans
organisation systématique. Le but de la dialectique est de reconstituer
pour ainsi dire les organismes dont les Idées sont les éléments. Il s’agit de
construire un monde des Idées correspondant à la vérité, monde où les
Idées ne se séparent les unes des autres que par abstraction, parce qu’on
aura respecté leurs rapports naturels. Or le double procédé que nous
venons d’indiquer : analyse et synthèse, n’a d’autre but que d’effectuer
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 259

cette double opération. Partant du monde sensible, on s’élève par généra­


lisations successives jusqu’à une Idée, puis lorsqu’on y est arrivé, on
divise cette Idée, mais les éléments qu’on y retrouve ne sont pas ceux
d’où on était parti ; car ceux-ci étaient en désordre, au lieu que lorsqu’on
analyse l’Idée une fois trouvée, on respecte ses articulations naturelles ;
on la divise en ses espèces, et ces espèces seront divisées à leur tour.
Il ne nous reste plus maintenant pour nous faire une idée précise de la
dialectique, qu’à indiquer l’ordre des questions dont le dialecticien
s’occupe.
On partira du monde sensible, de la sensation et de l’opinion, a?a07]ai<;
et SoÇa, puis par des généralisations opérées sur ces éléments, on s’élèvera
aux idées mathéma-<116>tiques, xà (xa0Y){xaTtxà, celles auxquelles cor­
respond l’opération intellectuelle appelée Siàvoia. Ces idées mathémati­
ques ne sont pas encore des Idées pures. En effet, elles supposent des ima­
ges, le mathématicien faisant appel à des figures, une < >102 de sensation
ou au moins d’opinion. Cependant il faut remarquer que pour le mathé­
maticien les figures ne sont guère que des symboles, des secours pour la
pensée. L’objet des mathématiques est donc déjà quelque chose d’idéal, la
figure n’intervenant que comme un symbole pour soutenir la pensée.
Le dialecticien passe par les mathématiques, mais il s’élève plus haut
que les mathématiques ; les mathématiques ne sont pour lui qu’un point
d’appui, un tremplin sur lequel il posera le pied pour s’élever alors aux
Idées pures, les Idées proprement dites, celles qui sont sans mélange
d’éléments sensibles.
Ainsi, simples images, idées mathématiques, Idées pures, voilà les
trois étages pour ainsi dire par lesquels passe le dialecticien, les degrés
inférieurs n’ayant d’autre utilité, ni d’autre raison d’être que de nous
conduire au sommet.
Entre les Idées proprement dites elles-mêmes, il y a une hiérarchie.
Quel est le critérium ? C’est difficile à dire. Dans le IVe livre de la Répu­
blique, nous voyons que la supériorité de l’Idée tient à son ancienneté et à
sa force, 7cpea6e£a et Suvapuç. Une Idée est d’autant plus élevée qu’on peut
la considérer comme précédant les autres.
Ailleurs, Platon nous dira qu’une Idée est d’autant plus haute qu’elle
se rapproche davantage de l’Idée du Bien. Ce qui est certain, c’est que le
260 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Bien occupe la première place dans cette hiérarchie. Mais quant au rang
respectif des Idées inférieures, Platon ne paraît pas fixé.
Le Vrai vient après le Bien. Le Beau est-il inférieur au Vrai ? C’est une
question difficile à trancher. Dans le Phèdre, le Beau est défini par la splen­
deur du Bien. Ce ne serait donc que le Bien vu d’une certaine manière.
Ailleurs, le Beau paraît pourtant être quelque chose de distinct du Bien, et
au-dessous de lui. Quoi qu’il en soit, nous pouvons maintenant nous faire
une idée suffisamment précise de la dialectique dans son ensemble. La
dialectique est un effort de l’esprit pour trouver la raison dernière des
choses : l’absolu.
C’est une opération métaphysique en même temps que logique. Cette
opération consiste à déterminer : 1 / les Idées des choses, c’est-à-dire les
genres ou qualités ou types selon les cas ; 2 / les rapports des Idées entre
elles.
Les Idées, ce sont les éléments qualitatifs des choses pures de tout
mélange, quand on les considère à part, immuables et simples. Les rap­
ports, <117> ce sont les relations internes, la parenté vraie entre les
Idées, les relations qui dérivent de la nature même des Idées que l’on
considère et non pas de l’intervention du hasard ou de la nécessité
comme dans le monde sensible.
Dans le monde sensible, en effet, intervient une cause de perturba­
tion : ce que Platon appelle l’indéfini xo à7reipov ou encore la nécessité
àvàyxY) ou le non-être xo pr) Ôv quelquefois même le grand et le petit.
Or de l’intervention de cette cause résulte entre les Idées des rapports
accidentels, des absurdités.
La dialectique a pour but d’éliminer cet élément de désordre et de
classer les Idées d’après leurs affinités propres dans l’ordre où elles se
classeraient elles-mêmes pour ainsi dire si elles étaient libres.
Cette entreprise n’a rien de chimérique. La science ne fait pas autre
chose que cela. Au monde de l’individuel, du particulier, où les phéno­
mènes se succèdent en vertu de ce qui paraît être, à une simple inspec­
tion, hasard ou caprice, elle substitue un monde différent, celui des lois
générales s’enchaînant les unes aux autres en vertu des rapports mathé­
matiques, faisant par conséquent entre elles une espèce de monde idéal
où les choses nous apparaissent avec leurs véritables rapports.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 261

3. De la nature des Idées. Rapports avec la matière

Cette étude de la dialectique soulève une question grave. Il s’agit


de savoir jusqu’à quel point le monde des Idées est distinct du monde
matériel.
Les Idées ont-elles une existence séparée, transcendante, en dehors
du monde sensible ? Ou bien le monde sensible ne serait-il pas le monde
des Idées lui-même, mais gâté par un élément de désordre ? Auquel cas,
sans doute, la dialectique aboutirait à un monde plus scientifique, mieux
organisé que le monde sensible, mais où l’organisation serait purement
idéale, œuvre du savant, œuvre du dialecticien, qui ne correspond plus à
la réalité ?
Sur ce point les historiens sont très divisés.
Y a-t-il pour Platon deux mondes distincts ou un seul ? Le monde
sensible n’est-il que l’assemblage des Idées ? Le monde intelligible n’est-il
que l’ensemble idéal, conçu par le savant, des éléments simples dont le
monde sensible est le mélange ? Ou bien y aurait-il un monde d’idées à
part et le monde sensible jouerait-il simplement le rôle d’excitation pour
lancer l’intelligence dans la réunion des Idées ? Il y a au moins trois solu­
tions possibles :
1. — Platon serait idéaliste, ce qui revient à dire qu’il aurait confondu
ensemble le monde sensible et le monde intelligible. S’il n’y avait qu’un
seul monde, vu différemment par le vulgaire et le savant, le vulgaire y
apercevrait les Idées mêlées entre elles, désormais confuses. Le savant les
séparerait et les classerait hiérarchiquement.
2. — Platon serait dualiste. <117> Il aurait cru à deux mondes dis­
tincts, l’un de désordre, l’autre d’harmonie.
3. — On peut soutenir que Platon a été à la fois l’un et l’autre, tantôt
idéaliste, tantôt dualiste.
Souvent il est hésitant, flottant, ne sachant pas lui-même jusqu’à quel
point accorder la transcendance aux Idées. Considérons successivement
ces diverses questions103.
1

'
NOTES

Toutes les réferences aux Œuvres de Bergson sont données dans le texte de l’Édition du
Centenaire, Paris, PUF, 1959.

I
NOTES DU
Cours sur Plotin

REMARQUE PRÉLIMINAIRE:
Bergson signale* une traduction allemande de Mueller, des extraits traduits en anglais et la
traduction française de Bouillet. Très critique à l’égard de cette dernière - « c’est moins une tra­
duction qu’une paraphrase » — il ne l’utilise guère lorsqu’il cite des passages de Plotin ; du moins
ne trouve-t-on aucune citation littérale de la traduction de Bouillet. Bergson était un bon hellé­
niste et feu Philippe Soûlez détenait une traduction française du livre A de la Métaphysique
d’Aristote effectuée par Bergson lui-même. Le plus probable est que Bergson traduit directe­
ment et à sa façon du grec au français. Lorsqu’il a paru utile d’accompagner la référence aux
Eméades du texte lui-même, c’est la traduction d’É. Bréhicr qui est citée. A cette date (1996),
une nouvelle traduction des Ennéades est en cours de parution, duc à P. Hadot (trois volumes
parus, Traité 38, Paris, 1988, Traité 50, Paris, 1990, Traité 9, Paris, 1994).

1. « Plotin est un Grec uniquement inspiré des Grecs. » C’est un point sur lequel Bergson a
hésité. Le cours de Clermont-Ferrand, vol. IV, p. 147, tient pour l’influence du christia­
nisme ; le cours au Lycée Henri-IV, dans ce meme volume, p. 146, ms. p. 192-117 tient plu­
tôt pour l’influence du judaïsme ; ce cours à l’École normale supérieure soutient au contraire
la thèse de l’autarcie hellénique ; la position dernière de Bergson sur ce point se trouve dans
Les deux sources de la morale et de la religion, p. 1161 : « La philosophie de Plotin, à laquelle ce
développement aboutit, et qui doit autant à Aristote qu’à Platon, est incontestablement
mystique. Si elle a subi l’action de la pensée orientale, très vivante dans le monde alexandrin,
ce fut à l’insu de Plotin lui-même, qui a cru ne faire autre chose que condenser toute la phi­
losophie grecque, pour l’opposer précisément aux doctrines étrangères. »
2. Porphyre, Vie de Plotin, éd. et trad. É. Bréhicr, aux Éditions des Belles Lettres, en tête de
YEnnéade I, p. 1-31. Voir aussi J. Pépin, avec la collaboration de L. Brisson, M.-O. Goulet-
Cazé, R. Goulet, D. O’Bricn, Porphyre, la vie de Plotin, vol. I (1982) et II (1992), Paris, éd.
Vrin.
3. Eunapc, Vie des sophistes, éd. et trad. W. C. Wright, Londres, Loeb Classical Library, 1961.

* Manuscrit, p. 25-27, vol. IV, p. 27.


264 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

4. Eudoxe de Cnidc, Fragmente, éd. F. Lasserre, Berlin, 1966.


5. « Un système qui réunira toutes les idées maîtresses de la philosophie grecque. » Cette
thèse synthétique éclaire la compréhension qu’a Bergson de la philosophie grecque. Elle
permet de préciser le sens de son attention à Plotin : pas seulement attention à un auteur
particulier, mais à l’auteur total qui condense en lui et résume toute la philosophie
grecque. Ayant ainsi réduit l’infinie diversité historique au déterminé et au fini Bergson va
sortir de la simple érudition et porter un jugement critique et résolu, non seulement sur la
philosophie grecque, mais sur tous ceux qui, en des temps moins reculés, n’ont « guère
fait que répéter Plotin» {Mélanges, p. 1076). Sur la constance de cette thèse synthétique
chez Bergson, voir plus haut dans ce volume IV, Introduction, p. 8-9. Mais contra, voir
infra, n. 64.
6. Némésius d’Émèse, Sur la nature de l’homme, éd. et trad. ffanç. G. Verbeke et J. R. Moncho,
Lcyde, 1975.
7. Hiéroclès, Fragments et témoignages sur le traité de la providence, dans Photius, Bibliotheca, éd. et
trad. R. Henry, t. III, cod. 214, Paris, 1962, et t. VII, cod. 251, Paris, 1974.
8. Allusion à Ammonius dans Porphyre, Vie de Plotin, § 3.
9. Vie de Plotin, § 20-21 : longue citation d’un passage de l’ouvrage de Longin, De la fin.
10. Kirchncr, Die Philosophie des Plotinos, Halle, 1854. Voir aussi Zeller, Philosophie der Griechen,
L 2, p. 474-475, note.
11. Le manuscrit est défectueux. Avec la mention de « Gordien », on peut supposer une allu­
sion à la Vie de Plotin, § 3 : son intérêt pour la pensée perse et indienne pousse Plotin à
suivre l’empereur Gordien en Perse : «... Mais Gordien fut défait en Mésopotamie. Plotin
eut peine à s’échapper et se réfugia à Antioche. »
12. Hegel dans son histoire de la philosophie loue les courtisans de n’avoir pas permis la fon­
dation de Platonopolis.
13. Sur Amélius : L. Brisson, « Amélius, sa vie, son œuvre, sa doctrine, son style », dans Aufstieg
und Niedergang der Romiscben Welt (ANRW), II, 36, 2, Berlin-New York, 1987, p. 793-860.
14. Celle de Plotin, bien entendu. Nous laissons ces traces de style parlé, où la parole traduit
une pensée vivante, qui suit son idée et ne se soucie pas de « rattacher les wagons ».
15. Bien que l’écriture ne soit pas très lisible, le manuscrit semble bien porter : «Tout ce qu’il
éprouvait. » Soit il y a là un lapsus pour « tout ce qu’il écrivait », soit c’est bien ce que pen­
sait Bergson ; soit enfin le lapsus est révélateur.
16. Dans les notes de l’auditeur : « Il apportait aux choses pratiques la même pénétration que
dans ses écrits. »
17. Vie de Plotin, § 10.
18. Vie de Plotin, § 2.
19. Eunapc, op. cil., p. 358-359, «6 uèv yàp riXcoTtvoç tco xe r»jç ÿuxfjç oùpavfco xai "£> XoÇtô
xat atvcypaToiSet xûv Xéywv, (3apùç èSôxet xal Stxrrçxooç».
20. De cette phrase, les termes autre et encore ne figurent pas dans le manuscrit.
21. Sur l’ordre des traités de Plotin, voir l’introduction de P. Hadot au Traité 38, Paris, 1988.
22. Enn. V, 8 : « De la beauté intelligible. »
23. Enn. II, 9 - titre du traité dans la traduction de Bréhier : « A ceux qui disent que l’auteur du
monde est méchant et que le monde est mauvais. »
24. Von Klcist, Plotinische Studien. Studien %tir TVEnneade, Heidelberg, 1883.
25. Comparer avec Cours, vol. 3, p. 107-108.
26. C’est aussi le thème principal de l’Évolution créatrice.
27. Comparer avec la leçon sur Platon, dans le cours de philosophie grecque, p. 107-131 sq. du
manuscrit, vol. IV, p. 96-105.
28. Enn. III, 2,15-16.
NOTES 265

29. Enri. VI, 7, 11.


30. On peut comparer tout ce paragraphe avec L'évolution créatrice, p. 578.
31. Un mot manque dans le manuscrit. On peut suppléer, peut-être, par « déchéance », qui se
trouverait alors repris quelques lignes plus bas. Voir plus bas, n. 33.
32. Matière et mémoire, p. 302 ; Les deux sources de ta morale et de la religion, p. 1199.
33. Enn. III, 8, 4 : «Toujours nous trouverons que la production et l’action sont ou bien un
affaiblissement ou bien un accompagnement de la contemplation », cité dans La pensée et le
mouvant, « La perception du changement», p. 1374.
34. Enn. IV, 8, 1 — texte cité p. 93 du manuscrit, vol. TV, p. 52.
35. « L’extase est une des formes de la sympathie, non la seule. » On peut prendre sur le vif le
progrès de la réflexion bergsonienne en comparant cette formule avec celles de la leçon sur
l’École d’Alexandrie, ms. p. 184, vol. IV, p. 149. C’est à de telles formules que l’on com-
prend l’unité organique de la pensée bergsonienne au travers de ses développements. Voir,
par exemple, Introduction, p. 8-9.
36. Il manque un mot dans le manuscrit.
37. Voir note 38.
38. Il s’agit en fait d’un traité de Porphyre adressé à Jamblique ; le passage le plus proche de ce
que cite Bergson se trouverait dans Stobée, XXI, 27, Commentaire de PAlcibiade, préface (éd.
Segonds, t. 1, p. 3-7). Il ne semble pas que l’idée apparaisse dans le Commentaire du Timée.
39. Enn. II, 9, 6.
40. Enn. IV, 8, 1.
41. Enn. II, 4, 7.
42. Ibid.
43. Enn. IV, 7, 8.
44. Enn. V, 4.
45. Enn. V, 1, 8 : « Nos théories n’ont donc rien de nouveau et elles ne sont pas d’aujourd’hui ;
elles ont été énoncées il y a longtemps, mais sans être développées et nous ne sommes
aujourd’hui que les exégètes (exêgétas) de ces vieilles doctrines, dont l’Antiquité nous est
témoignée par les écrits de Platon. »
46. Le manuscrit porte : didactique.
47. Phèdre, 259 b-d.
48. Rép. III, 415 a-b.
49. Phèdre, 246 a-d.
50. On devine sans peine que c’est précisément cette partie mythique qui va le plus intéresser
Bergson, puisqu’elle traite du devenir non réduit au fixe des Idées. Sur la dernière phrase
de ce paragraphe, voir la fin de la leçon sur Zénon d’Élée dans le Cahier Noir : « Quoi qu’il
en soit, il faut toujours admettre, en présence du mouvement, ou que la réalité est absurde
ou qu’elle est illusoire » (ms. p. 35, vol. IV, p. 179).
51. Thèse latine de L. Couturat, De platonicis mjthis, 1896.
52. Enn. IV, 2, 2.
53. Voici la phrase en question, telle que la cite Plotin : « Dans l’essence indivisible et toujours
identique à elle-même, de l’essence devenant divisible dans les corps, le démiurge fit, en les
mélangeant, une troisième espèce d’essence » {Timée, 69 d).
54. De cette phrase, le terme tout ne figure pas dans le manuscrit.
55. Enn. III, 5, 9. On peut comparer avec le texte traduit par Bréhier : « Les mythes, s’ils sont
vraiment des mythes, doivent séparer dans le temps les circonstances du récit, et distinguer
bien souvent les uns des autres des êtres qui sont confondus et ne se distinguent que par
leur rang ou par leurs puissances... Mais après nous avoir instruits comme des mythes peu-
266 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

vent instruire, ils nous laissent la liberté, si nous les avons compris, de réunir leurs données
éparses. »
56. Enn. V, 7,1.
57. Le manuscrit porte : « C’est au fond la marche moderne. » C’est en tout cas celle de Berg­
son dans L'évolution créatrice, p. 489-490.
58. Phrase éclairante pour comprendre la suture entre Matière et mémoire et L'évolution créatrice,
comme deux aspects du même problème, la conscience personnelle étant d’abord replacée
dans les conditions de la vie de l’individu (M. <Ù?M), puis dans les conditions plus générales
de tout le système des vivants (EQ.
59. On reconnaît sans peine ici les deux vêtements de confection dont il est parlé dans
L'évolution créatrice, p. 493. Mais veillons à ne pas conclure hâtivement, sans avoir lu la
leçon 9 de ce cours et notamment ses dernières pages.
60. Stobée, Eclogae pbilosopborum, 4 vol., rééd. Berlin, éd. C. Wachsmuth, O. Hense, Berlin,
5 vol., 1884-1923 ; rééd. en 4 vol., 1958,1.1, p. 488.
61. Ttmée, 34 d- 36 e.
62. Bergson a dit le contraire, dans son cours d’histoire de la philosophie grecque au Lycée
Henri-IV, ms. p. 192-117, vol. IV, p. 146 : « Dans l’âme du monde (chez Plotin), on recon­
naît sans mal la des Stoïciens. » Les deux assertions ne sont peut-être pourtant pas
aussi opposées qu’il y paraît. Sans doute, en tant que jugements portant sur l’histoire des
idées, il y a passage d’une thèse à son opposée. Mais en tant que ces thèmes ploriniens ser­
vent de support à la réflexion de Bergson lui-même, cette évolution montre, plus qu’un
progrès de son érudition et de son exégèse, un approfondissement de sa pensée. Le pre­
mier point de vue est en gros intégré dans Matière et mémoire ; le second se meut déjà dans la
perspective de L’évolution créatrice et ménage peut-être l’espace de recherche qui sera celui
des Deux sources.
63. Phrase hypothétique. Le manuscrit porte : « Mais ce défaut de production dans le devenir,
le logos n’ayant pas pris le dessus, mais ce qui l’a emporté ç’a été une détérioration de l’idée
que le logos apportait avec lui par le hasard. »> - Ce qui ne paraît pas intelligible.
64. Sous ce titre, Bergson cite les Apbormai pros ta noeta ( « Points de départ pour les intelligibles» ),
plus connus sous leur titre latin Sentenliae ad intelligibilia ducentes, éd. E. Lamberz, Leipzig,
1975.
65. Enn. Il, 3,17 : « Cette matière est comme le dépôt amer laissé par les êtres supérieurs ; elle
répand cette amertume et la communique à l’univers. » - Notons que l’expression « lie
amère », utilisée par Bergson, est peut-être ici empruntée à la traduction de Bouillet (vol. 1,
p. 192) : « La matière qui le (l’univers) compose est en quelque sorte une lie amère des prin­
cipes supérieurs... »
66. Le mot éloignée a été rajouté par l’éditeur.
67. Enn. m, 6, 19.
68. Il manque un mot dans le manuscrit.
69. Enn. II, 3, 18 : « L’âme de l’univers doit contempler les êtres excellents et se porter tou­
jours vers la nature intelligible et vers Dieu. »
70. La phrase complète est : « StevôOy), ô 6u voü êpyov, àXXà JAepurr^v Èvépyeiav èyoîxnjt;
èv uepta-rfj «fnSaet », « Réfléchir est la fonction non pas de l’intelligence, mais de l’âme dont
l’acte se divise dans une nature divisible ».
71. Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 133-134. Voir aussi la leçon sur Spinoza, dans
Cours, vol. III, p. 86-89.
72. On peut rapprocher cette expression de l’élargissement de la perception, dont il sera ques­
tion dans La pensée et le mouvant, « La perception du changement », p. 1370.
73. Bergson a déjà fait allusion plus haut à ce texte, voir n. 34.
NOTES 267

74. Enn. VI, 9, 9.


75. £>///. VI, 9, 9.
76. E. Zcllcr, La philosophie des Grecs, III, 2, Plorin, § 4, Le Nous. - Bergson critique assez sou-
vent Zeller dans ce cours ms. p. 81,91,124,148,161, etc. Cela ne l’empêche pas de lui être
très redevable, comme nous le signalerons quelquefois. Lire, par ailleurs, une élogieusc
notation sur Zeller à propos de scs idées sur Socrate, infra dans le Cahier, manuscrit, p. 81.
Il faut rappeler que le fond de l’enseignement reçu par Bergson en philosophie grecque est
constitue par les cours d’Émile Boutroux à l’École normale supérieure — dont trois volu­
mes (Leçons sur Socrate, Leçons sur Platon, Leçons sur Aristote) ont été publiés ces dernières
années aux Éditions Universitaires par les soins de Jérôme de Gramont. Or Boutroux avait
été, juste après la guerre de 1870, l’élève de Zcllcr, dont il avait même traduit en français le
premier volume de sa Philosophie der Griechen. Il serait par ailleurs intéressant de comparer
avec soin les deux méthodes de Bergson et de Boutroux en histoire de la philosophie. L’un
et l’autre ne séparent pas érudition et spéculation. Ils veulent retrouver chaque pensée his­
torique à la fois comme une pensée vivante et comme une vérité possible, dans le cadre
d’un débat où l’exégèse reste constamment déployée à l’intérieur d’une interrogation sur le
fond. Mais, avec cela, Boutroux a une personnalité plus discrète, une attitude plus commu­
nautaire et une démarche si subtilement insinuante que souvent on ne sait trop ce qu’il
pense. Bergson, au contraire, s’engage plus en personne et mobilise les penseurs au service
de sa réflexion propre.
77. Sur l’essai d’une genèse des corps, voir L'évolution créatrice, p. 653 sq.
78. Ce qui est le sens bergsonien, voir L’évolution créatrice, p. 718 sq., notamment p. 722-723.
79. Bréhier traduit ce passage de IV, 4, 19 par: «La douleur, c’est une connaissance d’un
recul du corps en train d’être privé de l’image de l’âme qu’il possède ; le plaisir est la
connaissance que l’animal prend de la réinstallation dans le corps de l’image de
l’âme. »
80. Enn. IV, 4, 4.
81. Enn. IV, 4, 6. Ce texte, sans doute le plus antizénonien (au sens bergsonien) de Plotin est
de ceux qui peuvent accréditer la thèse d’une influence ancienne de Plotin sur Bergson.
82. Enn. IV, 4, 24 : « Il faut donc lui donner (à l’univers) un sens intime de lui-mème, analogue
à celui que nous avons de nous. »
83. Sur l’exposé et la critique de ces conceptions, voir, par exemple, Mélanges, p. 1056 et 1059.
84. Aphormai, voir plus haut, n. 64.
85. L’évolution créatrice, p. 413-414.
86. Ibid
87. Les pages qui précèdent sont, on en conviendra, un document de premier ordre et irrem­
plaçable, pour saisir sur le vif la genèse des thèses de L’évolution créatrice.
88. Voici la traduction de Bréhier : « La venue des âmes n’est donc pas volontaire et elles n’ont
pas été envoyées ; ou du moins leur volonté ne consiste pas en une volonté de choix ; elles
se meuvent vers le corps sans réflexion, comme l’on saute d’instinct, ou comme l’on est
porté sans réflexion à désirer le mariage. »
89. Les expressions soulignées sont des remarques de Bergson, qu’il insère dans la citation.
90. Enn. III, 1, 8.
91. Voir bibliographie de Bergson lui-même, ms. p. 27-28, vol. IV, p. 26-28.
92. Un mot illisible. Suppléer par engendre ou produit.
93. Comparer avec la traduction de Bouillct : « Empédocle dit que c’est une loi pour les âmes
pécheresses de tomber ici-bas, que lui-même s’étant éloigné de Dieu, est venu sur la terre
pour y être l’esclave de la discorde furieuse. »
268 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

94. Bergson fait ici sans doute allusion à Enn. IV, 8, 6, mais le renvoi n’est pas extrêmement
clair.
95. Lire Enn. IV, 3, 6.
96. Enn. IV, 7, 1-2.
97. Sic.
98. Ttmée, 34 d-e.
99. Ttmée, 37 d.
100. Phèdre, 248 a - 249 b ; Lois, X, 892 a - 899 d.
101. Bergson a déjà cité plus haut ce passage et les suivants, Cours sur Plorin, ms. p. 103-
104.
102. Les deux phrases citées par Bergson sont dans l’ordre inverse dans le texte de Plotin.
103. On ne saurait mieux marquer la distance entre Plodn et Bergson que ce dernier ne l’a fait
lui-même.

n
NOTES DU
Cours au lycée Hcnri-IV

Remarque bibliographique : Pour les Présocratiques et les Sophistes, voir les textes traduits
et les références bibliographiques données dans Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Paris, 1988.
- Le Cahier Noir traite de façon plus détaillée des philosophies présocratiques.
1. Même question initiale dans le cours sur Plotin.
2. «Notre intelligence ne se représente clairement que l’immobilité» (L'évolution créatrice,
p. 627).
3. Sur Héraclite, voir La pensée et le mouvant, Introduction à la métaphysique, p. 1420, à propos
de la phrase « Cette réalité est mobilité », note de bas de page : « Encore une fois, nous
n’écartons nullement par là la substance. Nous affirmons au contraire la permanence des
existences. Et nous croyons en avoir facilité la représentation. Comment a-t-on pu com­
parer cette doctrine (celle de Bergson lui-même) à celle d’Heraclite ? »
4. Le mécanisme des Éléatcs : cette caractérisation peut surprendre, mais exprime très exac­
tement la pensée de Bergson. Sur mécanisme et dynamisme, voir Essai sur les données immé­
diates de la conscience, p. 93.
5. Bergson, qui fait dans son œuvre en tout et pour tout une seule allusion, fugitive, à Hegel
{Lapensée et le mouvant, p. 1290), semble toutefois en avoir apprécié les écrits sur l’histoire
de la philosophie.
6. Polymathc, poly-mathès : très savant.
7. Platon, Euthyd, 273 a.
8. Allusion à l’article d’Émile Boutroux, « Socrate fondateur de la science morale », recueilli
dans Études d’histoire de la philosophie, lreéd., 1897, Paris ; 4e éd., Paris, F. Alcan, 1925, p. 11-
94. Toute cette leçon est tributaire des leçons de Boutroux sur Socrate à l’Ecole normale
supérieure, dont le texte a été édité par Jérôme de Gramont (Leçons sur Socrate, Éditions
Universitaires, Paris, 1990).
9. Peut-être Ménon, 92 a 3-4.
10. Théétite, 148 e-151 d.
11. Voir Cours, vol. III, p. 61-64.
12. Protagoras, 345 e.
13. Cours, vol. III, p. 57, note de Bergson.
NOTES 269

14. République, VII, 523 b.


15. Phédon, 100 c.
16. Phédon, 100 f-101 b.
17. Ménon, 82 c- 84 a.
18. Timée, 27 c - 29 c.
19. Phédon, 67 c-d.
20. Théétète, 176 b.
21. République, XI, 609 a.
22. Toute cette page est très suggestive pour la préhistoire de L’évolution créatrice. On y trouve,
d’une part, une comparaison, un rapprochement, pas encore nettement problématique,
entre l’action de la nature et celle de l’art {op. cit., p. 532) ; d’autre part, une idée de finalité,
aristotélicienne sans doute, mais déjà retravaillée, et qui comprend dans scs possibles
approfondissements l’idée d’un finalisme à la Bergson {op. cit., p. 528 sq., c’est-à-dire, où
l’acte créateur est un acte analogue à l'acte de l’artiste et non plus à celui de l’ouvrier, un
acte qui vise l’œuvre cllc-mémc comme fin, et non plus une fin extérieure à l’œuvre dont
l’œuvre ne serait que le moyen, un acte, enfin, qui tend à la perfection de l’œuvre à travers
de multiples ébauches.
23. En résumé, Bergson, disciple en cela de Ravaisson, étudie surtout d’Aristote la Métaphy­
sique. Il voit en Aristote celui qui corrigeant Platon, a rendu à nouveau possible la philo­
sophie de la nature. Mais la forme aristotélicienne reste encore trop une idée platonicienne,
c’est-à-dire pour Bergson une idée générale hypostasiée, pour pouvoir remplir toutes les
fonctions de principe immanent du devenir naturel. D’où l’intérêt pour les Stoïciens, qui
renouent, en un sens, avec les Présocratiques, ces derniers étant compris comme des Phy­
siciens.
24. Éthique à Nicomaque, 1177 b, 32-36.
25. Voir plus haut, manuscrit, p. 104-28, vol. IV, p. 95-96.
26. Un ouvrage facilite désormais l’accès aux textes et fragments de philosophes cyniques : Les
cyniques grecs, fragments et témoignages, choix, introduction et notes par L. Paquet, Avant-
propos de M-. O. Goulct-Cazé, Paris, 1992. Outre les éléments bibliographiques présentés
dans ce volume, on pourra aussi se reporter à M. O. Goulet-Cazé, L’ascèse cynique. Un com­
mentaire de Diogène Laërce, VT, 70-71, Paris, 1986.
27. Antisthènc, fragment 18, op. cit., p. 92-93 (Diogène Laërce, VI, 27).
28. Antisthènc, fragment conservé par Diogène Lacrce VI, 12: «Tout ce qui est mauvais,
considère-lc comme étranger à toi-même. »
29. Diogène le Cynique, fragment conservé dans les Entretiens d’Épictète, III, 24,67 {Les Cyni­
ques grecs, fragments et témoignages, trad. par L. Paquet, p. 73).
30. Ce n’est peut-être pas sans intention que Bergson a terminé son œuvre publiée de son
vivant par l’édition d’un texte sur « La vie et l’œuvre de Ravaisson », dans La pensée et le mou­
vant, p. 1451-1481.
31. Diogène, fragment 18, op. cit., p. 92-93.
32. Formule de Diogène le Cynique, conservée par Diogène Laërce.
33. Bergson n’a évidemment pu connaître en 1895 le recueil des fragments stoïciens : Stoïcorum
Veterum Fragmenta, éd. von Arnim, Leipzig, 3 vol., 1903-1905 (réimpr. Stuttgart, 1968). Il
n’existe d’autre part dans les cours aucune indication bibliographique de Bergson concer­
nant spécifiquement les Stoïciens. Le Cahier Noir cite toutefois Cicéron, Diogène Laërce,
Plutarque, etc. « Avec ces sources, ajoute Bergson, ont été écrites un grand nombre d’his­
toires de la philosophie en Allemagne, France, Angleterre (manuscrit, p. 5). » Textes tra­
duits en français par É. Bréhier et édités sous la direction de P. M. Schuhl, sous le titre Les
Stoïciens, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1962.
270 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

34. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, IIIe partie.


35. Sur cette notion centrale dans Matière et mémoire, y voir les p. 308-309, 337-344, 376-
377, etc.
36. Reprise et variation du thème, dans L’évolution créatrice, p. 702-705. Pour permettre une
interprétation précise de cette interprétation par Bergson des Stoïciens, on peut rappeler
deux éléments : 1. La psukbê n’est pas l’Un : «Je parle de Dieu (p. 268-272 de L’évolution
créatrice - réf. de Bergson), comme de la source d’où sortent tour à tour, par un effet de sa
liberté, les “courants” ou “élans” dont chacun formera un monde : il en reste donc dis­
tinct... » (lettre du 12 mai 1908 à J. de Tonquédec, Mélanges, p. 766-767) ; 2. Bergson rejette
le panthéisme. « De tout cela (mes ouvrages) se dégage, par conséquent, la réfutation du
monisme et du panthéisme» (lettre du 20 février 1912, au même, Mélanges, p. 964).
37. L’évolution créatrice, p. 702.
38. Matière et mémoire, p. 355.
39. C’est ici à notre connaissance, la seule allusion que fasse Bergson, dans ses cours, aux doctri­
nes hindoues. Il s’agit ici du brahmanisme, et de sa théorie du karma, qui a été fortement
accentuée par Gautama Bouddha et qui sous cette forme, a influencé en retour la propre
vision brahmaniste, pour donner ce que nous appelons l’hindouisme. Mais à notre sens,
Bergson pense beaucoup plus à l’Inde qu’il n’en parle {Les deux sources, 1163-1168). Il est en
tout cas fort opposé à Schopenhauer, « nécessairement panthéistique » {Lapensée et le mou­
vant, 1290-1291), dont il sait que les idées tendent à reprendre celles des Upanishads.
L’Occident zénonise, mais beaucoup moins que l’Orient, où Parménide a remporté une vic­
toire totale. La grande critique de l’idée de Néant, dans L’évolution créatrice (p. 728-747), ne
vise pas l’idée de création ex nihilo, mais le nihilisme schopenhauenen, bouddhique, etc. Ce
qui fait le grand intérêt de la pensée de Bergson aujourd’hui, c’est son caractère (virtuel mais
incontestable) de dialogue planétaire et non pas seulement de discussion intra-occidentale.
40. On peut s’interroger sur la possible opposition, chez Bergson, entre une théorie de la ten­
sion, qui tend à ramener les différences de nature à des différences de degré, et la récur­
rence de la formule « Ce n’est pas une différence de degré, c’est une différence de nature »
(par ex. dans Matière et mémoire, entre souvenir et perception, p. 368 ; ou dans Les deux sour­
ces de la morale et de la religion, entre amour de la patrie et amour de l’humanité, p. 1002). Il
faut sans doute estimer que Bergson a voulu bâtir une théorie de la tension dépourvue
d’effet réductionniste, mais encore faudrait-il dire avec précision pourquoi elle en est réel­
lement dépourvue. Ce qui est clair, c’est que la doctrine de la tension vise à réduire le dua­
lisme cartésien, tandis que l’insistance sur les différences de nature vise à réfuter le matéria­
lisme et le monisme panthéistique. Bergson est ainsi à la fois opposé au monisme et au
dualisme. Il lutte sur deux fronts.
41. Cette phrase introduit une certaine obscurité dans tout le paragraphe. Il convient sans
doute de la corriger. Faut-il supposer un lapsus, ou imaginer un hiatus entre le paragraphe
en son ensemble exposant la pensée des Stoïciens et cette phrase isolée, qui serait une
réponse personnelle de Bergson à une question ?
42. Sur la sensation comme concentration, voir, par exemple, Matière et mémoire, p. 340-341.
43. Sénèque, Lettres à Lucilius. Voir Livre VIII, lettre 71, 19, éd. Reynolds (Oxford), p. 214.
(Bergson cite de mémoire.)
44. On saisit ici sur le vif la raison de la première prise de position de Bergson à l’égard de la
morale de Kant Avant d’en devenir le critique acerbe (c’est la morale de « la fourmi »,
cf. Les deux sources, p. 995), il en a été le commentateur respectueux, parce qu’il la rappro­
chait de l’éthique stoïcienne, dont il appréciait les spéculations sur la tension et l’âme du
monde. Puis, il a élaboré avec netteté sa distinction des deux sources. En termes de philo­
sophie hellénique : au-dessus de la morale qui tire sa source de la solidarité universelle, il y
NOTES 271

a la morale qui a sa source dans l’Un. Ce qui confirmerait, s’il en était besoin, que l’élan
vital bergsonien n’est pas Dieu.
45. Sur le sens de l'apatheia dans les différentes traditions philosophiques, voir la mise au point
de M. Spanneut, « Apatheia ancienne, apateia chrétienne », lre partie, L’apatheia ancienne,
dans Aujstieg und Nicdergang der Rômischen Welt, II, 36.7, Berlin-New York, 1994, p. 4641-
4714.
46. Le manuscrit porte : « Par un progrès physique ».
47. Cette notation initiale est à rapprocher de la fin de cette même leçon, sur l’Un et la théo­
logie juive. Bergson oscille plus ou moins consciemment entre deux conceptions mono­
théistes de l’être et de Dieu.
48. Passage important pour la bonne compréhension des idées de Bergson sur Dieu. Il n’est
rien de moins bergsonien que cette tentative rationaliste d’unification de tout au moyen
d’une « déduction nécessaire ». La « vraie conception de la divinité » n’implique donc pas
1’ « unité de l’être ».
49. Passage important pour comprendre l’ontologie de Bergson. Bergson fait une lecture mini­
maliste des dièses de Plotin sur l’Un au-delà de l’être. Cette lecture le situe, ainsi que l’idée
qu’il se fait de Plotin, plutôt du côté de l’analogia entis, que de celui de l’apopharisme agnos-
ticisant
50. Bergson ne saurait mieux marquer qu’ici sa distance d’avec Plotin.
51. On le constate, aucune espèce d’allusion ici à quelque autonégation que ce soit dans
l’Absolu.
52. Enn. IV, 8, De la descente de l’âme dans le corps.
53. Voir plus haut, n. 47, et Introduction, p. 8-9.

m
NOTES DU
Cours de terminale à Clermont

1. Même appréciation dans le Cahier Noir, ms. p. 8, vol. IV, p. 158.


2. Sur l’extase, voir Les deux sources de la morale et de la religion, p. 1161-1163 et p. 1171-1173. Sur
l’extase de Plotin, « Il lui fiat donné de voir la terre promise ; mais non pas d’en fouler le
sol. Il alla jusqu’à l’extase, un état où l’âme se sent ou croit se sentir en présence de Dieu,
étant illuminé de sa lumière... », op. cit., p. 1162. Cf. aussi, plus haut dans ce volume IV des
Cours, p. 146, la fin des leçons au lycée Henri-IV, p. 193-118 du manuscrit.
3. « La pensée alexandrine aboutit à une négation de la science. Elle substitue à la recherche
scientifique l’extase. » Cette conclusion abrupte contraste avec la sympathie du développe­
ment précédent. Il se peut bien que Bergson veuille tenir les deux bouts de la chaîne, mais
ne sache pas comment faire.
4. «La doctrine du didaskale»: «La doctrine chrétienne de Clément et d’Origène» (voir
Cours sur Plotin, ms., p. 4, supra, p. 19).
5. « Tant dut coûter de peines / Le long enfantement de la grandeur chrétienne. » Pastiche
d’après le texte de Virgile {Enéide, I, 37), « Tantae molis erat romanam condere gentem », traduit
par Delille : «Tant dût coûter de peines / Le long enfantement de la grandeur romaine. »
Le style de ces phrases, plutôt rhétorique, ne ressemble pas beaucoup au style du reste de
la leçon. Voir plus haut, Introduction de ce volume IV, p. 10.
6. «Embabouyné de la science divinatrice », Montaigne, Essais, II, 19, chapitre: «De la
liberté de la conscience», éd. Villey, PUF, 1965, p. 671, l’expression est appliquée à
l’empereur Julien l’Apostat
272 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

IV
NOTES DU
Cahier Noir

1. Toujours ressaisir une doctrine ancienne comme une vérité possible, ou une vérité par­
tielle, c’est une constante de la méthode exégético-spéculaave de Bergson.
2. Par distinction du sujet et de l’objet, Bergson entend très souvent la distinction du matériel
et du spirituel (voir Cours, vol. III, p. 201-202). Bergson se range toujours du côté des
modernes. Pour confirmation, voir le Cours sur les théories de l’âme, vol. III, p. 217 sq. ; et
aussi la fin du Cours sur Plotin, vol. IV, p. 78, etc.
3. Philosophes Grecs, éd. Didot-Mulhac, s. d. C’est, semble-t-il, le livre de textes dont pouvaient
disposer les étudiants de Bergson.
4. La phrase entière est douteuse. Le manuscrit, inintelligible, porte : « Il faut de critiquer son
témoignage. » L’expression « ce qu’il y a de nécessaire dans ces écrits » n’est pas non plus
très claire en ce contexte.
5. Le manuscrit portait : « Auquel il ne faut pas avoir grande confiance. »
6. Sur les Placita, voir l’article « Aedus », Dictionnaire des philosophes antiques, sous la direction de
R. Goulet, vol. I, Paris, 1989.
7. Les classistes : sic.
8. Bergson cite notamment Zeller, Boutroux, Brandis, Roeth, Grote, et généralement tous
ceux que cite Zeller dans les bibliographies de sa Philosophie der Griechen.
9. « Un irrésistible attrait ramène l’intelligence à son mouvement naturel, et la métaphysique
des modernes aux conclusions générales de la métaphysique grecque » (L’évolution créatrice,
p. 773).
10. Cette appréciation, énoncée dans le cadre d’un assez savant cours à l’Université de Cler­
mont, correspond pour le fond à l’appréciation présentée dans les leçons plus élémentaires
au lycée de Clermont deux années plus tard. Cela tendrait à les authentifier.
11. On aura noté l’importance des considérations biologiques et mystiques dans toute cette
leçon.
12. Pour tout le chapitre concernant les Présocratiques, rappelons le recueil des textes édité
par H. Diels et W. Kranz, Die Fragmente des Vorsokratiker, Berlin, 3 vol., 1903 ; la traduction
française des textes regroupés dans ces volumes constitue un volume de la collection « La
Pléiade»: Les Présocratiques, édition établie par J.-P. Dumont, avec la collaboration de
D. Delattre et de J.-L. Poirier, Paris, 1988. Pour les passages cités par Bergson, nous don­
nerons les références dans cette traduction (abréviation utilisée : PL). On pourra également
se reporter au choix de textes publié par G. S. Kirk, J. E. Raven et M. Schofield, Lesphiloso­
phes présocratiques, trad. fr., Fribourg (Suisse) - Paris, 1995.
13. A. Gladisch, Heraklitos und Zoroaster. Eine historische Untersuchung, Leipzig, 1859. La réfé­
rence à Gladisch est utilisée tout au long du chapitre sur Héraclite par Zeller (dans l’édition
de 1963, 7e éd., II, 1, p. 935, n. 1, discussion de l’affirmation de Gladisch).
14. Sur Roth, cf. Zeller, op. ci/., l I, p. 34-35.
15. Il doit évidemment être question ici de la doctrine juive sur la création à l’époque
d’Anaxagore. Bergson évoque cette doctrine en cet état de son développement et semble
en avoir une idée nette. Il évoque aussi, dans le cours au lycée Henri-IV, la « vraie concep­
tion de la Divinité», ms. p. 181-106, vol. IV, p. 137.
16. Thalès, A, XXII, PL, p. 21.
17. Anaximandre, B. III, PL, p. 39.
18. Bergson cite plus bas un extrait de ce passage, ms. p. 13, vol. IV, p. 163.
19. Voir L’évolution créatrice, p. 585, 609, etc.
NOTES 273

20. Sur H. Spencer, voir La pensée et le mouvant, p. 1254 sq. Ce texte du Cahier Noir est très
éclairant sur l’cvolutionnisme du jeune Bergson à Clermont, avant la prise de conscience
de l’intuition de la durée.
21. Pour les fragments se rapportant à la vie d’Anaximène, voir A, I-VI, PL, p. 41-43.
22. De caelo, III, 5. C’est la théorie d’Anaximène, qu’Aristotc présente ainsi « Ceux qui
n’admettent pour unique élément que l’eau, ou l’air, ou un corps plus subtil que l’eau et
plus dense que l’air, et qui, ensuite, à partir de ce corps, engendrent tout le reste par
condensation et raréfaction, ne s’aperçoivent pas qu’ils mettent eux-mémes autre chose
avant l’élément » (trad. J. Tricot). - Si l’on rapproche ce qui est dit ici de ce qui a été dit plus
haut (voir n. 20), nous concluons, semble-t-il, que le seul évolutionnisme consistant est
dynamiste.
23. Voir Héraclite, B. LXXXVIII, PL, p. 166.
24. Lassalle, Die Philosophie PJerakleitos des Dunkeln, 1882, 2 Bde : l’ouvrage est cité par Zeller
tout au long de son chapitre sur Héraclite, Die Philosophie der Griechen, II, 1.
25. Héraclite, B. XXII, PL, p. 144.
26. L’opposition au panthéisme est une constante des Cours de Bergson. Voir aussi le lettre à
J. de Tonquédec, dans Mélanges, p. 964. Bergson note aussitôt après avec profondeur la
cohérence logique entre le panthéisme et la dialectique des contraires.
27. Ce n’est pas encore là du Bergson. Il y manque la durée.
28. Idée ou Idaios, voir PL, p. 697-698.
29. Même jugement dans le Cours d’histoire de la philosophie grecque au lycée Henri-IV, ms.
p. 80, Cours, vol. IV, p. 80.
30. Tout ce paragraphe est à la fois une preuve de l’authenticité bergsonienne du Cahier Noir
et un document intéressant sur la genèse de l’intuition de la durée. De la réalité profonde
comme changement, on passe à la nonon de mouvement. On en viendra à l’idée de temps
lorsque, dialectiquement, les Éléates auront attiré son attention sur l’idée d’éternité logique
(1’ « éternité de mort », qui n’est pas P « éternité de vie », cf. La pensée et le mouvant, Introduc­
tion à la métaphysique, p. 1419). C’est la réflexion sur le système précis des Éléates qui per­
met à Bergson de comprendre à fond Spencer et la science moderne (op. cit., p. 1254 sq.).
Mais il y a encore d’autres voies, convergentes, d’accès à la durée, notamment par la cri­
tique de la notion kantienne de temps comme forme.
31. Pseudo-Aristote, Sur Mélissos, Xénophane et Gorgias, PL, p. 98-103 ; sur les difficultés liées à
cette œuvre d’un auteur inconnu, voir la mise au point, PL, p. 1216.
32. Toute cette leçon est capitale pour bien préciser le sens de la critique bergsonienne de
l’idée de néant (L'évolution créatrice, p. 728-747) et à laquelle on doit bien se garder de faire
dire la meme chose que Zénon et Parménide.
33. La critique de l’immobilisme éléatique est identiquement la critique du rationalisme, id
défini avec précision. Il n’y a pas pour autant d’irrationalisme bergsonien.
34. La critique de l’immobilisme éléatique est encore la critique du monisme. La durée bergso­
nienne n’est pas un avatar de la substance spinozienne.
35. L’étudiant avait noté « idéaliste ».
36. Nous laissons le texte tel qu’il est dans le manuscrit A l’oral, Bergson avait quelquefois de
ces phrases très lourdement subordonnées.
37. Voir Zénon, A, XXVIII, PL, p. 288-289.
38. PL, A, XXVI, p. 288.
39. Loc. cit., A, XXVII.
40. Loc. cit., A, XXVIII.
41. U est aisé de prolonger le raisonnement de Bergson, qui reste encore conditionnel : si donc
la réalité n’est pas une illusion, alors la réalité n’est pas homogène. C’est ce que dit Évellin
274 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

dans la citation qui suit. D’autre part, le raisonnement de Zénon est rigoureux ; si donc
Zenon se trompe malgré tout, c’est que le rationalisme n’est pas raisonnable et qu’on ne
peut procéder ainsi a priori. Enfin, s’il n’y a pas d’instant indivisible, c’est la durée qui l’est.
Mais si la durée est indivisible ? Comment peut-elle être une forme ? Et si le rationalisme
ne vaut pas, comment cette forme, déjà impossible, pourrait-elle être une forme a priori ?
Qu’est-ce donc que ce temps qui peut cependant fonctionner comme forme ? N’est-ce
donc pas la durée ?, etc.
42. Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 76.
43. P. Bayle, Dictionnaire historique et critique (1696).
44. Problème dont Bergson ne sort que par l’intuition de la durée.
45. Mélissos, PL, p. 308-315, B. I à X, ensemble des fragments transmis par Simplicius.
46. Bergson voit toujours le matérialisme, avec précision, comme une métaphysique éléatique.
Voir plus haut, dans ce Cahier Noir, ms. p. 29, vol. IV, p. 175.
47. L’évolution créatrice, p. 726, 728 sq., etc.
48. Philolaos, PL, p. 503, B. V.
49. Stobée, p. I, chap. 10, § 302 ; éd. A. Meineke, Teubner, 1860, t. 1, p. 80.
50. Brandis, Geschichte d. Entwickiungen d. Grieschiechen Philosophie.
51. Ce passage est intéressant, comme d’autres analogues, où Bergson emploie le mot de préci­
sion : « Platon ne se préoccupe pas beaucoup de la précision », p. 3 ; Aristote donne au con­
traire sur les auteurs « des renseignements précis », p. 3 ; « le motif de la doctrine de Parmé-
nide est indiqué avec précision », p. 23 ; ici « extrême précision d’Aristote sur les
Pythagoriciens » ; autres textes d’Aristote « plus précis », p. 23,40, 44, etc. Ces occurrences
peuvent aider à mieux saisir ce que Bergson entend par précision et éclairer le texte impor­
tant de La pensée et le mouvant, p. 1253.
52. « Retter ». Sans doute une erreur dans le manuscrit Lire plutôt Ritter, dont la Geschichte der
pytbagorian Philosophie (1826), est citée par Zeller dans sa bibliographie sur Pythagore.
53. Aristote, Métaphysique, M, \h, 1080 b 16.
54. Et Bergson ne variera jamais dans son opposition à ce genre de représentation et au pan­
théisme en général.
55. Voir le fragment de Stobée cité PL, p. 504.
56. Philolaos, B. XH, PL, p. 506.
57. La pensée et le mouvant, p. 1277-1278.
58. Pour l’ensemble des fragments concernant Empédocle, voir PL, p. 319-439.
59. Empédocle, B. XVII, PL, p. 379 (fragment cité par Simplicius, Commentaire sur la « Phy­
sique » d’Aristoté).
60. Empédocle, B. LXI, PL, p. 398 (cité par Aristote, Physique, B. 7,198 b).
61. Anaxagore, Pi, p. 615-681.
62. Sur les homéoméries, voir par exemple les extraits de Lucrèce (De natura rerum, I, 830-879,
PL, p. 637) et de Simplicius, PL, p. 670.
63. Anaxagore, B. XI, PL, p. 675.
64. Bergson conçoit donc, semble-t-il, le Dieu des Juifs comme personnel. Or il nous dit ail­
leurs (Cours d’histoire de la philosophie grecque au lycée Henri-IV, ms., p. 192-117,
vol. IV, p. 146) que l’Un est le Dieu ineffable de la théologie juive. Si donc 1 / Bergson n’a
pas varié entre temps, et si 2 / le Dieu de cette « théologie juive » dont parle ailleurs Berg­
son est bien le « Dieu des Juifs » dont il parle ici, il en résulte que l’Un est personnel et que
la transcendance n’est pas, aux yeux de Bergson, exclusive de la pensée ou de l’amour, en
leur signification la plus haute. Et c’est sans doute là ce que Bergson nomme ailleurs (cours
cité, ms. p. 181-106) «la vraie conception de la Divinité», c’est-à-dire en tout cas celle à
laquelle il adhère. Et s’il en est ainsi, on comprend que Les deux sources de la morale et de la reli-
NOTES 275

gion ne font que livrer le fond de la pensée que Bergson a toujours abritée au fond de son
cœur, sans toutefois la révéler avant d’en avoir trouvé la pleine justification rationnelle.
65. Voir PL, p. 729-936 ; les fragments des Atomistes sont regroupés dans P.-M. Morel, Démo-
crite. UAtomisme ancien, révision de la traduction de M. Solovinc, Paris, 1993.
66. On peut comparer avec L’évolution créatrice, p. 694. « Il oscille, incapable de se fixer, entre
l’idée d’une absence de cause finale et celle d’une absence de cause efficiente. »
67. Stobéc. En fait, d’après Actius, qui attribue la formule à Leucippe ; PL, p. 746 (DK, Lcu-
cippe, B.2).
68. F. A Lange, Ceschichte derMaterialismus undKritik seiner Bedeutung in der Gegenuart, 3* éd., 1874,
t. I, p. 25.
69. Cité dans Platon, Théétète, 151 e.
70. Il manque un mot, dans le manuscrit, à la place l’espace est laissé en blanc.
71. G. W. F. Hegel, Vorlesungen, vol. VII : Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, griechische
Philosophie (1825-1826), teil 2, éd. F. Meiner, Hambourg, 1989, p. 110 sq.
72. Le titre aujourd’hui retenu est : Mémorables (Bergson le cite un peu plus loin sous ce titre,
p. 76-77).
73. Dans le manuscrit, l’étudiant a écrit « Bruck ». La fin du mot est illisible. Il s’agit sans doute
de Brucker dont l'Histoire de la philosophie est citée par Zclier.
74. A. Fouillée, La philosophie de Socrate, Paris, 1874, 2 vol.
75. Sur leur parallèle dans Bergson, voir Les deux sources, p. 1028.
76. Voir É. Boutroux, Leçons sur Socrate, édité par Jérôme de Gramont, Éditions Universitaires,
Paris, 1989, Leçon IV. Dans cette leçon de Bergson, nous reconnaissons sans peine
l’essentiel de celle de Boutroux sur le même sujet. Mais Bergson ne se borne pas à répéter, il
sympathise avec Socrate et s’identifie à lui. On le comprend, à travers ce portrait de Socrate,
porté au mysticisme et néanmoins méthodique, critique mais respectueux des croyances
religieuses, ennemi du tout fait, subtil et plein de charme, au tempérament aristocratique.
77. L.-F. Lelut, Du démon de Socrate, spécimen d’une application de la science psychologique à celle de
Phistoire, nouv. éd., Paris, 1856.
78. Egger, Sur la parole intérieure. Essai de psychologie descriptive, Thèse, Paris, 1881.
79. Zellcr, La philosophie des Grecs, t. II, p. 74 sq.
80. Les deux sources de la morale et de la religion, p. 1028. Voir aussi La pensée et le mouvant, p. 1347-
1348.
81. La pensée et le mouvant, p. 1472.
82. Le manuscrit porte, en belle ronde, « La sophistique de Socrate ».
83. La pensée et le mouvant, p. 1319 sq.
84. Théétète, 148 *-151 d.
85. Protagoras, 345 e ; Lois, V, 731 c-d.
86. Apologie de Socrate, 40 c- 42 a.
87. Mise à jour régulière de la bibliographie platonicienne dans la revue Lustrum, n° 4, 1959 ; 5,
1960 ; 20, 1970 ; 25, 1983 ; 30, 1988.
88. Voir la notice consacrée à Albinios dans le Dictionnaire des philosophes antiques, sous la dir. de
R. Goulet, éd. du cnrs, vol. I, Paris, 1989.
89. Référence à Schlcirmacher dans Zellcr, op. cil., p. 496 sq.
90. Hermann, cité en note par Zeller après Schleiermacher, op. cit., p. 496. Bergson travaille
avec le livre de Zeller ouvert sous les yeux.
91. Voir plus haut, cours sur Plotin, ms., p. 50, vol. TV, p. 36-37.
92. Henri Étienne, voir plus haut, p. 242.
93. Théétète, en particulier 166 a -171 c.
94. Ttmée, 51 d-e.
276 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

95. République, V, 477 b.


96. Phèdre, 247 c-e.
97. Sans ici attribuer à cette expression de perception pure son sens spécifiquement bergsonicn
{Matière et mémoire, 212 sq.), on doit en relever ici la première apparition.
98. Phèdre, 250 b.
99. République, VII, 523-524 ; Bergson donne la référence dans la traduction d’Étienne, dont il
cite le texte même.
100. Même présentation dans le cours d’histoire de la philosophie grecque au lycée Hcnri-IV,
manuscrit, p. 107-31 à 111 -35, vol. IV, p. 96-99.
101. G. Grotc, Plato and the other comportions ofSocrate, 3 vol., 3e éd., Londres, 1875.
102. Il manque un mot, espace laissé en blanc dans le manuscrit.
103. Le cours ne va pas plus loin. Il est à noter que les étudiants successifs ont tous pris le
cours sur la page de droite du cahier, laissant vierge la page de gauche, qui comporte par­
fois des notes manuscrites de Jean Guitton. Toutefois, les cinq dernières lignes de la pré­
sente leçon sont inscrites au verso de la dernière feuille, donc à gauche. Il est probable
que la leçon allant s’achever, il a paru préférable de ne pas entamer pour si peu un nou­
veau cahier. D’autres hypothèses sont envisageables.
Table des matières

INTRODUCTION

I — Cours sur Plotdn.......................................... 5


II — Cours d’histoire de la philosophie grecque 7
III - Leçons sur l’École d’Alexandrie............... 9
IV - Le Cahier Noir............................................ 11

I - COURS SUR PLOTIN


I — Vie de Plotin................................................................................... 17
II - Œuvre et bibliographie de Plotin................................................ 25
III - La doctrine de Plotin. Place que la théorie de l’âme y occupe. . 28
IV — Plotin interprète de Platon........................................................... 35
V — L’âme du monde............................................................................ 41
VI — La procession de l’âme et le principe de l’irradiation................. 48
VII — L’âme universelle considérée en elle-même................................. 53
VIII - La chute des âmes.......................................................................... 62
IX - Théorie de la conscience............................................................... 71

II - LA PHILOSOPHIE GRECQUE
1894-1895
LYCÉE HENRI-IV
VACHER
I — La philosophie grecque avant les Sophistes........... 79
II - Les Sophistes et Socrate......................................... 86
III - Platon........................................................................ 96
278 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE

IV - Aristote............................... 105
V - Le cynisme et le Stoïcisme 115
VI — L’École d’Alexandrie......... 136

III - HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE


COURS DU LYCÉE DE CLERMONT
LEÇON SUR L’ÉCOLE D’ALEXANDRIE 147

IV - HISTOIRE
DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE

Introduction............................................................................... 153
I - La philosophie anté-socratique............................... 159
Il - Les Ioniens - Thalès................................................ 160
III — Anaximandre............................................................. 161
IV — Anaximène................................................................ 164
V — Héraclite.................................................................... 165
VI - Cratyle - Hippon - Idée - Diogène d’Appolonie . 169
VII — Les Éléates................................................................ 172
VIII - Xénophane................................................................ 172
IX — Parménide et Zénon d’Élée..................................... 173
X - Mélissos.................................................................... 180
X3 — Les Pythagoriciens................................................... 180
XII — Empédocle................................................................ 191
XIII - Anaxagore.................................................................. 197
XTV — Atomistes. Leucippe, Démocrite............................. 202
XV - Sophistes.................................................................... 208
XVI — Socrate....................................................................... 219
XVD - Platon......................................................................... 242
XVIII —La dialectique platonicienne et la théorie des Idées 253

Notes 263
ÉPIMÉTHÉE

TEXTES

Collection fondée par Jean Hyppolite


et dirigée par Jean-Luc Marion

Anaximandre, Fragments et témoignages


Texte établi, trad. et commenté par M. CONCHE
Bacon, Le Novum Organum
Introd., trad. et notes par M. MALHERBE et J.-M. PoüSSEUR
— Récusation des doctrines philosophiques
Introd., texte latin, trad. et notes par D. DELEULE et G. ROMBI
Bergson, COURS I : Leçons de psychologie et de métaphysique (2e éd.) —
COURS II : Leçons d'esthétique. Leçons de morale, psychologie et métaphysique.
— COURS III : Leçons d'histoire de la philosophie moderne. Théories de Fâme.
— COURS IV : Sur la philosophie grecque
Édition par H. HUDE et J.-L. Dumas
Berkeley, Œuvres, tomes I (2e éd.), II (2e éd.), III : Alciphron ou le petitphilo­
sophe, IV : Le questionneur. Siris
Trad. sous la dir. de G. BRYKMAN
Descartes, L'entretien avec Burman
Texte latin, trad., notes et commentaire par J.-M. BEYSSADE
— Abrégé de musique. Corrjpendium musica
Présent., texte latin, trad. et notes par F. de BUZON
— Exercices pour les éléments des solides
Présent., texte latin, trad. et notes par P. COSTABEL
Duns Scot, Sur la connaissance de Dieu et l'univocité de l’étant
Introd., trad. et commentaire par O. BOULNOIS
— Prologue de l'Ordinatio
Introd., trad. et commentaire par G. SONDAG
Épicure, Lettres et Maximes (5e éd.)
Texte établi, trad. et commenté par M. CONCHE
Erigène, De la division de la Nature, 1 : Livres I et IL — 2 : Livre III. — 3 :
Livre TV
Introd., trad. et notes par F. Bertin
Fichte, Le système de l'éthique d'après les principes de la doctrine de la science
Présent., trad. et postface par P. Naulin
Fichte/Schelling, Correspondance (1794-1802)
Présent., trad. et notes par M. BlENENSTOCK
Gadamer, La philosophie herméneutique
Avant-propos, trad. et notes par J. Grondin
Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles
Introd., trad. et notes par M. CLAVELIN
Hegel, La philosophie de l'esprit, 1805
Trad. par G. PLANTY-BONJOUR
— Le premier système. La philosophie de l'esprit (Iéna, 1803-1804)
Présent, trad. et notes par Myriam BlENENSTOCK
— La positivité de la religion chrétienne
Trad. du CRDHM (Poitiers-CNRS) sous la dir. de G. PLANTY-BONJOUR
— La théorie de la mesure (2e éd.)
Trad. par André DOZ
— Leçons sur laphilosophie de la religion. I : Introduction. Le concept de la religion
Introd., trad. et notes par P. GARNIRON
Héraclite, Fragments (4e éd.)
Texte établi, trad. et commenté par M. CONCHE
Hobbes, Court traité des premiers principes (1630-1631)
Texte anglais, trad., notes et commentaires par J. BERNHARDT
Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution (Idées directrices...,
Livre II)
Trad. par É. ESCOUBAS (2e éd.)
Husserl, La phénoménologie et les fondements des sciences (Idées directrices...,
Livre III)
Trad. par D. TIFFENEAU et A.-L. KELKEL
— Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps
(5e éd.) Trad. par H. DUSSORT
— Expérience etjugement
(2e éd.) Trad. par D. Souche-Dagues
— Recherches logiques
1 : Prolégomènes à la logique pure (4e éd.). — 2 : Recherches pour la
phénoménologie et la théorie de la connaissance — 1" partie (4e éd.), 2e partie
(3e éd.). — 3 : Eléments d'une élucidation phénoménologique de la connaissance
(4e éd.)
Trad. par H. ÉLIE, A.-L. Kelkel et R. SCHÉRER
— Logiqueformelle et logique transcendantale (4e éd.)
Trad. par S. BACHELARD
— L'idée de la phénoménologie. Cinq leçons (7e éd.)
Trad. par A. Lowit
— La philosophie comme science rigoureuse (3e éd.)
Trad. par M.-B. de Launay
— Chose et espace. Leçons de 1907
Trad. et notes par J.-F. LAVTGNE
— L'origine de la géométrie (5e éd.)
Trad. et introd. par J. DERRIDA
— Philosophie première, 1 : Histoire critique des idées (2e éd.)
Trad. par A.-L. KELKEL
— Philosophie première, 2 : Théorie de la réduction phénoménologique (2e éd.)
Trad. par A.-L. KELKEL
— Problèmesfondamentaux de la phénoménologie
Trad. et notes par J. ENGLISH
— Philosophie de l'arithmétique. Recherches psychologiques et logiques (2e éd.)
— Articles sur la logique (2e éd.)
Présent., trad. et notes par J. ENGLISH
— Méditations cartésiennes et les Conférences de Paris
Présent., trad. et notes par M. de LAUNAY
Kant, Opus postumum. Passages des principes métaphysiques de la science de la
nature à la physique
Présent., trad. et notes par F. MARTY
Leibniz, Principes de la nature et de la grâce... Principes de la philosophie ou Mona­
dologie (3e éd. revue)
Texte établi, présenté et annoté par A. ROBINET
— Recherches générales sur l'analyse des notions et des vérités
Introd. et notes par J.-B. RAUZY
Lequier, La recherche d’une première vérité et autres textes
Introd. par A. CLAIR ; préf. de Ch. RENOUVIER
Locke, Le second traité du gouvernement
Trad. et présent, par J.-F. SPITZ
Merleau-Ponty, Notes de cours sur L’origine de la géométrie de Husserl. Suivi
de Recherches sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, sous la direction de
R. Barbaras
Nietzsche, Écrits autobiographiques, 1856-1869
Trad. et notes par M. CRÉPON
Parménide, Le Poème : Fragments (2e éd.)
Texte établi, trad. et commenté par M. CONCHE
Pic de la Mirandole, Œuvres philosophiques
Introd., trad. et notes par O. BOULNOIS et G. TOGNON
Russell, Ecrits de logique philosophique
Introd., trad. et notes par J.-M. Roy
Schelling, Contribution à l’histoire de la philosophie moderne (Leçons de Munich)
Introd., trad. et notes par J.-F. MARQUET
— Premiers écrits, 1794-1795
Présent., trad. et notes par J.-F. COURTINE
— Philosophie de la Révélation, Livre 1 — Livre II — Livre III
Trad. sous la dir. de J.-F. MARQUET et J.-F. COURTINE
— Les Ages du monde. Fragments (Premières versions de 1811 et 1813)
Trad. et notes par P. David
Spinoza, Traité théologico-politique. Œuvres complètes, tome III
Texte latin établi par Fokke Akkerman, trad. par J. LAGRÉE et
P.-F. Moreau
Wittgenstein, Leçons sur la liberté de la volonté
Trad. par A. SOULEZ. Suivi de Essai sur le libre jeu de la volonté, par
A. SOULEZ
Imprimé en France
Imprimerie des Presses Universitaires de France
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Octobre 2000 — N° 47 088

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