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Bergson Cours Sur Les Grecs
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BERGSON
COURS IV
Cours
sur la philosophie
grecque
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Ce quatrième volume regroupe quatre cours que Bergson a
consacrés à la philosophie grecque, de 1884 à 1899.
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MM Un cours sur Plotin, vraisemblablement donné à l'École nor
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volume.
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* Un cours plus général et scolaire, sur l'histoire de la philo Y
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œuvres majeures s'en trouve confirmée.
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COURS DE BERGSON
SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
ÉPIMÉTHÉE
ESSAIS PHILOSOPHIQUES
OUVRAGE PUBLIÉ
avec LE CONCOURS
DU CENTRE NATIONAL
DES LETTRES
Nous donnons d’abord un cours sur Plotin, dont le manuscrit est conservé à
la bibliothèque Victor Cousin de la Sorbonne.
L’authenticité de ce cours ne fait pas de doute. On en trouve les preuves :
1. Dans les sujets choisis et la direction de la recherche. C’est sans crainte
d’illusion rétrospective qu’on décèle l’auteur de Matière et Mémoire dans sa lecture,
de la théorie des logoi, fidèle et sympathique, mais décalée et pleine de réinterpré
tation inexprimée. L’effort intellectuel de Bergson s’applique à la question de
l’âme du monde chez Plotin avec ses relations avec les âmes particulières. La
question à laquelle on arrive d’emblée est : « Qu’est-ce qu’un être vivant ? »3
1. Henri Bergson, Cours, vol. 1, édition par Henri Hude et Jean-Louis Dumas, avant-
propos par Henri Gouhier, Leçons de psychologie et de métaphysique, Clermont-Ferrand, 1887-1888,
Paris, PUF, 1990 ; Henri Bergson, Cours, vol. 2, a b iisdem, Leçons d'esthétique à Clermont-Ferrand
Leçons de morale, psychologie et métaphysique au lycée Henri-IV, Paris, PUF, 1992.
2. Henri Bergson, Cours, vol. 3, Leçons (Thistoire de la philosophie moderne et théories de lâme,
Paris, PUF, 1995.
3. C’est le sujet d'Enn. 1,1, mais Bergson déclare que l’ordre adopté par Porphyre est arbi
traire et qu’il n’y a pas trace de développement dans la pensée de Plotin (ms., p. 23-24, vol. IV,
p. 26).
6 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
Bergson insiste sur l’individualité des Idées et des logoi chez Plotin, il termine son
cours par une leçon sur la conscience chez Plotin.
2. Dans la caractérisation de la méthode de Plotin : « Sa méthode métaphy
sique est l’introspection profonde, qui consiste à aller au-delà des idées par un
appel profond à une sympathie entre notre âme et la totalité du réel. (...) Sa
méthode est donc psychologique. Et dès lors il est naturel que son attention ait
été appelée, plus encore que celle d’Aristote, sur la psychologie, la vie de l’âme. »'
3. Par le style lui-même : a) les images/concepts et leur traitement (le cône2,
les rayons diffractés3, la distension4, etc.) ; b) certains termes, expressions et idées
assez caractéristiques, tels que, par exemple, « Plus le logos travaille, plus il se
divise. U dépose de plus en plus les formes qu’il maintenait unies en lui, etc. »5,
ou encore, quand il parle de Plotin qui procède « non par juxtaposition, mais en
creusant si profondément au-dessous de ces idées qu’ü fît jaillir la source même
d’où ces idées avaient jailli »6. Ou encore le passage sur la méthode, cité plus
haut. Et on pourrait allonger une telle liste.
Ces trois sortes de preuves internes développent l’impression d’ensemble,
d’être en présence de l’homme et de sentir la patte du maître. Le Pr Pierre
Magnard a parfaitement dit cela dans une conférence consacrée à ce cours de
Bergson au Congrès de Clermont, en 19897.
De par le sujet traité, qui n’est ni du programme de la classe de baccalauréat
ni de celui de la préparation au concours de l’ENS, et de par son niveau scienti
fique (tant d’érudition que de spéculation), ce ne peut être qu’un cours
d’enseignement supérieur. Ce ne peut être un cours donné à la Faculté de Cler
mont-Ferrand, où Bergson était chargé de cours entre 1885 et 1888. D’une part,
aucun cours sur ce sujet ne figure aux programmes publiés par l’Académie de
Clermont (et reproduits dans le volume des Mélanges)8 ; d’autre part, le style et
l’autorité du maître, l’écriture et la désinvolture de l’auditeur, excluent que ce soit
là l’œuvre d’un professeur encore débutant s’adressant à des novices. Le cours en
question n’a donc pu être donné qu’à l’École normale supérieure, où Bergson fut
maître de conférences de février 1898 à novembre 1900, ou au Collège de
France, où il fut élu (chaire de philosophie grecque et latine) en avril 1900. Mais
le cours n’a pu être donné au Collège de France, à cause de son caractère tout de
même très général. Pour comparaison, en 1901-1902, Bergson fait cours au Col
lège sur le 9e livre de la VIe Ennéadex. Il faut donc que ce cours sur Plotin ait été
donné à l’École normale, et probablement sur une année scolaire entière, ce qui
conduit à le dater avec vraisemblance en 1898-1899.
Pour confirmation, on peut relever, p. 55 du manuscrit de ce cours, une réfé
rence claire à la thèse latine de Couturat sur les mythes platoniciens, datant
de 1896. Le cours est donc de toute façon postérieur à la publication de Matière et
Mémoire et contemporain de la préparation de L’évolution créatrice’. Il fournit un
magnifique témoignage et un document irremplaçable, tant sur la genèse de
L'évolution créatrice, que sur la suture si délicate entre L'évolution et Matière et Mémoire.
1. Document reproduit dans Mélanges, p. 512. Ce traite VI, 9 a pour titre Du Bien ou de
l’Un.
2. 1896.
3. 1906.
4. Henri Bergson, Cours, vol. Il, p. 7-9.
8 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
pensée en est aussi parfois plus banale. L’exposé s’inscrit toujours dans les
grands cadres de la pensée bergsonienne, mais, justement, il est des auteurs qui
s’y coulent moins. On voit Bergson faire son travail de professeur. Il le fait cons
ciencieusement, mais c’est un esprit trop créatif pour s’attacher vraiment à ce qui
ne le nourrit pas.
A travers ses limites mêmes, on apprend à mieux connaître Bergson. On voit
ce qui compte pour lui. L’école d’Athènes, Platon et Aristote ne sont pas au
centre du tableau. Sa faculté de sympathie, admirable quand il s’agit des Stoï
ciens, reste froide face aux Pré-socratiques, sauf face à Héraclite, sèche quand il
s’agit de Platon ou même d’Aristote. Cela se voit déjà dans les longueurs respec
tives des divers exposés : sur Platon, 16 pages ; sur Aristote, 18 pages ; sur les
Stoïciens, 32 pages ; sur Plotin, 13 pages.
Là est sans doute la principale instruction de ce cours, que certains trouve
ront ennuyeux comme la pluie, jusqu’au moment où entrent en scène les Cyni
ques et les Stoïciens. A ce moment, le philosophe s’éveille, comme s’il était sou
dain dans son élément, et nous assistons à une réflexion longue, profonde et
vivante, où l’auteur de Matière et mémoire encore en gestation dialogue avec ceux
où il est allé tirer son inspiration. On y découvre que ce qui plaît à Bergson, au
moins à cette époque, dans la philosophie grecque, c’est surtout ce qui vient
d’Héraclite, mais non pas celui qui a pu inspirer Hegel, plutôt le philosophe-
poète du feu et de son évolution. C’est cette pensée qui se retrouve, dit Bergson,
chez les Stoïciens, et c’est elle qu’il creuse indéfiniment, tout en la transformant,
en la transposant. C’est aussi sur la base de la seconde moitié de ce cours, que
nous pouvons affirmer que l’intérêt de Bergson pour Plotin ne devient central
qu’après la publication de Matière et mémoire et au moment où la préparation de
L'évolution créatrice attire son attention sur ce que la théorie de l’âme de Plotin a de
spécifique, en tant que lumière éclairant le problème de la vie. Avant cela, il avait
tendance à réduire la théorie de l’âme de Plotin à la théorie de l’âme des
Stoïciens1.
Autre élément intéressant de ce cours, sa conclusion. La philosophie
alexandrine, nous dit Bergson, est la synthèse de toutes les idées philosophiques
de la Grèce, « mais synthèse opérée à la lumière d’idées empruntées à l’Orient,
qui s’inspire visiblement des théologies juive et chrétienne. Dans l’âme du
monde, on reconnaît sans peine la psukhê des Stoïciens ; dans l’Intelligence on
reconnaît le Dieu d’Aristote et celui de Platon ; mais l’Un des Alexandrins, l’Un
supérieur à la pensée, est bien le Dieu inexprimable de la théologie juive »2. Berg
son changera plus tard d’avis sur le point des influences extra-grecques chez Plo-
1. « Dans l’âme du monde (de Plotin) on reconnaît sans mal la ij'VX"') des Stoïciens », cours
d’histoire de la philosophie grecque au lycée Hcnri-IV, manuscrit, p. 192-117.
2. Ibid.
INTRODUCTION 9
1. Bergson attribue aussi ailleurs (Cahier Noir, p. 8) et dans ce même cours (voir supra,
Cours sur Plotin, début) la naissance du néo-platonisme à la mystique chrétienne.
2. Voir aussi Cahier Noir, p. 8, 10 (doctrine juive de la création), p. 59. - Dans un autre
ordre d’idées, signalons que, dans un cours (inédit) sur « Les idées générales », conservé à la
bibliothèque Victor Cousin de la Sorbonne et prononcé sans doute au Collège de France, Berg
son critique discrètement l'antisémitisme de la philologie renanienne et plaide en faveur de
l’égale capacité des langues et familles de langues à exprimer les multiples rapports qui sont
dans la nature des choses. Aussi Cours, vol. I, p. 372.
3. Manuscrit, p. 194-118.
4. Le texte ici publié se trouve aux pages 182-185, vol. 2, du manuscrit du Cours de Berg
son à Clermont, conservé à la Bibliothèque Jacques Doucet, place du Panthéon, 75005 Paris.
Nous nous permettons de renvoyer à l’introduction du premier volume des Cours, pour tout ce
qui a trait à l’histoire du manuscrit et de sa transmission {Cours, vol. I, p. 16-19).
10 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
prises aux cours de ses propres professeurs (probablement ici Benjamin Aube)1,
Bergson pouvait lui-même enseigner, tantôt dictant sans plus à ses propres élè
ves le cours de ses propres maîtres, tantôt en reprenant leur pensée pour la préci
ser sans toutefois la corriger, tantôt enfin s’élevant d’un coup d’aile au-dessus de
cette honnête médiocrité et ouvrant avec puissance des aperçus de grande
ampleur.
IV LE CAHIER NOIR
(Université de Clermont-Ferrand, 1884-1885)
S’il existe, dans le corpus des Cours de Bergson un document d’un grand
intérêt historico-philosophique, c’est bien le Cahier Noir2. Ce cours a été pris,
sur un cahier à couverture noire, par des étudiants anonymes. André Ombre-
dane3 s’est trouvé avec le temps en possession de ce cahier. Il en a fait don à Jean
Guitton4, qui nous l’a transmis. On ignore quand et comment Ombredane en
était devenu propriétaire, mais la tradition est assez claire, brève, sérieuse et
directe pour que l’attribution à Bergson ne soit pas douteuse. L’écriture n’est pas
celle de Bergson. Elle n’est d’ailleurs pas unique. Plusieurs scribes se sont suc
cédé, chacun prenant en note une dizaine de pages environ. Nous sommes en
face d’un cahier de classe, sur le modèle de ceux dont Émile Boutroux imposait
l’usage à l’École normale supérieure : chaque cours est pris en note par un étu
diant, qui en a la responsabilité, et le tout est relu par le professeur. Le texte peut
être rangé dans une bibliothèque de classe où il pourra être consulté par les étu
diants. Ce n’est pourtant pas un cours que Bergson aurait reçu de Boutroux,
puisqu’il cite un ouvrage d’Évellin paru en 1881, après que Bergson fut sorti de
l’École normale. D’ailleurs, ce ne sont ni le style ni la philosophie générale de
Boutroux. L’influence principale qui s’exerce ici est celle de Zelier5, que
sc sert de Zcller comme d’un canevas et il fait fond sur lui pour son information bibliogra
phique, ce quj ne veut pas dire qu’il se contenterait de répéter Zcller et de travailler de seconde
main. Voir notes sur le Cours sur Plotin, n05 73, 89, 90, etc. Nos références à l’œuvre de Zcller
sont données d’après la T éd., 1963, reprint, pour le L 1, de la 6e éd. de Leipzig, 1919 et, pour le
L 2, de la 6e éd. de Leipzig, 1922.
1. Essai sur Us données immédiates de la conscience, p. 76. Autre référence dans le cours de
métaphysique au lycée de Clermont-Ferrand, Cours, vol. I, p. 336, et plus tard, dans L’évolution
créatrice, p. 758, en note.
2. Voir plus haut, n. 32 et plus bas, dans les notes du cours sur Plotin, la n. 76 ; dans les
notes du Cahier Noir, n. 1, 8, 24, 79, etc.
3. La pensée et U mouvant, p. 1254 sq.
INTRODUCTION 13
1. Ce qui est dit ici de Bergson n’est pas en contradiction avec ce qu’il écrit dans La pensée
et le mouvant, p. 1431. Voir, par exemple, Cahier Noir, vol. IV, p. 2-3.
2. La pensée et le mouvant, p. 1351.
3. Voir par exemple, dans le Cours sur Plotin, manuscrit, p. 28, vol. IV, p. 28, la critique
du livre de Kirchner, Die philosophie des Plotin, 1854.
16 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
des certaines choses en question. Sans doute est-ce là une règle très générale en
herméneutique, mais particulièrement exigeante dans le cas de l’étude de Berg
son. Pour comprendre le réalisme bergsonien, il faut une herméneutique elle-
même réaliste. Nous nous livrons parfois, dans nos annotations, à des exercices
de ce genre, à titre d’illustration d’une méthode possible et de suggestion.
Une telle méthode présuppose bien entendu que nous soyons en présence
d’un cours personnel et que ce soit bien Bergson qui parle en s’engageant per
sonnellement, bien que de manière discrète, avec son autorité de penseur. Or tel
est le plus souvent le cas.
Cela ne nous surprendrait que si nous voulions juger des Cours de Bergson
professeur en subsumant ces « cours de philosophie de Bergson » sous une idée
générale de « cours de philosophie » et celle de « Bergson professeur » sous celle
de « professeur en général », ces idées générales n’étant alors que le résumé d’un
ensemble d’expériences portant sur un ensemble d’individualités dont le niveau
moyen sera, par définition, moyen. Mais il faut juger des choses d’après leurs
exemplaires les plus achevées.
Après avoir prétendu déduire qu’un cours de Bergson serait forcément
impersonnel parce qu’un cours serait généralement assez impersonnel, et qu’un
professeur ne penserait pas beaucoup parce que s’il pensait trop il ne serait plus
professeur, il faut bien se résoudre à constater un fait, toujours assez fort pour
abattre ce qu’on imaginerait être un principe : nous sommes avec Bergson en
présence d’un penseur qui professe en penseur et pense en professant, liberté
souveraine, admirable et jaillissante créativité, armé de la plénitude indivisée de
son pouvoir de voir et de juger. Les parties banales de ses cours ne sont là que
pour relever les plus révélatrices, comme il faut du bois pour faire résonner les
cordes. Le rayonnement de son enseignement n’a pas d’autre explication que la
manifestation de son génie. Bergson nous rappelle qu’un fonctionnaire qui aide
un étudiant à acquérir un diplôme peut être aussi un maître qui aide un disciple à
marcher vers la vérité. Il rappelle à tous les professeurs la noblesse de leur
métier. Tout ce qu’on dit est oublié, la poussière retombe, seuls restent le feu
sacré et la Vie.
Avec ce volume IV se termine cette publication des Cours de Bergson, entre
prise voici quinze ans. Ma gratitude va d’abord à Mme Annie Neuburger, petite-
nièce du philosophe, sa digne héritière ; puis à Jean Guitton et à la mémoire
d’Henri Gouhier, deux maîtres inoubliables ; à Françoise Vinel et à Rémi Brague,
dont la collaboration fut si précieuse ; à Jean-Louis Dumas, Catherine Brisson,
Thibaud Collin toujours fidèle ; à Pierre Magnard, ami généreux ; à Jean-Luc
Marion, qui accueille ce travail dans la prestigieuse collection « Épiméthée » ; à
Claire.
Henri Hude
15 août 2000
CHAPITRE PREMIER
<i>
I - VIE DE PLOTIN
même. Or, pour ce qui est de l’Inde, il n’y est fait aucune allusion dans
les Ennéades et rien n’autorise à croire qu’il ait connu quoi que ce soit
de ces doctrines. Pour la Perse, il eut la curiosité d’y aller ; mais <12> il
n’y parvint pas ; et rien ne nous permet de supposer qu’à Alexandrie
même il ait fait connaissance avec la philosophie perse. Or on ne trouve
pas de trace d’émanation chez lui : il combat même cette théorie chez les
gnostiques.
Restait l’Egypte. Rien ne prouve qu’il ait approfondi les monuments
de la sagesse égyptienne. Il est question une fois de l’Égypte, Ennéades, V,
8.6 : dans ce texte, il est fait allusion à la Symbolique égyptienne et aux
caractères hiéroglyphiques. Il se borne à dire que les Égyptiens ont trouvé
moyen de figurer les choses au lieu de désigner seulement les sons. Cette
allusion n’a pas de caractère philosophique, sauf un mot sur lequel il faut
revenir.
Il ne faudra donc admettre l’influence orientale sur Plotin que si l’on
discerne chez lui quelque chose qui ne s’explique ni par la philosophie
grecque ni par les origines de Plotin.
<13> Il y a un texte sur l’Égypte, V, 8.6.
«Les sages des Égyptiens, soit qu’ils l’aient reçu par une science
exacte, soit par quelque instinct inné, au sujet des choses qu’ils voulaient
communiquer, paraissent sages de ne pas s’être surtout contentés
d’emprunter les lettres qui suivent à la trace les mots et les propos, ni
qui imitent les sons et les énonciations d’opinions, mais ayant tracé
des images et ayant gravé une chacune des images de chaque chose
dans leurs temples, ils ont montré ainsi la composition de chacune
de ces images. De telle sorte que chaque image est aussi quelque science
et quelque sagesse, et une sagesse qui se trouve sous-jacente à cette ins
cription et qui est ramassée et qui n’est ni science discursive ni
réflexion. »
Il s’agit des hiéroglyphes purement idéographiques. Plotin dit qu’il y a
là une manière profonde de <14> s’exprimer, en indiquant les idées.
C’était de l’intuition, non de la réflexion : la sagesse était ramassée sous
les mots immédiatement. - Mais il n’est pas question ici des croyances
égyptiennes, uniquement de leur symbolique. Il ne paraît donc pas vrai
semblable que Plotin ait subi une influence de ce genre.
COURS SUR PLOTIN 23
<21 >
Porphyre nous apprend que Plotin se mettait à écrire après avoir lon
guement médité, et écrivait sans s’interrompre, ni se relire. Son style a les
qualités maîtresses d’un grand écrivain. Porphyre et Longin y ont rendu
honneur. Porphyre, Vie de Plotin, § 14 : « Dans son style, il a été raccourci,
plein d’idées, court et plus abondant en pensées qu’en mots, le plus sou
vent inspiré et s’exprimant avec passion. » Longin, ibid., § 19, fin : « Quant
à son style d’écriture et quant à la multitude pressée des pensées de cet
homme et quant au caractère philosophique de la disposition de ses
recherches, je l’admire extraordinairement et je l’aime, et je pense que les
chercheurs doivent placer ses livres parmi les plus remarquables. Voilà
pour l’ensemble. Mais pour le détail il est négligé. La syntaxe est complè
tement incorrecte. Le développement manque de continuité. Il y a des
<22> phrases enchevêtrées. C’est un style qui note les impressions.
Eunape19, Vie des sophistes, p. 9, dit que Plotin est remarquable par le carac
tère énigmatique de ses discours, qu’il est pénible et difficile.
On s’explique ainsi les difficultés du texte. Porphyre en fut l’éditeur,
du moins principalement. Le médecin de Plotin, Eustochius, avait fait de
son côté un recueil de ses écrits dans un ordre un peu différent. Dans cer
tains manuscrits de Plotin se trouve mentionnée à un endroit une distri
bution des matières différente, qu’on attribuait à Eustochius : la tradition
s’était ainsi conservée. Nous n’avons que l’édition de Porphyre.
Selon lui, Plotin avait laissé cinquante-quatre traités dont il donne
l’ordre chronologique d’écriture. Au lieu de le maintenir, il suivit
l’exemple donné par Andronicus pour Aristote et Théophraste ; il
regroupa ensemble les livres de sujets analogues. Il composa des groupes
26 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
2. Bibliographie
Le texte de Plotin nous est parvenu en très mauvais état. Les manus
crits sont assez nombreux, mais criblés de fautes. Aucun ne remonte
au-delà du XIIIe siècle et plusieurs sont très postérieurs. Mueller a décrit
27
COURS SUR PLOTIN
vivants qu’aboutit cette analyse, VIe Ennéade29. Une pierre doit être repla
cée dans la terre, et nous verrons que la terre est un être animé, et ainsi de
tout élément.
<33> Qu’est-ce qu’un être vivant ? Un microcosme ordonné comme
le monde. Il est divisé, mais en chaque partie est le tout. Il passe par
des phases, où chacune est impliquée dans l’autre. Il faut donc un prin
cipe qui réunisse cette multiplicité : c’est le Xoyoç ev <T7rép^aTt, la raison
génératrice.
Le logos est moins qu’une idée, parce que cela travaille, plus qu’une
chose parce qu’une chose est inerte. C’est un «rôle», une idée qui se
meut, une pensée en mouvement.
Considérons alors tous les êtres vivants constitués par ce travail des
raisons génératrices. Chacun d’eux manifeste un logos et, par là même,
un certain amour de la vie. De là l’égoïsme et la lutte. Mais en même
temps que tous les êtres vivants luttent ensemble, nous assistons aussi à
un concert. Une harmonie fondamentale se révèle30. A côté des logoi parti
culiers, il y a un logos universel du corps du monde tout entier.
<34> Preuves : 1. — Si l’astrologie peut deviner les événements dans
le ciel, ce n’est pas à cause de l’influence des astres sur les destinées, mais
c’est qu’il y a une telle conspiration de toutes choses que tout arrange
ment ou dérangement a son contrecoup ailleurs. L’astrologie révèle
l’harmonie fondamentale de toutes choses.
2. — La magie, moyen d’agir à distance, en produisant certaines
modifications de la matière.
3. — L’amour, qui a quelque chose d’un magicien. Ces affinités réelles
des choses, qui se révèlent dans la magie, se révèlent aussi dans l’amour.
Et aussi dans la musique.
Donc il y a une harmonie de toutes choses et un logos universel. Mais
comment expliquer l’accord des logoi particuliers avec la raison du tout ?
Ce point a été mal résolu par la plupart des interprètes. Bornons-nous
pour le moment à constater cet accord. De plus, il faut considérer ces rai
sons individuelles comme placées <35> sur le même plan que la raison
universelle coordonnées à elle, émanées d’elle.
Il y a lieu de considérer le point où tendent ces logoi. Ces raisons abou
tissent à façonner des corps vivants, c’est-à-dire des systèmes de forces
31
COURS SUR PLOTIN
Platon est le philosophe divin, le maître, celui qu’il n’est même pas
besoin de nommer quand on le cite. Plotin met toutes <49> ses idées
essentielles sous l’invocation de Platon. Il lui arrive même de ne pas
avouer ses divergences d’avec lui, de subtiliser, de dire que Platon a caché
sa pensée derrière des images. Au début de la Ve Ennéade, il déclare n’être
que Y « interprète » de la philosophie platonicienne45. Interpréter Platon
et, à la lumière de cette interprétation, recueillir ce qu’il y a de meilleur
dans toute la philosophie grecque, voilà ce que Plotin a voulu faire.
Mais cette interprétation de Platon est fort nouvelle et différente
de celle d’Aristote et de ses successeurs. La nouveauté de cette interpré
tation caractérise l’époque de Plotin, les influences postérieures au
platonisme qu’il a pu subir, l’idée qu’il s’est faite de la philosophie grecque
en général, surtout son originalité personnelle. Quelle est cette inter
prétation ?
Il y a dans les dialogues de Platon deux parts à faire : 1. — L’aspect
qui nous frappe le plus est l’aspect dialectique46, la théorie des Idées. Elle
se construit tout entière <50> par une double méthode d’analyse et de
synthèse, d’analyse surtout, qui est la dialectique. Le philosophe part
des contradictions qu’il remarque dans la sensation, assemblage de qua
lités contraires. Il sépare ces qualités et, apercevant dans chacune
l’ombre d’une essence immuable, il étudie d’autre part ces essences à
part, recherche leurs affinités, leur parenté, leur filiation, il en rétablit
l’ordre véritable, il dispose les Idées en séries hiérarchiques jusqu’à la
super-essence à laquelle toutes les essences doivent leur clarté et leur
existence.
2. — Un deuxième aspect de cette philosophie, c’est le mythe. Il y a
fréquemment des mythes chez Platon. Ils sont de nature et d’importance
très diverses, a) Quelques-uns ne sont évidemment qu’imagés poétiques
plus ou moins prolongées — par exemple, dans le Phèdre1, les hommes
charmés par les Muses donnent naissance aux cigales ; ou en République*,
III, les métaux qui servent à former les âmes, b) Des mythes déjà plus
importants : des allégories qu’on transpose aisément. Par exemple, dans
le Phèdre9, la comparaison de l’âme à un char attelé de deux coursiers. Ce
ne sont <51 > encore que des jeux d’imagination. Mais à côté de ces
mythes accidentels dans la philosophie, il y en a d’essentiels parce que
COURS SUR PLOTIN 37
sans eux la philosophie de Platon serait tout autre chose que ce qu’elle
est.
On les reconnaîtra d’abord à leur étendue (République, X; le grand
mythe du Phèdre, le mythe du Phédon) ; deuxièmement à leur ton : il est
plus sérieux, plus solennel, il semble que Platon veuille nous initier à
quelque mystère ; troisièmement, signe moins général, Platon met ses
mythes dans la bouche d’un étranger ou d’un Pythagoricien, ou tout au
moins il y aura des Pythagoriciens dans le dialogue (Er l’arménien, Dio-
time, Timée...). Voilà des signes extérieurs.
Voici les signes internes, essentiels. Si on rapproche tous ces mythes,
on verra que le sujet qui en occupe le centre, c’est toujours l’âme, et parti
culièrement l’âme humaine. Il y a souvent autour, des détails cosmogo
niques, mais orientés vers l’âme ; de la théologie, mais dans son rapport
avec l’âme humaine. République, X, <52> Er ressuscité a vu les âmes des
méchants punies et les bons récompensés. Il a vu le fuseau de la néces
sité, et les huit anneaux avec les huit Sirènes. Phédon: les âmes des
hommes après la mort sont escortées à leurs séjours respectifs et la terre
est décrite en vue de l’âme. Dans ces deux mythes, il s’agit de la destinée
de l’âme après la mort : dans d’autres, c’est de l’âme avant la vie (Phèdre :
âmes humaines courant après les âmes divines ; Protagoras : les dieux for
mant les âmes mortelles).
Pour la vie proprement dite de l’âme, en tant que distincte de la
contemplation des Idées, en tant qu’elle a pour ressorts la réminiscence et
l’amour, la réminiscence et l’amour sont encore présentés mythique
ment : l’amour (Phèdre, Banquet), la réminiscence (Ménon, où l’on trouve
des expressions mythiques). Enfin, dans le Timée, il s’agit de la formation
de l’âme du monde et, symétriquement, des âmes humaines, et, autour,
des détails cosmogoniques.
Ainsi le devenir de l’âme et <53> généralement le devenir en général,
mais orienté vers le devenir de l’âme — voilà les sujets des mythes de
Platon.
Mais pourquoi Platon a-t-il traité ces sujets sous forme de mythe ? Il
semble qu’il n’avait pas d’autre forme à sa disposition. Car en dehors il
n’avait que la forme dialectique. Mais l’essence de la dialectique est préci
sément de prendre le changement et de le résoudre en formes qui ne
38 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
changent pas. Elle est un mode d’explication statique : c’est une analyse
en somme. Le devenir en tant que devenir reste par hypothèse en dehors
d’une explication dialectique50.
Donc le devenir reste en dehors - et cependant c’est quelque chose ;
Platon n’est pas un Éléate. Il admet la réalité du changement. Le change
ment existe, mais il n’est pas objet d’idée. Il fallait donc trouver un mode
d’explication, ou plutôt d’expression, calqué sur le devenir, participant
aussi de l’être et du non-être, du <54> vrai et du mensonge.
En résumé, si nous partons des choses, nous pouvons par la dialec
tique remonter aux Idées, des Idées inférieures aux supérieures, de là au
Bien. Si nous partons du Bien pour descendre aux Idées, mais surtout aux
choses sensibles, aucune explication scientifique ne rendra compte de ce
processus, par hypothèse, et c’est là que le mythe intervient. Pour
employer les termes déjà alexandrins, 7upooSoç et è7ucrTpo<j)7), dans la philo
sophie platonicienne, tout ce qui est conversion s’explique en termes dia
lectiques et tout ce qui est procession en termes mythiques.
Tels sont les deux aspects très différents du platonisme. Ces deux
aspects ne présentent pas au point de vue philosophique la même force
de résistance. L’élément dialectique s’adresse à la faculté générale et
impersonnelle de concevoir et de raisonner. Le mythe à la fantaisie per
sonnelle de chacun de nous : chacun peut l’interpréter à sa guise. Il
constitue à <55> côté de la science impersonnelle un mode d’approxi
mation qui a quelque chose de subjectif.
Ces deux éléments sont l’un absolument stable, l’autre instable selon
les personnes. La théorie des Idées, facilement exprimable en mots,
devait nécessairement déplacer l’autre, chose très personnelle. Et c’est ce
qui est arrivé tout de suite. Aristote a immédiatement laissé de côté cet
élément mythique de la philosophie platonicienne, et c’est pour cela qu’il
n’aperçut aucune transition de l’intelligible au sensible : aussi fit-il des
cendre l’Idée dans les choses. Et cette interprétation est restée l’inter
prétation traditionnelle : Platon est resté avant tout le philosophe de la
théorie des Idées.
Il y a dans sa théorie de l’âme quelque chose qui choque celui qui pré
sente l’explication systématique des idées de Platon. Dans certains tra
vaux on jette résolument par-dessus bord tout ce qui n’y concorde pas.
COURS SUR PLOTIN 39
Couturat a dit que tout ce qui n’est pas la théorie des Idées ne doit pas
être pris au sérieux51. <56>
Des philosophes se rencontrèrent qui prirent ces mythes au sérieux et
mirent la philosophie mythique de Platon au même rang que l’autre. Il
était naturel que cela se produisit dans un milieu religieux où toutes les
religions étaient en conflit. On s’explique que Plotin ait été frappé de
l’exposé que Platon faisait de certaines idées en somme mythologiques,
qu’il y ait cherché une justification du paganisme et que, pour cela préci
sément, il ait attribué à cette philosophie une importance capitale et inter
prété toutes les philosophies grecques à la lumière de celle-là.
A cette époque, la vie intérieure était devenue intense. Des nuances
toutes nouvelles de sentiments s’étaient fait jour. On était plus préparé à
chercher un sentier du vrai à côté de l’idée. Enfin, l’idée d’avoir à saisir le
mythe par une voie autre que la raison n’avait plus rien de choquant.
<57> Dans la philosophie de Plotin, je vois avant tout un effort pour
ressaisir le platonisme dans son intégralité. Plotin accepte toute la dialec
tique platonicienne, et même au-delà des Idées met quelque chose qui est
plus qu’idée et qu’on peut atteindre. Mais il accepte aussi la théorie plato
nicienne de l’origine des âmes, de leur descente dans le corps, de l’amour
et de la réminiscence, de la destinée des âmes.
Comment a-t-il opéré cette réconciliation des deux aspects ? Par un
compromis qui a rendu la mythologie plus dialectique et la dialectique
plus mythologique.
1. — Considérons les mythes. Dans un passage de VEnnéade, IV, 2,
fin52, Plotin nous rappelle la théorie du rapport de la tyux'h au V0^C, et plus
particulièrement de l’âme en tant que située dans l’espace et le temps et
de l’âme en tant que située dans l’intelligible. Et il termine cette exposi
tion en donnant une interprétation du limée.
<58> Il cite une phrase du Itméèoù il est question d’un mélange
opéré par Dieu, pour former l’âme, entre l’essence indivisible et l’essence
divisible. Platon nous présente ce mélange comme un fait historique. Or,
d’après Plotin, sa doctrine à lui n’est pas autre chose. Et, cependant, le
rapport de l’âme à l’intelligible dans Plotin est de nature métaphysique :
ce n’est pas celui d’un artiste à son œuvre, mais une dérivation métaphy
sique. Pose le vouç, l’âme s’ensuit. Ainsi, dans le Timée, il y a une histoire
40 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
qui se passe dans le temps avec des personnages, tout étant contingent54.
Dans Plotin, le processus est intemporel et métaphysique. Et, cependant,
Plotin donne cette théorie comme celle du Timêe.
Est-ce un hasard ou [une] méthode d’interprétation ? Plotin donne,
III, une interprétation des mythes. Il faut bien, dit-il, que les mythes
divisent dans le temps ce qu’ils racontent, et qu’ils séparent les unes des
<59> autres beaucoup de choses qui sont données l’une dans l’autre
mais qui diffèrent le rang et les puissances. Quand ils ont enseigné
comme ils peuvent enseigner, ils laissent à celui qui se les est représentés
le soin de faire la synthèse55. Ainsi le rôle du mythe est de présenter sous
forme d’histoire dans le temps ce qui en soi est une nécessité même de
l’être.
Exemple : l’origine des âmes, leur descente.
Les âmes d’abord existent par elles-mêmes et sont invariables. Mais
cela signifie que le corps n’est pas ce qui reçoit l’âme, c’est le corps qui est
dans l’âme comme une image qu’elle se représente. Et, à ce titre, il y est
en quelque sorte de toute éternité.
Pour les existences successives (avec pour) chacune récompenses et
punitions — toutes ces existences successives sont complémentaires les
unes des autres et toutes réunies forment quelque chose qui (n’est autre)
que l’idée de l’âme.
<60> Ainsi Plotin considère comme un processus intemporel ce qui
est donné dans le mythe comme une histoire. Cela revient à dire que cette
interprétation implique une certaine conception du temps et des rapports
du temps avec l’éternel. Car si la même réalité qui est vue d’un côté
comme succession dans le temps est vue aussi comme donnée tout d’un
coup dans l’éternité, cela ne peut être que parce que le temps est dévelop
pement sous forme successive de quelque chose qui en soi est intempo
rel. Le traité 7 de la IIIe Ennéade (ïrepl at&voç xal ^povou) exprime cette
théorie du temps. Le temps est à l’éternité ce que l’âme est au vouç.
L’esprit, le voûç, c’est l’étemel. Si l’âme est identique en elle-même et hors
du vouç, le temps dans l’âme, c’est le mouvement, la vie de l’âme en tant
qu’elle passe d’un acte à un acte, d’un état à un état. Cette théorie posée,
l’interprétation des mythes platoniciens s’en déduit, car ces mythes se
rapportent à l’âme, et ce qui est le devenir dans l’âme coïncide avec l’éter-
COURS SUR PLOTIN 41
nel. Nous voyons ainsi comment le mythe coïncide dans une certaine
mesure avec la dialectique.
2. — De même, la dialectique de Plotin a quelque chose de plus
mythique. Elle n’est plus aussi abstraite. Pour Platon, l’âme qui s’élève à la
contemplation des Idées sort d’elle-même, et l’idée est quelque chose
d’assez éloigné de l’âme : elle représente un genre, l’âme est individuelle.
Pour Plotin, nombre d’idées sont individuelles. Il y a une Idée de Socrate
qui est, dans l’éternel, le même Socrate qui, développé dans le temps est
l’âme. Ainsi l’âme entre dans la région des Idées. L’importance attribuée
par Plotin aux études psychologiques vient en grande partie de ce lien éta
bli entre l’âme et l’intelligible, l’âme étant, à mesure qu’on la remonte,
plongée dans l’idée. L’idée d’une science de l’individu prend une impor
tance <62> capitale dans la philosophie de Plotin56.
Ainsi, soit qu’on envisage la doctrine de Plotin en elle-même, soit
comme interprétation de Platon, nous sommes ramenés comme à un
centre à l’étude de l’âme.
v - l’âme du monde
rôle. Ce sont les objets des mythes platoniciens. — C’est une définition
vague : mais l’idée n’est pas plus distincte chez Platon qui, par sa concep
tion même, ne pouvait la tirer au clair.
Cette idée, Plotin l’a tirée de l’ombre. Car c’est à Platon qu’il l’a
empruntée exclusivement. On rapproche quelquefois cette âme de Plotin
du feu stoïcien. L’analogie est toute superficielle, les différences pro
fondes62. Chez les Stoïciens, le feu se suffit à lui-même, ne dérive pas d’une
essence supérieure extratemporelle. Chez Plotin, c’est une <69> dériva
tion du voûç. On ne peut même la voir de près sans la voir se contracter et,
finalement, s’absorber dans le vouç. De plus, l’âme des Stoïciens devient
matérielle et la matière âme. Chez Plotin, si la matière sort de l’âme, ce
n’est pas par transformation ; c’est une dérivation qui n’empêche pas l’âme
de rester en soi. L’origine de sa conception est toute chez Platon.
Plotin amène en pleine lumière la théorie de Platon. Il en fait sortir
une théorie des corps, une théorie implicite de l’espace, une théorie expli
cite du temps, même une théorie de la conscience. Cette hypothèse, la
dernière métaphysiquement, est la première dans l’importance pour la
connaissance : Plotin n’a parlé des autres que par extension et épuration
de cette conception de l’âme.
Rappelons la manière dont il arrive progressivement à attribuer à
l’univers une âme. C’est par considération des analogies entre le monde et
tel ou tel être vivant. Un être vivant manifeste une âme, d’abord sous
forme de raison <70> génératrice. Un corps vivant est une multiplicité
de parties entre lesquelles il y a xotvovÉa ; un animal est un tout un et sym
pathique à lui-même (ô[AO7cà0eia, <7uvoua0Y)aiç = consensus). Par consé
quent, il faut qu’il y ait un principe de cette harmonie. Ennéades, III, 2.2 :
« Dans le logos générateur, tout est donné ensemble et dans le même. »
Ibid., VI, 7.14 : « Le logos est une unité multiple, un schème, une esquisse
qui contient des esquisses..., un centre indivisé qui contient et résume en
lui toute la circonférence. » Donc un être vivant est la manifestation d’un
logos.
Le logos d’ailleurs n’est pas absolument Idée. L’Idée est l’archétype
en dehors de l’espace et du temps. Le logos est ce qui sort de cette Idée
pour travailler en descendant dans l’espace et le temps : c’est l’idée
devenue force. Justement parce que l’Idée devient travail, elle s’expose à
COURS SUR PLOTIN 45
soire ; et ce miroir est une image lui-même, un mirage qui est source de
mirages. Et « si les images émanaient directement des êtres, elles subsis
teraient sans avoir besoin d’être dans autre chose, mais comme les êtres
véritables restent enfermés en soi, il faut qu’il y ait quelque chose qui
leur fournisse un lieu où elles ne subsistent pas ». En d’autres termes, si
les images, les choses sensibles, étaient un effet immédiat de l’Idée,
l’Idée se rendrait immédiatement sensible, il n’y aurait pas besoin de
matière. Mais il faut dire que toute image a besoin de s’appuyer sur une
autre image. V, 9.5: Ce qui est image est par sa nature même dans
quelque chose d’autre que soi-même. Seule l’Idée est en elle-même. IV,
8. 6 : Le processus doit se continuer jusqu’aux limites du possible. II,
3.18: Le monde <77> est une image qui se forme continuellement.
C’est-à-dire que si l’âme restait où elle est originellement, il n’y aurait
rien de sensible. Supposons une cause qui la fasse sortir du vouç, nous
posons totalement les choses, parce qu’une image ne peut se produire
sans se placer dans une autre image et ainsi de suite. Ainsi s’engendre
l’indéfini d’espace et de temps, la matière. La matière n’est que
l’indéfinité des choses, des images se créant sans cesse.
Comparons cette théorie à celle de Kant. Plotin pose d’un côté l’Idée
et, de l’autre côté, la réalité phénoménale et, comme Kant, fait consister
la réalité phénoménale dans un progrès indéfini. Pour Kant, l’expérience
est cela. Et les deux antinomies mathématiques viennent de ce que nous
nous méprenons sur le caractère de l’expérience qui est un progrès et un
mouvement, et que nous voulons le saisir comme infini actuellement.
— Mais la différence est grande <78> aussi : pour Kant, ni l’espace, ni le
temps, qui conditionnent le flux des phénomènes, ni la causalité qui les
relie ne peuvent s’engendrer : ils sont donnés comme des formes pures et
un schème. Au contraire, chez Plotin, nous avons un effort pour déduire
l’espace, le temps et même la causalité temporelle. L’espace et le temps se
déduisent de ce que ce qui est dans l’espace et le temps est la manifesta
tion incomplète de l’idée, l’image. Et alors l’image cherche à se compléter.
Et c’est ainsi que s’engendrent l’espace et le temps. De même la causalité
pour nous est l’effort d’une chose pour faire sortir ce qu’elle a en elle.
Pour Plotin, c’est l’effort d’une chose pour chercher une autre chose sur
quoi s’asseoir, et ce siège ne s’est pas plutôt présenté qu’il se dérobe.
48 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
qui composent le vouç sont posées alors dans l’éternel comme autant de
visions de l’un. Tout cela est hors du temps, unité et multiplicité égale
ment intemporelles. Au-dessous il ne peut y avoir qu’une multiplicité
dans l’espace et dans le temps : les images ou choses. La fonction de
l’âme universelle sera d’aller chercher les Idées dans l’Intelligence et de les
faire descendre dans l’espace et dans le temps sous forme de raisons
génératives. L’âme sera comme le véhicule des Idées dans l’espace et le
temps. <83> Elle prend les Idées et les divise : III, 9.1: (j.spi(TTY)v
IvépyEiav êyci èv peptarf) <j)u<y£i70.
De là l’âme universelle prise à sa source ne se distingue pas du vouç,
du monde des Idées. Donnons-nous ce monde intelligible, et admettons
qu’il faille que de ces Idées sortent les choses sensibles. Comment en sor
tiront-elles, sinon par l’action de cette force spéciale qui en sort peu à
peu ? L’âme coïncide d’abord avec l’intelligence, mais arrive un moment
logique où l’âme en sort pour se matérialiser. Et par conséquent nous
pourrons dire qu’à un certain moment elle est dans l’intelligence et en est
le rayonnement : V, 1.3. Il n’y a pas deux âmes du monde mais une seule,
prise au moment où elle est sur le point de sortir de l’intelligence, et au
moment où elle en est sortie. <84> Lorsque Plotin oppose l’âme divine à
l’âme inférieure, il dit que si la première est pure, c’est qu’elle est prise à
son sortir du vouç. Et, II, 3.18, l’âme supérieure est qualifiée de céleste et
l’âme inférieure est dite découlant d’en haut. Enfin, il y a des textes disant
que ces deux âmes sont des aspects d’une même âme universelle. V,
1.10 : Une partie de l’âme procède dans le monde sensible, tandis qu’une
partie reste dans le monde intelligible. V, 2.5 : L’âme doit être une, sans
l’être absolument, sans quoi elle ne produirait pas une pluralité si éloignée
de l’unité. IV, 2.2 : L’âme est à la fois une et multiple, divisée et indivisée.
IV, 1.1 ; IV, 3.19 ;VI, 4.4; IV, 7.9.
Mais il faudrait élucider cette idée. Plotin parle d’une âme unique :
mais les deux puissances de l’âme n’en sont pas moins différentes, au
point de s’exclure logiquement. L’âme est divisible <85> infiniment et
absolument une - infiniment mobile et dispersée dans l’espace et le
temps, et absolument immuable en dehors de l’espace et du temps. Ces
attributs contradictoires peuvent être juxtaposés : alors, c’est malgré tout
de deux âmes qu’il s’agit. Comment Plotin a-t-il réconcilié dans l’âme
50 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
C’est ce que lui reproche Zeller. Les images, selon lui, ne font que
masquer une contradiction, l’affirmation d’une cause à laquelle n’appar
tient pas la causalité, qui n’a aucune relation avec son effet et se suffit par
faitement à elle-même. C’est cette contradiction que font passer les
images qui la recouvrent. Qu’en penser ?
Je suppose que dans l’esprit de Plotin il y ait une certaine expérience
qui lui permit de prendre sur le vif, <92> de saisir d’un côté le sensible,
de l’autre l’intelligible, et le passage de l’un à l’autre, qui lui montrât
ensemble Y « âme réveillée » et 1’ « âme qui rêve », et qui lui prouvât que
l’éveil existe pour le rêve, mais non le rêve pour le réveil. — Comment
Plotin nous la ferait-il comprendre autrement que par des images,
d’ailleurs destinées à nous suggérer un état d’âme analogue à celui par
lequel aurait passé le philosophe ? Les concepts que Zeller oppose à Plo
tin sont des images, il est vrai familières : il faut qu’une cause soit en elle
ou en dehors d’elle, que le rapport de la cause à l’effet soit réciproque. Ce
ne sont des choses vraies que dans l’espace et le temps. Tout fait nouveau
dépassant le concept ne peut se rendre que par des images. Plotin a pu
faire effort <93> pour étendre les bornes de l’intelligence72.
C’est bien cela. TV, 8, début, Plotin invoque bien l’expérience dans un
texte considérable73 : « Souvent je me réveille de mon corps, devenu exté
rieur à tout le reste, intérieur à moi-même, vivant de la vie supérieure,
coïncidant avec le divin ; lorsque je descends alors de la raison qui
contemple à la raison qui raisonne, je me demande comment peut
s’effectuer cette descente. »74
Il y a donc un passage constatable par l’expérience dans la descente,
pendant lequel la question ne se pose pas ; mais elle se repose quand nous
sommes en bas. — III, 8.10, fin : Plotin nous conseille l’intuition pour sai
sir le principe. — Enfin l’idée que Dieu est cause par rapport à nous, non
par rapport à lui, se prouve par l’expérience, VI, 975.
<94> Cela ne prouve pas que Plotin ait voulu rendre le passage intel
ligible. A-t-il fait effort au moins pour expliquer pourquoi nous ne pou
vons pas comprendre ? Zeller traite dédaigneusement la théorie des caté
gories, VI, 1.3. C’est au contraire une partie très importante76. Porphyre a
placé ces trois livres dans YEnnéade finale. L’idée maîtresse est qu’Aristote
a eu tort de croire que les catégories du sensible sont les mêmes que celles
COURS SUR PLOTIN 53
<97> Nous avons déterminé tour à tour l’âme universelle par rapport
à ce qui la suit et à ce qui la précède. Elle engendre la nature en créant
l’espace et le temps, parce que l’image une fois produite exige d’être com-
plétée. D’un autre côté, elle est par son sommet dans le vouç, mais en
plus, ou plutôt en moins, possède une tendance à en sortir : elle en sort
grâce à une certaine forme de la causalité, une causalité à face unique. Il
faut maintenant déterminer l’âme universelle par rapport à elle-même
envisagée en soi. Comment Plotin se l’est-il représentée ? Est-ce par ana
logie avec notre âme à nous, avec la conscience ? Est-elle ainsi une âme
consciente ?
54 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
1 / l’inquiétude du corps,
2 / le plaisir et la douleur,
COURS SUR PLOTIN
55
dans le cas où les éléments unifiés sont des éléments de conscience. Nous
traduisons ce mot par « unité synthétique interne ».
Si elle n’est pas de la conscience, qu’est-elle ? V, 3.13 : « L’unité syn
thétique du tout m’a tout l’air d’être, lorsqu’un multiple converge vers
l’unité, la pensée, to voeiv. » Plotin le répète sans cesse : l’âme universelle a
pour fonction inférieure de produire, la fonction supérieure est de
contempler. Sa partie divine est dans l’intelligence.
Mais qu’est-ce que cette pensée ? Est-ce de la conscience ? Nous ver
rons que la voy)<7i<;« est pour Plotin une fonction supérieure de l’âme
humaine, mais qui ne lui appartient pas proprement. La fonction vrai
ment humaine, c’est le Xoy^ecrôat. Par le <106> voeiv, nous sortons de
nous. Le voyjp.a alors n’est pas conscient, si l’on garde au mot son sens
humain. Il se rétracte dans le temps : la conscience se produit lorsqu’il
arrive à créer une imagination, <j>avT<x<7ia, dans laquelle il se réfléchit
comme dans un miroir. En d’autres termes, il n’y a conscience que là où
il y a une diminution du voûç, un progrès qui témoigne d’une déchéance,
où il y a action et une faiblesse de la contemplation. La conscience se pro
duit à la suite d’une chute : tant qu’elle est pensée pure, l’âme n’est pas
consciente ; mais lorsqu’elle tombe dans le corps, elle substitue à
l’éternité de la pensée la continuité d’un progrès dans le temps, c’est-à-
dire la conscience.
Alors la auvaùrÔYjtnç de l’âme universelle, c’est l’unité du tout, cette
convergence de toutes les parties qui est caractéristique de l’Idée <107>
pure. Chaque âme humaine contient la raison de son corps. Cette raison
est inclue dans la raison universelle. Toutes les âmes particulières sont
renfermées dans l’âme universelle. Chacune est consciente. Mais si nous
les prenons toutes synthétiquement dans l’âme universelle, il n’y a plus
conscience. Cette inconscience est si l’on veut quelque chose à quoi on
arrive, en partant de la conscience, mais par voie d’enrichissement, et en
supposant dans l’éternel ce que notre conscience développe dans le
temps. Étant donné l’âme dans le voùç, il n’y a rien à lui ajouter pour
qu’elle devienne conscience, mais quelque chose à perdre.
Pour se représenter cette forme d’être, il faut un grand effort. Mais il
n’est pas impossible d’y arriver. Il faudra bien se rendre compte que la
pensée s’explique par l’Intelligence. On a dit que les Idées platoniciennes
58 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
étaient des pensées <108> de Dieu, mais en se fondant sur Plotin. Bien
au contraire, l’acte de penser d’après Plotin ne peut s’éclairer que si l’on se
reporte à l’intelligible, au vouç. Comment ? J’ai l’image consciente d’un
triangle. Elle est consciente, parce que je me la représente pendant un
certain temps et dans un certain espace. Pour passer à l’idée du triangle, je
vais faire abstraction des images particulières. Mais tant que je me la
représente dans le temps, je sous-tends sous l’idée une image générale. Si
je veux me représenter l’idée pure, je sors de la conscience, je coïncide
avec l’intelligible, je ne suis plus moi83.
Encore. Voilà Socrate conscient. Il n’est que le déroulement dans
l’espace et le temps de l’idée éternelle de Socrate et, par conséquent, si
l’on veut passer de Socrate à son Idée, il faudra supposer une coïncidence
avec l’intelligible pur, où toute conscience <109> sera abolie, pour passer
à l’idée de Socrate, du triangle, il faut intensifier infiniment l’image du
triangle ou de Socrate. Et inversement, pour descendre de l’Idée à
l’image, de la pensée à la conscience, il n’y a rien à ajouter, il n’y a qu’à
appauvrir. Aristote a dit qu’on ne peut penser sans image. Si. Mais il ne
s’agit plus de la pensée consciente. C’est cette pensée supraconsciente
que Plotin a attribuée à l’âme universelle.
Cette conception de la conscience s’oppose absolument à la concep
tion moderne. Pour nous la conscience est chose simple. L’état de cons
cience est le type de l’individualité. Déjà Platon a fait de l’âme une jxtÇtç.
Pour Plotin, elle est un mélange, quelque chose qui se produit entre
pensée, limite supérieure, et matérialité, limite inférieure. Un triangle est
entre l’idée du triangle et l’indéfini de l’espace et du temps. <110> De
même une âme peut se résoudre en matérialité pure et en l’idée de cette
âme. Il y a enfin le mouvement de cette limite inférieure à cette limite
supérieure, et ce mouvement est la conscience.
Et alors nous comprenons bien pourquoi Plotin a appelé âme cette
hypostase qui déroule les Idées dans l’espace et le temps. Si la conscience
en était l’essence nue, on pourrait s’étonner qu’il eût donné le nom d’âme
à un être qui n’est pas conscient : et c’est pour cela que le terme d’âme
universelle nous étonne. Mais la conscience est un accompagnement.
L’âme pourrait à la rigueur s’en passer. L’essence de l’âme est sa fonction
de véhicule des raisons génératrices.
COURS SUR PLOTIN 59
avec les forces naturelles. Nous devons chercher comment la liberté qu’il :
attribue à l’âme se concilie avec la nécessité de la nature. La solution est
dans la théorie de la formation du corps.
IV, 3.13. La question est posée sous forme étroite: Dans quelle
mesure le choix d’un corps est libre ? Il n’est ni nécessaire ni volontaire.
« Les âmes ne descendent ni de leur plein gré ni envoyées. Ce n’est pas la
nécessité, parce que la descente se fait en vertu d’une inclination inté
rieure qui porte l’âme à descendre comme on se sent porté au mariage.
C’est bien la nécessité, mais on dirait aussi bien que le voüç obéit à la
nécessité quand il reste où il est. »88 — En d’autres termes, si être libre
consiste à rester entièrement ce qu’on est, la descente n’est pas liberté
pure. Mais si être nécessité consiste à subir une influence externe, alors la
descente n’est pas nécessaire, car elle est conforme à une inclination natu
relle de l’âme.
Plotin généralise le problème. Dans quelle mesure, une fois le corps
choisi, sommes-nous indépendants de la nature où nous sommes insé
rés ? III, 1.7 : « Il y a une doctrine — celle des Stoïciens89 — d’après laquelle
il n’existe qu’un seul principe, lequel lierait toutes choses les unes aux
autres et déterminerait chacune d’elles par des raisons génératrices. Près
de cette doctrine est celle qui dit que tout état et tout mouvement, soit de
nous, soit de l’ensemble, dérive de l’âme universelle - Héraclite. Dans
62 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
chaque partie c’est le désir de vivre. L’égoïsme est la loi de la vie, parce
que dans l’espace et le temps chaque partie vise à être le tout ; l’harmonie
a disparu.
C’est par des raisons morales en effet que Plotin explique d’abord la
chute des âmes dans les corps. V, début93, il se demande « pourquoi et
comment elles ont pu oublier Dieu leur père, elles divines, et se mécon
naître elles-mêmes ? Le principe de tous les maux, c’est l’audace, c’est-à-
dire le désir de n’appartenir qu’à soi-même ». De là un désir d’existence
par soi, origine de séparation.
En quoi consiste cette audace ? et d’où vient-elle aux âmes ? C’est
que par un effet de mirage, elles se sont exagérées à elles-mêmes leur
importance.
<127> IV, 3.12: «Les âmes des hommes, ayant contemplé leur
image dans le miroir de Bacchus, se sont élancées ici-bas. » Ce miroir c’est
la matière en général, réfraction de l’âme universelle, matière qui offre à
chaque âme humaine un corps qui lui ressemble. Attirée par cette pro
messe d’indépendance, l’âme se précipite : et alors elle est prisonnière,
enchaînée ; c’est la punition d’avoir voulu vivre.
Plotin prétend que cette doctrine est de tous les temps. IV, 8.1, il
l’attribue à Empédocle, « pour qui c’est une loi pour les âmes pécheresses
de tomber ici-bas, et lui-même sait que c’est après s’être enfui d’auprès de
Dieu qu’il est venu ici devenir esclave de la discorde furieuse ». De même
Platon. Il a dit que l’âme est enchaînée et comme ensevelie dans le corps.
Plotin ajoute que ce n’est pas seulement théorie, mais fait d’expérience.
Nous connaissons le passage de IV, 894 où il parle du passage de l’âme à
l’intelligence, <128> puis à l’un. Sortant de cet état, l’âme se sent des
cendre, xotTotêatveiv. La chute est donc un fait que peut nous rendre
l’expérience.
Donc l’âme est en un sens tombée dans le corps par son libre choix et
par une méprise. Quelle est pour elle le résultat de sa chute ? Il est double.
Premièrement. Quand elle habite au sein de l’âme universelle, elle parti
cipe à l’administration du monde entier, et comme le monde est éternel,
l’âme individuelle en tant que reposant dans l’âme universelle est libre de
tout souci. Mais quand elle tombe dans un corps placé entre les autres corps
et détruit par eux, alors commence le souci du corps et l’inquiétude de la vie.
COURS SUR PLOTIN 65
universelle qui leur est supérieure par le degré. Et si une seule âme peut
créer le monde ce sera celle-là. Chaque âme exprime le tout d’un point de
vue particulier, tandis que l’âme universelle se place à tous les points de
vue à la fois.
Chaque âme humaine tend à faire le monde, mais tend plus particuliè
rement à se créer le corps particulier qui exprime son point de vue. Alors
l’âme universelle qui fabrique tout va fabriquer aussi le corps de Socrate ;
mais en même temps l’idée de Socrate tend à se constituer son corps. Ce
corps peut donc être considéré en tant que produit mécaniquement par la
nature, et en tant que créé par l’idée même de Socrate. La chute de l’âme
n’est pas autre chose que le processus qui fait que l’âme, suivant sa pente
naturelle, se trouve tout à coup rencontrer un corps déjà fait par <135>
le logos universel. Il y a insertion naturelle et en un certain sens chute.
Je suppose un rayon blanc tombant sur un prisme et se réfractant en
mille rayons multicolores. Je choisis le rayon rouge. La lumière blanche
sera l’âme universelle, les rayons multicolores les corps ; le rayon rouge le
corps de Socrate. En un sens il est l’œuvre de la lumière blanche qui a
produit tout le spectre ; mais en un autre sens, il n’est que le prolonge
ment d’un rayon rouge qui existait déjà dans la lumière blanche. En un
sens il prolonge la lumière blanche, en un autre sens la lumière rouge. Au
même sens, chaque corps vivant est à la fois l’œuvre de l’âme universelle
qui crée tous les corps, mais en tant qu’insérés dans la totalité de la
matière, et de l’âme particulière qui vient se porter dans un de ces corps
pour rayonner sur tout le reste et le créer en ce sens.
<136> On comprend alors en quel sens les corps sont des œuvres
naturelles des âmes humaines manifestant leur puissance, et en quel sens
cette insertion est une chute, puisque l’âme en s’y réfugiant diminue ses
pouvoirs. L’insertion est à la fois un processus naturel et une espèce de
chute.
<137> Nous avons commencé l’étude de l’opération par laquelle
l’âme prend un corps, et nous avons trouvé que Plotin se plaçait tour à
tour à deux points de vue, le point de vue moral de la chute, où la prise
d’un corps a pour cause l’audace, pour moyen immédiat l’égoïsme, pour
résultat une déchéance, et le point de vue physique, où l’ensomatose
apparaît non plus comme un acte moralement qualifiable, mais comme
68 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
un fait physique, naturel et, en un sens, nécessaire, qui rentre dans la loi
générale de la procession, par laquelle toute unité s’irradie.
Y a-t-il dans l’esprit de Plotin une transition d’un point de vue à
l’autre? Entre l’ensomatose considérée comme un acte moral et
l’ensomatose considérée physiquement, y a-t-il un passage ?
Il existe certainement dans l’esprit de Plotin. <138> IV, 3.12-13, la
descente est présentée d’abord comme une espèce d’opération magique :
«L’âme est attirée dans le corps comme par les forces et l’attraction
puissante de la magie. C’est une espèce de fascination, donc c’est encore
là le point de vue moral. Mais de plus, il y a une nécessité qui fait qu’à
son heure chaque âme descend comme si elle était appelée par un mes
sager. » Et ensuite : « L’âme descend dans son corps comme automa
tiquement. »
Même différence en ce qui concerne le choix d’un corps.
« L’âme va vers le corps qui est l’image de sa préférence et de sa dis
position originelle » — « au corps qui a été préparé par la ressemblance de
sa disposition » — « au corps adapté et analogue ». C’est le point de vue
moral.
Mais autre expression : « L’âme va s’insérer dans le corps qu’il est
nécessaire. »v
Dans le 8e livre de la IVe Ennéade, Plotin parle constamment <139>
du corps comme s’il était fabriqué par l’âme : c’est le logos en s’ajoutant à
la matière qui fait le corps. Il y a ainsi transition insensible dans sa pensée
d’un point de vue à l’autre.
Mais suit-il qu’il y ait parenté logique entre les deux idées ? La conci
liation est-elle possible entre l’idée que l’âme a choisi un corps en péchant
et l’idée qu’une nécessité interne fait qu’elle entre dans l’espace et le
temps ? On ne la trouve pas explicitement dans les Ennéades. Mais il est
facile de l’opérer si on se reporte au sens de ces différents termes chez
Plotin : idée, âme, temps et espace.
Dans le monde intelligible, toutes les Idées sont données les unes
dans les autres. Chaque Idée est représentative de toutes les autres. Dans
le monde intelligible, tout est ensemble ; tout est le même et tout est dif
férent. Ainsi toutes les Idées des âmes individuelles sont <140> données
les unes dans les autres.
COURS SUR PLOTIN 69
en effet, mais sans être raccordés entre eux ; ce sont seulement des sta
tions le long de la procession.
L’âme universelle est un mélange de l’essence divisible et de l’essence
indivisible ÇTtméef*. Platon, selon Plotin, aurait voulu dire que l’âme est le
véhicule des Idées étant Idée par le haut, monde sensible par le bas. En
effet Platon ne la présente ni comme créatrice ni comme organisatrice des
choses : c’est une puissance conservatrice du mouvement. Pour Plotin,
l’âme universelle crée le monde sensible, il est vrai : mais Platon {Lois, X)
dit déjà que l’âme du monde est antérieure à tous les corps. Même dans
<144> le Tintée, elle est composée mathématiquement, de sorte que nous
serions en droit de la mettre parmi ces essences intermédiaires entre intel
ligible et sensible A ce point de vue, Platon prépare Plotin.
De plus, nous trouvons dans le Timée l’indication d’une théorie du
temps, image mobile de l’éternité99. Or, pour Platon, le temps est avant
tout le mouvement du ciel, lequel est entretenu par l’âme du monde : elle
est déjà sinon la créatrice, du moins le support de la durée. Chez Plotin,
l’âme du monde est ce qui développe dans la durée l’idée éternelle.
Pour l’âme humaine, il y a moins de rapports. Chez Platon, elle est
déjà quelque chose d’intermédiaire entre l’idée pure et la chose sensible,
moins que l’une, plus que l’autre. Et nous trouvons déjà la théorie d’une
chute de l’âme dans <145> le corps, et l’idée que cette incarnation se fait
par un processus naturel : seulement chez Platon ces deux théories sont
indiquées l’une et l’autre sans qu’il y ait conciliation, l’une dans le Phèdre,
l’autre dans les LoisJ0°. De plus nous ne voyons pas le rapport exact de
l’âme humaine avec l’idée : elle en est parente ; mais l’idée est un genre,
l’âme est individuelle. Ce qui manque c’est l’indication de la procession.
Ici encore Plotin a complété Platon : mais il a dû se séparer de lui.
D’abord, comment faire sortir l’âme de l’Idée ? Il faudra que l’Idée soit
déjà individuelle ; telle est la solution de Plotin. Alors le passage devient
facile. Le Bien par irradiation engendre les Idées : si elles sont censées
contenir virtuellement les âmes, elles sont individuelles. Il suffira de sup
poser une chute dans le temps et l’espace <146> pour passer de l’Idée à
l’âme.
De plus, chaque âme individuelle va aboutir à un corps. D’autre part
l’âme universelle s’épanouit en monde matériel. Or il faut que tout ce qui
COURS SUR PLOTIN 71
IX - THÉORIE DE LA CONSCIENCE
C'est quelque chose de ce genre que Plotin a dit. La conscience serait une
puissance de possession par l’âme. <153>
Plotin emploie le plus souvent le mot àvxiXYj^tç. V, 1.12, il se
demande « comment il se fait que nous possédions certaines Idées (jus
tice et beauté) sans en prendre conscience ». Lorsque la partie de l’âme
qui agit ne communique pas avec la partie de l’âme qui sent, alors elle ne
traverse pas l’âme tout entière ; nous ne prenons conscience d’une partie
de l’âme que lorsqu’il y a transmission et par suite àvrtXYj^iç. IV, 8.8:
« Nous ne connaissons pas ce qui se passe dans une partie de l’âme : il
faut que cela ait pénétré l’âme tout entière. » Voilà le premier sens de
Plotin.
Mais ce n’est là que la partie la moins importante de sa théorie. La
conscience est d’abord une certaine unification d’impressions venues
d’en bas, mais elle est beaucoup plus une division <154> d’éléments qui,
au lieu de monter, descendent. L’âme est une essence intermédiaire entre
le vouç et le corps. Elle a donc double fonction : premièrement, unir les
impressions qui viennent du corps, et de là la conscience ; deuxièmement,
de faire descendre les Idées, et de là encore la conscience. La conscience
se produit soit par l’unification de ce qui vient d’en bas, soit par la divi
sion de ce qui vient d’en haut. En ce deuxième sens, elle est analyse des
Idées.
IV, 3.30. Nous participons constamment à la pure pensée, au voüç,
mais nous n’en avons pas conscience, « car autre chose est la pensée,
autre chose la conscience de la pensée. Nous pensons toujours, mais
nous n’en avons pas toujours conscience ». Que faut-il pour que la cons
cience se joigne à la pensée ? « L’acte pur de la pensée se cache à
l’intérieur, n’ayant pas encore procédé au <155> dehors. Mais le logos
l’ayant développé et dirigé sur la puissance imaginative le révèle comme
dans un miroir : alors se produit la perception consciente de la pensée. »102
Ainsi, pour que l’Idée arrive à la conscience, il faut qu’elle se double
d’une image, qu’elle se réfléchisse dans l’imagination, faculté de former
des images avec des sensations, et surtout de les maintenir sous le regard
de la conscience.
Passage capital : I, 4.10. La conscience n’est chose indispensable ni à
la pensée, ni à la vertu, ni au bonheur. Le héros ne sait pas qu’il agit avec
74 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
union intime et une sympathie. Les choses qui tombent le plus clairement
sous la conscience sont précisément celles qui nous sont le plus étran
gères : ainsi nous avons plus conscience de la maladie que de la santé.
« Mais de nous-mêmes et des choses qui sont vraiment nôtres, nous som
mes inconscients. Mais dans cet état d’inconscience nous sommes <159>
en possession plus complète nous-mêmes de tout ce qui nous appartient,
nous sommes avivés à faire coïncider notre être et la science de nous-
mêmes. » IV, 4.4 : « On peut posséder inconsciemment mieux que si l’on
savait ; car si l’on savait on posséderait comme une chose étrangère, tan
dis que, ignorant, on tend à ne faire qu’un avec ce qu’on possède. » La
conscience implique toujours une extériorité du sujet par rapport à
l’objet.
Cette conception est diamétralement opposée à la conception
moderne, d’après laquelle la connaissance adéquate c’est la conscience,
où il y a coïncidence parfaite du sujet connaissant et de l’objet connu. Or
pour Plotin, la conscience implique l’extériorité.
Quelles sont les conséquences à tirer? L’être qui saisit par la
conscience ne peut se saisir lui-même. D’autre <160> part elle est
l’attribut de l’âme et siège comme elle entre le sensible et l’intelligible.
Donc l’âme ne se connaît pas elle-même. En deuxième lieu, si quelque
être se connaît lui-même, ce ne doit pas être par la conscience. Ces consé
quences, Plotin les a tirées.
Premièrement, l’âme ne se connaît pas elle-même. V, 3.9. Pourquoi
devons-nous refuser à l’âme le pouvoir de se penser elle-même ? « C’est
parce que nous lui avons réservé la fonction de regarder dehors et de se
livrer à l’agitation. » L’âme est condamnée à vivre extérieurement à elle-
même, n’étant jamais entièrement elle-même, ce qu’elle a voulu être.
Deuxièmement, l’être qui se connaît lui-même, c’est l’Intelligence
pure. Elle se pense elle-même et elle est seule à se penser.
Qu’est-ce que Plotin entend <161 > par le vouç? Ce n’est pas une
faculté de l’âme. L’âme peut se hausser jusqu’à l’Intelligence, mais à
condition de s’élever au-dessus d’elle-même. L’Intelligence ne siège pas
dans les âmes mais se suffit, existe en soi. Elle est quelque chose dont les
âmes individuelles peuvent participer, mais qui n’est pas dans les âmes.
L’Idée est indépendante de l’âme : l’âme peut revenir par un effort à
76 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
gibles ; mais cette revue n’occupe pas de temps : tout cela occupe un seul
instant qui est l’éternité. Il y a donc une réflexion de l’Idée sur elle-même,
enfin une pensée qui n’a rien de commun avec la conscience aux
moments distincts, hétérogènes et successifs. C’est ce parcours de la
pensée par elle-même qui est la pensée du vouç se pensant soi-même.
Textes. V, 3.13 : « La pensée <165> semble être, lorsqu’une multipli
cité de termes viennent coïncider, une auva(<70Y)<yiç du tout, alors qu’une
certaine chose se pense elle-même, ce qui est à proprement parler voeîv. »
Le mot CTüvcua0Y)aic; signifie ici synthèse interne. Lorsque tous les
intelligibles viennent se fondre les uns dans les autres, alors il y a pensée
de la pensée. C’est la présence de tous les intelligibles dans chaque intelli
gible qui constitue la pensée de la pensée par elle-même, le voüç se pen
sant lui-même. Si Platon n’a pas donné le nom de vouç à son monde intel
ligible, c’est parce qu’il n’a pas admis la participation de toutes les Idées
les unes aux autres. S’il l’avait admise, il aurait pu appeler ce monde le
vouç, parce que présent partout à lui-même tout entier, il y aurait bien eu
pensée de la pensée. C’est pourquoi Plotin a parlé d’une pensée.
<166> Ainsi pensée signifie pénétration des intelligibles les uns par
les autres. Eclaircissons cette idée encore, et en même temps la théorie de
la conscience.
V, 3. Plotin cherche la condition requise pour se connaître soi-même.
Il trouve que ce n’est possible que par une coïncidence de ce qui connaît
avec ce qui est connu. S’il y a seulement une empreinte, alors la connais
sance est imparfaite. Pour se connaître soi-même, il faut donc être un
principe absolument simple, il faut identité du sujet et de l’objet. Dans la
sensation, il y a connaissance de modifications extérieures à l’être qui
sent. Dans l’intelligence discursive, ou bien celle-ci synthétise des sensa
tions, et alors elle est plus que la sensation, ou elle matérialise des Idées ;
mais elle est toujours distincte de ce qu’elle connaît. La connaissance de
soi <167> ne peut apparaître qu’à l’être qui est à la fois vÔTjaiç et vot)t6v,
c’est-à-dire au vouç.
Nous avions abordé les difficultés soulevées par ce problème de la
conscience. Pour comprendre l’Idée de Plotin, il faut d’abord faire table
rase de nos conceptions actuelles. Nous nous représentons une Idée
comme quelque chose de postérieur à la conscience ; se la représenter
78 COURS SUR BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
LA PHILOSOPHIE GRECQUE
1894-1895
LYCÉE HENRI-IV
(VACHER)
1. Uécole d’Ionie
descend sont tout un. On ne se baigne pas deux fois dans le même
fleuve [80-4].
Quelle sera la fin de ce mouvement ? Si, le long du chemin qui des
cend, les choses s’éloignent de leur forme primitive, le feu, en revanche,
par le chemin qui monte, elles y retournent. Un jour viendra où le feu
aura reconquis toute la place. A ce moment, sans doute, le monde recom
mencera à évoluer.
L’École d’Ionie, comme on le voit, est une école hylozoïste. On a
prononcé les mots panthéisme matérialiste. Il est évident que ces philoso
phes se représentent l’univers comme une espèce d’être vivant qui passe
par des phases, qui se transforme et se transforme radicalement, se méta
morphose. Ce qui a frappé ces philosophes, et surtout Héraclite, le plus
grand d’entre eux, c’est le flux incessant des choses, le changement uni
versel, le mouvement, comme il le dit lui-même. Cette idée de mouve
ment, de changement, est obscure entre toutes pour notre esprit. Le
changement n’est-il pas l’état d’une chose qui est et qui n’est pas, qui n’est
déjà plus ce qu’elle était, qui n’est pas encore ce qu’elle doit être, idée
fuyante pour notre esprit, lequel ne peut se fixer que sur ce qui est fixe, et
immobilise les choses par cela seul qu’il y pense2. Les Ioniens ne recu
lèrent pas devant l’idée de faire de ce changement radical, inintelligible à
notre esprit, l’essence des choses, se fiant avant tout aux sens, à
l’expérience immédiate. Par là, ils furent conduits à mettre la contradic
tion dans les choses, à unir les contraires, et on comprend que certains
philosophes aient rapproché Héraclite en [81-5] particulier de celui qui
affirma nettement l’identité des contraires dans le réel, Hegel3. Mais la dif
férence est profonde entre eux. Héraclite s’est borné à la constatation
d’un fait. On conçoit cependant qu’en face de cette philosophie qui fai
sait de l’univers et de son principe une chose absolument étrangère à la
nature de l’esprit, et dont la nature heurte les exigences de notre pensée,
une autre école se soit constituée, qui insiste non pas sur le caractère
apparent et extérieur de l’être, à savoir sur le changement, mais sur le
caractère essentiel que notre pensée lui prête, l’immutabilité. Tel fut
l’objet de la philosophie éléatique.
82 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
2. L'École d’Élée
3. Les Pythagoriciens
4. Empédocle
Il nous reste à passer en revue les philosophes qui, par leurs tendances,
occupent une place intermédiaire entre le dynamisme des Ioniens et le
mécanisme des Éléates4. Empédocle, Anaxagore, et Démocrite ont ceci de
commun qu’ils proclament en droit l’immutabilité de la substance, en quoi
ils sont dans la direction éléatique ; mais, d’autre part, ils se préoccupent
d’expliquer le phénomène du changement mis en relief par les Ioniens. Et
c’est pourquoi, au lieu d’affirmer l’unité de la substance, ils imaginent une
pluralité de substances qui, immuables en elles-mêmes, nous donnent
l’apparence du changement par la diversité de leurs [86-10] arrangements.
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 85
5. Anaxagore
6. Leucippe et Démocrite
infini. Ces atomes sont des corps dépourvus de qualités sensibles, car les
qualités sensibles sont des apparences. Elles n’existent que pour nos sens,
vopco yXuxù xod vopo) 7uxpov, v6(jlw Ôeppov xal vopw ÿuxpàv 1 ^es bornes
n’ont donc d’autre propriété que les propriétés purement géométriques :
la forme, oxijpa, la (dis)posidon, tocÇiç, et l’orientation, 0éat.ç. Selon qu’ils
ont des formes différentes, ils nous suggèrent l’idée de qualités diffé
rentes dans les corps. En se déplaçant, ils font varier les qualités des
corps. C’est ainsi qu’en changeant de place les lettres d’un mot, on
change radicalement le mot lui-même. Les atomes n’ont qu’un petit
nombre de figures, oyrçpaTa, et, de même qu’avec les lettres de l’alphabet
en petit nombre, on écrit des tragédies et des comédies, ainsi, avec des
éléments au nombre [88-12] de formes limités, on peut reproduire
l’immense variété des phénomènes et des qualités. Les atomes sont en
mouvement de toute éternité ; parcourant le vide infini, ils s’entre
choquent au hasard, forment ainsi des corps : agglomérations et dissolu
tions d’atomes, voilà les phénomènes auxquels nous assistons.
des comparaisons faites plutôt pour diminuer la foi naïve des premiers
temps, de là un certain scepticisme. Enfin, la spéculation proprement
dite, pratiquée par les Ioniens, les Eléates, et leurs successeurs, avait
abouti à des difficultés insurmontables. Ni Empédocle, ni Anaxagore,
n’étaient arrivés à concilier ces deux philosophies opposées, et, semble-
t-il, également légitimes, de l’être et du devenir. On comprend que, pour
ces différentes [90-14] raisons, le point de vue de la pensée grecque se
soit déplacé, qu’elle se soit détournée de la spéculation pure, pour abor
der les questions de la vie pratique, les questions morales. C’est aux
Sophistes qu’on attribue depuis Hegel l’initiative de ce mouvement. En
ce sens, ils ont préparé la philosophie de Socrate, et par Socrate lui-
même, la théorie des Idées d’où va découler toute la philosophie grecque.
On distingue quelquefois des périodes dans la sophistique. A suppo
ser qu’elles existent, elles ne sont pas nettement tranchées. Disons sim
plement que quatre sophistes semblent, d’après ce qui nous reste de cette
philosophie, avoir exercé une influence marquante : Protagoras, Gorgias,
Hippias et Prodicos. (Protagoras l’individualiste - Gorgias le nihiliste -
Hippias le polymathe6 — Prodicos le moraliste.)
1. Protagoras
Né à Abdère vers 490, mort vers 420 (il) vint s’installer à Athènes. Il y
professa entre 440 et 430. Il dut quitter cette ville à la suite d’une accusa
tion d’athéisme. Il prit lui-même le nom de <jo<J>u7ty)ç, professeur de
sagesse. C’est de la doctrine d’Héraclite que paraît s’inspirer Protagoras.
Et, en concentrant son attention sur ce qu’il appelle la sagesse, ao(j>(a,
c’est-à-dire l’art de se conduire dans la vie (en) interprétant la pensée
d’Héraclite dans un sens subjectiviste, comme nous dirions aujourd’hui, il
enseignait que l’homme est la mesure de toutes choses, formule que nous
a conservée [91-15] Diogène Laërce, et qui est à peu près la seule chose
précise que nous sachions sur la philosophie de Protagoras. IlàvTwv
Xpv)(i.àTO)v àv0pû>7toç pirpov, t&v piv ôvtcov ë<m, tüv oùx ôvtcov <oç oùx
è<m. Il entendait vraisemblablement par là, que la vérité consiste surtout
dans un rapport entre la chose connue et celui qui connaît et, par
88 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
conséquent, que la vérité n’est pas chose absolue, ni même humaine, mais
simplement individuelle. La doctrine d’Héraclite sur les contraires pou
vait sans doute conduire à cette conclusion, mais l’influence de Démo-
crite, contemporain et compatriote de Protagoras, n’est pas à négliger ici.
Démocrite avait parlé de la relativité des impressions sensibles.
2. Gorgias
3. Prodicos
De Céos, né vers 465 (c^est un pur moraliste. Socrate, qui fut son
élève, fait son éloge, et le distingue ainsi des autres Sophistes. Ses doc
trines morales ne manquaient pas, paraît-il, d’élévation. On lui doit le
mythe d’Hercule placé entre la vertu et le plaisir.
4. Hippias
D’Élis, florissait vers 420. C’est lui aussi un moraliste. Mais avec lui se
manifestent déjà ces tendances que Socrate jugea dangereuses pour la
morale et pour l’Etat, la tendance à séparer la loi positive de la loi natu
relle. Hippias insistait sur la variations de la loi écrite. La loi, disait-il, est
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 89
un tyran, qui nous force à faire bien des choses contre la nature : 6 v6cxoç
TÙpavvoç cov 7roXXà raxpà <j>ùaiv placerai. II faut rattacher à Hippias
Thrasymaque, qui alla plus loin dans l’opposition de la loi positive à la loi
naturelle. Le droit, dit-il, n’est que l’avantage du plus puissant. Ce sont les
chefs qui ont érigé en loi ce qui leur est utile.
La sophistique finit par l’éristique, qu’enseignèrent deux sophistes,
Euthydème et Dyonisodore7. Ces deux sophistes se chargèrent de tout
démontrer, le vrai et le faux, et plutôt le faux que le vrai. Ils employèrent
pour cela deux espèces de moyens : d’abord des [93-17] procédés de dis
cussion, et en second lieu des paralogismes. Nous retrouverons ces para
logismes, quand nous parlerons en philosophie des sophismes en général.
Quant aux procédés de discussion, citons : éluder la question quand elle
est embarrassante ; réunir deux questions en une seule, de manière que
l’adversaire ne puisse répondre bien sur l’une sans répondre mal sur
l’autre ; questionner quand on vous demande une réponse ; repousser
d’avance les objections légitimes, de manière que ces objections
paraissent usées quand l’adversaire les présentera.
Conclusion
La sophistique n’est pas une science à proprement parler ; ce n’est pas
davantage çouvopivy) trotta, une fausse science, comme disaient Socrate
et Platon. C’est plutôt une tendance d’esprit ; elle marque un mouvement
tournant de la pensée grecque. Les Sophistes sont ou des moralistes ou
des rhéteurs orientés surtout vers la pratique, et qui induisent de
l’expérience de leur art certaines maximes générales. Leur mérite fut
d’appliquer l’attention sur les choses humaines, xà àv0pa)7i:£ia, comme
disait Socrate, et en ce sens, ils firent descendre la philosophie du ciel sur
la terre, comme Cicéron l’a dit de Socrate. Mais cette philosophie, sous la
forme que les Sophistes lui avaient donnée, serait restée stérile, parce
qu’elle était sans méthode, et aussi parce qu’elle n’avait pas ce caractère de
rigueur et de généralité sans lequel il n’y a pas discussion. Nous allons
voir que Socrate, tout en conservant l’objet, va l’étudier avec plus de
méthode, tout en conservant la matière [94-18] va apporter une forme.
Par là, comme l’a dit M. Boutroux, Socrate est véritablement « le fonda
teur de la science morale »8.
90 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
5. Socrate
Socrate (est) né à Athènes en 469, mort en 399. Son père était sculp
teur. Lui-même adopta quelque temps cette profession. Il ne quitta
Athènes que pour des expéditions militaires où il déploya la plus grande
bravoure. Il sauva la vie à Xénophon et à Alcibiade. Son courage n’était
pas moindre dans la vie civile. A plusieurs reprises, il résista aux Trente
Tyrans. C’est pour obéir aux dieux, et plus particulièrement à l’oracle de
Delphes, que Socrate abandonna le métier de son père, et se consacra
tout entier à l’enseignement de la Sagesse. Il n’avait pas d’enseignement
à proprement parler. Bien plus, il avait horreur de la science toute faite,
de celle qui se met en formules, se répète et se transmet. Son objet était
moins de satisfaire les esprits, que de les mettre en défiance d’eux-
mêmes, de les exciter à penser. Sa conversation devait avoir un très
grand charme, si l’on en juge par la séduction qu’il exerça sur la jeunesse
d’Athènes. Il compta parmi ses amis Criton, Chérécrate, Simmias,
Cébès, Xénophon et Platon. Peut-être y avait-il aussi dans sa personne
même quelque chose de mystérieux qui était plutôt fait pour attirer. Les
Athéniens s’étonnaient du contraste entre sa laideur physique extrême et
sa beauté morale, entre ses métaphores familières, tri-[95-49]viales
même, et l’élévation de sa doctrine. C’est en 399 qu’il fut traduit devant
les tribunaux, accusé d’avoir corrompu la jeunesse, de s’être rendu cou
pable d’impiété en introduisant des dieux nouveaux. Il dédaigna de se
défendre, comme aussi de s’enfuir, une fois condamné. Les vraies causes
de cette condamnation restent obscures. Les Nuées d’Aristophane, repré
sentées en 424, ne sont pour rien dans cette condamnation. En
revanche, l’ironie de Socrate avait dû lasser un certain nombre de ses
concitoyens. Enfin et surtout, il est vraisemblable qu’après la chute des
Trente Tyrans, et dans le désordre où se trouvaient les esprits, les Athé
niens cherchèrent quelqu’un qui put être rendu responsable de leur
diminution morale. Les Sophistes n’avaient rien épargné. Les Athéniens
ne firent pas de différence entre Socrate et les Sophistes. C’est comme
sophiste que Socrate fut condamné.
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 91
a) La philosophie de Socrate
Elle nous est connue par Xénophon et par Platon. Bien différente est
la physionomie de Socrate chez l’historien et chez le philosophe. Le
Socrate de Platon est un dialecticien, ami de la pure spéculation, il crée la i
théorie des Idées, sur laquelle devait s’exercer désormais tout l’effort de la
pensée grecque. Il cherche les difficultés théoriques. Les problèmes qu’il
aborde et résout sont les problèmes philosophiques, on dira plus tard
métaphysiques, par excellence. Il s’exprime dans un langage très élevé,
poétique, éloquent. Au [96-20] contraire, le Socrate de Xénophon n’est
qu’un moraliste. Son langage est familier, parfois trivial, d’une trivialité
voulue. Il néglige systématiquement les problèmes d’ordre spéculatif.
Quel est le vrai Socrate ? Platon est un philosophe. Il a dû mieux pénétrer
la pensée du maître. Mais, d’autre part, Platon est un créateur ; la théorie
des Idées est sûrement platonicienne, et, selon le mot attribué à Socrate,
« Platon lui fait dire bien des choses auxquelles il n’avait jamais pensé ».
D’autre part, Xénophon est un historien fidèle. Il a dû s’attacher à la lettre
de l’enseignement socratique. Mais il n’est qu’historien ; peut-être n’a-t-il
pas vu la portée de l’enseignement socratique. Il faut ajouter qu’il a un but
dans ce qu’il a écrit sur Socrate, l’apologie de Socrate. Il veut prouver que
Socrate n’a ni corrompu la jeunesse, ni enseigné l’impiété. De là une ten
dance à laisser de côté tout ce qu’il y a de personnel, de nouveau, dans
l’enseignement socratique, pour ne retenir précisément que ce qui est
conforme à la tradition et au sens commun. Il faut donc chercher le vrai
Socrate dans une zone intermédiaire. Son enseignement était purement
moral. Mais sa morale était une science, et la méthode de cette science
était celle qui devait conduire Platon à la théorie des Idées. Il n’a pu pro
fesser la théorie des Idées ; mais, d’autre part, c’est de son inspiration
qu’elle émane [97-21].
Elle est inutile, car, même si l’on connaissait les causes que l’on
recherche, arriverait-on à produire les effets vents, pluies, saisons ? Enfin,
elle est impie, car il y a deux espèces de choses : les choses humaines, rà
àv0pa)7ieia, et les choses divines, rà Saifxovia. Or, les choses de la nature
sont des choses divines, et il est sacrilège de prétendre les connaître par le
raisonnement. L’homme ne doit s’occuper que des choses humaines. La
maxime yvcoOt aeaurév, inscrite sur le temple de Delphes, devint la devise
de Socrate. Il s’attribua une mission divine, celle d’apprendre aux
hommes à se connaître eux-mêmes ; et il entendait par là l’habitude de
tout examiner, de tout peser, l’habitude d’agir, non par pure routine, mais
par raison et en se rendant compte de ce qu’on fait, l’habitude surtout de
ne rien entreprendre sans avoir mesuré ses forces, sans savoir jusqu’où
on peut aller. S’ignorer soi-même, dit-il dans le Ménon, c’est être tout près
de la folie9. Ainsi, le [98-22] TvcûÔi aeauxov n’est plus la maxime d’un psy
chologue, c’est celle d’un moraliste.
c) Méthode de Socrate
La méthode de Socrate, c’est, comme il le disait lui-même, la dialec
tique, rà SiaAéyeaôai, c’est une conversation. On y distingue divers procé
dés : 1 / L’ironie. Socrate aimait surtout à questionner, et à faire en sorte
que son adversaire s’embarrassât dans ses réponses. C’est vis-à-vis des
Sophistes qu’il emploie ce procédé. Il les amène à reconnaître qu’ils ne
savent rien de ce qu’ils croyaient savoir. Lui-même ajoutait qu’il ne savait
pas davantage, mais du moins il savait qu’il ne savait rien : ôpoXoYet oûx
EÎSévai (Xénophon). Les Sophistes lui reprochent ce procédé dans les Dia
logues de Platon. « Voilà déjà assez longtemps que tu te moques des autres,
lui dit Hippias, les interrogeant toujours sans jamais expliquer ta pensée
sur rien. » L’eîpcoveta est donc un procédé d’interrogation malicieuse, mais
d’interrogation systématique, comme nous allons le voir. 2 / La maïeu-
tique. Avec les jeunes gens désireux de s’instruire, Socrate procédait autre
ment. Et, en les interrogeant encore, il dirigeait ses questions vers une cer
taine conclusion dogmatique, il amène son interlocuteur à répondre à peu
près comme il voulait, mais il lui donne la satisfaction d’avoir trouvé la
réponse lui-même. En cela consiste la maïeutique. Le mot a été formé
d’après une comparaison qui se trouve dans le Théétète10 [99-23].
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 93
d) La morale de Socrate
On a dit en ce sens que Socrate avait été le fondateur de la science
morale. En effet, l’idée que nous retrouvons à plusieurs reprises dans les
94 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
Mémorables, surtout dans la troisième partie, c’est que la vertu est une
science : è7tum/jfi.Y) àpa aotjxa egti, ailleurs, il dit àp— ou ^povyjcru; eaco
eïvat 7wà(raç tocç àperaç. Pourquoi et comment la vertu est-elle science ?
D’abord, sans la connaissance du bien, on ne saurait être vertueux, de
même qu’on ne peut être [101-25] bon charpentier si l’on ne connaît cet
art, ainsi on ne peut être juste si on ne connaît pas la justice. Mais le sera-
t-on ? Il ne suffit pas de connaître l’état de charpentier pour l’exercer ;
mais, quand il s’agit du bien, le connaître et le pratiquer ne font qu’un,
parce que l’intérêt pratique de cette connaissance est si grand qu’il est
absurde de supposer qu’on connaisse le meilleur et qu’on ne veuille pas le
faire. De là cette conséquence que nul n’est méchant volontairement,
ouSelç sxùv 7covY)p6ç. Cette confusion de la science et de la pratique du
bien est assez naturelle, à une époque où la notion de liberté n’était pas
nettement définie, où la volonté n’était pas nettement distinguée de
l’intelligence. Ajoutons qu’elle est surtout naturelle chez un philosophe
qui définit le bien à la manière socratique. Qu’est-ce, en effet, que le bien
d’après Socrate ? Le bien est ce qui est conforme à la loi, to v6p.ip.ov, à la
loi divine et à la loi humaine. Mais qu’est-ce qui est conforme à la loi ?
Qu’est-ce qui est exigé par la cité et par les dieux ? Socrate n’a pas varié
sur ce point, c’est l’utile. C’est toujours par des considérations d’utilité
[102-26] que Socrate fonde et justifie les vertus dans les Mémorables. Il est
vrai que l’idée d’utilité ne manque pas d’élévation dans la morale socra
tique. Il ne s’agit surtout pas de l’intérêt au sens inférieur du mot, de la
satisfaction des besoins matériels. L’utile est ce qui répond à toutes nos
aspirations, surtout aux plus élevées12. Dans un passage de Platon,
Socrate considère la justice comme la santé de l’âme. En résumé, la
morale socratique est fondée sur l’idée du bien envisagé lui-même
comme résidant avant tout dans l’utile, mais cette morale n’est pas
égoïste, ni à proprement parler utilitaire, puisqu’elle est science,
puisqu’elle pose des lois générales, et qu’elle est tout autre chose par
conséquent que l’instinct mis en formule(s).
Reste à définir les vertus particulières. On peut les ramener à trois : la
première correspond à la vie individuelle, èyxpaTeia, tempérance; la
deuxième à la vie sociale en général, <|>iX£a, l’amitié ; la troisième à la vie
politique, la justice, Slxouoctuvy).
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 95
apparent, (et) comme créateur d’une méthode qui a reçu le nom de dia
lectique. Or il se trouve que les uns, parmi ses successeurs, s’attachèrent
plutôt à la matière de son enseignement, les autres à sa forme. Les Cyré-
naïques et les Cyniques, dont la doctrine devait engendrer l’épicurisme,
d’une part, et le stoïcisme, de l’autre, sont des disciples et des continua
teurs de la morale socratique. On pouvait aussi s’emparer de la méthode
dialectique, pour l’appliquer à de nouveaux problèmes exclus systémati
quement par Socrate, à des problèmes purement spéculatifs sur la nature
de l’être. C’est ce que firent Platon et Aristote. Socrate, en tant
qu’inventeur de l’induction, de la définition, des genres, a exercé une
influence décisive [105-29] sur la philosophie spéculative ; et la métaphy
sique de ses successeurs dérive par là de son enseignement13.
III - PLATON
ment ? C’est une qualité succédant à une qualité, le blanc au noir, le grand
au petit, le chaud au froid, etc. Attribuons à chacune de ces qualités une
existence [109-33] séparée, faisons-en quelque chose de séparable:
Xcopicrrév ; le changement, au lieu d’être la transformation inintelligible de
l’objet blanc en objet noir, ne sera plus que l’apparition successive dans
un même « réceptacle » du blanc et du noir, deux qualités qui, en soi, sont
immuables. Ces qualités soustraites au devenir, au changement, considé
rées en tant que pures qualités, seront l’objet de la science, et nous ne ver
rons plus alors, dans la réalité sensible, que le point de rencontre,
d’entrecroisement, de ces genres immuables en eux-mêmes qu’on appelle
le chaud et le froid, le noir et le blanc, etc. Ainsi, en scindant la réalité sen
sible, en séparant les qualités, on comprend et le changement et la multi
plicité, et même la coexistence, en un même point, de qualités contraires.
L’erreur des physiciens en général a été de chercher un principe matériel
des choses : l’eau, le feu, etc. Par là, ils furent conduits à l’idée de transfor
mation, idée inintelligible ; car comment une chose peut-elle devenir
autre qu’elle n’est ? Il faut reprendre le problème, mais en assignant à la
réalité sensible un principe d’une autre nature. Ce principe est l’Idée.
a) L’Idée
Les Idées constituent le monde intelligible, rà vo7)Ta, x6<t(j.oç voï)t6ç,
t6 voy)tov, yévoç. Enumérons les principaux caractères de l’Idée :
1. L’Idée est un principe d’essence. En d’autres termes, c’est par sa
présence dans les choses sensibles que les choses sont ce qu’elles sont. Il
ne faut pas parler de ces choses comme d’individus distincts (choses sen
sibles), mais il faut les appeler toutes et chacune des apparences soumises
à de perpétuels changements. Mais l’être dans lequel ces choses [110-34]
apparaissent pour s’évanouir ensuite, celui-là seul peut être désigné par
les mots ceci ou cela. En d’autres termes, il y a comme un réceptacle des
qualités. C’est ce que nous appelons l’objet sensible. Mais ce qui est réel
lement, ce n’est pas l’objet sensible, ce sont ses qualités. Un texte du Phé-
dotï'* est plus explicite : « C’est par la Beauté que les choses belles sont
belles, et par la Grandeur que les choses grandes sont grandes. » Tco xaXcp
Ta xaXà yÉyvcrai xaXà, xal [xeyéOei xà [TEyàXa fxeyàXa. L’Idée est donc
l’essence même des choses.
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 99
2. L’Idée est un genre. Une dans son essence, elle entre dans une mul
tiplicité d’objets sensibles. Le Grand, le Petit sont évidemment des genres
en même temps que des essences. « Phédon n’est pas beau à cause de sa
beauté, mais à cause de la Beauté. » C’est sa participation à la Beauté qui
est un genre qui fait que l’objet beau est beau.
3. L’Idée est pure et immuable. En d’autres termes, une Idée est ce
qu’elle est, et ne peut pas être autre chose. Tandis que l’objet sensible par
ticipe de beaucoup d’idées à la fois, et qu’il est par conséquent diverses
choses en même temps, l’Idée n’est que ce qu’elle est. Par là, elle est pure
et sans mélange. « Il n’y a pas contradiction entre Socrate et la Petitesse,
parce que Socrate n’est pas la grandeur, bien qu’il en participe. Il peut
donc, sans cesser d’être Socrate, admettre la Petitesse, mais la Grandeur
en lui ne l’admet pas [111-35].
Elle peut coexister dans le même sujet, Socrate, avec la Petitesse, mais
elle ne se confond pas avec la Petitesse. En un mot, il n’est pas un seul
contraire qui puisse devenir ou être son contraire (Phédort)X(>.
4. L’Idée est un archétype, un modèle parfait, dont la chose sensible
est une copie imparfaite.
Tels sont les différents caractères de l’Idée, et nous comprenons alors
les mots différents dont Platon l’appelle, tSéa, eïSoç, 7capà8eiy(xa, àpx^>
aîxia.
d) Dieu et le Monde
Platon ouvre l’exposi-[117-41]tion de sa physique, dans le Tintée™, par
cette remarque : « Le monde physique portant la marque du devenir,
yeveoriç, et non celle de l’existence, ouata, ne peut être objet de science
certaine, sTciaxyjp.7). On ne peut rien en dire que de probable, il est objet
de croyance, 7ut<mç. Ainsi, la physique platonicienne ne nous est pas pro
posée comme une science. Tel qu’il apparaît cependant, le monde porte
évidemment la marque de l’organisation divine. C’est comme un organi
sateur en effet, un SY^toupyoç, que Platon conçoit Dieu. Dieu se
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 103
e) Uâme humaine
En chacun de nous, il y a un corps et une âme. L’âme humaine com
prend une partie qui est proprement humaine. Mais, comme l’humanité
résume en elle les natures inférieures, il y aura dans l’âme humaine deux
autres parties, l’une correspondant à l’animalité, l’autre à la vie végéta
tive. Ce parallélisme, simplement indiqué par Platon, deviendra beau
coup plus net chez Aristote. La partie inférieure de l’âme humaine est tb
£7u0ujjLY)tlx6v, la partie moyenne, to 0up.o£i$^ç, la partie supérieure, to
Xoyumxév. L’âme, au moins dans sa partie supérieure, est immortelle.
Les preuves de [119-43] l’immortalité de l’âme sont nombreuses chez
Platon. Dans plusieurs dialogues, Platon est revenu sur ce point : dans le
Phèdre, dans la République, dans le Timée ; mais c’est dans le Phédon que les
preuves de l’immortalité sont classées dans un ordre dialectique. Résu
mons ces preuves :
1. — La première preuve est tirée de la nature de la vertu et de la
science. L’âme est capable de vertu. Or, la vertu est un affranchissement.
La sagesse est déjà une séparation avec la matière. La vie du philosophe
est donc une mort anticipée, et dès lors, que pourrait la mort physique sur
une âme qui s’est déjà détachée de la matière ? « Libres par ce moyen (la
104 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
j) Morale de Platon
Reprenant encore une idée de Pythagore, Platon définit la vertu une
ressemblance avec Dieu, ô[j.oioua0ai tw 0e&. La vertu, dit-il encore, est
pour chacun la perfection de sa nature. ‘H àper^ TeXeiorrçç èaxL r/jç
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 105
IV - ARISTOTE
les qualités possibles. Il se trouve ainsi que l’Idée du Bien, d’après Platon,
contient toutes les autres, et au point de vue de l’extension, et au point de
vue de la compréhension, étant à la fois l’Idée la plus générale et la plus
riche. Ainsi, la philosophie platonicienne est un effort pour résoudre les
choses sensibles en Idées multiples, et pour ramener ensuite la multipli
cité des Idées à l’unité du Bien.
Cette philosophie, en même temps qu’elle introduisait une nouvelle
méthode d’analyse et de synthèse, une nouvelle conception de l’intelli
gibilité, soulevait deux difficultés qui, du point de vue où se plaçait Pla
ton, étaient insurmontables. La première était celle des rapports entre le
monde physique et celui des Idées, entre le sensible et l’intelligible. Platon
s’est constamment efforcé de résoudre le sensible en in-[126-50]telligible,
et les choses en Idées. Mais (il) se heurtait à un élément réfractaire, élé
ment qu’Aristote devait appeler la matière, uày), et que Platon appelait
tantôt le réceptacle, tantôt le non-être. Et cet élément ne pouvait être
Idée, parce que l’essence de l’Idée est d’être ce qu’elle est, d’exclure le
changement et la contrariété. Et le monde sensible est un monde qui
devient, qui change. Ainsi, à cet effort de Platon pour faire pénétrer l’Idée
dans les choses et rendre le monde intelligible, la nature du monde sen
sible opposait une résistance invincible.
La deuxième difficulté naît du double caractère de l’Idée du Bien, qui
est à la fois, d’après Platon, l’Idée la plus générale et la plus riche en attri
buts. La logique démontre que l’extension d’une idée est en raison
inverse de sa compréhension, et que les idées les plus générales sont les
moins riches, les plus vides. Comme Platon faisait de l’Idée à la fois un
genre et une qualité, l’Idée du Bien, qui contient toutes les Idées, devait
être à la fois le genre le plus vaste et la qualité la plus riche. Cette contra
diction était cho-[127-51]quante et devait frapper Aristote.
L’idée d’Aristote fut en effet de dissocier ces deux termes, la qualité
d’une part, le genre de l’autre. Avec Platon, il mit le Bien au sommet, il en
fit la forme la plus élevée de l’être. Mais, tandis que Platon mettait au
même point, à la même place, la généralité la plus haute, Anstote mit
cette généralité au plus bas degré de l’être. Il suppose que le général est la
matière des choses, que le Bien en est la forme, qu’ainsi le progrès, en ce
qui concerne les formes de l’être, ne consiste pas à aller vers ce qui est à la
108 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
matière, ou avec la forme ? Nous voyons que les choses tendent, par un
effort intérieur, à prendre certaines formes, à réaliser certains types. C’est
donc l’attraction de [132-56] cette forme, le besoin de la réaliser, qui pro
duit le changement, et par conséquent, c’est bien ici le principe moteur.
Quant à la fin, elle n’est pas plus distincte ici de la forme, car le but est
d’atteindre cette fin pour elle-même, et non pas en vue d’autre chose22.
Donc, pour les œuvres de la nature, la cause motrice, le principe du chan
gement, et la cause finale se confondent avec la cause formelle et ne s’en
distinguent que par le point de vue. Soit, par exemple, l’arbre, la plante
qui sort de la graine. La graine est la matière, et la plante la forme. Cette
forme est le but, la fin que poursuit le développement de la graine ; et ce
développement lui-même, ce mouvement, ce devenir a pour cause le
besoin de réaliser la forme, le besoin de devenir plante, de sorte que c’est
l’attraction de la forme qui cause le mouvement, et que la forme est bien
cause motrice, en même temps que cause finale. Donc, c’est la forme qui
explique tout. Dans toute œuvre, déjà dans un travail de l’homme, celui
de l’architecte par exemple, c’est l’idée de la maison qui explique tout le
travail. Bien plus encore, dans le travail de la nature, c’est la forme, l’idée
définitive [133-57] du tout, qui explique la disposition et le changement
des parties. Chaque chose continue son mouvement, jusqu’à ce qu’elle ait
atteint la forme qui lui est propre. Et cela, dit Aristote, parce que
l’achèvement vaut mieux que de rester incomplet. La nature fuit
l’inachevé, l’indéfini.
Dans toutes choses, la nature désire le mieux. Donc, toute chose tend
à s’achever, à développer tout ce qu’elle porte en elle, à réaliser sa forme,
elle poursuit son bien. L’erreur de Platon, grave d’après Aristote, a été de
parler du bien en général, oubliant que tous les êtres ne poursuivent pas le
même bien, que ce qui est le bien de la plante n’est pas le bien de l’animal,
et que chaque être désire son bien propre. Dès lors, nous comprenons
l’importance de la distinction aristotélicienne entre la puissance et l’acte,
et nous allons voir aussi comment, par cette distinction, sont levées les
difficultés de la théorie platonicienne [134-58].
Si chaque être a son bien qui lui est propre, il ne tend plus à une fin
extérieure à lui, comme le voulait Platon ; il se borne à développer ce qu’il
contient déjà en germe. Donc la forme d’un être, c’est-à-dire son achève-
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 111
excellence : c’est Dieu. Quelle est cette forme, et comment définir cette
perfection suprême ?
Si chaque degré de l’être est forme et matière, acte et puissance, nous
devons nous représenter l’univers comme un système dont les éléments
sont disposés dans un ordre hiérarchique. Quels seront ces degrés ? 1. La
matière inanimée ; 2. La Plante, dont la forme est la faculté de se nourrir,
to 0p£7rTtxov; 3. L’Animal, chez qui [136-60] la vie végétative sert de
matière à une forme plus haute, la faculté de sentir, de désirer, et de se
mouvoir t6 ouctOyjtixov, ôpexTixov xal xivyjtixov. A la sensation se
joignent nécessairement l’imagination, tjxxvTaata, et la mémoire, p.vyjp.7) ou
<xvà(AV7)<nç ; 5. Chez l’homme, ces facultés servent de matière à une forme
plus haute, forme, vouç. L’activité raisonnable est donc l’activité la plus
haute, forme à laquelle le reste sert de matière, et cet acte réalise toutes les
puissances. Nous devons y voir la perfection suprême, le but auquel tend
toute chose, la raison d’être de la nature entière. Nous dirons donc que
toutes choses sont tournées vers la pure pensée, et que la pensée est
Dieu. Dieu est donc pensée, pure contemplation. Comme serait-il autre
chose, dit Aristote, puisque la contemplation est ce qu’il y a de meilleur, y)
Ôecopla rè y}$kjtov xai àpiaTov ? Mais Dieu, étant la pensée pure, ne peut
penser autre chose que lui-même. Les êtres inférieurs tournent leurs yeux
vers lui, mais lui ne saurait tourner ses regards vers les êtres inférieurs, ce
serait déchoir, compromettre la pureté de son essence, car il y a des
choses qu’il vaut mieux ne pas voir et ignorer. Étant donc la pensée de la
pensée, il ne peut pas agir sur les êtres inférieurs par impulsion. Ce serait
aller à eux, s’occuper d’eux. Il n’agit que par attraction.
L’univers tout entier en effet tend à [137-61] la perfection, en ce que
chaque forme de l’être contient en puissance la forme supérieure.
Tel est le résumé de la métaphysique d’Aristote. Elle consiste en
somme à faire descendre d’abord dans les choses, èv toîç aia07)TOu;, ces
formes ou Idées que Platon avait mises à part, et dont il avait fait le
monde intelligible (c’est donc dans les formes sensibles que sont les
choses intelligibles) et à ne voir dans l’idée qu’un point de vue sur les
choses. Mais, pour transformer ainsi le platonisme, il fallait éliminer du
monde sensible ce que Platon y avait trouvé d’inintelligible, l’élément
réfractaire à l’Idée. C’est ce que fit Aristote, en faisant de chaque forme
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 113
b) La science
La science débute par la sensation, ocutÔyjctiç, et, de là, elle passe à
l’image, <t>avTa<na, et aussi à la mémoire, fivrçfjnr). La mémoire engendre
l’expérience, êjATceipÉa. L’expérience annonce et imite la science, le supé
rieur étant toujours indiqué dans l’inférieur. Or, dans les choses sensibles
sont contenues les généralités intelligibles comme la forme est contenue
dans la matière. On conçoit donc que de l’expérience sorte la science. Mais
la science n’était qu’en puissance dans l’expérience. Il faut, pour que la
science se réalise en acte, qu’une nouvelle faculté intervienne, c’est l’intelli
gence, vouç. Cette science à proprement parler, qui dégage les généralités,
est donc la dernière par rapport à nous, la première dans l’ordre de l’être.
Plus généralement, c’est un principe de la philosophie d’Aristote, que les
choses qui sont les premières en soi, rà a7tXcoç TtpoTspa, sont les dernières
par rapport à nous, c’est-à-dire celles auxquelles nous amvons en dernier
lieu, parce qu’elles exigent, pour être connues, le plus grand effort C’est
ainsi que les premiers principes, upêiToti àpxod, et les premières causes,
7rp&Tai aîrtat — c’est-à-dire ce qui est donné d’abord et dont tout le reste
découle — sont les dernières dans l’ordre de la connaissance, en ce qu’ils
exigent, pour être connus, et compris, la connaissance de tous les termes
inférieurs. C’est ainsi que la métaphysique ou philosophie première est la
dernière par rapport à nous [139-63].
114 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
c) La morale
Il résulte des principes de la métaphysique d’Aristote, que chaque être
a son activité qui lui est propre, oîxeîov ëpyov, et que cette activité consiste
dans l’achèvement de sa forme, dans la pleine réalisation de ses puis
sances. Quelle est l’activité propre à l’homme ? Ce qu’il y a de propre
ment humain chez l’homme, c’est la pensée. Le bien, pour l’homme,
consistera donc dans l’épanouissement le plus complet de l’activité rai
sonnable. En cela consiste la vertu, et en cela consiste le bonheur. Car le
bonheur, to eu Çrjv, ne fait qu’un avec la vertu, to eù 7tpàTTSiv, ou to eù
TCoieïv. Ainsi, à la vertu la plus haute est lié le bonheur le plus complet.
Mais il y a des degrés dans la vertu et dans le bonheur, et c’est un des
traits caractéristiques de la philosophie d’Aristote que d’admettre en
toutes choses des degrés, et de vouloir que le supérieur ne soit jamais
atteint qu’après un passage à travers l’inférieur. C’est par degrés, c’est
insensiblement, que la puissance passe à l’acte. Quelle serait l’activité
supérieure de l’homme ? Ce serait d’imiter Dieu, et de vivre dans la pure
pensée. La vertu et le bonheur consistent plutôt à regarder au-dessus de
soi. « Il ne faut pas, étant homme, penser humainement, mais autant que
cela est possible, se rendre immortel »24, -^r\ è<J>’ ôctov evSe^ETat, àÔavari-
Çeiv. Telle serait la vertu théorétique ou dianoétique, la vertu suprême en
même temps que le suprême bonheur. Mais, même dans la satisfaction
[140-64] que nous devons à l’intelligence, il y a des degrés. Il faut distin
guer entre la pure science, èmcruTjfry), qui a pour objet les choses qui ne
dépendent pas de nous, c’est-à-dire, par exemple, la nature, et celles
qu’Aristote appelle poétiques ou pratiques. Celles-ci portent sur des
choses qu’il dépend de nous de modifier. Les connaissances d’ordre poé
tique et pratique répondent à l’art, té^vy), ou se résument dans cette vertu
qu’on appelle la prudence, <|)p6vY)<ju;. Ces connaissances sont un achemi
nement à la science pure, èm<mf)fj.Y). Telle est la vertu par excellence. Mais
les vertus dianoétiques elles-mêmes sont préparées par d’autres dans les
quelles elles trouvent leur matière. Ce sont ces vertus qu’Aristote appelle
éthiques, yJÔlxou, et qui peuvent se définir un milieu entre deux extrêmes.
Par exemple, le courage, àvSpeCa, qui est un milieu entre la témérité et la
lâcheté ; la tempérance, <Ko<|)po<7uvY), qui est un milieu entre l’intempé
rance et l’insensibilité ; la libéralité, milieu entre la prodigalité et l’avarice.
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 115
V - LE CYNISME ET LE STOÏCISME
Nous avons dit25 qu’il y avait deux parts à faire dans la philosophie
socratique, celle de la matière, et celle de la forme. La forme, c’est la
méthode dialectique, avec l’induction qui en est le procédé essentiel, avec
la définition ou la délimitation du genre, qui en est la fin. Platon d’abord,
Aristote ensuite, sont les continuateurs du socratisme envisagé au point
de vue formel, envisagé au point de vue de la dialectique. Quant à la
matière de l’enseignement socratique, c’est la morale, une morale qui,
d’un côté, ne distingue pas nettement le bien de l’utile, mais qui, d’un
autre côté, voit dans la possession de soi, dans l’empire de l’homme sur
lui-même, dans son indépendance vis-à-vis des biens extérieurs, le prin
cipe du bonheur et de la moralité, l’intérêt principal, et aussi le but de la
vie humaine. On a pu dire, en ce sens, que l’épicurisme d’un côté, le stoï
cisme de l’autre, étaient en germe dans la morale socratique, et ce n’est
pas là seulement une vue théorique. Entre Socrate d’une part, les
116 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
1. Le Cynisme
musiciens accordent leur lyre, et dans leur âme tout est désaccordé. Les
mathématiciens regardent le soleil et la lune, et ne voient pas ce qui se
passe à leurs pieds. Le rhéteur s’occupe de parler sur le juste, et non de le
faire. Diogène repoussait la richesse comme incompatible [147-71] avec
la vertu. Le sage est riche d’ailleurs, car les dieux possèdent tout ; or les
sages sont amis des dieux, et entre amis tout est commun. D’une manière
générale, il repoussait tout ce qui est convention, et même convenance,
tout ce qui dérive de la civilisation, tout ce qui ne vient pas directement
de la nature. Par certains côtés, et en particulier par son goût de la prédi
cation morale, il ressemble à Socrate, mais les Anciens disaient : c’est
Socrate devenu fou, 2a)xpàr/)ç (i.atvofi.evoç. Toutefois, chez Diogène
comme chez Antisthène, le principe de la morale est qu’il faut s’affran
chir, et tendre toutes les forces de l’âme, qu’en cela consistent la vertu et
le bonheur. Ce principe a été résumé dans cette formule32 (conservée par)
Diogène Laërce : aùràpxY] elvai tyjv àperyjv Ttpoç eùSaifAOviav fnqSevoç 7rpoç
$£0[j.év7)v Ôti per) ScoxpaTtxrjç oç.
Le cynisme vient se perdre dans le stoïcisme, qui en conserve le prin
cipe, mais qui donna à cette doctrine, en même temps qu’une plus grande
élévation, une valeur scientifique supérieure. Comme l’a fait observer Zel-
ler, la définition cynique de la vertu est plutôt négative. Le cynisme disait
qu’il fallait s’affranchir des biens extérieurs ; il indiquait par là ce qu’il ne
faut pas faire. Il restait à trouver une formule positive [148-72] de la liberté,
de l’affranchissement de l’âme ; et cette formule, les Stoïciens devaient la
donner en rattachant la morale à une physique et à une théorie de l’être.
2. Le Stoïcisme33
a) Objet du Stoïcisme
En un certain sens, le stoïcisme est une doctrine morale : morale par
ses origines, puisque le stoïcisme est sorti du Cynisme ; morale par ses
tendances, puisque le Stoïcien subordonne tout à l’acquisition de la
sagesse ; morale même par son but, puisque, pour certains Stoïciens au
moins, la physique et la logique sont des moyens dont l’éthique est la fin.
Mais le stoïcisme n’est pas une doctrine exclusivement pratique, tant
s’en faut, car d’après les premiers Stoïciens, la sagesse ne va pas sans
la science. Socrate avait dit qu’il fallait distinguer les choses divines et
les choses humaines, et que la science des choses humaines seule appar
tient à l’homme. Les Stoïciens n’acceptent pas cette proposition. Ils
disaient, d’après Plutarque, que la sagesse est 0eiûv re xai àv0pü>7:'.vwv
èTUCTTTjfjLY).
b) La Physique
Les Stoïciens se proposent de rapprocher la doctrine d’Aristote du
sens commun d’abord, ensuite et surtout des philosophies antérieures,
notamment de la physique d’Héraclite, de renouer [150-74] avec
l’ancienne tradition grecque, de fonder une physique acceptable pour
tous et qui serve de base incontestable à la morale. Les philosophies qui
se sont succédé jusqu’à Aristote ont multiplié les oppositions : opposition
de l’intelligible et du sensible, opposition de la puissance et de l’acte, des
sens et de la raison, de la nature et de la loi. Il faut, d’après les Stoïciens,
lever ces oppositions, concilier ces termes, esprit et madère, âme et corps,
volonté et instinct. Or, parmi les philosophies de l’ancienne Grèce, celle
qui faisait fondre les oppositions, celle qui acceptait même l’idée d’une
dérivation des contraires les uns par rapport aux autres, c’est la philo
sophie d’Héraclite.
C’est donc vers la doctrine d’Héraclite que les Stoïciens étaient attirés
naturellement. Héraclite avait dit que la lumière et les ténèbres, la vie et la
mort sont la même chose, que l’univers est un feu qui s’éteint et se ral
lume, qu’il y a dans l’univers tension et relâchement, qu’en cela consiste
l’harmonie. C’est en revenant à Héraclite que les Stoïciens se proposent
de lever les oppositions, de faire tomber les distinctions nettes établies
par Platon et Aristote.
La différence essentielle entre la physique stoïcienne et celle d’Aristote
a été définie avec une extrême précision par M. Ravaisson, dans le
mémoire sur le stoïcisme : « Aristote a montré qu’être c’est agir. C’est de là
que part le stoïcisme. Mais, pour Aristote le mouvement [151-75] exige
une action première sans mouvement, celle de la pensée, supérieure au
temps et à l’espace. Pour les Stoïciens, au contraire, agir n’est autre chose
qu’effectuer, faire, 7coietv, c’est-à-dire déterminer, en se mouvant soi-
même, un mouvement extérieur. Dès lors, tout être, par cela même qu’il
est actif, est mobile. Étant mobile, il est corporel34. » Tel est le principe
fondamental de la physique stoïcienne : tout ce qui est est corporel. Mais,
dans toute chose, il y a deux éléments, un élément passif, c’est la matière,
uXï), laquelle constitue la substance, oùoLcl ; cette matière est susceptible de
toutes espèces de modification. Les Stoïciens l’appelaient pour cela à7roioç
ÛÀ7). Elle est d’ailleurs divisible indéfiniment et par conséquent continue.
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 121
c) Dieu
Dieu étant intérieur aux choses, les Stoïciens se représentent l’action
de Dieu sur les choses à l’image de l’action de l’âme sur le corps. Dieu,
c’est-à-dire le feu étendu à travers la matière, explique l’unité de l’umvers
124 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
d) UHomme
Considérons l’homme en particulier. Il doit être tenu pour une image
réduite de l’univers. Comme le monde, il y a une âme et un corps. L’âme
est le principe actif, le corps le principe passif, mais entre l’âme et le
corps, il n’y a qu’une différence de tension, de concentration. L’âme n’est
pas juxtaposée au corps ; elle pénètre le corps intimement, le parcourt en
tous les sens, de même que le feu circule à travers les choses dans le
monde. On peut donc dire, d’après l’expression de M. Ravaisson, que
l’âme est coétendue au corps. Cette âme, les Stoïciens la définissaient de
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 125
diverses manières : c’est, disaient-ils, un souffle qui nous est inné, ro aup.-
<j>uèç TQfilv îcveopa, ou encore, c’est un fragment détaché de Dieu,
à7roCT7ra<7(j(.a tou 0eou (Epictète). C’est quelque chose de corporel, comme
tout ce qui existe, mais un corps à l’état de concentration, et par consé
quent un esprit. Cette concentration n’est d’ailleurs pas partout la même.
Il y a dans l’âme un principe directeur, to Yjyepcmxov, qui est ce qu’il y a
de plus concentré dans l’âme. Ce principe [158-83] est ce qui distingue
l’homme des animaux et ce qui le rapproche des dieux. Car les Stoïciens
distinguaient deux espèces d’êtres vivants ; d’un côté, les àAoya Çüia, de
l’autre, les Aoyixà Çcoa. Ce dernier genre comprend deux espèces : d’un
côté l’homme, de l’autre les dieux. Ce qui caractérise l’homme, c’est cette
faculté qu’exprime le mot grec Aoyoç, et qui est tout à la fois par consé
quent raison et langage. Au langage, les Stoïciens attachaient la plus haute
importance. Comment l’âme entre-t-elle en relation avec les choses ?
La connaissance, d’après les Stoïciens, débute par la représentation,
tjxxvxacTLa. Cette représentation n’est pas autre chose qu’un choc de
l’objet, ou plutôt de la qualité extérieure, contre notre corps, et par suite
aussi contre l’âme. Les qualités sont corporelles, l’âme corporelle aussi.
La perception est donc un mélange intime de ce qui est aperçu et de ce
qui perçoit. Les sensations, à mesure qu’elles se produisent, s’impriment
dans l’âme ; elles y persistent et deviennent ainsi des souvenirs. Les repré
sentations nouvelles viennent ainsi grossir les représentations anciennes,
s’y superposer. C’est ainsi que naissent ces notions communes, xotvat
evvoiai, ou encore, comme les Stoïciens les appelaient, <j>uatxai ëwotai
[159-84] notions naturelles, TrpoXYi^stç, anticipations, qui ne sont pas
autre chose que des idées générales, des synthèses d’expériences passées
permettant de prévoir l’avenir, d’anticiper sur l’avenir. C’est à l’aide des
notions communes que nous nous dirigeons parmi les choses de
l’expérience. C’est pourquoi les Stoïciens appelaient expérience la posses
sion et l’usage des notions communes tout à la fois. Les xoivai ëwoiai des
Stoïciens ne sont donc pas des principes à proprement parler. Si les Stoï
ciens les déclarent parfois innés, ep^uxoi, ils entendent simplement par là
que dès la naissance, l’âme possède la puissance de retenir et de fondre
ensemble les données de l’expérience, mais c’est toujours 1 expérience. Il
y a donc un mode de connaissance supérieur, supérieur à celle qui n est
126 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
pourra être détruite que par l’embrasement universel, lorsque tout ren
trera dans le feu divin. Pour Zénon, la durée de cette seconde vie est
variable, et proportionnée à la force naturelle que l’âme possède. Chry-
sippe professait une opinion analogue : selon lui, c’est l’âme du sage seu
lement qui survit au corps sous forme personnelle, jusqu’à l’embrasement
du [162-87] monde. Les autres ne disposent que d’un temps plus limité.
D’ailleurs, le sort de toutes ces âmes, quelles qu’elles soient, est réglé par
leur nature intérieure. Dégagées du corps, elles s’élèvent, et gagnent des
régions d’autant plus élevées qu’elles sont plus vertueuses. Telle est la
doctrine exposée par Cicéron dans les Tusculanes, par Sénèque aussi.
L’idée des Stoïciens sur ce point pourrait être rapprochée du Brahma
nisme. Dans le Brahmanisme, en effet, domine cette idée que la mauvaise
action agit à la manière d’un poids, et qu’ainsi, sans intervention d’un jus
ticier, d’un Dieu personnel, et par le seul effet des forces physiques, si
l’on peut dire, chaque âme, après la mort, va prendre d’elle-même dans le
grand tout la place plus ou moins élevée à laquelle elle a droit39.
En résumé, nulle part il n’y a de différence de nature, mais seulement
des différences de degré40. L’âme se distingue des corps, les âmes se dis
tinguent les unes des autres par leur degré de tension respective, d’où des
différences de poids, en quelque sorte, et aussi des différences de durée.
Il n’y a ni mort absolue, ni immortalité parfaite, mais des degrés, des
forces de survivance. Partout, en somme, [163-88] nous trouvons une
tendance à ramener la diversité des qualités à une plus ou moins grande
quantité d’effort.
e) La Logique stoïcienne
Nous y retrouvons la même tendance. Par logique, les Stoïciens
entendaient la théorie de la connaissance. La question fondamentale en
Logique est, d’après les Stoïciens, celle du critérium, xpirrjpiov, de la
vérité. Cette question, Aristote y avait bien pensé, il y fait allusion au
livre IV de la Métaphysique, mais il n’y attachait pas d’importance, et la relé
guait parmi les questions oiseuses, comme celle de savoir si à l’état nor
mal nous sommes endormis ou éveillés. A partir des Stoïciens, la ques
tion du critérium de la vérité prend une importance capitale. Cette
question, les Stoïciens la résolvent conformément à 1 esprit de leur
128 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
Stoïciens est de lever les oppositions tranchées, de faire tomber les dis
tinctions de nature et, grâce à une conception dynamique de la qualité, de
ne voir partout que des différences de degré.
J) La Morale stoïcienne
Le principe qui domine la morale stoïcienne est le même que celui qui
domine la physique et la logique, c’est le principe de tension, de l’effort.
Dans le domaine de la connaissance, la raison se distingue de la perception
en ce qu’elle n’est pas obligée de saisir les représentations une à une ; elle
peut rappro-[168-93]cher le passé du présent, elle peut extraire, exprimer
les principes, contracter le temps, et, par la synthèse du passé et du pré
sent, donner à la connaissance le plus haut degré de tension possible. De
même, dans le domaine de l’action la raison différera de l’instinct ou du
désir en ce qu’elle ne sera pas bornée au moment présent et embrassera la
vie tout entière. Donc, substituer à la mobilité de l’action sensible, mobilité
qui est signe de relâchement, l’unité de l’action raisonnable, faire tenir sa
vie tout entière dans un seul acte qui sera l’expression de la raison, voilà
l’idéal que le sage se propose d’après les Stoïciens, voilà ce qu’ils appellent
le souverain bien. La vertu par excellence, objet du sage, est donc celle qui
consiste à tendre sa vie tout entière le long d’une seule règle, d’un seul
principe. Cette vertu, les Stoïciens l’appellent la constance.
La constance, c’est la vie toujours conforme à elle-même, ce que les
Stoïciens appellent to ôp.oXoyoi)(jivcoç Çyjv, vivre en conformité avec soi-
même, formule que Zénon développait : touto 8’ sgtIv xa0’ ëva Xoyov xal
cru(X(j)0)vov Çïjv, c’est vivre selon un seul principe d’accord avec lui-même.
Les Stoïciens disaient encore : rien de bon ne peut naître de la disconti
nuité, piYjSèv èx SisaTTjxoTcov àyaOov. La vie du sage, le souverain bien,
exclut toute discontinuité, tout écart de la règle. Cette fin une fois réalisée
s’appellera indifféremment la vertu ou le bonheur. Car les Stoïciens consi
déraient le bonheur lui aussi comme une harmonie, comme la stabilité de
l’existence qui n’hésite pas, qui n’oscille pas, et qui [169-94] se repose sur
une règle, Eù8oup.ovia 8’ scti eôpoia (3(ou, le cours continu de la vie.
Il suit de là que la vertu consiste moins dans les actes eux-mêmes que
dans la disposition intérieure ; elle est dans la rectitude inflexible, dans la
tension parfaite, dans ce que les Stoïciens appelaient ôp06ç Xoyoç, la droite
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 131
elle, coïncide avec elle, en ce sens que le sage agit, mais que la valeur
morale de sa [171-96] conduite est tout entière dans la connaissance qu’il
prend, d’abord, de l’action, puis, de la règle à laquelle il obéit, enfin, de la
conformité de son action avec la nature entière. Ainsi, l’objet des Stoï
ciens, beaucoup plus voisin qu’ils ne l’ont cru de celui d’Anstote, est
d’amener la spéculation et l’action au point où elles se confondent.
La vertu ainsi définie ne peut admettre de degrés. Elle est ou elle n’est
pas, car la rectitude de la raison, en laquelle consiste la vertu, est une S là
ôecnç (disposition définitive), qui n’admet comme telle ni le plus ni le
moins. La vertu ne peut ni se tendre, étant la tension extrême, ni se relâ
cher, puisqu’elle ne serait plus alors la vertu. Ou elle reste ce qu’elle est,
ou elle s’anéantit. « La vertu est une ligne droite, qui ne peut se déformer
sans cesser absolument d’être ce qu’elle est », quod summum bonum est non
magis quam regulam Jlectes (Sénèque à Lucilius)43. Cléanthe comparait
l’homme vertueux au vers juste ; il suffit de déplacer une syllabe pour que
le vers cesse d’être un vers.
Si la vertu est en même temps le bonheur, elle épuise tout le contenu
de l’idée du bien. On appellera bon, àyaôov, tout ce qui contribue à la vie
raisonnable, et l’acte raisonnable lui-même. On appellera mauvais, au
contraire, l’acte contraire à la raison [172-97] d’abord, et ensuite tout ce
qui nous éloigne de la raison. Les biens étant des fins par définition
doivent être recherchés, alpexà ; les maux doivent être fuis, r^euxrà. Mais,
entre les biens et les maux, entre ce qu’il faut chercher et ce qu’il faut fuir,
les Stoïciens plaçaient ce qu’ils appelaient les choses indifférentes, Ta
àStà<j)opa. On reconnaît les choses indifférentes à un double signe et
d’abord, à ce qu’on peut en faire un bon ou un mauvais usage. Ainsi, la
force corporelle pourra servir le courage, mais on en userait aussi bien
pour opprimer le faible, c’est donc un <x8ià(J>opov. De même pour la
richesse, qui pourra être mise au service des passions ou employée à un
bon usage. Inversement, la pauvreté, qui paraît d’abord être un mal, peut
être bonne pour fortifier le caractère. On en dirait de même de la douleur
en général. Toute douleur est un àSià^opov. Mais, à ce critère, d’ailleurs
second, il faut en joindre un autre, qui est le critère par excellence. Les
biens portent en eux la marque de leur bonté, comme le vrai porte la
marque de la vérité. Et cette marque, c’est l’effort intense, la tension de la
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 133
pas un bien ; elle peut être l’effet du désir, de l’instinct. C’est ainsi que, par
instinct, par sentiment pur, on peut servir les siens, pratiquer la tempé
rance, être courageux, etc. Néanmoins, elle est convenable, en ce sens
[175-100] qu’un être raisonnable, agissant par raison, eût fait la même
chose, elle est simplement convenable, parce qu’on ne peut pas lire en
elle, pour ainsi dire, la présence de la raison, c’est-à-dire de l’effort. Mais,
de simplement convenable, elle devient l’action droite, l’action vertueuse
par excellence, dès que la raison s’en empare. En résumé, il n’y a pas une
simple différence de degré entre l’action convenable et l’action droite. Si
les Stoïciens définissent parfois le xaropÔcofra en disant que c’est l’action
parfaitement convenable, il ne faut pas oublier qu’il y a un abîme entre la
perfection et l’imperfection. C’est tout d’un coup, et par l’addition d’un
effort raisonnable, qu’on passe de la convenance à la rectitude.
Au fond, l’idée des Stoïciens pourrait se formuler ainsi : il y a des
actions dirigées dans le sens de la raison, d’autres dirigées en sens
contraire ; mais, pour que l’action ait une valeur morale, il ne suffit pas
qu’elle ait une direction raisonnable ; il faut encore que la raison y soit
présente, et présente dans toute sa force de tension. C’est du dehors
qu’elle est convenable. Ce qui fait donc la rectitude, la vertu, c’est l’effort
intérieur. On comprend que, sur ce point comme sur beaucoup d’autres,
on ait pu faire des rapprochements entre le stoïcisme et le christianisme
en général, entre les Stoïciens et Kant en particulier44.
Cette conception de l’action droite [176-101] entraîne la condamna
tion, avec une égale sévérité, de toutes les fautes, xà à[xàpxY)paxa. Sans
doute, il y a des degrés dans l’inconvenance comme dans la convenance.
Mais la faute proprement dite, xo àpàpT^pa, commence au moment pré
cis où la raison se fausse, renonce à elle-même, se nie elle-même. A ce
moment, elle quitte la ligne droite, elle est dans le mal, et le mal n’a pas de
degrés : àp.apxàveiv [rocXXov xat yjxxov oùx èaxiv. Il n’est pas possible de
pécher plus ou moins.
Quel est, chez l’homme, le principal obstacle à l’action droite ? Ce
sont les passions, toxÔy). Qu’est-ce que la passion ? En général, les Stoï
ciens considèrent toutes les tendances naturelles comme bonnes, puis
qu’ils définissent le bien comme une conformité avec la nature. Elles sont
dirigées vers le bien, en ce sens que l’action raisonnable proprement dite
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 135
d’agir, évite, par exemple, les soucis, les agitations de la vie publique, le
sage stoïcien les recherche toutes les fois qu’il n’aura rien à sacrifier de sa
dignité. Il cherchera l’occasion d’exercer sa raison et son effort, l’occasion
de bien faire. Il préférera donc la vie sociale à l’isolement, car seule la vie
sociale rend possible la justice et l’amitié, c’est-à-dire la charité. Est-il
besoin de rappeler le portrait que les Stoïciens tracent du sage ? Arrivé au
terme du progrès, il est l’égal de Zeus et aussi heureux que lui. U possède
virtuellement tous les biens, même les choses indifférentes comme la
santé, la richesse, la force, puisqu’il est seul capable d’en faire usage. Il
possède virtuellement toute science, puisque science et habilité ne
peuvent se greffer que sur la raison.
Telle est, dans ses traits essentiels, la philosophie stoïcienne. Partis de
l’idée d’effort, de l’idée de force, et après avoir expliqué les qualités, les
formes de l’être, par autant de degrés de relâchement du principe origi
nel [179-104], les Stoïciens nous montrent comment, par une espèce de
régression, ces formes diverses, inférieures, tendent à s’absorber dans le
principe purement actif qui leur donna naissance. La vertu est un retour de
ce genre : c’est cette régression en ce qui nous concerne, et en tant que
nous sommes capables de l’accomplir. L’idée directrice du système est-elle
physique ? est-elle morale ? Elle est l’un et l’autre à la fois. Que Zénon, dis
ciple des Cyniques, ait attribué à l’effort un sens et une valeur moraux,
c’est vraisemblable. Mais l’originalité de la doctrine est surtout dans la
forme physique, nous dirions plutôt métaphysique, que cette doctrine prit
dans son esprit. A mesure que cette idée se développait, elle rejoignait, par
un progrès logique46, la physique des anciens Ioniens. Et c’est ainsi que le
stoïcisme a régénéré, en la spiritualisant, en lui donnant une âme, en y fai
sant pénétrer profondément la raison, la doctrine hylozoïste des Ioniens.
VI - L’ÉCOLE D’ALEXANDRIE
parce que les Idées ne sont pas comme les choses sensibles, séparées et
impénétrables les unes aux autres. Dans le monde intelligible, chaque
essence contient l’intelligible tout entier, chaque Idée, en d’autres termes,
représente le tout.
Le vouç engendre l’âme du monde, de même que l’Un engendre
l’Intelligence, et par un processus analogue. Mais avec l’Ame, nous
entrons dans la sphère du devenir, du mouvement. L’intelligence a
engendré l’Ame elle aussi par un rayonnement, un prolongement de sa
puissance. Mais, de même que l’Intelligence est déjà un affaiblissement de
l’Un primordial, ainsi l’Ame est-elle à son tour un affaiblissement de
l’Intelligence ; et cet affaiblissement se traduit, s’exprime par le devenir.
L’Ame est la dernière essence intelligible. Par son action, comme nous
allons le voir, elle touche au monde sensible, elle s’y prolonge. Mais, par
son essence, elle est encore dans le monde intelligible. Sortie du vouç, elle
se prolonge dans le corporel. Elle renferme donc, elle contient un élé
ment de divisibilité. Les âmes particulières sont donc autant de ramifica
tions de l’Ame universelle. Dans l’Ame universelle, elles coexistent, et
cependant elles ne s’y confondent pas. Plotin compare ces âmes particu
lières à des rayons qui coïncident au foyer, et se séparent à mesure qu’ils
s’éloignent. En un certain sens, donc, toutes les âmes se fondent dans
l’âme universelle, de même que toutes les Idées viennent coïncider dans
l’unité de la pure Intelligence. Mais, de même que les Idées sont distinc
tes, distinctes parce qu’elles diffèrent quant à leur contenu, de même les
âmes particulières sont distinctes parce que l’Ame universelle contient un
principe de multiplicité, d’expansion, de fécondité naturelle [188-113].
Ce n’est pas, dit Plotin, en raison de la multiplicité des corps animés
par elles que les âmes particulières sont multiples. C’est au contraire parce
qu’elles sont multiples qu’elles s’enveloppent de corps différents. Et elles
sont multiples parce que l’Ame universelle, comme l’Intelligence, est un
principe fécond dont l’essence enveloppe la différence et l’inégalité.
Nous disions que les âmes s’enveloppent de corps différents. Il faut
maintenant comprendre en quoi consiste la matière d’après Plotin. Plotin
se rallie d’abord à l’opinion de Platon, qui a dit que la matière était l’indé
terminé, tô aîreipov, c’est-à-dire ce qui peut recevoir n’importe quelle
forme. Donc, déjà dans le monde des Idées, dans les Idées du vouç, on
LA PHILOSOPHIE GRECQUE 143
peut dire qu’il y a une certaine matière. Car, puisque les Idées sont multi
ples, il faut bien qu’elles aient, d’une part, quelque chose de commun qui
fait que ce sont toutes des Idées, et, d’autre part, quelque chose de propre
qui fait que telle Idée n’est pas telle autre. Or ce qui est propre à chaque
Idée, ce qui la distingue des autres, ce qui la détermine en un mot, c’est sa
forme. Et, d’autre part, ce qui est commun à toutes les Idées, ce qui est la
base de l’Intelligence, ce qui fait que toutes les Idées sont des Idées, ce
sera la matière intelligible. De même, chacune des âmes particulières a sa
forme propre qui la différencie ; mais ce qui est commun à toutes les
âmes, ce qui est par conséquent la base de la vie, c’est la matière sensible.
Seulement, il y a une différence capitale entre la matière sensible et la
matière intelligible. La madère intelligible n’altère pas la simplicité de
l’être où elle se rencontre, tandis que les êtres qui contiennent la matière
sensible sont nécessairement composés [189-114].
En d’autres termes, c’est l’âme qui produit son corps, c’est l’Ame uni
verselle qui, en se réfractant, en se divisant, engendre la matière sensible,
laquelle n’est pas autre chose que l’effet nécessaire, ou pour mieux dire
l’expression, de cette réfraction. Par cela seul que l’âme du monde se
divise, elle donne un théâtre à cette division, elle se donne une base
d’opération, et cette base est la matière. La matière n’est donc pas une
chose, une réalité qui existe par soi-même. Envisagée en elle-même, elle
ne serait qu’une pure possibilité, la possibilité de recevoir toutes les
formes. La matière est pour ainsi dire un point de vue, c’est ce que nous
concevons quand nous envisageons ce qu’il y a de commun à tous les
êtres particuliers — et par conséquent d’informe. Tout corps a une âme
qui l’anime, et cette âme est ce qu’il y a de réel dans le corps, le corps
représentant seulement la possibilité de cette âme particulière, de cette
forme particulière en même temps que toutes les autres formes. C’est
donc avec raison, nous dit Plotin, que Platon a défini la matière le non-
être, to pv) ôv, car la matière n’est rien par elle-même. Et Plotin ajoute que
ce n’est pas l’âme qui est dans le corps, mais plutôt le corps qui est dans
l’âme. La matérialité représente l’obscurité croissante qui s’étale sur les
rayons lumineux, à mesure qu’ils s’éloignent du centre.
De même que l’Un produit l’Intelligence et les Idées par une nécessité
de sa nature, nécessité qui est liberté, ainsi, c’est nécessairement en un
144 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
CHAPITRE III
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
COURS DU LYCÉE DE CLERMONT
LEÇON SUR L’ÉCOLE D’ALEXANDRIE
n’a pas d’analogie avec la pensée humaine et que nous ne pouvons pas
nous la représenter, c’est une pensée supra intellectum.
2. — Dieu peut-il vouloir? Oui et non encore, si l’on entend par
liberté un choix entre deux contraires. Dieu n’est pas libre, car il ne peut
vouloir que le bien et il serait absurde de supposer qu’il peut hésiter entre
le bien et le mal ; mais il est libre en ce sens que rien ne le gêne, son
essence se développe librement et sans supposer de contrainte.
3. — L’Un est-il au moins doué de l’être, ce serait rabaisser le bien
absolu que de lui prêter l’existence, car nous ne concevons l’existence d’un
être que comme une qualité que cet être possède et qui se surajoute aux
autres. Mais Dieu, étant l’un absolu, ne peut pas admettre plusieurs quali
tés. On ne peut donc pas dire qu’il est, mais il est supérieur à l’être, il existe
d’une existence qui n’est pas concevable, qui n’a pas d’analogie avec ce que
nous appelons exister. Ce qui ne veut pas dire qu’il se confond avec le
Néant, au contraire il est ce qu’il y a de plus positif et de plus réel. Com
ment l’un a-t-il donné naissance aux choses ? Il est impossible que d’une
unité complète et d’une perfection absolue soit sorti le monde multiple,
imparfait dans lequel nous vivons. Il est nécessaire qu’entre cette perfec
tion absolue et cette imperfection il y ait des intermédiaires. En effet ce qui
sort nécessairement de l’un : c’est l’Esprit ou pour mieux dire l’intelligence
laquelle est le siège des idées, le monde dont nous parle Platon celui des
idées générales, mathématiques et métaphysiques, voilà la première éma
nation de Y UN primordial. Mais l’intelligence se réfractant à son tour
donne naissance à ce que Plotin appelle YAme du monde, laquelle pénètre
toutes choses, même le monde où nous vivons. Ce que nous appelons
matière n’est pas autre chose que cette âme, se relâchant, se divisant, se
manifestant à nous d’une manière sensible. Ainsi l’UN, l’Intelligence,
l’Ame du monde voilà les trois degrés de l’être, les trois hypostases.
Faut-il admettre que l’Intelligence et l’Ame du monde sont sorties
tour à tour et successivement, la première de l’UN, la seconde de l’Intelli
gence ? Non, ces trois hypostases sont antérieures l’une à l’autre logique
ment dans l’ordre de mérite pour ainsi dire, mais non chronologique
ment, elles sont contemporaines. Supposez un rayon de lumière blanche
tombant sur un prisme et se décomposant en mille couleurs. Celui qui
sera placé du côté de l’écran apercevra des rayons aux mille couleurs
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE 149
diverses, mais ces mille rayons aux couleurs variées et infinies existent
tous ensemble dans le rayon de pure lumière blanche dont ils sont sortis,
cependant ce rayon était indivisible en ce sens que dans la blancheur il n’y
a pas de taches. C’est donc le même objet qui vu d’un côté est simple, un,
indivisible et vu de l’autre est multiple. Et sans doute le rayon de lumière
blanche peut être considéré comme antérieur au faisceau multicolore
puisqu’il le produit, et néanmoins ils sont contemporains l’un de l’autre
puisque par cela même que le rayon de lumière blanche existe, le faisceau
multicolore existe aussi.
Tels sont les rapports de Dieu avec le monde. Le monde est comme
une réfraction de l’unité divine se scindant pour donner les idées qui se
réfractent pour donner l’âme du monde et toutes les choses sensibles. La
marche par laquelle les choses sortent ainsi nécessairement de l’unité pri
mitive est ce que Plotin appelle la Procession de Dieu [184].
Mais voici que les choses multiples à peine sorties de l’unité aspirent à
y rentrer. L’intelligence n’est pas plutôt créée que se retournant à son tour
elle veut redevenir pure idée. Le second mouvement inverse du précé
dent est ce que Plotin appelle la conversion.
Procession en Dieu et conversion voilà les deux mouvements aux
quels sont soumises l’intelligence et l’âme du monde.
Que résulte-t-il de là en ce qui concerne l’homme particulièrement.
L’homme se tourne d’abord vers l’intelligence et par la science d’une part
qui est l’amour du vrai, par l’âme de l’autre côté qui est l’amour du Beau,
il se transporte petit à petit ainsi que Platon l’a montré dans le monde des
idées. Mais ce n’est là qu’une première étape. Une fois arrivé dans le
monde des idées, il aspire à posséder l’unité, c’est-à-dire à connaître Dieu,
à posséder en le possédant la perfection absolue et universelle.
Mais ici la science est impuissante puisque la science n’aboutit qu’à
des idées, il faut donc recourir à un procédé extrascientifique, à ce que
Plotin appelle YExtase1, et s’élevant pour ainsi dire au-dessus de tout ce
qui est humain s’absorber dans une contemplation mystique de l’Unité
supra sensible. On ne peut pas connaître l’Un mais on peut le posséder
ainsi, s’anéantir en lui.
C’est donc à une négation de la science que la philosophie grecque
aboutit. Elle substitue à la recherche scientifique l’extase3.
150 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
GRECQUE
INTRODUCTION
des renseignements dans Aristote. Mais il ne faut pas oublier que le but
d’Aristote est dogmatique : il se propose d’établir là vérité de sa propre
théorie et il ne cherche chez ses prédécesseurs qu’une confirmation de
ses propres idées. De là vient que, très souvent, il altère la pensée des
autres parce qu’il l’aperçoit à travers la sienne. Il faut faire preuve de pru
dence lorsqu’on se sert d’Aristote comme historien de la philosophie.
3e catégorie : Après cette source d’histoire de la philosophie, il faut
placer un certain nombre d’auteurs qui se sont appuyés, peut-être, sur des
traditions, peut-être aussi sur les écrits mêmes des anciens philosophes.
En première ligne, il faut mettre <5> Cicéron. On trouve dans les
ouvrages philosophiques de Cicéron un certain nombre de renseigne
ments auxquels il ne faut pas accorder grande confiance5. On trouve aussi
des renseignements dans Lucrèce, Sénèque, Plutarque. Dans Plutarque,
ce sont surtout les plaâtct, qui ne sont pas de Plutarque, mais probable
ment de Galicien, qui a vécu entre 231 et 200 avant Jésus-Christ, et
notamment dans les classistes7, où il est question de Platon. Sextus (Les
hypotyposes pyrrhoniennes) qui a classé les philosophes en moralistes, physi
ciens et logiciens ; il est digne de confiance en ce sens qu’il est sincère et
qu’il n’a pas de prétention à l’originalité. Flavius Philostrate a écrit la
vie des Sophistes (philosophes dialecticiens). Athénée, grammairien du
IIe siècle, a composé des extraits des anciens philosophes. Diogène de
Laerte a vécu de 22 à < > avant Jésus-Christ. Il partage les philosophes
en deux catégories, les Ioniens et les Italiques. L’auteur est un éclectique
qui penche pour l’épicurisme. Il est absolument dépourvu de critique. Il
enregistre les faits et les opinions sans se soucier de les concilier. Il
consacre sept livres aux Ioniens et trois aux Italiques. Clément
d’Alexandrie a vécu à la fin du ne siècle après Jésus-Christ. C’est un érudit
mais il se place au point de vue religieux. Origène a écrit en particulier
une apologie du christianisme. Eusèbe a vécu de 267 à 368 après Jésus-
Christ. Il a fait un recueil d’extraits. Jamblique a vécu vers 300 après
Jésus-Christ et il ne nous reste de lui qu’une vie de Pythagore assez faible.
Enfin, pour terminer, nous citerons Stobée, Hésychius, Simplicius, com
mentateur d’Aristote, Philopon et Suidas. Avec ces sources ont été écrites
un grand nombre d’histoires de la philosophie en Allemagne, en France
et en Angleterre8.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 157
- LA PHILOSOPHIE ANTÉ-SOCRATIQUE12
le Dieu des Juifs, on ne doit pas oublier que d’après Anaxagore la matière
préexiste au vouç, à Dieu par conséquent ; or cette idée <10> est radicale
ment contraire à la doctrine juive de la création15.
Nous verrons que l’on peut expliquer la philosophie grecque tout
entière par des influences helléniques. Sans doute on trouvera de temps
en temps des emprunts faits à l’Orient ; mais ces emprunts ne font jamais
corps avec le reste de la doctrine du philosophe qui les a faits, ce sont des
pièces rapportées. Nous pouvons donc commencer l’histoire de la philo
sophie grecque avec Thalès.
III - ANAXIMANDRE
produite l’humidité et d’elle sont sorties toutes choses puis de feu et d’eau
se sont formés les astres, identiques aux dieux d’après Anaximandre. Le
nombre des mondes est d’ailleurs infini. Anaximandre a-t-il voulu parler
d’une infinité de <15> mondes successifs ou de mondes simultanés ? Ce
point n’est point complètement élucidé.
Quelle est l’importance historique d’Anaximandre ? Quelles sont
l’origine et la valeur de son système ?
Il est très évident qu’Anaximandre, considérant la solution proposée
par Thalès, s’aperçut que pour expliquer les choses par des éléments
matériels il est préférable de ne pas prendre un élément déterminé,
comme l’eau par exemple, car alors on ne s’explique pas comment l’eau a
pu produire le feu, l’air, etc. En conséquence, il cherche une matière qui
n’eût rien de déterminé, pour que l’on pût se représenter plus facilement
la transformation universelle. Puis, s’apercevant que le nombre des trans
formations est infini, il attribuera l’infinité à cette matière. Cette théorie
se déduit facilement de la première. Mais Anaximandre a introduit dans la
philosophie l’idée de matière indéterminée, celle de mouvement éternel,
celle de séparation consistant en une spécification. Or ces idées sont
importantes : ce sont celles de la théorie évolutionniste. Ce que H. Spen
cer appelle le passage de l’homogène à l’hétérogène n’est pas autre chose
que l’ëxxpunç d’Anaximandre20.
IV - ANAXIMÈNE
V - HÉRACLITE
La mer est ce qui reste de ce liquide primitif. Les êtres vivants sont sortis
de la terre sous l’influence de la chaleur. L’âme est un air chaud et sec.
Cette doctrine n’est pas purement ionienne. Diogène y a introduit des
éléments tirés d’Anaxagore. Celui-ci, le premier en effet, admet dans la
constitution des choses un élément intelligent, le vouç. La philosophie de
Diogène d’Apollonie est un éclectisme, une sorte de conciliation entre
Anaximène et Anaxagore. Avec Anaximène, Diogène d’Apollonie fait de
l’air le principe de toutes choses, mais avec Anaxagore il attribue à ce
principe l’intelligence ; il fait de l’air une substance analogue à l’âme.
Conclusion : dans la suite, les doctrines ioniennes se sont combinées
avec d’autres. Celui qui leur a donné la forme la plus nette et qui les a ana
lysées avec le plus de profondeur est Héraclite, qui demeurera pour nous
le représentant le plus important, principal, de l’ionisme29. La philosophie
ionienne peut être considérée comme un dynamisme penchant vers le
panthéisme. Ces philosophes sont les créateurs de la philosophie. Ils ont
introduit dans le monde de la pensée des idées nouvelles : 1 / celle de
transformation et de changement dynamique ; 2 / celle de mouvement
éternel. Ils ont cherché une définition de l’existence et ont abouti à cette
définition qui ne manque pas de profondeur : l’existence consiste dans le
changement ou dans le mouvement. En effet, quand on considère les
choses telles qu’elles paraissent en dehors de tout raisonnement que la
pensée peut construire, quand on s’en tient aux phénomènes, on est natu
rellement amené au dynamisme et à l’idée de changement universel. En
revanche, lorsqu’au lieu de considérer la réalité toute seule, on s’attache
en outre et surtout au moyen de la comprendre et de se la représenter
intelligemment, on s’aperçoit bien vite que le changement est une chose
inintelligible pour l’esprit, que l’idée de changement est presque une idée
contradictoire30.
Donc il était naturel qu’en présence de cette philosophie du <25>
changement ou du devenir, il s’en constituât une autre qui, se plaçant au
point de vue non de la réalité mais de l’intelligibilité, déclarât que le mou
vement est une illusion, qu’il n’y a pas de changement, que l’être demeure
éternellement ce qu’il est, en un mot, une philosophie de l’être, non du
devenir : c’est la doctrine de l’École éléatique.
172 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
Les sources sont des fragments nombreux qui nous ont été conser
vés. Simplicius, Sextus Empiricus nous donnent aussi des renseigne
ments. Nous possédons sous le nom d’Aristote31 un écrit ordinairement
intitulé Sur Mélissos, Xenophane et Gorgias, qui serait précieux s’il était
r authentique. Mais il émane plutôt d’un philosophe péripatéticien dont on
ne peut déterminer le nom.
VIII - XÉNOPHANE
IX - PARMÉNIDE
Quelles sont les conclusions que nous pouvons en tirer ? C’est que le
multiple et le changement sont des illusions34. C’est le disciple de Parmé-
nide, Zénon d’Elée, qui démontrera ce point. Mais, armé du seul prin
cipe de contradiction, Parménide déclare déjà que les différences qualita
tives que nous croyons apercevoir sont des illusions et qu’en réalité l’être
est toujours semblable à lui-même. Il déclare que le mouvement et le
changement sont des apparences. L’être est dans l’absolu immuable et
immobile. Puisque l’être est un, la réunion <de tout ce> qui existe ne
peut pas être d’une nature différente de celle de l’être en général. Tel est
le sens de ce vers <29> célèbre de Parménide : la pensée et l’être sont la
même chose.
Il est faux de prétendre que Parménide ait entendu par là que les
choses se ramènent à la pensée. C’est commettre un anachronisme que
de faire d’un Eléate un idéaliste au sens moderne du mot II serait peut-
être exagéré de soutenir également avec Zeller que Parménide identifie la
pensée avec la matière et qu’il soit un matérialiste. Mais, pénétré de cette
idée que l’être est un sous peine de ne pas être, il attribue à l’être les
mêmes caractères qu’à la pensée. Il est tenu de se conformer strictement
au principe de contradiction sous peine de se contredire. D’autre part, il
est vraisemblable que cet être absolument un et identique, Parménide se
le représente comme quelque chose de corporel. Cela paraît d’ailleurs
résulter : 1 / des fragments de Parménide qui nous représentent l’être
comme continu, homogène, comparable à une sphère ; 2 / des tendances
matérialistes de ses disciples Zénon et Mélissos ; 3 / de certains textes
d’Aristote {Métaphysique, IV, 5 ; De Caelo, III, 1).
A cette métaphysique quasi matérialiste35, Parménide avait joint une
physique, c’est-à-dire une théorie non plus de l’être, mais de l’apparence.
Car les phénomènes que nous percevons ne nous paraissent tels qu’ils se
distinguent les uns des autres, que parce que nous croyons à une dif
férence, au mélange d’être et de non-être36. Une théorie des phéno
mènes physiques n’est donc qu’une théorie de l’apparence, de l’opinion.
En général, le vulgaire croit à l’existence des contraires tels que le jour
et la nuit, le masculin et le féminin, etc. La vérité est que des deux
contraires un seul peut exister. Le jour seul existe, le masculin seul
existe, etc.
176 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
Zenon d'Élée
:
178 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
X - MÉLISSOS
Mélissos est né à Samos et florissait sans doute vers 444 avant Jésus-
Christ. On a de lui quelques fragments qui nous ont été conservés surtout
par Simplicius45. Mélissos n’est pas un philosophe original. Il a développé
la doctrine des Eléates dans le sens matérialiste46. La doctrine paraît se
ramener aux thèses suivantes :
L — L'être est étemel: car s’il avait un commencement, il serait sorti de
l’être ou du non-être. S’il était sorti de l’être, l’être existerait déjà ; s’il est
sorti du non-être, on énonce une proposition inintelligible par le non-être
étant le néant, il ne peut rien produire. Pour la même raison l’être ne peut
pas finir. Donc il est éternel.
2. — L’être est infini: car s’il était limité, il serait entouré par le vide.
Mais le vide étant le néant ne peut pas exister. Remarquons que, sur ce
point, Mélissos se sépare de Parménide.
3. — L’être est un : cela résulte de ce qu’il est infini, car s’il y en avait
plusieurs, ils se limiteraient les uns les autres. De plus la pluralité ne se
comprend que si l’on admet des parties vides entre les parties de l’être et
le vide ne peut exister.
<36> 4. — L’être est immuable : car le mouvement dans l’espace est
inconcevable sinon dans le vide. Or le vide n’existe pas. Comme on le
voit, cette doctrine n’est pas autre chose que la doctrine de Parménide
interprétée dans le sens matérialiste. L’être est identifié avec la matière. Et
de ce que le non-être est inintelligible, on conclut qu’il n’y a pas de vide.
Et c’est de cette théorie sur le vide que dérive tout le reste de la doctrine47.
XI - LES PYTHAGORICIENS
démontré que les écrits transmis sont inauthentiques. De plus, il est à peu
près démontré qu’avant le Pythagoricien Philolaüs il n’y avait pas d’expo
sition du pythagorisme. Il est donc possible que les fragments de Philolaüs
qui nous sont parvenus soient authentiques, mais on peut regarder comme
apocryphes ceux qui sont attribués à des philosophes antérieurs.
Quant aux sources médiates, elles sont très considérables, mais la plu
part peu dignes de foi. Au IIIe et au IIe siècles, une sorte de légende pytha
goricienne se développe et, à l’époque du néo-pythagorisme, une foule
d’écrits se produisent à l’effet du pythagorisme ; mais ces écrits ne res
semblent que très peu aux théories de Pythagore. A vrai dire, nous
n’avons, en fait de documents authentiques, que les textes d’Aristote. Et
la plupart des renseignements précis et dignes de foi, en particulier ceux
des commentateurs d’Aristote, ne font que les répéter. Nous nous en rap
porterons <37> donc à lui.
En résumé, les sources immédiates authentiques sont très maigres : les
renseignements sont en petit nombre, mais probablement exacts. Quant
aux sources postérieures, comme elles ne font que répéter Aristote, elles
sont sans valeur. Il est donc difficile d’étudier la doctrine de chaque Pytha
goricien en particulier aussi nous étudierons le pythagorisme en général.
Pythagore, né à Samos entre 584 et 581 avant Jésus-Christ, vint en
Italie entre 544 et 542. On lui prête des voyages très nombreux. Il fonda à
Crotone, dans la Grande Grèce, une sorte d’association religieuse morale
et politique. La tendance de cette association était aristocratique. Cepen
dant on y prêchait la communauté des biens. Il fallait, pour entrer dans la
Société, une initiation. Le silence était imposé aux novices. On se recon
naissait à des signes mystérieux. Ces renseignements ne sont peut-être
pas authentiques mais ils sont intéressants parce qu’ils confirment cette
opinion que nous aurons à émettre sur le pythagorisme : c’est que cette
doctrine a probablement une origine étrangère orientale. Quoi qu’il en
soit, son caractère politique lui fut fatal. Pythagore, chassé de Crotone,
mourut à Métaponte.
D’autres Pythagoriciens vécurent hors de l’Italie : Philolaos, Lysis,
Timée de Locres, Eurytus, etc.
D’autres vécurent en Italie : Clinias, Archytas de Tarente, ce dernier
vers 375.
182 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
1. Exposition du système
dire, c’est que pour les Pythagoriciens, comme le dit nettement Aristote,
le nombre est principe des choses parce que les choses ressemblent à des
nombres.
En résumé, on éclaircira singulièrement la pensée dominante du
pythagorisme si l’on se transporte au fragment de Philolaüs où il est dit :
«Si l’on veut expliquer la disposition harmonieuse des choses, il faut
mettre l’harmonie à l’intérieur des choses. » Les Pythagoriciens, mathé
maticiens avant tout, s’apercevant que les choses ne sont intelligibles que
lorsqu’elles se ramènent aux nombres, imaginèrent de mettre le nombre
à l’intérieur des choses comme une matière, matière immanente
d’ailleurs. L’expression d’Aristote, est d’une précision extrême51. Les
Pythagoriciens en effet, n’ayant pas encore distingué un principe méta
physique d’un principe matériel, ne s’étant pas encore rendu compte que
la réalité des choses et leur intelligibilité sont deux choses distinctes,
s’apercevant <41 > que le nombre est la condition d’intelligibilité des
choses, en conclurent que le nombre constituait le fond, la matière
des choses. Le nombre est donc un principe métaphysique employé
comme principe matériel par des philosophes qui ne faisaient pas la
distinction.
Une dernière question nous reste à résoudre, concernant la nature
du nombre pythagoricien. Cette question est soulevée par un texte
d’Aristote, Métaphysique, XIII, 6. Il y est dit que les Pythagoriciens font
consister les choses sensibles dans des nombres. Ils considèrent donc les
unités, dit Aristote, comme ayant de la grandeur, mais quant à savoir
comment le premier Un, la première unité a pu acquérir de la grandeur,
cela les embarrasse. Il semblerait résulter de ce texte que le nombre des
Pythagoriciens est quelque chose de corporel, de matériel, et cette
théorie a été en effet soutenue par plusieurs historiens. Le nombre serait
regardé par les Pythagoriciens comme une matière d’où les choses sont
sorties, comme elles seraient sorties, suivant d’autres philosophes, de
l’eau, de l’air, du feu, etc. Cette opinion paraît inconciliable avec d’autres
textes d’Aristote plus précis, où il est dit que le nombre est sujet et non
attribut, qu’il est substance par lui-même, sans avoir besoin d’aucune
qualité naturelle. Plus loin, Aristote appelle le nombre pythagoricien
(xa07)fxaTtx6ç Donc il ne s’agit pas de matière. Ailleurs, Aristote
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 185
fini, le parfait. Ainsi les nombres pairs, les nombres impairs et les nom
bres pairs-impairs dont la nature est fort obscure : voilà les diverses caté
gories de nombres dont on se servira.
Les oppositions. Le pair et l’impair constituent deux déterminations
opposées. On peut présumer que les oppositions entre les qualités des
choses se ramènent à l’opposition fondamentale de l’illimité et du limité.
Les Pythagoriciens ont dressé une table des oppositions. Elles sont au
nombre de dix :
1 / Limité et illimité ;
2 / Impair et pair ;
3 / Unité et multiplicité ;
4 / Droite et gauche ;
5 / Masculin et féminin ;
6 / Repos et mouvement ;
7 / Droite et courbe ;
8 / Lumière et obscurité ;
9 / Bon et mauvais ;
10 / Carré et rectangle.
supériorité sur les Ioniens. Ils ont compris que, lorsqu’il s’agit de science,
d’explication scientifique, la question principale à se poser est la suivante :
l’explication sera-t-elle commode pour notre esprit ? Sans faire la distinc
tion du subjectif et de l’objectif, ils ont entrevu que l’objet, l’absolu tel
qu’il est en soi n’est pas probablement un objet de science57 et que l’esprit
doit se contenter de choisir, parmi toutes les conceptions possibles des
choses, celle qui se prête à des calculs et satisfait le mieux nos propres
besoins. Donc l’idée d’expliquer les choses par un élément intelligible
constitue un progrès réel et notable. Sur ce point, on peut mettre sur le
même plan les Pythagoriciens et les Eléates. Mais les Pythagoriciens ont
une supériorité sur les Eléates ; car non seulement ils ont compris qu’on
devait avant tout se préoccuper d’une explication intelligible par l’esprit,
mais encore ils ont pressenti ce qui ne devait devenir classique que de
notre temps : que l’explication scientifique la plus intelligible est une
explication mathématique.
C’est Descartes qui a donné à cette idée droit de cité dans la science,
mais les Pythagoriciens sont les premiers à l’avoir entrevue. Ils se sont
aperçus qu’expliquer les choses, c’est avant tout les représenter par des
symboles et que l’objet de la science est de substituer à l’objet un symbole
mathématique. Cette idée suffit à mettre les Pythagoriciens hors de pair.
Ils sont, avec les atomistes peut-être, dans l’Antiquité, ceux qui ont le
mieux <49> compris la science. (Aristote est loin d’avoir compris la
science idéale avec cette précision.)
Mais ils n’ont pas compris que l’application du symbole mathéma
tique aux choses devait se faire non pas à cause d’une analogie superfi
cielle, mais après une observation de la conscience. C’est en perfection
nant d’abord les procédés d’investigation physique puis l’analyse des
mouvements qu’on a pu exprimer mathématiquement par exemple les
phénomènes de chaleur. Donc la science, telle que les modernes
l’entendent, comprend deux procédés, deux démarches :
1. — L’étude des mathématiques, le perfectionnement progressif de
cette science.
• 2. — L’application systématique et raisonnée des mathématiques aux
choses physiques, à la suite d’observations, d’expérimentations et
d’hypothèses de toutes sortes.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 191
XII - EMPÉDOCLE58
1. Sources
Ton recherche d’où ils sont sortis. Empédocle admet à l’origine l’exis
tence d’un mélange, <y<t>aipoç, et c’est de ce mélange que les éléments
sont sortis. Mais comment sont-ils sortis ? Ce point reste obscur. Le
principe d’Empédocle exigerait que les éléments fussent sortis du
mélange par voie de simple séparation mécanique. Et Zeller partant de ce
principe conçoit le <r(j)atpoç comme un mélange où les éléments existaient
déjà sous forme de terre, eau, etc., mais les textes semblent dire le
contraire.
Cela n’est pas étonnant, car supposer que les éléments étaient tels
quels dans le mélange, c’est renoncer à expliquer leur formation. Ainsi
Empédocle a essayé d’expliquer que les éléments étaient sortis du
mélange par transformation ; <52> par là il fait violence à son principe ;
c’est là d’ailleurs la loi de tout éclectisme ; de sorte qu’Empédocle sup
pose une matière indéterminée, le a<}>odpo<; qui par voie de transformation
dynamique a donné naissance à la terre, à l’eau, à l’air, au feu. Puis appli
quant à ces quatre éléments le principe éléatique d’impossibilité de chan
gement qualitatif, il déclare que tous les phénomènes que nous avons
sous les yeux sont dûs aux rapprochements et aux séparations de ces
quatre éléments.
Il emprunte aux Ioniens lorsqu’il fait sortir les quatre éléments du
atjmpoç ; il devient éléate lorsqu’à partir de ce moment il déclare immua
bles les quatre éléments et ne considère le changement que comme des
apparences que revêtent les juxtapositions et les séparations.
Il est nécessaire de revenir sur la division des éléments dont parle
Empédocle. Ces éléments sont de deux natures : 1 / principes matériels ;
2 / principes de changements. Les principes matériels sont la terre, l’eau,
l’air et le feu. Ils sont homogènes, c’est-à-dire que chacun d’eux est com
posé d’éléments de même nature que le tout. Il n’est pas démontré que
ces éléments aient été étemels d’après Empédocle. Quelle est exactement
leur nature ? Est-elle à la fois physique et mythique ? Sont-ce des choses
matérielles, des divinités ? Il est certain que les expressions d’Empédocle
sont de nature à faire croire qu’il attribue à ces éléments une essence
divine. Ce sont bien des corps, mais ils participent au divin.
A vrai dire la distinction entre la physique et la théologie n’est pas
encore complète. Leur origine remonte aux Ioniens qui considéraient les
194 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
parti tout d’abord. Il est devenu dynamiste pour expliquer comment les
éléments <56> sont sortis du cT^aipoç. Cette contradiction nous explique
comment il se fait que son système n’ait point abouti. Nous allons nous
trouver avec Anaxagore en présence d’une nouvelle tentative pour conci
lier l’éléatisme et l’ionisme.
XIII - ANAXAGORE
1. Les germes
En ce qui concerne les qualités, les germes ont une variété infinie.
Chacun d’eux a une forme, une couleur, une saveur et il y a une infinité
de couleurs, une infinité de saveurs différentes. De plus, aucun de ces
198 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
2. L'esprit
Les germes ne suffisent pas à expliquer les choses ; il faut une cause
de mouvement ; c’est l’esprit, vouç. Cette hypothèse s’explique avec sim
plicité. Il faut d’abord un principe moteur distinct parce que l’être et le
mouvement sont différents et procèdent de principes différents.
200 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
3. Cosmogonie
1. Atomes
Les atomes sont des corps tellement petits qu’ils sont indivisibles ; de
là leur nom ; ils sont aussi invisibles toujours à cause de leur petitesse. Us
ne contiennent pas de vide dans leur intérieur, car alors on pourrait les
diviser puisqu’ils auraient des parties séparées par des intervalles. L’atome
est immuable ; en effet il ne pourrait changer que par un déplacement de
ses parties, or il n’a pas de parties. L’atome est éternel, car le temps
n’ayant jamais commencé, l’atome n’a pu commencer davantage.
Les atomes sont tous de même nature ôpocpueïç ; ils sont sans qualités.
Démocrite entend par là qu’ils n’ont pas de propriétés physiques, ni de
couleur, ni de chaleur, ni de saveur, etc. Enfin les atomes sont infinis en
nombre. En effet, les objets étant en nombre infini, il faut une infinité
d’éléments pour les expliquer. Et de plus, comme il n’y a pas de raison
pour que les atomes ne revêtent pas toutes les formes possibles, et qu’il y
en a une infinité, il y a sans doute une infinité d’atomes.
Il est vrai que sur la question des figures d’atomes, il y a quelque obs
curité : il n’est pas démontré que Démocrite ait admis une infinité de
formes. Peut-être, quoique le nombre des atomes soit infini, n’y a-t-il
d’après Démocrite qu’un nombre limité de formes possibles.
S’il en est ainsi quels sont les éléments de différenciation des atomes ?
Les déterminations sont au nombre de trois : la forme la disposi
tion t<x£iç, l’orientation ôéaiç. Deux atomes diffèrent par la forme lors
qu’ils sont différemment constitués. C’est ainsi que les lettres grecques A
et N diffèrent par la forme. Mais tout en étant de même forme, ils
204 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
peuvent être disposés différemment les uns par rapport aux autres. Ex :
AN et NA. Supposons-les disposés de la même manière et ayant la même
forme, leur orientation peut différer. Ex : N et Z. Si l’on renverse le pre
mier on obtient le second. Ainsi s’expliquent les différences que présen
tent les objets matériels : couleur, saveur, chaleur, etc. Ces différences ne
sont pas autre chose que les différentes impressions faites sur nos orga
nes par des dispositions d’atomes différentes.
Nous disons que deux corps sont différents parce qu’ils sont compo
sés d’atomes différents de forme ou de disposition <63> ou d’orientation.
Ainsi les différences physiques ou qualitatives sont ramenées à des
différences qualitatives ou mathématiques. C’est là le fond même de
l’atomisme. Il est vrai que selon certains auteurs, et Zeller en particulier,
Démocrite aurait attribué aux atomes un quatrième élément de différen
ciation : le poids, cause du mouvement. Sur ce point les textes sont con
tradictoires. Stobée, Plutarque, Alexandre affirment nettement que c’est
Epicure qui a attribué le poids aux atomes et que l’atome de Démocrite
ne pèse pas. D’autre part Aristote et Théophraste paraissent affirmer le
contraire. Cependant si l’on examine de près ces textes, on s’aperçoit que
Démocrite a attribué la pesanteur aux atomes, ce qui est assez probléma
tique, il est impossible qu’il ait considéré ce poids comme cause du mou
vement. Il est même probable que Démocrite a considéré le poids
comme résultant immédiatement de la grandeur de l’atome. De ce que les
atomes ont des formes différentes, ils résultent qu’ils ont des poids diffé
rents. Mais ce poids est une qualité physique résultante et non primitive.
Zeller a donc tort d’attribuer à Démocrite ce qui appartient à Epicure.
L’introduction du poids comme élément primitif de différenciation
vicierait le système. Car l’idée scientifique de Démocrite a été de refuser à
l’atome toute espèce de propriétés physiques.
2. Vide
3. Cosmogonie
4. Morale
Conclusion
XV - SOPHISTES
1. Sources
2. Protagoras
tique et les vertus civiques. Il eut un grand succès. Le premier il eut l’idée
d’instituer des luttes oratoires, Xoywv àyôveç, dans lesquelles on discutait
sur une thèse donnée où l’on se proposait de réfuter une théorie quel
conque dès qu’elle était adoptée par l’adversaire.
Si nous consultons les témoignages, il semble d’abord que Protagoras
soit un philosophe comme ceux qui ont précédé la sophistique et qui
s’intéressaient aux questions spéculatives (Protagoras de Platon). Cepen
dant on s’aperçoit vite que la partie spéculative et théorique de la doctrine
de Protagoras est peu de chose et que la pratique tient chez lui la pre
mière place. Sa doctrine morale est une doctrine de la vertu, il prétend
que la vertu s’enseigne. La thèse qu’il soutient dans le dialogue de Platon
c’est que la vertu peut être acquise. Mais, qu’est-ce que la vertu ? Tout ce
qui peut nous assurer le succès dans les entreprises, tout ce qui nous rend
courageux, capables de surpasser les autres, l’habileté dans les choses
domestiques et publiques. Agir et parler, c’est le but de la sagesse. Pour
bien agir, il faut observer la justice et la pudeur. Or ces deux vertus
s’acquièrent, bien que les germes en soient déposés chez nous dès la nais
sance. Mais la nature ne suffirait pas pour les compléter, il faut l’éduca
tion. Si les vertus ne sont pas acquises, dit-il, comment se ferait-il qu’on
fut en droit de punir les coupables ?
Les idées sur la religion ont la même origine. Il nous reste la première
phrase du traité de Protagoras sur les dieux : au sujet des dieux il n’est pas
possible de dire comment ils sont et comment ils ne <69> sont pas ; car
bien des choses nous empêchent de le savoir. C’est là une affirmation
sceptique ; c’est pour ce scepticisme que Protagoras fut chassé d’Athènes.
Quant à sa doctrine spéculative, les textes nombreux qui nous sont
parvenus se réduisent à la lumière de la critique à cette phrase : l’homme,
dit-il, est la mesure de toutes choses, àv0pw7coç 7ràvTG)v
fiirpov69.
Quel est le sens de cette phrase ? Elle a donné lieu à d’innombrables
discussions. Et l’opinion généralement admise , dans l’Antiquité est que
cette maxime est sensualiste et même sceptique. Protagoras aurait affirmé
qu’il y a autant de vérités que d’individus et que le vrai est ce qui paraît tel
à chacun. Cependant quand on examine les textes dans lesquels Platon ne
fait pas intervenir son opinion personnelle, le mot àv0pco7roç ne désigne
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 211
pas un individu, mais l'homme en général. Tel est le sens qu’un texte de
Sextus Empiricus nous autorise à donner ici au mot àv0pa)7ro<;.
Sur le dernier terme de la phrase les discussions ne sont pas moins
nombreuses. En général l’opinion adoptée d’après Platon est que ce terme
doit être pris dans un sens idéaliste. Protagoras aurait dit que les choses
n’existent pas objectivement, elles sont seulement dans la sensation.
Cependant cette interprétation idéaliste ne paraît pas confirmée par les
textes où Platon n’intervient pas personnellement. Il y a en effet un pas
sage très remarquable d’Aristote dans lequel il dit que d’après Protagoras,
ce qui fait que la science humaine a un caractère purement relatif, c’est que
les symboles mathématiques ne coïncident pas avec les choses réelles. Ceci
nous conduit à l’interprétation suivante : d’après Protagoras les choses
sont pour l’homme ce qu’elles lui apparaissent. Mais cela ne veut pas dire
qu’elles n’ont pas une réalité objective. Il soutient simplement que la rai
son humaine doit considérer comme vrai ce qui lui apparaît tel. On voit
comment cette doctrine se rapproche alors de l’enseignement moral de
Protagoras. Il y a une vérité objective, mais cette vérité n’étant jamais
connue par l’esprit d’une manière parfaite, la vérité ne serait jamais que
provisoire pour notre <70> raison. Il faut avant tout perfectionner la rai
son humaine. C’est toujours l’idée de la puissance de l’éducation, l’idée du
perfectionnement de l’homme. S’il en est ainsi, on ne peut pas dire
qu’Héraclite ait eu une influence bien grande sur Protagoras ; si celui-ci a
subi une influence, c’est celle de Démocrite. Démocrite avait dit : le doux
et l’amer n’existent que comme apparences. C’est Démocrite qui a cru à
une vérité objective différente de ce qu’elle paraît être. Il est probable que
Protagoras, compatriote de Démocrite, ait subi son influence.
3. Gorgias
Grande Grèce, enseignant l’art de bien parler. Il avait composé six dis
cours et un ouvrage philosophique sur la nature et le non-être.
Chez lui la partie pratique et morale tient la plus grande place. Seule
ment, tandis que Protagoras donne la préférence à l’art de bien faire, lui
met au premier rang l’art de bien parler. Cette tendance s’accentue de
plus en plus chez les Sophistes. Le but de la philosophie d’après Gorgias
est de produire la persuasion dans les assemblées touchant les choses
justes et injustes. Pour y arriver, il y a des procédés. Gorgias donnait à
apprendre par cœur à ses disciples des discours tout faits que l’on pouvait
intercaler dans une discussion quelconque pour se donner le temps de
réfléchir. Ce sont les lieux communs.
Gorgias se faisait fort de répondre à l’improvis te à n’importe quelle
question. Cet art tout empirique se mêle chez Gorgias à des théories spé
culatives très voisines du scepticisme. Voici la théorie par laquelle il s’est
rendu célèbre : 1. L’être n’est pas ; 2. S’il était, il ne pourrait être conçu ;
3. S’il était conçu il ne pourrait être exprimé.
1. — L’être n’est pas. En effet si quelque chose existait, ce serait un
être ou un non-être. Or ce ne peut pas être un non-être, car si le non-être
existait, il serait à la fois <71 > être et non-être, ce qui est une contradic
tion. Reste l’hypothèse où ce serait l’être qui existerait. Si cet être existe,
ou il a été créé ou il ne l’a pas été : s’il n’a pas été créé, c’est qu’il n’a pas de
commencement, est infini, et ce qui est infini est contenu dans rien et par
conséquent ne se trouve nulle part, donc il n’existe pas. Je suppose que
l’être ait été créé ; alors il est sorti soit de l’être soit du non-être. Mais il n’a
pu sortir du non-être puisque rien ne vient de rien, et s’il est sorti de l’être,
alors il faut admettre que l’être s’est transformé puisque quelque chose
est sorti de lui ; ce qui est absurde puisque alors ce ne serait plus l’être.
2. — Si l’être était, il ne pourrait être conçu. En effet l’être n’est pas
une pensée et une pensée n’est pas l’être, car alors tout ce que l’on pense
devrait exister et une idée fausse serait une chose impossible que l’on ne
peut admettre. Mais alors si l’être n’est pas pensé, il n’est ni connu ni
connaissable.
3. — Si l’être était pensé, il ne pourrait être exprimé ; car le langage ne
peut reproduire la chose dont on parle. Le mot qui exprime la couleur,
par exemple, n’est pas la couleur. Mais alors, si le discours exprime autre
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 213
chose que l’objet dont il est question, c’est que cet objet ne peut pas être
exprimé. Il est facile de retrouver dans ces arguments les raisonnements
des Éléates et de Parménide en particulier. Cependant dans le deuxième
et le troisième point on peut dire que le raisonnement de Gorgias
contient des éléments nouveaux étrangers à la première période de la
philosophie. f<
Nous ne pouvons, dit-il, penser ni exprimer l’être parce que, pour tra
duire dans le style moderne l’idée de Gorgias, le sujet pensant dénature et
déforme la connaissance. Sans doute, cette idée de l’intervention du sujet
dans la connaissance est grossière, mais elle existe. Et nous trouvons chez
lui cette tendance à ramener l’attention sur l’homme. C’est ainsi qu’en
partant des prémisses qui n’ont aucune ressemblance entre elles, ces deux
philosophes Protagoras et Gorgias, d’esprit tout différent, arrivent à une
même conclusion.
4. Prodicus
5. Hippias
Né vers 460, florissait vers 420. Il est resté célèbre par sa vanité. Il
prétendait être capable de tout enseigner et de répondre à toute question.
Le premier il établit une distinction entre le droit naturel et le droit posi-
214 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
tdf, déclarant qu’il existe une loi universelle, divine, immuable, différente
des lois écrites, particulières et variables. La loi écrite, dit-il, est un tyran
qui nous force à beaucoup d’action contre nature. Cependant Hippias ne
se révolte pas contre la loi écrite : il se borne à établir une distinction.
6. Thrasymaque
7. Euthydème et Dionysodore
Ils sont les fondateurs de l’art nouveau que l’on a appelé l’éristique, et
qui devient l’unique occupation des Sophistes de la décadence.
L’éristique a pour objet d’assurer le triomphe dans la discussion
quelle que soit la cause que l’on soutient.
Plus la thèse est paradoxale, plus il y a du mérite à la soutenir. Le but
de cette science est donc de faire admettre ce qui est absurde pour se faire
admirer.
<73> Quels sont les procédés de l’éristique ? Nous les connaissons
par Platon et par Aristote.
1. — Quand un sujet est embarrassant on parle d’autre chose et on
passe à côté.
2. — On réunit deux questions en une seule de telle manière que si
l’adversaire répond bien pour l’un, il est sûr de répondre mal pour l’autre.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 215
ment les continuateurs des philosophes mais, plutôt, des maîtres de gym
nastique et de musique donnant un enseignement pratique, d’où on peut
tirer un profit matériel. Il était donc naturel qu’ils fissent payer leurs
leçons.
Jusqu’à quel point peut-on soutenir que leur <76> science était
une fausse science ? Remarquons qu’Aristote comme toujours juge les
Sophistes à la lumière de sa propre doctrine. Aristote qui a distingué
l’essence de l’accident, ce qui repose sur des principes de ce qui est empi
rique et ne repose sur rien, est naturellement porté à dire que la science des
Sophistes, toute pratique, est une fausse science. Mais la distinction n’a pas
encore été faite à l’époque de Protagoras et de Gorgias, et c’est déjà beau
coup que d’avoir pressenti que les questions pratiques pouvaient devenir
un objet de science ainsi que l’ont fait les premiers Sophistes.
C’est sur la foi de Platon et d’Aristote qu’on a condamné dans les
Temps modernes la sophistique.
Le grand mérite de Hegel est d’avoir compris l’évolution de la philo
sophie grecque, d’avoir réintégré la sophistique dans l’histoire et de ne
l’avoir pas considérée comme une erreur de l’esprit humain71.
Depuis Hegel on a exagéré et les historiens anglais, Grote en particu
lier, ont été jusqu’à attribuer aux Sophistes la réforme socratique. Socrate
ne serait qu’un Sophiste comme les autres.
Voici, d’après nous, le rôle de la sophistique : la sophistique n’est pas
comme on l’a cru longtemps une simple dissolution. Ce n’est pas une
philosophie purement négative. Elle contient des éléments très positifs :
elle contient l’idée de donner une forme scientifique, ou en tout cas de
traiter au moyen de la discussion et de la réflexion, les questions de
logique et de morale abandonnées jusque-là au sens commun.
Seulement lorsque poursuivant cette idée, les Sophistes ont cherché à
fonder une dialectique, une logique et une morale, ils ont abouti progres
sivement à des conclusions sceptiques. A quoi cela tient-il ? A ce qu’ils
n’apportaient pas de principes solides, de principes spéculatifs sur les
quels ils s’appuieraient; leur science, partie de l’empirisme pur, devait
fatalement dégénérer.
Quant à leurs doctrines théoriques, comme la plupart du temps elles ne
forment pas corps avec le reste du système, comme il est évident qu’elles
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 219
n’ont pas pour eux une certitude absolue, comme il est évident qu’ils en
font peu de cas, ces doctrines théoriques, donc, n’ont fait que contribuer à
encourager le scepticisme final dans lequel elles sont tombées.
Mais les Sophistes ont apporté à la philosophie un élément nouveau :
l’idée d’aborder les questions morales. !
N’est-ce donc pas là une réforme de Socrate ? Ce dernier empruntera
aux Sophistes les idées fondamentales ; seulement au lieu de se borner au
pur empirisme, il inventera une méthode. Cela ne veut pas dire que
Socrate soit un Sophiste ; mais nous soutenons que sans la sophistique,
nous n’aurions pas eu Socrate. La sophistique apportait donc des principes
nouveaux mais enveloppés pour ainsi dire ; c’est Socrate qui les dégagera.
<77>
XVI - SOCRATE
1. Sources
2. Vie de Socrate
Il en est autrement pour Socrate. Socrate n’a rien écrit : c’était chez lui
un système. Chez lui l’homme a plus d’importance que le philosophe. Sa
personnalité à elle seule a exercé sur un grand nombre de philosophes
une influence considérable (J.-J. Rousseau comparait Socrate à Jésus-
Christ)75. U importe donc de connaître avec quelques détails la personna
lité de ce philosophe telle qu’on se la représente d’après les documents
qui nous sont restés.
Socrate est né en 469 et est mort vers 398. Son père Sophronisque
était sculpteur. Sa mère Phénarète était sage-femme. Il vécut probable
ment dans la pauvreté et ne connut pas le bien-être matériel. Il ne connut
peut-être pas davantage le bonheur du ménage quoique sa femme Xan-
thippe ait été calomniée. Il est à peu près certain que Socrate n’était pas
instruit : il avait reçu l’enseignement traditionnel de la gymnastique et de
la musique. Mais il ne paraît pas avoir connu les systèmes philosophiques
de ses devanciers.
Ce qu’il dit d’Héraclite, de Parménide, des atomistes et d’Anaxagore
lui-même est bien vague. Quant à l’hypothèse d’après laquelle Socrate
avait été disciple d’Anaxagore, elle ne repose sur aucun fondement. Zeller
établit que des relations de ce genre n’ont pas pu exister entre ces deux
philosophes.
De bonne heure Socrate abandonne le métier de son père. Et bien
que pendant toute sa vie il ait rempli ses devoirs de citoyen (on se rappelle
sa belle conduite à Potidée où il sauva Alcibiade, il se tint <80> à l’écart
des affaires publiques.
Il s’attribua une mission : celle de perfectionner les autres hommes,
de les éclairer, de démasquer la fausse science, enfin d’examiner, de prê
cher le libre examen, d’apprendre aux hommes à se rendre compte de ce
qu’ils font
Quelle est l’origine de cette mission? Elle est toute religieuse. Si
Socrate se tint à l’écart des affaires publiques, c’est qu’une voix intérieure
qu’il entendait dès son enfance, l’en détourna. S’il a cherché à démasquer
la fausse sagesse, c’est que le dieu Apollon l’en a chargé.
Son ami Chéréphon ayant consulté l’oracle de Delphes pour savoir
s’il y avait un homme plus sage que Socrate, l’oracle répondit qu’il n’y
en avait aucun. Mais Socrate sachant qu’aucune sagesse n’était en lui,
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 223
interrogea, examina un homme réputé des plus sages. Il s’aperçut que cet
homme n’était pas plus sage que lui. Il en examina de même plusieurs
autres et conclut qu’il était le plus sage des hommes, parce que les autres,
quoique ne sachant rien, croyaient savoir, tandis que lui savait qu’il ne
savait rien.
Il y avait chez Socrate une prédisposition à remplir une mission de ce
genre, sinon il n’aurait pas entendu de voix intérieure et l’oracle de
Delphes n’eût pas été écouté. Quoi qu’il en soit, pour obéir aux dieux, il
abandonna tout le reste ; il s’accoutuma à n’avoir besoin de rien et passa
sa vie à Athènes franchissant à peine les portes de la ville. Il enseignait
sans se faire payer. Il causait partout : au marché, sur les routes, avec ses
amis, avec les étrangers. Et ce qu’il enseignait n’était pas quelque chose
d’utilisable immédiatement. Il cherchait à exciter les esprits, à les mettre
en défiance d’eux-mêmes, à leur inspirer le mépris de la fausse science, de
celle qui consiste en des formules toutes faites. Il voulait amener les intel
ligences à cette conviction qu’une opinion qui n’est pas accompagnée de
ses raisons n’est pas valable, n’a pas de valeur. Socrate était donc ennemi
de la routine, du tout fait.
La discussion de Socrate était subtile, compliquée, mais elle avait un
très grand charme car il séduisait la jeunesse, il avait autour de lui un cercle
d’admirateurs qui recevaient son impulsion et lui étaient tout dévoués.
Il n’a donc pas dû y avoir de formules <81 > socratiques ; il y a des
tendances socratiques.
Si maintenant, approfondissant le caractère de Socrate, nous essayons
d’en déterminer les traits essentiels (Boutroux)76, nous nous trouvons en
présence d’une foule de traits difficilement conciliables entre eux, mais
que cet auteur a cependant essayé de fondre harmonieusement ensemble.
D’abord, dit-il, ce que nous remarquons chez Socrate, c’est une série de
contrastes. Les Anciens avaient déjà été frappés de ces contrastes dont
Socrate leur offrait l’exemple. Ils ne comprenaient pas, en vrais Grecs
qu’ils étaient, l’alliance entre la beauté morale de Socrate et sa laideur phy
sique. Mais on peut remarquer des contrastes plus frappants :
1. — Socrate était pieux. Xénophon nous dit qu’il sacrifiait et qu’il
envoyait ses amis consulter l’oracle. On sait qu’il attribuait une origine
divine à sa mission.
224 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
Conclusion
1. La philosophie82 de Socrate
2. Méthode
Quelle est la méthode adoptée par Socrate pour cette étude des
choses humaines ?
a) Critérium de la science
Le critérium de la science, d’après Socrate, c’est la possibilité
d’expliquer aux autres ce qu’on sait et de leur faire accepter. On ne peut
en effet convaincre les autres de son opinion et la leur faire accepter que
lorsqu’on est remonté au principe de cette opinion, de sorte qu’il s’agit de
ramener la chose dont on cherche l’explication à son principe, tic,
&7TO 0£<UV.
Qu’est-ce que ce principe, <88> cette U7r60e(ru; ?
Ce n’est pas autre chose que ce que Zeller appelle non sans raison le
concept, c’est-à-dire l’idée générale impliquée dans le jugement particulier
qu’on énonce.
Ramener les choses à l’Û7ü68eaiç, c’est simplement ramener l’espèce
au genre, c’est définir.
L’originalité de la méthode socratique est là. Socrate n’a pas inventé
l’idée de genre, mais, le premier, il a compris que la science certaine,
solide, est celle qui fait rentrer les espèces dans les genres, et ceux-ci à leur
tour dans des genres plus élevés.
L’erreur des anciens physiciens de s’élever du premier coup au genre
le plus vaste, de dire : tout est mouvement, ou encore tout est unité ou
tout est atomes, etc.
La vraie science au contraire considère des cas particuliers, les
embrasse dans une proposition générale, considère ensuite plusieurs
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 231
dire c’est que Socrate considère ses adversaires comme absolument igno
rants, attendu que toute méthode leur fait défaut. Avec l’empirisme pur
on ne peut rien savoir. Alors quand il discutera avec les empiristes il leur
dira : je ne sais rien, si je me place à votre point de vue, si je m’abstiens
avec vous de remonter aux principes, c’est-à-dire en d’autres termes :
vous ne savez rien. Donc l’origine de ce double procédé socratique est
dans cette idée de Socrate : qu’on ne saura rien tant qu’on ne se résignera
pas à une recherche systématique des idées générales, de I’u7u60e<7t.ç.
2. — A ce double procédé se joint l’Amour, epcoç. Quel peut-être le
rôle de l’Amour dans une méthode scientifique ? Il en est continuelle
ment question dans la conversation de Socrate et dans les écrits de ses
disciples. D’où l’on peut conjecturer que l’amour a pour lui une impor
tance capitale. Il ne faut pas oublier que d’après Socrate on n’arrive pas à
la science tout seul ; la science suppose la discussion, le choc des opinions
contraires, la contradiction. C’est donc à deux ou à plusieurs que la
science se fait. Et suivant alors le fil de l’analogie, on ne peut s’empêcher
de comparer la génération intellectuelle de la science à la génération phy
sique. C’est par l’Amour, par l’union des âmes qu’on parvient à la vérité.
3. — Ceci posé, il ne reste plus qu’à indiquer les procédés particuliers
de la méthode socratique, qu’à entrer dans le détail de son application.
On a dit non sans raison que Socrate a pour objet d’arriver à la <90>
définition et que l’induction est le procédé par lequel il s’y élève. Le but
de Socrate est la définition, disons-nous. En effet, il s’agit de répartir les
choses en genres. C’est ainsi qu’il a cherché, s’il faut en croire Xénophon,
la définition de la piété, de la beauté, de la prudence, du courage, etc.
Remarquons qu’il ne s’agit toujours que de choses humaines. Et l’on
comprend alors que Socrate espère y arriver par la discussion pure et
simple. Il suffit en effet de se rendre compte clairement de ce qu’on veut
dire quand on emploie les. expressions.
Il est inutile de recourir à l’observation puisqu’il ne s’agit pas d’objets
extérieurs. La dialectique n’est devenue une source d’erreurs plus tard que
parce qu’on l’a appliquée aux choses physiques. Elle était légitime telle
que l’entendait Socrate, restreinte aux choses morales.
Comment arriver à cette définition ? Quel chemin faire suivre à la dia
lectique pour y parvenir le plus sûrement ?
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 233
7rov7)p6<;. En effet la vertu est une science et par cela même qu’on la
connaît, on la pratique. C’est que pour les arts mécaniques, on peut à la
rigueur les connaître sans appliquer ce qu’on sait. Mais quand il s’agit de
la vertu, c’est-à-dire du bonheur, il serait absurde que connaissant son
intérêt on s’abstint de le suivre.
Comme on le voit, cette théorie repose tout entière sur la conception
que se fait Socrate du but de la morale ; la morale a pour fin le bonheur de
l’individu, emrpaÇta. Et il est vraisemblable que dans cette identification
de la bonne conduite et de la vie heureuse, Socrate a été guidé par l’éty
mologie (eù irparreiv, être heureux et faire le bien). Et à l’appui de sa
thèse, il emploie des comparaisons. Ne voyons-nous pas, dit-il, que ceux
qui savent sont ceux qui agissent bien. Veut-on conduire un navire, c’est
à un pilote qu’on le confiera. Le médecin connaît le malade, et c’est parce
qu’il le connaît qu’il peut le guérir. Aussi dès qu’on connaît on peut et
celui qui connaît le bien le pratiquera. La science est à tel point nécessaire
que le même objet est un bien ou un mal selon qu’on sait ou qu’on ne sait
pas s’en servir, par exemple, l’argent.
Mais, dira-t-on, un homme, mentant et le sachant, sera plus juste que
celui qui <93> ment sans le savoir. Cela est ainsi, répond Socrate : celui
qui ment le sachant ne commet qu’un mensonge extérieur. Au fond il
connaît la vérité et pourrait un jour se bien conduire, au lieu que celui qui
ignore ne pourra jamais se corriger. Ainsi la vertu est une science.
2. — La vertu est à la fois une et multiple.
Les Sophistes avaient discuté sur ce point : y a-t-il une vertu ? Y en
a-t-il plusieurs ? Socrate, en fait, distingue des vertus diverses ; cependant
il dit en propres termes que toutes les vertus ne font qu’une. Où une
vertu existe, toutes les autres se trouvent aussi. Cela se comprend fort
bien. On réfléchit ou on ne réfléchit pas. Si on réfléchit, c’est qu’on pos
sède en soi de quoi être un homme de bien, de quoi pratiquer la vertu
dans sa totalité. Or si je remarque chez un homme une certaine vertu,
c’est que cet homme réfléchit ; il est capable de réaliser la vertu tout
entière. Mais cette vertu, une dans son principe, peut être multiple dans
ses manifestations.
3. — Puisque la vertu est une dans son principe, en quoi consiste-
t-elle ? Qu’est-ce que le Bien d’après Socrate ?
236 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
Nous avons déjà fait pressentir que le Bien moral n’est pas nettement
distingué chez Socrate de rutile. En effet tous les textes qui résistent à la
discussion sont d’accord sur ce point. Le tempérant, dit-il, vit mieux que
l’intempérant. Nous devons nous endurcir à la souffrance parce que cela
nous donne une meilleure santé. Nous devons être modestes parce que la
vanité nous attire des humiliations. Nous devons vivre en harmonie avec
nos frères et sœurs parce qu’ils peuvent nous rendre des services (Mémora
bles, III, 12-17 ; II, 3-19). D’autre part il existe, surtout chez Platon, des
textes d’où il semble résulter que Socrate s’est élevé au-dessus de cette
conception du Bien, qu’il a assigné à l’âme comme fonction suprême la
perfection de sa nature.
Il n’y a pas contradiction absolue entre ces textes divers. Il est cer
tain que l’identification du Bien moral avec l’utilité fait le fond de la
pensée de Socrate, mais il est certain aussi qu’en approfondissant cette
conception de l’utile, il en est arrivé à distinguer des degrés et comme
une hiérarchie au sein des choses utiles. La perfection de l’âme n’est
guère autre chose pour lui que le développement de l’âme dans le
sens de la plus grande utilité. D faut d’ailleurs reconnaître que l’utile a
chez Socrate un sens assez vague. C’est un terme assez mal défini. Sans
ce vague on ne comprendrait pas que de l’école de <94> Socrate
fussent sorties l’école cynique et l’école cyrénaïque, qui entendent
l’utilité de deux manières opposées. Quoi qu’il en soit, il résulte des prin
cipes généraux de la philosophie de Socrate que, lorsqu’il a identifié le
Bien avec l’utile, il ne risque pas de tomber dans une morale relative,
variable, subordonnée tout entière au tempérament ou aux instincts de
l’individu.
Précisément parce qu’il érige la vertu en objet de science, préci
sément parce qu’en toutes choses il cherche le général et prétend arri
ver à une définition universelle, il trouve en posant l’utile comme
principe et comme fin de nos actions, des lois universelles qui sont des
lois de la morale. La méthode lui a donc servi plus, peut-être, que le
point d’où il est parti. Et grâce à cette préoccupation d’arriver au géné
ral, il est arrivé à une morale qui n’a rien de relatif tout en partant d’un
principe qui semblait devoir amener à une morale personnelle et
variable.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 237
4. — Cette vertu une dans son principe est diverse dans ses manifes
tations. Quelles sont les formes diverses qu’elle peut prendre ? D’après
Socrate, il y a trois formes principales de vertu :
1 / l’une individuelle : la tempérance ;
2 / l’autre se rapporte à la vie sociale : l’amitié, (jnXia ;
3 / la troisième enfin se rapporte à la vie politique, la justice, Stxaio<7uv7].
a un sens plus large que le mot amitié. Socrate y fait rentrer l’amour.
Disons à ce propos qu’il partage le sentiment des Grecs sur le mariage,
sentiment assez peu relevé et qui consiste à considérer la femme légitime
comme manquant de poésie et ne suffisant pas à l’homme. Donc il est
faux de soutenir que Socrate a échappé aux préjugés de son temps.
A cette doctrine de l’amitié se rattache une question assez intéres
sante soulevée par le Criton. Il est dit dans ce passage qu’il est toujours
mauvais et honteux de rendre l’injuste pour l’injuste.
D’autre part on trouve chez Xénophon {Mémorables, II, 6, 35) un texte
contraire : « La moralité consiste à surpasser ses amis dans le bien qu’on
fait et ses ennemis dans le mal. »
Et il est dit dans un autre passage des Mémorables : il ne faut pas donner
le nom d’envie, <|>06voç, à la tristesse que l’on ressent en voyant le bien d’un
ennemi, mais à la tristesse que l’on a en voyant le bien d’un ami. La contra
diction est facile à éclaircir. Il est possible que la première idée appartienne
tout entière à Platon ; la seconde est plus dans la tradition grecque.
3. — La justice.
La justice est la vertu politique. On a souvent dit que Socrate aurait
distingué des lois écrites et des lois non écrites et faisait reposer les pre
mières sur les secondes. On ne trouve rien de semblable dans les textes.
Socrate distingue bien deux sortes de lois humaines et divines, mais il
n’accorde pas aux unes la supériorité sur les autres ; il se borne à montrer
que les unes et les autres reposent sur un même principe qui dans ses opi
nions leur est sans doute antérieur : c’est la justice. Celui-ci est juste qui
discerne les lois humaines et les lois divines qui ne sont que deux expres
sions de la StxatOCTÙvy) éternelle.
Ces deux catégories ne diffèrent qu’en ce que celui qui viole les lois
divines n’échappe jamais à la punition <96> au lieu que celui qui viole les
lois humaines peut y échapper.
Que résulte-t-il de là ? Qu’il faut toujours obéir à la loi du pays, ne pas
se laisser troubler par le spectacle des modifications sans cesse apportées.
Fidèle à son principe, Socrate justifie par des considérations d’utilité
l’obéissance constante aux lois écrites. Rien de pire que l’anarchie et il vaut
mieux se plier à la loi imparfaite, dût-on y sacrifier sa vie, que de s’insurger
contre elle. A cette doctrine se rattache celle de Socrate sur l’art politique.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 239
Sans doute nous devons servir l’État, dit-il, mais dans la mesure de
nos forces. Il faut se connaître soi-même, savoir ce dont on est capable,
avant d’entreprendre de gouverner les autres. En un mot, Socrate exige
ici comme partout ailleurs la science. De là une théorie en opposition
avec celle des Grecs en général et des Athéniens surtout.
Socrate n’admettait pas que la souveraineté résultât de la force, du
hasard, ni même du vote populaire ; elle ne peut reposer que sur
l’intelligence.
On pourrait alors se poser la question : Socrate a-t-il approuvé
l’esclavage ? Il semble que ce culte voué à l’intelligence eût dû l’amener à
traiter comme les autres hommes ceux qui sont après tout comme les
autres hommes intelligents. Ce respect de l’intelligence aurait dû l’amener
au respect de l’homme. Peut-être pensait-il ainsi, mais il n’est pas de texte
qui l’affirme positivement. Aristote dans sa Politique ne prononce pas le
nom Socrate en nommant ceux qui ont parlé contre l’esclavage.
D’ailleurs la théorie de Socrate sur la loi écrite (il dirait qu’elle est tou
jours juste) ne lui permet pas de désapprouver une institution qui est la
base des constitutions antiques.
Il ne nous reste plus qu’à dire un mot des opinions de Socrate sur la
religion et d’une manière générale sur ce que les Allemands appelaient la
téléologie.
Chez Socrate, il y a une téléologie, c’est-à-dire que renonçant à la phy
sique, à la recherche des causes efficientes, il admet cependant la
recherche des causes finales, mais dans un sens restreint. Il ne s’agit pas
d’approfondir les fins de l’univers en général, mais simplement de mettre
en lumière la finalité externe des choses, leur utilité par rapport à l’homme.
Socrate montre que l’eau, le feu, l’air, etc., paraissent faits exprès pour
nous rendre service. Les astres nous permettent de mesurer le temps, la
terre nous nourrit, la chaleur <97> et le froid se tempèrent mutuellement.
Il admire surtout la structure du corps, les organes des sens, les mains.
Il insiste particulièrement sur l’intelligence, la mémoire, le langage,
l’instinct religieux disposés par les dieux pour le bonheur de l’homme.
Enfin, et c’est là une idée dominante chez Socrate, il a un profond respect
pour la divination ; les oracles nous avertissent que nous allons accomplir
des actes nuisibles. Ceci posé, quelle est la nature de la divinité?
240 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
D’ordinaire Socrate parle des dieux et il n’y a aucune raison pour croire
qu’il y a là une simple concession aux préjugés antiques. Mais tout en
croyant à cette multiplicité, il a dû essayer de ramener ici le multiple à l’un
et de saisir sous la multiplicité un principe divin unique. Du reste il n’y a
là rien de neuf (Héraclite, Anaxagore). Il y a là évidemment réunies deux
doctrines qui aujourd’hui ne nous paraissent pas pouvoir coexister. Mais
la contradiction n’était pas forte pour un ancien. Du reste les consé
quences tirées par Socrate sont purement pratiques. L’homme doit hono
rer les dieux, avoir confiance en eux, et être pieux, d’une piété très élevée
et conforme à la tradition.
Il est difficile d’affirmer que le voüç d’Anaxagore ait ou n’ait pas été
sans influence sur la conception socratique de la Providence. Néanmoins
il y a fort peu de rapport entre les deux choses. Le vouç d’Anaxagore est un
principe physique. La Providence de Socrate a une action morale. Nous
devons nous borner à l’écouter quand elle nous avertit par des oracles.
Sur l’immortalité de l’âme, l’opinion de Socrate ne paraît pas aussi net
tement arrêtée qu’on le soutient généralement. Il s’est certainement posé
la question et d’après le Phédon il y aurait répondu d’une manière positive.
Néanmoins dans 1’'Apologie de Socratf6, nous trouvons qu’après sa
condamnation Socrate parle avec une grande circonspection de l’immor
talité de l’âme (Cyropédie, VIII, 7-19, texte analogue qui confirme le pre
mier et qui nous montre Socrate hésitant sur la question). Quoi qu’il en
soit, dit-il, ce qui nous arrivera sera certainement pour notre bien car les
dieux savent s’il est bon ou mauvais pour nous de survivre. C’est là l’idée
directrice de Socrate : la confiance aux dieux.
Conclusion
XVII - PLATON
1. Bibliographie1
2. Biographie
3. Dialogues de Platon
Les dialogues où elle est exposée avec sa plus grande clarté et la plus
grande précision doivent être postérieurs à ceux où elle n’est qu’ébauchée.
Se fondant sur ces considérations, Zeller place :
1. — Hippias, Lysis, Charmide, Lâchés, Protagoras, Eutyphron, L'Apologie
de Socrate, Criton, dialogues purement socratiques où il est question de la
grande lutte de Socrate contre les Sophistes.
2. — Phèdre, Gotgias, Mênon, Théétète, Euthydème, où se trouvent déjà les
données fondamentales de la théorie des Idées.
3. — Craiyle, le Sophiste, Politique, Parménide, se rattachent à cette
période.
Enfin plus tard il écrivit Le Banquet et Le Philèbe qui témoignent une
pleine maturité d’esprit.
La République, Le Timée et Le Critias seraient les dernières œuvres de
Platon.
Quelle est d’une manière générale la forme de ces dialogues ? Socrate
en est le principal interlocuteur. Non seulement c’est lui qui dirige la
conversation, mais certains de ces dialogues sont consacrés aussi bien à la
peinture de sa personne qu’au développement de sa doctrine.
Cette intervention de Socrate dans tous les dialogues de Platon est
comme un trait d’union qui les unit entre eux, qui en fait l’unité. Mais ce
n’est pas seulement pour rendre hommage à son maître que Platon le met
continuellement en scène.
Plus nous étudions le Platonisme, plus nous observons que pour Pla
ton, la science ne se détache pas de la personne ; c’est quelque
chose <102> qui vit, qui se développe en même temps que se développe
la personnalité. Il fallait donc que la doctrine de Platon fut personnifiée.
Et Socrate n’est pas autre chose que la personnification du Platonisme.
C’est là un premier trait caractéristique.
Il y en a un second plus spécial à Platon : le fréquent emploi des
mythes91. Platon est porté aux mythes par les tendances poétiques de son
esprit, mais aussi par les exigences de sa philosophie.
Zeller a établi que Platon recourait aux fables dans deux cas :
1. Lorsqu’il s’agit d’expliquer l’origine des choses matérielles ; 2. Lorsque
l’objet qu’il se propose de décrire n’a aucune analogie avec les choses que
nous connaissons. C’est ainsi que la cosmogonie du Ttmée est présentée
246 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
sous une forme toute mythologique. Et c’est ainsi également que l’his
toire de l’origine de l’humanité et ce qui se rapporte à la vie future se pré
sente sous une forme purement poétique. La raison en est toute simple :
le langage abstrait était incapable de fournir à Platon des expressions
convenables ; il fallait qu’il ait recours aux images.
Une dernière question reste à résoudre : Quel est le rôle de la discus
sion ? et en quoi la discussion ou marche dialectique fait-elle corps avec le
système platonicien ? Mais cette question ne peut être traitée que lorsque
nous saurons en quoi la dialectique consiste.
Pour cela, il faudra rapprocher de nombreux textes.
Disons pour le moment qu’à ne considérer que la forme superficielle
de la discussion, les derniers dialogues sont plus serrés que les premiers.
Dans les premiers, une foule de questions accessoires viennent se
greffer sur la question essentielle. On trouve des digressions. La partie
anecdotique et descriptive est considérable. Le dialogue est plus vivace
peut-être, mais moins philosophique.
Socrate finit par être à peu près seul en scène ; néanmoins la forme du
dialogue est toujours conservée. Pourquoi cette forme a-t-elle été
adoptée par Platon ? Et quel est le rôle que joue sa dialectique dans
l’ensemble de sa philosophie ?
4. Définition de la science.
Réfutation des théories sensualistes
qu’elles lui semblent être, d’où il résulte que toute perception serait vraie.
Cette doctrine repose elle-même en dernière analyse sur la philosophie
d’Héraclite d’après laquelle tout serait en mouvement, tout serait relation.
Platon réfute avec beaucoup de finesse et de force cette thèse sensua-
liste. Il montre d’abord que les objections adressées à Protagoras n’ont
pas grande valeur.
Pourquoi l’homme, lui dit-on, serait-il la mesure de toutes choses plu
tôt que le pourceau par exemple, et de plus, pourquoi le savant serait-il
supérieur à l’ignorant ?
Tout ce qui paraît à chacun est vrai pour chacun. Tous les hommes
possèdent la vérité. A quoi bon les Sophistes et pourquoi se font-ils
payer ?
Le Sophiste pourra répondre que sans doute toutes les opinions sont
également vraies, mais qu’elles ne sont pas toutes également bonnes pour
nous rendre heureux. Le Sophiste prétend nous faire voir les choses du
côté qui les fera paraître bonnes et utiles. Donc cette objection n’est pas
décisive.
Mais voici ce qu’on peut et doit répondre :
1. — Protagoras soutient que chaque chose est à chacun ce qu’elle lui
apparaît. Donc toute opinion est vraie. Mais c’est une opinion admise que
la science diffère de l’ignorance. Nous devons donc déclarer que la
science diffère de l’ignorance, que le savant sait plus que l’ignorant. Or
ceci contredit l’opinion de Protagoras d’après laquelle tout le monde est
en possession du vrai ; donc Protagoras se contredit lui-même (140 A).
2. — Protagoras distingue le vrai et le bon : toutes les opinions sont
vraies mais ne sont pas également bonnes. Mais en ce qui concerne le bien,
il y a deux choses à distinguer : le bien du moment, c’est-à-dire <104> le
plaisir de la sensation et le bien futur. C’est à ce bien futur que pense Prota
goras quand il prétend nous renseigner sur Futile. Or, prévoir l’avenir, c’est
connaître le cours des choses, les lois de la nature, s’élever au dessus de la
sensation. Donc la connaissance de l’utile lui-même dépasse la sensation
actuelle (179 C). La science n’est donc pas la sensation.
La science serait-elle le jugement vrai ? àXTjôrjç $6£a. Cette seconde
théorie a sur la première l’avantage de faire une certaine part à l’activité de
l’âme : celle-ci au lieu d’être purement passive réagirait et prononcerait des
248 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
D’ailleurs, toutes les fois qu’on fera intervenir l’opinion dans une
définition de la science, on fera fausse route. L’opinion, nous dit Platon
dans le Ménon, ne donne que l’incertain, la science nous met en posses
sion du stable, de la vérité.
Dans le TiméèM, Platon déclare que l’opinion et la science s’obtiennent
par deux processus différents ; la science par l’instruction, l’opinion
même vraie par simple persuasion. Il existe un art spécial pour produire
l’opinion, c’est la rhétorique.
Enfin dans la République**, Platon déclare que la science a pour objet
l’être, au lieu que l’opinion est confinée dans un domaine intermédiaire
entre l’être et le non-être.
Donc toutes les théories présentées jusqu’ici sur la science sont
des théories vicieuses, elles méconnaissent la part de l’esprit dans la
connaissance.
xal rb èvavTiov. Les contraires n’ont rien de commun tandis que les
choses autres ont des éléments communs. Or tant que l’on s’en tient aux
choses sensibles comme à l’unique réalité, on n’aperçoit que des contra
dictions, car la sensation ne nous montre rien de commun entre deux
qualités différentes. Entre le rouge et le violet, par exemple, qu’y a-t-il de
commun si l’on s’en tient à la perception pure97 ? Mais si l’on se place au
point de vue de la raison, on s’aperçoit qu’elles ont quelque chose de
commun puisque ce sont des couleurs. Si l’on envisage les choses de ce
second point de vue, on s’aperçoit qu’une foule de termes séparés les uns
des autres, et par conséquent contraires, deviennent simplement autres et
non plus contraires et peuvent être liés par le fait <110> qu’ils restent
dans une même catégorie.
Ainsi se trouve résolu le grand problème de savoir si les choses ont
des rapports entre elles. Les Ioniens le prétendent ; d’après les Éléates, au
contraire, le multiple n’est pas, il y a confusion de tout avec tout, confu
sion générale ; la vérité est entre les deux.
Certaines choses sont capables d’avoir des rapports entre elles et
même d’être identifiées ; les autres ne le peuvent pas. Mais ces dernières
sont contraires et par conséquent sans rapports entre elles.
Conclusion
2. ha dialectique
aux objets, mais à leurs qualités ; ce sont les qualités qui existent par elles-
mêmes, chaud, froid, grand, petit, etc.100.
C’est ce qu’on appelle des genres ou, mieux, des Idées.
<114> Donc la dialectique consiste à séparer ce que la sensation
nous donnait comme confondu, de manière à ne pas violer le principe de
contradiction. Mais ce n’est pas tout. Ces Idées que la pensée isole, dis
tingue les unes des autres, dirons-nous qu’elles n’ont aucun rapport, ou
qu’elles participent toutes entre elles ? Ni l’une ni l’autre de ces deux solu
tions extrêmes n’est possible.
Ce qu’il faut dire, c’est que certaines Idées s’excluent, que d’autres
s’unissent. Il y a des genres qui sont capables d’entrer dans d’autres genres,
et il y a des genres qui n’en sont pas capables, de sorte que le but de la dia
lectique n’est pas seulement de séparer mais encore d’unir. Elle cherche,
comme dit Platon, le multiple dans l’un, mais surtout l’un dans le multiple.
Ce qui revient à dire qu’elle détermine : 1 / les Idées ; 2 / leurs
rapports.
Quels sont les procédés par lesquels on arrivera à séparer les Idées et
à déterminer leurs rapports ?
La dialectique, nous dit Platon lui-même {Cratyle, 390, Q, est une
conversation entre gens qui savent interroger et répondre. C’est donc un
dialogue méthodique. On met à l’épreuve une certaine thèse et la dialec
tique est comme une pierre de touche pour découvrir la vraie valeur
d’une affirmation.
Le dialecticien force son adversaire à faire des concessions qui
finissent par renverser son système ; sur ce point la dialectique n’est pas
sans analogie avec la sophistique. Mais tandis que le Sophiste contredit
pour contredire et fait de la discussion une fin, le dialecticien la considère
comme un moyen, et ne contredit que pour arriver au vrai.
A ce procédé général s’en rattache un autre tout particulier que
l’historien anglais Grote101 explique, le Cross examination. C’est le nom
qu’on donne dans la jurisprudence anglaise à un débat contradictoire
entre accusé, juge et avocat, débat où on examine non seulement la thèse
en question, mais aussi la thèse contraire.
Or cette méthode est couramment appliquée dans les dialogues de
Platon.
258 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
En effet, une thèse ayant été posée, si l’on pouvait arriver à démontrer
la thèse contraire, il en résulterait que la première, au lieu d’être vraie serait
simplement possible. Si l’on s’aperçoit qu’une des deux thèses ne peut pas
se démontrer, la vérité de l’une est confirmée par la fausseté de l’autre.
Enfin si l’on peut prouver que la thèse et l’antithèse sont toutes les deux
fausses, alors, de deux choses l’une : ou elles sont tellement contradic
toires qu’il n’y a pas de milieu entre elles, <115> il n’y a pas moyen de les
concilier ; alors l’hypothèse d’où elles dérivent l’une et l’autre est fausse ;
ou bien il y a un moyen possible entre la thèse et l’antithèse, et alors il y a
lieu d’examiner si en modifiant un peu l’hypothèse, on n’en fera pas tom
ber la contradiction, de sorte que de toute manière, on a intérêt à discuter à
la fois la thèse et l’antithèse : c’est-à-dire les deux propositions contraires.
Voilà pour la forme.
Nous arrivons maintenant au fond.
Comme nous le disions, la dialectique vise à déterminer les genres et
les espèces et à indiquer aussi les rapports des choses. Cela implique que
l’artifice de la dialectique est double. Il faut d’abord ramener à une idée
unique les choses éparses de la réalité, donner des définitions générales ;
ensuite, une fois l’idée générale trouvée, il faudra la séparer en ses espè
ces, la diviser selon ses articulations naturelles, sans briser aucun membre,
ainsi que ferait un cuisinier maladroit.
Nous touchons ici au point essentiel du platonisme. Le monde sen
sible, d’après Platon, nous offre sans doute l’image des Idées, mais ce que
nous apercevons des Idées dans le monde sensible est en désordre. Les
Idées sont pour ainsi dire brisées, les éléments sont pêle-mêle et ceci
tient, comme nous le verrons, à ce qu’un élément étranger, inintelligible,
le to à7ueipov, se mêle aux Idées proprement dites, les bouleverse, les
désorganise.
Un objet matériel est un monceau de qualités placées pêle-mêle, sans
organisation systématique. Le but de la dialectique est de reconstituer
pour ainsi dire les organismes dont les Idées sont les éléments. Il s’agit de
construire un monde des Idées correspondant à la vérité, monde où les
Idées ne se séparent les unes des autres que par abstraction, parce qu’on
aura respecté leurs rapports naturels. Or le double procédé que nous
venons d’indiquer : analyse et synthèse, n’a d’autre but que d’effectuer
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 259
Bien occupe la première place dans cette hiérarchie. Mais quant au rang
respectif des Idées inférieures, Platon ne paraît pas fixé.
Le Vrai vient après le Bien. Le Beau est-il inférieur au Vrai ? C’est une
question difficile à trancher. Dans le Phèdre, le Beau est défini par la splen
deur du Bien. Ce ne serait donc que le Bien vu d’une certaine manière.
Ailleurs, le Beau paraît pourtant être quelque chose de distinct du Bien, et
au-dessous de lui. Quoi qu’il en soit, nous pouvons maintenant nous faire
une idée suffisamment précise de la dialectique dans son ensemble. La
dialectique est un effort de l’esprit pour trouver la raison dernière des
choses : l’absolu.
C’est une opération métaphysique en même temps que logique. Cette
opération consiste à déterminer : 1 / les Idées des choses, c’est-à-dire les
genres ou qualités ou types selon les cas ; 2 / les rapports des Idées entre
elles.
Les Idées, ce sont les éléments qualitatifs des choses pures de tout
mélange, quand on les considère à part, immuables et simples. Les rap
ports, <117> ce sont les relations internes, la parenté vraie entre les
Idées, les relations qui dérivent de la nature même des Idées que l’on
considère et non pas de l’intervention du hasard ou de la nécessité
comme dans le monde sensible.
Dans le monde sensible, en effet, intervient une cause de perturba
tion : ce que Platon appelle l’indéfini xo à7reipov ou encore la nécessité
àvàyxY) ou le non-être xo pr) Ôv quelquefois même le grand et le petit.
Or de l’intervention de cette cause résulte entre les Idées des rapports
accidentels, des absurdités.
La dialectique a pour but d’éliminer cet élément de désordre et de
classer les Idées d’après leurs affinités propres dans l’ordre où elles se
classeraient elles-mêmes pour ainsi dire si elles étaient libres.
Cette entreprise n’a rien de chimérique. La science ne fait pas autre
chose que cela. Au monde de l’individuel, du particulier, où les phéno
mènes se succèdent en vertu de ce qui paraît être, à une simple inspec
tion, hasard ou caprice, elle substitue un monde différent, celui des lois
générales s’enchaînant les unes aux autres en vertu des rapports mathé
matiques, faisant par conséquent entre elles une espèce de monde idéal
où les choses nous apparaissent avec leurs véritables rapports.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 261
'
NOTES
Toutes les réferences aux Œuvres de Bergson sont données dans le texte de l’Édition du
Centenaire, Paris, PUF, 1959.
I
NOTES DU
Cours sur Plotin
REMARQUE PRÉLIMINAIRE:
Bergson signale* une traduction allemande de Mueller, des extraits traduits en anglais et la
traduction française de Bouillet. Très critique à l’égard de cette dernière - « c’est moins une tra
duction qu’une paraphrase » — il ne l’utilise guère lorsqu’il cite des passages de Plotin ; du moins
ne trouve-t-on aucune citation littérale de la traduction de Bouillet. Bergson était un bon hellé
niste et feu Philippe Soûlez détenait une traduction française du livre A de la Métaphysique
d’Aristote effectuée par Bergson lui-même. Le plus probable est que Bergson traduit directe
ment et à sa façon du grec au français. Lorsqu’il a paru utile d’accompagner la référence aux
Eméades du texte lui-même, c’est la traduction d’É. Bréhicr qui est citée. A cette date (1996),
une nouvelle traduction des Ennéades est en cours de parution, duc à P. Hadot (trois volumes
parus, Traité 38, Paris, 1988, Traité 50, Paris, 1990, Traité 9, Paris, 1994).
1. « Plotin est un Grec uniquement inspiré des Grecs. » C’est un point sur lequel Bergson a
hésité. Le cours de Clermont-Ferrand, vol. IV, p. 147, tient pour l’influence du christia
nisme ; le cours au Lycée Henri-IV, dans ce meme volume, p. 146, ms. p. 192-117 tient plu
tôt pour l’influence du judaïsme ; ce cours à l’École normale supérieure soutient au contraire
la thèse de l’autarcie hellénique ; la position dernière de Bergson sur ce point se trouve dans
Les deux sources de la morale et de la religion, p. 1161 : « La philosophie de Plotin, à laquelle ce
développement aboutit, et qui doit autant à Aristote qu’à Platon, est incontestablement
mystique. Si elle a subi l’action de la pensée orientale, très vivante dans le monde alexandrin,
ce fut à l’insu de Plotin lui-même, qui a cru ne faire autre chose que condenser toute la phi
losophie grecque, pour l’opposer précisément aux doctrines étrangères. »
2. Porphyre, Vie de Plotin, éd. et trad. É. Bréhicr, aux Éditions des Belles Lettres, en tête de
YEnnéade I, p. 1-31. Voir aussi J. Pépin, avec la collaboration de L. Brisson, M.-O. Goulet-
Cazé, R. Goulet, D. O’Bricn, Porphyre, la vie de Plotin, vol. I (1982) et II (1992), Paris, éd.
Vrin.
3. Eunapc, Vie des sophistes, éd. et trad. W. C. Wright, Londres, Loeb Classical Library, 1961.
vent instruire, ils nous laissent la liberté, si nous les avons compris, de réunir leurs données
éparses. »
56. Enn. V, 7,1.
57. Le manuscrit porte : « C’est au fond la marche moderne. » C’est en tout cas celle de Berg
son dans L'évolution créatrice, p. 489-490.
58. Phrase éclairante pour comprendre la suture entre Matière et mémoire et L'évolution créatrice,
comme deux aspects du même problème, la conscience personnelle étant d’abord replacée
dans les conditions de la vie de l’individu (M. <Ù?M), puis dans les conditions plus générales
de tout le système des vivants (EQ.
59. On reconnaît sans peine ici les deux vêtements de confection dont il est parlé dans
L'évolution créatrice, p. 493. Mais veillons à ne pas conclure hâtivement, sans avoir lu la
leçon 9 de ce cours et notamment ses dernières pages.
60. Stobée, Eclogae pbilosopborum, 4 vol., rééd. Berlin, éd. C. Wachsmuth, O. Hense, Berlin,
5 vol., 1884-1923 ; rééd. en 4 vol., 1958,1.1, p. 488.
61. Ttmée, 34 d- 36 e.
62. Bergson a dit le contraire, dans son cours d’histoire de la philosophie grecque au Lycée
Henri-IV, ms. p. 192-117, vol. IV, p. 146 : « Dans l’âme du monde (chez Plotin), on recon
naît sans mal la des Stoïciens. » Les deux assertions ne sont peut-être pourtant pas
aussi opposées qu’il y paraît. Sans doute, en tant que jugements portant sur l’histoire des
idées, il y a passage d’une thèse à son opposée. Mais en tant que ces thèmes ploriniens ser
vent de support à la réflexion de Bergson lui-même, cette évolution montre, plus qu’un
progrès de son érudition et de son exégèse, un approfondissement de sa pensée. Le pre
mier point de vue est en gros intégré dans Matière et mémoire ; le second se meut déjà dans la
perspective de L’évolution créatrice et ménage peut-être l’espace de recherche qui sera celui
des Deux sources.
63. Phrase hypothétique. Le manuscrit porte : « Mais ce défaut de production dans le devenir,
le logos n’ayant pas pris le dessus, mais ce qui l’a emporté ç’a été une détérioration de l’idée
que le logos apportait avec lui par le hasard. »> - Ce qui ne paraît pas intelligible.
64. Sous ce titre, Bergson cite les Apbormai pros ta noeta ( « Points de départ pour les intelligibles» ),
plus connus sous leur titre latin Sentenliae ad intelligibilia ducentes, éd. E. Lamberz, Leipzig,
1975.
65. Enn. Il, 3,17 : « Cette matière est comme le dépôt amer laissé par les êtres supérieurs ; elle
répand cette amertume et la communique à l’univers. » - Notons que l’expression « lie
amère », utilisée par Bergson, est peut-être ici empruntée à la traduction de Bouillet (vol. 1,
p. 192) : « La matière qui le (l’univers) compose est en quelque sorte une lie amère des prin
cipes supérieurs... »
66. Le mot éloignée a été rajouté par l’éditeur.
67. Enn. m, 6, 19.
68. Il manque un mot dans le manuscrit.
69. Enn. II, 3, 18 : « L’âme de l’univers doit contempler les êtres excellents et se porter tou
jours vers la nature intelligible et vers Dieu. »
70. La phrase complète est : « StevôOy), ô 6u voü êpyov, àXXà JAepurr^v Èvépyeiav èyoîxnjt;
èv uepta-rfj «fnSaet », « Réfléchir est la fonction non pas de l’intelligence, mais de l’âme dont
l’acte se divise dans une nature divisible ».
71. Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 133-134. Voir aussi la leçon sur Spinoza, dans
Cours, vol. III, p. 86-89.
72. On peut rapprocher cette expression de l’élargissement de la perception, dont il sera ques
tion dans La pensée et le mouvant, « La perception du changement », p. 1370.
73. Bergson a déjà fait allusion plus haut à ce texte, voir n. 34.
NOTES 267
94. Bergson fait ici sans doute allusion à Enn. IV, 8, 6, mais le renvoi n’est pas extrêmement
clair.
95. Lire Enn. IV, 3, 6.
96. Enn. IV, 7, 1-2.
97. Sic.
98. Ttmée, 34 d-e.
99. Ttmée, 37 d.
100. Phèdre, 248 a - 249 b ; Lois, X, 892 a - 899 d.
101. Bergson a déjà cité plus haut ce passage et les suivants, Cours sur Plorin, ms. p. 103-
104.
102. Les deux phrases citées par Bergson sont dans l’ordre inverse dans le texte de Plotin.
103. On ne saurait mieux marquer la distance entre Plodn et Bergson que ce dernier ne l’a fait
lui-même.
n
NOTES DU
Cours au lycée Hcnri-IV
Remarque bibliographique : Pour les Présocratiques et les Sophistes, voir les textes traduits
et les références bibliographiques données dans Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Paris, 1988.
- Le Cahier Noir traite de façon plus détaillée des philosophies présocratiques.
1. Même question initiale dans le cours sur Plotin.
2. «Notre intelligence ne se représente clairement que l’immobilité» (L'évolution créatrice,
p. 627).
3. Sur Héraclite, voir La pensée et le mouvant, Introduction à la métaphysique, p. 1420, à propos
de la phrase « Cette réalité est mobilité », note de bas de page : « Encore une fois, nous
n’écartons nullement par là la substance. Nous affirmons au contraire la permanence des
existences. Et nous croyons en avoir facilité la représentation. Comment a-t-on pu com
parer cette doctrine (celle de Bergson lui-même) à celle d’Heraclite ? »
4. Le mécanisme des Éléatcs : cette caractérisation peut surprendre, mais exprime très exac
tement la pensée de Bergson. Sur mécanisme et dynamisme, voir Essai sur les données immé
diates de la conscience, p. 93.
5. Bergson, qui fait dans son œuvre en tout et pour tout une seule allusion, fugitive, à Hegel
{Lapensée et le mouvant, p. 1290), semble toutefois en avoir apprécié les écrits sur l’histoire
de la philosophie.
6. Polymathc, poly-mathès : très savant.
7. Platon, Euthyd, 273 a.
8. Allusion à l’article d’Émile Boutroux, « Socrate fondateur de la science morale », recueilli
dans Études d’histoire de la philosophie, lreéd., 1897, Paris ; 4e éd., Paris, F. Alcan, 1925, p. 11-
94. Toute cette leçon est tributaire des leçons de Boutroux sur Socrate à l’Ecole normale
supérieure, dont le texte a été édité par Jérôme de Gramont (Leçons sur Socrate, Éditions
Universitaires, Paris, 1990).
9. Peut-être Ménon, 92 a 3-4.
10. Théétite, 148 e-151 d.
11. Voir Cours, vol. III, p. 61-64.
12. Protagoras, 345 e.
13. Cours, vol. III, p. 57, note de Bergson.
NOTES 269
a la morale qui a sa source dans l’Un. Ce qui confirmerait, s’il en était besoin, que l’élan
vital bergsonien n’est pas Dieu.
45. Sur le sens de l'apatheia dans les différentes traditions philosophiques, voir la mise au point
de M. Spanneut, « Apatheia ancienne, apateia chrétienne », lre partie, L’apatheia ancienne,
dans Aujstieg und Nicdergang der Rômischen Welt, II, 36.7, Berlin-New York, 1994, p. 4641-
4714.
46. Le manuscrit porte : « Par un progrès physique ».
47. Cette notation initiale est à rapprocher de la fin de cette même leçon, sur l’Un et la théo
logie juive. Bergson oscille plus ou moins consciemment entre deux conceptions mono
théistes de l’être et de Dieu.
48. Passage important pour la bonne compréhension des idées de Bergson sur Dieu. Il n’est
rien de moins bergsonien que cette tentative rationaliste d’unification de tout au moyen
d’une « déduction nécessaire ». La « vraie conception de la divinité » n’implique donc pas
1’ « unité de l’être ».
49. Passage important pour comprendre l’ontologie de Bergson. Bergson fait une lecture mini
maliste des dièses de Plotin sur l’Un au-delà de l’être. Cette lecture le situe, ainsi que l’idée
qu’il se fait de Plotin, plutôt du côté de l’analogia entis, que de celui de l’apopharisme agnos-
ticisant
50. Bergson ne saurait mieux marquer qu’ici sa distance d’avec Plotin.
51. On le constate, aucune espèce d’allusion ici à quelque autonégation que ce soit dans
l’Absolu.
52. Enn. IV, 8, De la descente de l’âme dans le corps.
53. Voir plus haut, n. 47, et Introduction, p. 8-9.
m
NOTES DU
Cours de terminale à Clermont
IV
NOTES DU
Cahier Noir
1. Toujours ressaisir une doctrine ancienne comme une vérité possible, ou une vérité par
tielle, c’est une constante de la méthode exégético-spéculaave de Bergson.
2. Par distinction du sujet et de l’objet, Bergson entend très souvent la distinction du matériel
et du spirituel (voir Cours, vol. III, p. 201-202). Bergson se range toujours du côté des
modernes. Pour confirmation, voir le Cours sur les théories de l’âme, vol. III, p. 217 sq. ; et
aussi la fin du Cours sur Plotin, vol. IV, p. 78, etc.
3. Philosophes Grecs, éd. Didot-Mulhac, s. d. C’est, semble-t-il, le livre de textes dont pouvaient
disposer les étudiants de Bergson.
4. La phrase entière est douteuse. Le manuscrit, inintelligible, porte : « Il faut de critiquer son
témoignage. » L’expression « ce qu’il y a de nécessaire dans ces écrits » n’est pas non plus
très claire en ce contexte.
5. Le manuscrit portait : « Auquel il ne faut pas avoir grande confiance. »
6. Sur les Placita, voir l’article « Aedus », Dictionnaire des philosophes antiques, sous la direction de
R. Goulet, vol. I, Paris, 1989.
7. Les classistes : sic.
8. Bergson cite notamment Zeller, Boutroux, Brandis, Roeth, Grote, et généralement tous
ceux que cite Zeller dans les bibliographies de sa Philosophie der Griechen.
9. « Un irrésistible attrait ramène l’intelligence à son mouvement naturel, et la métaphysique
des modernes aux conclusions générales de la métaphysique grecque » (L’évolution créatrice,
p. 773).
10. Cette appréciation, énoncée dans le cadre d’un assez savant cours à l’Université de Cler
mont, correspond pour le fond à l’appréciation présentée dans les leçons plus élémentaires
au lycée de Clermont deux années plus tard. Cela tendrait à les authentifier.
11. On aura noté l’importance des considérations biologiques et mystiques dans toute cette
leçon.
12. Pour tout le chapitre concernant les Présocratiques, rappelons le recueil des textes édité
par H. Diels et W. Kranz, Die Fragmente des Vorsokratiker, Berlin, 3 vol., 1903 ; la traduction
française des textes regroupés dans ces volumes constitue un volume de la collection « La
Pléiade»: Les Présocratiques, édition établie par J.-P. Dumont, avec la collaboration de
D. Delattre et de J.-L. Poirier, Paris, 1988. Pour les passages cités par Bergson, nous don
nerons les références dans cette traduction (abréviation utilisée : PL). On pourra également
se reporter au choix de textes publié par G. S. Kirk, J. E. Raven et M. Schofield, Lesphiloso
phes présocratiques, trad. fr., Fribourg (Suisse) - Paris, 1995.
13. A. Gladisch, Heraklitos und Zoroaster. Eine historische Untersuchung, Leipzig, 1859. La réfé
rence à Gladisch est utilisée tout au long du chapitre sur Héraclite par Zeller (dans l’édition
de 1963, 7e éd., II, 1, p. 935, n. 1, discussion de l’affirmation de Gladisch).
14. Sur Roth, cf. Zeller, op. ci/., l I, p. 34-35.
15. Il doit évidemment être question ici de la doctrine juive sur la création à l’époque
d’Anaxagore. Bergson évoque cette doctrine en cet état de son développement et semble
en avoir une idée nette. Il évoque aussi, dans le cours au lycée Henri-IV, la « vraie concep
tion de la Divinité», ms. p. 181-106, vol. IV, p. 137.
16. Thalès, A, XXII, PL, p. 21.
17. Anaximandre, B. III, PL, p. 39.
18. Bergson cite plus bas un extrait de ce passage, ms. p. 13, vol. IV, p. 163.
19. Voir L’évolution créatrice, p. 585, 609, etc.
NOTES 273
20. Sur H. Spencer, voir La pensée et le mouvant, p. 1254 sq. Ce texte du Cahier Noir est très
éclairant sur l’cvolutionnisme du jeune Bergson à Clermont, avant la prise de conscience
de l’intuition de la durée.
21. Pour les fragments se rapportant à la vie d’Anaximène, voir A, I-VI, PL, p. 41-43.
22. De caelo, III, 5. C’est la théorie d’Anaximène, qu’Aristotc présente ainsi « Ceux qui
n’admettent pour unique élément que l’eau, ou l’air, ou un corps plus subtil que l’eau et
plus dense que l’air, et qui, ensuite, à partir de ce corps, engendrent tout le reste par
condensation et raréfaction, ne s’aperçoivent pas qu’ils mettent eux-mémes autre chose
avant l’élément » (trad. J. Tricot). - Si l’on rapproche ce qui est dit ici de ce qui a été dit plus
haut (voir n. 20), nous concluons, semble-t-il, que le seul évolutionnisme consistant est
dynamiste.
23. Voir Héraclite, B. LXXXVIII, PL, p. 166.
24. Lassalle, Die Philosophie PJerakleitos des Dunkeln, 1882, 2 Bde : l’ouvrage est cité par Zeller
tout au long de son chapitre sur Héraclite, Die Philosophie der Griechen, II, 1.
25. Héraclite, B. XXII, PL, p. 144.
26. L’opposition au panthéisme est une constante des Cours de Bergson. Voir aussi le lettre à
J. de Tonquédec, dans Mélanges, p. 964. Bergson note aussitôt après avec profondeur la
cohérence logique entre le panthéisme et la dialectique des contraires.
27. Ce n’est pas encore là du Bergson. Il y manque la durée.
28. Idée ou Idaios, voir PL, p. 697-698.
29. Même jugement dans le Cours d’histoire de la philosophie grecque au lycée Henri-IV, ms.
p. 80, Cours, vol. IV, p. 80.
30. Tout ce paragraphe est à la fois une preuve de l’authenticité bergsonienne du Cahier Noir
et un document intéressant sur la genèse de l’intuition de la durée. De la réalité profonde
comme changement, on passe à la nonon de mouvement. On en viendra à l’idée de temps
lorsque, dialectiquement, les Éléates auront attiré son attention sur l’idée d’éternité logique
(1’ « éternité de mort », qui n’est pas P « éternité de vie », cf. La pensée et le mouvant, Introduc
tion à la métaphysique, p. 1419). C’est la réflexion sur le système précis des Éléates qui per
met à Bergson de comprendre à fond Spencer et la science moderne (op. cit., p. 1254 sq.).
Mais il y a encore d’autres voies, convergentes, d’accès à la durée, notamment par la cri
tique de la notion kantienne de temps comme forme.
31. Pseudo-Aristote, Sur Mélissos, Xénophane et Gorgias, PL, p. 98-103 ; sur les difficultés liées à
cette œuvre d’un auteur inconnu, voir la mise au point, PL, p. 1216.
32. Toute cette leçon est capitale pour bien préciser le sens de la critique bergsonienne de
l’idée de néant (L'évolution créatrice, p. 728-747) et à laquelle on doit bien se garder de faire
dire la meme chose que Zénon et Parménide.
33. La critique de l’immobilisme éléatique est identiquement la critique du rationalisme, id
défini avec précision. Il n’y a pas pour autant d’irrationalisme bergsonien.
34. La critique de l’immobilisme éléatique est encore la critique du monisme. La durée bergso
nienne n’est pas un avatar de la substance spinozienne.
35. L’étudiant avait noté « idéaliste ».
36. Nous laissons le texte tel qu’il est dans le manuscrit A l’oral, Bergson avait quelquefois de
ces phrases très lourdement subordonnées.
37. Voir Zénon, A, XXVIII, PL, p. 288-289.
38. PL, A, XXVI, p. 288.
39. Loc. cit., A, XXVII.
40. Loc. cit., A, XXVIII.
41. U est aisé de prolonger le raisonnement de Bergson, qui reste encore conditionnel : si donc
la réalité n’est pas une illusion, alors la réalité n’est pas homogène. C’est ce que dit Évellin
274 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
dans la citation qui suit. D’autre part, le raisonnement de Zénon est rigoureux ; si donc
Zenon se trompe malgré tout, c’est que le rationalisme n’est pas raisonnable et qu’on ne
peut procéder ainsi a priori. Enfin, s’il n’y a pas d’instant indivisible, c’est la durée qui l’est.
Mais si la durée est indivisible ? Comment peut-elle être une forme ? Et si le rationalisme
ne vaut pas, comment cette forme, déjà impossible, pourrait-elle être une forme a priori ?
Qu’est-ce donc que ce temps qui peut cependant fonctionner comme forme ? N’est-ce
donc pas la durée ?, etc.
42. Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 76.
43. P. Bayle, Dictionnaire historique et critique (1696).
44. Problème dont Bergson ne sort que par l’intuition de la durée.
45. Mélissos, PL, p. 308-315, B. I à X, ensemble des fragments transmis par Simplicius.
46. Bergson voit toujours le matérialisme, avec précision, comme une métaphysique éléatique.
Voir plus haut, dans ce Cahier Noir, ms. p. 29, vol. IV, p. 175.
47. L’évolution créatrice, p. 726, 728 sq., etc.
48. Philolaos, PL, p. 503, B. V.
49. Stobée, p. I, chap. 10, § 302 ; éd. A. Meineke, Teubner, 1860, t. 1, p. 80.
50. Brandis, Geschichte d. Entwickiungen d. Grieschiechen Philosophie.
51. Ce passage est intéressant, comme d’autres analogues, où Bergson emploie le mot de préci
sion : « Platon ne se préoccupe pas beaucoup de la précision », p. 3 ; Aristote donne au con
traire sur les auteurs « des renseignements précis », p. 3 ; « le motif de la doctrine de Parmé-
nide est indiqué avec précision », p. 23 ; ici « extrême précision d’Aristote sur les
Pythagoriciens » ; autres textes d’Aristote « plus précis », p. 23,40, 44, etc. Ces occurrences
peuvent aider à mieux saisir ce que Bergson entend par précision et éclairer le texte impor
tant de La pensée et le mouvant, p. 1253.
52. « Retter ». Sans doute une erreur dans le manuscrit Lire plutôt Ritter, dont la Geschichte der
pytbagorian Philosophie (1826), est citée par Zeller dans sa bibliographie sur Pythagore.
53. Aristote, Métaphysique, M, \h, 1080 b 16.
54. Et Bergson ne variera jamais dans son opposition à ce genre de représentation et au pan
théisme en général.
55. Voir le fragment de Stobée cité PL, p. 504.
56. Philolaos, B. XH, PL, p. 506.
57. La pensée et le mouvant, p. 1277-1278.
58. Pour l’ensemble des fragments concernant Empédocle, voir PL, p. 319-439.
59. Empédocle, B. XVII, PL, p. 379 (fragment cité par Simplicius, Commentaire sur la « Phy
sique » d’Aristoté).
60. Empédocle, B. LXI, PL, p. 398 (cité par Aristote, Physique, B. 7,198 b).
61. Anaxagore, Pi, p. 615-681.
62. Sur les homéoméries, voir par exemple les extraits de Lucrèce (De natura rerum, I, 830-879,
PL, p. 637) et de Simplicius, PL, p. 670.
63. Anaxagore, B. XI, PL, p. 675.
64. Bergson conçoit donc, semble-t-il, le Dieu des Juifs comme personnel. Or il nous dit ail
leurs (Cours d’histoire de la philosophie grecque au lycée Henri-IV, ms., p. 192-117,
vol. IV, p. 146) que l’Un est le Dieu ineffable de la théologie juive. Si donc 1 / Bergson n’a
pas varié entre temps, et si 2 / le Dieu de cette « théologie juive » dont parle ailleurs Berg
son est bien le « Dieu des Juifs » dont il parle ici, il en résulte que l’Un est personnel et que
la transcendance n’est pas, aux yeux de Bergson, exclusive de la pensée ou de l’amour, en
leur signification la plus haute. Et c’est sans doute là ce que Bergson nomme ailleurs (cours
cité, ms. p. 181-106) «la vraie conception de la Divinité», c’est-à-dire en tout cas celle à
laquelle il adhère. Et s’il en est ainsi, on comprend que Les deux sources de la morale et de la reli-
NOTES 275
gion ne font que livrer le fond de la pensée que Bergson a toujours abritée au fond de son
cœur, sans toutefois la révéler avant d’en avoir trouvé la pleine justification rationnelle.
65. Voir PL, p. 729-936 ; les fragments des Atomistes sont regroupés dans P.-M. Morel, Démo-
crite. UAtomisme ancien, révision de la traduction de M. Solovinc, Paris, 1993.
66. On peut comparer avec L’évolution créatrice, p. 694. « Il oscille, incapable de se fixer, entre
l’idée d’une absence de cause finale et celle d’une absence de cause efficiente. »
67. Stobéc. En fait, d’après Actius, qui attribue la formule à Leucippe ; PL, p. 746 (DK, Lcu-
cippe, B.2).
68. F. A Lange, Ceschichte derMaterialismus undKritik seiner Bedeutung in der Gegenuart, 3* éd., 1874,
t. I, p. 25.
69. Cité dans Platon, Théétète, 151 e.
70. Il manque un mot, dans le manuscrit, à la place l’espace est laissé en blanc.
71. G. W. F. Hegel, Vorlesungen, vol. VII : Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, griechische
Philosophie (1825-1826), teil 2, éd. F. Meiner, Hambourg, 1989, p. 110 sq.
72. Le titre aujourd’hui retenu est : Mémorables (Bergson le cite un peu plus loin sous ce titre,
p. 76-77).
73. Dans le manuscrit, l’étudiant a écrit « Bruck ». La fin du mot est illisible. Il s’agit sans doute
de Brucker dont l'Histoire de la philosophie est citée par Zclier.
74. A. Fouillée, La philosophie de Socrate, Paris, 1874, 2 vol.
75. Sur leur parallèle dans Bergson, voir Les deux sources, p. 1028.
76. Voir É. Boutroux, Leçons sur Socrate, édité par Jérôme de Gramont, Éditions Universitaires,
Paris, 1989, Leçon IV. Dans cette leçon de Bergson, nous reconnaissons sans peine
l’essentiel de celle de Boutroux sur le même sujet. Mais Bergson ne se borne pas à répéter, il
sympathise avec Socrate et s’identifie à lui. On le comprend, à travers ce portrait de Socrate,
porté au mysticisme et néanmoins méthodique, critique mais respectueux des croyances
religieuses, ennemi du tout fait, subtil et plein de charme, au tempérament aristocratique.
77. L.-F. Lelut, Du démon de Socrate, spécimen d’une application de la science psychologique à celle de
Phistoire, nouv. éd., Paris, 1856.
78. Egger, Sur la parole intérieure. Essai de psychologie descriptive, Thèse, Paris, 1881.
79. Zellcr, La philosophie des Grecs, t. II, p. 74 sq.
80. Les deux sources de la morale et de la religion, p. 1028. Voir aussi La pensée et le mouvant, p. 1347-
1348.
81. La pensée et le mouvant, p. 1472.
82. Le manuscrit porte, en belle ronde, « La sophistique de Socrate ».
83. La pensée et le mouvant, p. 1319 sq.
84. Théétète, 148 *-151 d.
85. Protagoras, 345 e ; Lois, V, 731 c-d.
86. Apologie de Socrate, 40 c- 42 a.
87. Mise à jour régulière de la bibliographie platonicienne dans la revue Lustrum, n° 4, 1959 ; 5,
1960 ; 20, 1970 ; 25, 1983 ; 30, 1988.
88. Voir la notice consacrée à Albinios dans le Dictionnaire des philosophes antiques, sous la dir. de
R. Goulet, éd. du cnrs, vol. I, Paris, 1989.
89. Référence à Schlcirmacher dans Zellcr, op. cil., p. 496 sq.
90. Hermann, cité en note par Zeller après Schleiermacher, op. cit., p. 496. Bergson travaille
avec le livre de Zeller ouvert sous les yeux.
91. Voir plus haut, cours sur Plotin, ms., p. 50, vol. TV, p. 36-37.
92. Henri Étienne, voir plus haut, p. 242.
93. Théétète, en particulier 166 a -171 c.
94. Ttmée, 51 d-e.
276 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
INTRODUCTION
II - LA PHILOSOPHIE GRECQUE
1894-1895
LYCÉE HENRI-IV
VACHER
I — La philosophie grecque avant les Sophistes........... 79
II - Les Sophistes et Socrate......................................... 86
III - Platon........................................................................ 96
278 COURS DE BERGSON SUR LA PHILOSOPHIE GRECQUE
IV - Aristote............................... 105
V - Le cynisme et le Stoïcisme 115
VI — L’École d’Alexandrie......... 136
IV - HISTOIRE
DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE
Introduction............................................................................... 153
I - La philosophie anté-socratique............................... 159
Il - Les Ioniens - Thalès................................................ 160
III — Anaximandre............................................................. 161
IV — Anaximène................................................................ 164
V — Héraclite.................................................................... 165
VI - Cratyle - Hippon - Idée - Diogène d’Appolonie . 169
VII — Les Éléates................................................................ 172
VIII - Xénophane................................................................ 172
IX — Parménide et Zénon d’Élée..................................... 173
X - Mélissos.................................................................... 180
X3 — Les Pythagoriciens................................................... 180
XII — Empédocle................................................................ 191
XIII - Anaxagore.................................................................. 197
XTV — Atomistes. Leucippe, Démocrite............................. 202
XV - Sophistes.................................................................... 208
XVI — Socrate....................................................................... 219
XVD - Platon......................................................................... 242
XVIII —La dialectique platonicienne et la théorie des Idées 253
Notes 263
ÉPIMÉTHÉE
TEXTES