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Le concept d'ager publicus et l'équivalence ager occupatorius / ager


arcifinius dans la définition des terres publiques par les Gromatici
Ella Hermon

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Hermon Ella. Le concept d'ager publicus et l'équivalence ager occupatorius / ager arcifinius dans la définition des terres
publiques par les Gromatici . In: Les vocabulaires techniques des arpenteurs romains. Actes du colloque international
(Besançon, 19-21 septembre 2002) Besançon : Institut des Sciences et Techniques de l'Antiquité, 2006. pp. 183-192.
(Collection « ISTA », 993);

https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_2006_act_993_1_2172

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En effet, des recherches récentes sur le sol italien
permettent d'entrevoir une forte continuité des
structures indigènes et la construction des espaces
économiques au fur et à mesure des conquêtes romaines,
Le concept o'ager publicus en dépit de l'image stéréotypée d'une politique
dévastatrice et de l'exploitation à outrance des premières
et l'équivalence
terres publiques, produit de ces conquêtes.
ager occupatorius/ La tradition annalistique a bâti l'histoire des débuts de la
République autour du conflit des ordres des patriciens et
ager arcifinius des plébéiens. Malgré les réflexions de J. Poucet qui
prévoient un renversement du rôle de cette tradition au
dans la définition des profit de l'archéologie dans la reconstitution de ces
temps obscurs4, elle en reste toute de même la
terres publiques charpente. Les vieux courants fidéistes ou hypercritiques
à propos des témoignages de Tite-Live et de Denys
PARLES GROMATICn d'Halicarnasse qui transmettent au début de l'Empire
cette tradition annalistique élaborée à la mi-République,
sont encore présents dans la recherche récente5. Moins
Ella Hermon radicaux, la majorité des spécialistes ont soumis à un
Université de Laval Québec réquisitoire sévère les postulats de Γ annalistique
concernant le conflit des ordres à partir des éléments
suivants: les phases du conflit et les institutions
contemporaines - les lois et les plébiscites 6.
Ainsi, l'absence de témoignages écrits directs pour cette
période nous a orientées vers des points de repère qui,
Dans une enquête récente 2 sur le concept d'ager publicus
s'ils ne sont pas vérifiables dans les détails, le sont dans
et portant sur sa définition, sa justification et ses
les principes. En premier lieu, un traité fédéral, le foedus
modalités d'exploitation, nous avons avancé l'hypothèse
Cassianum, qui se manifeste, entre autres, par une
qu'une fiction littéraire - celle de l'ager vacuus, terre
colonisation fédérale - les priscae coloniae latinae-. Cette
affranchie des liens gentilices antérieurs-, représente la
colonisation, expression formelle d'un traité fédéral,
première définition historique des terres publiques. Elle
implante tôt dans le Latium le droit latin et un modèle
reproduit le caractère paradoxal de la société romaine des
économique de communautés mixtes installées sur des
deux premiers siècles républicains, figée dans sa structure
sites avec potentiel commercial ou sur des trajets de
de clan, tout en étant en pleine mutation sociale par
transhumance7. Ensuite, l'organisation administrative
l'évolution des ordres et du conflit qu'ils entretiennent 3.

1 Nous utilisons dans cet article avec les anciennes éditions des Gromatici: Gromatici Veteres, ex recensant Caroli Lachmann, I, BerUoni, 1848 ; Corpus agrimensorum
Romanorum recensait, C. Thulin, I, 1, Opuscula agrimensorun veterum, Leipzig, 1913, l'édition de la Communauté Européenne sous la direction de M. Clavel-Lévêque
et A. Gonzales: Siculus Flaccus, Les conditions des Terres, M. Clavel-Lévêque et alii (éd), Naples, 1993; Hygin l'Arpenteur, L'Établissement des limites, M. Clavel-
Lévêque et alii (éd.), Naples, 1996; Frontin, L'œuvre gromatique, O. Behrends et alii, Luxembourg, 1998; Hygin, L'œuvre gromatique, O. Behrends et alii (éd).
Luxembourg, 2000. Nous citons les textes significatifs utilisés dans cette étude dans l'Annexe I et nous indiquons l'équivalence entre les deux éditions canoniques,
Lachmann et Thulin, chaque fois que cela est nécessaire aux fins de la recherche. Nous respectons l'orthographe utilisée par les diverses éditions.
2 E. Hermon, Habiter et partager les terres avant les Gracques, Collection de L'École française de Rome, 286, 2001 (=Hermon 2001).
3 En dernier T. J. Cornell, The Beginnings ofRome. Italy and Rome front the Bronze Age to the Punie Wars (c. 1000-264 B. C.X London-New York, 1 995.
4 J. Poucet, Les origines de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, 1985.
5A. Carandini, La nascità di Rotna. Dei, Lan, eroi e uomini all'alba di una civiltà, Torino, 1997; A. Grandazzi, La fondation de Rome, Paris, 1991. À l'opposé, J. M.
David décompose la construction des personnages de cette époque qui bâtissent les fondements du droit : ainsi, à juste titre, à propos du procès de Coriolan, « Coriolan,
figure fondatrice du procès tribunicien : la construction de l'événement », Actes du colloque, l'Invention des grands hommes de la Rome antique, du Collegium Rhenanus,
Paris, 2001 . Mais au-delà des images et des événements, il faudra s'en tenir à quelques consensus structurels de cette société archaïque à partir desquels nous pourrions,
nous semblc-t-il, tenter une reconstitution historique, voir infra.
6 Depuis K A. Raaflaub, « Stages From Protection and Defence to Offence and Participation; Stages in the Conflit of Order », in K. A. Raaflaub, Social Struggle in
Archaic Rome: New Perspectives on the Confia o/Orders, Los Angeles, London, 1986, p. 198-243 ; R. E. Mitchell, Patricians and Pkbeians, Ithaca-York, 1992, p. 186-
190; J. Vaahtera, éd., Senatus populisque Romanus, Acta Institua Romani Finlandiae, XIII, 1993; M. Humbert, « La normativité des plébiscites selon la tradition
annalistique », Mélanges à k mémoire d'André Magdelain, Paris, 1998, p. 211-238.
7 Sur cet aspect de la colonisation fédérale, E. Hermon, « Les Priscae Latinae Coloniae et la politique colonisatrice à Rome », AJHA, 14, 2, 1989 (1998), p. 143-179
(=Hermon 1989 [1998]).

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Les vocabulaires techniques des arpenteurs romains

de la Rome primitive, qui, selon un large consensus8, Nous nous proposons de situer la place des Gromatici
serait marquée, dès l'aube de la République jusqu'à la Veteres dans l'élaboration du concept a'ager publiais, d'en
conquête de Véies, par une stagnation de rappeler les circonstances, d'identifier la nature et les formes
l'agrandissement de Vager Romanus. Restant figée dans sa de cette contribution et d'en suggérer les raisons.
composition de 2 1 tribus rustiques à nom gentilice, cette
organisation primitive de la communauté romaine sur I. 1. La définition de ¥ ager publiais
Yager Romanus suggère l'emprise des gentes sur ces terres La convention, chère à l'annalistique, des luttes pour la
et la persistance du modèle de la propriété gentilice sous distribution des terres, ponctuées par des rogationes
ses diverses formes9. Enfin, la souveraineté populaire - agrariae dès les premières années du Ve siècle, dénote un
cette pierre angulaire de tout régime républicain -, vide conceptuel avant l'apparition de la principale loi
s'affirme sans doute dès le début de la République par archaïque - les XII tables - qui constitue également une
des formes embryonnaires du vote populaire. La loi sous étape-dé dans l'histoire agraire. Ce fait est illustré par
sa forme archaïque est l'expression par excellence de deux autres types de loi archaïque aux alentours du milieu
cette souveraineté populaire; elle s'exprime par le vote de ce siècle : une lex sacrata, lex de Aventino publicando,
dans les comices centuriates vraisemblablement après qui affirme comme modalité d'exploitation des terres
443, l'année de la création de la magistrature de publiques, la coutume de colère fundum 13 ; et la lex de agro
censeur10, et par des plébiscites, ces injonctions de la Coriohno où le iudicium populi exprime la première forme
plèbe camouflées sous l'appellation de rogationes de souveraineté populaire sur les terres disputées par deux
agrariae, dont l'effet sera stimulant sur les décisions du communautés, les Aricini et les Ardeates. La sphère
Sénat, la seule institution qui semble vigoureusement d'action de ce qui deviendra plus tard le dominium est
implantée et structurée dès l'aube de la République n. encore confuse, car le concept lui-même n'est pas encore
exprimé et les terres disputées sont incorporées dans la
colonie fédérale d'Ardea tout en les proclamant ager
publicus par le iudicium populi1^. Cette construction
I. La question agraire chronologique, quels ques soient ses fondements
lors de la conquête de l'Italie documentaires, véhicule tout de même une image claire
La question agraire marque, ainsi, les premiers temps de la de la question agraire de l'époque aux prises avec la
République par un double jeu inauguré par le Foedus fixation des règles générales du droit de propriété.
Cassianum, d'une part, les lois et les rogationes agrariae pour Il s'en suivit une longue période marquée par des rogationes
le partage des terres publiques et de l'autre, la fondation des agrariae avortées, la plupart des formules de remplissage,
colonies fédérales - les priscae latinae coloniae. quelques-unes des plébiscites plus crédibles par leur
Contrairement à ce qu'on envisage généralement, ce double contenu, qui témoignent d'une tension conceptuelle dans
jeu n'est pas complémentaire, mais plutôt concurrentiel 12 ; la définition des sphères précises d'action de la
il dénote une tension conceptuelle qui découle de l'absence souveraineté populaire {dominium, usus) sur les terres à
des principes de base de l'État, ceux du dominium et de partager entre les distributions viritanes ou les fondations
l'usus, et par voie de conséquence, de l'absence d'une fédérales. Le parallèle avec l'organisation tribale à base
définition de Vager publiais. Après la dissolution de la ligue gentilice sur Vager Romanus prend ici toute son
latine, la tradition annalistique élabore tout un concept importance. La fixation de 21 tribus rustiques à nom
autour de la définition des terres publiques, avec ses gentilice dès le début du Ve siècle s'ajoute à l'existence d'un
justifications et ses modalités d'exploitation. Ainsi, dans la traité fédéral qui rend les terres conquises incompatibles,
tradition littéraire des deux premiers siècles républicains, en principe, avec le statut des terres publiques romaines.
deux grandes étapes marquent la question agraire.: la
définition de X ager publiais et l'élaboration de son concept.

«C'est la thèse de M. Humbert, Municipium sine suffragio; l'organisation de la conquêtejusqu'à la guemsociale.^omc, 1978, 49,n. 1 (=Humbert 1978), qui fait un large consensus.
9 Sur ce rapport entre l'organisation gentilice et l'« ager gentilicius », Hermon 2001, p. 54sqq., et infra.
10 M. Ducos, Les Romains et la loi, Paris, 1984, p. 95sqq. (=Ducos 1984).
11 U. Lafri, « La colonisatione romana tra la guerra latina e l'età dei Gracchi: aspetti institutionali », Colonizzazione romana tra L· guerra latina e L· guerra annihalica,
Atti dei Convegno, Aquaesparta, 29-30 maggio, DArch, s. III, 1988, p. 23-33.
12 Humbert 1978, p. 6lsq. Hermon 2001, p. 1 lOsqq. suggère le rapport conflictuel entre la fondation des priscae latinae coloniae et les rogationes agrarie.
13 F. Serrao, Legge e società nella repubblica romana, Napoli, 1981, p.l30sqq. (=Serrao 1981).
14 S. Borsacchi, « La vicenda dell'agro Οοτίο^ο. Iussum e iudicium populi », Serrao 1981, p. 197-223.

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Ella Hermon - Le concept d'ager publiais et l'équivalence ager ocoipatorius/ager arcifînius dans la définition des terres publiques...

Elle vient en tout cas appuyer la forte impression que les Vager Romanus de 21 tribus à nom gentilice aurait
rapports gentilices sur les modes de production et les droits continué à rester sur l'emprise des clans. La solution
sur les terres, loin d'être éteints, sont plus vigoureux que paradoxale du conflit des ordres par la loi Licinia Sextia de
l'on ne le croit habituellement, en s'opposant ainsi aux modo agrorum, qui établit un modus de 500 jugères en
initiatives individuelles stimulées par la conquête. échange des distributions viritanes à la plèbe, aurait, en
La première définition & ager publiais comme ager vacuus réalité, généralisé sur l'ensemble de X ager Romanus
et signifiant une unité territoriale affranchie des liens de l'affranchissement de l'individu par rapport au clan. En ce
production gentilices, est formulée lors d'une rogatio moment, cette solution justifie l'identification de l'ager
agraria sur la fondation conjointe d'une colonie fédérale publicus avec le modus de 500 jugères en possession d'un
et de distributions viritanes à la plèbe, à la veille de la individu sut iuris. Elle apparaît comme la conséquence
conquête de Véies. La colonie de Bola fut directe de la première réforme administrative d'envergure
vraisemblablement fondée en 415 15. À cette occasion après la conquête de Véies : quatre nouvelles tribus à nom
apparaissent confrontées, pour la première fois deux territorial et ouvertes à diverses formes d'utilisation de
acceptions possibles pour désigner les terres publiques à terres, bouleversent le status quo du bloc de 21 tribus
cette époque : les possessiones ou l'ager gentilicius, terme rustiques soumises encore aux modes de production
connu depuis Niehbur et relancé par L. Capogrossi gentilices. C'est à partir de l'existence de Y ager Veientanus
Colognesi 16 pour définir les terres publiques jusqu'à la loi que s'élabore une terminologie justificatrice de la victoire
Licinia Sextia de modo agrorum, et qui trouve l'expression comme condition inhérente de la transformation des terres
concrète dans l'organisation gentilice des 21 tribus en ager publicus, le terme vacuus revêtant une fonction
rustiques jusqu'à la conquête de Véies ; et l'ager vacuus, symbolique de terre affranchie des liens gentilices
destiné à générer le concept d1 ager publicus par toute une antérieurs. Trois épisodes peuvent illustrer cette
terminologie d'une conquête agressive et destructive de fonction18: avant la conquête, l'anecdote du vœu à
tout rapport antérieur et en s'érigeant par ce fait comme Apollon de 10 % du butin de la soumission finale de Véies
la première définition de l'ager publicus. À la suite de qui suppose la prise en charge de Yurbs agerque (Tite-Live,
l'épisode de la fondation de Bola, l'incompatibilité des 4, 22, 17-18); après la conquête, lors du projet
terres fédérales avec les distributions viritanes fut bien d'émigration à Véies : Ubi uacuis tectis Veios se contulerant
acquise lors de la fondation de Ferentinum en 413, car les (Tite Live, 6, 4, 5); et enfin, parmi les appropriations
citoyens romains en sont explicitement exclus17. La déguisées et la fondation des dernières priscae Utinae
terminologie d'une conquête dévastatrice n'accompagne cobniae sur Y ager Veientanus, les distributions viritanes
pas, en effet, la description des colonies fédérales, car les sont désormais affranchies de tout lien gentilice et
anciens habitants sont, dans bien des cas, explicitement attribuées aux citoyens sut iuris: nec patribus familiae
mentionnés pour ces colonies mixtes. tantum, sed ut omnium in domo liberorum capitum ratio
haberetur... (Tite-Live, 5, 30, 8).
I. 2. L'élaboration du concept Un siècle plus tard, l'histoire se répète avec Y ager Sabinus
Avec la conquête de Véies, de vrais laboratoires agraires sur et ce n'est pas par pur hasard que la tradition
les terres publiques jettent les bases d'un futur tus occupandi annalis tique imagine le projet de M. Curius Dentatus
par une combinaison d'assignations, d'appropriations et de pour la fondation de deux nouvelles tribus rustiques 19.
fondations de colonies - encore fédérales en théorie et donc L'organisation massive des territoires conquis semble
incompatibles avec les distributions viritanes, mais avoir été conçue avec l'organisation de nouvelles tribus
porteuses d'un modèle économique favorisant la propriété rustiques et la terminologie de la victoire vient confirmer
privée-, alors que le principe de la distribution de ces terres la transformation de toute la Sabine en ager publicus:
aux citoyens sut iuris est enfin acquis à la suite des
distributions viritanes de Y ager Veientanus.

15 Elle n'est pas toujours prise en compte parmi les fondations des colonies fédérales de cette époque. Sa fondation devrait être considérée au même titre que les autres
priscae laûnae cobniae, Hermon 1989 (1998), p. 153-154.
16 L. Capogrossi Colognesi, « Ager publicus e ager gentilicius nella riflessione storiografica moderna », Studi in onore di Cesare Sanfilippo, III, Milano, 1983, (= Proprietà
e Signoria in Rama antica, Roma, 1986, p. 47-80).
»7 Hermon 1989 (1998), p. 156, nn. 35 et 41.
18 Annexe I.
19 II s'agit des tribus Velina et Quirina, Hermon 2001, p. 190sqq.

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Les vocabulaires techniques des arpenteurs romains

Sed Curio Dentato consule onmem eum tractum, qua Nar, Yars et de Γ institutum24. En effet, les connaissances
Anio, fontes Velini, Hadriano tenus Mari, igni ferroque juridiques évidentes des Gromatici Veteres sur la condition
uastauit (Florus, I, 10) ; maiores regiones ex hoste captae des terres, entre les Flaviens et Trajan, justifient la
uacare (Siculus Flaccus, 136, 14-21). Ce sont des régions promotion de la profession au rang a' Institutum qui
ouvertes à une colonisation viritane 20 le long de voies de vulgarise déjà le droit de propriété bien avant Gaius et la
transhumance et du grand réseau routier de voirie qui se grande entreprise de Justinien25.
mettait en place au IIIe siècle, ce qui aurait pu, Il s'agit néanmoins de tirer les conclusions qui découlent
éventuellement, occasionner des ventes questoriennes21. de la nécessité des premiers manuels de vulgarisation de la
En réalité, les deux nouvelles tribus sont créées en 241 profession à l'époque des Flaviens, pour s'interroger sur les
avec quelques remaniements territoriaux par rapport au raisons des Gromatici de faire bon usage du concept d'ager
projet original de Dentatus 22. publicus et sur les conséquences concrètes sur les terres
La description de Y ager Sabinus par Siculus Flaccus, publiques à l'époque des Flaviens. Nous tenterons ainsi de
opératoire pour toutes les composantes du concept d'ager mettre en valeur la façon dont l'œuvre des Gromatici
publiais, nous met devant un nouveau type de source, Veteres reflète ce concept en identifiant les formes et les
essentiellement technique, la littérature gromatique, dont moments les plus propices qui favorisent l'évocation des
les principaux auteurs, des inconnus à part Frontin, droits historiques sur les terres publiques.
peuvent être aujourd'hui situés à la charnière des deux
premiers siècles de la Pax Romana.
Il est tout à fait possible, vu l'infirmation de l'image
dévastatrice de la conquête exhibée par les découvertes II. Le concept & ager publicus,
archéologiques, que l'occupation militaire en Sabine ait Yars et Y institutum gromatique
maintenu, comme ailleurs, les occupants antérieurs de ces
sites. La terminologie de la victoire, qui s'élabore avec les En partant de l'œuvre gromatique de Frontin, à situer sous
premiers laboratoires agraires - ager Veientanus et ager les derniers des Flaviens, des références chronologiques de
Sabinus - et qui renvoie désormais à l'évolution historique l'œuvre des autres Gromatici permettent de situer l'œuvre
de la société romaine, fait de Γ ager publicus un synonyme de Hygin l'Arpenteur sous Vespasien, celle de Siculus
de l'occupation militaire des terres, tandis que les Flaccus sous Domitien et celle de Hygin sous Trajan26.
modalités de son exploitation favorisent les distributions Cette période est caractérisée en Italie par un intense
viritanes limitées, les appropriations, et les fondations mouvement de révision des droits de propriété. Soucieux
coloniales qui se complètent dans la construction des de renflouer les entrées fiscales, Vespasien, suivi par
premiers espaces économiques au-delà des statuts des Titus, exige la récupération des subsécives, qui - de
hommes et des terres. franges non centuriées de territoires jusqu'aux larges
En s'appuyant sur l'étude d'une terminologie justificatrice espaces montagneux, lits de rivières et pâturages en marge
de la victoire, partie inhérente du concept d'ager publicus, des centuries de la pertica cadastrale d'une cité -
nous avons supposé que la fiction littéraire d 'ager vacuus est constituaient souvent des richesses exploitées par les
à l'origine de la fiction juridique du droit de propriété en communautés et les individus. En fait, ces subsécives ont
général, res nullius est (Gaius, Institutes, II, 66) en passant été les derniers vestiges des terres publiques acquises lors
par un relais indispensable, l'œuvre des Gromatici Veteres23 de la conquête de l'Italie durant les deux premiers siècles
qui, entre fictions et faits, élèvent leur profession au rang de républicains. En les revendiquant, Vespasien s'érige en
héritier de la souveraineté populaire. Quel fut leur sort ?

20 E. Hermon, « Conquête et aménagement du territoire dans la Sabine du Me siècle avant J.-C. », Méhnges M. Thompson. Cahier des Études Anciennes, XXXIV,
1998, p. 55-64.
21 Voir en dernier lieu Hermon 2001, p. 193-195.
22 Voir en dernier lieu Hermon 2001, p. 190, n. 93.
23 Ces Gromatici font partie de la catégorie privilégiée des mensores au service de l'Empereur et des bureaux administratifs à Rome et dans les provinces, qui servaient
de juges conseillers dans les controverses agraires, à distinguer des humbles mensores, pour la plupart d'anciens centurions, qui recevaient leur formation dans l'armée,
ou dans des écoles d'enseignement de la géométrie comme celle d'Alexandrie, les mensores étant alors des esclaves d'origine grecque au service des cités. Sur les différents
types de mensores, leur statut et leur formation, O. A. W. Dilke, The Roman land Surveyors, Newton Abbot, 1971, 31-65; F. T. Hinrichs, Histoire des institutions
gromatiques, Tra d. D. Minary, Paris, 1989, p. 79-94 (=Hinrichs 1989) ; 167-179 ; G. Chouquer et F. Favory, Les arpenteurs romains. Théorie et pratique, Paris, 1992,
p. 7sqq. (=Chouquer et Favory 1992); en dernier lieu, B. Campbell, The writings of Roman land surveyors, London, 2000.
24 « Les Gromatici entre fictions et faits » Méknges Monique Livêque, DHA, 2002 (sous presse).
25 Les premiers recueils devancent déjà le Corpus Iuris Civilis avec les manuscrits de l'archétype Arcerianus B, Chouquer et Favory 1992, p. 1 1.
26 Voir les éditions de ces auteurs mentionnées dans la note I.

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Ella Hermon - Le concept ci' ager publicus et l'équivalence ager occupatorius/ager arcifinius dans la définition des terres publiques..

Un texte contesté de Frontin décrit en détail l'atmosphère imposables, mais il ne faudrait pas exclure l'imposition des
de frayeur, de protestation et de plaintes qui régna en Italie vectigalia sur ces terres publiques selon un ancien droit dont
entre Vespasien et Domitien, depuis que le premier décida fait état Appien, B.C. 1,7. La révision s'était étendue
de réquisitionner et de vendre au profit du fisc tous les également aux subsécives des cités qui étaient outillées pour
subsécives qui n'avaient pas été légalement attribués aux administrer le renouvellement des vectigalia sur Vager
colonies27. Ce texte qui pointe du doigt chacun des trois publicus, tombés en désuétude avec le temps (vetustas) et
empereurs, ne semble pas, à première vue, être de la main servir de relais indispensable du fisc impérial. Cette
de Frontin, compte tenu de sa position officielle proche du opération aurait permis également d'assainir les finances de
pouvoir durant le règne des trois Flaviens et de son rôle de diverses communautés en plus d'enrichir le fisc impérial
pionnier, avant Siculus Flaccus son contemporain, dans la sans exiger une implication directe de l'administration
transformation de la profession en corps de doctrines et en impériale, d'ailleurs de plus en plus présente davantage en
institutum. Figurant dans le deuxième livre des Controverses Italie que dans les provinces. Pour leur part, Siculus Flaccus
agraires qui lui est attribué par l'édition Lachmann, le et Hygin font amplement référence à l'Édit de Domitien
passage 53, 20-54- 13L ne figure pas dans l'édition Thulin qui a renoncé à cette revendication29, sans doute contraint
qui fait commencer ce deuxième livre de controverses par le profond remous qu'elle a provoqué.
agraires à partir du passage 59L pour l'allouer à Agennius Cette situation justifie l'intérêt des Gromatici pour les
Urbicus, le commentateur de Frontin. D'autre part, les origines historiques des terres publiques et leur assure un rôle
controverses des subsécives et l'intervention des Flaviens, dans l'élaboration du concept d ager publicus par
décrites avec des images saisissantes et dramatiques, laissent l'importance accordée à l'idéologie de la victoire à la
transparaître une expérience vécue plutôt qu'une charnière des deux premiers siècles de la Pax Romana.
construction littéraire, d'ailleurs inappropriée pour cette En effet, en classant et en définissant les diverses catégories
littérature essentiellement technique. Le passage cité plus des terres publiques, les Gromatici Veteres font état du
haut n'est cependant pas sans rappeler les accents du concept romain a' ager publicus et en premier lieu de la
fameux texte d'Appien B.C., I, 7 et s'insère dans le même terminologie de la victoire comme justification de
état d'esprit que Plutarque, Tiberius Gracchus, 8, voire l'occupation militaire pour des raisons historiques
même Siculus Flaccus, 136, 14-2 IL, tous apportant (vetustas). Ce souci prend, en effet, deux formes
probablement des échos de la situation vécue en Italie à leur différentes: la mise en valeur du concept d ager publicus
époque, plus proche de leurs préoccupations. Quel que soit avec toutes ses composantes par l'équivalence entre ager
l'auteur de ce texte, il semble contemporain de la situation arcifinius/ ager occupatorius et un souci antiquaire et érudit
créée par la mesure de Vespasien qui prétendait mettre de qui met de l'avant la terminologie de la victoire dans
l'ordre dans une situation ambiguë qui durait en Italie l'étymologie des mots et la définition de certaines
depuis César. En effet, ce dernier, suivi par les triumvirs, catégories de terres issues des terres publiques.
n'aurait pas dépossédé entièrement les anciens habitants des L'équivalence ager arcifinius/ager occupatorius n'est pas une
cités qui ont subi la colonisation des vétérans et n'aurait pas constante de tous les traités gromatiques30. Elle est plutôt
respecté la continuité de la pertica cadastrale de la colonie. rare et absente du traité, plus spécialisé, d'Hygin
Colonisation hâtive, la colonisation de l'époque triumvirale l'Arpenteur et de celui, plus tardif, d'Hygin. Par contre, les
n'inscrivait pas toujours sur les formae cadastrales les deux principaux Gromatici de l'époque des Flaviens,
nouvelles assignations. Auguste ne remédia pas à cet état de Frontin et Siculus Flaccus, dont les traités justifient la
choses, bien qu'il entreprit un recensement des citoyens et naissance de YInstitutum gromatique à cette époque,
qu'il enrichit la collection des formae coloniales du utilisent cette équivalence avec un souci de légitimation
Tabulariun Caesaris28. La vente des subsécives italiens par évident en mettant en uvre toutes les dimensions du
Vespasien, serait une explication plausible de l'intérêt fiscal concept d1 ager publicus - sa justification, la définition des
de l'opération, car les terres italiennes n'était pas catégories de terres qui en sont issues et leur utilisation.

27 Hinrichs, p. 142.
28 Ces archives étaient encore utilisées durant l'Antiquité tardive et sans doute à l'époque des Flaviens, R. Thompson 1947, The Italie Régions from Augustus to the
Lombard Invasion, Copenhagen, 1947 ; voir également C. Moatti, Archives et partage de L· terre dans le monde romain (IIe siècle av.-I» ap. J.-C), Rome, coll. de l'École
française de Rome, n. 173, 1993.
29Hygin l'Arpenteur, 165, 4-8 témoigne, sous Vespasien, de l'importance à l'identification des subscésives. Les références à l'édit de Domitien sont faites explicitement
par Siculus Flaccus, Th. 128, 287, le contemporain de Domitien et par Hygin, Th. 78, 48; 97, 195, qui aurait écrit sur Trajan. Les références aux subscésives chez
Frontin sont nombreuses : Th. 2;3;4;8;9; 14; le rapport des subcésives avec l'ager intraclusus est expUcite, 9, 62 th : Extraclusa loca sunt aeque iuris subsiciuorum, quae
ultra limites et intra finitimam lineam erint. Ces références, liées au ius subsiciuorum, témoignent du rôle pionnier de cet auteur dans la création de G institutum gromatique.
30 Contrairement à l'avis de P. Botteri, « La définition de l'ager occupatorius », Cahiers Gïote 1992, p. 49 (Botteri 1992).

187
Les vocabulaires techniques des arpenteurs romains

S'agit-il d'un excursus historique31 ou d'une équivalence Hygin, qui aurait écrit entre 98-102, ne semble plus
qui est établie entre un phénomène historique (ager préoccupé à l'établir lorsqu'il investit seul l'ager ocupatorius
ocupatorius) et une catégorie technique des terres (ager des composantes du concept d'ager publicus. La
arcifinius) 32 ? La description de Vager Sabinus par Siculus reconstitution des textes originaux des Gromatici Veteres,
Flaccus, 136, 14-21 apparaît à première vue comme la entremêlés aux gloses plus tardives, est sans doute une
description des origines historiques de V ager publicus, dont tâche désespérée. On est, en fait, réduit aux conjectures,
la ressemblance frappante avec un passage célèbre pas moins que pour la précision de l'époque dans laquelle
d'Appien, B.C., 1, 7, a été signalée par E. Gabba33. Le ils ont composé l'uvre gromatique. Néanmoins, et dans
texte de Siculus Flaccus s'insère cependant dans un ce cas bien spécifique, des données de natures diverses
contexte qui établit l'équivalence entre deux catégories de convergent pour justifier une analogie frappante entre
terres: ager occupatorius/arcifinius. En effet, le contexte arcifinalis uel occupatorius licentia. Cette coïncidence est
immédiat de la description de l'ager Sabinus met en uvre justifiée par la licence accordée par Domitien qui signifie
à deux reprises cette équivalence (Siculus Flaccus, 137, 19- une sorte d'acte de naissance d'un ius occupandi et semble
20L; 138, 3-10L) avec toutes les composantes du concept avoir perdu l'intérêt par la suite, malgré le travail de
d'ager publicus, de sa justification par la terminologie de la compilation des uvres gromatiques plus tardives. Si le
victoire jusqu'aux modalités de son exploitation par traité sur La condition des terres de Siculus Flaccus adopte
l'application de la coutume de virtute colendi, ce que nous sous Domitien en préambule un excursus historique qui
avons identifié dans le passage précédant qui décrit l'ager utilise largement cette équivalence, nous pouvons supposer
Sabinus (136, 14-21,). Plus qu'une simple description de la les mêmes intentions circonstanciées pour Frontin, son
conquête de la Sabine, ce dernier passage nous suggère une contemporain, et leur attribuer l'équivalence ager
justification concrète des catégories de terres publiques sur arcifinius/ager occupatorius. Les passages en question (2,
lesquelles peuvent se fonder les revendications de 18L; 5, 22-23L) semblent bien remonter à Frontin,
l'Empereur, l'héritier de la souveraineté populaire en conformément à l'édition Lachmann. Frontir serait, en
même temps que le patrimonium Caesaris. En effet, effet, le premier qui aurait marqué son uvre gromatique
l'intérêt particulier accordé à la Sabine par l'introduction d'une formalisation juridique s'exprimant par la
historique de Siculus Flaccus, et partagé également par classification des catégories de terres et la typologie de
Frontin34, range cette région de l'Italie parmi celles de controverses agraires.
l'Italie méridionale qui ont fait l'objet de l'intérêt Le concept d'ager publicus est mis à profit pour assurer la
particulier des Flaviens pour la récupération des subsécives. vetustas aux deux catégories de terres et légitimer ainsi leur
Et pour cause, car ses montagnes, les Montes Romani, revendication. Faut-il uniformiser deux catégories
étaient parcourues, de Réate à Picenum, par des trajets différemment identifiées dans le langage juridico-technique
ancestraux de transhumance et traversaient des pâturages des agrimensores7. On pourrait supposer, en fonction de
communautaires soumis à la scriptural. Siculus Flaccus, 138, 3-10L que le souci de préciser
Toutes les composantes du concept d'ager publicus se l'équivalence découle d'un changement de désignation opéré
retrouvent également dans la même équivalence établie par par Varron qui attribue à l'ager arcifinalis la qualité ex
Frontin entre ager arcifinius/ ager occupatorius36. Elle est hostibus capti autrefois attribuée à l'ager occupatorius31. Nous
attribuée à cet auteur à deux reprises dans l'édition y voyons, cependant, un droit, un ius occupandi qui s'élabore
Lachmann, mais allouée par l'édition Thulin à son plutôt à la charnière des deux siècles de la Pax Romana qu'au
commentateur Agennius Urbicus. D'ailleurs, l'intérêt pour moment de leur conquête, à partir de diverses terres sans
cette équivalence semble avoir disparu sous Trajan, car limites agraires, mais qui ont le poids de la vetustas.

31 La construction du traité de Siculus Flaccus justifie de le qualifier ainsi, E. Gabba, « Storia e politica nei Gromatici », Die romische Feldmeßkunst, Gôttingen, 1992,
p. 398-411 ; D. Mantovani, « L'occupazione dell'ager publicus e le sue regole prima del 367 A. C », Athenaeum, 85, 1997, p. 575-598. Bien qu'à première vue, le
traité sur La qualité des terres as Frontin semble dénué de ce souci, l'utilisation du concept d'ager publicus notamment au moyen de cette équivalence (2, 18-24 L = Th.
53, 1-2) entre les deux catégories de terres, le range au même niveau. Plus en est, car le traité de Frontin aurait été le premier à donner aux pratiques gromatiques le
caractère de doctrine, propre à un institutum en bonne et due forme.
32 Boterri 1992, p. 54 croit, par contre, que Vager occupatorius ne désigne pas un droit ou une catégorie technique de terres mais un phénomène historique lié à l'origine
des terres publiques.
33 E. Gabba, « Per un'interpretazione storica délia centuriazione romana », Athenaeum, 63, 1985, 269sq. ; Gabba 1992 et son commentaire à l'édition d'Appien, Bellum
Civile, I, 7, 27.
34 Frontin, De qualitate agrorum, 8, 5L.
3' Réate-centre de la scriptura, Hermon 2002, p. 196-198.
36 Sur la datation de son oeuvre gromatique, Behrends et alii 2000, p. XVII.
37 Une glose exclut cependant cette dimension temporelle ; « Ces terres doivent être appelées arcifinales ».

188

mm
Ella Hermon - Le concept d'ager publicus et l'équivalence ager occupatorius/ager arcifinius dans la définition des terres publiques..,

La description de l'ager Sabinus par Siculus Flaccus perd III. L'idéologie de la victoire
ainsi de sa référence chronologique aux statuts de ces à la charnière des deux premiers siècles
terres publiques lors de la conquête de cette région par
M. Curius Dentatus. Nous sommes tentées d'y voir une de la Pax Romana
mise en uvre de toutes les composantes de l'ager
publicus tout comme les équivalences plus anonymes La description de la Sabine par Siculus Flaccus témoigne
entre ces deux catégories de terres. Un autre passage de
d'un souci, beaucoup plus pragmatique que celui
Siculus Flaccus, plus neutre quant aux exemples d'Appien et de Plutarque, de retracer les origines de l'ager
historiques, reprend la même structure pour la publicus. Signe des temps, elle s'insère dans cette
description des terres questoriennes38. En fait, le
recherche mi-antiquaire, mi-pragmatique de l'étymologie
contexte historique à l'époque des Flaviens donne la des mots, présente chez Frontin avec les bases de
valeur d'un vrai ius occupandi à Vager occupatorius, V institutum gromatique. Siculus Flaccus ne ferait donc
catégorie propre aux Gromatici. 39
pas exception dans la littérature gromatique, malgré les
ressemblances troublantes, notamment avec Appien.
De surcroît, cette équivalence et le ius occupandi
Mais une même préoccupation plus pragmatique que
semblent être la conséquence directe et bien livresque est commune à tous les Gromatici et s'exprime
pragmatique de la licence - arcifinalis uel occupatorius-
par l'utilisation de la terminologie de la victoire associée
accordée par Domitien aux subcésives italiens, terres
à des catégories individuelles de terres et par le souci
publiques exploitées par les individus et les d'établir l'étymologie des mots. Tout au contraire, nous
communautés40. On pourrait ainsi avancer l'hypothèse
sommes tentée d'inclure Appien et Plutarque, dans le
que Frontin, le premier à avoir réalisé la classification des
même mouvement intellectuel mi-pragmatique mi-érudit
catégories de terres et à avoir ainsi formalisé de la charnière des deux siècles de la Pax Romana qui
l'équivalence ager occupatorius/arcifinius, aurait composé légalise la révision des droits de propriété sur les terres
son traité gromatique sous Domitien plutôt que sous publiques par cet intérêt généralisé pour la justification
Titus, car alors cette équivalence s'était avérée historique de l'ager publicus et de ses modalités
d'actualité. Siculus Flaccus, qui utilise d'une façon bien
personnelle les mêmes stéréotypes - l'équivalence ager d'exploitation, voire par son concept. Ces deux derniers
auteurs peuvent d'ailleurs être intégrés dans un
occupatorius/arcifinius avec toute la terminologie de la mouvement intellectuel général, lancé par Auguste, pour
victoire et l'intérêt pour la Sabine -, serait son rétablir les droits de propriété sur les terres italiennes,
contemporain. Après quelques tentatives plus limitées de opération rendue nécessaire après la colonisation
formalisation du savoir technique, si l'on accepte désordonnée des vétérans à l'époque triumvirale.
l'antériorité du traité V Établissement des limites de Hygin L'utilisation de la terminologie de la victoire à des fins
l'Arpenteur, la vulgarisation de l'ensemble du corps des justificatrices et de légitimation semble être propre à ce
doctrines, étalée dans l'uvre gromatique de Frontin et mouvement intellectuel. Elle se traduit chez les Gromatici,
de Siculus Flaccus, plaide pour la formalisation juridique nous l'avons déjà dit, par la désignation des catégories
de ce savoir technique à l'époque de Domitien et donc précises de terres et par le souci d'établir l'étymologie de
pour la naissance de V institutum gromatique pour des ces définitions. En fait, les préoccupations étymologiques
raisons pragmatiques liées à l'établissement des des agrimensores, notamment pour la définition de Vager
équivalences entre les diverses catégories de terres issues
arcifinalis et de la notion de territorium, remontent à
de V ager publicus. Varron et font état de la même terminologie de la victoire
que l'équivalence ager arcifinius/ager occupatorius.

38 153, 3L = Th. 115. 17. Sur ces terres voir infra et l'Annexe I, pour d'autres passages de Siculus Flaccus consacrés à cette catégorie de terres.
39 Botteri 1992, p. 52-54, juge impropre le terme d'ager occupatorius pour désigner un régime juridique en le considérant comme un phénomène historique, celui de
Yoccupatio de l'ager publicus, à situer entre le IVe siècle et la loi de 111, p. 47 et supra, n. 36.
« Hygin Th. 79, 48.

189
Les vocabulaires techniques des arpenteurs romains

Peu de catégories individuelles de terres sont investies du Il nous semble ainsi que V institutum gromatique remplit la
poids du concept d'ager publicus avec toutes ses même fonction que les Institutes de Gaius, tout en les
composantes. On y compte l'ager quaestorius dans le devançant d'un siècle par l'effort collectif de cette
fameux passage de Siculus Flaccus 136, 9-10L sur l'ager génération d'arpenteurs49 stimulé par un mouvement
Sabinus, et la terminologie de la victoire est utilisée en intellectuel mi-pragmatique mi-érudit qui remonte à
condensé à plusieurs reprises par cet auteur dans le chapitre Auguste. Cet institutum est né probablement sous
consacré à cette catégorie de terres41. La raison de cet Domitien suite aux controverses agraires fréquentes à
intérêt particulier est donnée par Hygin, Th.79, 56 : l'ager l'époque des Flaviens, pour qui V ager publicus est devenu
quaestorius, catégorie ancienne de terres publiques que le un objectif des entrées fiscales légitimées par la
temps, cette fameuse vetustas, a réduit à la condition terminologie de la victoire. Plus que jamais, la licence -
occupatoire par le fait d'avoir perdu les bornes. Elle arcifinalis uel occupatorius licentia - accordée par
explique la place qui lui est accordée dans V excursus Domitien aux subsécives autrefois revendiqués par
historique sur la Sabine par Siculus Flaccus (136, 14- Vespasien exigea non seulement la définition des
21 = Th. 100, 17-19), le plus préoccupé, parmi les catégories de terres dans un corps des doctrines, mais aussi
Gromatici, à lui associer la terminologie de la victoire. Des l'établissement des équivalences qui ont jeté les bases d'un
ventes questoriennes y sont historiquement confirmées à véritable ius occupandi sur les terres publiques. Vager
deux reprises pour cette région42. L'intérêt circonstanciel occupatorius, catégorie de terres propres aux Gromatici,
de cette catégorie de terres nous semble évident, car, à part souvent considérée comme la première définition des
leur vente destinée à assainir les caisses communales ou le terres publiques, n'apparaît pas dans le binôme utilisé par
fisc impérial, il faudrait peut-être imaginer l'imposition de Frontin et par Siculus Flaccus - arcifinius/occupatorius -
l'ancien vectigal sur ces terres restées publiques43. comme un phénomène historique relatif à une catégorie
Qu'en est-il de l'ager vacuusï La fonction instrumentale du technique de terres, mais comme un véritable ius
terme vacuus étant désormais reléguée aux centuries44 et par occupandi, pour la première fois clairement identifié pour
voie de conséquence au territoire limitrophe non centurie, V ager publicus. De surcroît, cette équivalence plaide pour
les subsécives45, si importants sous les Flaviens. La la composition des deux traités gromatiques, de Frontin et
controverse des subsécives, 53, 20-25 attribuée par de Siculus Flaccus, à l'époque de Domitien et suggère un
Latchmann à Frontin est révélatrice de ce rapport, tout de point de repère chronologique pour l'attribution à
même lié au droit de propriété: per bngum enim tempus Frontin du passage 53.20-54.- 13L.
attigui possessores uacantia bca quasi inuitante otiosi soli Cicéron 50 qui introduit l'agriculture en général parmi les
oportunitate inuaserunt46. Ces subsécives ou terres intraclusae artes nés pour dominer la nature, penche pour une
de valeur équivalente, tirent leur origine du statut historique parfaite harmonie entre l'homme et cette dernière, mais
des terres publiques ex hostibus capti. Les termes d'Hygin dans quelle mesure V agrimensura garde-t-elle cette
l'Arpenteur sont explicites: eum locum uacantem harmonie de l'écosystème ? L'existence des subsécives qui
significabimus hac inscriptione4·7. De ces terres res nullius48 à sauvegardent l'intégrité des ressources naturelles,
la res nullius est de Gaius il n'y a qu'un pas. intéressent davantage le fisc, dès Flaviens aux Antonins,
que leur transformation en terre cultivable.

41 Voir Annexe, p. 17. Les passages qui font état de cette condictio occupatoria pour l'ager quaestorius sont nombreux: 116, IL = Th.79; 1 ; 151, 17L = Th. 115, 17;
153, 3L = Th. 117, 1 ; 154, 3L = Th. 118, 6.
42 Les ventes questoriennes sont attestées à Cures à l'époque de Jules César, Liber Cofatarum, 233, 17-20L. à la suite d'autres ventes qui auraient pu avoir lieu entre
Dentatus et Sylla, E. Hermon, « M. Curius Dentatus et les ventes questoriennes au Ille siècle av. J.-C. », Scripta Classica Israelica, XVI, II, 1997, p. 32-42.
43 Les ventes en vertu des leges venditionis de teres publiques affirment le droit de l'État à la limitatio, à la revocatio et à l'imposition du vectigal, E. Hermon, « La loi
agraire de Tiberius Gracchus », Ktema, I, 1976, p. 180.
44 Hygin l'Arpenteur, Th. 141 ; Siculus Flaccus, 1 17, 193 ; 119, 210-21 1 ; Hygin, Th. 79, 58, voir Annexe, p. 16.
« Siculus Flaccus, Th. 128, 285-286; Frontin, 2, 17, 18: 14, 97, voir Annexe I.
46 (?) Frontin, 53, 20-25L, voir Annexe I.
47 Annexe, I, Hygin l'Arpenteur, Th. 161, 15; Frontin, 3, 22.
48 Les cours d'eau sont considérés comme res nullius par le Digeste, Hygin, Behrends et alii 2001, n. 109, p. 166.
49 A. Michel, « Sapientia moderatrix... artium », Recherches sur les Artes à Rome, Dijon, 1978, p. 140-154. Son enseignement, cependant, ne prendra pas la forme
d'écoles avec des professeurs rémunérés par des municipalités, mais puisera la formation théorique des artes dénommées par Quintilien in cognitione positae. Quintilien,
II, 18, 1-2; R. Jacquenard, « L'enseignement des artes; de quelques écoles professionnelles à Rome », Recherches sur les Artes à Rome, Dijon, 1978, p. 116-128.
5° Cicéron, De officiis, I, XLII, 151 : Omnium autem rerum, ex quibus aliquid acquiritur, nihil dulcius, nihil homine libero dignius.

190

mmmmmmmmmmmmmmm
Ella Hermon - Le concept d'ager publicus et l'équivalence ager occupatorius/ager arcifinius dans la définition des terres publiques..

ANNEXE I: III. Les Gromatici et le concept & ager publicus


Le concept d3 ager publicus
III. L Le concept d'ager publicus et le ius occupandi
et la terminologie de la victoire
chez les Gromatici Veteres "Ager occupatorius/ager arcifinius:

Frontin, De agrorum qualitate, Th. 53, 1-2, 18-24L: Arcifinius


I. Les priscae coloniae Utinae ager ab arcendis hostibus nuncupator, sicut paulo inferius
et la définition de l'ager publicus subsequens lectio manifestât. Hic et occupatorius ager dicitur eo
quod in tempore occupants est a uictore populo, territis exinde
fugatisque hostibus... Quia non solum tantum occupabat unus
Tite-Live, 4, 51, 5-6: Aptissimum tempus erat, uindicatis quisque quantum colère praesenti tempore poterat, sed quantum
seditionibus, delenimentum animis Bolani agri diuisionem obici, in spe colendi habuerat ambiebat.
quo facto minuissent desiderium agrariae legis quae possesso per Frontin, De agrorum qualitate, Th. 55. 30 = 5, 22-23L: Qui et
iniuriam agro publico patres pellebat; tune haec ipsa arcifinius et occupatorius nominatur. . .
indignitas angebat animos : 'non in retinendis modo publicis agris Siculus Flaccus, De condicionibus agrorum, 137, 19-20L = Th. 101,
quos ui teneret pertinacem nobilitatem esse, sed ne uacuum 34-36 ; 28-29 : Singulis deinde terram nec tantum occupauerunt quod
quidem agrum, nuper ex hostibus captum, plebi diuidere, mox colère potuissent, sed quantum in spem colendi reseruauere. . . agri
paucis, ut cetera futurum praedae. occupatorii dicuntur: arcendo enim uicinos hanc appeUationem finxit.
Siculus Flaccus, De condicionibus agrorum 138, 3-10L = Th. 102,
II. Le concept & ager publicus 34-36 : Occupatorii autem dicuntur agri quos quidam arcifinales
uoeant, [hi autem arcifinales dici debent]. Quibus agris uictor
IL 1 . Ager Veientanus populus occupando nomen dédit. Bellis enim gestis uictores populi
terras omnes ex quibus uictor eiecerunt publicauere, atque
"Tite-Live, 4, 22, 17-18: quod eius ante conceptum uotum uniuersaliter territorium dixerunt intra quos fines ius dicendi esset.
Veientium fuisset et post uotum in potestatem populi Romani Deinde ut quisque uirtute colendi quid occupauit, arcendo
uenisset, eius partem decimam Apolloni sacam esse. Ita in uicinum arcifinalem dixit.
aestimationem urbs agerque uenit. Hygin, De conditione agrorum, Th. 53, 5-8 =115, 6-8L: Illic et
"Tite-Live, 6, 4, 5 : ubi uacuis tectis Veios se contulerant. . . occupatorius ager dicitur eo quod occupaus est a uictore populo,
"Tite-Live, 5, 30, 8: nec patribus familiae tantum, sed ut omnium teritis exinde fugatisqur hostibus [. . .] Quia non solum tantum
in domo liberorum capitum ratio haberetur. . . occupabat unus quisque, quantum colère praesenti tempore
poterat, sed quantum in spem colendi habuerat ambiebat.
IL 2. Ager Sabinus

"Florus, 1, 10: Sed Curio Dentato consule omnem eum tractum, TV. Les Gromatici et la terminologie
qua Nar, Anio, fontes Velini, Hadriano tenus mari, igniferroque de la victoire
uastauit.
Orose, 3, 22, 1 1 : qui cum in senatu magnitudinem adquisti agri
Sabini et multitudinem capti populi referre uellet, numerum IV. L V ager publiais en Italie
explicare non potuit. entre Vespasien et Trajan
"Siculus Flaccus, De condicionibus agrorum, 136, 14-2 IL = Th.
100, 17-19: Postquam ergo maiores regiones ex hoste captae (?) Frontin, De controversiis agrorum, II, 54, 1-13L: horum
uacare coeperunt, altos agros diuiserunt assignauerunt ; alii ita subsiciuorum multae resp. etiam si sero mensuram repetierunt, non
remanserunt ut tamen p (opuli) R (omani) territoria essent: ut est minimum aerario publico contulerunt. pecuniam etiam
in Piceno, in regione Reatina, in quibus regionibus montes Romani quarundam coloniarum imp. Vespasianus exegit, quae non haberent
appeUantur. Nam sunt p (opuli) R (omani) territoria quorum subsiciua concessa: non enim fieri poterat ut solum illud quod
uectigal adaerarium pertinet. nemini erat adsignatum, alterius esse posset quam qui poterat
(Frontin, De agrorum qualitate, 8, 5L: aut siluas, quae ad adsignare. Non enim exiguum pecuniae fisco contulit uenditis
populum Romanum multis locis pertinere ex ueteribus instrumentis subsiciuis. Sedposquam legationum miseratione commotus est, quia
cognoscimus, ut exproximo in Sabinis in monte Mutela) . quaessabatur uniuersus Italiae possessor, intermisit, non concessit.
Acque et Titus imp. Aliqua subsiciua in Italia recollegit.
Praestantissimus postea Domitianus ad hoc beneficium procurrit et
uno edicto totius Italiae metum liberauit.

191
Les vocabulaires techniques des arpenteurs romains

Hygin, 132, 25-133,13 = Th. 97, 195: Sed et illiud Siculus Flaccus, Th. 119, 210-211 : Causam autem diuidendorum
meminerimus. Cum diuus Vespasianus subseciua omnia quae non agrorum betta fecerunt. captus enim ager ex hoste uictori militi
uendidissent aut aliquibus personis concessa essent, sibi uindicassent, ueteanoque est assignatus hostibus pubis aequalis in modo manipuli
itemque diuus Titus a patrem coemtum hune reditum teneret, datus est.
Domitianus imp. per totam Italiam subsiciua possidentibus Hygin, Th. 79, 58 : Qui et ipsi pkrique ad Populum Romanum
donauit, edicto hoc notum uniuersis fecit. (?) Frontin, 54, 2-13L. pertinentes ex hoste capti partitique ac diuisi sunt per centurias. . .

Siculus Flaccus, Th. 128, 287: De quibus Domitianus finem ° Subseciva:


statuit, id est possessoribus ea concessit.
(?) Frontin, 53, 20-25L: ideoque semper hoc genus controuersiae a
Hygin l'arpenteur, 202, 5-10L = Th. 165, 4-9: Subseciuorum rébus publicis exercentur. Per longum enim tempus attigui
omnium librum facere [scire]. . . debebimus, ut quando uolerunt possessores uacantia foca quasi inuitante otiosi soli oportunitate
imperator, sciât quot in eum locum homines deduci possint: aut si inuaserunt, et per longum tempus inpune commalleauerunt
cohniae concessa fiierint, concessa coloniae in aère scribemus. Siculus Flaccus, Th. 128, 285-286: Non enim omnis ager
centuriatus in assignationem cecidit, sed et multa uacua relicta sunt.
Hygin, Th. 78, 48 : Quae cum uel communis iuris aut publici Quorum ea condicio est quae subseciuorum', Frontin, Th. 2, 17,
essent, possessionibus uicinis tune Domitianus imp. profitait, hoc est 18; 14,97.
Uciniis arcifinalem uel occupatoriam licentiam tribueret.
"Ager intraclusus:

Hygin l'arpenteur, Th. 161, 15: Si Si quo regio on extremitate


IV.2. La terminologie de la victoire : limites non acceperit, eum locum uacantem significabimus hoc
l'étymologie des mots et les catégories de terres inscriptione: LOCVS EXTRA CLVSVS, Frontin, Th. 3, 22.

L'étymologie des mots °Ager quaestorius:


Siculus Flaccus, Th. 116, 20: Quaestorii dicuntur agri, quos ex
°Ager arcifinius: hoste captos populus Romanus per quaestores uendidit; Th. 115,
Frontin, Th. 2, 12: Nam ager arcifinius, sicut ait Varro, ab 17; Th. 117, 1; 118,6.
arcendis hostibus est appeUatus; Hygin, Th. 78, 52: Quaestorii autem dicuntur agri quos populus
Hygin, Th. 78, 49 : Arcifinales agri dicuntur qui arcendo. . . Romanus deuictis pulsisque hostibus possedit mandauitque
quaestoribus ut eos uenderunt.
0Territorium: (Hygin, Th. 79, 56 : Vetustas tamen longi temporis plerumque
Frontin, Th. 8, 53 : Sed si rationem appellationis huius tractemus, paene similem reddidit occupatorium agrorum condicionem...).
territorium est quidquid hostis terrendi causa constitutum est.
Siculus Flaccus, Th. 101, 26: Territis fugatisque inde ciuibus,
territoria dixerunt
(Hygin l'arpenteur, Th. 161, 2: It datum in tutelam territorio
adscribemus, sicut siluas et pascua publica).

Les catégories de terres

"Ager coloniarum et centuriatus:

Hygin l'arpenteur, Th. 14 1, 1-3: Autem adsignatae cohniae his


qui temporis causa arma acceperant: non enim tantum militum
incremento rei publicae populus Romanus habuit;
Siculus Flaccus, Th. 117, 193: Centuriis, quarum mentionem
nunc facimus, uoeabufom datum est ex eo quod cum antiqui
Romanorum agrum ex hosti captum victori populo. . .

192

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