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Le codage dans la recherche qualitative une nouvelle

perspective ?
Magali Ayache, Hervé Dumez

To cite this version:


Magali Ayache, Hervé Dumez. Le codage dans la recherche qualitative une nouvelle perspective ?. Le
Libellio d’AEGIS, Libellio d’AEGIS, 2011, 7 (2 - Eté), pp.33-46. �hal-00657490�

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Le Libellio d’ AEGIS
Vol. 7, n° 2 – Été 2011
pp. 33-46

Le codage dans la recherche qualitative


une nouvelle perspective ?1

Magali Ayache
ESCP-Europe et Université Paris-Ouest

Hervé Dumez
CNRS / École Polytechnique

L ongtemps la recherche qualitative a été synonyme d’une sorte


d’impressionnisme méthodologique : le chercheur fait des entretiens, tient un
journal de ce qu’il a observé, prend des notes sur les réunions auxquelles il a pu
participer, lit des documents. Muni d’un stabilo, il surligne ça et là ce qui le frappe,
l’intéresse, le stimule, laissant dans l’ombre et l’oubli – nécessité fait loi – des pans
massifs du matériau recueilli ; puis, en liaison avec ses lectures et ses intérêts
théoriques, il combine le tout, hypothèses, propositions, concepts et extraits de
matériau, en une synthèse – thèse, livre, article. La subjectivité éclairée du
chercheur préside à une telle démarche.
L’idée s’est imposée, en grande partie depuis le développement de la théorisation
ancrée due à Barney G. Glaser et Anselm L. Strauss, que lorsqu’on pratique la
démarche qualitative, il faut éviter cette situation peu rigoureuse, donc peu
scientifique. Il faut pour cela coder son matériau.
Une énorme littérature méthodologique a été consacrée à la question du codage. Elle
est d’une grande richesse et, en même temps, la question nous paraît devoir être
reprise à partir de nouvelles perspectives. Comme souvent, ce qui appelle une
repensée de la technique méthodologique est d’ordre pratique. Les deux questions
qui orientent notre démarche réflexive sont : le codage est-il simplement possible ?
(ou, sous une forme moins provocatrice : quel codage est possible en pratique ?) ; et :
que produit le codage et comment ? Ces deux questions se posent à la lecture de
beaucoup de travaux qualitatifs disant avoir pratiqué le codage du matériau : le
lecteur ne sait jamais bien comment ce codage a été effectué non plus qu’il ne sait
très exactement ce qu’il a apporté concrètement (les hypothèses ou propositions
étant d’ailleurs généralement présentées comme dérivant de la revue de littérature, et
non pas du matériau). Le codage comme pratique demeure le plus souvent dans un
sfumato aussi confortable que benoît.
Les thèses que nous allons défendre (et qui ont fait l’objet de discussions animées
entre les deux auteurs eux-mêmes) sont dérangeantes :
1. Le codage venant de la théorisation ancrée, que l’on peut qualifier
d’« originel » ou de « pur », est impossible en pratique.
1. Les auteurs remercient Julie
Bastianutti, Hervé Laroche
et Véronique Steyer pour
leurs remarques.

http://crg.polytechnique.fr/v2/aegis.html#libellio
AEGIS le Libellio d’

2. La théorisation ancrée s’est fourvoyée dans une partie de sa démarche, en liant


l’idée de codage à l’idée d’appliquer un mot-étiquette à un extrait de matériau
(ce qui pourtant reste pour beaucoup d’auteurs l’essence même du codage).
3. La théorisation ancrée a établi un point fondamental : le cœur de la démarche
est un travail systématique sur les ressemblances/différences (ce qui confirme
la thèse 2 : le codage comme étiquetage ne permet justement pas bien ce type
de travail).
4. C’est dans ce travail systématique que réside la rigueur du codage. Le codage
lui-même comporte une dimension de bricolage. Les tentatives pour le rendre
lui-même rigoureux (comme par exemple le double codage) se fourvoient.
5. Le codage doit être multiple et il peut exister des formes de codage multiples
(nous en proposerons deux ici : le codage multinominal et le codage
multithématique).
6. L’expression « codage théorique », qu’on trouve souvent dans la littérature, est
un oxymore et une contradiction dans les termes.

Le codage sous sa forme originelle : la théorisation ancrée


L’idée centrale de la théorisation ancrée consiste à faire émerger les cadres théoriques
du matériau. Le codage est le moyen par lequel ce processus de théorisation à partir
du matériau s’élabore. A priori donc, la théorisation ancrée dans sa forme originelle
exclut tout idée de codage théorique : le codage est là pour éviter que la théorie ne
vienne polluer l’analyse du matériau. Par contre, le codage est à visée théorique
(Point & Voynnet-Fourboul, 2006) : il est l’outil central par lequel la théorie va
surgir du matériau, tel Vénus de l’onde.
À la base de l’idée de théorisation ancrée, il y a la conscience du risque de circularité :
si l’on aborde un matériau avec des cadres théoriques prédéfinis, alors la tentation est
de ne voir dans le matériau que ce qui confirme (éventuellement infirme, mais c’est
assez rare) ces cadres théoriques. Il y a circularité : le matériau est pré-structuré par
les cadres théoriques mobilisés, et on croit qu’on a produit de la connaissance parce
qu’on a « validé » ces cadres théoriques sur un matériau empirique. Ce faisant, on a
éliminé tout ce qui pouvait constituer une découverte, tous les faits qui ne
« collaient » pas avec le cadre théorique. Le risque est de se priver d’éléments riches
cachés dans le matériau et qui ont toute chance de le demeurer si on adopte cette
démarche – « Les petits faits inexpliqués contiennent toujours de quoi renverser
toutes les explications des grands faits. » (Valéry, 1960, p. 498)
Si l’on veut sortir de ce phénomène de circularité, une solution est l’attention
flottante telle que Freud l’a formulée :
[...] nous ne devons attacher d’importance particulière à rien de ce que nous
entendons et il convient que nous prêtions à tout la même attention
« flottante » [gleichschwebende Aufmerksamkeit – on pourrait traduire par
attention mêmement planante, schwebend signifiant planant au sens propre],
suivant l’expression que j’ai adoptée. On économise ainsi un effort
d’attention qu’on ne saurait maintenir quotidiennement des heures durant
et l’on échappe aussi au danger inséparable de toute attention voulue, celui
de choisir parmi les matériaux fournis. C’est, en effet, ce qui arrive quand on
fixe à dessein son attention ; l’analyste grave en sa mémoire tel point qui le
frappe, en élimine tel autre et ce choix est dicté par des expectatives ou des
tendances. C’est justement ce qu’il faut éviter ; en conformant son choix à
son expectative, l’on court le risque de ne trouver que ce qu’on savait
d’avance. (Freud, 1967, p. 62)

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Le texte montre que le risque de circularité a été perçu très clairement par le maître
viennois. Sa réponse est l’obligation de se mettre à l’écoute de la totalité du matériau
(ici le discours du patient au cours de la cure), l’analyste s’interdisant de choisir dans
ce matériau, au moins dans un premier temps pour ne pas polluer l’analyse par ses a
priori. Transposée, cette technique signifie qu’il faut lire plusieurs fois l’ensemble de
son matériau de recherche de la première à la dernière page (comptes rendus
d’entretiens, documents, etc.) en s’interdisant de « stabilobosser » quoi que ce soit ou
de prendre des notes, pour s’imprégner de l’ensemble du matériau en tant que
totalité. C’est en procédant ainsi que l’attention flottante peut conduire au repérage
de thèmes récurrents. C’est ainsi en tout cas qu’Erikson voit les choses dans le cadre
de la cure psychanalytique :
[...] what Freud has called « free-floating attention », an attention which
turns inward to the observer’s ruminations while remaining turned outward
to the field of observation, and which, far from focusing on any one item too
intentionally, rather waits to be impressed by recurring themes. (Erikson,
1958, p. 72)
La réponse au risque de circularité donnée par la théorisation ancrée est l’exacte
antithèse de la démarche freudienne : elle consiste au contraire dans une première
étape à découper systématiquement tout le matériau (sans résidu aucun) en unités de
sens, et à coder ces unités de sens. Comme on le sait, ces unités de sens peuvent être
un paragraphe, quelques phrases, une phrase seule, une expression ou même un mot.
Comme on le sait également, ce découpage est un casse-tête pour tous ceux qui
entendent présenter la démarche du codage aux néophytes : ce découpage est le
fondement même de la démarche. Or, personne ne sait exactement pourquoi et
comment un mot ou une phrase peuvent parfois constituer une unité de sens, et
parfois n’être pas considérés en eux-mêmes comme des unités de sens et être alors
noyés dans une unité de sens plus vaste. Et si le choix du découpage reste finalement
une décision du chercheur, n’est-on pas tombé, avant même d’avoir commencé le
codage proprement dit, dans le bon vieil impressionnisme méthodologique de la
subjectivité éclairée du chercheur ? Laissons de côté cette première aporie, et
continuons. Une fois le découpage en unités de sens de la totalité du matériau
effectué, la deuxième étape consiste à associer à chacune de ces unités de sens une
phrase ou un paragraphe qui en explique l’essence. Il s’agit là du coding, c’est-à-dire
du codage proprement dit. La troisième est la réduction du code, c’est-à-dire de la
phrase essentielle, en un mot : il s’agit du naming2. La quatrième est la réduction des
étiquettes, pour identifier des concepts. La cinquième, appelée parfois codage axial,
est la recherche de relations entre les concepts (il existe de très nombreuses
présentations de la théorisation ancrée – on peut, entre beaucoup d’autres, se
reporter à Dumez, 2004).
2. Le fait que le français
« codage » recouvre à la
Le dilemme : le codage « pur » est impossible en pratique, le codage fois les mots anglais coding
théorique est un oxymore et naming rend beaucoup de
textes méthodologiques
Depuis des années, l’un des auteurs, avec Alain Jeunemaître, fait faire un exercice de parus en français ambigus
codage aux étudiants des masters de recherche Gestion et Dynamique des et flottants. En ne faisant
pas cette distinction, ils
Organisations (GDO) et Management des Organisations et des Politiques Publiques présentent en effet le
(MOPP). Un exposé est fait sur ce qu’est le codage selon la théorisation ancrée, puis codage comme le simple
un compte rendu d’entretien est distribué avec tâche pour les étudiants, répartis en étiquetage d’une unité de
petits groupes, de réaliser un exercice pratique. Ce dernier dure une heure et demi. À sens par un mot. Encore une
l’issue de l’exercice, une page et demi a généralement été codée en moyenne. Encore, fois, ceci n’est pas le codage
à proprement parler et nous
une année, un groupe composé de deux étudiantes s’excusa-t-il : « Nous n’avons pas allons, à plusieurs reprises,
dû bien comprendre le sens de l’exercice, nous n’en sommes qu’à la moitié de la revenir dans ce texte sur ce
problème central.

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page 1 ». Il fallut expliquer que c’était ce groupe qui avait sans doute le mieux
compris la démarche… C’est exactement le sens de l’exercice : faire comprendre aux
étudiants ce qu’est un codage réel – découpage des unités de sens, coding, naming,
sans même parvenir aux questions de réduction des codes, de saturation desdits
codes, de recherche des relations entre les concepts… – et son impossibilité
pratique. Si le codage prend à peu près une heure par page, même avec un effet
d’apprentissage (dont il faut d’ailleurs se méfier, le codage ne devant surtout pas
devenir automatique), le codage de 30 entretiens de 15 pages en moyenne (estimation
basse) prend 450 heures, et celui de 50 entretiens 750 heures. À raison de six heures
de codage par jour, il faut compter environ trois à quatre mois temps plein en
s’accordant juste les dimanches. En pratique, le codage « pur », façon théorisation
ancrée originelle, est probablement impossible. Ce qui relativise beaucoup tout ce qui
a été écrit sur le sujet3.
D’où l’évolution qu’a connue la technique avec des références centrales et
postérieures, façon Strauss et Corbin (1998) ou Miles et Huberman (2003). D’où l’idée
de codage théorique. On n’affronte plus le matériau brut en se forçant par un codage
systématique à casser tout préjugé venant de cadres théoriques, on code en référence
à des questions théoriques prédéfinies. Mais, bien évidemment, on retombe dans le
problème de la circularité évoqué plus haut et magnifiquement présenté par le maître
viennois. Le codage demeure-t-il codage, s’il devient « théorique » ? On peut en
douter.
Par ailleurs, si le codage « pur » est impossible en pratique, il comporte
probablement une erreur fondamentale dans sa conception.

L’erreur du codage comme étiquetage


Dans la plupart des textes consacrés au codage, qu’ils se réclament ou non de la
3. Suddaby (2006) met en démarche originelle de la théorisation ancrée, la vision sous-tendant la démarche de
garde les trop nombreux
auteurs qui se la théorisation ancrée subsiste : on part de l’extrême richesse du matériau, on la
réclameraient de la simplifie juste en la découpant en unités de sens, on attribue un nom à chaque unité
théorisation ancrée. Il est de sens, on regroupe ces noms et on les sature pour les transformer en concepts. Une
d’ailleurs à noter que les fois que l’on dispose des concepts, on cherche des relations entre concepts, donc on
quatre articles dont il
obtient une théorie. L’élaboration de la théorie à partir du matériau s’opère ainsi de
recommande la lecture pour
l a qualité de leur manière continue par un processus d’abstraction au sens propre : la théorie est tirée,
méthodologie offrent une extraite à force de labeur accablant du matériau comme de la gangue est extrait le
présentation assez brève de minerai. Si l’on a du mal à trouver un seul mot pour une unité de sens, il faut
ce travail de codage. « forcer » le codage pour y arriver (Suddaby & Greenwood, 2005).
4. Si la construction de
concepts à partir du codage Sauf que cette conception est étrange et ne résiste pas à l’analyse. Les concepts ne
fonctionnait, nous devrions viennent pas des mots, et les concepts ne préexistent pas en soi (Wittgenstein a passé
être submergés par des son temps à combattre cette idée), avant les relations qui les unissent et les
concepts originaux et constituent en théories. Les concepts sont définis par les relations qu’ils
éclairants venant des
matériaux de terrain. Or, ce entretiennent les uns avec les autres. Quand Einstein pose l’équation E=MC 2, les
n’est pas le cas. Les concepts d’énergie et de masse se trouvent redéfinis par la relation posée. Ils étaient
exemples donnés sont auparavant définis par d’autres relations. Ces concepts n’existaient pas auparavant
souvent toujours les mêmes en soi, l’énergie étant définie de son côté, la masse de l’autre, et les deux étant mises
(le decoy phenomenon de
Turner, 1983, pour la
ensuite en relation. L’idée que l’on va extraire du matériau des choses qu’on va
gestion des risques). Il y a mettre sous une même étiquette, qui va se transformer en concept parce qu’on va en
un problème avec cette donner une définition substantielle, qu’ensuite on va mettre en relation avec d’autres
conception du codage et de concepts issus d’autres étiquettes pour élaborer une théorie reflète une approche
la théorisation. Une
étonnamment naïve de la démarche de conceptualisation et de théorisation4.
réflexion sur la nature des
concepts est nécessaire
(Dumez, 2011).

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Cette idée se combine avec une autre naïveté : deux chercheurs codant
indépendamment le même matériau devraient parvenir à un même découpage en
unités de sens et à un même étiquetage, ce double codage étant censé garantir la
rigueur scientifique de la démarche. Il est même possible, disent certains textes, de
calculer les taux de recouvrement des deux codages indépendants. On est ici en plein
scientisme. Et le flottement est tel qu’il arrive de voir des travaux qui se réclament
d’un paradigme interprétativiste et expliquent en même temps sans sourciller qu’ils
ont pratiqué le double codage sur le matériau ! Par ailleurs, s’il faut deux à trois mois
à temps plein pour coder une trentaine ou plus d’entretiens, on serait vraiment
curieux de savoir comment s’est opéré le double codage, et qui a accepté de passer les
deux mois temps plein à double coder pour un doctorant ou un collègue… On
répondra qu’on peut échantillonner. C’est impossible sur un codage « pur » dans
lequel il faut saturer les catégories trouvées. C’est possible sur un codage
« théorique » (les catégories sont données par la théorie et on les retrouve dans le
matériau). Mais quel est alors l’intérêt du double codage ? Confirmer la circularité de
la démarche ? Si les catégories sont données par la théorie, c’est au contraire les
dissonances du codage qui sont seules potentiellement intéressantes : elles sont en
effet susceptibles de révéler des anomalies. C’est donc sur le non-recouvrement des
deux codages qu’il faudrait travailler, pas sur les confirmations de codage entre
codeurs indépendants.

Le centre de la démarche : le travail sur les ressemblances/différences


On a vu plus haut que le codage est souvent présenté comme une réduction des unités
de sens découpées dans le matériau pour les faire entrer dans des catégories
(l’étiquetage) et la théorisation ancrée, dans sa présentation, s’est à notre avis
fourvoyée sur ce point. De manière contradictoire, mais heureuse, la théorisation
ancrée a pourtant insisté sur l’essentiel : le codage n’est qu’un outil (nous aurons
tendance à dire, imparfait, bricolé, nous y reviendrons) pour permettre un travail
rigoureux de constitution de ressemblances (c’est-à-dire de sériation – Dumez &
Rigaud, 2008) et un travail sur les différences, double travail qui constitue le cœur de
la démarche (Glaser et Strauss parlent de « constant comparative method »).
Le premier problème d’un matériau qualitatif est sa masse (souvent des centaines de
pages de comptes rendus d’entretiens, de réunions, de travail de terrain, de journal,
de documents) et son hétérogénéité. Ce magma ne peut pas être traité en tant que tel,
du fait à la fois de son volume et de son caractère hétéroclite. La première chose à
faire est donc de créer des séries, de mettre en série des éléments. Le codage est là
pour constituer ces séries (comme les templates sont un autre instrument pour le faire
– Dumez & Rigaud, 2008). En cela, oui, le codage est un étiquetage. Là, où la
théorisation ancrée, et après elle beaucoup de conceptions du codage, se sont
fourvoyées, c’est autour de deux points : le premier est l’idée que l’étiquette doit
devenir concept, par réduction des étiquettes et par processus de saturation ; le
second est qu’à une unité de sens doit correspondre une étiquette et une seule. L’idée
qu’un élément dans le réel ne peut appartenir qu’à une classe est assez étrange. A
priori, on ne voit pas bien pourquoi et comment une unité de sens pourrait ne pas
appartenir à plusieurs séries.
Les séries reposent sur des ressemblances. Le codage est fondamentalement un
travail de réflexion sur des systèmes possibles de ressemblances. Le codage
uninominal (l’étiquetage) comporte évidemment deux dangers principaux de ce point
de vue. D’une part, il ne détermine qu’un unique système de ressemblance (le fait
qu’un élément du matériau est placé dans une catégorie à l’exception des autres, un

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peu comme procède Socrate dans Le Sophiste pour essayer de caractériser la pêche à
l’hameçon, découpant successivement chaque catégorie en deux catégories exclusives
– A et non A pour aboutir à la définition de cette activité – technè). Dans la réalité,
tout objet, tout être, appartient évidemment à de multiples catégories. D’autre part,
le fait de chercher un nom de catégorie pousse à ne saisir les ressemblances que de
très loin, en aboutissant à des catégories fourre-tout difficiles à manier et qui
n’éclairent pas grand’chose. Le codage se révèle ainsi décevant : on voulait sauver la
richesse extrême du matériau et on se retrouve avec des catégories très générales et
appauvrissantes… C’est que les catégories trop générales ne permettent pas un
travail fécond sur des ressemblances et différences : les ressemblances sont trop
vagues (regroupant des unités de sens trop diverses) et les différences sont trop fortes
pour être précises (du fait justement de cette diversité). Le travail réel de
comparaison à partir de ressemblances/différences doit porter sur des catégories qui
n’opèrent pas une trop grande montée en généralité et sur des différences qui ne
soient pas trop profondes.

Le codage multinominal
Récapitulons. Chaque unité de sens découpée peut renvoyer – et renvoie
généralement en pratique – à plusieurs catégories ou noms. Le codage, dès lors, doit
être multiple ou plurinominal. Les éléments de sens doivent être rapprochés d’autres
éléments de sens selon des systèmes de ressemblances distincts. Imaginons qu’une
recherche ait été menée, par entretiens, dans différents secteurs, sur les relations
clients-fournisseurs. Si l’on veut tester le fait qu’il y ait « un point de vue client » et
un « point de vue fournisseur », il faut coder ce que disent les acteurs selon qu’ils
appartiennent à un client ou à un fournisseur. On ne peut pas coder une unité de sens
selon ce dont elle parle (la confiance par exemple), sans tenir compte du fait qu’il
s’agit du discours d’un client ou d’un fournisseur. Peut-être, in fine, s’apercevra-t-on
qu’il n’y a pas de différence significative dans les discours tenus, selon qu’on est
client ou fournisseur. Mais on ne peut mener l’analyse de la manière dont est perçu le
phénomène de la confiance, si on n’a pas codé à la fois autour du phénomène de la
confiance et autour de l’appartenance de celui qui tient le discours. L’unité de sens
renvoie à la fois à ce qui est dit de la confiance et à un point de vue possible. Un
codage peut également porter sur le statut de l’acteur qui parle : ce dernier est-il au
contact régulier client-fournisseur, ou est-il en position de décider sans être
réellement au contact ? Si l’on prend les discours des PDG des clients et des
fournisseurs, et celui des équipes qui travaillent sur les projets développés en
commun, on peut faire l’hypothèse que le discours sur la confiance ne sera pas le
même. Il faut donc que le codage permette le travail sur les ressemblances/différences
en étant multiple, donc en permettant de rapprocher une unité de sens de plusieurs
séries d’autres unités de sens, selon des natures différentes de ressemblances.
Premier point donc, le codage apparaît naturellement plurinominal, chaque unité de
sens renvoyant à plusieurs mots exprimant plusieurs séries possibles de
ressemblances. Associer l’idée de codage à l’idée qu’une unité de sens doit être placée
sous une seule étiquette apparaît très réducteur.
Second point, ce codage plurinominal doit être hiérarchisé et la hiérarchisation la
plus simple est le codage binominal. L’idée est ancienne, elle vient d’Aristote via la
scolastique et s’exprime traditionnellement ainsi : « Definitio fit per genus proximum
et differentiam specificam » (la définition procède par le genre le plus proche et la
différence spécifique). Ce type d’approche a connu un développement scientifique
puissant dans les sciences de la vie avec Linné. Toute espèce est définie par le nom du

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genre le plus proche et la différence spécifique de l’espèce dans le genre. Cette


classification est simple, pose évidemment des problèmes, mais elle est robuste. Elle
met l’accent très clairement sur le centre du travail de codage : il s’agit de monter en
généralité, mais surtout pas trop, c’est-à-dire de chercher la généralité la plus proche
(genus proximum), en travaillant sur la différence spécifique (differentia specifica), là
aussi la différence la plus proche. Le lion est ainsi codé Panthera leo (dans le genre
panthère, il se différencie en lion). Si on veut comprendre en effet ce qu’est un lion, il
faut raisonner par rapport au genre le plus proche (panthera) et non par rapport à la
catégorie « vertébrés » qui est trop générale, et par rapport aux espèces de ce genre
(le jaguar, le léopard, le tigre et la panthère des neiges) plutôt que par rapport à des
espèces plus lointaines comme le chien ou même le chat avec lesquelles les différences
sont trop marquées. Encore une fois, ce qui est recherché est la montée en généralité
minimale et les différences les plus faibles possibles, mais ayant une réelle
signification.
Ce type de codage, qui met deux termes en tension (ressemblance/différence), évite
les pièges du naming et ouvre à une construction théorique qui est elle-même par
essence relationnelle.

Un exemple de codage multinominal


L’un des auteurs de ce papier mène avec Alain Jeunemaitre une recherche sur la
restructuration du contrôle aérien en Europe. Plus de deux cents pages d’entretiens
ont fait l’objet d’un codage lors d’une semaine bloquée. Le codage n’a utilisé aucune
catégorie prédéfinie (ni façon Miles & Huberman ou Strauss & Corbin, ni à partir de
théories orientant la recherche – Whyte, 1984 – ou définissant un cadre théorique
ex ante). Quelques mots sur la recherche. En Europe, le contrôle aérien a été
traditionnellement organisé sur une base nationale. Cette organisation pose beaucoup
de problèmes (retards dans les vols) et est considérée comme sous-optimale. La
Commission européenne a tenté de faire évoluer les choses de diverses manières. Les
pays ont développé leurs propres politiques (corporatisation, privatisation).
Pourtant, peu de grandes évolutions sont intervenues.
L’analyse des discours tenus par les différents acteurs a conduit à la détermination de
grands codes :
 Acteurs du changement (ou du statu quo)
 Facteurs du statu quo
 Conditions du changement
 Voies du changement
 Modèles du changement
 Nature du problème : problème technique/ politique/ organisationnel
 Études
 Modèle institutionnel
 Temps
 Chronologie
 Géographie institutionnelle
Des codes binominaux ont été utilisés pour marquer la différence spécifique. Par
exemple, les acteurs ont évoqué, pour ce secteur qui change sans changer vraiment,
une liste impressionnante d’espèces différentes de modèles de changement :
 Révolution (paradigm shift)

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 Évolution pas de vagues, ensablement


 Changement indéfini (FAB) (monster feed the monster)
 Consensus
 Peur de disparaître
 Difficulté budgétaire
 Cheminement
 Bottom-up (Commission : « we don’t want to force the states and we don’t think we
can force them. »)
 Prolifération
 Stepping stone, First mover advantage, terminal charges, corporatisation,
technologie sans strips
 Intégration/ orchestration
 Importation de modèle (rail, télécoms, énergie)
 Choc, dither factor
D’autres « grands codes » ou codes génériques ont été subdivisés en sous-codes
permettant de différencier des « espèces », heureusement de manière moins complexe
qu’ici.
Chaque unité de sens a ensuite fait l’objet d’un codage multiple. Par exemple, un
acteur explique que la compagnie aérienne allemande (Lufthansa) a pris une
participation financière dans le fournisseur de service de contrôle aérien privatisé
suisse (Skyguide) et que ce dernier s’est allié avec le fournisseur de service français de
contrôle aérien, et non avec le fournisseur de service allemand (DFS) :
Lufthansa a investi dans Skyguide, et maintenant, on lui annonce que
Skyguide ne va pas avec la DFS mais avec la France.
Cette unité de sens a été codée de la manière suivante :
Voies du changement/alliance horizontale/alliance verticale/Allemagne/
Suisse/ acteurs du changement/ compagnies aériennes
Les codes sont de nature hétérogène. Certains sont de simples étiquettes
mononominales, permettant de rapprocher tous les extraits qui portent par exemple
sur la situation suisse d’une part, la situation allemande de l’autre (des documents
ont été créés, regroupant tous les extraits d’entretiens sur les différents pays). Un
code est binominal : acteurs du changement/compagnies aériennes. Il correspond à
l’idée que les usagers ou clients, les compagnies aériennes, peuvent être des acteurs du
changement (ou d’ailleurs du statu quo, ou des acteurs ambivalents : favorisant
certains changements et en bloquant d’autres). Le travail d’analyse va bien sûr
porter sur les ressemblances/différences : la Commission européenne est elle aussi un
acteur de changement. Elle n’a pas le même statut que les compagnies aériennes, elle
peut s’appuyer sur les demandes de ces dernières, les compagnies peuvent de leur côté
favoriser ou bloquer les initiatives de changement de la Commission. Un code est en
fait trinominal : voies du changement/alliance horizontale/alliance verticale. Il attire
l’attention sur la modalité possible de changement que constituent les alliances entre
acteurs : celles-ci peuvent être horizontales (entre fournisseurs de service de contrôle
aérien) ou verticales (avec les fournisseurs tels les équipementiers – Thalès,
Raytheon, etc. – ou avec les clients – les compagnies aériennes). Le code
binominal modalités de changement/alliances permet de rapprocher les extraits
portant sur tous les phénomènes d’alliances. Il est apparu intéressant de passer à un
code trinominal, parce que l’intuition est venue en lisant le matériau et en le codant

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que les alliances horizontales et verticales n’étaient peut-être pas de même nature, et
demandaient donc une analyse séparée, et qu’en même temps, elles étaient peut-être
interdépendantes. Dans l’extrait cité, on s’aperçoit que l’on pourrait s’attendre à une
alliance verticale Lufthansa et DFS dans une logique nationale (le principal client
allemand du fournisseur de service de contrôle aérien allemand s’allie à ce dernier),
qui se combine avec une alliance verticale non nationale (un client allemand
important du contrôle aérien suisse s’allie avec le fournisseur de service de contrôle
suisse), qui conduirait à une sorte de triple alliance combinée horizontale et verticale
(Lufthansa, DFS, Skyguide). Or ce n’est pas ce qui se produit. Skyguide s’allie avec
la France. Donc, il semble y avoir indépendance possible, c’est ici le cas, entre les
alliances verticales et horizontales. La question de recherche qui émerge est :
comment et pourquoi ?
Une chose saute aux yeux (et l’exemple a été choisi pour cette raison) : le codage
multiple (monominal, binominal et trinominal) est aussi long que l’unité de sens
codée. L’unité de sens n’est pas rapprochée d’une seule série d’autres unités de sens,
comme dans le codage classique (par exemple, « stratégies d’alliances »). Elle est
rapprochée de tous les extraits qui concernent l’Allemagne, de tous les extraits qui
concernent la Suisse, de tous les extraits qui concernent les acteurs du changement,
et particulièrement de la sous-série qui concerne les compagnies aériennes comme
acteurs du changement, de tous les extraits qui concernent les modalités du 5. C o m m e d a n s t o u t e
démarche de codage sont
changement, et plus particulièrement la sous-série sur les alliances, qui se décompose également apparus des
elle-même encore en deux autres sous-séries, les alliances verticales et les alliances codes « hapax », c’est-à-
horizontales. Dès lors, le travail sur les ressemblances et différences implique un dire un code renvoyant à
travail sur un total maximal de sept séries constituées par les différents codes. À une seule et unique unité de
l’issue du codage, le matériau apparaît quadrillé de multiples manières et non d’une sens. Sur plus de deux cents
pages de matériau, un
seule. Les codes sont multiples, hétérogènes et bricolés (nous y reviendrons, ici des acteur est seul à évoquer la
codes portant sur les pays, simples étiquettes, coexistent avec des codes binominaux possibilité de l’existence de
reposant sur une approche genre/différence spécifique, et même trinominaux parce corruption dans le secteur.
que cela est apparu potentiellement intéressant)5. Le fait que personne d’autre
n’ait évoqué ce fait veut-il
Lors de l’ensemble du processus de codage, une idée centrale est apparue : le lien dire qu’il s’agit d’une
entre la problématique des frontières organisationnelles et celle des subventions aberration individuelle, ou
croisées. Tout changement des frontières visibilise des flux (notamment financiers) et que la corruption existe, de
manière très limitée ou plus
en opacifie d’autres, il révèle des subventions croisées ou les voile (Dumez & génér ale, mais que
Jeunemaître, 2010). personne n’en parle (ce qui
serait assez normal si elle
Cette approche a été rendue possible sur 200 à 300 pages de matériau par plus d’une existe bel et bien) ? Les
semaine bloquée et intense (minimum huit heures par jour) de codage. Le codage codes hapax sont un des
multiple rend évidemment mieux compte de la richesse et de l’ambiguïté des unités casse-tête de la pratique du
de sens qu’un codage de type étiquetage mononominal. Conduisant à un quadrillage codage, qui ne peut, encore
une fois, être rendu
du matériau selon plusieurs entrées sérielles, il fait surgir plus de résultats. Mais, il est
totalement rigoureux : faut-
évidemment complexe. Sur des volumes de matériau plus importants, il peut il les considérer comme ces
apparaître d’une lourdeur décourageante. petits faits inexpliqués qui
peuvent renverser les
Il est alors possible de tenter une autre approche. théories les mieux admises,
ou comme un « bruit »
Le codage multithématique normal dans la démarche de
codage ? Le chercheur est
Une autre voie a été recherchée par le second auteur de ce papier. La recherche porte seul à décider. Le travail de
sur l’étude de la relation entre les managers et leur supérieur hiérarchique. Elle a été ressemblance/différence ne
de nature abductive. Une première phase a été menée, avec pour orientation peut cependant pas
fonctionner dans ce cas, le
théorique les questions de justifications et d’acceptations dans l’action managériale chercheur se trouvant face à
(Ayache & Laroche, 2007 ; Ayache, 2008). Durant cette phase, vingt entretiens semi- une différence pure sans
référence à une
ressemblance possible.

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directifs à partir d’un guide inspiré par ces orientations théoriques ont été conduits
avec des managers, pour un total d’environ trois cents pages de retranscription. Cette
phase a abouti à l’élaboration d’un modèle de la relation entre le manager et son
supérieur (Ayache & Laroche, 2010). À partir de là, une seconde campagne
d’entretiens a été menée. Les entretiens sont restés semi-directifs, le guide prenant les
éléments du modèle comme simple orientation théorique. Trente-cinq entretiens ont
été réalisés durant cette campagne, et quatre des managers rencontrés ont accepté un
nouvel entretien, deux un troisième. La retranscription fait environ cinq cent pages.
Ce matériau pose deux problèmes. Le codage façon théorisation ancrée sur un tel
volume est en pratique impossible. Ne parlons même pas d’un double codage… Bien
évidemment, un codage à partir des catégories issues du modèle est possible mais le
risque de circularité est évident : retrouver les éléments du modèle, par nature
simplificateur – c’est la définition même du modèle – dans un volume de cinq
cents pages n’est guère difficile mais ne présente aucun intérêt scientifique. Dans de
telles conditions, prétendre avoir « validé » le modèle serait épistémologiquement
absurde.
La démarche adoptée a été différente. Elle a consisté à pratiquer ce que nous
proposons d’appeler un codage multithématique. Ce type de codage repose sur trois
principes :
 prendre des thèmes en nombre suffisant pour quadriller le matériau et ne pas
structurer prématurément l’analyse ;
 chercher l’hétérogénéité des thèmes. Certains sont des sortes de templates, des
cadres méthodologiques formels permettant de découper le matériau (par
exemple, les cadres temporels : le début de la relation, les points de
basculement ou turning points) ; d’autres viennent des théories, comme la
confiance ; d’autres enfin sont issus du matériau lui-même, à partir d’un
codage façon théorisation ancrée mené sur quelques comptes rendus
d’entretiens tirés au hasard ; c’est le cas de l’espace (dans les entretiens, les
managers évoquent la proximité ou l’éloignement spatial(e) avec leur
supérieur, comme une dimension de la relation).
 Rechercher le recoupement possible des thèmes entre eux, de manière à ce que
des extraits d’entretiens se retrouvent dans des thèmes différents. En réalité, le
nombre important de thèmes et leur caractère hétérogène facilitent ces
recoupements. Ces derniers forcent le chercheur à regarder le même extrait
d’entretien selon des systèmes de ressemblances/différences divers, c’est-à-dire
selon des manières de voir différentes.
En appliquant ces principes, quatorze thèmes ont été retenus :
 le début de la relation
 les moments marquants ou « turning points »
 les attentes sur les tâches à faire
 le mode de fonctionnement de la relation
 la fréquence des échanges
 l’attention à la relation
 la confiance
 le contenu des échanges
 la dimension affective
 l’espace

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 les outils
 les intérêts personnels
 qui est le chef ?
 la rationalisation de la forme de la relation
Le matériau a alors été découpé et les unités de sens ont été regroupées par thème
(avec des recoupements, comme il vient d’être dit). On ne peut pas parler de
paragraphes dans ce cadre, puisque les entretiens n’en comportent pas par définition
(le manager indique rarement dans la conversation qu’il procède à l’équivalent d’un
changement de paragraphe). Il est arrivé qu’une phrase fasse référence à deux
thèmes. Dans ce cas, la question qui se posait était celle du découpage de l’unité de
sens. Si cela ne se révélait pas possible, le choix a été de placer le verbatim dans les
deux thèmes et d’indiquer dans le document que le verbatim se trouvait également
dans tel autre thème. C’est donc dans le cadre des thèmes que l’analyse des
ressemblances et différences a été systématiquement menée. Elle s’est appuyée sur
une sorte de codage binominal qui a consisté à identifier des sous-thèmes par
différence spécifique avec le thème général. Elle a cherché à faire apparaître des
patterns de la relation, des sortes de motifs récurrents (« pattern » est difficilement
traduisible en français). Prenons par exemple le thème « attentes sur les tâches à
faire ». Il a permis de rassembler tous les extraits d’entretiens qui faisaient référence
à la manière dont les managers percevaient et géraient les « attentes » de leur
supérieur hiérarchique à leur égard. La comparaison systématique a permis de mettre
en évidence deux patterns très opposés sur cette question des attentes. Certains
managers perçoivent les attentes du supérieur comme évidentes, banales, structurées
à la fois par des dispositifs matériels (entretien d’embauche, fiche de poste, entretien
annuel, etc.) et par l’interaction claire avec le supérieur (qui expose ses attentes). En
cas de problème, une nouvelle interaction clarifie les choses. D’autres managers
présentent la question des attentes sous un jour beaucoup plus compliqué : le
supérieur lui-même ne sait pas ce qu’il attend exactement du manager, et, en
conséquence, les attentes se devinent, se décryptent, se découvrent dans l’action,
avec des processus de feedback qui peuvent réussir ou échouer. Une question de
recherche consiste alors à comprendre pourquoi ces deux perceptions existent dans le
vécu des acteurs et quelles relations elles entretiennent l’une avec l’autre (s’opposent-
elles ? Se combinent-elles en pratique ? Les acteurs passent-ils de l’une à l’autre en
fonction du développement de la relation ?).
Le codage conduit donc, par un travail systématique sur les ressemblances (ici des
extraits d’entretiens regroupés autour du thème général des attentes dans la relation
supérieur/subordonné) et sur les dissemblances entre ce que disent les acteurs, à la
mise en évidence de choses inattendues, ici une contradiction profonde entre les
perceptions des acteurs.

Conclusions
Au terme de cet article consacré à la pratique du codage dans la démarche
qualitative, plusieurs points nous semblent mériter que l’on y revienne.
Il nous paraît que deux images fausses de cette pratique se sont répandues dans la
littérature.
La première consiste à penser que le codage est à la démarche qualitative ce que les
techniques économétriques sont au modèle hypothético-déductif : le gage de la
rigueur scientifique. Dans cette perspective, le codage doit être rendu le plus
rigoureux possible, et, par exemple, le double codage indépendant doit être

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systématiquement pratiqué. Notre position est différente. Le codage est un


instrument : il rend possible et assiste une mise en séries du matériau, à partir de
laquelle, comme l’avait bien vu la théorisation ancrée, le travail scientifique
fondamental consiste en une exploration systématique des ressemblances/différences.
Le codage, en tant qu’il se situe et doit se situer à un niveau intermédiaire entre le
matériau brut et la théorie, a et doit avoir une dimension de bricolage :
Le codage des données n’est ainsi qu’un codage (une interprétation) parmi de
multiples autres possibles. Il ne s’agit donc pas d’un « décodage » d’un
monde à découvrir, mais d’un « encodage » par le biais d’une langue (des
unités et des catégories) en partie construite par le chercheur. le codage
devient ainsi une construction précaire dépendant de l’inventivité du
chercheur, une forme de bricolage qui, en tant que telle, peut être envisagée
plus sereinement et librement. (Allard-Poesi, 2003, p. 288)
Comme signalé, il est dangereux de vouloir rendre rigoureux le codage :
généralement, quand on essaie de le faire, on accroît le risque de circularité qui
consiste à croire qu’on a validé le modèle théorique sur le matériau, alors qu’on a
formaté le matériau par le codage pour qu’il ne fasse que refléter le modèle théorique.
La seconde perspective qui nous apparaît fausse sur le codage est le fait de centrer
cette pratique sur l’étiquetage d’une unité de sens par un nom. La théorie
apparaîtrait lorsque le nom, de simple étiquette placée sur un tiroir de rangement des
unités de sens, se transformerait en concept. Un concept n’est évidemment pas un
nom commun qui recevrait une définition rigoureuse. Une unité de sens peut
rarement se ranger dans un seul tiroir. La théorisation ne peut pas procéder ainsi.
Elle procède par un travail d’analyse des ressemblances/différences, comme on l’a dit.
Elle peut alors mettre au jour des mécanismes, des typologies, des relations. Dans
cette perspective, le codage d’une unité de sens est multiple. Cette multiplicité de
perspectives, c’est-à-dire de séries constituées à partir du matériau, permet un
quadrillage de ce matériau. Par ailleurs, la dimension binominale du codage multiple
(qui n’est qu’une de ses dimensions, comme on l’a vu), consistant à repérer
simultanément un genre proche et une différence spécifique, est le meilleur
instrument pour le travail sur les ressemblances et les différences, ce qui est le point
central du codage. Ces éléments se retrouvent dans le codage multithématique qui
constitue sans doute l’instrument le plus pratique pour traiter un très grand volume
de matériau.
En résumé, le codage est toujours, comme bien analysé par Florence Allard-Poesi
(citation ci-dessus), un bricolage qu’on ne doit pas chercher à rendre trop rigoureux.
C’est son caractère bricolé qui permet de gérer le risque de circularité. L’objet du
codage est uniquement de constituer des séries d’unités de sens qui vont quadriller
l’ensemble souvent très volumineux du matériau qualitatif, pas de faire naître des
concepts comme on le croit souvent. Cet instrument bricolé doit permettre un travail
qui lui doit être le plus rigoureux, le plus approfondi et le plus systématique possible
d’analyse des ressemblances et des différences des unités de sens. C’est à ce niveau
que se joue la fécondité de la démarche qualitative : selon que ce travail est bien
mené ou non, celle-ci fait naître ou non des idées nouvelles en mettant en évidence ou
non des phénomènes originaux ou des phénomènes connus éclairés d’une manière
originale.
Rendant compte de sa méthodologie, un chercheur doit donc donner des réponses à
trois questions évidemment liées :

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1. Comment le codage a-t-il été mené concrètement en donnant de réelles


illustrations concrètes de ce qui a été fait (sortir du sfumato, donc, comme l’ont
fait par exemple Suddaby & Greenwood, 2005) ?
2. Comment la technique de codage adoptée a-t-elle affronté et géré le risque de
circularité ?
3. En quoi cette technique de codage a-t-elle permis de mettre au jour dans le
matériau quelque chose d’inattendu et d’original par rapport aux questions de
recherche ayant orienté le travail ?
Si rien d’original n’en est sorti en effet, malheureusement, soit le matériau n’a pas été
recueilli dans les meilleures conditions, soit, plus probablement, il faut reprendre tout
le travail de traitement à partir d’une autre technique de codage6. Le codage peut
conduire, via le travail systématique sur les ressemblances et les différences, à une
originalité au niveau du cadre théorique (faisant émerger de nouvelles variables ou de
nouvelles manières d’analyser les choses) ou au niveau du matériau lui-même (en
incitant à chercher de nouvelles données ou à regarder des données existantes d’une
nouvelle manière). Ceci est évidemment cohérent avec l’aspect abductif de la
démarche qualitative, qui ne consiste pas seulement à retrouver des théories dans des
cas, mais à produire des choses originales, de la discovery comme le montrent Dubois
& Gadde (2002).
Rappelons par ailleurs que le codage n’est pas le seul instrument possible de
traitement d’un matériau qualitatif volumineux, hétérogène et complexe : l’attention
flottante peut constituer une approche alternative intéressante. C’est en lisant et
relisant des milliers de pages de comptes rendus de procès mafieux, d’autobiographies
écrites au fin fond des prisons, et le témoignage de Joseph Pistone, seul agent du FBI
à avoir réussi à infiltrer l’organisation, que Diego Gambetta a fini par repérer un
petit fait inexpliqué : les mafieux, très sourcilleux sur les points d’honneur en
général, se présentent souvent comme incompétents, voire peu intelligents. Ce détail
noyé dans le matériau était en réalité essentiel pour comprendre le fonctionnement de
la mafia (Gambetta, 2006 ; Dumez, 2006b).
Il n’est d’ailleurs pas exclu que les deux démarches, codage et attention flottante,
puissent être utilisées en complément l’une de l’autre à des moments différents de la
recherche (par exemple, la démarche d’attention flottante faisant suite, à quelques
mois d’intervalle, à une démarche de codage de type multithématique), de même
qu’un codage de type « originel », façon théorisation ancrée, mené sur des
échantillons du matériau, peut aider à faire émerger certains des thèmes qui
constitueront la base du codage multithématique. La stratégie optimale de
traitement du matériau (type de codage, combinaison de codages, de codages et
d’attention flottante) doit se décider à partir de la nature et du volume du matériau. 6. En amont, le codage dépend
évidemment de la qualité
Références du matériau recueilli (voir à
ce sujet l’article de Christina
Allard-Poesi Florence (2003) “Coder les données”, in Giordano Yvonne (2003) Conduire un Garsten dans ce même
projet de recherche dans une perspective qualitative, Caen, EMS, pp. 245-290. dossier) ; en aval, les codes
Ayache Magali (2008), “Le rendu de comptes dans l’entreprise : Théories et perceptions”, obtenus sont d’autant plus
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Ayache Magali & Laroche Hervé (2007) “The practices of justification: How managers face patterns (voir ci-dessus) ou
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pp. 133-147. spécifiées en termes
d’effets attendus
(« predicted effects » –
Dumez, 2006a)

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AEGIS le Libellio d’

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n° 2, pp. 18-21.
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universitaire : une approche méthodologique”, Le Libellio d’Aegis, n° 2, pp. 21-24.
Dumez Hervé & Rigaud Emmanuelle (2008) “Comment passer du matériau de recherche à
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