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Eric Delavallée
REPÈRES ANALYSE
Le métier de manager :
de l’expérience à la compétence
> Eric Delavallée
orce est de constater qu’un nombre Focus
F croissant de managers exercent leur
fonction seulement en partie, voire
pas du tout. Ils « laissent faire », dit-on cou-
Devenir manager, comme on devient parent,
met en jeu un processus à la fois social,
culturel et psychologique.
ramment ! Ce déficit de management, pré-
La fonction même, qui consiste à transformer
judiciable à la performance des entreprises, du travail en performance, est une pratique
est parfois expliqué par la réduction du ancrée dans un contexte particulier.
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faut-il pour l’être réellement ? Il y a
une différence entre avoir un enfant et peut-être pouvoir personnel, celui
et être parent. C’est la même chose avant tout, que ses collaborateurs lui
en matière de management. On se reconnaissent, le mana-
voit confier des responsabilités dans le regard ger ne peut user du pou- 121
managériales du jour au lendemain. des autres. voir institutionnel, celui
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prestations dont l’utilité ou la qualité sont mesurer les performances de ses collabo-
insuffisantes au regard de l’énergie dépen- rateurs dans une entreprise globale sur des
sée. Les rapports que les destinataires ne marchés ultra-concurrentiels à coup d’ob-
lisent pas sont légion. Les réunions qui jectifs quantitatifs et d’indicateurs écono-
s’éternisent mais n’aboutissent pas à grand miques, et apprécier le travail des membres
résultat ne sont pas exceptionnelles. Bref, de son équipe dans une petite entreprise
de nombreux rituels professionnels locale où rien n’est formalisé et où tout est
consomment temps et énergie, et servent affaire de relations interpersonnelles ?
seulement à « faire tourner la machine ». Aucune ! Ces deux pratiques relèvent du
Faire faire et performance : deux mots même rôle, mais n’ont rien à voir l’une
clés au cœur de la fonction de manage- avec l’autre. Elles ne mobilisent pas les
ment. Au-delà d’une certaine taille, à par- mêmes compétences et exigent des atti-
tir d’un certain volume d’activité… dans tudes radicalement différentes, voire oppo-
un groupe d’individus, il vaut mieux un sées : la rigueur et l’objectivité dans un cas,
« barreur » qu’un « rameur » supplémen- la souplesse et la subjectivité dans l’autre.
taire pour obtenir la meilleure perfor- Le contexte compte tant qu’une même
mance. Le problème n’est pas propre à personne peut être un très bon manager
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l’entreprise, mais à toute forme dans une situation, et un
d’action collective finalisée. Deux Au-delà d’une très mauvais dans une
amis organisent une fête pour l’an- autre. Les managers mul-
niversaire d’un troisième : l’un s’oc-
certaine taille, ticartes sont une vue de
cupe des plats et de la boisson, il vaut mieux l’esprit. Pour bien mana- 123
l’autre de la salle, des invitations et un barreur ger, précise John Kot-
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>> peut aller en formation, accéder aux « bonnes pratiques » étant censées émer-
« bonnes pratiques » de ses pairs par des ger des échanges entre managers. Pourtant,
démarches de benchmarking, se faire coa- de l’avis même de certains pionniers, les
cher… rien ne remplacera la pratique. résultats sont décevants. Un atelier mana-
Cependant, l’expérience est nécessaire, gement se transforme fréquemment en café
mais pas suffisante. On peut faire du du commerce et débouche souvent, seule-
management, y compris depuis longtemps, ment, sur du GBS (Gros Bon Sens). Même
et ne rien avoir appris du tout, pas même au sein d’un groupe de personnes enthou-
qu’on ferait mieux de faire autre chose. siastes, l’expérience ne se transforme pas
Si l’expérience consti- toute seule en compétence. On n’ap-
tue bien le cœur de l’ap- On n’apprend prend pas forcément plus vite et
prentissage des mana- mieux à nager en se jetant dans la
gers, elle doit néanmoins
pas mieux à nager piscine à plusieurs que seul. Une
être transformée pour en se jetant méthodologie et un dispositif spé-
devenir une compétence. dans une piscine cifiques sont nécessaires.
Suppléer les situations Depuis plusieurs décennies, les
de travail, des lieux d’ap-
à plusieurs pédagogues réfléchissent aux
que seul...
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initiale ou résoudre un nouveau problème, des modèles qui leur ont été enseignés
ce qui peut le conduire à relancer chacune (théories professées) qu’au regard de ceux
des étapes du processus à travers un nou- qui les guident au quotidien (théories pra-
vel apprentissage. tiquées), c’est-à-dire leurs modèles d’ac-
Ces quatre étapes se réalisent rarement tion. Pourquoi? Ils sont les principales vic-
entièrement au sein de la situation de tra- times d’un des plus grands mystères du
vail du manager. C’est la raison pour management : on en parle d’une manière,
laquelle une expérience, aussi riche et on le pratique d’une autre.
variée soit-elle, ne suffit souvent pas à faire Qui est responsable de ce décalage entre
un manager compétent. Ce processus ne théorie et pratique ? Les formateurs et
peut pas non plus se dérouler complète- consultants qui, à longueur de journées,
ment en dehors de sa situation de expliquent comment
travail. Ainsi, toute démarche cher- Les formateurs faire ce que souvent ils
chant à favoriser la managérialité, n’ont jamais fait eux-
c’est-à-dire transformer l’expérience enseignent mêmes à des managers
des managers en compétence, doit à longueur de qui, eux, le pratiquent
se situer à la fois au sein et hors de journée ce qu’ils tous les jours. « Quand
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leur situation de travail et doit être on connaît le manage-
composée de deux parties étroite-
n’ont jamais ment, on le pratique ;
ment articulées : le développement fait eux-mêmes. quand on ne le connaît
des managers d’une part, le sys- qu’en partie, on le
tème de management d’autre part. Le sys- conseille ; quand on ne le connaît pas du 125
tème de management doit réunir les condi- tout, on l’enseigne.» Voilà une blague facile
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>> en compte les idées de ses collaborateurs, Par exemple, le manager exerce sa fonc-
forme, fait évoluer, valorise, donne des tion dans une entreprise dont la culture est
signes de reconnaissance, sait s’entourer, peu propice au management. Dans les
établit la confiance, développe l’esprit de bureaucraties dites professionnelles par
solidarité, décline la exemple, lieux d’exercice de la
stratégie, fixe des objec- médecine, de l’enseignement, du
tifs clairs et précis,
Les modèles journalisme… où souvent seule
donne du sens, favorise d’action sont l’expertise technique est valorisée,
la prise d’initiative, fait fréquemment le management est secondaire. On
évoluer l’organisation, n’y manage que par défaut. Le
délègue et développe
pollués par des terme management est même par-
l’autonomie, donne approches trop fois banni du vocabulaire courant,
l’exemple, fait preuve intellectuelles. les managers perçus comme ayant
d’équité, favorise la trahi leurs valeurs d’origine et
créativité, décide, récompense et sanctionne accepté de composer avec le diable. Un
de manière juste et impartiale, accepte les autre cas de figure, corollaire du premier,
désaccords, donne le droit à l’erreur, main- est celui dans lequel le manager n’a aucun
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tations de la réalité qui guident ses pra- temps de crise, de telles situations sont de
tiques, sont polluées par des approches plus en plus nombreuses. Le « faire plus
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manager accomplit difficilement
seul au sein de sa situation de tra- tion d’expériences est
vail. Ces deux étapes peuvent avantageu- extrêmement favorable au changement de
sement être décomposées en trois moments pratiques. Pour reprendre la terminologie
qui doivent structurer toute démarche de de Paul Watzlawick (16) sur le changement 127
développement : d’un côté, et de Chris Argyris et Donald
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>> explique pourquoi les résultats produits contexte dans lequel il exerce sa fonction,
par des démarches telles que les ateliers ou quelle est sa latitude d’action ? Quelles
les communautés de pratiques, centrées contraintes s’imposent à lui ? Autant de
seulement sur l’échange d’expériences, questions auxquelles il doit apporter des
sont souvent décevants. éléments de réponse pour « grandir ».
Ces trois phases se décomposent en cinq
Du contenu au processus points de passage :
Tout manager a commencé à acquérir cer- ◗ adéquation culture managériale, style de
taines des ressources culturelles, sociales, management ;
cognitives et émotionnelles nécessaires à ◗ logiques organisationnelles, jeu de
l’exercice de sa fonction bien avant sa contraintes et espace de liberté ;
nomination (souvent depuis son plus jeune ◗ travail de management, rôles du mana-
âge) et continuera longtemps après. Recou- ger : paradoxes et contradictions ;
rir à la notion de managérialité pour conce- ◗ pouvoir et motivation comme leviers
voir une démarche de développement, d’action ;
c’est s’intéresser plus au processus d’évo- ◗ changement : processus, démarches et
lution du manager qu’aux connaissances postures.
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et savoir-faire qu’il doit acquérir pour être Ces points de passage constituent les
un manager idéal. Il ne s’agit pas, comme sujets sur lesquels le manager doit mobili-
classiquement, de construire un référentiel ser et/ou faire évoluer ses modèles d’ac-
de compétences, d’identifier des besoins tion pour développer ses compétences.
128 en formation et d’inciter le manager à se Pourquoi ceux-là et pas d’autres ? Ce sont
conformer au modèle prédéfini. Mais plu- les sujets sur lesquels l’écart entre théories
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tôt de l’accompagner tout au long de son professées et théories pratiquées est le plus
parcours de transformation, de l’aider à important, les sujets sur lesquels le dis-
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que nous avons chacun en nous. Moteur der à interroger poncifs et contre-vérités
que nous n’alimentons pas tous avec le sur la notion de motivation au travail et,
même carburant. Le travail salarié est un sur la relation entre motivation et perfor-
échange socio-économique : des contribu- mance. Seul un questionnement à partir de
tions contre des rétributions à la fois maté- représentations de la réalité conformes à
rielles (salaire, avantages en nature…) et son vécu, et les éventuelles réinterpréta-
immatérielles (intérêt du travail, autono- tions qu’il produira, lui permettront d’accé-
mie, responsabilités…). Ce que chaque der à ses modèles d’action d’en élaborer de
salarié, quel que soit son niveau hiérar- nouveaux. C’est tout le challenge des
chique, obtient en échange de son travail apports théoriques et méthodologiques de
est un « mix ». Tous n’attachent pas la la phase de questionnement de l’expé-
même valeur aux différents types de rétri- rience, apports conçus à partir de la situa-
butions. La nature du poste compte : com- tion managériale telle qu’elle est dans la
merciaux et chercheurs n’ont, en général, réalité quotidienne du manager et non telle
pas les mêmes attentes à l’égard du travail. qu’elle devrait être dans un monde idéal.
Les dispositions psychologiques, sociales,
culturelles des titulaires jouent aussi. Cer- Le système de management, un
complément indispensable
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tains valorisent l’intérêt du travail et la pos-
sibilité de s’y épanouir plus que la rému- Le système de management est le second
nération. Pour d’autres, c’est l’inverse. volet de toute démarche favorisant la
La relation entre motivation et perfor- managérialité. Il doit permettre l’appren-
mance est plus complexe que ce que don- tissage du manager au sein de sa situation 129
nent à croire certains discours. Quelques de travail dans le prolongement des dispo-
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les managers sont-ils recrutés ? évalués ? d’action travaillés lors des programmes
rémunérés ? promus ? Enfin, quelles com- de développement, et achever le cycle de
pétences et attitudes valorise-t-on ? transformation de son expérience en
◗ Développement : existe-t-il des chartes et compétence. ■
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