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Armand Colin, 2018

ISBN : 9782200623616

Graphisme de couverture : Hokus Pokus Créations


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quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou
microfilm, est interdite sans autorisation écrite de l’éditeur.
Les auteurs
Carmen Ballestero de Celis est maître de conférences à
l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, où elle assure des cours de
morphologie et de syntaxe ainsi que des cours de traduction. Ses
recherches portent sur la syntaxe de l’espagnol et notamment sur
les constructions concessives et la catégorie des modes. Elle est
l’auteur de plusieurs articles sur ces sujets et d’un ouvrage intitulé
Syntaxe espagnole. La phrase simple et la phrase complexe.
Sandrine Deloor est maître de conférences en linguistique
hispanique à l’université de Cergy-Pontoise. Ses recherches
portent sur les particules aspectuelles (esp. ya, todavía ; fr.
déjà), les opérateurs sémantico-pragmatiques (fr. et encore,
comme quoi, (et) dire que, autant dire (que)), la présupposition
et l’épistémologie de la sémantique.
Yekaterina García-Márkina est maître de conférences en
linguistique hispanique à l’université de Tours depuis 2015.
Ses recherches portent sur les constructions attributives dans
une perspective variationniste. Elle est titulaire d’un doctorat
en sciences du langage par l’université Sorbonne Nouvelle-
Paris 3.
Sonia Gómez-Jordana est maître de conférences à l’université
Complutense de Madrid. Ses recherches portent
principalement sur l’étude contrastive et diachronique des
marqueurs du discours ainsi que sur la parémiologie. Elle
enseigne la linguistique textuelle et énonciative au niveau de la
licence et du master dans le Département de français de
l’université Complutense.
Marta López Izquierdo est maître de conférences en
linguistique hispanique à l’université Paris 8. Elle s’intéresse à
la linguistique historique de l’espagnol dans une perspective
comparative romane et a consacré divers travaux à l’étude de
la variation linguistique et textuelle en espagnol. Parmi ses
dernières publications figurent le volume El orden de palabras
en español y otras lenguas ibero rrománicas (2015) et le numéro
thématique sur La lengua de la historia. Variaciones en la
escritura del discurso historiográfico , RILI, 29, XV (1), 2017.
David Macías Barrés est maître de conférences en linguistique
hispanique à l’université Jean Moulin Lyon 3. Ses travaux de
recherche portent, entre autres, sur l’étude des “faits de
langue” de la grammaire hispanique qui posent des problèmes
d’acquisition chez les apprenants francophones. Ces analyses
théoriques sont ensuite appliquées notamment aux domaines
de la traduction et de l’enseignement.
Carlos Meléndez Quero est maître de conférences à
l’université de Lorraine en section 14e (Espagnol) depuis 2010.
Il a également travaillé en tant que personnel enseignant et
chercheur à l’université de Saragosse (2003-2006), maître de
langue à l’université Paris IV (2007-2009) et ATER à
l’université de Lille 3 (2009-2010). Il est titulaire d’un doctorat
européen en langue espagnole par l’université de Saragosse
(Département de linguistique générale et hispanique).
Axelle Vatrican est maître de conférences à l’université de
Toulon. Elle travaille sur le Temps, l’Aspect et la Modalité en
espagnol. Auteur de l’ouvrage El Condicional en español, aux
éditions Arco/Libros, Cuadernos de lengua española (2016),
elle a publié de nombreux travaux sur les verbes modaux, les
périphrases en espagnol et le conditionnel en espagnol. Elle a
dispensé des conférences en Espagne (U. Murcia, U. Barcelona,
Madrid-UCM), aux États-Unis (Indiana) et en Finlande (U.
Tampere).
Élodie Weber est maître de conférences en linguistique
hispanique à l’université de Paris 4-Sorbonne. Ses recherches,
initialement centrées sur la morphosyntaxe des langues
romanes, en particulier sur le sémantisme et la syntaxe de
verbes espagnols et français, se sont étendues au champ de la
traductologie qui, dans divers articles et communications, est
mise en lien avec les enseignements de la linguistique.
Avant-propos
L’originalité de cet ouvrage est de fournir à la fois une vraie
démarche contrastive, traductologique et didactique.
Contrastive parce que chacun des neuf chapitres qui le constituent
se donne comme objectif d’aborder un aspect linguistique essentiel
de l’espagnol. Quoique les deux langues ici étudiées, l’espagnol et
le français, appartiennent à la même famille et qu’un étudiant
(novice) pourrait croire à tort qu’il y aurait peu de points où les
deux langues diffèrent dans leur fonctionnement, un(e)
chercheur/euse chevronné(e) et un enseignant(e) rompu(e), comme
c’est le cas des auteurs de cet ouvrage, se rend vite compte qu’il
faut aller au-delà de la superficie (trompeuse) et qu’il faut creuser
chez des grammairiens (normatifs ou descriptifs) et chez des
théoriciens pour trouver des réponses aux questions posées dans
une analyse contrastive. En effet, une analyse contrastive observe
et compare soigneusement les deux systèmes afin d’en décrire et si
possible expliquer les différences.
Traductologique dans le sens où la traduction en tant que pratique
réflexible est la systématisation des phénomènes observables.
Proposer pour chacun des points objet d’étude une possible
traduction argumentée va bien au-delà de ce qui est proposé d’un
certain nombre d’ouvrages dans lesquels on trouve certes de
traductions, qu’elles soient en thème ou en version, mais pas de
véritable démarche contrastive suivie d’une réflexion scientifique
de la traduction proposée et justifiée. En effet, un des buts
recherchés par les auteurs est d’offrir des éléments de traduction
capables de rendre compte des différents phénomènes analysés.
Dans la tradition académique française la traduction est conçue
comme une méthode d’apprentissage. Ce dernier point nous
amène à la didactique.
Didactique car la démarche mise en place vise des propositions
concrètes pour aider les candidats aux concours de l’enseignement
secondaire (et les préparateurs) dans ces « figures imposées » que
sont la traduction (version et thème) et le choix de traduction.
Démarche didactique car le chapitre est accompagné d’un sujet et
de son corrigé. Dans ce dernier, on contextualise, on identifie le
phénomène à analyser, on problématise, on rappelle la structure à
expliquer (le fonctionnement du système), on propose une
traduction et enfin on la justifie. Le temps de la problématisation
étant fondamentale afin d’éviter la dispersion. Elle est donc
essentielle pour cerner très précisément ce qu’on veut développer,
réfléchir aux possibles traductions (en écartant celles qui sont
impossibles ou qui feraient des contre-sens), en choisir une et
démontrer chemin faisant qu’on maîtrise à la fois la grammaire de
l’espagnol, qu’on est capable d’utiliser le métalangage adéquat
grâce au glossaire qui accompagne chaque chapitre, et, enfin,
qu’on maîtrise la grammaire du français. Il ne s’agit en aucun cas
d’exercices structuraux d’application.
Si bien les neuf contributions n’abordent pas toutes les
interrogations qu’un candidat peut se poser quand il souhaite
traduire du français à l’espagnol ou de l’espagnol au français
(aucun ouvrage n’est exhaustif), les trois parties essaient de
répondre aux questions qu’on pourrait qualifier des « classiques »
mais, qui ne le sont pas, et à d’autres qui auraient pu passer
inaperçues par l’apprenant. Les problématiques abordées sont
essentielles aussi bien pour connaître de manière plus approfondie
certains aspects de la langue espagnole, mais aussi pour observer
pourquoi les deux langues romanes fonctionnent de manière
différente, ou ont des nuances que seul l’œil attentif d’un(e)
chercheur/euse chevronné(e) met en évidence.
Un autre point qui mérite d’être souligné est celui des approches
théoriques sur lesquelles l’argumentation est développée dans
chaque contribution. En effet, il n’y a pas qu’une théorie qui
puisse expliquer tel ou tel point, mais des modèles et des
approches qui essaient d’en rendre compte. On aborde à la fois la
syntaxe, la sémantique et la pragmatique pour mieux rendre
compte de chaque structure. Comme tout bon ouvrage en
linguistique, en traductologie ou en didactique, il apporte des
réponses scientifiques aux problématiques traitées, mais il ouvre,
et là c’est encore un mérite, d’autres interrogations qui, quant à
elles, ouvrent de nouvelles voies à d’autres recherches menées
avec des outils théoriques différents et des appareils critiques
diversifiés.
Mercè Pujol Berché
Professeure à l’université de Paris X-Nanterre
Préface
Aura-t-on assez reproché aux grammaires de l’espagnol produites
en France leur tropisme indécrottablement traductif ? Le discours
de la linguistique contemporaine s’est longtemps complu à
regretter les faiblesses épistémiques de leur surdétermination
francogène ainsi que leur incapacité à penser l’espagnol autrement
que du point de vue pour le moins daté, en effet, de
l’enseignement des langues vivantes par la traduction de textes
écrits.
Que reste-t-il à souhaiter ? Un angle d’attaque strictement interne,
garanti chez le linguiste natif par le sentiment de la langue, au
risque de l’hypostase ou de l’aveuglement idiomatique ? Beaucoup
de tels travaux pèchent tantôt par un normativisme mal assumé,
tantôt par une manière d’a-théoricité positiviste tendanciellement
vouée à protéger le statut de “référence” – donc de dominance –
auquel ils aspirent… et parviennent assez bien. Ou alors, depuis
l’idéal opposé, une analyse virginalement exempte de tout
formatage endolinguistique comme de la moindre pollution par
saisie exolingue ? C’est oublier que le linguiste, même débarquant
de Sirius, dès lors qu’il aspire à fournir une grammaire
transmissible d’une quelconque langue terrestre, ne saurait
s’exonérer de le faire en langue, quelle qu’elle soit.
Puisqu’il n’est pas question de grammatiser depuis la non-langue,
le plus raisonnable est sans doute d’assumer un positionnement
non quelconque à cet égard, et c’est ce qui a été voulu ici : rédigé
en français par des linguistes hispanistes formés ou exerçant pour
l’essentiel en France en réponse à une demande posée de fait par le
système français des concours de recrutement de l’enseignement
secondaire, cet ouvrage vise à proposer aux étudiants d’espagnol
une initiation à et par la problématisation approfondie de quelques
questions de linguistique, résolument abordées de façon
contrastive.
Ce n’est pas un manuel de traduction, dans la mesure où l’abord
équilibré de ces questions y est variablement polarisé ; ni une
grammaire de l’espagnol pour apprenants francophones, tant il
veille à assigner sa place signalée mais contingente à la norme ; ni
encore un traité de linguistique hispanique, qui décevrait toute
attente d’exhaustivité. L’approche contrastive est ici simplement
prise au sérieux, comme rarement : chacun des problèmes, posé et
formulé avec soin, s’y instruit pour commencer d’un bilan,
confrontation et critique de représentations fort diverses des deux
langues en cause (grammaires unilingues du français et de
l’espagnol, grammaires bilingues, textes fondamentalement
normatifs ou scientifiquement théorisants… jusqu’à des sources
docimologiques tels que les rapports de concours), et se clôt sur un
référencement bibliographique minutieux. Sans éluder le débat
doctrinal, sans dissimuler que bien des questions complexes
restent ouvertes à la recherche, et toujours attentivement au fait
essentiel et délicat de la variation, le traitement de chaque
question débouche sur des propositions concrètes dont l’efficacité
est chaque fois mise à l’épreuve pratique d’un exemple de sujet et
d’un corrigé possible.
Que la figure imposée du “commentaire de traduction” à l’écrit du
CAPES d’espagnol dans sa forme actuelle ait décisivement et
judicieusement inspiré la présentation standardisée des chapitres
de l’ouvrage ne doit pas dissimuler tout le profit qu’en tireront
mêmement les candidats au concours de l’agrégation comme tous
ceux qui, plus généralement, rechercheraient un appui à leur
réflexion linguistique formalisée sur bien des difficultés de
traduction rencontrées, tant en thème qu’en version : il ne s’agit
d’ailleurs plus là de grammaire traductive, car l’analyse
traductologique a significativement progressé, qui exige désormais
de s’asseoir sur une solide compréhension à la fois différentielle et
unifiée des propriétés structurelles des deux langues, et il est
aujourd’hui également permis de recevoir avec plus de sérénité
tout ce que le biais contrastif apporte à l’intelligence des
structures, par cette expérience indépassable de l’étonnement
hétérolingue qui, en retour, peut ouvrir le linguiste à la nécessaire
étrangeté de sa propre langue.
L’étude de chaque problème ayant été confiée à un ou une
spécialiste et offrant systématiquement un glossaire
métaterminologique soucieux d’expliciter l’outillage descriptif et
conceptuel mis en œuvre, ce travail collectif a refusé le balayage
illusoirement exhaustif du champ au profit d’une démarche
exposée dans le plus grand détail sur neuf points seulement, mais
retenus pour leur variété, leur fréquence, leur pertinence… et leur
exemplarité : au-delà de leurs apports respectifs à la réflexion sur
telle ou telle question, ces neuf chapitres valent par-dessus tout
pour une démarche et une méthode qui, dans leur constante
prudence et profondeur, ne demandent qu’à être comprises, suivies
et reversées à l’intellection de n’importe quel autre problème
survenant au-delà de ce périmètre restreint.
Faire du contrastif en le sachant… et en ne s’en contentant parfois
pas : sur un corpus d’attestations multicolores, la moindre des
vertus de cette équipe rompue à la recherche scientifique et à la
formation des enseignants n’est pas de courageusement envisager
à l’échelle romane – voire au-delà – l’échelle des problématiques
lorsqu’un tel élargissement s’impose : c’est faire le pari du
meilleur pour le lectorat de ce livre bienvenu.
Éric Beaumatin
Professeur à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3
PARTIE 1
QUESTIONS
MORPHO-SYNTAXIQUES

SOMMAIRE
CHAPITRE 1 ■ L’opposition entre passé
simple et passé composé en espagnol et
en français ➤ P. 21
Exemple de sujet ➤ P. 45

CHAPITRE 2 ■ La traduction de l’indicatif


inactuel ➤ P. 49
Exemple de sujet ➤ P. 75
CHAPITRE 3 ■ Le mode de la relative ➤ P. 81
Exemple de sujet ➤ P. 100
CHAPITRE 1
L’opposition
entre passé simple
et passé composé
en espagnol
et en français

SOMMAIRE
Introduction p. 21
1 L’opposition entre passé simple et passé composé dans les
grammaires et les rapports de jury p. 22
2 Choisir entre P.P.S. et P.P.C. en espagnol : la question de
la norme p. 30
3 Choisir entre P.S. et P.C. en français : l’ombre de la
circularité p. 33
Conclusion p. 42

Sandrine Deloor (Université de Cergy Pontoise/UMR 7187 LDI)


Introduction
Il semble communément admis que le passé simple et le passé
composé ont les mêmes valeurs en espagnol et en français : le
passé simple exprime un fait révolu, sans lien avec le présent,
tandis que le passé composé ancre le fait rapporté dans l’actualité.
Pour expliquer les emplois non conformes à cette description sont
mises en avant des variations diatopiques en espagnol et
diaphasiques en français.
L’étude qui suit interroge cette approche, sur la base d’une analyse
critique des grammaires et des rapports de jury des concours de
l’enseignement français. Après avoir présenté les problèmes que
soulèvent les descriptions traditionnelles, nous proposons deux
pistes de réflexion pouvant servir de base à l’analyse contrastive
de ces temps en espagnol et en français.

1 L’opposition entre passé simple


et passé composé dans les grammaires
et les rapports de jury
1. 1 Grammaires unilingues
À l’exception de celle que propose la Nueva Gramática, les
descriptions du pretérito perfecto simple espagnol (P.P.S.) et du
passé simple français (P.S.) sont très homogènes d’une grammaire
unilingue à l’autre et peuvent se résumer en quelques mots : le
P.P.S. et le P.S. expriment un fait révolu, sans lien avec le présent
d’énonciation :
Grammaires normatives :

[El pretérito perfecto simple tiene una] significación


perfectiva y absoluta, es decir, desligada de toda relación
temporal con el momento en que hablamos. (RAE, 1973 :
3.14.5. c)
[Le passé simple] exprime un fait bien délimité à un
moment du passé, sans considération du contact que ce fait,
en lui-même ou par ses conséquences, peut avoir avec le
moment présent. (Grevisse & Goosse, 2008 : § 882 a)

Grammaires descriptives :

La forma simple indica la mera anterioridad respecto del


momento del habla, del cual se separa constituyendo un
ámbito propio en el pasado, distinto de la actualidad del
hablante. (Cartagena, 1999 : 45.1.4.1.)
[Le passé simple] n’est pas en continuité avec le présent et
indique que les événements évoqués, révolus une fois pour
toutes, sont tenus à distance de la conscience du locuteur.
(Gardes-Tamine, 1990 : 81)
À la différence du passé composé, le passé simple n’est pas
formellement mis en relation avec le moment de
l’énonciation […]. Il est donc plus apte à rapporter des faits
passés coupés du présent de l’énonciateur […]. (Riegel et
al., 1994 : 2.4.1.3)

Des divergences importantes opposent en revanche les


descriptions du pretérito perfecto compuesto (P.P.C.) et du passé
composé (P.C.). La première est interlinguistique : alors que les
grammaires de l’espagnol (à l’exception de nouveau de la Nueva
Gramática, nous y reviendrons) proposent une description unitaire
du P.P.C., les grammaires du français distinguent deux valeurs ou
plus pour le P.C. On note par ailleurs qu’en français, certaines
grammaires considèrent que le P.C. prend la valeur du P.S. dans
certaines situations de discours tandis que d’autres insistent sur le
fait que ces deux temps ne sont pas interchangeables :
Grammaires normatives :

Significa en la lengua moderna la acción pasada y perfecta


que guarda relación con el presente. […] También denota
el hecho ocurrido en un lapso de tiempo que no ha
terminado todavía […] Lo empleamos asimismo para
acciones alejadas del presente, cuyas consecuencias duran
todavía. (RAE, 1973 : 3.14.2. a)
1° Tantôt il s’oppose au passé simple, parce qu’il s’agit
d’un fait en contact avec le moment de la parole, soit que
ce fait ait eu lieu dans une période non encore entièrement
écoulée, soit qu’il ait eu des conséquences dans le moment
présent (et avec cette valeur, on pourrait dire que c’est un
présent accompli) . ; 2° Tantôt il concurrence (ou même a
remplacé, spécialement dans la langue parlée) le passé
simple pour des faits sans rapport avec le moment de la
parole. (Grevisse & Goosse, 2008 : § 883 a)

Grammaires descriptives :

La forma compuesta […] indica anterioridad dentro del


ámbito del presente, perteneciendo por tanto a la actualidad
del hablante. (Cartagena, 1999 : 1999 : 45.1.4.1.)
Dans la langue écrite, le passé composé, en concurrence
avec [le passé simple], s’en distingue en ce qu’il permet
d’évoquer des événements passés, certes révolus, mais dont
les conséquences sont encore présentes à la
conscience […]. Dans la langue parlée, le passé composé
cumule les valeurs qu’il a à l’écrit et celle du passé simple.
(Gardes-Tamine, 1990 : 82-83)
[ Accompli du présent :] Le passé composé permet
d’envisager un procès comme accompli au moment de
l’énonciation […]. [ Antérieur du présent :] Dans une
structure où il est employé en corrélation avec le présent, le
passé composé marque l’antériorité par rapport à celui-
ci […]. [ Temps du passé :] Le passé composé peut situer
totalement le procès dans le passé […]. Il remplace alors le
passé simple, pratiquement disparu de l’usage oral
moderne. […] Cependant, ces deux temps ne sont pas
interchangeables : avec le passé composé, l’événement
passé n’est pas totalement coupé du présent, mais il est
envisagé par le locuteur, à partir du moment de
l’énonciation, avec une certaine « proximité
psychologique » (P. Imbs : 1960). De là son emploi dans le
discours oral, repéré par rapport à la situation
d’énonciation, et aussi dans tout texte où le locuteur évoque
des faits passés en les reliant à son énonciation ( Je suis née
en 1889) . » (Riegel et al., 1994 : 2.4.1.2.)

On aura remarqué les similitudes entre les descriptions du P.P.C.


proposées par les grammaires de l’espagnol et celles de la
première valeur du P.C. proposées par Gardes-Tamine (1990) et
Grevisse & Goosse (2008). Selon ces descriptions, le P.P.C. et le
P.C. présentent un fort ancrage dans le présent : on les emploie
pour inscrire l’événement rapporté dans une période de temps non
révolue ou pour mettre l’accent sur les conséquences de ce fait
dans le présent. La différence entre le français et l’espagnol serait
qu’en espagnol, cette relation de proximité avec le présent
caractérise tous les emplois du P.P.C. alors qu’en français, elle ne
caractérise que l’une des deux valeurs du P.C. : lorsqu’il prend la
valeur du P.S., le P.C. perd ce trait.
Si l’on en croit Gardes-Tamine (1990), c’est seulement à l’oral que
le P.C. est susceptible de prendre la valeur du P.S. Dans la
perspective contrastive qui est la nôtre, cela suppose que les
systèmes espagnol et français sont équivalents à l’écrit. La seule
difficulté dans le passage d’une langue à l’autre serait ainsi la
traduction d’un P.C. oral. Tout hispaniste sait que les choses sont
loin d’être aussi simples : il est fréquent qu’un P.C. écrit ne puisse
pas être traduit par un P.P.C. et un P.P.S. écrit peut souvent être
rendu soit par un P.S., soit par un P.C. La distinction étanche entre
oral et écrit établie par Gardes-Tamine (1990) est par ailleurs
contredite par Grevisse et Goosse (2008) : pour ces auteurs, le P.C.
a certes remplacé le P.S. à l’oral pour exprimer « des faits sans
rapport avec le moment de la parole » mais il y a, à l’écrit,
« concurrence » entre les deux temps pour cette valeur.
Malheureusement, Grevisse et Goosse (2008) ne fournissent aucun
critère pour choisir entre l’un et l’autre dans ce cas.
Pour Riegel et al. (1994), la relation de proximité avec le présent
caractérise le P.C. dans tous ses emplois : qu’il marque un
accompli du présent, un antérieur du présent ou qu’il entre en
concurrence avec le P.S. en tant que temps du passé, le P.C.
indique que l’événement rapporté n’est pas totalement coupé du
moment de l’énonciation. Cette description soulève un problème
de taille au moment de comparer le français avec l’espagnol :
comment expliquer les différences entre les deux langues si
l’opposition entre P.S. et P.C. d’une part, et P.P.S. et P.P.C. d’autre
part, est décrite dans les mêmes termes ? Si c’est l’ancrage dans le
présent qui caractérise le P.C. et le P.P.C., pourquoi ces deux temps
ne sont-ils pas équivalents dans les deux langues ? Si le P.S. et le
P.P.S. marquent tous deux un événement révolu sans lien avec le
présent d’énonciation, pourquoi ne les traduit-on pas
systématiquement l’un par l’autre ? Il faut se rendre à l’évidence :
l’opposition entre « événement coupé du présent » et « événement
non coupé du présent » mise en avant par les grammaires ne
recouvre pas la même distinction en français et en espagnol. Sa
formulation est trop vague pour permettre de comprendre les
différences d’emplois dans les deux langues.
Pour compléter leur description du P.S. et du P.C., Riegel et al.
(1994) s’appuient sur la distinction entre « énonciation
historique » et « énonciation de discours » proposée par
Benveniste (1966). Réservée aujourd’hui à l’écrit, l’énonciation
historique présente « des faits survenus à un certain moment du
temps, sans aucune intervention du locuteur dans le récit. »
(Benveniste, 1966 : 239). Elle se caractérise par l’utilisation
exclusive de la troisième personne et comporte trois temps : le
P.S., l’imparfait et le plus-que-parfait. L’énonciation de discours
apparaît quant à elle dans les discours oraux et les écrits
reproduisant des discours oraux, « bref, tous les genres où
quelqu’un s’adresse à quelqu’un, s’énonce comme locuteur et
organise ce qu’il dit dans la catégorie de la personne »
(Benveniste, 1966 : 242). Elle emploie librement toutes les
personnes et tous les temps verbaux, à l’exception du P.S. Selon
cette approche, le P.S. serait donc la marque d’un plan énonciatif
spécifique. Cette hypothèse permet-elle d’expliquer les différences
d’emplois entre l’espagnol et le français ? Nous nous pencherons
sur cette question dans la suite de ce chapitre.
Comme nous l’avons dit plus haut, la description du P.P.S. et du
P.P.C. proposée par la Nueva Gramática présente d’importantes
différences avec les descriptions proposées par les autres
grammaires de l’espagnol. Alors que ces dernières ne mentionnent
la variation diatopique 1 qu’après avoir longuement présenté les
valeurs du P.P.S. et du P.P.C. en espagnol standard, la Nueva
Gramática la prend en compte dès les premières lignes des
sections consacrées aux deux temps. Ce choix l’amène (i) à
distinguer deux valeurs pour le P.P.C. et (ii) à proposer une
description minimaliste du P.P.S., où l’idée de « coupure par
rapport au présent » n’apparaît pas. Elle tient ainsi compte des
variétés de l’espagnol dans lesquelles le P.P.C. peut être utilisé
dans des emplois habituellement réservés au P.P.S. et de celles
dans lesquelles, inversement, le P.P.S. couvre beaucoup des
emplois caractéristiques du P.P.C. (cf. RAE & ASALE, 2010 :
23.5.2b) :
Description du P.P.C. :

23.4.1a […] en la llamada interpretación de antepresente,


he cantado se usa para hacer referencia a ciertas situaciones
pretéritas, sean puntuales o durativas. Estas situaciones
tienen lugar en un intervalo que se abre en un punto
inespecífico del pasado y se prolonga hasta el momento de
la enunciación y lo incluye […]. Como consecuencia, las
situaciones son evaluadas o medidas desde el momento del
habla.
23.4.1b El pretérito perfecto compuesto admite además una
segunda interpretación, la llamada interpretación perfectiva
o de aoristo, como en Ha muerto hace dos meses (uso
característico del español boliviano, pero presente también
en otras variedades), donde ha muerto adquiere el
significado que corresponde a murió. (RAE & ASALE,
2010)

Description du P.P.S. :

23.5.1a El pretérito perfecto simple localiza una situación


en un punto de la línea temporal que es anterior al
momento del habla. Con canté las situaciones se presentan
completas o acabadas. (RAE & ASALE, 2010)
1. 2 Grammaires d’espagnol
pour francophones
On le voit, la comparaison des grammaires unilingues laisse de
nombreuses questions en suspens. Les grammaires d’espagnol
pour francophones aident-elles à y voir plus clair ? Loin s’en faut :
contrairement à ce qu’on pourrait penser, ces grammaires ne sont
pas des grammaires contrastives ; ce sont des descriptions de
l’espagnol centrées certes sur les difficultés que l’apprentissage de
cette langue peut poser à un francophone mais sans réelle analyse
des différences entre l’espagnol et le français.
Pour ce qui concerne l’opposition entre P.P.C. et P.P.S., ces
grammaires se limitent à reprendre les descriptions des
grammaires de l’espagnol, en insistant longuement sur la
distinction entre « événement coupé du présent » et « événement
non coupé du présent ». Or, nous l’avons vu, cette distinction ne
permet pas d’expliquer les différences entre l’espagnol et le
français. Les quelques remarques sur une « préférence » de
l’espagnol pour le P.P.S. et du français pour le P.C. (Bouzet, 1958 :
§509) ou sur la tendance du français à ne plus employer le P.S.
tandis que l’espagnol « utilise fréquemment » le P.P.S. (Gerboin &
Leroy, 1994 : §228) ne sont guère suffisantes pour déterminer le
choix d’un temps ou d’un autre, que ce soit en espagnol ou en
français. Quant à l’opposition entre « récit » et « discours »
(« narration » et « commentaire » chez Weinrich) inspirée de
Benveniste (1966), elle est trop rapidement évoquée pour être
considérée comme une analyse contrastive des deux systèmes :

Le passé simple est, par excellence, le temps de la narration


au passé ; mais, contrairement au passé simple français qui
ne s’emploie plus que dans le récit écrit, le « pretérito
perfecto simple » est extrêmement courant dans le discours
oral espagnol. (Bedel, 1997 : §438a)
Le passé simple est le temps du passé. En français, il n’est
employé que dans la langue écrite, dans les récits. En
espagnol, le passé simple est employé dans tous les types
de discours. […] Le français emploie le passé simple dans
les textes narratifs et le passé composé dans les textes
commentatifs (Weinrich). (Pottier, Darbord & Charaudeau,
2006 : p. 210)

1. 3 Rapports de jury
L’approche contrastive est également rare dans les rapports de
jurys de concours 2. À quelques exceptions près, les jurys se
concentrent sur la valeur des temps dans la langue-cible de
l’épreuve concernée : l’espagnol pour le thème, le français pour la
version.
Dans les rapports de thème, les descriptions du P.P.S. et du P.P.C.
s’appuient exclusivement sur l’opposition entre « événement
coupé du présent » et « événement non coupé du présent » (cf.
thèmes CAPES 2004, CAPES 2009, CAPES 2011, CAPES 2014a,
AI 2003, AI 2012, AI 2013, AI 2015, AE 2003, AE 2007, AE
2011, AE 2012, AE 2016) :

Une étude affinée du texte menait les candidats à bien


différencier les actions présentées par le narrateur comme
totalement révolues et appartenant à une temporalité
distincte de celle qui voit naître le récit […], des actions
insérées dans une temporalité très intimement liée au
narrateur […]. Dans le premier cas, le prétérit était requis
[…], alors que dans le deuxième on pouvait difficilement
envisager d’autres formes que des formes de passé
composé […]. (Thème AI 2015)

On retrouve ce critère – seul (version CAPES 2011) ou associé à


d’autres (versions CAPES 2006, AI 2004, AI 2006) – pour décrire
le P.S. et le P.C. :

Il en est de même pour la traduction du « pretérito perfecto


simple » par un passé simple français qui, comme on le
sait, évoque en français un aspect révolu, coupé du présent
de l’énonciation, à la différence du passé composé qui, lui,
évoque un passé psychologiquement non coupé de
l’énonciation. (Version CAPES 2011)
Si les termes de « narration » et de « récit » sont utilisés dans
plusieurs rapports pour caractériser le P.S. (versions CAPES 2006,
CAPES 2016, AI 2006, AE 2009, AE 2015), seul le jury de thème
de l’AE 2011 se réfère explicitement à la distinction entre
« énonciation historique » et « énonciation de discours » proposée
par Benveniste (1966) :

Le passé composé est ici obligatoire car il s’agit d’un récit


à la première personne. Il s’agit d’un passé du discours,
dans le sens de Benveniste, qui s’oppose en français au
passé de l’histoire (passé simple, à la troisième personne).
(Thème AE 2011)

Enfin, plusieurs rapports mettent en avant « l’oralité » du P.C., par


opposition au caractère « littéraire », « soutenu » du P.S. (versions
CAPES 2010, CAPES 2016, AI 2004, AI 2007, AI 2013 ; thème
AE 2003) :

[…] le passé composé en français est propre à une certaine


oralité du récit par rapport à un passé simple littéraire.
(Thème AE 2003)
Pour conserver le niveau de langue, la simplicité et la
vivacité du discours, il fallait privilégier une langue
relâchée […], mais homogène, sans distorsion de niveau,
éviter la langue soutenue, préférer le passé composé au
passé simple notamment, l’impersonnel « on » à « nous »,
utiliser des formes négatives incomplètes (sans la particule
« ne » dans « ne... pas »). (Version AI 2007)

2 Choisir entre P.P.S. et P.P.C. en


espagnol : la question de la norme
La distinction standard entre P.P.S. et P.P.C. est clairement
observée dans la très grande majorité des rapports de thème, avec
une rhétorique souvent très ferme lorsque le jury considère que
seul l’un des deux temps est acceptable :
Traduction par un P.P.S.
Le P.P.S. « était requis » (AI 2015), « s’imposait » (CAPES 2007,
AI 2012, AI 2013, AE 2003), « il fallait assurément choisir le
prétérit » (CAPES 2004), « […] pas de doute possible pour le
choix du temps. Le jury n’a accepté que la traduction au passé
simple » (CAPES 2009), « seul le passé simple était possible ici »
(AE 2011).
Le P.P.C. était « erroné » (CAPES 2007), « incorrect » (AI 2008),
a été « sanctionné » (AI 2013), « rejeté » (CAPES 2004, CAPES
2007).
Traduction par un P.P.C.
Le P.P.C. « doit être choisi » (AI 2003), « s’impose » (AE 2007),
« on pouvait difficilement envisager d’autres formes que des
formes de passé composé » (AI 2015), « [La séquence
adverbiale] requiert […] le passé composé selon la norme
académique de l’espagnol » (AE 2012).
« Il était […] impensable ici d’employer un prétérit indéfini »
(CAPES 2011).
Dans certains cas, la possibilité de représenter l’événement de
deux façons différentes amène le jury à accepter les deux temps
(CAPES 2007, CAPES 2006, CAPES 2009, AE 2007, AE 2011,
AE 2012, AI 2012) :

Si le sultan vous a choisi, c’est que vous l’êtes, maître,


ont-ils répondu.
[…] Passé composé : l’emploi du présent, le style indirect
libre et la notion de choix peuvent ici justifier le recours au
passé composé.
Passé simple : le recours au passé simple peut ici se
justifier par l’idée d’un choix indiscutable réalisé dans un
temps révolu. (Choix de traduction AI 2012)

Le jury de l’AE 2006 se distingue de cette approche majoritaire.


Dans son rapport, l’acceptation des deux temps n’est pas justifiée
par la possibilité de donner deux représentations différentes à
l’événement mais par la prise en compte de la « norme
américaine » :
Dans l’emploi des temps de l’indicatif, le jury a accepté
aussi bien la norme péninsulaire (passé composé) que la
norme américaine (prétérit). […] Comme précédemment,
le jury a accepté le passé composé et le prétérit. (Thème AE
2006)

Ce choix du jury de l’AE 2006 soulève la question –


particulièrement prégnante dans le domaine hispanique – de la
relation entre norme et variation diatopique. Depuis une vingtaine
d’années, on le sait, la RAE et l’ASALE promeuvent une politique
linguistique panhispanique basée sur le principe d’une norme
« polycentrique » : refusant de présenter la langue d’un pays
comme le modèle panhispanique de l’espagnol, ces institutions ont
choisi, au travers notamment de la Nueva Gramática, de décrire en
détail les variantes diatopiques de chaque structure, en précisant le
jugement social qu’elles reçoivent dans chaque zone géographique
(cf. RAE & ASALE, 2010 : XLII-XLIII).
Dans le cas de la distinction entre P.P.S. et P.P.C., nous l’avons vu,
cette approche conduit à une description des deux temps très
différente de celle que l’on peut trouver dans les autres
grammaires de l’espagnol. Notons en outre que la variation décrite
dans la Nueva Gramática est d’une grande complexité et ne saurait
être réduite à une simple prédominance du P.P.S. en Amérique
latine. Ainsi, nous avons vu en 1.1 que, dans certaines zones
comme la Bolivie, c’est le P.P.C. qui peut prendre certaines des
valeurs du P.P.S. Dans ces zones, une phrase telle que Einstein ha
visitado España en 1923 n’est pas forcément perçue comme
anormale si elle est émise une autre année que 1923 (RAE &
ASALE, 2010 : 23.4.2c). Par ailleurs, force est de constater que les
emplois standards du P.P.C. couverts par le P.P.S. diffèrent d’une
zone à l’autre :

La forma canté admite empleos que pueden abarcar


también los característicos de he cantado en muchos países
americanos. En esas áreas lingüísticas son posibles, en
efecto, las dos opciones que se muestran en tales contrastes:
Mi hijo {sacó ~ ha sacado} sobresaliente en Matemáticas
alguna vez (perfecto de experiencia); Es la mejor novela
que {publicó ~ ha publicado} hasta ahora (perfecto
continuo); Se {convirtió ~ ha convertido} en un punto de
referencia para nuestros jóvenes (perfecto resultativo);
¡Cómo {creció ~ ha crecido} este muchacho! (perfecto de
hechos recientes o evidencial). Existen, sin embargo,
algunos casos particulares. Así, en el área rioplatense
alternan las dos opciones de Marta no {ha llegado ~ llegó}
todavía (perfecto continuo), mientras que en las demás
áreas se elige casi siempre la primera. (RAE & ASALE,
2010 : 23.5.2b)

Selon nous, la prise en compte de la norme panhispanique dans le


cadre de l’évaluation d’une traduction de concours pose trois
problèmes :
D’une part, elle implique d’admettre, dans tous les contextes,
non seulement le P.P.S. (y compris avec no… todavía –
espagnol ríoplatense) mais aussi le P.P.C. (espagnol bolivien).
Par ailleurs, elle impose de faire abstraction du « nivellement
supra-régional 3» que manifeste la langue littéraire dans tout le
domaine hispanique :

En términos generales, puede decirse que la oposición


peninsular hice / he hecho se manifiesta en proporciones
semejantes en la lengua literaria de todo el territorio de
habla española, mientras que en la lengua hablada se dan
importantes diferencias ; contrariamente a lo que ocurre en
España, la forma simple se emplea en América con notable
mayor frecuencia que la compuesta.
La aludida uniformidad, por lo menos cuantitativa, en el
empleo de ambas formas se debe seguramente a la
tendencia de nivelación suprarregional que manifiesta la
lengua culta y literaria en todo el ámbito del español. Pero
incluso en las obras literarias hispanoamericanas, sobre
todo cuando estas reflejan la naturalidad del habla
coloquial, se comprueba el uso ‘simple por compuesto’
discordante de la norma peninsular. (Cartagena, 1999 :
45.1.4.1.)
Enfin – et c’est sans doute le problème le plus important – elle
requiert une cohérence (i) entre les jurys des différents concours
et (ii) d’une année sur l’autre : ayant pris connaissance du
rapport du jury de l’AE 2006, un candidat pouvait légitimement
penser que l’emploi du P.P.S. serait toujours accepté dans les
traductions de concours. Or, nous venons de le voir, cela n’a pas
été le cas.

3 Choisir entre P.S. et P.C. en français :


l’ombre de la circularité
3. 1 La justification du choix des temps dans
les rapports de jury : quelques exemples
problématiques
Le premier rapport que nous analyserons dans cette section est
celui de la version du CAPES 2011. Nous copions ci-dessous un
extrait du texte proposé :

Papá me contó (1) que el Fresador Vila había salido de


Málaga en 1937. Su padre […] había montado en un carro
[…] a su hijo Jesús, que apenas tendría unos cinco o seis
años y que salió (2) de Málaga con los ojos abiertos de par
en par […]. Así lo fotografió (3) su padre frente a las
playas de El Palo el día que salían de la ciudad. […]
Todavía conservamos esa foto que desde que la vi (4) por
primera vez ya era de color sepia y tenía los bordes
comidos. A mí, ni entonces ni nunca después, me habló (5)
Jesús de aquel éxodo por la costa mediterránea […].
(Antonio Soler, Lausana, 2010 – Version CAPES 2011)

Pour traduire les cinq P.P.S. de ce texte, le jury a admis le P.S. et le


P.C. avec une préférence pour le P.S. en (1), le P.S. et le plus-que-
parfait 4 en (2) et (3), le P.C. en (4), et le P.C. et le plus-que-parfait
en (5). Comme nous l’avons vu en 1.3, ce jury s’appuie
exclusivement sur l’opposition entre « événement coupé du
présent » et « événement non coupé du présent » pour justifier ses
choix.
Les P.P.S. (4) et (5) faisaient par ailleurs l’objet d’une question de
« choix de traduction ». Comme il est de rigueur dans cette
épreuve, le jury de choix de traduction commence par analyser
l’emploi du P.P.S. dans le texte à traduire :

Les deux formes relevées dans le texte sont au passé


simple, « vi » est la première personne du singulier du
verbe « ver » et « habló » est la troisième personne du
singulier du verbe « hablar ». Ils font tous les deux
référence à des événements du passé (la découverte de la
photo du père de Jesús et le silence de ce dernier à
l’époque) que le locuteur pose comme révolus et coupés de
son présent. (Choix de traduction CAPES 2011)

Puis il justifie le choix du P.C. dans la traduction :

[…] nous ne sommes pas en présence d’un texte au style


littéraire soutenu et la présence de mots comme « papá »,
par exemple, au lieu de « mi padre » nous conduit à choisir
un passé composé pour traduire ces deux passés simples.
Ajoutons, en outre, que si le texte nous plonge dans le
passé, il y a un mouvement de remontée vers le présent
(« todavía conservamos » ; « ni entonces ni después », le
terme « después » n’est pas borné, c’est un après qui peut
remonter jusqu’au présent) : on ne fait donc pas violence au
texte en employant un passé composé. (Choix de traduction
CAPES 2011)

Intéressons-nous tout d’abord au critère utilisé dans les deux


rapports pour justifier le choix des temps en français : la
distinction entre « événement coupé du présent » et « événement
non coupé du présent ». Comme nous l’avons vu en 1.1 et 1.2, ce
critère ne permet pas d’expliquer les différences entre l’espagnol
et le français : si deux temps font l’objet de descriptions
rigoureusement identiques dans deux langues différentes, il est
impossible de comprendre pourquoi ces deux temps ne peuvent
pas systématiquement être traduits l’un par l’autre. Dans le rapport
de choix de traduction, cette difficulté conduit à une
contradiction : le jury commence par expliquer que le P.P.S. est
utilisé parce que les événements sont vus comme coupés du
présent puis indique qu’il faut le traduire par le P.C. parce que les
événements sont vus comme non coupés du présent…
Le second critère utilisé par le jury de choix de traduction –
l’opposition entre un P.C. oral et un P.S. littéraire – soulève quant à
lui le problème de la cohérence entre les deux jurys : si, comme
l’affirme le jury de choix de traduction, la présence de mots tels
que « papá » dans le texte espagnol doit amener à traduire les
P.P.S. par des P.C., comment justifier les P.S. recommandés par le
jury de version en (1) (la phrase où se trouve précisément le mot
« papá »), (2) et (3) ? Comment justifier son rejet du P.C. en (2) et
(3) ?
Les problèmes que nous relevons dans ces rapports confirment ce
que nous avons vu dans la première partie de cette étude : si les
descriptions traditionnelles paraissent adéquates lorsqu’on les
applique à une seule langue, la perspective contrastive en révèle
les insuffisances. Dans la version du CAPES 2011, force est de
constater qu’aucun des critères fournis par les grammaires ne
permet de justifier la traduction proposée par le jury :
l’opposition entre « événement coupé du présent » et
« événement non coupé du présent » ne permet pas
d’expliquer des choix différents dans les deux langues,
la distinction entre registre standard et registre soutenu ne
permet pas d’expliquer l’alternance entre P.S. et P.C. en
français,
la distinction entre « énonciation de discours » et
« énonciation historique » ne permet pas d’expliquer
l’emploi du P.S. dans un texte à la première personne.
Le deuxième rapport de jury sur lequel nous avons choisi de nous
pencher est celui de la version de l’AI 2004 :

Mi nombre – comenzó (1) a decir – es don Felipe Amor.


Provengo de una antigua familia granadina que, por viejas
discordias de este reino, pasó (2) a tierra de cristianos y fue
(3) a radicarse en Lucena, donde yo soy nacido (4). ¡Nunca
saliera de allí! ¡Nunca hubiera vuelto a este viejo solar de
mis padres! Lo hice (5), impulsado por las dos alas de la
ambición y de la soberbia. (Francisco Ayala, San Juan de
Dios, 1947 – Version AI 2004)

Dans cet extrait, le jury choisit le P.S. pour traduire les P.P.S. (1),
(2) et (3). Pour justifier ce choix, il met en avant le registre
soutenu du discours de don Felipe Amor :

Cette phrase invite à réfléchir sur la traduction du prétérit


espagnol. Le discours, certes, est oral, mais l’écriture ne
porte guère la marque de l’oralité […]. Le passé composé
était donc malvenu en français. Plus grave, le manque de
cohérence globale dans l’utilisation des temps a pénalisé
certaines copies. (Version AI 2004)

Pour traduire le P.P.C. (4) et le P.P.S. (5), le jury a recours au P.C.


La traduction de (4) ne fait pas l’objet d’une justification
spécifique. Pour (5), le jury s’appuie sur la distinction entre
« événement coupé du présent » et « événement non coupé du
présent » :

Un passé composé n’était pas déplacé dans cette phrase,


puisque le fait rapporté a des conséquences sur le moment
de l’énonciation. (Version AI 2004)

On retrouve dans ce rapport les deux critères utilisés par le jury de


choix de traduction du CAPES 2011 : l’opposition entre
« événement coupé du présent » et « événement non coupé du
présent » et la distinction entre registre soutenu et registre
standard. Comme dans le rapport du CAPES 2011, ces deux
critères débouchent sur des contradictions. Présenté comme
« malvenu » pour des raisons de registre dans les commentaires
concernant la deuxième phrase du texte, le P.C. est pourtant utilisé
par le jury dans cette même phrase. Pénalisé par le jury, « le
manque de cohérence globale dans l’utilisation des temps » est
difficile à distinguer de l’alternance entre P.S. et P.C. préconisée.
Enfin, si la traduction du P.P.S. par un P.C. en (5) se justifie par les
liens entre l’événement rapporté et le présent d’énonciation,
comment expliquer que le P.P.C. soit difficilement recevable dans
la phrase espagnole ?
Le P.P.C. (4) soy nacido est particulièrement intéressant à
commenter. En espagnol contemporain, seuls deux choix sont
possibles ici : le P.P.C. he nacido et le P.P.S. nací – cette deuxième
forme étant la forme non marquée 5. Si Francisco Ayala a recours
à la forme soy nacido, c’est avant tout pour son caractère
archaïsant. En d’autres termes, il ne choisit pas un P.P.C. contre un
P.P.S. mais une forme archaïsante contre une forme non
archaïsante. En français, le choix d’un P.C. ne reflète pas ce parti-
pris stylistique : bien que non orthonymique 6, le P.S. je naquis
aurait pu être choisi ici pour donner à la traduction cette teinte
ancienne recherchée par l’auteur.
On remarquera pour finir que la traduction proposée par le jury de
l’AI 2004 met en question, comme celle du jury du CAPES 2011,
la distinction entre « énonciation de discours » et « énonciation
historique » proposée par Benveniste (1966) : alors que le texte est
à la première personne et relève du discours direct, c’est le P.S.
que le jury choisit majoritairement.
Le dernier rapport que nous étudierons est celui de la version de
l’AI 2006 :

Pocas mujeres he visto (1) más arrogantes que María


Juana. […] Desde que la conocí (2), inspiróme (3) más
admiración que estima, pues algo va de escultura a persona.
Su airecillo presuntuoso no fue (4) nunca de mi agrado. Por
aquellos días no había empezado a engordar todavía, y así
su engreimiento no tenía la encarnación monumental que
ha tomado (5) después.
[…] Muerto su padre, Cristóbal Medina heredó (6) con sus
dos hermanos una pingüe fortuna. Casó (7) con mi prima
dos años antes de mi venida a Madrid, y hasta entonces no
habían tenido sucesión, ni después la han tenido (8)
tampoco. (Benito Pérez Galdós, Lo prohibido, 1885 –
Version AI 2006)
Dans sa traduction, le jury n’a recours au P.C. que pour rendre le
P.P.C. (1). Les P.P.C. (5) et (8) et l’ensemble des P.P.S. sont quant à
eux traduits par le P.S. :

[…] le jury a été surpris de constater que, pour beaucoup, le


temps du récit n’était pas clair. Pourtant, le fil conducteur
de ce récit autobiographique était le passé simple. Le passé
composé qui ouvre le texte est un constat établi après un
bilan rendu possible grâce à une rapide incursion dans le
temps, faite à partir du moment de l’énonciation, pour
remonter aussi loin que le permet la mémoire ; pocas
mujeres he visto fait donc référence au présent du
narrateur, si bien que l’on ne pouvait pas l’employer par la
suite en concurrence avec le passé simple. Il était encore
moins acceptable d’osciller en permanence entre passé
composé et passé simple, dans la mesure où, en français,
dans la langue écrite, seul le passé simple est accepté
comme temps du récit, au passé, en particulier lorsqu’il
s’agit d’évoquer des faits révolus, sans incidence aucune
sur le présent. (Version AI 2006)

On remarque dans cette citation une confusion entre langue-source


et langue-cible : commentant la proximité du premier P.P.C. avec
le présent d’énonciation, le jury conclut qu’il n’est pas possible de
« l’employer par la suite en concurrence avec le passé simple ».
Cette remarque ne peut concerner que la décision du jury de ne
plus avoir recours au P.C. dans sa traduction et non une logique
temporelle du texte espagnol qui interdirait de nouveaux P.P.C. :
en l’occurrence, deux P.P.C. vont être utilisés dans la suite du
texte, que le jury traduira – cas rarissimes – par des P.S.
Cette traduction des P.P.C. (5) et (8) par le P.S. était certes
envisageable (et nous verrons en 3.2.2. une explication possible de
ce choix du jury) mais le P.C. convenait lui aussi ici : en espagnol
comme en français, l’emploi du P.P.C. et du P.C. dans ces
exemples permet au narrateur de sortir de son récit au passé et de
faire le bilan, dans le présent, des kilos pris par María Juana au fil
des années en (5) et de l’absence de descendance du couple depuis
son mariage en (8).
En outre, contrairement à ce que sous-entend le jury de l’AI 2006,
rien ne s’oppose à ce que le P.S. et le P.C. alternent dans un même
texte. C’est même une pratique courante en littérature :

La lecture (des textes) révèle surtout l’extraordinaire


facilité avec laquelle on passe d’un système temporel à un
autre dans les narrations historiques. Ces changements ne
sont pas liés à d’importants changements stratégiques […]
mais sont probablement dus à de subtils changements
d’attitudes par rapport aux événements narrés. (Bronckart,
1985 – cité par Wilmet, 2007 : § 463)

3. 2 Discussion
Comme nous l’avons vu tout au long de cette étude, les
descriptions traditionnelles de l’opposition entre P.P.S. et P.P.C.
d’une part, et P.S. et P.C. d’autre part, ne permettent pas de rendre
compte des différences d’emplois en espagnol et en français. Dans
cette dernière partie de notre étude, nous proposons deux pistes de
réflexion pouvant servir de base à l’analyse contrastive de ces
temps dans les deux langues.

a Reconsidérer l’idée de « coupure par rapport


au présent » dans les deux langues
On aura remarqué que, dans nos commentaires sur la version de
l’AI 2006, nous avons eu recours à l’opposition entre « événement
non coupé du présent » et « événement coupé du présent » pour
expliquer l’effet de sens produit par le P.P.C. et le P.C. en (5) et
(8), par opposition à celui qu’auraient produit le P.P.S. et le P.S.
dans ces phrases. Si cette explication est satisfaisante pour décrire
les différences au sein d’une même langue, elle doit cependant être
affinée pour rendre compte des cas où l’espagnol et le français ne
coïncident pas : les deux langues n’envisagent pas l’idée de
« coupure par rapport au présent » de la même façon et il faut
chercher à comprendre ce qui les distingue.
Une piste possible est l’étude des localisateurs temporels les plus
fréquemment employés avec chacun des temps dans les deux
langues. Dans sa Grammaire critique du français, Wilmet (2007 :
§466 et 468) oppose les localisateurs « orcentriques » (centrés sur
le « moi – ici – maintenant ») aux localisateurs « lorcentriques »
(non centrés sur le « moi – ici – maintenant »). S’appuyant sur une
étude statistique, il remarque que les premiers se combinent
presque exclusivement avec le P.C. tandis que les seconds
s’utilisent majoritairement avec le P.S., tout en étant compatibles
avec le P.C. On trouvera ainsi presque exclusivement le P.C. avec
des localisateurs temporels tels que hier, avant-hier, il y a x
jours/semaines/mois/années, le mois dernier, la semaine passée,
aujourd’hui, cette semaine-ci, ce mois-ci, ce siècle-ci, et
majoritairement le P.S. avec la veille, l’avant-veille, le lendemain,
le surlendemain, cette semaine-là, ce mois-là, cette année-là, ce
siècle-là, l’autre année, le siècle précédent.
En espagnol, le P.P.C. est majoritairement employé avec les
localisateurs orcentriques incluant le moment de l’énonciation : on
le trouvera fréquemment avec hoy, esta semana, este mes, este
siglo et très rarement avec ayer, anteayer, hace x
días/semanas/meses/años, el mes pasado, la semana pasada. Avec
ces localisateurs orcentriques n’incluant pas le moment de
l’énonciation et avec les localisateurs lorcentriques, c’est le P.P.S.
que l’espagnol emploiera majoritairement.
La typologie des localisateurs temporels que nous venons de
présenter éclaire d’un jour nouveau les relations entre P.P.C., P.C.
et présent d’énonciation : alors que le français recourt au P.C. dès
lors que la période dans laquelle s’inscrit l’événement rapporté est
repérée par rapport au moment de l’énonciation, l’espagnol ne
recourt au P.P.C. que lorsque la période dans laquelle s’inscrit
l’événement rapporté inclut le moment de l’énonciation.

b Reconsidérer l’opposition entre « récit »


et « discours » pour décrire le français
La deuxième piste de réflexion que nous proposons concerne le
français et consiste en une reformulation de l’opposition entre
« énonciation de discours » et « énonciation historique » proposée
par Benveniste (1966).
Comme nous l’avons vu en 3.1. , cette opposition est bien trop
rigide pour rendre compte des emplois du P.S. et du P.C. :
contrairement à ce qu’elle prévoit, le P.S. est possible dans des
écrits reproduisant des discours oraux (cf. version AI 2004), il peut
se combiner avec la première personne (cf. versions CAPES 2011,
AI 2004, AI 2006) et il peut alterner avec le P.C., pourtant
caractéristique de « l’énonciation de discours » (cf. versions
CAPES 2011, AI 2004).
Si l’opposition formelle entre deux systèmes énonciatifs disjoints
ne résiste pas à l’épreuve des faits 7, il en va selon nous tout
autrement de la caractérisation stylistique de « l’énonciation
historique » proposée par Benveniste (1966) :

À vrai dire, il n’y a même plus alors de narrateur. Les


événements sont posés comme ils se sont produits à mesure
qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire. Personne ne
parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes.
Le temps fondamental est l’aoriste, qui est le temps de
l’événement hors de la personne du narrateur. (Benveniste,
1966 : 241)

Pour nous, c’est cette caractérisation stylistique qu’il faut retenir


du modèle de Benveniste (1966) : introduisant une distance à la
fois temporelle et psychologique entre le présent de l’énonciation
et l’événement rapporté, le P.S. caractérise un certain type de
narration en français. C’est un temps littéraire, « surchargé de
connotations livresques » (Wilmet, 2007 : §469), que l’on utilise
lorsque l’on veut relater des faits anciens, de façon objective, en
s’effaçant du récit. Les particularités formelles des textes dans
lesquels apparaît le P.S. (domination de la troisième personne et
des temps du passé, rareté de la première personne, etc.) ne sont
pas des conditions nécessaires à son emploi mais sont corrélées à
sa valeur stylistique. C’est cette valeur stylistique qui selon nous
explique le choix du jury de version de l’AI 2006 de traduire au
P.S. la totalité du texte de Galdós à l’exception de la première
phrase : engagé dans une narration au passé, le jury conserve le
temps qui caractérise stylistiquement le type de texte qu’il a choisi
de produire.
Conclusion
On trouvera ci-dessous un tableau synthétisant les deux pistes de
réflexion que nous venons de proposer :

Tableau 1. 1 . Synthèse

Précisons que cette proposition ne prétend pas résoudre l’ensemble


des problèmes soulevés dans cette étude : elle demande à être
consolidée par une analyse de corpus et par une définition plus
opératoire de la valeur stylistique du P.S. français.

Glossaire
Énonciation : acte individuel d’utilisation de la langue, qui suppose une situation
d’énonciation (locuteur, interlocuteur, cadre spatio-temporel). Le linguiste E. Benveniste
oppose l’énonciation historique (ou récit) à l’énonciation de discours (ou discours).
L’énonciation historique ne comporte aucune référence à la situation d’énonciation : les
faits semblent se raconter d’eux-mêmes. L’énonciation de discours est au contraire
ancrée dans la situation d’énonciation : un sujet s’énonce comme locuteur et s’adresse à
un destinataire.
Interlinguistique : qui s’établit entre deux ou plusieurs langues.
Marqué / non marqué : dans une opposition entre deux termes, le terme « marqué »
possède une particularité que le terme « non marqué » ne possède pas.
Nivellement supra-régional : atténuation de la variation diatopique.
Orthonymie : une expression est dite « orthonymique » lorsqu’elle est perçue comme la
façon la plus ordinaire, la plus banale, de désigner un référent dans une langue donnée.
Panhispanique : relatif à l’ensemble des peuples de langue espagnole.
Variation diaphasique : variation linguistique selon la situation de communication
(variation de registre et/ou de style).
Variation diatopique : variation linguistique selon la zone géographique.

Bibliographie
BEDEL , J.M. (1997), Grammaire de l’espagnol moderne, PUF, Paris.
BENVENISTE , E. (1966), Problèmes de linguistique générale, I, Gallimard,
Paris.
BOUZET , J. (1958), Grammaire espagnole, Belin, Paris.
CARTAGENA, N . (1999), « Los tiempos compuestos », dans I. Bosque & V.
Demonte (dir.) , Gramática descriptiva de la lengua española, Espasa Calpe,
Madrid.
GARDES-TAMINE, J. (1990), La Grammaire, 2) Syntaxe, Armand Colin, Paris.
GERBOIN, P. & LEROY, C. (1994), Grammaire d’usage de l’espagnol
contemporain, Hachette, Paris.
GREVISSE, M. & GOOSSE, A. (2008), Le bon usage, De Boeck-Duculot,
Bruxelles.
POTTIER, B., DARBORD, B. & CHARAUDEAU, P. (2006), Grammaire explicative
de l’espagnol, Armand Colin, Paris.
REAL ACADEMIA ESPAÑOLA (1973), Esbozo de una nueva gramática de la
lengua española, Espasa Calpe, Madrid.
REAL ACADEMIA ESPAÑOLA & ASOCIACIÓN DE ACADEMIAS DE LA LENGUA
ESPAÑOLA (2010), Nueva gramática de la lengua española – Manual, Espasa,
Madrid.
RIEGEL, M., PELLAT, J.C. & RIOUL, R. (1994), Grammaire méthodique du
français, PUF, Paris.
WEINRICH, H. (1973), Le Temps, Éditions du Seuil, Paris.
WILMET, M. (2007), Grammaire critique du français, De Boeck, Bruxelles.

Notes de bas de pages


1. Variation linguistique selon la zone géographique.
2. Pour cette étude, nous avons travaillé sur les rapports des jurys
de thème, de version et de choix de traduction de l’agrégation
externe (AE), de l’agrégation interne (AI) et du CAPES externe
d’espagnol de 2003 à 2016.
3. Atténuation de la variation diatopique.
4. Faute de place, nous n’analyserons pas les cas de traduction
d’un P.P.S. par un plus-que-parfait.
5. Dans une opposition entre deux termes, le terme « marqué »
possède une particularité que le terme « non marqué » ne possède
pas.
6. Une expression est dite « orthonymique » lorsqu’elle est perçue
comme la façon la plus ordinaire, la plus banale, de désigner un
référent dans une langue donnée.
7. On trouvera des analyses critiques du modèle proposé par
Benveniste (1966) dans Riegel et al. (1994 : 593-594) et Wilmet
(2007 : §463).
Exemple de sujet

Énoncé
Aunque tiene muchos elementos en común con El
misterio de la cripta embrujada y con su continuación,
El laberinto de las aceitunas, ambos publicados con
anterioridad, Sin noticias de Gurb es sin duda el libro
más excéntrico de cuantos he escrito, probablemente
porque no es en rigor un libro, o no nació con la
voluntad de serlo. Mi amigo Xavier Vidal-Folch,
entonces director en Cataluña del diario El País, solía
proponerme una o dos veces al año que le escribiera
algo para su periódico, a lo que yo sistemáticamente
me negaba, porque siempre he sentido un miedo cerval
ante el elemento más característico del periodismo: el
inapelable plazo de entrega. Escribo con mucha
lentitud y me ha sucedido más de una vez acabar un
libro y volverlo a empezar desde la primera frase
porque no me gustaba el resultado, con el retraso
fácilmente imaginable. Es éste un privilegio al que
siempre me he propuesto no renunciar, pero al que he
renunciado en más de una ocasión, sin que pueda
justificar qué me impulsó a hacerlo; tal vez un
insensato afán de ponerme a prueba. Y siempre que he
obrado así, en contra de mi propio parecer, las
consecuencias han sido peores de lo que yo había
temido. Sea como sea, en una ocasión como tantas
otras, la incitación de Vidal-Folch me encontró mejor
predispuesto, o quizá sin nada entre manos, y le
prometí, como mínimo, pensar en el asunto.
Eduardo Mendoza, Sin noticias de Gurb [nota del
autor], Seix Barral, 1991.
Après avoir rappelé les valeurs et emplois du passé
composé et du passé simple en espagnol et en
français, vous commenterez l’effet produit par l’un
et l’autre dans les séquences « Sin noticias de Gurb
es sin duda el libro más excéntrico de cuantos he
escrito, probablemente porque no es en rigor un
libro, o no nació con la voluntad de serlo » (l. 2-4) et
« Es éste un privilegio al que siempre me he
propuesto no renunciar, pero al que he renunciado
en más de una ocasión, sin que pueda justificar qué
me impulsó a hacerlo » (l. 10-12). Vous justifierez
ensuite la façon dont vous avez traduit ces
occurrences en français.

Proposition de corrigé
[ Identification]
He escrito , me he propuesto et he renunciado sont
conjugués à la première personne du singulier du
passé composé (verbes escribir, proponerse et
renunciar) ; nació et impulsó sont conjugués à la
troisième personne du singulier du passé simple
(verbes nacer et impulsar).

[ Problématique]
Le sujet nous invite à exposer les valeurs et emplois
du passé composé et du passé simple en espagnol et
en français.
[Le passé composé et le passé simple en
espagnol]
En espagnol, le passé composé (« pretérito perfecto
compuesto ») et le passé simple (« pretérito
indefinido », « pretérito perfecto simple ») sont
clairement distingués dans la langue parlée dans la
péninsule et dans la langue littéraire. Indiquant tous
deux une action achevée dans le passé, ils se
différencient dans la façon dont ils représentent la
relation entre cette action et le présent de
l’énonciation :
- La forme composée marque une antériorité à
l’intérieur de la période présente : l’événement
rapporté s’inscrit dans un intervalle ayant débuté à
un moment du passé et se prolongeant jusqu’au
moment de l’énonciation, il appartient à l’actualité
du locuteur.
- La forme simple indique seulement l’antériorité
par rapport au moment de l’énonciation :
l’événement rapporté s’inscrit dans une période
révolue, il est coupé du présent du locuteur.
La distinction entre passé composé et passé simple
se neutralise au profit de la forme simple en Galice,
aux Asturies et dans la plupart des pays
d’Amérique latine, et au profit de la forme
composée dans le parler vulgaire de Madrid.

[Le passé composé et le passé simple en


français]
En français, le passé simple a pratiquement disparu
de l’usage oral et est en recul à l’écrit. La forme non
marquée pour référer à une action achevée avant le
moment de l’énonciation est le passé composé.
Le passé simple est un temps littéraire, surchargé de
connotations livresques, qui caractérise un certain
type de narration. Introduisant une distance à la
fois temporelle et psychologique entre le présent de
l’énonciation et l’événement rapporté, il est utilisé
pour relater des faits anciens, de façon objective.
Dans les narrations où il s’oppose au passé simple,
le passé composé marque un lien entre l’événement
rapporté et le moment de l’énonciation.
L’espagnol et le français n’envisagent pas la
« coupure par rapport au présent » de la même
façon : alors que le français recourt au passé
composé dès lors que la période dans laquelle
s’inscrit l’événement rapporté est repérée par
rapport au moment de l’énonciation, l’espagnol n’a
recours au passé composé que lorsque la période
dans laquelle s’inscrit l’événement rapporté inclut
le moment de l’énonciation.

[Application : analyse des exemples du texte,


traduction et justification de la traduction]
Dans es sin duda el libro más excéntrico de cuantos
he escrito, le locuteur évoque une période de temps
non révolue, qui commence au moment où il a écrit
son premier livre et qui inclut le moment de
l’énonciation. Il en va de même dans siempre me he
propuesto no renunciar, où l’adverbe siempre situe le
procès dans une période de temps ayant commencé
dans le passé et se poursuivant au moment de
l’énonciation. Avec al que he renunciado en más de
una ocasión, c’est sur le résultat du procès dans le
présent que le locuteur veut mettre l’accent et non
sur son déroulement dans le passé. Ainsi s’explique
l’emploi du passé composé dans ces trois séquences.
Dans no nació con la voluntad de serlo et sin que
pueda justificar qué me impulsó a hacerlo, le
locuteur situe les deux événements évoqués dans
une période révolue, sans considérer leurs effets
dans le présent. Les procès sont vus comme coupés
du moment de l’énonciation. Ainsi s’explique
l’emploi du passé simple dans ces deux séquences.
Il est intéressant de remarquer que, dans ces
exemples, la forme composée désigne une action
objectivement antérieure à celle indiquée par la
forme simple : la naissance de Sin noticias de Gurb (
nació) est postérieure à la rédaction des précédents
livres d’Eduardo Mendoza ( he escrito), le fait de se
proposer de ne pas renoncer à la liberté ( me he
propuesto no renunciar) est antérieur au
renoncement ( qué me impulsó a hacerlo).
Du point de vue stylistique, les séquences qui
viennent d’être analysées ne se caractérisent pas par
une volonté de distanciation de la part du locuteur :
le va-et-vient entre évocation du présent et
évocation du passé serait difficilement compatible
avec l’effacement énonciatif que supposerait
l’emploi du passé simple en français. C’est donc le
passé composé que nous choisirons pour traduire
l’ensemble des exemples en français.
Nous proposons :

Sin noticias de Gurb est sans aucun doute le


livre le plus excentrique de ceux que j’ai
écrits, probablement parce que ce n’est pas à
proprement parler un livre ou parce qu’il
n’est pas né avec la volonté d’en être un.
C’est un privilège auquel je me suis toujours
proposé de ne pas renoncer, mais auquel j’ai
renoncé à plus d’une occasion, sans qu’il me
soit possible de justifier ce qui m’a poussé à le
faire.
CHAPITRE 2
La traduction
de l’indicatif inactuel

SOMMAIRE
Introduction p. 49
1 Cadre théorique p. 51
2 Différences entre le français et l’espagnol p. 57
Conclusion p. 71

David Macías Barrés (Université Jean Moulin - Lyon III/CEL-


EA 1663)

Introduction
Les erreurs en traduction, tout comme les erreurs de production,
sont liées au stade d’acquisition de l’apprenant. En effet, lors de la
mise en texte, la L1 1 peut produire des interférences au niveau de
la grammaire de la L2 2. De plus, nous pensons que, dans le cas
spécifique de la traduction, l’input visuel du texte de départ peut
renforcer l’apparition desdites erreurs. Dans Macías Barrés (2013)
nous avons identifié certains problèmes d’acquisition lors de la
production écrite en espagnol d’un échantillon d’apprenants
francophones, issus de la deuxième année de licence LLCER.
Dans ledit travail, nous nous sommes intéressé à l’emploi
« bizarre » de certains temps verbaux de l’espagnol dans des
journaux intimes écrits par les apprenants pendant un semestre.
Nous qualifions ces emplois de « bizarres » car, bien que les
apprenants aient appliqué les règles enseignées, l’emploi semble
inapproprié pour le locuteur natif. Aussi, nous nous sommes
proposé d’étudier le système qui régit les temps verbaux et,
notamment, les microsystèmes où ces erreurs apparaissaient.
Les erreurs des apprenants mettent en évidence des différences
d’emploi des deux systèmes (espagnol et français) qui, souvent,
passent inaperçues lors du processus d’enseignement et que les
apprenants sont censés acquérir et déchiffrer par des méthodes
inductives 3. De plus, en général, ces différences sont peu abordées
dans les manuels de grammaire, en particulier ceux qui n’ont pas
une approche contrastive. À titre d’exemple, observons l’emploi
de l’Imparfait de l’indicatif espagnol 4 dans les énoncés suivants
produits par des apprenants francophones et cités dans Macías
Barrés (2013 : 443 - 451) :

Dans (1) – (3) les étudiants ont utilisé l’Imparfait de l’indicatif


espagnol (dorénavant Imperfecto de indicativo) dans un contexte
où le français, en tant que système, emploierait plutôt l’Imparfait
de l’indicatif. Or nous pensons que, dans ces contextes, un
locuteur hispanophone emploierait plutôt le Passé simple espagnol
(dorénavant Pretérito indefinido 5). Ces asymétries entre les deux
systèmes existent avec d’autres temps verbaux de l’indicatif.
Dans ce travail nous présenterons dans une première partie, et de
manière succincte, le cadre théorique déjà proposé par rapport à
l’emploi des temps verbaux pour le marquage spatio-temporel
dans Macías Barrés (2013 et 2016), laissant un peu de côté les
valeurs aspectuelles. Ensuite, adoptant une approche contrastive,
nous nous centrerons sur l’organisation des temps verbaux de
l’indicatif inactuel 6 en espagnol ( Imperfecto de subjuntivo,
Imperfecto de indicativo et Condicional) et en français (Imparfait
de l’indicatif et Conditionnel). En effet, nous verrons les tendances
dans les deux langues tout en soulignant certains emplois propres à
chaque système et leur application pratique en traduction.

1 Cadre théorique

1. 1 Ancrage spatio-temporel par le biais


des temps verbaux en espagnol
et en français
Le locuteur situe le procès 7 dans l’espace-temps en fonction d’un
point de repère. Par défaut ce repère est l’espace-temps occupé par
lui-même (le présent, c’est-à-dire son ici/maintenant), mais pas
toujours. D’une part, nous ferons allusion à l’espace occupé par le
locuteur à travers le terme espace épistémique 8et, d’autre part,
nous utiliserons centre (ou espace) déictique 9 pour faire allusion à
celui à partir duquel le locuteur décide d’organiser son discours 10.
Ces deux espaces peuvent coïncider mais véhiculent un signifié
différent. Il faudra également tenir compte de deux paramètres
pour cette proposition théorique : l’opposition avant vs après, qui
nous permettra de différencier le passé/antérieur/rétrospectif et le
futur/postérieur/prospectif ; et l’opposition devant vs derrière, qui
nous permettra de distinguer des paliers 11 (ou des plans) 12.
Le centre déictique 13 choisi par le locuteur correspond à un point
0, donc central. Chaque palier (indicatif actuel, indicatif inactuel et
subjonctif) en possède un et, pour les différencier, nous utiliserons
les chiffres 1, 2 et 3 sous forme de puissances. Ainsi, pour le palier
1, le Presente de indicativo (Présent de l’indicatif en français) est
le point 0 1 ; pour le palier 2, le Imperfecto de indicativo (Imparfait
de l’indicatif en français) correspond à 0 2 ; et, pour le palier 3, le
Presente de subjuntivo (Présent du subjonctif en français)
correspond à 0 3. Ce qui se situe avant le point central est
interprété comme passé (x < 0) ; ce qui se situe après, comme
futur (x > 0). Le passé se situe donc avant et le futur plutôt après.
Dans les tableaux suivants nous verrons, d’abord, la façon dont le
marquage spatio-temporel se fait en espagnol littéraire et, ensuite,
les tendances en français.

Tableau 2. 1 . Paliers et situation spatio-temporelle en espagnol

Le tableau 2.1 met en évidence des particularités de l’espagnol,


présentes dans les textes de version, que le candidat devra pouvoir
restituer dans sa traduction en français. Au niveau du deuxième
plan, l’indicatif inactuel, il existe une organisation tripartite : le
Imperfecto de subjuntivo marque l’antériorité par rapport au
Imperfecto de indicativo ; le Condicional, lui, marque la
postériorité par rapport au Imperfecto de indicativo. Par ailleurs,
nous pouvons constater que les deux formes de Imperfecto de
subjuntivo (forme en – ra et en – se) possèdent des frontières
perméables entre le deuxième plan et le troisième plan. En effet,
comme l’indiquent RAE et ASALE (2010 : 457), il y a peu de
contextes qui excluent une forme au détriment de l’autre 14. Enfin,
le Futuro de subjuntivo, au niveau du troisième plan, est utilisé
presque exclusivement dans des textes à tendance archaïsante et en
particulier en espagnol juridique et administratif, par exemple :
Quedarán prohibidas las prácticas de los precios que tuvieren por
objeto asegurar a determinados usuarios una posición
privilegiada (RAE & ASALE, 2010 : 459-460).
Le tableau 2.2 montre certaines particularités par rapport au
français contemporain. Nous pouvons constater que certains temps
verbaux sembleraient être moins utilisés au détriment d’autres, par
exemple le Présent du subjonctif plutôt que l’Imparfait du
subjonctif (au niveau du troisième plan) et le Passé composé plutôt
que le Passé simple (au niveau du premier plan). Par rapport au
deuxième plan, l’opposition tripartite de l’espagnol semblerait
correspondre, en français contemporain, à une opposition bipartite.

Tableau 2. 2 . Paliers et situation spatio-temporelle en français


contemporain. Tendances

Dans ces tableaux nous n’avons pas fait allusion aux formes
composées de chaque temps verbal. Comme l’indique Camprubi
(2001 : 125-126), au niveau aspectuel, elles sont l’équivalent
accompli de la forme simple non-accomplie. Aussi, nous situons
les formes composées au niveau de l’espace-temps de leur forme
simple. À cause de cette nuance aspectuelle, les formes composées
son interprétées, par inférence pragmatique, comme antérieures
par rapport à la forme simple du temps verbal, comme nous le
verrons ci-dessous :

Tableau 2. 3 . Formes simples vs formes composées : différences


aspectuelles
Il faut aussi ajouter l’opposition aspectuelle perfectif vs
imperfectif. Pour nous, celle-ci se différencie de l’opposition
accompli vs non-accompli à deux niveaux. Tout d’abord,
l’opposition perfectif vs imperfectif est héritée du latin et
correspond respectivement à l’opposition perfectum vs infectum
(Darbord & Pottier, 1994 : 164). Ensuite, l’opposition perfectif vs
imperfectif s’applique aux temps verbaux simples. En effet, étant
héritée du latin et ce dernier n’ayant que des formes simples, nous
ne pensons pas que cette opposition puisse s’appliquer aux formes
composées. Comme Boix (2008 : 11-13) le suggère, nous
différencions le Pretérito indefinido (par exemple Pedro llegó a
Caracas) du Pretérito perfecto (par exemple Pedro ha llegado a
Caracas). Pour cet auteur, le premier temps verbal est perfectif 15
et le deuxième non 16.

1. 2 La mise en relief de Weinrich (1973)


et la mise en perspective de Noyau (1997)
Comme nous pouvons le voir dans les tableaux 2.1 et 2.2,
l’opposition devant vs derrière permet de rendre saillants (donc
mettre en relief) certains procès par rapport à d’autres. Situer les
procès au niveau du premier plan ( devant) permettra de signaler
qu’ils sont plus importants que les autres. Les procès au niveau du
deuxième plan permettront, quant à eux, de poser le cadre ou tisser
la toile de fond de la narration. Finalement, les procès au niveau
du troisième plan sont subordonnés aux plans précédents. Ce
procédé a été appelé mise en relief (Weinrich, 1973) ou mise en
perspective (Noyau, 1997).
Weinrich (1973) a proposé la notion de mise en relief par rapport à
l’organisation des temps verbaux dans le texte ( temps narratifs vs
temps commentatifs). Benhamamouch (2005 : 164) définit cette
notion comme la possibilité des temps verbaux de « donner du
relief à un texte, projetant au premier plan certains contenus et
reléguant les autres à l’ombre du deuxième plan » 17. Cette
opposition premier plan vs deuxième plan peut se combiner avec
l’opposition actuel vs inactuel (Luquet, 2004). Les temps verbaux
de l’actuel se situeraient au niveau du premier plan et ceux de
l’inactuel plutôt derrière ce premier plan. Les temps de l’indicatif
actuel coïncident avec le premier plan (palier 1), derrière se
placeraient les temps de l’indicatif inactuel (palier 2) et ensuite
ceux du subjonctif (palier 3), comme nous le proposons dans le
tableau 2.4 :

Tableau 2. 4 . Paliers, temps verbaux de l’espagnol et ancrage spatio-


temporel

Noyau (1997a), en s’inspirant probablement de Weinrich (1973),


propose le terme mise en perspective pour faire allusion à
l’apprenant qui, pendant son processus d’acquisition de la L2 18,
marque le premier plan et le deuxième plan de la narration à
travers la morphologie verbale. Pour Noyau (1997b), la mise en
perspective est la manière dont les procès sont présentés en
fonction des trois facteurs suivants : 1) l’espace épistémique (celui
occupé par le locuteur), 2) la situation spatio-temporelle du procès
et 3) l’information aspectuelle du procès 19.
La mise en relief de Weinrich (1973 : 33) et la mise en perspective
de Noyau (1997a et 1997b) 20 permettent au locuteur de présenter
les procès et d’organiser le texte (oral ou écrit). Les procès qui se
présentent au niveau du premier plan (à travers l’indicatif actuel)
sont présentés comme plus réels, plus assertifs et plus
vraisemblables. Il s’agit des informations les plus importantes de
la narration. Les procès du deuxième plan (palier 2) sont
considérés comme des informations secondaires et tissent la toile
de fond (ou posent le cadre) où se développent les procès de
l’indicatif actuel (palier 1). Finalement les procès du troisième
plan (palier 3) sont présentés comme plus virtuels et/ou
subordonnées aux deux autres plans.
2 Différences entre le français
et l’espagnol
2. 1 Mise en perspective dans le texte
(oral et écrit) en espagnol et en français
comme L1s21
Lors de la mise en perspective, nous l’avons vu, le locuteur fait
interagir les relations temporelles et aspectuelles des procès pour
« construire » sa narration. Noyau (1997a et 1999), Noyau et
Paprocka (2000), De Lorenzo Rosselló (2002) et Noyau et al.
(2005) ont étudié l’acquisition de la morphologie verbale de
l’espagnol et du français comme L1s 22. Elles ont observé que, à
l’oral, le locuteur hispanophone a tendance à se servir davantage
de la mise en perspective que le francophone. En effet, comme
nous pouvons le constater dans le tableau 2.5, le locuteur
francophone se sert moins de la mise en perspective que
l’hispanophone. D’après De Lorenzo Rosselló (2002 : 394), le
francophone tend à utiliser le Présent de l’indicatif au niveau du
premier plan et au niveau du deuxième plan (cf. tableau 2.5).
Donc, l’allocutaire francophone doit obtenir les informations
temporelles par inférence pragmatique, c’est-à-dire à partir du
co(n)texte 23. Le locuteur hispanophone, en revanche, se sert plus
de la mise en perspective que le francophone. Le locuteur
hispanophone tend à utiliser le Pretérito indefinido au premier
plan et le Imperfecto de indicativo au deuxième plan. Ainsi,
l’allocutaire hispanophone attend que le locuteur marque ces plans
spatio-temporels par le biais de ces temps verbaux lors de la mise
en discours. C’est ce qui expliquerait que, lorsque le locuteur ne le
fait pas, l’allocutaire perçoit le discours comme « bizarre ».

Tableau 2. 5 . Temps verbaux utilisés en français et en espagnol comme


L1
De Lorenzo Rosselló, 2002 : 394

Dans les textes écrits, nous retrouvons un phénomène semblable.


Effectivement, dans le texte écrit français certaines informations
temporelles sont interprétées par inférence pragmatique (par
example à partir des informations aspectuelles et modales) alors
qu’en espagnol ces informations temporelles sont marquées à
l’aide des temps verbaux, comme nous le verrons par la suite.
Inspirés par Tricás Precker (1995 : 120-128), nous pouvons
identifier les différences suivantes par rapport aux textes écrits en
français et en espagnol :
En français, l’allusion à certains procès peut se faire par le biais
d’un syntagme nominal ( Formidable renversement de
situation). L’hispanophone, lui, préférera faire allusion à ces
procès à travers un syntagme verbal ( La situación ha sufrido
un vuelco notable).
Le francophone tend à utiliser des formes verbales
impersonnelles (infinitif, participe présent, participe passé) pour
exprimer des procès subordonnés ( En achetant une maison à
la campagne, il serait plus content). L’hispanophone, par
contre, préférera utiliser des formes verbales personnelles ( Si él
comprara una casa en el campo, estaría más contento).
Certains temps verbaux sont utilisés différemment en français et
en espagnol.
Nous nous centrerons sur ce dernier point, notamment par rapport
aux temps verbaux de l’indicatif inactuel.

2. 2 Traduction des temps verbaux


de l’indicatif inactuel
a Remarques générales
Dans les deux langues les temps verbaux de l’indicatif inactuel
marquent le deuxième plan et le point central 0 2 correspond en
espagnol au Imperfecto de indicativo et en français à l’Imparfait de
l’indicatif. Cependant, à la lumière de ce qui a été dit
précédemment, nous pouvons dire qu’en espagnol l’opposition est
tripartite : le Imperfecto de indicativo marque le point central, le
Imperfecto de subjuntivo (notamment la forme en – ra) marque l’
avant et le Condicional marque l’ après par rapport à ce point
central. En français l’opposition est plutôt bipartite : l’Imparfait de
l’indicatif marque le point central et le Conditionnel ce qui ne l’est
pas.

b Imparfait de l’indicatif en français vs Pretérito


indefinido en espagnol
Comme nous l’avons déjà exposé dans Macías Barrés (2013 : 311-
316), les tendances du français contemporain produisent des
interférences lors de la production des apprenants de l’espagnol.
Ces interférences nous montrent que l’Imparfait de l’indicatif
permet de faire allusion à des procès qui, en espagnol, se
situeraient au niveau du passé du premier plan comme nous
pouvons le voir dans (7) - (9) du corpus d’apprenants de
l’espagnol dans Macías Barrés (2013 : 443 - 451) :

Comme nous l’avons déjà dit, nous pensons qu’en espagnol, dans
ces contextes, la tendance est d’utiliser le Pretérito indefinido.
L’apprenant français tend à faire comme dans sa L1 et utilise
comme centre déictique le point central du deuxième plan ( x = 0
2) alors que, dans ce contexte, le locuteur hispanophone fait

allusion au procès en utilisant comme centre déictique le point


central du premier plan et marque la situation spatio-temporelle
antérieure/passée par rapport à celui-ci ( x< 0 1).
Ainsi, regardons l’énoncé (10) tiré d’un exercice de version :

Nous pensons que, dans ces contextes, en français l’information


temporelle est obtenue à partir du co(n)texte par inférence
pragmatique 24. Le système/langue de l’espagnol, lui, semble
préférer le Pretérito indefinido 25 plutôt que le Imperfecto de
indicativo.
Dans les manuels de traduction consultés (Besnard-Javaudin,
2013 ; Borda Lapébie, 2007 ; Boucher & Baró-Vanelly, 2001 ;
Díaz, 2004 ; Dorange, 2008 ; Garnier & Noyaret, 2003 ; Lavail,
2010 ; Tricás Precklerm 1995),nous n’avons pas trouvé assez
d’exemples de cette équivalence. Nous pensons que cette tendance
de l’Imparfait de l’indicatif se fait surtout en français oral
quotidien. Les textes en français sélectionnés à partir des manuels
de traduction sont surtout littéraires et journalistiques et, donc,
l’organisation du système verbal ressemble plus à celle de
l’espagnol, ce qui expliquerait que nous ayons trouvé si peu
d’exemples.

c Organisation du palier 2 en français et en espagnol


Dans cette section nous nous intéresserons aux temps verbaux du
palier 2. Concernant le Imperfecto de subjuntivo, nous nous
centrerons exclusivement sur ses valeurs indicatives. En effet, ce
temps verbal est complexe au niveau du signifiant (car il possède
deux formes : en – ra et en – se) et hybride au niveau du signifié
(entre le palier 2 et le palier 3). Comme nous l’avons déjà
expliqué, le palier 2 permet de tisser la toile de fond pour les
procès qui se situent au palier 1 de sorte que ces derniers soient
plus saillants au niveau de la narration (mise en perspective ou
mise en relief). Le Imperfecto de subjuntivo permet de marquer
l’antériorité par rapport au Imperfecto de indicativo (point 0 2) et,
par conséquent, également par rapport au Condicional. Nous
pouvons l’observer au niveau des structures hypothétiques
irréelles dans ces exemples suggérés par RAE et ASALE (2005) :

Nous avons pris ces exemples, même s’il est estimé que dans ces
contextes le Imperfecto de subjuntivo a une valeur subjonctive,
parce que ces structures permettent de mettre en évidence le
marquage avant vs après par rapport au Imperfecto de indicativo.
En effet, la protase représente une condition (donc, un procès
antérieur) pour que se produise l’apodose après (donc, un procès
postérieur). Le Condicional permet, donc, de marquer la
postériorité par rapport au Imperfecto de indicativo (point 0 2) et
aussi par rapport au Imperfecto de subjuntivo. Par rapport à
l’hypothèse irréelle, en français le marquage avant vs après se fera
par le biais de l’Imparfait de l’indicatif au niveau de la protase et
du Conditionnel au niveau de l’apodose : Si je gagnais au loto, je
m’achèterais une voiture.
Aussi, le Imperfecto de subjuntivo est utilisé dans des phrases
simples et des propositions principalesqui expriment un procès
moins assertif, notamment avec le verbe querer, par exemple
Quisiera pedirte un favor, mais aussi avec d’autres verbes modaux
( deber, poder, saber et valer). Comme nous pouvons le constater,
dans ces contextes, la forma en – ra du Imperfecto de subjuntivo,
et seule celle-là (RAE & ASALE, 2010 : 458), entre en
compétition avec les autres temps verbaux du palier 2, par
exemple ( Quisiera/Quería/Querría) pedirte un favor. Le
système/langue du français utilise l’Imparfait de l’indicatif si le
procès est présenté comme plus assertif et plus vraisemblable
parmi les choix proposés par le palier 2, par exemple Je voulais te
demander de me rendre service ; ou le Conditionnel si le procès
est présenté comme moins assertif, qu’il s’agisse d’une projection
dans le temps, par exemple Je voudrais te demander de me rendre
service, ou même une conjecture, par exemple On dirait qu’il est
malade. En effet, le point 0 2 est présenté comme la référence à
partir de laquelle s’organise le palier 2, ce qui explique qu’il soit
interprété comme plus assertif et plus vraisemblable par rapport au
Conditionnel.
Dans des phrases complexes, et concrètement en traduction,
l’étudiant se verra confronté à des textes en français contemporain
qui utilisent un marquage spatio-temporel bipartite au niveau du
palier 2 et devra restituer en espagnol un marquage tripartite, et
inversement, comme nous le verrons ensuite.

Palier 2 : Conditionnel en français vs marquage de l’antériorité par le biais du


Imperfecto de subjuntivo en espagnol

Comme nous pouvons le constater dans (12)-(17), dans ces


contextes le Conditionnel (forme simple ou composée) se traduit
par le Imperfecto de subjuntivo en espagnol (forme simple ou
composée). En effet, dans les énoncés en espagnol il faut marquer
l’antériorité mentale 27 (Delport, 1984 : 138) par rapport au centre
déictique.
Palier 2 : Conditionnel en français vs marquage de la postériorité par le biais du
Condicional en espagnol

Par ailleurs, dans les énoncés (18)-(23), nous pouvons constater


que le Conditionnel français peut faire allusion à un procès
postérieur au point central du palier 2 (0 2). Aussi, dans ce cas, il
coïncide avec la valeur du Condicional espagnol, sauf dans
l’énoncé (23b) où Diaz (2004 : 106-107) utilise plutôt la
périphrase verbale [aller + infinitif] à l’Imparfait de l’indicatif
pour marquer ainsi la postériorité par rapport au point central 0 2.

Palier 2 : système bipartite en français vs système tripartite en espagnol

À la lumière de ce qui a été dit précédemment, nous observons


que, au moment de traduire du français en espagnol, le
Conditionnel devra être restitué en espagnol par le biais du
Imperfecto de subjuntivo pour marquer l’antériorité ou du
Condicional pour marquer la postériorité par rapport au centre
déictique 0 2. Nous pouvons le constater dans les énoncés (24) et
(25) :

d Traduction de la mise en perspective


Par rapport à la mise en perspective au niveau du palier 2, le
système/langue de l’espagnol offre le choix suivant : l’emploi du
Imperfecto de subjuntivo, peut-être à cause de sa valeur hybride
(entre le palier 2 et 3), marque les procès comme secondaires
(Lunn & Cravens, 1991 : 149-150) et permet de mettre en relief
les autres. Les valeurs indicatives du Imperfecto de subjuntivo
peuvent correspondre en espagnol à deux autres temps verbaux : le
Imperfecto de indicativo, le Pluscuamperfecto de indicativo (la
forme composée du Imperfecto de indicativo) et le Pretérito
indefinido. Aussi, dans ces contextes, le Imperfecto de subjuntivo
peut se traduire respectivement par l’Imparfait de l’indicatif, le
Plus-que parfait de l’indicatif et le Passé simple en français.

Mise en perspective des procès : Imperfecto


de subjuntivo en espagnol vs Imparfait de l’indicatif
en français
Le Imperfecto de subjuntivo peut être traduit par le biais de
l’Imparfait de l’indicatif si, comme dans (26)-(31), le procès en
question pose le cadre dans lequel les procès du palier 1 ont lieu
et/ou si les procès occupent l’espace temporel de façon homogène.
Il faut signaler que dans (31), nous pensons que le participe
présent français correspond à l’Imparfait de l’indicatif.
Mise en perspective : Imperfecto de subjuntivo en espagnol vs Plus-que-parfait de
l’indicatif en français

Par ailleurs, le Imperfecto de subjuntivo peut être traduit aussi par


le Plus-que-parfait de l’indicatif, comme nous pouvons le
constater dans (32)-(37). En effet, la forme en – ra du Imperfecto
de subjuntivo provient du Plus-que-parfait de l’indicatif latin
(AMAVERAM), aussi peut-elle être utilisée à la place du
Pluscuamperfecto de indicativo en espagnol. Dû à la perméabilité
qui existe entre la forme en – ra et en – se, cette dernière peut
aussi alterner avec le Pluscuamperfecto de indicativo. Il faut
souligner, comme indiqué par RAE et ASALE (2010 : 458), que
cet emploi est fréquent dans la langue littéraire, dans les journaux
et également dans les essais. De plus, RAE et ASALE soulignent
que cette équivalence ne se produit pas dans les subordonnées 29
dites substantives, par exemple Me dijo que la convenciera
n’implique pas Me dijo que la había convencido.
Mise en perspective : Imperfecto de subjuntivo en espagnol vs Passé simple en
français

Finalement, comme l’indiquent RAE et ASALE (2010 : 458-459),


l’origine étymologique de la forme en – ra fait que le Imperfecto
de subjuntivo espagnol puisse également alterner avec le Pretérito
indefinidodans l’espagnol littéraire, journalistique et dans des
essais. En effet, comme le signalent Darbord & Pottier (1994 :
173) et Boix (2007 : 496), les deux temps verbaux ont hérité le
trait aspectuel perfectum du latin et, par conséquent, ce sont des
temps perfectifs 31, c’est-à-dire, vus dans leur globalité.
Cependant, l’emploi du Imperfecto de subjuntivo, dans le palier 2,
permet de mettre en relief les autres procès de l’énoncé. Nous
pouvons le constater dans (38)-(43) :
Dans (43) le syntagme nominal a été traduit par un syntagme
verbal comme suggéré par Tricás Preckler (1995 : 121-122). Dans
ce contexte le système verbal de l’espagnol offre plusieurs choix
pour traduire le syntagme nominal : ou bien, au palier 1,
l’information temporelle passée et la nuance aspectuelle accomplie
sont marquées par le biais du Pretérito anterior ; ou bien, toujours
au palier 1, la succession de procès est privilégiée par le biais du
Pretérito indefinido ( almorzar d’abord et decidir ensuite) ; ou
bien le Imperfecto de subjuntivo est utilisé et il est donc interprété
comme un procès perfectif qui se situe au deuxième plan/palier 2
pour mettre en relief les autres procès de l’énoncé.

Conclusion
Comme nous avons essayé de le démontrer, l’organisation des
temps verbaux de l’indicatif inactuel, dans les deux langues, a
évolué – et continue de le faire – de manière différente. Ainsi, la
production des apprenants francophones de l’espagnol nous
montre que, dans certains contextes, l’Imparfait de l’indicatif ne
s’utilise pas de la même manière que le Imperfecto de indicativo et
qu’il peut être traduit par le Pretérito indefinido. Nous pensons
que ces contextes sont propres à un français oral quotidien. En
français, il est envisageable de demander au retour des vacances
Alors, c’était bien les vacances ? ou même Alors, les vacances se
sont bien passées ? Cependant, la langue/système de l’espagnol
préfère dans ces deux contextes le Pretérito indefinido, ce qui nous
mènerait à une traduction telle que Entonces, ¿qué tal estuvieron
tus vacaciones? Par conséquent, en traduction, il faudra tenir
compte de cette possible équivalence entre l’Imparfait de
l’indicatif et le Pretérito indefinido.
Par ailleurs, le français littéraire semblerait s’organiser presque de
la même manière que l’espagnol, littéraire ou non. En effet, dans
un registre soutenu, le Passé simple et l’Imparfait du subjonctif
sont utilisés en français. En espagnol, ces deux temps verbaux ne
sont pas restreints au contexte littéraire et sont utilisés
quotidiennement à l’oral et à l’écrit, dans des registres soutenus ou
non. Il faudra également tenir compte de ces observations lors de
l’exercice de la traduction, qu’il s’agisse du thème ou de la
version.
En outre, au niveau de l’indicatif inactuel en espagnol régit une
opposition tripartite qui permet de marquer l’antériorité et la
postériorité par rapport au point central 0 2. En revanche, le
système/langue du français contemporain oppose ce point central 0
2 à ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire, il s’agit d’une opposition
bipartite. Aussi, le Conditionnel français peut correspondre à deux
temps verbaux en espagnol : le Imperfecto de subjuntivo et le
Condicional. Enfin, en espagnol, le Imperfecto de subjuntivo peut
être préféré à la place du Imperfecto de indicativo, du
Pluscuamperfecto de indicativo et du Pretérito indefinido afin de
marquer les procès comme secondaires et ainsi « mettre en relief »
les autres procès de l’énoncé. Ainsi, au moment de traduire les
temps de l’indicatif inactuel du français à l’espagnol, il faudra
restituer le système tripartite de l’espagnol à partir du système
bipartite qui semble régir le français contemporain et représenter
la mise en relief au niveau du texte cible qui corresponde le mieux
à celle du texte source.

Glossaire
Accompli vs non-accompli : liée à l’aspect verbal, cette opposition indique le degré de
réalisation du procès. Les formes composées véhiculent des procès accomplis alors que
les formes simples véhiculent des procès non-accomplis. Un procès accompli implique
des séquelles sur l’espace-temps utilisé comme repère, p. ex. Pedro ha llegado a
Caracas implique Pedro está en Caracas.
Actuel vs inactuel : liée à la situation spatio-temporelle du procès, cette opposition se
fonde sur la proximité du procès à l’espace épistémique (où se situe le locuteur) : le
présent. L’actuel est l’espace-temps le plus proche de celui-ci et, a contrario, l’inactuel
est le moins proche. Cette opposition permet de classer les temps verbaux en deux
groupes : ceux de l’actuel (ceux de l’indicatif actuel) et ceux de l’inactuel (ceux de
l’indicatif inactuel et du subjonctif).
Antériorité mentale : antériorité de conception, celle du mobile par rapport à l’acte
qu’il suscite.
Centre (ou espace) déictique : il désigne l’espace utilisé par le locuteur comme point
de repère pour organiser son discours.
Co(n)texte : ce terme regroupe deux notions : contexte et cotexte. Contexte désigne la
situation de communication dans laquelle un discours est produit. Cotexte, lui, désigne
l’environnement textuel de l’élément du discours analysé ou à analyser.
Espace épistémique : il désigne l’espace occupé par le locuteur (son temps présent) et
peut coïncider (ou non) avec le centre déictique.
L1 : langue maternelle. Il peut y avoir plusieurs pour un locuteur.
L2 : langue seconde apprise après la langue maternelle. Il peut y avoir plusieurs pour un
locuteur.
Palier : les paliers regroupent des sous-ensembles de temps verbaux. Ces sous-
ensembles apparaissent lorsque deux critères interagissent : les modes verbaux et
l’opposition actuel vs inactuel. Les paliers permettent de classer les temps verbaux
comme suit : indicatif-actuel (palier 1), indicatif-inactuel (palier 2) et subjonctif (palier
3).
Perfectif : la perfectivité est un trait aspectuel hérité du latin par certaines formes
verbales simples. Elle indique que la réalisation du procès n’a pas de répercussion sur le
point temporel utilisé comme repère. Un procès au Pretérito indefinido se situe spatio-
temporellement avant le présent sans pour autant l’affecter : Llegué a casa n’implique
pas Estoy en casa. Ainsi, à travers le Pretérito indefinido, le procès est présenté par le
locuteur de manière globale et l’allocutaire ne reste pas dans l’attente de séquelles dans
l’espace-temps utilisé comme repère (le présent dans notre exemple).
Procès : c’est le contenu sémantique (ensemble de sèmes) véhiculé par le verbe.

Bibliographie
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Corpus de textes et de traductions utilisés


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Notes de bas de pages


1. La (ou les) langue(s) maternelle(s).
2. La (ou les) langue(s) apprise(s) après la (ou les) langue(s)
maternelle(s).
3. Dans les études d’acquisition/apprentissage du langage, la
grammaire explicite se différencie de la grammaire implicite. La
grammaire implicite correspond à l’ensemble de règles
intériorisées par l’apprenant de manière inconsciente et, en
général, par le biais de procédés inductifs. Autrement dit,
l’apprenant formule des hypothèses sur la langue cible et les
confirme ou infirme (Atienza Cerezo et al., 2008).
4. Comme nous l’avons déjà fait dans d’autres travaux, pour faire
allusion aux temps verbaux nous utiliserons des majuscules de
telle sorte que la confusion entre temps exochronique (c’est-à-dire,
présent, passé et futur) et le temps verbal (par exemple, le Présent
de l’indicatif) soit évitée.
5. Nous avons retenu les termes Pretérito indefinido et Pretérito
perfecto, au lieu de Pretérito perfecto simple et Pretérito perfecto
compuesto respectivement, car ce sont les plus utilisés dans les
manuels de grammaire, notamment ceux utilisés pour
l’enseignement de l’espagnol comme langue étrangère.
6. Liée à la situation spatio-temporelle du procès, l’opposition
actuel vs inactuel se fonde sur la proximité du procès à l’espace
épistémique (où se situe le locuteur) : le présent. L’actuel est
l’espace-temps le plus proche de celui-ci et, a contrario, l’inactuel
est le moins proche.
7. C’est le contenu sémantique (ensemble de sèmes) véhiculé par
le verbe.
8. L’espace épistémique désigne celui occupé par le locuteur (son
temps présent) et peut coïncider (ou non) avec le centre déictique.
9. Il désigne l’espace utilisé par le locuteur comme point de repère
pour organiser son discours.
10. Delport (1998 : 57) les appelle respectivement « temps du
locuteur » et « temps de l’observateur ».
11. Les paliers regroupent des sous-ensembles de temps verbaux.
Ces sous-ensembles apparaissent lorsque deux critères
interagissent : les modes verbaux et l’opposition actuel vs inactuel.
Les paliers permettent de classer les temps verbaux comme suit :
indicatif-actuel (palier 1), indicatif-inactuel (palier 2) et subjonctif
(palier 3).
12. L’opposition devant vs derrière permet aussi de modaliser le
discours, en allant du +assertif/+réel/devant au -
assertif/+virtuel/derrière (Macías Barrés, 2013 : 66).
13. L’espace spatio-temporel choisi par le locuteur pour organiser
son discours.
14. Nous ne pourrons pas aborder de façon approfondie ce sujet.
Cependant, comme nous l’avons déjà exposé dans Macías Barrés
(2013 : 95-96), si le système/langue a maintenu les deux formes il
doit certainement y avoir une nuance. La forme – ra provient du
Plus-que-parfait de l’indicatif latin (AMAVERAM), alors que la
forme en – se provient du Plus-que-parfait du subjonctif latin
(AMAVISSEM).
15. La perfectivité est un trait aspectuel hérité du latin par
certaines formes verbales simples. Elle indique que la réalisation
du procès n’a pas de répercussion sur le point temporel utilisé
comme repère. Un procès au Pretérito indefinido se situe spatio-
temporellement avant le présent sans pour autant l’affecter :
Llegué a casa n’implique pas Estoy en casa. Ainsi, à travers le
Pretérito indefinido, le procès est présenté par le locuteur de
manière globale et l’allocutaire ne reste pas dans l’attente de
séquelles dans l’espace-temps utilisé comme repère (le présent
dans notre exemple).
16. Comparons les énoncés : Pedro llegó a Caracas vs Pedro ha
llegado a Caracas. Le premier, au Pretérito indefinido, n’implique
pas une répercussion sur le présent, donc le procès est perfectif. En
revanche, le deuxième, au Pretérito perfecto, implique une
répercussion sur le présent : Pedro ha llegado a Caracas, donc
Pedro está en Caracas. Pour une analyse plus approfondie, voir
Macías Barrés (2013 : 30, 42 et 5).
17. C’est notre traduction.
18. L2 : La (ou les) langue(s) apprise(s) après la (ou les) langue(s)
maternelle(s).
19. Le système ternaire de Reichenbach (1947 : 288) a été adopté
par Noyau (1991 : 50-52) pour l’analyse des productions
d’apprenants. Ce système comprend : 1) le moment de
l’énonciation (où se situe le locuteur), 2) le moment en question
(où se situe le procès) et 3) le moment de la situation (l’intervalle
temporel du déroulement du procès). Nous n’avons pas retenu
cette vision linéaire du temps car elle ne coïncide pas avec notre
représentation qui, elle, est plutôt à deux dimensions : 1) devant vs
derrière et 2) avant vs après.
20. Ces deux termes sembleraient faire allusion au même procédé.
21. L1 : La (ou les) langue(s) maternelle(s).
22. Mais aussi comme L2.
23. Ce terme regroupe deux notions : contexte et cotexte. Contexte
désigne la situation de communication dans laquelle un discours
est produit. Cotexte, lui, désigne l’environnement textuel de
l’élément du discours analysé ou à analyser.
24. Dans d’autres contextes, l’Imparfait de l’indicatif peut
correspondre à d’autres interprétations (Imparfait ludique,
Imparfait onirique, etc.) de l’inactuel.
25. Sauf si une interprétation d’inactualité est recherchée dans le
discours, par exemple pour poser le cadre ou tisser la toile de fond
pour d’autres procès.
26. Structure considérée comme familière (RAE & ASALE,
2005).
27. Pour Delport (1984 : 138), l’antériorité mentale correspond à
l’antériorité de conception, c’est-à-dire, celle du motif qui suscite
le procès.
28. Dans les exemples qui suivent, le choix du Imperfecto de
subjuntivo est stylistique.
29. D’après RAE et ASALE (2010 : 458), il y a trois types de
subordonnées: substantives (ou argumentales), adjectivales (ou
relatives) et adverbiales (ou circonstancielles).
30. Le choix du Imperfecto de subjuntivo est stylistique.
31. La perfectivité est un trait aspectuel hérité du latin par
certaines formes verbales simples. Elle indique que la réalisation
du procès n’a pas de répercussion sur le point temporel utilisé
comme repère. Un procès au Pretérito indefinido se situe spatio-
temporellement avant le présent sans pour autant l’affecter :
Llegué a casa n’implique pas Estoy en casa.
32. Le choix du Imperfecto de subjuntivo est stylistique.
Exemple de sujet

Énoncé
Jusqu’au jour de l’opération, Alexandre avait été un
enfant rieur, parfait compagnon de jeu des jumeaux,
mais victime parfois de crises d’étouffement, à la fois
atroces et délicieuses, où la raréfaction de l’air dans ses
poumons lui faisait battre des bras comme un noyé,
mais lui procurait une ivresse lucide, une vision si nette
des êtres et des choses qu’il auraitvolontiers passé le
reste de son existence à brasser l’air comme un moulin
fou. […] Un jour qu’un de ses fous rires avait dégénéré
en râles d’agonie, on transporta le petit Alexandre dans
une clinique où une série de radiographies décelèrent
une présence étrangère dans la poitrine de l’enfant. La
boule de chair et de poils que les chirurgiens lui ôtèrent
était l’embryon nécrosé d’un jumeau qui s’était lové
autour de son cœur. Ces cas d’anthropophagie
embryonnaire n’étaient pas exceptionnels, mais
suffisamment spectaculaires pour qu’une bande
d’internes et d’étudiants s’en émerveillent dans la
chambre du garçon :
- Classique, dit une voix, il a bouffé son petit frère, le
chenapan.
Dans le bocal qu’on emportait, Alexandre crut
percevoir l’éclat d’une dent, comme le dernier appel
d’un rire en perdition.
Alexandre revint à la maison avec une cicatrice brutale
de crabe qu’on aurait ouvert au sécateur.
Daniel Pennac, La petite marchande de prose, 1994.
Après avoir rappelé l’organisation des temps
verbaux de l’indicatif inactuel en français et en
espagnol, vous commenterez leur emploi dans les
séquences « la raréfaction de l’air dans ses poumons
lui faisait battre des bras comme un noyé, mais lui
procurait une ivresse lucide, une vision si nette des
êtres et des choses qu’il aurait volontiers passé le
reste de son existence à brasser l’air comme un
moulin fou » et « Alexandre revint à la maison avec
une cicatrice brutale de crabe qu’on aurait ouvert
au sécateur ». Vous justifierez ensuite la façon dont
vous avez traduit ces occurrences en espagnol.

Proposition de corrigé
[ Identification]
Faisait et procurait sont conjugués à la 3e personne du
singulier de l’Imparfait de l’indicatif ; aurait passé et
aurait ouvert sont conjugués à la 3e personne du
singulier du Conditionnel passé (la forme
composée/accomplie du Conditionnel). Ce sont des
temps verbaux de l’indicatif inactuel qui situent les
procès au niveau de l’arrière-plan narratif.

[ Problématique]
Ce texte nous invite à analyser et à comparer
l’organisation des temps verbaux de l’indicatif inactuel
en français et en espagnol.

[ Rappel du système]
Les temps verbaux de l’indicatif s’organisent en deux
plans : l’actuel et l’inactuel. L’actuel correspondrait au
premier plan narratif et l’inactuel à l’arrière-plan.
Il est communément admis que les temps de l’indicatif
inactuel permettent de poser le cadre ou de tisser la
toile de fond de la narration. Dans les deux langues, le
point de repère pour ce plan narratif est l’Imparfait de
l’indicatif. En effet, l’Imparfait de l’indicatif peut
servir de centre déictique pour organiser le discours du
locuteur. Les verbes conjugués aux temps de l’indicatif
inactuel paraissent moins assertifs que ceux conjugués
aux temps verbaux de l’indicatif actuel, ce qui permet
aussi de moduler le discours, p. ex. pour exprimer la
courtoisie :
Je veux te demander de me rendre un service
(Présent de l’indicatif, actuel) vs Je voulais te
demander de me rendre un service (Imparfait de
l’indicatif, inactuel).
Quiero pedirte un favor (Présent de l’indicatif,
actuel) vs Quería pedirte un favor (Imparfait de
l’indicatif, inactuel).
En français, l’opposition est bipartite : l’Imparfait de
l’indicatif (qui permet de faire allusion aux procès qui
se situent au niveau du point de repère) vs le
Conditionnel (qui permet de faire allusion aux procès
qui n’occupent pas le point de repère).
En espagnol, l’opposition est tripartite : le
Imperfecto de indicativo (pour se référer aux procès qui
occupent le point de repère) vs le Imperfecto de
subjuntivo (pour se référer aux procès qui se situent
avant le point de repère) vs le Condicional (pour faire
allusion aux procès après le point de repère).
Aussi, l’indicatif inactuel s’organise différemment dans
les deux langues. Lors de la traduction, il faudra tenir
compte de cette différence afin de restituer en espagnol
un système tripartite à partir du système bipartite du
français et inversement.
[ Application : analyse des exemples du texte,
traduction et justification de la traduction]
La première séquence se situe au niveau de l’arrière-
plan : « la raréfaction de l’air dans ses poumons lui
faisait battre des bras comme un noyé, mais lui
procurait une ivresse lucide, une vision si nette des
êtres et des choses qu’il aurait volontiers passé le reste
de son existence à brasser l’air comme un moulin
fou ». En effet, il s’agit de la description de ce que
ressentait Alexandre lorsqu’il manquait d’air. Les
temps verbaux utilisés sont ceux de l’indicatif inactuel.
Le centre organisateur est donc l’Imparfait de
l’indicatif et les verbes qui servent de repère sont
« faisait » et « procurait ». Le verbe au Conditionnel
passé (« aurait passé ») vient ici marquer ce qui n’est
pas le point de repère. Pour sa traduction en espagnol il
faudra regarder de près le contexte afin d’identifier des
éléments qui nous guideraient vers une vision
rétrospective du procès (et donc une équivalence avec
l’Imparfait du subjonctif espagnol) ou vers une vision
prospective (et donc une équivalence avec le
Conditionnel espagnol).
La deuxième séquence est une phrase complexe qui
comporte une proposition principale au premier plan
(« Alexandre revint à la maison avec une cicatrice
brutale de crabe ») et une proposition subordonnée
relative à l’arrière-plan (« qu’on aurait ouvert au
sécateur »). La proposition subordonnée relative
apparaît ici comme secondaire par rapport à la
principale. En effet, elle apporte une information
supplémentaire à la principale, décrivant un élément de
cette dernière, c’est-à-dire, le substantif « crabe ». En
plus, comme pour la première séquence, au moment de
traduire en espagnol le Conditionnel passé, il faudra se
demander si le procès de la subordonnée véhicule une
vision rétrospective ou prospective.
Dans la première séquence, l’emploi de l’Imparfait de
l’indicatif en français pour les verbes « faire » et
« procurer » correspond à l’emploi en espagnol, c’est-
à-dire, ils marquent l’arrière-plan et servent de point de
repère pour l’indicatif inactuel. En espagnol, ils seront
donc traduits par le Imperfecto de indicativo. En
revanche, pour le Conditionnel passé français (la forme
composée/accomplie du Conditionnel), deux choix sont
possibles en espagnol : soit la forme composée du
Imperfecto de subjuntivo, soit la forme composée du
Condicional. Ici, pensons-nous, les deux temps
verbaux sont envisageables. La vision rétrospective
(d’antériorité mentale) est viable grâce à la présence de
l’adverbe « volontiers » qui indiquerait le souhait et,
donc, met l’accent sur le mobile plus que sur le procès
lui-même. Par conséquent, nous pourrions le traduire
par le Pluscuamperfecto de subjuntivo (la forme
composée du Imperfecto de subjuntivo) : « hubiera
pasado con gusto el resto de su existencia […] ».
Cependant, il faudra choisir la meilleure option en
fonction du contexte. La voix narrative situe Alexandre
au niveau de l’Imparfait de l’indicatif (point central de
l’indicatif inactuel). Le procès « avoir passé le reste de
son existence » est forcément postérieur aux verbes
conjugués à l’Imparfait de l’indicatif (« faisait »et
« procurait »). Aussi, il nous semble que la traduction
la plus adéquate passe par l’emploi du Conditionnel
passé en espagnol. Il faudra également veiller à ne pas
séparer en espagnol le verbe auxiliaire du verbe
principal, c’est-à-dire, à ne pas interposer la locution
adverbiale con gusto entre ces deux verbes. Aussi, nous
proposons pour cette séquense la traduction suivante :

La rarefacción del aire en sus pulmones le


hacía agitar los brazos como un ahogado, pero
le procuraba una embriaguez tan lúcida, una
visión tan clara de los seres y de las cosas que
habría pasado con gusto el resto de su
existencia removiendo el aire como un molino
loco.
Dans la deuxième séquence, nous avons une phrase
complexe qui présente les informations de la principale
au premier plan et de la subordonnée à l’arrière-plan.
Pour la première partie, le Passé simple français
(« revint ») coïncide avec l’emploi du Pretérito
indefinido, c’est-à-dire, il s’agit d’un événement situé
dans le passé du premier plan et ne semble pas avoir de
répercussion sur le présent. Par rapport à la traduction
du Conditionnel passé français (« aurait ouvert »), il
faudra choisir en espagnol la forme
composée/accomplie de l’un des deux temps verbaux
possibles : soit le Imperfecto de subjuntivo (vision
rétrospective) soit le Condicional (vision prospective).
Puisqu’il s’agit d’une description, nous pouvons
déduire que le crabe aurait dû être ouvert avant pour
qu’il puisse servir d’élément de comparaison. Aussi, la
vision rétrospective s’impose. Nous proposons donc la
traduction suivante :

Alexandre volvió a casa con una cicatriz de


cangrejo al que hubieran abierto con tijeras de
podar.
CHAPITRE 3
Le mode
de la relative

SOMMAIRE
Introduction p. 81
1 La proposition relative p. 83
2 Le mode de la relative en espagnol p. 84
3 Le mode de la relative en français p. 90
Conclusions p. 96

Carmen Ballestero de Celis (Université Sorbonne Nouvelle-Paris


3/CLESTHIA)

Introduction
Depuis l’année 2011, l’épreuve de traduction s’accompagne d’une
sous-épreuve, Choix de traduction, où les candidats doivent
expliquer de façon pédagogique les principales différences
grammaticales entre l’espagnol et lefrançais, ce qui implique une
compréhension précise des principesgrammaticaux de ces deux
langues.
S’il est vrai que le mode de la relative n’a jamais fait l’objet d’une
question, les textes à traduire exigent de la part des candidats une
maîtrise de ces structures. Tel est le cas du texte proposé pour
l’épreuve de Version de 2011 où le premier paragraphe présente
plusieurs propositions relatives :

Comme nous pouvons le constater dans la traduction proposée par


le jury, les formes verbales de l’espagnol ne permettent pas toutes
une transposition littérale :

Si les périphrases « iba a tirar » et « podría abarcar » sont rendues


en français par le même temps verbal (« allait tirer » et « auraient
pu tenir » 1), l’imparfait du subjonctif espagnol est traduit en
français par un conditionnel, et le conditionnel par une périphrase
dont le verbe auxiliaire est conjugué à l’imparfait. Si l’on tient
compte du fait que le conditionnel ne permet pas en français
l’expression de la probabilité dans le passé, il est aisé de
comprendre qu’il ait été traduit par une périphrase à valeur
modale : « devait avoir ». Quant à la traduction de l’imparfait du
subjonctif, temps verbal rarement employé dans une relative en
français, elle soulève des questions modales plus approfondies
auxquelles les lignes suivantes essaieront de répondre.

1 La proposition relative
La subordonnée relative 2est une proposition dont l’élément
introducteur est un pronom relatif, autrement dit un mot qui sert à
établir une relation entre un élément de nature nominale, qui est
son antécédent, et ladite subordonnée, qui explique ou détermine
l’antécédent. Voici un énoncé qui contient plusieurs relatives :

La subordonnée relative accomplit ainsi dans la phrase complexe


la même fonction qu’un adjectif dans la phrase simple, à savoir
qualifier un élément de nature nominale. C’est pourquoi elle et
aussi appelée adjective. Dans l’exemple ci-dessus la relative « où
Longhone passait pour avoir mis cette touche de jubilation dans
l’angoisse profonde à quoi se reconnaît sa manière suprême »
vient déterminer le syntagme nominal « un des portraits », qui est
également l’antécédent de la relative introduite par le pronom
relatif « que ».
La grammaire distingue deux types de propositions adjectives, les
déterminatives et les explicatives, selon la manière dont elles
qualifient l’antécédent. Les déterminatives réduisent la portée
sémantique de l’antécédent. C’est le cas de toutes les relatives de
l’exemple (2), dont le rôle consiste à apporter une information
indispensable qui permet de différencier l’entité représentée par
l’antécédent d’autres entités de la même espèce. Les explicatives,
quant à elles, elles apportent également un complément
d’information à leur antécédent, à la différence près que cet ajout
n’est pas indispensable à la compréhension de l’énoncé.
En ce qui concerne le verbe de la relative, tant en espagnol qu’en
français, les deux modes y sont employés. Les formes verbales de
l’énoncé ci-dessus sont toutes indicatives, mais la relative peut
également se construire avec le mode subjonctif. Le but de la
réflexion qui suit est d’expliquer le choix modal opéré par le
locuteur dans ce type de propositions, autrement dit d’expliciter
les critères qui déterminent l’emploi de l’indicatif et du subjonctif.
S’il est vrai que l’espagnol et le français présentent des emplois
similaires, il y a néanmoins des séquences qui ne peuvent être
traduites ni par le même temps ni par le même mode verbal.

2 Le mode de la relative en espagnol


En espagnol le mode de la relative a été essentiellement expliqué à
travers la notion de spécificité 3. C’est ainsi que l’explique Manuel
Pérez Saldanya dans l’article de la Gramática descriptiva de la
lengua española consacré au mode de ces propositions :

En la mayoría de las construcciones relativas, el modo está


directamente relacionado con el tipo de mención que
realiza el sintagma al que pertenece la relativa. A grandes
rasgos, se puede afirmar que la relativa se construye con
indicativo cuando el SN es específico y, por tanto, cuando
la entidad que designa existe en un mundo concreto del
universo del discurso ; por el contrario, se construye con
subjuntivo cuando el SN es inespecífico y la entidad no
existe, o el emisor no puede o no quiere afirmar la
existencia. (1999 : 3255-3256)

En effet, dans l’énoncé suivant l’alternance modale répond aux


différences signalées par le grammairien espagnol :
Avec le mode indicatif, on signale qu’il existe un livre qui présente
les caractéristiques qui sont explicitées dans la relative ; avec le
subjonctif, au contraire, on ne signale pas l’existence de ce livre en
concret, mais simplement la classe de livres en général, à travers
une entité quelconque qui la représente.
Dans un énoncé comme celui de (3b), dans lequel on a uniquement
changé le verbe, le subjonctif n’est plus possible, car dans ce
nouveau contexte le syntagme nominal « un libro » a un caractère
spécifique :

Cela explique que dans les relatives explicatives, dont l’antécédent


est par définition spécifique (on ne peut pas expliquer quelque
chose qui n’a pas été préalablement spécifié), on n’utilise
normalement pas le subjonctif. Comparons les énoncés suivants :

Si dans l’énoncé (4a) la relative peut se construire avec les deux


modes, car son antécédent peut être interprété comme spécifique
(« los estudiantes que habían participado ») ou comme non
spécifique (« los estudiantes que hubieran participado »), en (4b)
la relative ne peut se construire qu’avec l’indicatif, car les
étudiants dont on parle sont forcément un groupe spécifique de
personnes à propos duquel on donne une explication.
Or, comme le signale M. Pérez Saldanya à juste titre, « la
especificidad (o existencialidad) no es una condición ni necesaria
ni suficiente para delimitar el modo en todas las construcciones
relativas. Esta noción es válida en unos contextos pero no lo es, o
no lo es totalmente, en otros » (1999 : 3257). En effet, la notion de
spécificité n’est pas, par exemple, valable dans des séquences
comme celle de l’énoncé (5a), où l’antécédent n’est pas spécifique
(« toda persona ») et la relative se construit néanmoins avec
l’indicatif :

C’est aussi le cas de l’énoncé suivant. En (5b), l’entité à laquelle


fait référence l’antécédent est considérée comme non spécifique
(on ne parle pas d’un enfant en particulier) et la relative se
construit toutefois avec l’indicatif :

La notion de spécificité ne semble pas non plus pertinente pour


expliquer le choix modal opéré dans des séquences comme celles
qui sont illustrées en (5c) et (5d). En (5c) l’antécédent fait
référence à un ouvrage bien spécifique ( De la démocratie en
Amérique, publié en deux livres, le premier en 1835, le second en
1840) ce qui devrait entraîner l’emploi de l’indicatif, cependant la
relative se construit avec une forme verbale subjonctive :
En (5d), l’antécédent, un nom propre, Jacques Delors, ne peut pas
être plus spécifique, mais cela n’empêche pas pour autant l’emploi
du subjonctif dans la relative :

Beaucoup sont les grammaires qui expliquent cet emploi du


subjonctif comme un indicatif « caché ». Tel est le cas de la Nueva
gramática de la lengua española :

No puede considerarse excepción a la incompatibilidad


entre relativas explicativas y subjuntivo el uso etimológico
del imperfecto de ese modo verbal con valor de
pluscuamperfecto de indicativo, actualmente limitado a la
lengua escrita (en particular, a la jurídica y la periodística).
Así pues, escribiera significa « había escrito » en : […]
dato que no había revelado en su memoria dirigida al
Gobierno, que escribiera en 1839 (Ortiz-Armengol,
Aviraneta). Sobre el uso etimológico del imperfecto de
subjuntivo como pluscuamperfecto de indicativo, véanse
los 24.2h y ss. y 25.9h. (RAE & ASALE, 2009 : 3327)

S’il est vrai que la forme escribiera est l’héritière de la forme


latine SCRIPSĔRAT dont l’équivalent en espagnol moderne est
effectivement la forme había escrito, cet argument étymologique
n’est pas suffisant pour renoncer à une explication de son emploi
actuel. La forme escribiera est en espagnol moderne une forme
pleinement subjonctive qui peut être parfaitement expliquée
comme telle.
Une approche explicative largement acceptée de nos jours est celle
qui entend l’indicatif comme le mode de l’assertion 5 et le
subjonctif comme le mode de la non-assertion. En d’autres termes,
l’indicatif est le mode qui sert à présenter un événement comme
existant, tandis que le subjonctif ne se prononce pas sur l’existence
ou la non existence dudit événement. Dans cette perspective, il
semble judicieux de soutenir que l’emploi de l’indicatif dans une
relative répond à la volonté du locuteur de présenter l’entité
référée par l’antécédent comme existante, qu’elle soit spécifique,
comme dans les énoncés (3b) et (4b), ou non spécifique, comme
dans les énoncés (5a) et (5b) :

Or le caractère factuel de l’entité référée par l’antécédent,


autrement dit la représentation de cette entité comme existante,
n’exclut pas l’emploi du subjonctif, comme le montrent les
énoncés (5c) et (5d) :
Il est néanmoins difficile d’admettre que le subjonctif de ces
énoncés puisse s’expliquer comme le propose Pérez Saldanya :

Respecto a las oraciones de relativo, el subjuntivo es el


modo de la no aserción y se caracteriza por el hecho de no
afirmar la existencia del referente, bien porque no tiene una
referencia específica (o el hablante duda de ella), bien
porque, a pesar de ser específica, no constituye el objetivo
básico de la comunicación. (1990 : 3258)

En effet, il est difficile d’admettre que ces subjonctifs répondent


au fait de ne pas affirmer l’existence du référent, le caractère
factuel du livre et du politicien étant contextuellement posé. Il
semble plus sensé de penser que les formes « haya escrito » et
« fuera » s’expliquent par la volonté du locuteur de ne pas se
prononcer sur l’existence de ces événements, autrement dit, par le
fait de ne pas asserter l’explication que l’on donne sur le livre ou
sur Jacques Delors, à savoir qu’il a bien été écrit et qu’il fut
président de la Commission européenne. L’emploi du subjonctif
dans ces contextes répond, à nos yeux, à la volonté du locuteur de
présenter ces explications dans un deuxième plan discursif.
L’information apparaît ainsi comme secondaire ou marginale.
Enfin, si le locuteur décide de présenter l’entité référée par
l’antécédent comme non existante, l’emploi de l’indicatif est
exclu, c’est donc le mode subjonctif qui doit y être employé. C’est
le cas des énoncés (3a) et (4a) où les qualifications exprimées par
les relatives se rapportent à des entités dont le locuteur ignore
l’existence ou l’identité :

En somme, en espagnol, le choix du mode dépend de deux


critères : la représentation que le locuteur se fait de l’entité référée
par l’antécédent et le statut informatif de la qualification qui lui est
apportée.

3 Le mode de la relative en français


En français, comme l’expliquent dans Le Bon Usage Maurice
Grevisse et André Goosse, le verbe de la relative est souvent à
l’indicatif. Les auteurs illustrent l’emploi de ce mode avec
l’exemple suivant :

Le subjonctif s’utilise, comme le précisent les auteurs, dans les cas


suivants :

1° Souvent, quand l’antécédent contient un superlatif relatif


ou un adjectif impliquant une idée superlative ( seul,
premier, dernier, principal, unique, etc.) […]
2° Souvent, lorsque la relative se trouve après un tour
négatif ou dans une phrase interrogative ou dans une
proposition conditionnelle. […]
3° D’une manière générale, quand le locuteur ne s’engage
pas sur la réalité du fait exprimé par la relative. […]
4° Le subjonctif s’introduit, par attraction, après un verbe
au subjonctif. […]
5° Dans certaines incidentes figées, où le subjonctif est
obligatoire. (2008 : 1438-1440)

Lorsque l’antécédent contient un superlatif relatif ou un adjectif


impliquant une idée superlative on emploie effectivement le
subjonctif. En voici quelques exemples :

Or, comme le signalent les auteurs, dans ce cas l’emploi de


l’indicatif reste possible :

Comme en espagnol, en français, le caractère factuel de l’entité


référée par l’antécédent ne contraint pas à l’emploi de l’indicatif.
On peut, bien au contraire, utiliser les deux modes : avec
l’indicatif la qualification apportée par la relative constitue une
information primaire, avec le subjonctif, la qualification apportée
se voit reléguée à un deuxième plan discursif.
Tel qu’il est signalé par les auteurs dans le deuxième point, on
emploie également le subjonctif lorsque la relative se trouve après
un tour négatif ou dans une phrase interrogative. On emploie
effectivement le subjonctif lorsque la négation implique
l’inexistence de l’entité référée par l’antécédent, comme dans
l’exemple suivant :
La forme subjonctive de cet exemple répond à l’incapacité du
locuteur d’asserter un événement qui vient qualifier un antécédent
faisant référence à une entité inexistante : « il n’y a pas de
domaine ». Cela explique également que l’on n’asserte pas un
événement venant qualifier un antécédent faisant référence à une
entité dont l’existence est mise en doute :

Or toute négation n’implique pas l’inexistence de l’entité référée


par l’antécédent, cela explique qu’après une tournure négative
l’indicatif soit toujours possible, comme l’illustrent les exemples
suivants :

« Il n’est rien qui ne concourt à en persuader » équivaut en fait à


dire : « tout concourt à en persuader ». De même que « Il n’était
mendiant de Tolède ou de Salamanque qui ne rêvait de découvrir
une de ses œuvres » est l’équivalent de « Tout mendiant de Tolède
ou de Salamanque rêvait de découvrir une de ses œuvres ».
Puisque dans ces énoncés il n’y a pas de négation de l’existence de
l’entité à laquelle fait référence l’antécédent, le locuteur peut très
bien asserter les événements qui y sont exprimés.
Dans une phrase interrogative, le subjonctif s’explique justement
par le doute que le locuteur émet sur l’existence de l’entité référée
par l’antécédent :
Bien que rares, on peut également trouver des énoncés
interrogatifs avec des relatives à l’indicatif. En voici un exemple :

Si l’emploi de l’indicatif dans cet énoncé nous semble inattendu,


c’est justement parce que le locuteur s’interroge sur l’existence
d’une entité qu’il conçoit comme déjà existante.
Le dernier contexte signalé par M. Grevisse et A. Goosse ne
constitue pas non plus un contexte exclusif du mode subjonctif.
S’il est vrai que dans une structure conditionnelle comme celle de
l’énoncé (10) le subjonctif est le mode attendu, on peut également
trouver des énoncés où la relative se construit avec l’indicatif,
comme l’illustre l’énoncé (10’) :

Le subjonctif de l’énoncé (10) s’explique par le caractère


improbable de l’hypothèse qui y est exprimée. Or, si la
conditionnelle exprime une hypothèse considérée comme possible,
l’indicatif peut parfaitement y être employé, comme le montre
(10’). Le caractère de l’hypothèse, déterminant la représentation
que le locuteur se fait de l’entité référée par l’antécédent, est donc
un critère qui doit être pris en compte pour déterminer le mode
d’une relative faisant partie d’une constriction conditionnelle.
Dans une volonté de simplifier la description, les auteurs résument
au point trois ce qui explique l’emploi du subjonctif, à savoir le
non engagement de la part du locuteur sur la réalité du fait
exprimé par la relative. S’il est vrai que c’est cette absence
d’engagement qui explique les différents emplois de ce mode, il
faudrait préciser qu’il y a au moins deux raisons qui motivent cette
absence d’engagement de la part du locuteur : soit il ne peut pas
s’engager, soit il ne veut pas le faire. La première répond à la
représentation qu’il se donne de l’entité référée par l’antécédent, la
deuxième au statut de l’information véhiculée.
Or, comme le signalent les auteurs à la fin de leur explication
(2008 : 1440), en langue française, dans les contextes où l’on
emploie le subjonctif, le conditionnel peut aussi y être employé :
« Le conditionnel conviendrait aussi dans la plupart de ces cas ; le
subjonctif en est une sorte de substitut littéraire ». Et cela bien que
le conditionnel soit considéré, tel que le rappellent les auteurs
quelques lignes plus haut (2008 : 1438), comme un temps de
l’indicatif : « Rappelons que, selon l’opinion qui domine
aujourd’hui, le conditionnel est rangé parmi les temps de
l’indicatif ».
Le conditionnel français apparaît de ce fait dans des relatives dont
l’antécédent fait référence à une entité conçue comme existante :

Dans ces cas l’espagnol utilise également le conditionnel : Ese día


ella llevaba un vestidito de algodón estampado que habría pasado
desapercibido en cualquier otra mujer […] et Ideó entonces un
plan que estaría a la altura de su pasión.
Or, à la différence de la langue espagnole, le conditionnel peut
s’utiliser en français dans des relatives dont l’antécédent fait
référence à une entité qui n’est pas conçue comme existante :
Dans ces cas, en espagnol, on se doit d’utiliser le subjonctif : Tenía
ganas de un café ahora, de un café bien fuerte, amargo, que
pudiera disipar la confusión que reinaba en su mente […] et Ella
hasta le había preguntado si no conocía a alguien a quien fuera
posible invitar a casa durante la estancia de Noémie […].
Dans une relative sans antécédent, c’est l’entité référée par le
relatif qu’il faudrait prendre en considération. Dans l’exemple
suivant, l’entité référée par qui, à savoir une entité humaine :

Puisque cette entité humaine n’est pas conçue comme existante, en


espagnol on traduit par : Como si mi verdadero deseo no fuera ser
la criatura más inteligente o más generosa de la tierra, sino
solamente vencer a quien quisiera, ser el más fuerte en definitiva,
y de la manera más elemental.
Une explication plausible de cette différence d’emploi serait que le
conditionnel a en français une valeur moins assertive qu’en
espagnol, ce qui lui permet d’apparaître dans des contextes d’une
grande opacité référentielle : le café dont on parle en (13a) est un
café qui n’est pas encore servi, la personne que l’on veut inviter en
(13b) est une personne dont on ignore l’identité et enfin
l’existence de l’être humain que l’on désire battre en (13c) est
simplement imaginée. Le conditionnel s’utilise ainsi dans des
contextes où des formes verbales subjonctives auraient été
parfaitement recevables mais sans doute plus formelles ou
littéraires. L’emploi du conditionnel dans ces contextes semble
donc être essentiellement lié au registre de langue de l’énoncé.

Conclusions
Aussi bien en espagnol qu’en français la sélection modale opérée
dans une proposition relative peut être expliquée à travers deux
critères : la représentation que le locuteur se fait de l’entité référée
par l’antécédent et le statut informatif de la qualification qui lui est
apportée. Si le locuteur se représente l’entité référée par
l’antécédent comme existante, l’indicatif est le mode le plus
généralement utilisé. Tel est le cas de l’exemple (6) :

Dans cet énoncé, le destinataire des vers, « toi », ainsi que « la


fleur » que le locuteur souhaite récupérer sont conçues par le
locuteur comme des entités existantes, ce qui pousse à l’emploi de
l’indicatif. En espagnol on pourrait traduire par : En la noche de la
tumba, tú que me has consolado, / devuélveme el Posílipo y el mar
de Italia, / la flor que gustaba tanto a mi corazón desolado.
Or le fait qu’un antécédent fasse référence à une entité conçue
comme existante n’implique pas nécessairement l’emploi d’une
forme verbale indicative, comme l’illustre l’exemple (7a) :

Le caractère factuel du plaisir ne faisant aucun doute, le subjonctif


répond à la volonté du locuteur de présenter le contenu de la
relative comme une information secondaire. Cet énoncé se traduit
en espagnol avec une forme également subjonctive : Uno de los
primeros placeres que haya disfrutado fue enfrentarme a las
tormentas.
Si le locuteur ne se représente pas l’entité référée par l’antécédent
comme existante, c’est le mode subjonctif qui y est employé,
comme l’illustre l’exemple (8a) :
La traduction de cet énoncé en espagnol ne présente alors aucune
difficulté en ce qui concerne le choix modal : No hay terreno
donde hayan germinado más ideas absurdas.
La principale différence entre les deux langues semble résider dans
l’usage du conditionnel. Si en espagnol ce temps verbal n’apparaît
que dans des relatives dont l’antécédent fait référence à une entité
que le locuteur se représente comme existante, en langue française
le conditionnel peut également apparaître dans des relatives dont
l’entité référée par l’antécédent n’est pas conçue comme existante,
comme l’illustre l’énoncé suivant :

Dans ce cas, en espagnol on se doit d’employer une forme


subjonctive, puisque l’antécédent, « une femme », fait référence à
une entité simplement imaginée par le locuteur. De ce fait, il
faudrait traduire : Quería saber simplemente si yo habría aceptado
la misma propuesta hecha por otra mujer a la que estuviera
ligado de la misma manera.

Glossaire
Assertion : acte de langage qui consiste à présenter ou considérer comme vrai un
énoncé.
Pronom relatif : mot qui sert à établir une relation entre un élément de nature nominale,
qui est son antécédent, et une subordonnée, dite relative.
Spécificité : qualité de ce qui est spécifique, qui présente une caractéristique originale et
exclusive.
Subordonnée relative : proposition dont l’élément introducteur est un pronom relatif.
Son rôle est d’expliquer ou déterminer l’antécédent.

Bibliographie
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REAL ACADEMIA ESPAÑOLA (2017a), Corpus del Español del Siglo XXI. <
http://www.rae.es> [CORPES XXI]

Notes de bas de pages


1. S’il est vrai qu’il s’agit du même temps verbal la vision n’est
pas la même. La traduction proposée a privilégié une vision
résultative de l’événement, « auraient pu tenir », à une vision
opérative, qui serait également recevable : « couvert d’une espèce
de manteau d’astrakan et d’une mystérieuse casquette militaire
trop grande et dans laquelle deux têtes comme la sienne pourraient
tenir ».
2. Il est question ici des subordonnées relatives proprement dites,
autrement dit, celles qui ont un antécédent. La subordonnée
adjective substantivée ne sera pas abordée dans cette étude.
3. Qualité de ce qui est spécifique, qui présente une caractéristique
originale et exclusive.
4. Nous marquons par un astérisque les phrases non acceptables
grammaticalement.
5. Acte de langage qui consiste à présenter ou considérer comme
vrai un énoncé.
6. http://www.etudier.com/sujets/protection-des-personnes-
vuln%C3%A9rables/0
7. https://chroniquesderousse.wordpress.com
Exemple de sujet

Énoncé
Soient les énoncés suivants :
Mais Colombe, elle, ne se contente pas d’ignorer le
fait ; elle le transforme en philosophie : « Mon
emmerdeuse de sœur est une petite personne
intolérante et neurasthénique qui déteste les autres et
qui préférerait habiter dans un cimetière où tout le
monde est mort – tandis que moi, je suis une nature
ouverte, joyeuse et pleine de vie. »
Aussi le couple de concierges, métaphorisé par son
chien totémique, semble-t-il privé de ces passions que
sont l’amour et le désir et, comme le totem lui-même,
voué à demeurer laid, bête, soumis et vantard. Si dans
certains romans, des princes s’éprennent d’ouvrières ou
des princesses de galériens, il ne se produit jamais,
entre un concierge et un autre concierge, même de sexe
opposé, de romances comme il en arrive aux autres et
qui mériteraient d’être contées quelque part.
Alors évidemment, j’ai mes pensées profondes. Mais
dans mes pensées profondes, je joue à ce que je suis,
hein, finalement, une intello (qui se moque des autres
intellos). Pas toujours très glorieux mais très récréatif.
Aussi j’ai pensé qu’il fallait compenser ce côté « gloire
de l’esprit » par un autre journal qui parlerait du corps
ou des choses. Non pas les pensées profondes de
l’esprit mais les chefs-d’œuvre de la matière.
Vous savez quoi ? Je me demande si je n’ai pas raté
quelque chose. Un peu comme quelqu’un qui aurait de
mauvaises fréquentations et qui découvrirait une autre
voie en rencontrant quelqu’un de bien. Mes mauvaises
fréquentations à moi, ce sont maman, Colombe, papa et
toute la clique.
Muriel Barbery, L’élégance du hérisson, 2006.
Après avoir identifié la nature des propositions
soulignées, vous expliquerez les critères qui
déterminent en français et en espagnol le choix
modal opéré, vous justifierez ensuite la façon dont
vous avez traduit ces séquences en espagnol .

Proposition de corrigé
[ Identification]
Les propositions soulignées sont des subordonnées
relatives introduites par le pronom relatif qui. Leur rôle
est de qualifier l’antécédent, l’élément de nature
nominale représenté par le relatif, à savoir « une petite
personne intolérante et neurasthénique », « de
romances », « un autre journal » et « quelqu’un ». Elles
sont toutes des relatives déterminatives, leur rôle
consistant à apporter une information indispensable qui
permet de différencier l’entité représentée par
l’antécédent d’autres entités de la même espèce.

[ Problématique]
Le sujet nous invite à exposer les critères qui
déterminent le choix modal opéré dans une proposition
relative.

[ Rappel du système]
Le mode de la relative :
En français, comme en espagnol, le mode utilisé dans
une proposition relative dépend de la représentation
que le locuteur se fait de l’entité référée par
l’antécédent et du statut informatif de la qualification
qui lui est apportée. Si le locuteur conçoit l’entité
représentée par l’antécédent comme une entité
existante, il peut déclarer l’existence de l’événement
qui vient le qualifier. Ce qui explique l’emploi de
l’indicatif dans l’exemple suivant :
Marx change totalement ma vision du monde, m’a
déclaré ce matin le petit Pallières qui ne m’adresse
d’ordinaire jamais la parole . (Barbery, 2006 : 13)
Enoncé que l’on pourrait traduire par : Marx cambia
por completo mi visión del mundo – me ha declarado
esta mañana el hijo de los Pallières, que no suele
dirigirme nunca la palabra. « Le petit Pallières » fait
référence en effet à une entité humaine que le locuteur,
Mme Michel, connaît. Le paragraphe suivant nous
donne plus de détails : « Antoine Pallières, héritier
prospère d’une vieille dynastie industrielle, est le fils
d’un de mes huit employeurs ». Or, lorsque le locuteur
conçoit l’entité référée par l’antécédent comme
existante, il peut également utiliser une forme verbale
subjonctive, ce qui lui permet de ne pas déclarer
l’existence de l’événement exprimé par la relative, le
laissant ainsi dans un deuxième plan discursif. En voici
un exemple :
Toute la phénoménologie est assise sur cette certitude :
notre conscience réflexive, marque de notre dignité
ontologique, est la seule entité en nous qui vaille qu’on
l’étudie parce qu’elle nous sauve du déterminisme
biologique . (Barbery, 2006 : 59)
Enoncé dont la traduction pourrait être : Toda la
fenomenología se asienta sobre esta certeza: nuestra
conciencia reflexiva, marca de nuestra conciencia
ontológica, es la única entidad en nosotros que
merezca estudiarse porque nos salva del determinismo
biológico. Dans cet exemple l’entité référée par le
syntagme nominal qui constitue l’antécédent « la seule
entité en nous » (précisée quelques mots plus
haut, « notre conscience réflexive ») est conçue comme
existante. Dans ce contexte, le locuteur se sert du
subjonctif pour présenter le contenu de la relative dans
un deuxième plan discursif. Il faut néanmoins signaler
que l’indicatif aurait été un mode parfaitement normatif
si la volonté du locuteur avait été de présenter le
contenu de la relative comme une information primaire
( est la seule entité en nous qui vaut qu’on l’étudie, es
la única entidad en nosotros que merece estudiarse).
En revanche, lorsque le locuteur conçoit l’entité référée
par l’antécédent comme inexistante il se doit d’utiliser
le subjonctif, comme l’illustre l’exemple suivant :
À part l’amour, l’amitié et la beauté de l’Art, je ne vois
pas grand-chose d’autre qui puisse nourrir la vie
humaine . (Barbery, 2006 : 34-35)
Dans cet énoncé la relative vient qualifier un
antécédent faisant référence à une entité dont
l’existence est niée : « je ne vois pas grand-
chose d’autre ». En espagnol on pourrait traduire par :
Aparte del amor, la amistad y la belleza del Arte, no
veo gran cosa que pueda alimentar la vida humana.
Comparaison entre l’espagnol et le français
Si en français le conditionnel peut s’employer tantôt
dans des relatives dont l’antécédent fait référence à
une entité conçue comme existante, tantôt dans des
relatives dont l’antécédent fait référence à une entité
conçue comme non existante, en espagnol ce temps
verbal n’apparaît que dans des relatives dont
l’antécédent fait référence à une entité que le locuteur
conçoit comme existante. De ce fait, ce qui est exprimé
en français à travers un conditionnel doit parfois se
traduire par un subjonctif, c’est le cas de l’exemple
suivant :
Je n’aime pas Achille mais là, j’étais d’accord avec lui
quand il a posé sa question. Je trouve que ça
s’imposait. En plus, qu’une prof de lettres oublie la
négation, moi, ça me choque. C’est comme un balayeur
qui oublierait des moutons . (Barbery, 2006 : 167)
Dans cet énoncé l’antécédent « un balayeur » fait
référence à une entité que le locuteur ne se représente
pas comme existante, mais simplement imaginée. En
espagnol on se doit donc d’utiliser le mode subjonctif :
Es como un barrendero que olvidara recoger las bolas
de pelusas.

[ Application : analyse des exemples du texte,


traduction et justification de la traduction]
Dans le premier énoncé, la proposition relative dont il
est ici question, « qui préférerait habiter dans un
cimetière où tout le monde est mort », apparaît après
une autre relative, également introduite par le pronom
relatif « qui ». Toutes les deux viennent qualifier le
syntagme nominal « une petite personne intolérante et
neurasthénique », qui est leur antécédent. Dans le
deuxième énoncé, la relative, « qui mériteraient d’être
contées quelque part », vient qualifier l’antécédent
« de romances ».
Dans les deux cas, les relatives sont construites avec le
conditionnel, un temps rangé aujourd’hui parmi les
temps de l’indicatif. L’emploi de ce mode se justifie par
le fait que les entités référées par les syntagmes
nominaux qui constituent les antécédents sont conçues
par le locuteur comme des entités existantes : dans le
premier exemple il s’agit de la sœur de Colombo, dans
le deuxième « de romances comme il en arrive aux
autres ».
Dans ces cas, l’espagnol emploie également des formes
verbales indicatives :
La plasta de mi hermana es un mico intolerante y
neurasténico que odia a los demás y que preferiría
vivir en un cementerio donde todo el mundo está
muerto ; mientras que yo soy por naturaleza abierta,
alegre y llena de vida .
Si bien ocurre que en ciertas novelas los príncipes se
enamoren de las obreras o las princesas de los
galeotes, nunca se da el caso, entre un portero y otro,
incluso de sexos opuestos, de romances como los que
viven los demás y que merecerían ser contados en
alguna parte .
Dans le troisième énoncé, la relative « qui parlerait du
corps ou des choses », vient déterminer le syntagme
nominal « un autre journal », qui est son antécédent.
Paloma a déjà un journal où elle note ses pensées
profondes, dans ces lignes elle envisage l’idée d’en
écrire un autre où elle pourrait mettre par écrit des
réflexions sur « les chefs-d’œuvre de la matière ». Ce
deuxième journal n’existe pas encore, pour l’instant ce
n’est qu’un projet.
Dans le quatrième énoncé, nous avons affaire à deux
propositions relatives coordonnées, « qui aurait de
mauvaises fréquentations » et « qui découvrirait une
autre voie en rencontrant quelqu’un de bien », qui
viennent toutes les deux qualifier un même antécédent,
le syntagme nominal « quelqu’un ». Ce quelqu’un fait
référence à un être humain que la petite Paloma ne
connaît pas, un être dont elle ignore l’existence.
En somme, les antécédents de ces deux derniers
énoncés font référence à des entités que le locuteur ne
se représente pas comme existantes : le journal dont
parle ici Paloma est un journal qui n’est pas encore
écrit et la personne avec laquelle elle se compare est
« quelqu’un » dont l’existence n’est que supposée.
Dans ces contextes, en espagnol on se doit d’utiliser
des formes verbales subjonctives, les seules qui
peuvent venir qualifier des antécédents faisant
référence à des entités dont l’existence n’est pas
posée :
Entonces se me ha ocurrido que había que compensar
este aspecto «gloría espiritual» con otro diario que
hable / hablara del cuerpo o de las cosas.
¿Sabéis una cosa? Me pregunto si no me habré perdido
algo. Como alguien que tenga / tuviera las compañías
equivocadas y descubriera de pronto otra vía al
conocer por fin a las adecuadas.
PARTIE 2
QUESTIONS
LEXICO-SÉMANTIQUES

SOMMAIRE
CHAPITRE 4 ■ Les constructions
attributives (être + adjectif) : ser ou estar ? ➤ P. 109
Exemple de sujet ➤ P. 133

CHAPITRE 5 ■ La traduction de la
répétition ➤ P. 139
Exemple de sujet ➤ P. 159
CHAPITRE 6 ■ La traduction du verbe
comprendre en espagnol ➤ P. 163
Exemples de choix de traduction ➤ P. 183
CHAPITRE 4
Les constructions attributives
(être + adjectif) :
ser ou estar ?

SOMMAIRE
Introduction p. 109
1 Le verbe être : vue d’ensemble p. 110
2 Les constructions attributives p. 116
3 Les verbes « copules » p. 119
Conclusion p. 129

Yekaterina García Márkina (Université de Tours/E. A. 6297


ICD)

Introduction
Pour un francophone, les constructions attributives en espagnol
supposent un problème de choix entre deux verbes dit « copules »,
ser et estar, qui recouvrent à eux deux les sens et emplois d’un
seul verbe attributif en français, être. Le choix opéré n’est pas
seulement de type grammatical, ce qui pourrait s’expliciter par des
règles générales concernant, par exemple, la nature de l’attribut.
La difficulté majeure repose sur les constructions où l’attribut est
un adjectif, dans la mesure où les deux verbes peuvent être
sélectionnés et que le choix du verbe répond à divers critères de
différents types (syntaxique, sémantique et pragmatique). Certains
adjectifs excluent l’un des verbes, mais la plupart admet les deux
avec des significations différentes : l’alternance du verbe
impliquera ainsi des effets de sens plus ou moins évidents. Ces
effets de sens reposent sur le contenu sémantique des verbes, ce
qui permet d’opérer des attributions de différents types. Bien
qu’en français le choix ne s’opère pas au niveau du verbe, dans la
mesure où la seule forme qui existe en français moderne est être, il
nous semble indispensable de bien distinguer les différents
emploisde ce verbe, car ses fonctionnalités ne sont pas uniformes
et indifférenciables. Comprendre les emplois en français peut aider
à voir plus clairement les différents emplois en espagnol. Nous
nous proposons dans ce travail de rappeler la base sémantique du
verbe être, tout comme son fonctionnement général pour nous
centrer ensuite sur la description de la structure attributive, et
terminer par les différentes manières de mettre en relation un sujet
et un attribut : en classant le sujet dans une catégorie ou en
exprimant un constat par rapport à l’état dans lequel il se trouve
comme résultat d’une situation ou d’une expérience.

1 Le verbe être : vue d’ensemble

1. 1 Etymologie
Considérer l’évolution des verbes être d’une part, et ser et estar,
d’autre part, peut aider à comprendre et délimiter leurs emplois et
leurs valeurs, comme nous le verrons plus loin.
Le verbe latin ESSE qui donnera lieu à la forme non attestée en
latin vulgaire * ESSĔRE avait le sens de ‘exister’. Ce verbe a
donné en ancien français la forme infinitive estre, signifiant
‘exister’, mais aussi ‘se trouver’, ‘demeurer’. Il pouvait également
introduire un attribut (Zalio, 2013 : 189).
STARE ayant le sens de ‘être debout’, a donné le verbe ester en
ancien français dont le sens était selon Vega y Vega ‘se tenir
debout’, ‘rester immobile’, ‘s’arrêter’, ‘demeurer’, ‘séjourner’ où
l’on perçoit que le sens va du plus momentané au plus durable
(2006 : 950). En français moderne, ce verbe ne survit qu’à
l’infinitif, dans un emploi extrêmement restreint, dans le domaine
juridique dans la locution ester en justice ‘se présenter en justice,
plaider […]’ (Zalio, 2013 : 189) et ester en jugement ‘soutenir une
action en justice’ (Vega y Vega, 2006 : 950).
Aujourd’hui, en français on ne retrouve que le verbe être.
Néanmoins, dans sa conjugaison, il contient des formes dérivées
de plusieurs verbes : ESSE pour les formes suis et serai, par
exemple, STARE pour les formes étais, étant, été (CNRTL 1).
En espagnol, ser est le descendent de ESSE, tandis que estar est
l’évolution de STARE.À l’instar du français, on retrouve dans la
conjugaison de ser des formes provenant de deux verbes, comme
le précise Joan Coromines dans le Breve diccionario etimológico
de la lengua castellana (2011 : 503) :

[…] las formas de este verbo castellano resultan de una


fusión de las de dos verbos latinos ; la mayor parte
proceden del latín ĚSSE […], pero las demás, incluyendo
el futuro, el condicional, los presentes de subjuntivo e
imperativo, y las formas impersonales, vienen del lat.
SĚDĒRE ‘estar sentado’, que debilitó en cast. y port. su
sentido hasta convertirse en sinónimo de ‘estar’ y luego
‘ser’.

STARE, d’abord lié à la posture physique, a commencé à exprimer


la localisation spatiale concrète, mais également une localisation
plus abstraite que l’on peut comprendre comme un stade dans
lequel se trouvele sujet et qui peut se traduire par un état attributif.
Ces deux verbes espagnols se sont peu à peu spécialisés dans
différents emplois : l’existence ( ser), la localisation ( estar),
l’attribution ( ser et estar) – qui comprend aussi les participes
passés employés comme adjectifs –, la périphrase verbale de
gérondif ( estar), ainsi que la voix passive ( ser et estar 2).
En français, être va donc recouvrir des emplois liés aussi bien à
l’idée de ser qu’à la notion de estar :

Así pues, el francés optó por integrar dos verbos en un


mismo paradigma (si bien no del todo uniformemente),
mientras que la solución del español fue especializar y
distinguir progresivamente dos verbos diferentes. Ello
corrobora que no todo el verbo être resulta uniforme, sino
que dentro de él hay ámbitos más estrechamente
relacionados con la idea de ser y otros más relacionados, al
menos históricamente, con la noción de estar. (Vega y
Vega, 2006 : 951)

1. 2 Emplois principaux : considérations


syntaxiques
Nous pouvons donc résumer les emplois principaux de ces verbes :
A/ Comme verbes prédicatifs : être, ser et estar peuvent tous les
trois être utilisés comme verbes prédicatifs, lorsqu’ils sont utilisés
avec une signification lexicale. Dans ces cas-là, ils sont considérés
comme verbes pleins 3, en opposition aux verbes qui se sont
grammaticalisés, perdant une grande partie de leur signification :
c’est le cas des verbes auxiliaires, semi-auxiliaires ou verbes
copules.
a) Être en français, de même que ser en espagnol, employé comme
verbe d’existence est prédicatif. Les deux verbes gardent leur
signification lexicale de ‘avoir existence’, et comme tels, ils sont
employés sans aucun type de complément. Cet emploi est assez
marginal :
Dans un langage soutenu, on retrouve un emploi de être marquant
l’existence, avec un groupe nominal, équivalent à il y a, il existe
en français usuel (Le Goffic, 1993 : 196), qu’on peut traduire par
hay ou existe :

b) La localisation. Être peut également exprimer une idée de


localisation au sens propre ou au sens figuré. Vega y Vega parle de
construction circonstancielle qui peut être modale ou spatiale : «
en vacances, au chômage, enceinte, à la retraite, ici, ailleurs,
nulle part, etc. » (2006 : 953). En espagnol, cet emploi est propre à
estar (exemple 4). Le verbe estar, à la différence d’ être, peut
également s’employer sans complément circonstanciel dans le
sens de ‘être présent’ ou ‘être là’, comme en (5) où « el doctor »
est le sujet du verbe qui n’a donc pas de complément. Ou encore,
dans le sens de ‘y avoir’, en concurrence avec hay (qui s’emploie
pour situer des entités indéterminées), lorsque l’on veut situer un
sujet bien défini (« los avances médicos » dans l’exemple (6) :

Il existe également un emploi locatif de ser, dans lequel ce verbe


sert à localiser des événements (il équivaut à‘suceder’). Cet
emploi peut être traduit en français par avoir lieu, se passer. Dans
ce cas, il est également prédicatif, mais il prendra un complément
(une information de lieu ou de temps) :
B/ Comme verbes auxiliaires : ces trois verbes peuvent être
également employés comme verbes auxiliaires. Les auxiliaires,
indépendamment de leur signification lexicale, sont utilisés dans la
conjugaison verbale – des temps composés ou des périphrases
verbales 5 – à côté d’un autre verbe, dit verbe auxilié qui adopte
une forme non personnelle (en l’occurrence, un participe passé en
français). La grammaire traditionnelle ne reconnaît comme verbes
auxiliaires en français qu’ avoir et être 6. Les formes j’ai mangé
ou je suis monté appartiennent ainsi à la conjugaison des verbes
manger et monter et non pas à avoir et à être.
En espagnol, le verbe auxiliaire qui sert à former les temps
composés est uniquement haber, verbe qui dans cet emploi a
perdu sa signification lexicale.
Quant aux périphrases verbales, il s’agit des constructions où il y a
deux verbes, un semi-auxiliaire ayant perdu partiellement sa
signification lexicale, mais qui apporte des informations
aspectuelles 7 ou modales 8 ( pouvoir, devoir + infinitif) à l’action
exprimée par le verbe auxilié qui est au participe ou à l’infinitif en
français, et au participe (el niño tiene hechos los deberes), à
l’infinitif ( vengo llegando al aeropuerto) ou au gérondif ( acabo
de terminar) en espagnol.
Les constructions où être fonctionne comme verbe auxiliaire sont
les suivantes :
a) Les formes verbales composées, en concurrence avec avoir,
combiné à un participe passé de certains verbes (pronominaux et
intransitifs 9 perfectifs 10). L’auxiliaire équivalent en espagnol est
uniquement haber.
b) Les périphrases [ être sur le point de + infinitif] (= [ estar a
punto de + infinitif]) et la périphrase durative [ être en train de+
infinitif] (= [ estar + gérondif]).
c) La voix passive, aussi avec un participe passé. En français,
même si l’auxiliaire reste inchangé, il est possible de distinguer
deux types de passives : la passive d’action, dite aussi « passive
opérative », et la passive d’état. Les premières expriment une
action où il y a un agent explicite ou implicite, autrement dit un
responsable de l’action, qui équivaut au sujet de la voix active
(construite avec ser en espagnol), tandis que les secondes
expriment plutôt un état résultatif, sans l’action qui en est la cause
(avec estar en espagnol) :

La valeur du participe passé dans les passives d’action est verbale,


tandis que dans les passives d’état sa valeur est plus adjectivale.
En effet, comme nous l’avons déjà mentionné, un participe passé
peut être employé comme un adjectif 11. On distingue ainsi un
emploi adjectival de « fatigué » en (9), et un emploi verbal en (9’)
avec un agent qui devient sujet (« este estrépito ») dans la
traduction que nous proposons en (9’b) :

C/ Comme verbes copules : lorsqu’ils sont verbes copules12, ils


sont considérés comme sémantiquement vides, servant comme un
instrument de liaison. Ils mettent en relation un sujet et son
attribut, qui peut être un groupe nominal ou un adjectif.
a) Comme marque grammaticale d’identité entre deux termes
nominaux dans des constructions équatives. La particularité de cet
emploi est que l’attribut et le sujet sont réversibles. L’attribut peut
être sujet et le sujet peut être attribut. Cet emploi correspond au
verbe ser en espagnol :

Être peut également servir comme marque d’identité dans les


phrases clivées13. On emploiera ser pour traduire ces structures :
Il existe également des constructions attributives avec un emploi
impersonnel de être, qui sera traduit par le verbe haber en
espagnol :

b) Avec un adjectif, être sert à attribuer à son sujet une


caractéristique :

C’est ce dernier emploi qui nous intéresse dans ce travail,


puisqu’il faut distinguer deux manières de décrire un sujet, ce qui
implique deux attributions différentes avec des conséquences sur
la signification plus ou moins évidentes.

2 Les constructions attributives

2. 1 L’attribution : définition et structure


Le propre des constructions attributives est d’exprimer une
propriété ou une caractéristique d’une personne ou d’un objet
(concret ou abstrait), voire d’un événement, en position de sujet de
la phrase. On définit traditionnellement l’attribut comme une
« manière d’être du sujet » (Arrivé, Gadet & Galmiche, 1986 : 83-
84).
Les constructions attributives sont des structures où le noyau
syntaxique de la phrase est un verbe dit attributif ou copule qui
introduit un élément qui aura la fonction d’attribut du sujet. Or,
sémantiquement le verbe est relégué au second plan, car ce qui est
important est la relation entre le sujet et la caractéristique qui lui
est attribuée. Cet attribut peut avoir différentes natures, comme
nous le verrons plus loin. L’attribut est un élément dit « essentiel »
qui ne peut pas être supprimé car sinon la phrase serait
agrammaticale :

Même si dans ce travail nous nous focaliserons exclusivement sur


l’attribut du sujet, il faut savoir qu’il existe des constructions où la
relation attributive se fait entre le complément d’objet direct d’un
verbe transitif 15 et l’attribut. Dans ce cas, l’attribut et le
complément d’objet sont contigus et le premier aura la fonction
d’attribut du complément d’objet. Dans l’exemple suivant,
l’adjectif « ennuyeuse » fait référence à « la pièce », en fonction
de COD du verbe « trouver ». L’attribution se fait donc entre ce
dernier élément et l’adjectif, accordé en genre et nombre avec lui :

L’attribut, notamment s’il s’agit d’un adjectif ou d’un participe qui


se comporte comme un adjectif, est soumis aux règles d’accord
avec le sujet, comme on peut le voir dans l’exemple (16), ce qui
n’est pas forcément le cas si l’attribut correspond à une autre
catégorie lexicale (exemple 16’) :

2. 2 La nature de l’attribut :
les différents contextes
Il a déjà été établi plus haut que la fonction syntaxique 16 de
l’élément introduit par le verbe est l’attribut. En effet, le verbe
être, ainsi que ser et estar, sont considérés comme intransitifs,
c’est-à-dire qu’ils n’ « appellent » pas de complément d’objet.
La nature 17 prototypique de l’attribut est l’adjectif, mais d’autres
éléments de catégoriesdifférentes peuvent avoir cette fonction. En
effet, excepté l’adjectif qui fait l’objet de ce travail, l’attribut peut
être rempli par les catégories lexicales et structures suivantes, ce
qui est valable pour les deux langues :
un nom : Jean est avocat. Juan es abogado ;
un pronom : Si j’étais toi. Si yo fuera tú ;
un adverbe : C’est ainsi. Es así ;
un participe passé à valeur adjectivale : Le passage est interdit.
El paso está prohibido ;
en français, un participe présent à valeur adjectivale : C’est
étonnant. Es sorprendente 18 ;
un verbe à l’infinitif : L’idée est de partir tôt. La idea es salir
pronto ;
un groupe nominal (lorsque le nom est déterminé) ou un nom :
Jean est un excellent plombier. Juan es un excelente fontanero ;
un groupe prépositionnel : Juan est de Tolède. Juan es de
Toledo ;
une proposition : relative, complétive ou circonstancielle.
Relative : Cet homme n’est pas vraiment qui vous croyez. Aquel
hombre no es quien usted cree. Complétive (introduite par
« que ») : L’ennui est qu’il a des difficultés à se concentrer. El
problema es que le cuesta trabajo concentrarse.
Circonstancielle : Le bonheur, c’est quand on ne pense à rien.
La felicidad es cuando no se piensa en nada 19.

3 Les verbes « copules »


Le verbe copule prototypique est être. Il est souvent dit que les
verbes copules, ayant perdu leur signification lexicale, sont de
purs outils grammaticaux ou éléments de liaison servant à mettre
en relation un sujet et son attribut. Or, dans le cas de l’espagnol,
cette définition a été contestée par plusieurs linguistes, car
effectivement, si les deux verbes, ser et estar, étaient
sémantiquement vides, des paires comme ser feliz / estar feliz
seraient équivalentes. Le système possédant deux verbes, un choix
est imposé au locuteur qui a plus ou moins de liberté selon la
construction syntaxique et selon ses intentions
communicationnelles. En effet, selon la nature de l’attribut, la
grammaire impose ser – par exemple avec un nom, un pronom ou
un infinitif – ou bien estar – avec certaines prépositions comme
« por » dans estar por llegar ou comme « en » dans estar en Cuba.
Cependant, la liberté du locuteur est plus ou moins grande
lorsqu’il s’agit des adjectifs, car la plupart d’entre eux peuvent
accepter les deux verbes avec des effets de sens plus ou moins
marqués. Nous rejoignons donc les auteurs qui, comme Navas
Ruiz, considèrent que les verbes au centre des constructions
attributives ont forcément gardé une partie de leur signification :
« El verbo atributivo no es sólo un elemento de relación ; tiene
además la función de expresarlas diversas maneras como la
cualidad pertenece al sujeto » (1963 : 24). C’est la raison pour
laquelle nous considérons plus juste le terme « verbe attributif » à
celui de « copule », qui fait allusion à sa fonctionnalité comme
opérateur grammatical de mise en relation.

3. 1 Les verbes ser et estar+ adjectif


a Les explications traditionnelles
La sélection de ser ou de estaravec adjectif a été l’un des sujets les
plus débattus en grammaire espagnole. Parmi les critères les plus
employés dans les manuels d’espagnol langue étrangère, on
retrouve d’une part des explications fondées sur la distribution 20
de ser et de estar (en tant que verbes copules et prédicatifs), ce qui
implique souvent des listes d’emplois (par exemple, se présenter,
indiquer l’origine de quelqu’un/quelque chose, indiquer la
profession, exprimer la qualité morale ou physique), ainsi que des
listes de types d’adjectifs (de taille, de forme, de nationalité, de
personnalité, etc.), et, d’autre part, des explications fondées sur des
oppositions binaires traditionnelles de type « qualité permanente et
essentielle » vs « état passager » auxquelles ont été ajoutés
d’autres critères, comme on le verra un peu plus loin.
La distribution
On classe souvent les adjectifs par leur compatibilité exclusive
avec ser ( francés, radical, protestante, inteligente, cruel) ou avec
estar ( descalzo, contento, equivocado, borracho). Un troisième
groupe inclut les adjectifs, qui par ailleurs sont la majorité,
compatibles avec les deux verbes. Parmi ces adjectifs, on observe
que lorsqu’on alterne les deux verbes, se produisent des effets de
sens plus ou moins marqués. Certains adjectifs présentent une
modification de leur sens, ce qui se reflète par la sélection de ser
ou de estar. En d’autres termes, selon le sens que l’on veut donner
à l’adjectif, il faut sélectionner l’un ou l’autre verbe : fresco
‘desvergonzado’ (+ ser) ~ ‘recién recogido, hecho’ (+ estar), listo
‘inteligente’(+ ser) ~ ‘preparado’ (+ estar) ; maduro ‘tener
madurez, buen juicio’ (+ ser) ~ ‘haber madurado’ (+ estar) ; malo
‘malvado’, ‘de poca calidad’(+ ser) ~ ‘desagradable’, ‘de mal
sabor’, ‘enfermo’ (+ estar) ; rico ‘adinerado’ (+ ser) ~ ‘sabroso’ (+
estar) ; vivo ‘listo’, ‘mentalmente ágil’(+ ser) ~ ‘con vida’ (+
estar), entre autres (RAE &ASALE, 2010 : 715 § 37.5.3f).
Cependant, les effets de sens produits par le changement du verbe
avec la plupart des adjectifs concernent une manière différente
dont la propriété désignée par l’adjectif appartient au sujet : c’est
le cas, par exemple, de amable, decidido, tranquilo qui peuvent
décrire le caractère d’une personne – interprétation véhiculée par
l’emploi de ser – ou bien, un comportement particulier, en
sélectionnant estar (RAE &ASALE, 2010 : 715 § 37.5.3d ).
Distinction en termes de temporalité et essence
Une tentative de simplifier l’explication concernant la sélection
des deux verbes est l’opposition traditionnelle selon laquelle ser se
construit avec des attributs qui désigneraient des caractéristiques
permanentes, essentielles ou inhérentes du sujet, tandis que estar
désignerait des caractéristiques temporaires ou passagères. Bien
que cette distinction ait été abandonnée par la suite à cause de son
manque de précision, elle semble persister dans certains esprits,
aussi bien parmi les étudiants que les enseignants. Dans les
manuels d’espagnol pour un public francophone (niveau lycée)
que nous avons consultés, nous avons effectivement trouvé
l’opposition permanent/essentiel vs passager :
permanence/qualité essentielle vs état passager ( A mí me
encanta, niveau première)
pour exprimer une caractéristique profonde, essentielle,
normale vs pour exprimer une caractéristique passagère (
¡Anímate! niveau 4 e).
pour définir vs état valable au moment où l’on parle ( Algo más
et Así somos, niveau première)
qualité essentielle/pour définir/pour caractériser vs résultat
d’une action/un état souvent passager, « correspondant à une
circonstance et sans valeur de caractérisation » ( Próxima
parada, niveau première et seconde).
Pourtant, dans des grammaires destinées également à un public
francophone, on peut lire explicitement que le caractère temporel
n’est pas un critère à tenir en compte. Voici quelques extraits de
deux grammaires (Gerboin & Leroy, 1994 ; Bedel, 1997) et d’un
manuel spécialisé dans les deux verbes (Freysselinard, 2013).
Nous soulignons les passages où les auteurs évoquent le critère de
la temporalité comme étant indifférent lors de la sélection du
verbe :
qualité essentielle, inhérente vs un aspect circonstanciel ou
subjectif, « que cet aspect soit durable ou non » (Gerboin &
Leroy, 1994 : 270)
« qualité essentielle, physique ou morale, caractéristique de
l’être ou de la chose considérée » vs « un état, passager ou
durable, mais accidentel » (Bedel, 1997 : 355-356)
« devant un adjectif ou un participe passé employé comme
adjectif s’ils traduisent une définition ou expriment une
caractéristique essentielle, une qualité, durable ou non ( soy
alto ; la nieve es blanca, soy joven). Si on peut ajouter “un” ou
“une personne”, on emploie ser : je suis une personne
impatiente, curieuse = soy impaciente, curioso ; je suis
impatient de = estoy impaciente, curioso, con, de…) » vs
« devant un adjectif ou un participe passé employé comme
adjectif s’ils expriment un état, une situation susceptible de
varier, un résultat, une vision subjective ( el café está frío ; el
cielo está nublado ; los viajeros están sentados ; Cristina está
enojada ; estoy enfermo ; el jarro está intacto ; estás guapa).
Quand l’on pourra ajouter à la phrase l’adverbe “maintenant”,
signe d’un changement, on pourra utiliser estar ».
(Freysselinard, 2013 : 23-24)
De même, La Nueva gramática de la lengua española met en
garde contre cette distinction entre permanent/passager de par son
caractère imprécis. En effet, ser peut se construire avec des
attributs qui désignent des propriétés temporelles (exemples 17 et
18) et, à l’inverse, estar se combine également avec des attributs
non susceptibles de modification (exemples 17’ et 18’) :

L’opposition caractéristique essentielle/inhérente vs caractéristique


non essentielle peut également être problématique, comme le
montre l’exemple suivant :

L’attribut « solos » y est présenté comme une condition essentielle


des Argentins (par l’adverbe « esencialmente ») et « europeos » est
présenté comme un rôle joué ou une image qui ne correspond pas
à la nature inhérente des Argentins. Pourtant, les verbes employés
sont estar + solos et ser + europeos. Nous reviendrons plus tard
sur cet exemple.

b Deux opérations d’attribution différentes :


la catégorisation et la constatation
Catégorisation d’une entité : ser
Il faudrait d’abord distinguer l’opération où l’on attribue une
qualité à un sujet, qualité qui sert de catégorie de classement, de
celle où l’on perçoit un état traversé par le sujet, état qui ne sert
pas à le classer, mais à le décrire.
En effet, comme nous l’avons mentionné dans la section 1.2 C, le
verbe être dans son emploi dit copulatif peut servir de marque
d’identité, où le sujet et l’attribut nominal peuvent être
réversibles :

Parmi ces constructions, on peut inclure les phrases à attribut


adjectival où l’on peut concevoir un groupe nominal élidé, comme
le montre l’exemple (20), qui peut être paraphrasé également par
« quelque chose de », ce que l’on ne peut pas faire dans l’exemple
(20’) :

Dans l’exemple (20), on classe l’entité dont on parle (le café) dans
la catégorie des liquides amers, qui s’oppose à d’autres entités qui
ne le sont pas. Le classement ainsi fait répond à des critères que
l’on peut décrire comme intersubjectifs, en ce sens qu’il s’agit de
critères partagés par la collectivité. Le verbe espagnol qui permet
ce type de constructions est ser, ce qui est cohérent avec sa base
sémantique signifiant l’existence. Avec ce verbe, on pose
l’existence d’une entité à laquelle on octroie une catégorie ;
l’attribut fonctionne ainsi comme une étiquette qu’on met sur
l’entité décrite, une étiquette qui correspond à une catégorie à
laquelle elle appartient par définition (exemple 20) ou par
identification (exemple 21) :

Constatation d’un stade : estar


L’exemple (20’) correspond à une toute autre opération : il ne
s’agit pas de classer dans une catégorie l’entité décrite (le linge),
mais de faire un constat par rapport à un état valable et vérifiable à
un moment donné et dans une situation quelconque que l’on peut
concevoir comme le stade dans lequel se trouve l’entité décrite. En
effet, le linge n’appartient pas à la catégorie des objets secs ; il
s’agit de la constatation (Vega y Vega, 2006 : 955) d’un stade dans
lequel il se trouve à un moment donné (et qui n’est pas forcément
passager) et qui constitue un état de faits. La constatation est
également le résultat de l’expérience du locuteur à propos du sujet
décrit 21. L’état référé est un état parmi d’autres états possibles du
même sujet, ce qui implique une comparaison d’ordre interne,
c’est-à-dire de l’entité en question avec elle-même à un autre
moment donné, et non pas avec d’autres entités. On ne classe pas
le sujet dans une catégorie quelconque : « sec » ne pourrait pas
représenter une catégorie dans laquelle on classe le linge, il s’agit
d’un stade dans lequel il se trouve et qui se traduit en un état.
Celui-ci peut résulter, mais pas forcément, d’un événement sous-
jacent : le linge est sec, parce qu’il a séché.
Le verbe qui permet de réaliser cette opération de constatation en
espagnol est estar, ce qui est cohérent avec sa base sémantique
spatiale. Comme nous l’avons dit plus haut, la signification de
STARE ‘être debout’, à l’origine du verbe estar, est de nature
spatiale. Partant de celle-ci, il est possible d’envisager l’attribution
avec estar comme la localisation dans un espace abstrait, que l’on
peut concevoir comme un stade valable dans le moment de
l’énonciation, et dans lequel on place un sujet, qui serait ainsi
arrivé à un état que l’on peut qualifier d’épisodique. Le locuteur se
focalise ainsi sur l’état du sujet à ce moment-là, dans une situation
concrète. Le moment auquel nous faisons allusion correspond à la
convergence entre l’énonciation, c’est-à-dire le moment où le
locuteur émet son énoncé, et l’état constaté auquel il fait référence.
L’état référé n’est donc pas forcément passager. Lorsque l’on dit
está vivo, on vise un état qui peut être plus ou moins durable, en
opposition à un autre état possible, estar muerto, qui, une fois
atteint, est permanent. Dans tous les cas, permanent ou passager, il
s’agit d’une sorte d’épisode dans l’existence du sujet, lié à une
réalité concrète.
On peut imaginer, à l’instar de Delbecque (2010 : 248), une photo
instantanée que l’on prendrait du sujet décrit dans un état précis et
pas dans un autre état possible dans lequel il pourrait se trouver
mais dans lequel il ne se trouve pas (l’état attendu, imaginé ou
considéré normal, par exemple).
L’attribution ne répond donc pas à une norme partagée permettant
de classer dans une catégorie ( Le café est amer) ou d’identifier un
sujet avec une caractéristique ( Siempre he sido muy honesto),
mais à une sorte de diagnostic de la part du locuteur, selon son
appréciation, selon ses propres critères et selon la situation
concrète.
C’est ce que montre l’exemple suivant :

Le sujet décrit est une « poupée », fabriquée par le père de la


narratrice avec un corps d’écureuil fourré de sciure, ce qui donne
un effet rigide au toucher. Ici, la locutrice effectue un simple
constat. Il n’y a pas d’intention de classer le sujet dans une
catégorie. À cet instant, elle réalise simplement une observation
fondée sur sa perception, en l’occurrence tactile.
Si nous reprenons l’exemple (19) plus haut :

on voit bien que « estamos solos » et « ser europeos » ne


correspondent pas au même type d’opération : être seul
correspond à la constatation d’un état – durable ou non –
expérimenté par le sujet (qui s’oppose à d’autres états dans
lesquels il pourrait se trouver, comme être accompagné, par
exemple), tandis qu’ être européen est une catégorie, qui s’oppose
à d’autres sujets appartenant à la catégorie des non-Européens.
Or, on trouve souvent des adjectifs classificateurs construits avec
estar, ce qui entraîne une opération d’attribution différente et
reflète donc un autre point de vue au moment de décrire un sujet.
C’est ce qui est mis en évidence dans le dialogue suivant, où il est
question d’une femme sur une photo, l’attribut gorda étant
employé ici avec les deux verbes :

Dans le premier énoncé, le locuteur constate un état visible sur la


photo, sans pour autant identifier la femme en question à une
personne grosse. C’est pourtant ce que fait son interlocuteur. Le
premier exprime un constat, que l’on peut gloser par « elle est
vieille et grosse sur la photo », et le second catégorise le sujet,
attribution que l’on peut gloser par « elle a toujours été une femme
grosse ».
Le cas de l’adjectif claro est particulier, car on explique souvent
qu’il admet les deux verbes indifféremment. Or, si l’on observe
l’exemple suivant, le contexte d’emploi n’est pas le même :

Dans la première occurrence, le sujet « el cumplimiento de las


resoluciones » est classé dans la catégorie des sujets
compréhensibles, intelligibles. On peut restituer un syntagme
nominal en paraphrasant, comme le propose Cristian Valdez, par
« el cumplimiento tiene que ser una serie de acciones claras y
precisas » (2017: 121), contrairement à la seconde occurrence de
claro construit avec estar. « Está claro » fait allusion au constat de
l’état d’intelligibilité du sujet décrit qui résulte de l’évidence
directe à laquelle peut ou non avoir accès le locuteur. Il s’agit donc
d’un état qui est lié à l’expérience du locuteur avec le sujet,
contrairement à ser claro qui réalise une opération de
catégorisation, comme l’explique Valdez (2017 : 105) :
« categoriza la información a partir de un razonamiento,
conocimiento general o conjetura ».

3. 2 Les phénomènes de variation : quelques


exemples américains
Certains emplois américains de ser et surtout de estarpeuvent
sembler non normatifs. Ces emplois reflètent en fait la possibilité
de changer le point de vue au moment de décrire un sujet. Ce
phénomène concerne notamment estar avec des adjectifs
classificateurs. Il faudrait y voir donc une extension de cette
attribution de type perceptif où l’on focalise un stade dans lequel
on place le sujet, en évitant de le classer dans une catégorie. Ce
phénomène est plus courant en langue orale dans un registre
familier, mais il est également possible de trouver des exemples en
littérature lorsqu’un personnage emploie un registre familier. Les
adjectifs concernés sont, pour la plupart d’entre eux, ceux qui font
référence à l’âge ( viejo, joven, grande, chico), à la beauté (
bonito, feo, guapo, horrible), à la taille ( chico, pequeño, grande,
alto, bajo, chaparro 22), l’évaluation ( sabroso, bueno, malo, caro,
barato, fácil, complicado, difícil, interesante, divertido). Nous
allons évoquer ci-dessous quelques exemples à ce sujet extraits de
Hasta no verte Jesús mío, de l’auteure mexicaine Elena
Poniatowska, roman faisant partie du programme de l’Agrégation
(2017 et 2018).
L’adjectif chica est construit alternativement avec ser ou estar tout
au long du roman. Les deux exemples suivants issus de la même
page montrent cette alternance :
Dans l’exemple (25’), il ne s’agit pas d’une catégorie,
contrairement à (25) où l’âge est présenté de manière objective,
comme une époque. Il est possible de concevoir « chiquilla »
comme une catégorie – celle des petites filles –, ce qui rend
possible la paraphrase avec un groupe nominal : cuando era una
niña chiquilla / pequeña. Dans l’exemple (25’), en revanche, la
locutrice fait allusion à son âge en relation à un état de
conscience : en effet, elle était suffisamment vivace, malgré son
âge, pour se rendre compte des intentions des autres femmes vis-à-
vis de son père. L’âge n’est pas pris dans l’absolu, selon une
norme générale, à la différence de l’exemple (25), mais comme un
état lié à une situation concrète, que l’on peut concevoir comme un
stade du sujet.
Par ailleurs, le changement du verbe attributif peut provoquer
également des effets de sens plus marqués, car il peut entraîner
une réinterprétation 23 de l’adjectif qui ne doit plus être pris dans
son sens premier. Dans les exemples suivants, on trouve l’attribut
casado avec ser et avec estar :

Les emplois de ser dans l’exemple (26) répondent à une attribution


de type catégoriel. Le locuteur, le mari de la protagoniste,
s’identifie à une catégorie d’hommes, ceux qui sont mariés, par
opposition à la catégorie d’hommes célibataires. De ce fait, solo
s’interprète souvent, quand il est combiné avec ser, comme
soltero. On peut donc gloser par « je ne suis pas un homme
seul/célibataire. Je suis un homme marié ». En revanche, dans
l’exemple (26’) « casados » ne correspond pas à une catégorie,
mais à un état dans lequel la narratrice situe le sujet (la femme en
question et son mari) et qui est le résultat d’un événement récent
vécu, donc d’une expérience. On traduirait par ils venaient de se
marier.
Enfin, dans l’exemple suivant, « desconocida » doit s’interpréter
comme ‘irreconocible’, donc un état physique et moral dans lequel
on situe le personage, Sebastiana, résultat des difficultés
rencontrées et de sa fatigue cumulée :

Conclusion
L’attribution, comme nous l’avons vu, n’est pas une opération
unitaire, ce qui est reflété dans le système espagnol par l’emploi de
deux verbes distincts avec des bases sémantiques différentes. En
français, c’est le verbe être qui a hérité la possibilité d’établir ces
opérations. Distinguer celles-ci permet de comprendre la
cohérence qui sous-tend la sélection du verbe, ainsi que la marge
de manœuvre du locuteur qui exprime deux points de vue
différents par rapport à un sujet. En somme, ser permet d’établir
une classification par définition ou par identification du sujet avec
une catégorie. De ce fait, il est possible de gloser l’attribut avec un
syntagme nominal : le café est [un liquide] amer ‘el café es [un
líquido] amargo’, Jean est [un homme] heureux ‘Juan es [un
hombre] feliz’. Estar situe le sujet dans un état, le locuteur établit
que le sujet est arrivé à cet état et il en fait l’expérience. Il est
impossible de ranger le sujet dans une catégorie, ce qui implique
l’impossibilité de gloser par un syntagme nominal, sans changer ce
qu’on dit du sujet : le café est [*un liquide] froid ‘el café está
frío’, Jean est [*un homme] content‘ Juan está [*un hombre]
contento’. De nombreux adjectifs peuvent se construire avec les
deux verbes parce qu’ils admettent les deux points de vue, c’est-à-
dire une appartenance à une catégorie et un état dans lequel se
trouve un sujet comme résultat d’un événement sous-jacent. En
somme, la description de l’attribution avec ser et estar ne peut pas
ignorer qu’une catégorie n’est pas forcément permanente (en effet,
le fait que Jean soit heureux ne veut pas dire qu’il le sera toute sa
vie) et qu’un état peut durer longtemps, voire être permanent :
Jean est [un homme] heureux / Jean est heureux [depuis qu’il est à
la retraite] ‘Juan es [un hombre] feliz / Juan está feliz [desde que
se jubiló]’.

Glossaire
Aspect : l’aspect est la manière dont s’expriment le déroulement, la progression,
l’accomplissement de l’action.
Catégorie : il s’agit de la classe grammaticale telle que le nom, le verbe, l’adverbe, etc.
On y fait souvent référence avec le terme « nature », en opposition à « fonction » qui fait
référence à la fonction syntaxique.
Distribution : la distribution d’une unité est constituée par l’ensemble des
environnements dans lesquels elle est susceptible d’apparaître, c’est-à-dire l’ensemble
des mots ou catégories de mots qui peuvent figurer à sa gauche et/ou à sa droite dans les
phrases considérées comme grammaticales.
Fonction syntaxique : c’est la relation que les constituants d’une structure entretiennent
entre eux au sein de cette structure, comme le sujet, l’épithète, l’attribut, le complément
d’objet, etc.
Modalité : indique qu’une proposition contient une valeur de type « nécessité » ou
« possibilité » par le biais d’un verbe auxiliaire. Les verbes devoir ou pouvoir sont ainsi
des auxiliaires modaux de nécessité/obligation et possibilité/permission, respectivement.
Nature : ce terme fait allusion à la catégorie, classe ou partie du discours d’un mot.
Réinterprétation : opération sémantique par laquelle un terme doit être compris
autrement que dans son sens direct par effet du contexte. Sans cette réinterprétation, le
terme serait inintelligible dans ce contexte d’emploi précis.
Verbe attributif : verbe qui se construit avec un attribut du sujet. Il exprime une
manière d’être, un étatdu sujet et non une action comme bien d’autres verbes.
Verbe auxiliaire : verbe qui, indépendamment de sa signification lexicale, est utilisé
dans la conjugaison verbale –des temps composés ou des périphrases verbales – à côté
d’un autre verbe, dit verbe auxilié qui adopte une forme non personnelle (en
l’occurrence, un participe passé en français).
Verbe copule : verbe qui sert de marque grammaticale d’identité, il est considéré
comme sémantiquement vide, servant comme instrument de liaison entre le sujet et son
attribut.
Verbe prédicatif : verbe qui garde sa signification lexicale, en opposition à un verbe qui
a subi une désémantisation (la perte totale ou partielle de sa signification lexicale) afin de
servir comme verbe auxiliaire.
Verbe intransitif : verbe qui s’oppose à la classe des verbes transitifs qui sont ceux qui
se construisent avec un complément d’objet. Un verbe intransitif n’admet donc pas de
complément d’objet.
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PONIATOWSKA , E. [2014] (2016), Hasta no verte Jesús mío, Alianza, Madrid.

Sites web
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales http://www.cnrtl.fr

Notes de bas de pages


1. http://www.cnrtl.fr/etymologie/etre
2. Notons que La Nueva gramática de la lengua española (RAE &
ASALE, 2010) considère que la structure [ estar + participe] est
une construction attributive, laissant donc à ser la fonction de seul
auxiliaire de la voix passive périphrastique.
3. Verbe qui garde sa signification lexicale, en opposition à un
verbe qui a subi une désémantisation (la perte totale ou partielle de
sa signification lexicale) afin de servir comme verbe auxiliaire,
comme ce serait le cas de haber.
4. Tous les exemples sans référence sont propres à l’auteure.
5. Groupement verbal constitué par deux verbes : un verbe semi-
auxiliaire suivi d’une forme verbale non personnelle (infinitif en
français et infinitif, gérondif et participe passé en espagnol).
6. Certains linguistes considèrent aller un troisième verbe
auxiliaire qui sert à former le futur proche, dont le verbe auxilié
est à l’infinitif : je vais aller à Paris. (Arrivé, Gadet & Galmiche,
1986 : 90)
7. L’aspect est la manière dont s’expriment le déroulement, la
progression, l’accomplissement de l’action. (Grevisse §770, p.
981)
8. Indique qu’une proposition contient une valeur de type
« nécessité » ou « possibilité » par le biais d’un verbe auxiliaire.
9. Les verbes intransitifs perfectifs sont ceux qui n’ « appellent »
pas de complément direct ou indirect : sortir, entrer, venir,
tomber. Lorsque ces verbes sont employés avec un COD ( sortir
un stylo, monter un étage), ils sont construits avec l’auxiliaire
avoir.
10. Un verbe est perfectif s’il comporte un achèvement du procès,
autrement dit si celui-ci ne peut pas durer, par exemple naître,
mourir, etc . (Arrivé, Gadet & Galmiche, 1986 : 77)
11. Ils sont considérés alors comme adjectifs à base verbale,
appelés « adjectifs participiaux » par Marie-France Delport.
12. La copule est définie comme « marque grammaticale
d’identité » par Benveniste (1966 : 192).
13. On dit aussi « mise en relief » au sujet de ce type de
construction. En espagnol, on les appelle « construcciones
copulativas de relieve », « perífrasis de relativo » et
« construcciones hendidas ».
14. L’astérisque placé devant une phrase signale une forme
agrammaticale, c’est-à-dire non conforme à la grammaire d’une
langue.
15. En effet, un verbe copule étant intransitif, il n’a pas de
complément d’objet, mais un attribut, lié au sujet.
16. C’est « la relation que les constituants d’une structure
entretiennent entre eux au sein de cette structure », comme le
sujet, l’épithète, l’attribut, le complément d’objet, etc. (Arrivé,
Gadet & Galmiche, 1986 : 270)
17. Fait référence aux classes grammaticales telles que le nom, le
verbe, l’adverbe, etc. On y fait souvent référence avec le terme
« nature » ou « catégorie » en opposition à « fonction » qui fait
référence à la fonction syntaxique.
18. En espagnol, il y a certains noms et adjectifs qui dérivent des
participios activos (l’équivalent du participe présent en français) :
presidente, estudiante, sorprendente.
19. Exemples tirés d’Arrivé, Gadet & Galmiche, 1986 : 88. C’est
notre traduction.
20. « La distribution d’une unité est constituée par l’ensemble des
environnements dans lesquels elle est susceptible d’apparaître,
c’est-à-dire l’ensemble des mots ou catégories de mots qui
peuvent figurer à sa gauche et/ou à sa droite dans les phrases
considérées comme grammaticales » (Arrivé, Gadet & Galmiche,
1986 : 238)
21. Pour certains auteurs, c’est pourquoi certaines attributions avec
estar contiennent une marque de subjectivité.
22. Ce mot d’origine basque est employé au Mexique dans le sens
de ‘bajo’, ‘de poca estatura’.
23. Opération sémantique par laquelle un terme doit être compris
autrement que dans son sens direct par effet du contexte. Sans
cette réinterprétation, le terme serait inintelligible dans ce contexte
d’emploi précis.
Exemple de sujet

Énoncé
Soit le texte suivant :
Vous ne vous êtes jamais demandé ce que pouvait
éprouver la feuille de salade tranchée à vif, arrosée de
sel et de vinaigre, broyée par vos dents solides…
Écoutez-les vivre. Retenez votre respiration. Les
feuilles s’étirent, se défroissent dans la fraîcheur qui
s’accentue. Oui, vous les entendez vivre, vous sentez
leur odeur vivante. Ce sont des êtres vivants …
Asseyez-vous au milieu d’elles, à même la terre, qui
sous vos paumes est curieusement tiède alors que l’air
qui coule du cerisier sur vos épaules est de plus en plus
frais. Ne bougez plus, respirez moins. Lentement,
encore plus lentement. Paisible. Passif. Essayez de
vous sentir salade…
René Barjavel, La faim du tigre, 1966.
Après avoir identifié la nature des trois énoncés
soulignés, vous expliciterez les différents emplois du
verbe être et ses équivalents en espagnol.

Proposition de corrigé
[ Identification]
Les énoncés soulignés sont des phrases attributives
où le noyau verbal est le verbe attributif (aussi
appelé copule) être qui met en relation le sujet
(« ce », « qui » – dont le référent est « la terre » – et
« l’air ») et l’attribut du sujet (« des êtres vivants »,
« curieusement tiède » et « de plus en plus frais »).
Concernent la nature des attributs, le premier est le
groupe nominal « des êtres vivants », tandis que les
deux autres sont des groupes adjectivaux
(« curieusement tiède » et « de plus en plus frais »).

[ Problématique]
La question nous invite à exposer les différents
emplois du verbe être dans les constructions
attributives, et les équivalents de ce verbe en
espagnol, ser et estar.

[ Rappel du système français]


Le verbe être a plusieurs fonctionnalités en français.
Il peut être verbe prédicatif, auxiliaire et attributif.
Comme verbe prédicatif il garde sa signification de
verbe d’existence ( Dieu est ‘Dios es/existe’) ou de
localisation avec un complément circonstanciel ( Il
est en Europe ‘está en Europa’). Comme verbe
auxiliaire il sert à construire les temps composés en
concurrence avec avoir ( Il est arrivé‘ha llegado’), la
périphrase d’infinitif être en train de + infinitif ( il
est en train de manger ‘está comiendo’) et, enfin il
sert à construire la voix passive de deux types, la
passive d’action avec agent explicite ou implicite (
les vêtements sont portés [ par toute la famille] ‘la
ropa es usada [por toda la familia]’) et la passive de
résultat ( le rapport est déjà écrit ‘el informe ya está
escrito’). Enfin, il peut être verbe attributif (aussi
appelé verbe copule), emploi sur lequel nous allons
centrer cet exposé théorique.
Comme verbe d’attribution, il sert à mettre en
relation le sujet et son attribut, qui exprime une
propriété ou un état de ce sujet. Cet attribut peut
être de différentes natures : le plus souvent c’est un
adjectif ( le café est amer ou le café est froid), un
participe à valeur adjectivale ( l’entrée estinterdite)
ou un nom (ou groupe nominal : ces hommes sont
nos cousins), mais on peut trouver également : un
pronom ( c’est moi), un adverbe ( c’est ici), un
participe présent ( tu es étonnant), un verbe à
l’infinitif ( l’idée est de partir tôt) ou une proposition
( l’ennui est qu’il a des difficultés à se concentrer).
Lorsque l’attribut est un adjectif ou un participe à
valeur adjectivale, il s’accorde en genre et en
nombre avec le sujet ( ils sont heureux / l’entrée est
interdite), ce qui n’est pas toujours le cas lorsque
l’attribut est un nom ( les fourmis géantes sont une
espèce rare). Être est le verbe employé dans les
attributions, même si elles peuvent être de différents
types : une définition d’ordre générique (les
chocolats belges sont chers), une identification (ces
chocolats sont belges) qui équivaut à une
classification de l’entité décrite, ou que ce soit dans
une construction visant à attribuer un état
spécifique, souvent lié à une circonstance (le
chocolat est cher depuis quelques années / Jean est
malade). Ce sera souvent le contexte qui permettra
d’interpréter s’il s’agit d’une classification ou d’un
constat d’un état résultant d’une situation. Dans le
cas de notre exemple « le chocolat est cher » le
contexte est donné par « depuis quelques années »,
ce qui oriente l’interprétation de « cher » comme un
état et pas comme une catégorisation.

[ Rappel du système espagnol]


La situation en espagnol est différente en ce sens
que différents verbes se sont spécialisés dans
différentes fonctionnalités exprimées en français
par le verbe être. Ser étant un verbe d’existence à la
base, il peut s’employer comme verbe prédicatif
(Dios es) aussi avec un sens de ‘avoir lieu’, ‘se
passer’ (El accidente fue ayer). Estar connaît aussi
des emplois comme verbe prédicatif lorsqu’il
exprime la localisation (Está en Europa). En ce qui
concerne les emplois auxiliaires, estar apparaît dans
la périphrase progressive avec un gérondif ( está
comiendo). Ser et estar apparaissent tous les deux
dans la voix passive : ser pour la passive d’action (la
ropa es usada [por toda la familia]) et estar pour la
passive de résultat (el informe ya está escrito). À
l’opposé du français, ces verbes ne peuvent pas
apparaître dans les temps composés. En effet, ce
sera haber qui fonctionnera comme auxiliaire ( ha
llegado). Enfin, les deux verbes apparaissent dans
les structures attributives en exprimant
différemment la manière dont une propriété
appartient au sujet.
Concernant la distribution de ser et de estar dans
des structures attributives il existe des restrictions
syntaxiques : lorsque l’attribut est de nature
nominale (un nom, un pronom ou un infinitif), le
choix est obligatoirement ser. Ce verbe permet
d’identifier ou de définir une entité en la classant
dans une catégorie : esos hombres son nuestros
primos / soy yo / las hormigas gigantes son una
especie poco común / la idea es salir pronto. Or, les
deux verbes sont compatibles avec un attribut de
nature adjectivale ou participiale fonctionnant
comme un adjectif ( cansado, equivocado, etc.) Ser,
étant le verbe qui permet d’identifier ou de définir
un sujet, est le verbe employé avec les adjectifs
exprimant la nationalité ( es colombiano), la
profession ( es bombero), l’appartenance à un
groupe (idéologie, religion : es protestante), la
personnalité ( es honesto), la forme ( es redondo), la
couleur ( la casa es blanca) ou le matériel ( es de
ladrillo). On traduira ainsi « les chocolats belges
sont chers » et « ces chocolats sont belges » en
employant ser : los chocolates belgas son caros /
estos chocolates son belgas. La catégorie à laquelle
on identifie le sujet n’est pas forcément permanente.
En effet, on peut concevoir que le prix des chocolats
pourrait baisser à un moment donné, de même que
la personnalité ou les convictions d’une personne
peuvent changer : de joven era idealista, pero ahora
es bastante pesimista.
En revanche, sont construites avec estar les
attributions où il est question de parler d’un état,
qui est le résultat d’un évènement ou bien, qui est lié
à une circonstance – durable ou passagère –, état
que l’on peut constater dans une situation
spécifique (par nos sens, par notre expérience, par
notre connaissance du sujet). Dans un exemple
comme el café está frío on ne définit pas le café, on
constate un état précis différent d’un autre état,
perceptible à travers le sens ou l’intellection (par
exemple, en faisant une déduction). Un état est
souvent le résultat d’un événement ( le café s’est
refroidi). Ainsi dans Juan está contento / enfadado /
frustrado / emocionado / triste les états exprimés sont
le résultat de contentarse, enfadarse, frustrarse,
emocionarse, entristecerse. L’état est ainsi lié à un
événement ou à une situation ( está feliz de estar con
su familia). C’est le cas également dans les phrases
el chocolate está caro desde hace varios años (soit
par rapport à un état précédent impliquant que les
prix ont augmenté, soit par rapport à un état qu’on
pourrait envisager comme différent). Il faut
souligner que les états exprimés ne sont pas
forcément passagers : Juan está enfermo [desde su
nacimiento] / Juan estuvo enfermo hasta su muerte.

[ Application : analyse des exemples du texte,


traduction et justification de la traduction]
Les phrases à traduire dans l’extrait, comme nous
l’avons dit, sont des constructions attributives où le
verbe être apparaît dans son emploi de verbe copule
ou attributif. Mais le type d’attribution n’est pas le
même dans les trois phrases. Dans la première, le
narrateur définit les salades comme des êtres
vivants. L’attribut étant un groupe nominal
exprimant une catégorie, on traduira avec ser :
Son seres vivos.
Les phrases « la terre, qui sous vos paumes est
curieusement tiède » et « l’air qui coule du cerisier
sur vos épaules est de plus en plus frais » expriment,
en revanche, un état. Le narrateur situe son
interlocuteur dans une situation où il peut faire
l’expérience directe avec la terre et avec l’air, sans
savoir si « tiède » et « frais » sont des
caractéristiques définissant la terre et l’air, qui
permettrait de les classer dans une catégorie ( la
terre est [*un élément] tiède et l’air qui coule du
cerisier est [*un élément] frais). Par ailleurs,
l’adverbe « curieusement » confirme
l’interprétation de « tiède » comme un état et non
pas une propriété qui permettrait de définir la terre
à cet endroit, car il souligne le caractère inattendu
de cette tiédeur. C’est pourquoi nous avons décidé
de construire tibio et fresco avec estar. Nous
proposons donc la traduction suivante :

[…] la tierra misma que, bajo las palmas de


sus manos está curiosamente tibia, mientras
que el aire que fluye desde el cerezo sobre sus
hombros está cada vez más fresco.
CHAPITRE 5
La traduction
de la répétition

SOMMAIRE
Introduction p. 139
1 L’origine : latin, français et espagnol p. 142
2 La lecture itérative p. 145
3 Lecture restitutive p. 149
Conclusion p. 156

Axelle Vatrican (Université de Toulon/EA 2649 Babel)

Introduction
Pour exprimer la notion de répétition, l’espagnol dispose d’une
périphrase verbale volver a + infinitif, de locutions telles que otra
vez, de nuevo et dans une moindre mesure, du préfixe re–. Si les
exemples volvió a ver la película, vio la película otra vez, vio la
película de nuevo, sont fréquents en espagnol, les verbes précédés
du préfixer re– sont peu nombreux : reescribir, reeditar sont
utilisés tandis que *rever (revoir), *recomer (remanger) ou *
recomprar (racheter) sont irrecevables ( NGLE, 2009). Rappelons
que ce préfixe re– existe dans toutes les langues romanes alors que
la périphrase volver a est une spécificité de l’espagnol (Gómez
Torrego, 1988 ; Fernández de Castro, 1999 : 311 ; García
Fernández, 2006 : 280-284 ; NGLE, 2009 §28.9n-q). Le français
fait un usage beaucoup plus étendu du préfixe re–, lequel , dans
presque tous les cas, peut être employé pour exprimer la
répétition : il a revu ce film, il a remangé du poulet, il a racheté du
lait. Des locutions comme à nouveau ou l’adverbe encore sont
également possibles : il a vu à nouveau ce film, il a encore vu ce
film (Grévisse,1994 : §172.8).
À première vue, aussi bien re– en français que volver a en
espagnol expriment une même notion aspectuelle 1: celle de la
répétition. Toutefois si nous comparons les deux exemples (1) et
(2) :

force est de constater qu’un problème de traduction se pose. En


effet, si l’énoncé (1) peut être traduit par (3), l’énoncé (2) ne peut
pas se traduire par (4a). Celui-ci se traduira par (4b) :

Nous allons tenter d’en expliquer la raison. Alors que l’énoncé (1)
offre une lecture répétitive de l’action, l’énoncé (2) en offre une
lecture restitutive.
L’exemple (1) offre une lecture répétitive de l’action car l’action
de voir le film se répète, c’est-à-dire qu’elle se produit pour la
deuxième fois. Le sujet avait déjà vu ce film et il le voit pour la
seconde fois. C’est la raison pour laquelle elle porte le nom de
lecture répétitive. Observons à présent l’exemple (2). Cet énoncé
ne signifie pas qu’il ferme la porte pour la deuxième fois. Il
signifie que ‘la porte était ouverte et qu’il l’a fermée’. Ce qui est
répété ici n’est pas « l’action de fermer la porte » mais « l’état
d’être fermée ». La porte est à nouveau fermée. Cette lecture est
dite attributive. La lecture répétitive ne serait pas totalement
impossible : il faudrait comprendre que la porte ayant déjà été
fermée, il la referme à nouveau par mesure de précaution.
Toutefois, la majorité des francophones donne à cet énoncé un
sens restitutif. Cette dernière remarque nous permet d’ores et déjà
d’affirmer que chaque fois qu’apparaît la lecture restitutive, il est
possible d’envisager la lecture répétitive. À l’inverse, la lecture
répétitive ne permet que rarement d’envisager la lecture
restitutive.
Nous souhaiterions dans ce travail expliquer en quoi consiste
chacune des deux lectures et tenter de déterminer les éléments qui
favorisent une lecture plutôt qu’une autre afin d’orienter le lecteur
dans sa traduction. Nous tâcherons de comprendre quel est le rôle
joué par ces deux éléments, préfixe et périphrase verbale. Pour
cela nous formulerons deux hypothèses. Notre première hypothèse
est que re– et volvera, lorsqu’ils expriment la répétition sont des
opérateurs temporels. Lorsqu’ils expriment un retour à un état
antérieur, ils conservent le sens d’un déplacement dans l’espace.
Nous défendrons l’idée d’une semi grammaticalisation 4 de ces
deux termes qui permettent aujourd’hui encore d’exprimer soit un
mouvement de retour en arrière comme à l’origine (lecture
restitutive), soit un mouvement de retour dans le temps (lecture
répétitive). Notre hypothèse est que dans la lecture répétitive, les
expressions re– en français et volver a se sont grammaticalisées et
transformées en opérateurs 5 temporels qui doivent opérer, c’est à-
dire avoir une portée sur un événement (un procès) doté d’un
déroulement temporel : redire / volver a decir, revoir / volver a ver
(von Stechow, 1996 ; Laca, 2016). Dans la lecture restitutive, nous
pensons à la différence de von Stechow (1996) et de Laca (2016)
qu’ils ne sont pas des opérateurs temporels mais qu’ils conservent
des traits sémantiques du sens étymologique du verbe volver (
retourner) et du préfixe re– : celui d’un mouvement de retour en
arrière. La lecture restitutive serait la manifestation d’une phase
intermédiaire de la grammaticalisation.
Notre deuxième hypothèse est que seuls les verbes à polarité
positive ( ganar, recuperar algo) admettent la lecture restitutive
tandis que les verbes à polarité négative ( perder) la rejettent. Il
s’agira toujours dans la lecture restitutive de revenir à un état
considéré comme normal par celui qui parle.

1 L’origine : latin, français et espagnol


Nous allons dans un premier temps faire l’inventaire des valeurs
que peuvent revêtir les formes latines, françaises et espagnoles,
afin de les comparer.
En latin le préfixe re- existait et il avait deux sens :
1) Il exprimait un mouvement contraire : revenir en arrière ou
métaphoriquement parlant, diriger l’action en sens contraire :
CLAMARE (‘exprimer avec force son opinion’) / RECLAMARE
(‘exprimer une opinion contraire à celle qui vient d’être énoncée’)
.
2) Le second sens était intensif et signifiait suivre dans la même
direction avec une plus grande intensité :
BULLIO (‘bouillir’) / REBULLIO (‘trop bouillir’)
CUBO (‘être couché’) / RECUMBO (‘s’affaler sur le lit’)
En français, re– revêt trois valeurs d’après Grévisse (1994 :
§172.8) :
1) Une valeur itérative : il sert à « marquer la répétition d’une
action » : réélire un député, rééditer un livre.
2) Une valeur restitutive : il « indique le retour à un ancien état » :
N’oubliez pas de reboucher la bouteille, de refermer la porte.
3) Une valeur intensive : il « peut servir de simple
renforcement » ; dans la plupart des cas, le verbe simple a
disparu : raccourcir, ralentir (alentir n’est plus dans le
dictionnaire depuis le XVIII e siècle).
Nous examinerons à présent l’espagnol. Observons les valeurs que
peuvent revêtir le préfixe re– et la périphrase verbale volver a +
infinitif. Le préfixe re– en espagnol est beaucoup moins productif
que son équivalent français. Toutefois, même s’il apparaît
beaucoup moins fréquemment, le préfixe re– espagnol offre les
trois valeurs, répétitive, restitutive et intensive (Martín García,
1996 ; Casamor Vidal, 2012 ; NGLE, 2009 §10.6p, r, s ; §10.5h).
Il ne posera donc pas de problème majeur de traduction. Nous
reprenons ci-après ces trois valeurs :
1) La valeur répétitive lorsqu’une même action est réalisée pour la
seconde fois : Rehacer, renacer, reconstruir, releer.
2) La valeur restitutive apparaît avec des verbes désignant un
changement d’état ou de lieu : reanimar a alguien ne signifie pas
‘animer à nouveau une personne’ mais ‘faire en sorte qu’elle soit
animée, c’est-à-dire qu’elle retrouve son état d’éveil’, de même
que recoger algo del suelo (‘ramasser’) ne signifie pas‘coger por
segunda vez’ .
3) La valeur intensive : rebuscar, repeinar, relimpiar. D’autres
verbes ( recordar, reducir, remitir) présentent le préfixe dès le latin
6.

La périphrase verbale volver a + infinitif, étymologiquement


provient du verbe latin VOLVERE qui signifiait revenir en arrière
et possédait un sens spatial ; grâce au phénomène de la
grammaticalisation, ce verbe est passé de l’expression d’un
déplacement dans l’espace à celle d’un mouvement dans le temps ;
il est devenu verbe auxiliaire et se construit avec un infinitif
(Lehmann, 2002 ; Kuteva, 1999). Volver a remplacera au XVIe
siècle tornar a + infinitif, autre périphrase fréquemment utilisée
pour la répétition en espagnol ancien (Yllera, 1980 : 198 ; Melis,
2006 ; Garachana & Rosemeyer, 2011). D’après la NGLE (2009
§28.3.1g), volver a possède aujourd’hui deux valeurs :
1) une valeur itérative lorsqu’elle exprime la répétition comme
nous l’observerons dans l’exemple (5) :

2) une valeur restitutive qui exprime un changement lorsque


l’objet ou l’individu revient à un état antérieur, comme dans
l’exemple (6). « Volvió a caer en el sofa » (‘il retomba dans le
canapé’) ne signifie pas qu’il y retomba une seconde fois mais
qu’il revint à un état antérieur, celui d’être assis dans son canapé.

À la lumière de cet inventaire, nous pouvons faire trois remarques.


En premier lieu, d’après notre description, aussi bien l’espagnol
que le français présentent les trois valeurs : itérative, restitutive et
intensive. En second lieu, il semble qu’en espagnol l’interprétation
par défaut soit toujours l’interprétation itérative, ce qui n’est pas le
cas en français. L’exemple (7a) en l’absence de contexte
s’interprètera spontanément comme ‘il est sorti de la boutique où il
était entré’ tandis que l’exemple (7b) s’interprètera comme ‘il est
sorti pour la seconde fois de la boutique’.

Enfin, en espagnol la périphrase volver aest dépourvue de valeur


intensive, contrairement au préfixe re– (français et espagnol). Cela
apparaît dans l’énoncé (8) qui signifie que Tolstoï modifia,
retoucha, améliora son roman (valeur intensive) mais en aucun cas
qu’il en réécrivit un totalement nouveau (valeur itérative). Il sera
donc traduit par l’énoncé (8c) mais non par l’énoncé (8b) qui
exprime la répétition de l’événement dans son entier.

2 La lecture itérative
Nous allons étudier à présent la lecture itérative et tenter de
déterminer les éléments qui en conditionnent l’apparition. La
lecture itérative exprime la répétition de l’action (événement)
décrite par le verbe à l’infinitif. Cette lecture apparaît dans
l’exemple (9). Ce dernier signifie que le livre est édité pour la
seconde fois.

Cet exemple ne pose que peu de problèmes de traduction car la


périphrase verbale pourra être traduite dans la plupart des cas par
re– en français. La question est de savoir comment surgit la lecture
itérative avec la périphrase verbale volver a. Nous dégagerons
pour cela quatre caractéristiques fondamentales.
En premier lieu, la périphrase volver a doit être combinée avec un
infinitif décrivant un événement dynamique ancré dans le temps.
La périphrase pourra difficilement, en principe, être combinée
avec un prédicat aspectuel non dynamique, c’est-à-dire avec un
verbe statif (?? vuelve a saber matemáticas ). Nous verrons qu’il
existe toutefois des exceptions.Nous rappellerons que la
classification aspectuelle la plus usitée aujourd’hui est celle de
Zeno Vendler (1957) qui distingue quatre groupes : les verbes
d’activité, d’état, de réalisation et d’achèvement. Nous les
étudierons un par un. Volver a peut être suivi d’un verbe d’activité
comme il apparaît en (10) :

Un verbe d’activité désigne un événement dynamique qui se


développe dans le temps mais qui n’est pas borné, c’est-à-dire
qu’il n’est pas doté d’une fin. L’exemple (10) présente une double
interprétation : il nous permet de comprendre soit qu’il remarche
en ce moment-même, soit qu’il possède à nouveau la capacité de
marcher alors qu’il l’avait perdue. Cette dernière interprétation,
‘acquérir de nouveau une propriété’ explique le fait que la
périphrase puisse se traduire par « il se remet à marcher » ou au
passé par « il s’est remis à marcher ».
Volver a peut être suivi d’un verbe de réalisation comme il
apparaît en (11) :

Un verbe de réalisation désigne un événement qui se développe


dans le temps mais qui est borné, c’est-à-dire doté d’une fin. En
(11), « ver la película »se déroule dans le temps, mais une fois que
le film est terminé, le procès s’achève sans possibilité de se
prolonger. Ici l’action de voir le film se réalise une seconde fois.
Volver a peut également être suivi d’un verbe d’achèvement,
comme il apparaît en (12) :

Ici la lecture est itérative car l’énoncé (12) revêt le sens de ‘il a de
nouveau ouvert la porte’. Un verbe d’achèvement désigne un
moment ponctuel correspondant au passage d’un état à un autre et
ne possède pas de déroulement temporel. Il est borné car une fois
que la porte est ouverte, l’action est terminée.
La périphrase peut, dans de rares cas, être combinée avec un verbe
d’état. L’exemple (13) est recevable :

Toutefois, un verbe d’état est par nature atélique 7, c’est-à-dire,


non doté d’une fin. C’est le cas de ser rubia, saber matemáticas.
Or on observera que ser rubia doit désigner un événement télique,
c’est-à-dire un événement délimité pour que la phrase soit ici
acceptable. Le prédicat verbal ser rubia est lu comme un
événement dynamique capable de se réaliser plusieurs fois (‘se ha
teñido el pelo y se lo vuelve a teñir’). Le préfixe français re– ne
peut quant à lui, apparaître avec des verbes statifs ( *reêtre,
*resavoir). Il faudra avoir recours à de nouveau pour traduire en
français l’exemple (13).
En deuxième lieu, l’action désignée par le verbe auxilié ou verbe à
l’infinitif peut se répéter une ou plusieurs fois. On observera que
lorsqu’il est fait usage d’un verbe auxilié d’activité, la périphrase
revêt le sens de ‘acquérir de nouveau la propriété de’. Elle se
traduira en conséquence par pouvoir refaire, se remettre àcomme
nous l’observons en (14) et (15) :

À l’inverse, l’emploi d’un verbe de réalisation implique une


lecture unique de l’événement désigné par l’infinitif. (16) signifie
‘il a reconstruit une maison’ et non ‘il a de nouveau la propriété de
construire une maison, il s’est remis à construire des maisons’ 8.

En troisième lieu, pour utiliser la périphrase volver a il suffit


qu’une partie seulement de l’événement se répète. Deux cas de
figure se présentent. Soit la référence du sujet de volver change :
en (17) son père le lui a dit, puis sa mère le lui a redit. Seul se
répète l’événement de ‘dire’ et non celui de ‘son père avait dit’.
Bien que la référence du sujet de volver change, l’action de dire
peut se répéter :

Soit la référence du complément d’objet du verbe auxilié change.


Dans (18), « volvió a encender un cigarillo » n’implique pas que la
même cigarette soit allumée pour la deuxième fois (RAE &
ASALE, 2009). Ce qui est répété est il alluma et non il
alluma +complément d’objet direct.

Enfin, en dernier lieu, volver a véhicule une présupposition 9. Une


caractéristique essentielle de la périphrase est que celle-ci
implique que l’événement se soit déjà produit une fois : on
présuppose l’événement qui apparaît à l’infinitif. Si je dis « ¿Por
qué se vuelve a editar este libro escrito en 1980? » je dois
nécessairement croire que se editó este libro escrito en 1980 est
vrai.

La présuppositionse caractérise par le fait qu’elle se maintient sous


la négation. Comme on l’observe en (20), la négation de la
périphrase nous oblige également à croire en la vérité de este libro
se ha editado anteriormente :

En espagnol, un ‘non événement’ peut également se répéter : se


répète quelque chose qui n’a pas eu lieu. Dans l’exemple (21a) se
reproduit le non événement de ’no explicar’. Dans ce cas, la
périphrase sera traduite par toujours pas comme il apparaît en
(21b) :
En conclusion, nous pouvons dire que la périphrase volver a +
infinitif véhicule une lecture répétitive, quelle que soit la nature
aspectuelle du verbe à l’infinitif : activité-état-réalisation-
achèvement. Si l’infinitif est un prédicat statif, la périphrase nous
oblige à l’interpréter comme un événement délimité, doté d’un
ancrage spatio-temporel. L’événement tout entier (activité et
résultat) est répété.
La périphrase volver a dans sa lecture répétitive :
Peut être traduite en français par re-.
Sauf avec les verbes d’état pour la traduction desquels on aura
recours à de nouveau : volvió a ser rubia / elle fut de nouveau
blonde.
Sauf dans les cas où le verbe auxilié est nié : vuelve a no
explicar se traduira par il n’explique toujours pas.
D’autres traductions comme se remettre à, recommencer à, se
révèlent être possibles lorsque l’action désignée par l’infinitif
ne se répète pas une seule fois mais plusieurs fois : volvió a
caminar / il se remit à marcher.

3 Lecture restitutive
Une seconde lecture est possible : celle de la lecture restitutive.
Dans ce cas, la périphrase exprime le retour à un état antérieur : est
rétablie une situation antérieure perdue. Cette lecture est en
français connue sous le nom de « sens annulatif » (Fabricius-
Hansen, 1980 ; Apothéloz, 2005 & 2007). On constatera que dans
les exemples (22), (23) et (24) l’énoncé (a) ne peut être traduit que
par (b) et non par (c). En effet, « il est ressorti » ne signifie pas
qu’il est ressorti une seconde fois mais qu’il est à nouveau dehors
après être entré. De même, « il est redescendu » s’interprète
comme ‘il est à nouveau en bas après être monté’; « il referma la
porte » ne veut pas dire qu’il a pour la seconde fois fermé la porte
mais qu’il a fermé la porte après qu’elle a été ouverte.
Toutefois, malgré la non recevabilité des exemples (c), les
grammaires espagnoles indiquent que volver a offre également une
lecture restitutive. On en trouvera les exemples suivants :

En (25), il est dit non pas qu’il tomba pour la deuxième fois sur le
canapé mais qu’il revint à son état antérieur : celui d’être assis sur
le canapé. En (26), il n’a pas posé pour la seconde fois la pierre sur
le sol mais après l’avoir examiné il fait en sorte qu’elle soit à
nouveau sur le sol. En (27), Marie n’est pas sortie pour la
deuxième fois de la pharmacie mais après être entrée, elle en est
sortie : elle se trouve à nouveau à l’extérieur de la pharmacie.
Nous essaierons à présent de comprendre comment peut surgir la
lecture restitutive. La plupart des études expliquent que la lecture
restitutive surgit lorsqu’est utilisé un verbe statif (Fabricius-
Hansen, 2001 ; Wälchli, 2006 ; Garachana & Rosemeyer, 2010 :
13-14). Toutefois, les verbes statifs semblent poser un problème :
sont confondus le procès (l’événement) et l’état résultatif : ser
excelente, ser un buen chico dans la mesure où la répétition de
l’état ser excelente ou ser un buen chico implique nécessairement
la restitution de l’état en question. Être à nouveau un bon garçon
est le retour à cet état : la lecture répétitive se confond donc avec
la lecture restitutive :
Ces exemples pourraient être paraphrasés par ‘su relación fue de
nuevo excelente’ ou ‘es de nuevo un buen chico’, ce qui revient à
en faire une lecture répétitive. Leur relation était excellente et elle
est à nouveau excellente. C’était un bon garçon : ‘c’est à nouveau
un bon garçon’. L’événement 10 décrit est un état et il est difficile
de dire si l’état se répète ou s’il y a simplement retour à un état
antérieur.
Nous pensons que le verbe doit dénoter un changement d’état.
Tous les verbes qui désignent une action suivie d’un résultat
(verbes de réalisation) ou le passage d’un état à un autre (verbes
d’achèvement) permettent la lecture restitutive. Ainsi caer sobre el
sofa équivaut à [tomber + être assis sur le sofa] ou abrió la puerta
équivaut à [ouvrir + être ouverte]. Une fois que la personne est
tombée sur le canapé ou que la porte est ouverte, il s’avère
impossible de prolonger l’action. Comme nous l’avons vu dans les
exemples français, le verbe refermer exprime le passage de être
ouvert à être fermé, redescendre, celui de être en haut à être en
bas, caer, celui de être debout à être assis. À l’inverse, les verbes
d’activité tels que cantar, par nature non délimités, n’impliquent
pas de résultat et empêchent la lecture restitutive : volvió a cantar
n’a qu’une seule lecture répétitive. Rappelons que l’idée d’un
déplacement spatial a été avancée : re– ou volver a contiendraient
un opérateur exprimant un changement du type de celui de devenir
( become pour l’anglais : Dowty, 1979).
Dans la lecture répétitive, le sujet peut être la cause du
changement (von Stechow, 1996 ; Bale, 2006) :

Ou le sujet affecté par le changement :


La question qui se pose est la suivante : Comment la lecture
restitutive est-elle possible ? Comment récupérer l’état résultatif ?
L’hypothèse la plus convaincante est celle selon laquelle le verbe
auxiliaire volver a ou le prefixe re– en français n’opèrent pas sur
l’événement complet mais seulement sur son résultat (Bosque,
2012). La périphrase signifie ‘revenir à un état antérieur’. Seul le
résultat final peut se reproduire. Refermer la porte se schématise
de la façon suivante : RE, opérateur de répétition, affecte le
résultat de l’événement être fermée. On comparera ainsi les
exemples (32) et (33) :

Enfin, pour expliquer la lecture restitutive, il faudra préciser que,


ici encore, re– y volver a véhiculent une présupposition (von
Stechow, 1996 ; Bale, 2005 ; Laca, 2016 ; Tovena & Donazzan,
2008) :

Dans l’exemple (34) est présupposé le même état ‘la porte était
fermée’ mais également l’action antonymique, c’est-à-dire l’action
inverse: ‘j’avais ouvert la porte’ (« l’antonymie directionnelle » ou
« sens annulatif » selon Fabricius Hansen, 1980 ; Apothéloz, 2005
& 2006). Comparons ainsi (35) et (36) puis (37) et (38) :

(35) n’entraîne aucune présupposition car « il a fermé la porte » ne


présuppose pas qu’il avait fermé la porte auparavant tandis que « il
a refermé la porte » présuppose soit qu’il avait ouvert la porte
auparavant, soit que la porte était ouverte.
De même, (37) ne véhicule aucune présupposition alors que (38),
« il s’est rhabillé », implique nécessairement qu’il s’était
déshabillé (action antonymique) :

Nous pensons que le même phénomène se produit en espagnol. Il


est souvent dit que la présence ou l’absence de la périphrase volver
a ne change pas le sens du verbe (García Fernández, 2006).

On relèvera simplement que « tapo la botella » n’implique pas que


la bouteille ait déjà été bouchée, alors que « ¿vuelvo a tapar la
botella? » implique nécessairement que la bouteille ait été
bouchée auparavant. Notre hypothèse est la suivante : d’une part,
lorsque surgit la lecture restitutive, re– et volver a conservent leur
sens étymologique : retourner en sens inverse. D’autre part, si
nous comparons l’espagnol et le français, nous observons que
volver a peut avoir un sens restitutif si et seulement si la phase
antérieure apparaît explicitement dans la phrase. C’est le cas dans
les exemples que nous avons analysés : intentó levantarse, levantó
la piedra, entraba en la farmacia décrivent la phase antérieure du
procès :
En l’absence de contexte, par défaut, volver a présente toujours
l’interprétation répétitive :

Toutefois, un problème se pose en français. On peut se demander


pourquoi l’exemple (46) ne se lit pas comme l’exemple (47). Ont
été utilisés dans les deux exemples des verbes d’achèvement
marquant le passage d’un état à un autre. Or la lecture spontanée
de (46) est la restitutive [REST] : j’avais perdu mes clefs et je les
ai trouvées tandis que la lecture spontanée de (47) est la répétitive
[REP] : j’avais déjà perdu mes clefs une première fois et je les ai
perdues une seconde fois.

Nous proposerons pour tenter de résoudre ce problème une


explication de nature pragmatique. Celle-ci repose sur les
connaissances du locuteur et sur la présupposition de vérité
véhiculée par l’énoncé. Volver a et re– signifient faire en sorte que
l’entité revienne à un état conçu comme normal : « j’ai retrouvé
mes clefs » signifie que je suis revenue à mon état normal, celui de
la personne qui possède des clefs, car ce qui est normal c’est que
j’aie mes clefs. À l’inverse « j’ai reperdu mes clefs » n’implique
que la lecture répétitive car ‘avoir perdu ses clefs’ n’est pas
considéré comme un état normal. De même, « Il a refermé la
porte » : ce qui est normal c’est que la porte soit fermée.
On remarquera que les verbes à polarité positive (récupérer un état
normal : cerrar la puerta, tapar la botella) permettent toujours la
lecture restitutive [REST] tandis que les verbes à polarité négative
(perdre son état normal : perder las llaves) admettent la seule
lecture répétitive [REP].
Enfin il est intéressant d’observer que dans la langue
d’aujourd’hui, volver a et re– revêtent un sens positif, celui de
‘récupérer, de retourner à un état normal’. À l’inverse, en vieil
anglais ou en ancien français, même s’il était accompagné d’un
retour en arrière, le préfixe re– signifiait ‘perdre’. C’est ce qu’on
observera dans les énoncés suivants :

Aujourd’hui remain signifie ce qu’il reste une fois que l’objet en


question a disparu.

Conclusion
Nous avons tenté dans ce travail de comparer le préfixe re–
français et la périphrase volver a+ infinitif en espagnol. Nous
avons vu que tous deux possédaient deux lectures : une lecture
répétitive et une lecture restitutive. On considère que dans la
première lecture, re– et volver a contiennent un opérateur temporel
ayant une portée sur l’événement tout entier. En effet, l’événement
auquel réfère l’infinitif doit se développer dans le temps et être
délimité : redire / volver a decir, revoir / volver a ver. Dans le cas
où il renvoie à un prédicat statif ( Volvió a ser rubia), ce dernier
devra être interprété comme un prédicat dynamique délimité (‘se
teindre les cheveux pour être blond’). En espagnol, par défaut, en
l’absence de contexte, la périphrase volver a + infinitif
s’interprètera toujours dans un sens répétitif. Un contexte sera
toujours requis pour l’interprétation restitutive. Dans la lecture
restitutive, nous pensons que re– et volver a conservent leur valeur
étymologique de déplacement dans l’espace dans la direction
contraire. Ce sens peut-être est-il une phase intermédiaire de la
grammaticalisation de re– et de volver a. En espagnol, il existe une
lecture restitutive de volver a. Dans ce cas, la phase antérieure doit
être explicite. En français, seuls les verbes à polarité positive
admettent la lecture restitutive ( gagner, récupérer quelque chose)
tandis que les verbes à polarité négative la rejettent ( perdre
quelque chose).

Glossaire
Aspect : la constitution temporelle interne du procès désigné par le verbe.
Généricite : un énoncé est générique lorsqu’il ne désigne aucun individu particulier du
monde des choses ni aucune situation du monde des choses ancrée dans le temps et
l’espace. ( L’homme est un animal = tout homme est un animal. Pierre fume = Pierre est
fumeur).
Grammaticalisation : processus par lequel un mot possédant un contenu purement
lexical se transforme en un instrument grammatical. C’est le cas de ir, verbe qui
signifiait simplement ‘aller’ et possédait un sens spatial. Il sert aujourd’hui à former le
futur proche voy a comer (‘je vais manger’). Il s’est transformé en auxiliaire et possède
un sens temporel.
Opérateur : un opérateur est un terme de sémantique formelle. C’est le rôle que joue le
mot dans la phrase. Celui-ci par un système d’opération modifie un ou plusieurs mots
dans la phrase. Par exemple, il sera opérateur temporel s’il opère, c’est-à-dire s’il affecte
temporellement un autre mot. Les terminaisons verbales de l’imparfait –aba dans cant-
aba, peuvent être considérées comme des opérateurs temporels dans la mesure où ils
opèrent sur le verbe cantar.Volver a pourra être considérée comme un opérateur de
répétition. Dans vuelve a cantar, « vuelve » a ‘opère’, a une portée sur le verbe à
l’infinitif cantar. La périphrase permet ici de multiplier l’événement de cantar.
Périphrase verbale : c’est l’union de deux verbes. Elle sert à exprimer le temps, le
mode ou l’aspect. Elle se compose d’un verbe auxiliaire conjugué et d’un verbe dit
auxilié qui peut être :
- Un infinitif : Voy a comer ; suele hablar mucho ; volvió a cantar ; debes estudiar.
- Un gérondif : Sigue tocando el piano ; lleva lloviendo una semana.
- Un participe passé : Tiene el trabajo hecho.
Présupposition : phénomène par lequel un mot nous oblige à considérer comme vraie
l’existence d’un objet ou d’un événement : dans volvió a editar este texto, volver a nous
oblige à considérer comme vrai ‘se editó este texto anteriormente’. La périphrase
véhicule une présupposition.
Télique/Atelique : télique signifie borné, limité et atélique, non borné, non limité, etc.
Le mot vient de telos en grec qui signifie ‘borne, limite’. Ces deux adjectifs sont utilisés
pour caractériser les prédicats aspectuels.

BIBLIOGRAPHIE
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Notes de bas de pages


1. Nous rappellerons aux étudiants que l’aspect désigne la
constitution temporelle interne du procès auquel renvoie le verbe
(Comrie, 1976).
2. Exemples de l’auteure.
3. Le symbole ?? indique un énoncé dont la récevabilité est mise
en doute.
4. La grammaticalisation est le processus par lequel un mot
possédant un contenu purement lexical se transforme en un
instrument grammatical. C’est le cas de ir, verbequi signifiait
simplement ‘aller’ et possédait un sens purement spatial. Il sert
aujourd’hui à former le futur proche voy a comer (‘je vais
manger’). Il s’est transformé en auxiliaire et possède un sens
temporel.
5. Un opérateur est un terme de sémantique formelle. C’est le rôle
que joue le mot dans la phrase, c’est-à-dire, la portée du mot dans
la phrase. Par exemple, il sera opérateur temporel s’il opère, c’est-
à-dire s’il affecte temporellement un autre mot. Les terminaisons
verbales de l’imparfait cant-aba, -abas peuvent être considérées
comme des opérateurs temporels dans la mesure où ils opèrent sur
le verbe cantar.Volver a pourra être considérée comme un
opérateur de répétition. La périphrase opère sur le verbe à
l’infinitif en impliquant que celui-ci se répète.
6. Recordar provient de RECORDARI, lui-même formé à partir de
RE– et de CORDIS, ‘cœur’. Il signifie à l’origine ‘volver a pasar
por el corazón’. On dit d’ailleurs en français apprendre par cœur.
Reducir provient de RE– et de DUCERE qui signifie ‘conduire’.
REDUCERE signifie alors ‘conduire en arrière’. Enfin remitir
provient de RE – et de MITTERE qui signifie ‘envoyer’.
REMITTERE signifie donc ‘envoyer en arrière’. Ces trois verbes
sont des exemples de formes opaques pour le lecteur
d’aujourd’hui.
7. Atélique signifie non borné, non limité et télique, borné, limité.
Le mot vient de telos en grec qui signifie « borne, limite ». Ces
deux adjectifs sont utilisés pour caractériser les prédicats
aspectuels.
8. D’autres facteurs comme la nature de l’article ( des et non un)
contribuent à orienter la lecture vers la généricité. L’événement
désigne une propriété et non un procès unique.
9. La présupposition est le phénomène par lequel un mot nous
oblige à considérer comme vraie l’existence d’un objet ou d’un
événement : dans volvió a editar este texto, volver a présuppose
« ya se editó este texto una vez ».
10. L’événement est ici entendu comme la situation (état) ou
l’action (procès dynamique) désignée par le verbe.
Exemple de sujet

Énoncé
La petite poule blanche se fit encore un peu plus
lourde, et le cochon se mit à monter. Après quoi, il
descendit lentement, remonta, redescendit, et ainsi
pendant plus de cinq minutes.
Marcel Aymé, Les contes du chat perché, II, 1934.
Expliquez la valeur du préfixe re– dans chacune des
formes soulignées puis justifiez votre traduction.

Proposition de corrigé
[Identification ]
Les deux mots soulignés « remonta » et « redescendit »
sont des verbes formés par dérivation. Chacun des deux
se compose d’un verbe ( monter, descendre) et d’un
préfixe re–.

[ Problématique]
Se pose ici la question de la traduction du préfixe
français re– en espagnol, dont la valeur peut
changer selon le contexte.
[Le préfixe re– et la répétition en français]
Le préfixe re– en français possède trois valeurs :
une valeur répétitive ( il le redit), une valeur
restitutive ( il referma la porte), une valeur intensive
( il réécrivit Ana Karénine).
Valeur répétitive. Pour exprimer la répétition, le
français fait un usage beaucoup plus étendu que
l’espagnol du préfixe re– : il a revu ce film, il a
remangé du poulet, il a racheté du lait. Des
locutions comme à nouveau ou l’adverbe encore
sont également possibles : il a vu à nouveau ce
film, il a encore vu ce film.
Valeur restitutive. Dans la lecture restitutive, le
préfixe exprime le retour à un état antérieur : est
rétablie une situation antérieure perdue. Cette
lecture est en français connue sous le nom de
« sens annulatif ». Ainsi j’ai refermé la porte ne
signifie pas que je l’aie fermée pour la deuxième
fois mais que je fais en sorte qu’elle soit fermée
alors qu’elle avait été ouverte. La traduction par
le verbe simple suffit en espagnol : he cerrado la
puerta.
Valeur intensive. Celle-ci apparaît dans l’énoncé
À la fin de sa vie, Tolstoï réécrivit Anna Karénine,
qui signifie que Tolstoï modifia, retoucha,
améliora son roman (valeur intensive) mais en
aucun cas qu’il réécrivit un roman totalement
nouveau (valeur itérative). Il sera donc traduit
par l’énoncé Al final de su vida, Tolstoi reescribió
Ana Karenina.

[Le prefixe re– et la répétition en espagnol]


L’espagnol dispose d’un préfixe re– qui est peu
employé. Il peut revêtir une valeur répétitive, une
valeur intensive ou plus rarement une valeur
restitutive.
Une valeur répétitive. Le préfixe re– est peu
utilisé en espagnol pour exprimer la répétition.
Les verbes précédés du préfixer re– sont peu
nombreux : reescribir, reeditar sont possibles
tandis que *rever (revoir), *recomer (remanger)
ou * recomprar (racheter) sont irrecevables.
Pour exprimer la notion de répétition, l’espagnol
utilise le plus souvent une périphrase verbale
temporelle : volver a + infinitif. Sa valeur par
défaut est la valeur répétitive : Volvió a llamar,
signifie qu’il a appelé pour la deuxième fois. Le
verbe à l’infinitif désigne toujours une action
dynamique, c’est-à-dire une action délimitée
inscrite dans le temps (ici « llamar »). Rappelons
que le préfixe re– existe dans toutes les langues
romanes alors que la périphrase volver a +
infinitif est une spécificité de l’espagnol. Peuvent
également exprimer la répétition des locutions
telles que otra vez, de nuevo.
Une valeur intensive. Le préfixe re– peut
exprimer l’intensité dans repeinar, rebuscar,
refregar, recocer. Il est possible dans certains
contextes d’hésiter entre la valeur répétitive et la
valeur intensive. Par exemple, remirar peut
signifier ‘regarder à nouveau’ ou ‘regarder avec
insistance’.
Le préfixe re– a rarement une valeur restitutive.
Toutefois, celle-ci apparaît dans readmitir,
recoger algo del suelo. La périphrase volver a +
infinitif peut en contexte, revêtir une valeur
restitutive si la phase antérieure est explicite.
C’est le cas dans Juan levantó la piedra, la
examinó cuidadosamente, y volvió a dejarla en el
suelo, exemple dans lequel apparaît« levantó la
piedra ».

[Application : analyse des exemples du texte,


traduction et justification de la traduction]
Dans le texte proposé, « remonta » possède une
lecture restitutive car il signifie un retour à un état
antérieur : ‘il est à nouveau en haut’. Nous
choisissons donc de le traduire par subió, la valeur
restitutive de la périphrase volver a + infinitif étant
d’un emploi assez rare . En revanche,
« redescendit » revêt une lecture répétitive car celui-
ci descend pour la seconde fois. La meilleure
traduction sera donc volvió a bajar puisque la
périphrase temporelle volver a + infinitifest la forme
la plus utilisée . Nous proposerons donc :
La pequeña gallina blanca se hizo todavía más
pesada y el cerdo empezó a subir, después de lo cual
bajó lentamente, subió y volvió a bajar, y así durante
cinco minutos.
CHAPITRE 6
La traduction
du verbe comprendre
en espagnol

SOMMAIRE
Introduction p. 163
1 Entender et comprender : deux modes d’intellection
différents p. 165
2 Eléments de vérification p. 167
Conclusion p. 180

Élodie Weber (Université Paris IV-Sorbonne/EA 4509 STIH)

Introduction
Le présent travail ne s’inscrit pas au même titre que les autres dans
cet ouvrage consacré à l’épreuve de « Choix de traduction » du
CAPES : il aborde un type de problème, lexical, qui ne fait
généralement pas l’objet de questions dans cette épreuve dont le
but est d’évaluer les connaissances grammaticales des candidats. Il
trouve néanmoins sa place dans cet ouvrage dans la mesure où il
illustre une situation à laquelle tout étudiant en langue aura un jour
ou l’autre été confronté en thème ou en version : celle d’avoir à
faire un choix entre plusieurs termes de la langue cible tenus pour
« équivalents » du terme qu’offre le texte source. Chez les
étudiants-candidats, c’est hélas souvent le hasard qui détermine les
choix, en dépit des mises en garde qui leur ont été faites contre un
mauvais usage du dictionnaire bilingue : ils choisissent au hasard
l’un des équivalents du terme de départ proposés par le
dictionnaire bilingue – souvent le premier, par paresse – et
l’insèrent dans la traduction sans se soucier de savoir s’il convient
dans le contexte donné. Les enseignants que nous sommes ne
cessent pourtant de souligner l’importance de commencer par bien
saisir le sens du texte dans sa globalité, et de toujours tenir compte
du contexte au moment d’opérer un choix lexical. Or il est des
choix qui s’avèrent plus délicats que d’autres, lorsque certains
termes sont fréquemment tenus pour « synonymes », en particulier
par les dictionnaires. Le problème se pose pour les nombreuses
paires lexicales de l’espagnol ( tomar/coger, esconder/ocultar,
añadir/agregar, sitio/lugar, etc.) : la circularité des définitions
données par les dictionnaires – un terme de la paire étant défini au
moyen de l’autre, et inversement – laisse à penser que les deux
termes sont interchangeables alors que, dans la pratique, l’un peut
exclure l’autre, ou simplement convenir mieux que l’autre.
Nous proposons d’illustrer cette difficulté de « choix de
traduction » par la traduction du verbe « comprendre » en
espagnol. Deux verbes, en espagnol, se partagent le champ de
l’intellection, entender et comprender, là où le français n’en
compte qu’un, « comprendre », si l’on excepte l’emploi marginal
du verbe « entendre » pour référer à l’intellection (« j’entends
bien »). Le verbe comprender vient du latin COMPREHENDERE
qui signifiait « saisir ensemble », « saisir par l’intelligence,
embrasser par la pensée » (Gaffiot, 1988 : 365), là où le verbe
entender vient de INTENDERE qui voulait dire « tendre dans une
direction », « tendre vers, tourner, diriger (notamment le regard,
l’esprit) » (Gaffiot, 1988 : 837-838). Dans quelles situations
conviendra-t-il d’employer l’un des deux verbes plutôt que
l’autre ? Y a-t-il des situations qui s’accommodent des deux
verbes ?
C’est bien sous l’angle de la traduction (thème) que seront
examinés ici les verbes entender et comprender, raison pour
laquelle certains emplois plus marginaux de entender glosables par
« opinar », ou « tener intención », de même que les emplois
prépositionnels ( entender de, entender en), produisant l’effet de
sens de « conocer », « tener conocimientos », ne seront pas pris en
compte. Seul sera considéré le domaine dans lequel se font
concurrence les deux verbes, c’est-à-dire le domaine de
l’intellection. Il s’agira par conséquent de se rapprocher d’une
représentation, encore partielle, du signifié de chacun des deux
verbes par le biais du domaine de l’intellection.

1 Entender et comprender : deux modes


d’intellection différents
L’intellection est le processus déclaré en commun par les deux
verbes. L’intellection est une opération par laquelle l’intellect
comprend, c’est-à-dire élabore la représentation nette d’une entité
existante (que nous appellerons A). Elle se distingue en cela de
l’imagination : alors que l’imagination met en jeu la faculté qui
porte le même nom, celle de se représenter ou de former des
images, l’intellection met en jeu l’intellect, c’est-à-dire
l’intelligence (faculté de connaître, de comprendre, de concevoir).
L’intellection se distingue aussi de la conception : concevoir
consiste à former le concept, l’idée d’un objet, lequel n’est pas
nécessairement un existant, tandis que l’intellection élabore la
représentation nette d’une entité existante.
L’analyse détaillée du corpus 1 et des affinités et incompatibilités
qui se sont fait jour d’une part, l’observation des dérivés des deux
verbes d’autre part, nous ont permis de parvenir à la conclusion
que entender et comprender correspondent à deux modes
d’intellection, en lien avec deux façons de concevoir le mode
d’être d’une entité.
Une entité peut être conçue en soi et pour elle-même, dans sa
globalité, indépendamment d’autres entités, sans cause ni effet.
Mais je peux également concevoir une entité relativement à autre
chose qu’elle-même. Prenons l’exemple de cette faculté humaine
qu’est la mémoire. Je peux considérer la mémoire pour elle-même,
en soi ; c’est ce que fait le neurobiologiste, qui s’intéresse au
fonctionnement de la mémoire, aux zones du cerveau concernées,
aux organes mis en jeu, au mécanisme de transmission
d’information, de stockage, etc. Mais la mémoire pourra faire
l’objet d’un autre point de vue, celui du psychologue ou du
psychanalyste : ceux-ci s’intéresseront certes au contenu de la
mémoire, mais aussi aux éléments externes qui influent sur la
mémoire, l’affectent, la bloquent ou au contraire la développent.
« Comprendre la mémoire », ce pourra donc être deux choses
différentes selon que je considère la mémoire en soi, ou
relativement à autre chose qu’elle-même.
Notre hypothèse est que la langue espagnole s’est dotée de deux
verbes pour chacune des deux conceptualisations évoquées : elle a
choisi comprender pour l’intellection que nous nommerons
« absolue » (élaboration, par l’intellect, de la représentation nette
d’une entité en soi conçue comme totalité) et entender pour
l’intellection que nous nommerons « relative » (élaboration, par
l’intellect, de la représentation nette d’une entité relativement à
autre chose qu’elle-même) 2. Les schémas suivants illustrent le
processus dynamique par lequel un être animé E (siège de
l’intellection) élabore la représentation nette d’une entité A
intelligible, soit de façon absolue (cas de comprender), soit
relativement à une entité B (cas de entender) ; Tiet Tfdésignentles
deux unités sémio-temporelles nécessaires à la représentation de
ce processus dynamique :

Figure 6. 1 . comprender
Figure 6. 2 . entender

Ces deux modes d’intellection semblent mettre en jeu des


universaux du langage présents ailleurs dans la langue espagnole,
par exemple dans l’opposition entre les verbes ser et estar, l’un
obligeant à concevoir l’existence de façon absolue, l’autre de
façon relative et circonstancielle.

2 Eléments de vérification

2. 1 Examen des contextes favorables


L’observation du corpus n’a mis en évidence aucun cas
d’exclusion d’un verbe au profit de l’autre qui soit dû à la nature
du complément d’objet. Ce sont donc les situations de concurrence
qu’il convient d’examiner, afin de mettre au jour des affinités
contextuelles ; si, comme nous le postulons, chacun des deux
verbes correspond à une conceptualisation particulière du
processus d’intellection, il se peut que certaines situations
référentielles soient incompatibles avec l’une ou l’autre des deux
conceptualisations : ces incompatibilités seront de nature à nous
renseigner sur le signifié de chacun des deux verbes.
Entender et comprender se font concurrence dans deux grands
domaines d’emploi qui dépendent du type d’entité qui joue le rôle
de complément d’objet : entité pouvant fonctionner comme
symbole ou entité pouvant fonctionner comme indice.
Au sein de ces deux domaines d’emploi, l’examen attentif des
capacités référentielles des deux verbes fait apparaître un certain
nombre d’indices textuels qui confirment le type d’intellection que
chaque verbe déclare. Quelques exemples le feront voir.
a Entender/Comprender + substantif renvoyant à une
entité pouvant fonctionner comme symbole
Un mot, une phrase, un jeu de carte peuvent être considérés en soi,
indépendamment de toute autre chose, ou comme signes, en
l’occurrence comme symboles, dans la terminologie de Pierce.
Un certain nombre d’indices textuels manifestent qu’avec
entender, l’entité A est envisagée comme signe, ainsi que le
montrent les énoncés où le terme palabrajoue le rôle de
complément d’objet. En effet, entender apparaît prioritairement
dans des contextes de langue étrangère où il est question de saisir
le rapport de signification conventionnelle qui existe entre l’entité
A et son objet :

Ces énoncés évoquent le processus de déchiffrement littéral


d’unités d’une langue étrangère : on y fait allusion à la traduction
ou au dictionnaire bilingue, qui permettent d’associer une
signification à une suite de sons ou à une suite de lettres. Le mot
est envisagé comme representamen 5, il est une image sonore ou
visuelle (un signifiant dans la terminologie saussurienne) qui
renvoie conventionnellement à un objet, sa signification.
Lorsqu’il est question de compréhension d’un mot de la langue
maternelle, c’est plutôt comprender qui est employé, comme dans
l’énoncé suivant :

Sin embargo, comprender una palabra no significa acceder


a una oficina que poseería todas las características de esa
palabra [...] Comprender una palabra corresponde,
entonces, a construir una representación semántica por
medio de la activación de una porción de la red. (Jamet,
2006)

Il n’est pas question ici d’aller chercher hors du mot son objet
mais de considérer le mot en soi, comme une intériorité complexe
faite de réseaux de sens qu’il s’agira de reconstituer.
Avec les verbes entender et comprender, la langue espagnole a
manifestement opéré un découpage qui repose sur la traditionnelle
opposition entre signification et sens, laquelle remonte à l’
Encyclopédie de Diderot et d’Alembert 6. Si cette opposition a été
ensuite reprise et que les différentes théories linguistiques lui ont
donné des contenus très différents, il semble qu’elle soit ici
exploitée dans la version qu’en ont donné les théories classiques
de la sémantique lexicale : dans ces théories, la signification, ainsi
que le rappelle Rastier (2006), fait référence au contenu supposé
invariant du mot, premier, fondamental, constant, celui auquel est
supposé renvoyer le signifiant hors de tout contexte, tandis que le
sens fait référence aux différentes acceptions du mot.
Seul entender évoque la saisie, par l’intellect, d’un rapport de
signification entre un signifiant et son objet. Comprender déclare
quant à lui le processus de mise au jour du sens, processus qui
consiste à saisir tout ce qui est contenu dans un mot de sa propre
langue, tout ce qui est impliqué par ce mot (ensemble des
acceptions, réseaux de sens, etc.) afin d’en avoir une
représentation nette.
Cette analyse permet de comprendre pourquoi les traducteurs de
Madame Bovary ont unanimement choisi entender pour l’énoncé
suivant, où il est question d’un autre type d’entité pouvant
fonctionner comme symbole, le jeu de carte (le whist) :
La mention « à regarder jouer au whist » a toute son importance :
Bovary ne joue pas lui-même et ne voit donc pas ce jeu de
l’intérieur. Ce qu’il a devant les yeux, ce sont des actions
successives qu’il ne parvient pas à déchiffrer, à relier à une
signification. Les jeux de carte font partie des jeux dits « réglés »
(Caillois, 1967 : 48), activités disciplinées par les conventions
arbitraires des règles qui constituent des systèmes signifiants. Les
actions successives qui composent le jeu ont une signification
conventionnelle ; ce sont donc des symboles régis par des règles,
et l’on ne pourra les relier à leur signification que si l’on a
connaissance des règles du jeu, ce qui n’est manifestement pas le
cas de Charles Bovary.
L’emploi de comprender ne serait pas impossible, mais il faudrait
alors imaginer un contexte différent, où le jeu serait considéré de
l’intérieur. C’est le cas dans l’énoncé suivant, avec un autre jeu
« réglé », les échecs :

Il ne s’agit pas ici d’observer une suite d’actions, de l’extérieur,


mais de comprendre le jeu, de l’intérieur. Il est question de
pratique, de perception interne du jeu, comme l’indique la mention
du titre jugada a jugada et cuando juega una partida ; le but est de
se représenter nettement les différentes configurations qui peuvent
se rencontrer au cours du jeu.

b Entender/comprender + substantif renvoyant


à un élément pouvant fonctionner comme indice
Un grand nombre d’entités peuvent fonctionner comme indice : le
comportement d’un être animé, un événement, un sentiment, une
faculté, et même un état de faits peuvent être l’indice d’autre
chose. Dans tous les cas, l’alternance comprender/entender oppose
la représentation nette de l’entité en soi et la représentation nette
des motivations ou causes de cette entité, avec, à chaque fois, des
effets de sens différents. Quelques exemples le montreront :
Exemple 1. Entender/comprender + substantif renvoyant à un être
animé
Un être animé peut, par métonymie 8, fonctionner comme indice :
ses actions, son comportement peuvent être vus comme l’indice de
motivations ou de causes.
Les énoncés contenant entender manifestent que c’est
effectivement ainsi qu’est envisagé l’être animé : ils font mention,
dans le co-texte 9, de manifestations superficielles et visibles de
l’être animé envisagé de façon externe :

Comme l’indique le verbe observar, présent deux fois dans


l’énoncé, ou la mention des réactions, du comportement ou des
paroles des femmes, l’être animé est envisagé non comme une
intériorité, mais comme un ensemble de manifestations externes,
lesquelles peuvent être interprétées comme autant de signes.
C’est sans doute ce qui explique que le traducteur de Poil de
Carotte ait choisi entender pour l’énoncé suivant :

Il est ici question du retour de Poil de Carotte et de son frère Felix


de l’Institution où ils sont en pension. Lorsqu’ils reviennent chez
eux pour quelques jours, leur mère les soumet à une vigoureuse
toilette. Elle constate avec désespoir que Poil de Carotte est
toujours le plus négligé des deux ; il est toujourscelui qui a les
pieds les plus sales et la chevelure la plus pleine de poux. À ce
moment du récit, Mme Lepic constate donc des faits (un
comportement anormal, une négligence) dont elle s’interroge sur
la cause. Lorsqu’elle lui dit « nous ne te comprenons plus », elle
signifie qu’elle ne parvient pas à trouver d’explications au
comportement de son fils, qu’elle n’en perçoit pas les causes ni les
motivations de son comportement.
Entender apparaît donc toujours dans des contextes d’élucidation
où l’être animé mis en position de complément d’objet est posé
comme une énigme à déchiffrer : ce verbe oblige à poser l’être
animé comme signe (ici indice) et à se représenter l’objet de ce
signe, c’est-à-dire ici les motivations, les causes d’un
comportement.
Une recherche sur Google de l’expression comprender a las
mujeres montre au contraire qu’il est toujours fait mention, dans le
co-texte, de l’intériorité de l’être animé, de sa complexité, comme
dans cet énoncé où il est question des « caractéristiques
essentielles » de chaque femme, du « monde » que chacune
représente :
Ou comme dans cet autre énoncé trouvé sur internet, où un humain
interroge fictivement un être venu d’une autre planète :

Dans tous les cas, comprender a las mujeres est associée à leur
intériorité : il s’agit de percevoir leur « fonctionnement » interne
(désirs, façon de raisonner, de penser) afin d’avoir une
représentation nette de ce qu’elles sont. Il s’agit moins d’une
opération intellectuelle de type déductive – que seul entender
déclarerait –, que de l’appréhension, par un biais plus
psychologique (communion affective ou spirituelle), d’une nature
profonde.
Exemple 2. Entender/Comprender + nom d’événement
Un événement peut également fonctionner comme signe. Par
« nom d’événement », Van de Velde (1995) fait référence à des
noms dont le référent possède une certaine extensité (ils se
déploient dans le temps). Ces noms « décrivent des entités
dépendantes du temps, pouvant constituer des cibles et des sites
temporels, mais dont les propriétés spatiales sont secondaires et
hétérogènes » (Huyghe, 2015 : 5). Les termes « voyage »,
« prière », « guerre » etc. en sont des exemples.
Une recherche sur Google de l’expression entender la guerra
manifeste un certain nombre d’indices qui attestent que la guerre
est considérée de façon externe, relativement à autre chose. C’est
le cas dans l’énoncé suivant où l’« intellection » de la guerre est
liée à la mise au jour de son contexte :
Une recherche de l’expression entender la guerra de Siria ramène
une forte proportion d’énoncés du type « 5 claves para entender la
guerra de Siria » : l’examen plus approfondi des contextes
d’apparition de ces énoncés révèle qu’il s’agit d’articles qui aident
à expliquer la guerre en Syrie, à la replacer dans un contexte
international ou national, à déceler ses éléments déclencheurs.
Comprendre la guerre revient à l’expliquer, à se représenter
comment elle a pu survenir.
La recherche de l’expression comprender la guerra sur CREA et
sur Google ramène des énoncés où il est d’avantage question de la
guerre en elle-même, son déroulement, les faits eux-mêmes ainsi
que les conséquences. L’un de ces énoncés constitue le titre d’un
article en ligne que consacre l’historien espagnol Julián Casanova
à la guerre civile espagnole : « Comprender la guerra civil
española ». Dans le texte lui-même, la présence de certains termes
ou expressions indique que l’historien s’intéresse moins aux
causes de la guerre (il n’y est fait qu’une allusion à la toute fin :
« ¿Por qué hubo una guerra civil en España? ») qu’à ses
mécanismes internes, son déroulement (« para reconstruir aquellos
acontecimientos »), ses effets.C’est donc la guerre vue de
l’intérieur qu’analyse l’historien, la guerre civile espagnole en soi,
et non simplement ses causes ou justifications.
On comprend par conséquent mieux pourquoi, lorsque la guerre
est envisagée dans sa dimension temporelle (période), les
traducteurs choisissent le verbe comprender :
Il ne s’agit pas ici de la guerre comme événement global dont on
peut déceler les causes, mais de la guerre en soi, espace-temps clos
où se sont produits et enchaînés des événements : ce sont ces
enchaînements, ces événements internes que vise l’énoncé, raison
pour laquelle les traducteurs ont choisi comprender.
Exemple 3. Entender/Comprender + état de fait
Dans ce dernier cas de figure pris comme exemple, l’intellection
concerne non plus une entité mais un état de fait. Cet état de fait
peut être déclaré par une proposition subordonnée complétive, qui
déclare un jugement prédicatif : entender/comprender que X es Y.
C’est le cas dans l’énoncé suivant :

L’état de fait peut aussi être déclaré par un substantif ou un


pronom accompagné d’une proposition subordonnée relative :

L’état de fait peut enfin être déclaré par ce que Van de Velde
nomme un nom d’état, éventuellement accompagné d’un
complément du nom, comme dans l’énoncé suivant :
Tout comme « comprendre A », l’énoncé « comprendre que X est
Y » peut se laisser concevoir de deux façons, selon que l’on
considère l’état de fait « X est Y » en soi, ou relativement à autre
chose que lui-même. Dans les énoncés examinés, plusieurs indices
textuels montrent que c’est comprender qui est choisi pour
déclarer le premier type d’intellection, entender pour le second.
On note par exemple que « entender que X es Y » est
fréquemment précédé de la préposition por, pour former avec
celle-ci un complément circonstanciel de cause :

368 énoncés de ce type ont été rencontrés sur le moteur de


recherche CREA, alors qu’une recherche de l’expression por
comprender que n’a ramené que 3 énoncés.
Les énoncés contenant « por entender que X es Y » prennent
toujours place dans des contextes rétrospectifs où il s’agit de
montrer qu’une décision a été prise, qu’une action a été réalisée de
façon raisonnée, au terme d’une réflexion : que le contexte soit
judiciaire, politique ou celui du monde de l’entreprise, il s’agit de
convaincre de la légitimité d’une décision, d’un jugement ou d’une
action en invoquant son pourquoi. Cette raison est précisément
exprimée au moyen de la tournure « por entender que X es Y », et
consiste par conséquent en l’intellection d’un état de fait : c’est
parce que l’on a compris que « X est Y » que l’on prend telle
décision, que l’on formule tel jugement et que l’on réalise telle
action. Ces énoncés cherchent manifestement à convaincre et
montrer que c’est la réflexion, le raisonnement, la logique qui ont
mené à la prise de décision ou à l’action. C’est le verbe entender
qui est choisi dans ce cas, ce qui confirme que lui seul est capable
d’envisager l’état de faits relativement à autre chose que lui-
même, en l’occurrence relativement à ses causes. Dans les énoncés
mentionnés, entender pourrait en effet être glosé par ‘conclure’ ou
‘parvenir à la conclusion que’ ; entender que no era consciente de
sus actos, c’est parvenir à se représenter nettement ce jugement
relativement aux éléments, aux causes qui y ont conduit ; c’est
donc voir ce jugement comme justifié, comme conclusion
nécessaire. Comprender , qui se contente de déclarer la
représentation nette de l’état de faits en soi produira l’effet d’une
prise de conscience immédiate (sans déduction), effet possible
mais moins approprié dans ces contextes.
On remarque justement que comprender est plus volontiers
employé dans des contextes où il est moins question de réflexion
que d’intuition ou d’instinct. Dans les deux énoncés suivants,

il est fait mention non pas de capacités de réflexion ou de


raisonnement mais de qualités ( madurez, serenidad) qui reflètent
un état d’esprit favorable à la vision claire et lucide, autrement dit
à la prise de conscience.
Dans ces deux autres énoncés,
Le verbe bastar indique un processus immédiat : un fait ou des
paroles induisent, de façon instantanée, l’intellection d’un état de
faits qui s’apparente davantage à une prise de conscience qu’à une
déduction logique.
D’une façon générale, donc, comprender suivi d’un état de faits
produit l’effet d’une prise de conscience : il s’agit de se
représenter nettement un état de faits en soi. Entender au contraire,
produira l’effet d’une déduction : il s’agit de parvenir à se
représenter un état de faits comme une conclusion nécessaire,
comme justifié.

2. 2 Examen des dérivés


L’examen des dérivés vient à l’appui des observations qui viennent
d’être faites.
Le radical 16 entend- a produit deux substantifs liés de deux façons
différentes au phénomène d’intellection, l’un, entendimiento, en
tant que faculté (« facultad con que se entiende y se razona »,
(Moliner, 2004 : 1138)), l’autre, entendederas, en tant que siège
(organe) de l’intellection.
Le substantif obtenu à partir du radical de compren-(d)-,
comprensión, a quant à lui des capacités plus vastes. Il renvoie
certes également à une faculté (« faculté de comprendre »), mais il
renvoie aussi à la « actitud benévola hacia los actos,
comportamiento o sentimiento de otros » (Moliner, 2004 : 702),
capacité référentielle en accord avec les effets de sens soulignés
dans l’analyse de l’exemple 2 ( entender/comprender + substantif
renvoyant à un être animé). Entender qui, nous l’avons vu, pose
l’être animé comme « énigme » à déchiffrer, ne renvoie qu’à une
opération intellectuelle, celle qui consiste à associer un signe à son
objet. Comprender , en revanche, qui pose l’être animé comme
intériorité, renvoie d’avantage à un processus psychologique qui
consiste en l’appréhension d’une nature profonde, par une
communion affective ou spirituelle. On comprend donc que le
substantif comprensión puisse désigner l’attitude de bienveillance
envers les autres, ou envers leurs actes, comportements ou
sentiments : il ne désigne, selon un procédé métonymique, que le
résultat de l’opération déclarée par comprender.
La mise en regard des adjectifs dérivés conduit aux mêmes
observations. Les adjectifs dérivés à partir du radical entend-
n’évoquent que des qualités objectives, d’ordre intellectuel : la
possibilité d’être objet d’intellection ( entendible) ou, pour un être
animé, le fait d’avoir des connaissances sur une sujet et de pouvoir
en parler ( entendido,-a). Les adjectifs dérivés à partir du radical
compren(d)- renvoient quand à eux à des qualités subjectives. Le
premier sens de comprensible s’apparente à celui de entendible
(« susceptible de ser entendido » (Moliner, 2004 : 702)) mais le
second, « tal que se puede justificar » (Moliner, 2004 : 702), fait
référence à une qualité laissée à l’appréciation d’un sujet, le fait de
pouvoir être objet de tolérance ou bienveillance. Quant à l’adjectif
comprensivo, -a, il fait précisément référence aux qualités de
bienveillance et de tolérance d’un sujet, lesquelles ont été
évoquées à propos du substantif comprensión.

Conclusion
Quels enseignements pratiques tirer de ces observations ? D’abord
que, pour l’étudiant qui pratique l’exercice de thème ou l’élève qui
apprend l’espagnol, il existe peu d’occasions de commettre de
réels contresens puisque les cas d’exclusion d’un verbe au profit
de l’autre sont très rares. Ceci s’explique par le fait que la plupart
des entités se prêtent aux deux types d’intellection déclarées par
chacun des deux verbes : toute entité peut être envisagée comme
un signe et faire l’objet d’une intellection relative ; se représenter
nettement cette entité, ce sera se représenter son « objet » dans la
terminologie de Pierce (sa signification, ses motivations, ses
causes, etc.) Toute entité peut également être envisagée en soi et
faire l’objet d’une intellection absolue ; se la représenter
nettement, ce sera, pour l’intellect, se représenter son sens, son
intériorité, son mécanisme, son fonctionnement, avec des effets de
sens variés comme le « ressenti » ou la « prise de conscience ». Un
grand nombre de situations du monde référentiel
s’accommoderont des deux représentations et l’on pourra par
conséquent, sans grand risque, employer l’un ou l’autre des deux
verbes. L’examen attentif des contextes montre toutefois que
certaines situations référentielles s’accommodent mieux de l’une
ou de l’autre des deux conceptualisations, et l’on risquera alors le
faux-sens ou l’impropriété si l’on ne prend pas toute la mesure du
contexte d’emploi du verbe « comprendre » ; selon que l’on
emploiera l’un ou l’autre des deux verbes, on obtiendra des effets
de sens différents, lesquels seront plus ou moins bien adaptés au
contexte dans lequel le verbe apparaît.

GLOSSAIRE
Cotexte (ou co-texte) : ce terme renvoie, en linguistique, à l’ensemble du texte contigu
au fait de langue étudié, en entendant par texte tout discours, oral ou écrit.
Métonymie : figure de contiguïté qui désigne un objet par le nom d’un autre objet,
indépendant du premier mais qui a avec lui un lien nécessaire, d’existence ou de
voisinage.
Radical : le radical d’un mot est à distinguer de sa racine. La racine est l’élément de
base, irréductible, commun à tous les représentants d’une même famille de mots à
l’intérieur d’une langue ou d’une famille de langue. Le radical d’un mot est la forme que
prend sa racine dans ses réalisations diverses.
Representamen : chez Pierce, ce terme désigne le signe, c’est-à-dire une chose qui
représente une autre chose (son objet).

Bibliographie
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CRDP de Strasbourg : http://www.crdp-
strasbourg.fr/je_lis_libre/livres/Renard_PoilDeCarotte.pdf
RENARD, J. (1981), Pelo de zanahoria, traduction de A. Abós, Montesino,
Barcelone.

Notes de bas de pages


1. Pour observer le comportement des deux verbes en discours,
nous nous sommes appuyée à la fois sur des énoncés relevés grâce
au corpus électronique CREA de la RAE et du moteur de
recherche Google, et sur des traductions d’ouvrages français dans
lesquels ont été relevées toutes les occurrences du verbe
« comprendre ». Ont été observées quatre traductions de Madame
Bovary de G. Flaubert, deux traductions du Diable au corps de R.
Radiguet et deux traductions du Père Goriot de H. de Balzac.
2. La langue aurait donc choisi de refléter à travers deux verbes
différents une opposition que certains philosophes discernent dans
la façon dont l’Être peut se manifester à l’esprit. C’est tout le sens
de la métaphysique piercienne, qui n’est pas une ontologie : elle
n’a pas pour objet l’étude des phénomènes en tant qu’ils se
manifestent pour la perception extérieure, mais en tant qu’ils
apparaissent à l’esprit. Rappelons que Pierce (1978) distingue trois
catégories d’êtres distincts, qu’il appelle aussi modalités de l’Être :
ce que Pierce appelle la « Priméité » ( Firstness) est « le mode
d’être de ce qui est tel qu’il est, positivement et sans référence à
quoi que ce soit d’autre » (Pierce, 1978 : 22) ; la « Secondéité » (
Secondness) est le mode d’être de ce qui est tel qu’il est « relatif à
quelque chose d’autre » ; la « Tiercéité » ( Thirdness) est le
« mode d’être de ce qui est tel qu’il met en relation réciproque un
premier et un second ». (Pierce, 1978 : 204)
3.
http://www.marca.com/2015/11/28/futbol/futbol_internacional/espanoles_mundo/14
4. http://hijosdeabraham.blogspot.fr/2015/06/la-importancia-de-
entender.html
5. Chez Pierce, ce terme désigne le signe, c’est-à-dire une chose
qui représente une autre chose : son objet.
6. Dans l’ Encyclopédie (Diderot & D’Alembert, 1751-1772 : s.v.
« sens »), la signification correspond au contenu du mot isolé
tandis que le sens correspond au contenu du mot dans le contexte
d’une phrase ou d’un texte.
7. http://www.fmat.cl/index.php?showtopic=56691
8. « Figure de contiguïté qui désigne un objet par le nom d’un
autre objet, indépendant du premier mais qui a avec lui un lien
nécessaire, d’existence ou de voisinage. » (Jarrety, 2001 : 268)
9. Ce terme renvoie, en linguistique, à l’ensemble du texte contigu
au fait de langue étudié.
10. http://www.elconfidencial .com/alma-corazon-vida/2014-02-
05/las-seis-claves-para-entender-perfectamente-a-las-mujeres-
segun-una-mujer_81852/
11. https://es.wikihow.com/entender-a-las-mujeres
12. seduccionpositiva.com/como-entender-a-las-mujeres-en-el-
amor
13. https://es.answers.yahoo.com/question/index?
qid=20090126060239AAmibcG
14. http://www .forocoches.com/foro/showthread.php?t=4575293)
15. https://www.casadellibro.com/libro-entender-la-guerra-en-el-
siglo-xxi/9788499380568/1839348
16. Le radical d’un mot est à distinguer de sa racine. La racine est
« l’élément de base, irréductible, commun à tous les représentants
d’une même famille de mots à l’intérieur d’une langue ou d’une
famille de langue » (Dubois et al., 2002 : 395). Le radical d’un
mot est « une des formes prises par la racine dans ses réalisations
diverses » (Dubois et al., 2002 : 395).
Exemples de choix de
traduction
Nous soumettons à la réflexion trois extraits du roman
d’André Gide paru en 1925, Les Faux-monnayeurs, et
proposons, pour chacune des occurrences du verbe
« comprendre », une traduction commentée.

Extrait n° 1
Mon ami, j’ai dû me rendre à l’évidence : je suis
enceinte ; et l’enfant que j’attends n’est pas de lui. J’ai
quitté Félix il y a plus de trois mois ; de toute manière,
à lui du moins je ne pourrai donner le change. Je n’ose
retourner près de lui. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Il
est trop bon. Il me pardonnerait sans doute et je ne
mérite pas, je ne veux pas qu’il me pardonne. Je n’ose
retourner près de mes parents qui me croient encore à
Pau. Mon père, s’il apprenait, s’il comprenait, serait
capable de me maudire. Il me repousserait.
Gide, Les Faux-monnayeurs, 1925 : 85.

Explication
Ici la narratrice (Laura Douviers) imagine la réaction
qu’aura son père en apprenant qu’elle est enceinte d’un
homme qui n’est pas son mari. Les verbes
« apprendre » et « comprendre » conjugués à
l’imparfait de l’indicatif sont employés de façon
absolue, c’est-à-dire sans mention de leur complément
d’objet. Ce complément, implicite, est l’état de fait
décrit par la narratrice dans les lignes qui précèdent,
c’est-à-dire le fait qu’elle soit enceinte d’un homme qui
n’est pas son mari. Lorsque le complément d’objet du
verbe « comprendre » est un état de fait, l’intellection
de type relative ( entender) consiste, comme nous
l’avons vu, à se représenter l’étatde fait relativement à
autre chose que lui-même, en l’occurrence relativement
aux éléments, aux causes qui y ont conduit ; il en
découle généralement deux types d’effet : soit celui de
la déduction ( entenderque X c’est parvenir à la
conclusion que X), soit celui de l’approbation (
entender que X c’est trouver X justifié, c’est-à-
direapprouver X). Or il n’est pas question ni de l’un ni
de l’autre. D’une part, la narratrice n’envisage pas que
ce soit son père qui, de lui-même, par des conjectures,
parvienne à la conclusion qu’elle est enceinte d’un
homme qui n’est pas son mari ; elle envisage qu’il
l’« apprenne », c’est-à-dire qu’il en soit informé par un
tiers. D’autre part, il n’est pas non plus question, pour
le père, d’approuver cet état de fait ; au contraire, la
narratrice imagine une réaction de colère et de rejet :
« [il] serait capable de me maudire », « Il me
repousserait ». Cette réaction suggère que le père, au
moment où il « apprend » que sa fille est enceinte d’un
homme qui n’est pas son mari, s’intéresse à l’état de
fait en soi et non à ses causes : il s’agit bien d’une prise
de conscience et c’est cette prise de conscience qui
engendre la colère et le rejet. Ce n’est qu’une fois la
colère passée que l’on peut s’interroger sur les causes
et les motivations qui ont pu conduire à l’état de fait.
Une traduction par comprender sera donc préférable :

Mi padre, si se enterara, si comprendiera,


sería capaz de maldecirme.
Extrait n° 2
Admirable propension au dévouement, chez la femme.
L’homme qu’elle aime n’est, le plus souvent, pour elle,
qu’une sorte de patère à quoi suspendre son amour.
Avec quelle sincère facilité Laura opère la
substitution ! Je comprends qu’elle épouse Douviers ;
j’ai été un des premiers à le lui conseiller. Mais j’étais
en droit d’espérer un peu de chagrin. Le mariage a lieu
dans trois jours.
Gide, 1925 : 120.

Explication
Dans cet autre exemple, le co-texte oriente vers une
interprétation en termes d’intellection relative. Le
verbe « comprendre » a pour complément d’objet une
proposition subordonnée complétive qui indique ici
aussi un état de fait : « qu’elle épouse Douviers ». Au
début du passage, le narrateur indique la raison qui
pousse une femme à aimer un homme et suggère que
Laura, sujet de la complétive en question, en est le
parfait exemple. Autrement dit, le narrateur invoque
une première raison à son mariage avec Douviers.
Immédiatement après la proposition qui nous intéresse,
il déclare avoir été lui-même un élément moteur : « j’ai
été un des premiers à le lui conseiller ». En déclarant
qu’il « comprend » l’état de fait « elle épouse
Douviers », le narrateur indique donc qu’il parvient à
relier cet état de fait à ses causes, ses motivations, d’où
un effet d’approbation puisque lui-même a été l’un des
« moteurs » de ce mariage. Il ne s’agit donc pas de se
représenter cet état de fait en soi, mais bien de se le
représenter relativement à autre chose que lui-même,
en l’ocurrence ses motivations, d’où la traduction que
nous proposons :

Entiendo que se case con Douviers.


Extrait n° 3
Il y a des tas d’œuvres qu’on admire de confiance
parce que tout le monde les admire, et dont personne
jusqu’à présent ne s’est avisé de dire, ou n’a osé dire,
qu’elles sont Stupides. Par exemple, en tête du numéro,
nous allons donner une reproduction de la Joconde, à
laquelle on a collé une paire de moustaches. Tu verras,
mon vieux : c’est d’un effet foudroyant.
— Cela veut-il dire que tu considères la Joconde
comme une Stupidité ?
— Mais pas du tout, mon cher. (Encore que je ne la
trouve pas si épatante que ça.) Tu ne me comprends
pas. Ce qui est Stupide, c’est l’admiration qu’on lui
voue. C’est l’habitude qu’on a de ne parler de ce qu’on
appelle « les chefs-d’œuvre » que chapeau bas.
Gide, 1925 : 466.

Explication
L’interprétation en termes d’intellection relative est la
plus probable ici. Le complément d’objet direct du
verbe « comprendre », le pronom complément « me »
qui désigne le personnage d’Armand, renvoie en
réalité, par métonymie, à ce que ce personnage vient de
dire, à savoir qu’il est des œuvres, comme la Joconde,
dont personne n’a encore osé dire qu’elles sont
stupides. À Olivier qui lui demande s’il trouve par
conséquent la Joconde stupide, Armand répond « tu ne
me comprends pas » ; ce qu’il reproche à son ami, c’est
de ne pas bien comprendre ce qu’il a dit, de ne pas
avoir relié ses paroles à la bonne signification. Les
paroles d’Armand, la phrase prononcée, fonctionnent
donc comme un signe qu’il s’agit de déchiffrer,
autrement dit d’associer à sa véritable signification,
laquelle est explicitée dans les lignes qui suivent : « Ce
qui est Stupide, c’est l’admiration qu’on lui voue ». La
question n’est donc pas ici de saisir le fonctionnement
interne d’un être, sa nature profonde, mais bien de
percevoir la signification des paroles de cet être, raison
pour laquelle la traduction par entender semble la plus
adéquate :

No me entiendes.
PARTIE 3
QUESTIONS
PRAGMATIQUES

SOMMAIRE
CHAPITRE 7 ■ Remarques sur la
traduction des adverbes de phrase
évaluatifs émotifs ➤ P. 191
Exemple de sujet ➤ P. 215

CHAPITRE 8 ■ Comment traduire un


marqueur du discours ? Le cas des
adverbes faux-amis ➤ P. 221
Exemple de sujet ➤ P. 241

CHAPITRE 9 ■ Topiques et focus en


espagnol et en français ➤ P. 247
Exemple de sujet ➤ P. 270
CHAPITRE 7
Remarques
sur la traduction
des adverbes
de phrase évaluatifs émotifs

SOMMAIRE
Introduction p. 192
1 La place des adverbes de phrase dans les épreuves de
traduction et les grammaires p. 193
2 Le paradigme des adverbes pouvant fonctionner comme
adverbes de phrase d’évaluation émotive positive ou
négative en français et en espagnol p. 201
3 Éléments pour l’analyse contrastive pouvant faciliter le
choix de traduction p. 204
Conclusion p. 211

Carlos Meléndez Quero (Université de Lorraine, CNRS, ATILF,


F-54000 Nancy, France)
Introduction
L’analyse des adverbes à fonctionnement extraprédicatif 1 et
surtout l’explication du choix de traduction de ces éléments à
partir d’une réflexion comparative entre les systèmes des langues
source et cible sont des aspects complexes, mais peu abordés dans
la préparation des candidats aux concours de recrutement des
enseignants des langues vivantes.
En partant de l’étude contrastive des adverbes de phrase 2 à
évaluation émotive en français et en espagnol, cette contribution
vise à offrir des éléments de réflexion pouvant aider les candidats
confrontés à la traduction de ces adverbes et les enseignants
souhaitant enrichir la préparation des étudiants aux épreuves de
traduction et de choix de traduction.
Après une révision des attendus et sujets de ces épreuves de
traduction dans les rapports de jury des concours de
l’enseignement français, nous nous pencherons sur les descriptions
de ces adverbes dans les grammaires traditionnelles. Puis, nous
nous servirons des travaux classificatoires des adverbes, des
dictionnaires unilingues et des données statistiques tirées des
corpus pour expliquer, avec une approche contrastive, la différence
entre le répertoire d’unités fonctionnant comme adverbes de
phrase évaluatifs en français et en espagnol. Considérant les
difficultés de traduction que ces divergences entraînent,
notamment lors des épreuves de thème où le candidat dispose d’un
choix large d’expressions pour traduire un même adverbe du
français selon ses contextes d’emploi, nous proposerons, sur la
base d’une analyse des équivalents du mot heureusement en
espagnol, quelques éléments de réflexion facilitant le choix de
traduction.

1 La place des adverbes de phrase dans


les épreuves de traduction
et les grammaires
1. 1 Épreuves de traduction et rapports
de jury
La lecture des rapports de jury est vivement conseillée aux
candidats se préparant aux concours de l’enseignement, car elle
sert à connaître les attendus des épreuves de traduction et à trouver
des conseils de méthode : « Thème et version de concours sont des
exercices rigoureux et exigeants dans lesquels le jury évalue la
maîtrise fine des structures des deux langues et leurs nuances
desquelles surgit le sens. » (CAPES EXT, 2017 : 11).
Ce même rapport du CAPES EXT (2017 : 11) encourage les
candidats à « respecter, dans les limites de la tolérance de la
langue d’accueil, le texte source à tous points de vue ». Quant à
l’épreuve de choix de traduction, il précise ce qui suit :

Le jury attend des candidats un devoir entièrement rédigé et


structuré qui respecte le plan indiqué dans les rapports (et
souvent repris par les questions) :
1°) identification (nature 3 et fonction 4 d’un mot ou d’une
proposition)
2°) annonce de la problématique
3°) présentation théorique du système ou fonctionnement
de l’élément souligné dans la langue-source
4°) présentation du système ou fonctionnement du ou des
équivalents dans la langue-cible
5°) justification du choix de traduction étayée par l’analyse
grammaticale des éléments soulignés et les présentations
théoriques. (CAPES EXT, 2017 : 11)

Les rapports de jury remarquent également l’importance, dans ces


épreuves de choix de traduction, de rédiger une réponse organisée
et avec une terminologie adéquate 5.
Une fois rappelés les attendus de l’épreuve, nous allons nous
pencher sur la place des unités objet d’étude dans les sujets de
traduction des dernières années 6.
Les questions des épreuves de choix de traduction des concours
visent plutôt des points de grammaire portant sur des problèmes
classiques de la comparaison entre le français et l’espagnol
(emploi des pronoms relatifs et personnels, opposition des valeurs
des temps verbaux, concordance des temps et alternance modale
dans les subordonnées, voix passive, procédés de mise en relief,
choix de ser/estar, etc.) 7.
La consultation des sujets choisis dans les épreuves de traduction
analysées nous a permis de constater que les questions de choix de
traduction portant sur des éléments discursifs, essentiels à la
maîtrise et la compétence communicative des apprenants d’une
langue étrangère, sont oubliés. Aucun des textes choisis dans les
épreuves de version et de thème de 2012 à 2017 des concours cités
ne contient d’adverbes ou locutions d’évaluation émotive : seul, le
sujet de thème de l’AI de 2012 inclut la locution interjective Dieu
merci, traduite par gracias a Dios et, pour laquelle, le rapport de
jury de l’AI (2012 : 24) offre plusieurs équivalents ( a Dios
gracias et bendito sea Dios). Même si les adverbes de phrase
évaluatifs objet d’étude dans ce chapitre ne sont pas présents dans
les sujets consultés 8, nous avons trouvé quelques traductions
d’adjectifs qui sont à l’origine des adverbes évaluatifs, avec
parfois des explications additionnelles.
En premier lieu, nous observons que le rapport de version de l’AI
(2014 : 35-36) traduit l’adjectif substantivé desgraciados par
malheureux, mais que dans le rapport du thème du CAPES EXT
(2017 : 14 et 19) l’adjectif malheureux précédant le nom profs est
traduit par desdichados. Cela montre que l’adjectif à la base de
malheureusement peut avoir plusieurs équivalences en espagnol.
Or le rapport du jury du CAPES EXT 2017 explique les difficultés
grammaticales rencontrées dans le paragraphe (conditionnel passé,
emploi de la forme passive), mais ne justifie pas le choix de
l’adjectif desdichados ni ne présente d’autres variantes
traductionnelles possibles, telles que desgraciados, parfaitement
applicable à des êtres humains dans Malheureux profs perdus dans
la nuit !
Pour trouver des justifications et explications linguistiques
concernant les traductions des adjectifs évaluatifs dans les
épreuves de thème et de version, nous devons nous adresser aux
rapports de l’AE (2012, 2014 et 2016), dont l’épreuve de
traduction, constituée d’un thème et d’une version, ne comporte
pas de question de choix de traduction.
Le sujet de version de l’AE 2014 inclut l’adjectif lamentable dans
une structure attributive à évaluation négative ( era lamentable
que). Au-delà du rappel de la norme concernant le mode subjonctif
qui suit ces paraphrases évaluatives en espagnol et en français, et
des explications concernant la concordance des temps du passé, le
rapport du jury de l’AE (2014 : 36) offre deux variantes
traductionnelles ( il était { regrettable/dommage} que) et choisit la
première (la deuxième étant, à notre avis, équivalente à era una
lástima que). Il ajoute, en plus, le commentaire suivant :
« Traduire littéralement lamentable par “lamentable” relevait
d’une méconnaissance justement “regrettable” ou “navrante” de
l’usage de cet adjectif dans la langue espagnole ».
Ce rapport fait, sans doute, allusion à une nuance expliquée dans
Larousse (2009 : 515) : « El adverbio francés lamentable tiene un
sentido mucho más fuerte que su equivalente español. Por eso, en
la mayoría de los casos, el adjetivo español lamentable debe
traducirse por regrettable » 9.
D’un autre côté, si la traduction de si triste par tan triste dans un
texte de Zola de l’AE (2012 : 26) ne comporte pas de difficulté
majeure, l’explication du choix de traduction de triste dans un
texte de Galdós de la version AE (2016 :49) est très juste : « Enfin
pour l’expression figée triste de mí, il fallait à tout prix éviter le
calque et recourir en français à l’expression figée équivalente qui
met en œuvre un autre adjectif : “pauvre de moi” ».
Dans ce même rapport, nous apprécions l’effort pour restituer
l’essence du texte original, justifiant ainsi le déplacement
sémantique de la signification de dichosos dans le syntagme mis
dichosos parientes (traduit par mes très chers parents) :

Puisque le narrateur fait dans ce texte la critique de sa


famille et du petit monde qui gravite autour d’elle, il était
impossible de comprendre l’adjectif dichoso autrement que
dans l’acception ironique qu’indique le Diccionario de uso
del español de M. Moliner (« Se aplica como adjetivo
yuxtapuesto a algo que resulta molesto o fastidioso »),
raison pour laquelle la traduction par « mes parents
chanceux » constituait un contresens, et qu’il fallait lui
préférer « mes maudits parents » ou « mes
bienheureux/mes très chers parents » qui comportaient la
même ironie. (AE, 2016 : 41)

Enfin, le même rapport de jury de l’AE (2016) offre trois variantes


( feliz, afortunado et dichoso) pour l’adjectif heureux dans sans me
trouver plus heureux que lui. Cette triple variante traductionnelle,
recueillie dans Larousse (2009 : 349), confirme la polysémie de
l’adjectif, qui est à la base de l’adverbe heureusement. La lecture
du texte permet de comprendre que dichoso n’a pas ici la valeur
ironique commentée pour le texte de version, mais est plutôt
employé comme synonyme de felizpour désigner quelqu’un ‘qui se
trouve dans un état de bonheur’ (TLFi : s.v. heureux). Ce rapport,
qui finalement propose la traduction par feliz, n’explique pas la
variante afortunado 10, qui peut servir à décrire une personne ‘que
tiene fortuna o buena suerte’ (DRAE, 2014) et qui pourrait
s’appliquer à heureux dans le sens de ‘favorisé par le destin en
général’ (TLFi) 11.
Pour conclure la révision des adjectifs évaluatifs positifs, nous
citons le rapport de version de l’AE (2012 : 50), qui explique ainsi
la traduction feliz instinto par heureux : « Feliz instinto :
rappelons qu’ “heureux” peut revêtir exactement le même sens
qu’en espagnol. La traduction littérale pouvait donc être
conservée ».
À notre avis, bien que la traduction de feliz par heureux soit juste,
il aurait été souhaitable d’expliquer au lecteur que le texte emploie
l’adjectif avec le sens ‘acertado’, c’est à dire, ‘acertado instinto’.

1. 2 Grammaires unilingues
Pour préparer les épreuves de choix de traduction, les jurys
conseillent l’emploi des dictionnaires unilingues, ainsi que les
grammaires de l’espagnol et du français ; nous nous pencherons
maintenant sur la place des adverbes étudiés dans ces derniers
ouvrages.
D’une part, les grammaires d’espagnol pour francophones
(Gerbain & Leroy, 2003 ; Bedel, 2004), très consultées par les
candidats, n’aident pas à y voir très clair, car même si elles
expliquent des aspects généraux des adverbes en – mente (leur
formation à partir du féminin des adjectifs – lorsque ceux-ci ont
une forme féminine spécifique –, les restrictions de certains
adjectifs ne pouvant pas former d’adverbes en – mente, le double
accent tonique des formes en – mente et les règles d’apocope des
adverbes dans les cas de juxtaposition ou coordination de ces
adverbes), elles se limitent, d’un point de vue syntaxique, à la
modification adverbiale d’un adjectif, d’un autre adverbe ou d’un
verbe et ne font pas allusion à la portée phrastique de la
modification de certains adverbes 12.
Afin d’étudier ce fonctionnement extraprédicatif des adverbes, les
candidats peuvent consulter Alarcos (1994 : 133), qui prend
l’exemple de felizmente pour distinguer sa fonction comme
« adyacente oracional » 13(1) en position détachée, face à son
emploi comme « adyacente circunstancial » 14, en position
postverbale sans pause (2) 15 :

La grammaire descriptive de Bosque et Demonte (1999) dédie le


chapitre 11, écrit par Kovacci, aux adverbes. Elle explique la
formation des adverbes en – mente, comme suit : « se originan en
la construcción sintáctica latina, de valor adverbial, formada por
mente, ablativo del sustantivo femenino mens, mentis ‘mente,
ánimo, intención’, y un adjetivo concordado antepuesto 16 »
(Kovacci, 1999 : 708).
Dans ce chapitre, Kovacci (1999 : 746-747) décrit les adverbios
evaluativos emotivos ( felizmente, afortunadamente,
desafortunadamente, desgraciadamente, lamentablemente, etc.)
qui sont externes au dictum 17 et qui introduisent dans des
positions détachées ( Felizmente, nada ocurrió) un jugement
évaluatif, dont la fonction est à distinguer à nouveau des emplois
comme circonstanciels de mode modifiant le verbe ( Nada ocurrió
felizmente).
La grammaire normative de la Real Academia Española (2010 :
2348-2349) distingue aussi l’emploi comme adverbes de mode ou
manière, internes au groupe verbal ( Todo terminó
lamentablemente), face à leur emploi externe à la prédication (
Todo terminó, lamentablemente) comme adverbios oracionales
evaluativos (ou adverbios del enunciado). Pour cette grammaire,
ces derniers sont atributos oracionales (terme emprunté à Alarcos)
et évaluent les conséquences favorables ou défavorables de
l’énoncé 18. Elle distingue les adverbes à polarité positive (du type
afortunadamente) ou négative (comme desgraciadamente)
d’autres évaluatifs ( asombrosamente, curiosamente, etc.), pas
abordés dans notre étude : « Existen adverbios que no se centran
en el enjuiciamiento, positivo o negativo, que hace el hablante,
sino más bien en la medida en que el enunciado satisface sus
necesidades sobre lo que sucedió, sucede o puede suceder » (RAE,
2010 : 1350).
En définitive, les grammaires de l’espagnol permettent de
connaître la formation des adverbes en – mente et d’apprécier le
double fonctionnement syntaxique des adverbes qui nous
occupent, mais ayant une valeur générale, elles ne s’attardent pas à
fournir de critères permettant de distinguer la signification et les
emplois des uns ou des autres.
En ce qui concerne les grammaires du français, la situation est
similaire. Grevisse et Goosse (2008 : 1205-1206) expliquent la
formation des adverbes en – ment, à partir de l’ablatif 19 MENTE
du latin, avec des éléments très précis sur son origine :

Les adv. en – ment, en dépit de leur apparence de dérivés,


sont, à l’origine, des composés. On avait en latin des
syntagmes constitués d’un adjectif fém. et de l’ablatif
mente (du nom fém. mens , esprit). […] Peu à peu mente
s’est cristallisé et il a perdu, dès le latin vulgaire (comme le
montre l’usage des diverses langues romanes), sa
signification d’« esprit» pour prendre celle de « manière »,
si bien qu’il ne fut plus qu’un simple suffixe, apte à
s’attacher à toutes sortes d’adjectifs. […] Comme – ment
était, dans le principe, l’ablatif d’un nom fém., on
comprend pourquoi c’est à la forme fém. de l’adjectif qu’il
est joint.

Tout comme Gardes-Tamine (2012 : 176-177), la grammaire


normative de Grevisse et Goosse explique que les adverbes
peuvent servir de complément à un verbe, à un adjectif ou à un
autre adverbe, mais également, porter sur l’ensemble de la phrase.
Pour Grevisse et Goosse (2008 : 468-469), les adverbes de phrase
(aussi appelés de modalité 20) sont des « éléments incidents », en
précisant que le terme désigne « une espèce de parenthèse par
laquelle celui qui parle ou écrit interrompe la phrase pour une
intervention personnelle ».
Enfin, Riegel, Pellat et Rioul (2009 : 647) classent les adverbes
par « leur point d’ancrage syntaxique » différenciant le
fonctionnement dans le cadre phrastique (ou intraprédicatif 21) et
hors phrase (en position extraprédicative). Heureusement fait
partie des adverbes de commentaire phrastique (prédicats de
phrase), qui sont « des compléments modalisateurs d’une phrase
assertive, positive ou négative » et constituent une prédication
secondaire selon laquelle « le locuteur22 assigne une évaluation au
contenu propositionnel de la phrase23 ». Dans cette fonction, il
accepte la paraphrase « par les formes Que P est Adj / Il est Adj
que P, où l’adverbe devient un adjectif attribut prédiqué du reste
de la phrase » :

Pour conclure la révision de cette grammaire, nous citons


l’exemple (4), où la parenthèse laisse entrevoir la possibilité de
l’adverbe de modifier une proposition avec que, distribution qui,
comme nous le montrerons, déterminera sa traduction en
espagnol :
2 Le paradigme des adverbes pouvant
fonctionner comme adverbes
de phrase d’évaluation émotive positive
ou négative en français
et en espagnol
Les grammaires générales servent aux candidats aux concours à
identifier la nature et la fonction des mots ici étudiés (première
partie de l’épreuve de choix de traduction), mais ne permettent
pas, du moins en ce qui concerne les grammaires du français
consultées, de connaître le répertoire d’unités spécialisées comme
adverbes de phrase d’évaluation émotive favorable ou défavorable,
aspect essentiel pour comprendre les difficultés à traduire ces
adverbes en espagnol, dont le paradigme est beaucoup moins
fermé.
En nous servant des travaux de linguistique, des informations des
dictionnaires unilingues et des corpus du français (Frantext), nous
allons comparer le répertoire d’adverbes de phrase évaluatifs
employés couramment en français face aux équivalents en
espagnol (nous nous appuierons sur les données statistiques de
CREA et CORPES XXI) 24.
Toutes les études sur les adverbes en – ment citent heureusement et
malheureusement parmi les signes pouvant fonctionner comme
disjonctifs d’attitude (Mørdrup, 1976 ; Molinier & Levrier, 2000)
ou compléments de phrase interprétatifs évaluatifs (Melis, 1983).
Ces deux adverbes sont souvent intégrés dans le même paradigme
que d’autres adverbes d’évaluation subjective, comme
curieusement ou bizarrement, que nous n’étudierons pas ici car ils
n’entraînent pas une marque de polarité positive ou négative.
Les travaux de linguistique française montrent que la classe
d’adverbes disjonctifs évaluatifs d’orientation favorable est limitée
à heureusement et n’inclut pas d’adverbes de phrase formés sur les
adjectifs chanceux ou fortuné ; cet aspect est confirmé par le
corpus Frantext, dans lequel aucun exemple de chanceusement ni
de fortunément 25 n’est enregistré au XXI e siècle, ce qui contraste
avec les 699 cas du mot heureusement. Par ailleurs, tout hispaniste
sait que la langue espagnole n’a pas développé d’adverbe sur la
base de suerte (* suertudamente), même si, parmi les équivalents
au signe heureusement, elle dispose de l’alternance entre deux
signes pouvant fonctionner couramment comme adverbes de
phrase d’évaluation positive : afortunadamente et felizmente (ce
dernier étant plus habituel que le premier dans des positions
intégrées de la phrase et souvent employé comme adverbe de
manière). Les corpus de l’espagnol montrent que l’adverbe
afortunadamente est plus fréquent que felizmente (467 cas face à
155 dans CREA, et 2919 face à 911 dans CORPES XXI), et que
tous les deux sont clairement préférés par les hispanophones à
dichosamente, qui n’est pas listé par Kovacci (1999) ou la RAE
(2010) et est moins habituel (2 cas isolés au XXI e siècle dans
CREA et 32 dans CORPES XXI).
En ce qui concerne les adverbes évaluatifs à orientation
défavorable, aucune étude ne cite d’unités formées sur les bases
des adjectifs infortuné ( infortunément) ou disgracieux (
disgracieusement), aspect confirmé par Frantext, où aucune
documentation au XXI e siècle n’est recueillie, en contraste avec
les 320 cas de malheureusement. Les dictionnaires de l’Académie
française et Robert ne recensent aucun de ces adverbes ; de son
côté, Littré et TLFi incluent disgracieusement, mais seulement
dans son acception d’adverbe de manière ‘d’(un)e manière
disgracieuse’. Cet aspect contraste avec l’espagnol, langue ayant
développé un adverbe sur la forme féminine de desgraciado (
desgraciadamente) et deux autres adverbes négatifs sur la base de
fortuna : l’un, certes, peu fréquent de nos jours (
infortunadamente) ; l’autre ( desafortunadamente), formé avec le
préfixe des– comme négation de l’adverbe afortunadamente et de
plus en plus répandu en espagnol.
Par ailleurs, une analyse contrastive montre que les adjectifs triste
et lamentable n’ont pas donné d’adverbes de phrase évaluatifs en
français, contrairement à l’espagnol tristemente et
lamentablemente ; bien que les deux adverbes soient documentés
dans Frantext (107 cas pour tristement et 33 pour
lamentablement), les dictionnaires consultés (TLFi, Robert,
Académie française et Littré) ne citent que leurs usages comme
adverbes de manière, contrairement à malheureusement, dont
l’emploi en tant qu’adverbe de phrase équivalent à par malheur y
est présent. La classe d’adverbes de phrase d’évaluation
défavorable est réduite en français : seul regrettablement et
fâcheusement sont reconnus dans cette fonction par Molinier et
Levrier (2000 : 87), mais ces adverbes sont rares de nos jours : 2
cas de regrettablement et 10 de fâcheusement dans Frantext 26.
En définitive, même si le français dispose de locutions adverbiales
( par malheur et par malchance) et d’interjections ( dommage ! ,
hélas ! ) pour offrir une évaluation émotive négative, la
généralisation de malheureusement contraste avec l’espagnol, où
les hispanophones disposent d’un grand choix d’adverbes de
phrase pouvant être équivalents à malheureusement :
lamentablemente, desgraciadamente, desafortunadamente et
tristemente 27, d’emploi courant en espagnol, ainsi que les
variantes infortunadamente, desdichadamente et infelizmente, dont
l’usage est, cependant, beaucoup moins répandu 28.
La comparaison des systèmes adverbiaux du français et de
l’espagnol explique les difficultés qu’un candidat peut avoir lors
des épreuves de thème, où il dispose de plusieurs variantes
traductionnelles pour un même adverbe du français en fonction de
ses valeurs et contextes d’emploi. Nous allons, à présent, proposer
plusieurs pistes de réflexion pouvant servir de base à l’analyse
contrastive et au choix de traduction de ces adverbes 29.

3 Éléments pour l’analyse contrastive


pouvant faciliter
le choix de traduction
3. 1 Vers la traduction de heureusement
par menos mal
En premier lieu, les propriétés distributionnelles 30 peuvent
éclaircir le choix de traduction. En effet, heureusement se
distingue de malheureusement pour pouvoir introduire une
proposition par la conjonction que (cf. Mørdrup, 1976 : 36 ;
Molinier & Levrier, 2000 : 90). Cette distribution, recueillie dans
les dictionnaires unilingues 31, est très courante en français ; ainsi
le confirment les 100 exemples documentés dans Frantext, 61
suivis de que et 39 de la forme apostrophée qu’. Servent, à titre
d’exemple, (5) et (6) :

Une analyse contrastive doit montrer également que cette structure


n’est pas développée par afortunadamente et felizmente (aucune
documentation dans CORPES XXI et seulement quatre cas de
felizmente que dans les textes examinés de CREA). La traduction
par ces deux adverbes semblerait donc peu naturelle ; c’est la
construction menos mal que, répétée 1239 fois dans CORPES XXI
et 119 dans CREA, qui serait le choix de traduction le plus
approprié dans ces contextes ; voyons ainsi le parallélisme de (6)
et (7) :

Par ailleurs, on peut rappeler que les expressions heureusement


que et menos mal que partagent un schéma argumentatif ({
Heureusement que P, car sinon… / Menos mal que P, porque si
no…}) servant à prioriser l’explicitation des répercussions
négatives qui auraient eu lieu si le fait décrit par heureusement que
ou menos mal que ne s’était pas produit. Ces conséquences sont
souvent introduites par des hypothèses au conditionnel (exemples
5, 6 ou 7), ou bien peuvent rester implicites, comme dans (8), où
l’on peut déduire les effets désastreux pour la santé du patient s’il
n’avait pas lu la notice :
Du point de vue normatif, il est intéressant de souligner que menos
malque et heureusement que sélectionnent l’indicatif,
contrairement à encore heureux que (variante de nuance ironique
et formée avec l’adjectif heureux) qui requiert le subjonctif :

Enfin, d’un point de vue distributionnel, on peut expliquer que le


choix de traduction du mot heureusement par menos mal n’est pas
acceptable dans des positions détachées en tête de phrase comme
adverbe de phrase ( Heureusement, P / *Menos mal, P),
distribution qui favorise la traduction par afortunadamente et
felizmente. Cependant, les emplois autonomes du mot
heureusement comme commentaire évaluatif subjectif dans un
contexte exclamatif permettent la traduction par la locution
¡menos mal! À titre d’exemple, regardons l’exemple (10) où les
deux occurrences de cette unité, avec une valeur ironique, peuvent
être traduites en espagnol par menos mal :

3. 2 Vers le choix de traduction


de heureusement entre
afortunadamente et felizmente
Une fois exposées les équivalences avec menos mal, nous allons, à
présent, analyser d’autres pistes expliquant le choix de traduction
par afortunadamente ou felizmente.
Du point de vue distributionnel, en tant qu’adverbe de phrase
évaluatif, heureusement apparaît couramment en tête de phrase,
détaché par la ponctuation et la prononciation pour exprimer une
évaluation positive sur l’ensemble d’une phrase :

Du point de vue sémantique, on remarque que la signification de


l’adverbe conserve ici le lien avec la chance du nom heur, défini
dans TLFi ( s.v. heur) como ‘destin favorable, bonne chance, ce
qui arrive d’heureux’ o dans Robert (2010 : 1233) comme ‘bonne
fortune’. Avec cette valeur, heureusement (‘par une heureuse
chance’ selon Robert, 2010 : 1234 ; ‘par une chance heureuse’
selon l’Académie française), se rapproche des locutions par
bonheur ou par chance et doit être traduit en espagnol par
afortunadamente, adverbe qui, tout comme les locutions por
suerte et por fortuna, renvoie à la chance et à la valeur fortuite de
l’événement décrit (comme confirme l’expression quelle veine qui
suit). Le lien avec la chance justifie le choix de traduction par
afortunadamente face à felizmente, adverbe dont la signification
ne possède pas ce lien avec la fortune.
Afin d’éclaircir les divergences entre afortunadamente et
felizmente, nous pouvons aussi penser aux effets pragmatiques
favorisés par la signification de ces adverbes. Ainsi, du point de
vue des stratégies discursives, la valeur fortuite de l’adverbe
heureusement, héritée de l’adjectif heureux, peut être exploitée en
français dans des stratégies servant à conserver une image positive
face à l’interlocuteur au moment de présenter une information
concernant une bonne situation personnelle, avec modestie :

Du point de vue contrastif, cette stratégie est partagée par


afortunadamente (ainsi que par les locutions por suerte o por
fortuna), mais n’admet pas l’équivalence avec felizmente.
Par ailleurs, tout comme afortunadamente, heureusement est
habituel dans des contextes d’adversité pour introduire un
changement d’orientation argumentative et présenter une suite
discursive comme favorable et, en même temps, inattendue.
Voyons, à ce titre, les exemples suivants, où la présence de noms à
connotation négative ( attaques, mines, bombes) laisse entrevoir de
graves conséquences, annulées par le choix de l’adverbe :

En termes de stratégies discursives, l’évaluation introduite par


heureusement peut servir donc à présenter le contenu de la phrase
comme « opportun », en tant qu’il annule des conséquences
négatives (implicites ou explicites). Voyons ce schéma
argumentatif dans l’exemple (15), où la lumière de la lune aide les
voyageurs à se repérer :

Par ailleurs, du point de vue sémantique, la signification de


l’adverbe heureusement peut entraîner une valeur de ‘succès’,
comme nous le voyons dans (16), où l’intervention policière est
considérée comme une réussite en tant qu’elle permet de bloquer
l’assaut :
Cette valeur, héritée de l’adjectif heureux (‘que le succès
accompagne, couronne’, ‘qui est signe ou promesse de succès’,
selon Robert, 2010 : 1234) est applicable aux adjectifs afortunado
et feliz. Ainsi le confirme la traduction de l’adjectif heureux par
acertado dans Larousse (2009 : 349) ou les acceptions recueillies
dans DRAE pour afortunado (‘oportuno, acertado, inspirado’) et
feliz (‘oportuno, acertado, eficaz’) 33. En pensant au choix de
traduction, la consultation de dictionnaires offre l’alternance entre
afortunadamente et felizmente, dont les adjectifs de base ont cette
idée de ‘succès’ 34. À notre avis, le choix de l’un ou l’autre
pourrait se faire en considérant l’intention communicative : ainsi,
afortunadamente serait privilégié si le succès est perçu comme
étant favorisé par le hasard ou le destin, ou bien si la stratégie
discursive est d’évaluer le contenu favorable comme ‘opportun’ en
tant qu’évitant une série de conséquences négatives implicites ; de
son côté, par sa valeur conclusive, felizmente serait préféré dans
l’optique de montrer le succès en soi, comme un motif de
satisfaction.
Par ailleurs, dans sa fonction d’adverbe de phrase évaluatif, la
traduction du signe heureusement par felizmente est aussi
appropriée dans des contextes discursifs ne visant pas à présenter
le contenu propositionnel de la phrase comme ‘fortuit’ ou
‘inattendu’, mais à exprimer la satisfaction, la joie ou le bonheur
par rapport à ce qui est énoncé :

Pour conclure l’analyse des critères servant de base à l’étude


contrastive de l’adverbe heureusement et leurs équivalents en
espagnol, nous rappelons qu’en plus de sa fonction d’adverbe de
phrase, il peut également être employé comme adverbe servant à
modifier un verbe 36. Dans cette fonction, Robert (2010 : 1234)
qualifie comme vieux le sens ‘dans l’état de bonheur’, illustré par
(19), où nous observons l’emploi intraprédicatif de l’adverbe,
derrière vivre :

Pour la traduction de ces emplois, documentés dans Littré (‘d’une


manière heureuse’) et TLFi (‘dans un état de bonheur, de manière
pleinement satisfaisante’), nous écartons afortunadamente et
sélectionnons felizmente avec le sens ‘con felicidad’. Ainsi le
confirme le fait que la construction équivalente en espagnol ( vivir
felizmente) soit citée parmi les collocations de felizmente du
dictionnaire REDES (2004 : 1022).
D’autre part, Robert (2010 : 1234) ou l’Académie française ( s.v.
heureusement) indiquent que l’adverbe peut modifier un verbe
avec le sens ‘avec succès’, ‘d’une manière avantageuse ou
favorable’ ; ainsi le montre (20), avec l’adverbe en position
postverbale :

Dans ces contextes, nous choisirons la traduction par felizmente


(avec la valeur ‘de manera feliz, con éxito’), plus habituel que
l’adverbe afortunadamente en espagnol dans des emplois
intraprédicatifs comme adverbe de manière et ayant des
collocations citées dans REDES (2004 : 1022) derrière des verbes
du type culminar, concluir ou terminar. Rappelons, à cet égard, le
cas de (2), ainsi que cette traduction de Larousse (2009 : 348) :

Enfin, heureusement est aussi employé en position intraprédicative


(devant adjectifs ou participes) en lien avec le domaine esthétique
ou intellectuel (arts, littérature) avec la valeur ‘d’une manière
habile, originale’ (Littré), ‘d’une manière esthétiquement heureuse,
réussie’ (Robert) ou ‘d’une manière ingénieuse, harmonieuse’
(TLFi) :

D’un point de vue contrastif, ces distributions sont peu habituelles


parmi les adverbes étudiés de l’espagnol (surtout dans le cas du
signe afortunadamente, dont l’usage comme adverbe de manière
est beaucoup moins fréquent que celui de felizmente) et semblent
plus proches des adverbes hábilmente, ingeniosamente ou
elegantemente, dans le sens de ‘de manera hábil, ingeniosa,
elegante’ ou ‘con habilidad, ingenio, elegancia’.

Conclusion
Les épreuves de choix de traduction du concours exigent une
préparation solide des candidats et une analyse fine des textes
permettant d’apprécier la richesse des valeurs et des nuances sur
lesquelles les langues source et cible convergent et divergent.
Dans les cas des adverbes évaluatifs, les grammaires permettent
d’expliquer leur formation et leurs fonctions syntaxiques mais ne
fournissent pas de critères permettant l’analyse des éléments en
contraste. Considérant les différences dans le paradigme des
adverbes de phrase à évaluation émotive en français (réduits dans
les travaux de linguistique au couple
heureusement/malheureusement) et en espagnol (avec un choix
supérieur d’unités d’usage courant, comme afortunadamente,
felizmente, tristemente, desafortunadamente, desgraciadamente,
lamentablemente, etc.), nous avons proposé quelques pistes de
réflexion (propriétés distributionnelles, collocations 37 et fonctions
syntaxiques, valeurs sémantiques en lien avec leurs bases
lexicales, stratégies discursives et intentions communicatives)
pouvant servir aux futurs candidats à affiner leur traduction,
notamment dans les épreuves du thème.
GLOSSAIRE
Ablatif : du latin ABLATIVUS (casus). Cas de la déclinaison employé dans certaines
langues flexionnelles comme le latin, réservé principalement au complément
circonstanciel.
Adverbes de phrase : adverbes qui se situent dans une position extérieure au noyau de
la phrase et qui permettent de porter un jugement ou prédication secondaire sur
l’ensemble de la phrase.
Adyacente circunstancial : terme de la grammaire de Alarcos (1994) qui désigne la
fonction de l’adverbe comme complément circonstanciel en position postverbale (il
modifie la manière dont s’effectue le procès dénoté par le verbe).
Adyacente oracional : terme de la grammaire de Alarcos (1994) qui désigne la fonction
de l’adverbe comme adverbe de phrase, portant un jugement sur l’ensemble de la phrase.
Collocations : emplois d’une unité dans des distributions fréquentes par rapport à
d’autres termes qui sont susceptibles d’être co-occurrents avec lui ; la notion de
collocation sert principalement à décrire les assemblages lexicaux habituels d’une unité,
entérinés par l’usage.
Dictum : contenu propositionnel ou représenté de la phrase.
Énoncé : produit linguistique d’un acte d’énonciation. L’énoncé n’est pas une entité
abstraite, mais une unité concrète de communication actualisée dans une situation
d’énonciation (le terme enonciation désignant la mise en fonctionnement de la langue au
moyen d’un acte individuel et concret d’utilisation).
Extraprédicatif : fonctionnement périphérique dans une position extérieure à la
structure prédicative de la phrase ; fonctionnement hors phrase, comme un élément
périphérique de la phrase.
Fonction : lien de construction syntaxique que les mots entretiennent les uns avec les
autres dans l’axe syntagmatique.
Locuteur : ce terme est présenté ici pour désigner l’entitéque l’énoncé présente comme
son auteur.
Modalité : dans l’étude de la langue, ce terme fait allusion à l’expression de l’attitude
du locuteur par rapport à son énoncé, et provient de l’opposition classique du linguiste
Charles Bally entre un « contenu représenté », le dictum (ou contenu propositionnel) et
une modalité, le modus, qui indique la position du locuteur vis-à-vis du contenu qui est
exprimé.
Nature : traditionnellement, ce terme fait allusion à la catégorie, classe ou partie du
discours à laquelle un mot appartient.
Phrase : structure prédicative binaire qui met en relation un sujet et un prédicat dont le
noyau est formé par un verbe conjugué. La phase est une structure syntaxique constituée
d’unités significatives hiérarchisées. À la différence de l’énoncé, la phrase est une entité
abstraite de description grammaticale qui correspond à un schéma structurel en attente
d’actualisation dans le discours au moyen d’un acte d’énonciation.
Propriétés distributionnelles : propriétés d’une unité selon ses possibilités
combinatoires dans la chaîne syntagmatique, c’est-à-dire, selon les environnements
linguistiques où l’unité peut apparaître.

Bibliographie
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VILLANUEVA , G. (2001), Clés grammaticales du thème littéraire espagnol, Éd.
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Notes de bas de pages


1. Fonctionnement périphérique dans une position extérieure à la
structure prédicative de la phrase ; fonctionnement hors phrase,
comme un élément périphérique de la phrase.
2. Adverbes qui se situent dans une position extérieure au noyau
de la phrase et qui permettent de porter un jugement ou
prédication secondaire sur l’ensemble de la phrase.
3. Traditionnellement, ce terme fait allusion à la catégorie, classe
ou partie du discours à laquelle un mot appartient.
4. Lien de construction syntaxique que les mots entretiennent les
uns avec les autres dans l’axe syntagmatique.
5. Les rapports recommandent l’utilisation « de termes appropriés,
univoques et non ambigus qui sont ceux d’un langage de
spécialité, celui de la grammaire, éventuellement enrichi et
complété, à condition qu’on le maîtrise, par celui de la linguistique
ou des sciences du langage » (AI, 2016 : 48). C’est pourquoi dans
ce chapitre nous donnons préférence au terme adverbes de phrase,
très répandu dans les grammaires traditionnelles, pour parler des
adverbes évaluatifs du type heureusement, tout en sachant que les
travaux spécialisés sur les adverbes (Molinier & Levrier, 2000),
désignent ces adverbes comme disjonctifs d’attitude (à distinguer
de leur emploi intraprédicatif comme adverbes de manière).
6. Nous avons analysé les sujets et rapports de jury des épreuves
de traduction (thème, version et choix de traduction) du CAPES
externe, de l’agrégation interne (AI) et de l’agrégation externe
(AE) d’espagnol de 2012 à 2017, disponibles en ligne :<
http://www.devenirenseignant.gouv.fr/pid34315/se-preparer-pour-
les-concours-second-degre-jurys.html>. Rappelons ici que dans
l’épreuve d’admissibilité du CAPES interne consistant en un
dossier de RAEP, il n’y a pas de sujets de traduction.
7. Ces points de grammaire comparée sont considérés comme
fondamentaux et font l’objet prioritaire des méthodes
d’entraînement à la traduction (cf., par exemple, Villanueva,
2000), ouvrages qui ne dépassent pas le cadre phrastique pour
analyser des éléments périphériques, tels que les adverbes ici
étudiés.
8. Dans le sujet de thème de l’AE 2016, nous avons trouvé
l’adverbe de manière joyeusement, traduit par alegremente ;
cependant, nous rappelons que, contrairement à heureusement ou
felizmente, aucun de ces deux adverbes n’a développé d’emplois
introduisant une évaluation portant sur l’ensemble de la phrase.
9. En ce qui concerne le lien des adjectifs avec les adverbes
étudiés, l’espagnol se distingue du français par l’usage courant de
lamentablemente comme adverbe de phrase évaluatif,
contrairement à lamentablement (spécialisé comme adverbe de
manière) et à regrettablement (très peu utilisé).
10. Afortunado semble bien modifier le verbe considerarme,
préféré dans la traduction finale à encontrarme.
11. Ce lien avec la chance et fortune permet les traductions par
chanceux et fortuné (Larousse, 2009 : 28), nuance qui ne semble
pas correspondre à feliz et qui distingue les emplois de felizmente
et afortunadamente.
12. Ces explications sur la formation des adverbes en – mente sont
également incluses dans des manuels de préparation à l’épreuve de
faits de langue à l’oral du CAPES (Fretel, Oddo-Bonnet & Oury,
2008 : 45), ouvrage qui accepte la possibilité des adverbes de
modifier une phrase.
13. Terme de la grammaire de Alarcos (1994) qui désigne la
fonction de l’adverbe comme adverbe de phrase, portant un
jugement sur l’ensemble de la phrase.
14. Terme de la grammaire de Alarcos (1994) qui désigne la
fonction de l’adverbe comme complément circonstanciel en
position postverbale (il modifie la manière dont s’effectue le
procès dénoté par le verbe).
15. Dans le premier cas qui correspond à l’emploi comme adverbe
de phrase, « se reconoce esta función porque la unidad que la
cumple presente el rasgo de aislamiento marcado por las pausas
respecto del enunciado » ; dans le deuxième cas, « el adverbio ya
no se refiere al hecho de que se haya producido la conclusión del
episodio sino solo a la naturaleza misma de la conclusión. »
(Alarcos, 1994 : 133).
16. Nous conseillons la réflexion de Kovacci (1999 : 708-709) sur
la nature morphologique de ces adverbes et les critères qui
permettent à certains auteurs de rapprocher les adverbes en –
mente des formes composées. Sur cet aspect, cf. également la
grammaire de la Real Academia Española (2010 : 570-571).
17. Contenu propositionnel ou représenté de la phrase.
18. Produit linguistique d’un acte d’énonciation. L’énoncé n’est
pas une entité abstraite, mais une unité concrète de communication
actualisée dans une situation d’énonciation (le terme
énonciation désignant la mise en fonctionnement de la langue au
moyen d’un acte individuel et concret d’utilisation).
19. Du latin ABLATIVUS ( casus). Cas de la déclinaison employé
dans certaines langues flexionnelles comme le latin, réservé
principalement au complément circonstanciel.
20. Dans l’étude de la langue, ce terme fait allusion à l’expression
de l’attitude du locuteur par rapport à son énoncé, et provient de
l’opposition classique du linguiste Charles Bally entre un
« contenu représenté », le dictum (ou contenu propositionnel) et
une modalité, le modus , qui indique la position du locuteur vis-à-
vis du contenu qui est exprimé.
21. Fonctionnement non périphérique, mais intégré dans le cadre
phrastique.
22. Ce terme est présenté ici pour désigner l’entité que l’énoncé
présente comme son auteur.
23. Structure prédicative binaire qui met en relation un sujet et un
prédicat dont le noyau est formé par un verbe conjugué. La phase
est une structure syntaxique constituée d’unités significatives
hiérarchisées. À la différence de l’énoncé, la phrase est une entité
abstraite de description grammaticale qui correspond à un schéma
structurel en attente d’actualisation dans le discours au moyen
d’un acte d’énonciation.
24. En pensant à l’épreuve de traduction du concours, pour cette
étude, nous avons décidé d’étudier des corpus plutôt écrits, comme
Frantext ou ceux de la RAE. Afin de comparer la fréquence des
adverbes dans les deux langues en contraste, nous prenons en
compte les exemples du XXI e siècle, en date du 1/10/2017.
25. Bien que le dictionnaire TLFi admette l’existence en français
de fortunément comme équivalent à la locution par bonheur, il ne
s’agit en aucun cas d’un emploi habituel en français contemporain.
26. Regrettablement , marqué comme rare dans TLFi, n’apparaît
pas dans le dictionnaire de l’Académie française et n’a que
l’acception ‘d’une manière regrettable’ dans Littré. Fâcheusement
, cité aussi par Melis (1983 : 165), est présenté comme adverbe de
manière dans les dictionnaires: ‘de manière fâcheuse’ dans Robert
(2010 : 997), ‘d’une manière fâcheuse’ dans Littré, ‘d’une manière
fâcheuse, inopportune, ou regrettable’ pour l’Académie française
et ‘de manière désagréable, de manière dommageable’ dans TLFi.
27. Les corpus CORPES XXI et CREA situent lamentablemente
comme l’adverbe le plus fréquent de nos jours (2987 et 357 cas
dans les corpus cités), suivi dans cet ordre, de desgraciadamente
(1608 et 291 cas), desafortunadamente (961 et 88 exemples) et
tristemente (646 et 97 documentations), ce dernier étant plus
spécialisé en espagnol dans des positions intégrées de la phrase
comme adverbe de manière.
28. Ils apparaissent, respectivement, 131, 55 et 49 fois dans
CORPES, et seulement 5, 9 et 1 fois dans CREA.
29. Même si, faute de place, nous illustrerons cet aspect en
étudiant heureusement et ses équivalents en espagnol, l’exemple
du sujet et corrigé en fin de chapitre permettra de se pencher sur
malheureusement.
30. Propriétés d’une unité selon ses possibilités combinatoires
dans la chaîne syntagmatique, c’est-à-dire, selon les
environnements linguistiques où l’unité peut apparaître.
31. Cette distribution est illustrée par des exemples dans les
dictionnaires Robert, TLFi ou Littré, ouvrage ce dernier qui
explique la construction en signalant que le mot heureusementest
« quelquefois suivi de que, en sous-entendant quelque verbe d’un
sens très général, comme il arrive, il est arrivé ».
32. D’un point de vue contrastif, cet exemple permet d’observer
une différence distributionnelle entre les adverbes du français et de
l’espagnol, car afortunadamente ou felizmente n’acceptent pas de
modificateurs dans leur fonction d’adverbes de phrase.
33. Flores et Melis (2010 : 43) remarquent « la idea de que el actor
de un evento de comunicación o de un proceso mental que
produce un resultado acertado tiene suerte y es, por lo tanto,
feliz ».
34. Les définitions synonymiques et circulaires des dictionnaires
unilingues ne permettent pas toujours de séparer la signification de
ces deux adverbes. Ainsi, DUE (1966 : s.v. felizmente) présente
afortunadamente et dichosamente comme synonymes de
felizmente ; pour DEA (1999), felizmente « frecuentemente
precede o sigue la mención de un hecho, para manifestar que se
considera feliz o afortunado ».
35. La traduction de l’adverbe heureusement par felizmente semble
logique dans des contextesprésentant des événements (mariages,
lunes de miel, etc.) où le dénouement heureux est attendu. Nous
rappelons, à cet égard, le développement des constructions du type
felizmente casado, non admises par afortunadamente.
36. Cf. Mørdrup (1976 : 199) ou Molinier & Levrier (2000 : 331).
37. Emplois d’une unité dans des distributions fréquentes par
rapport à d’autres termes qui sont susceptibles d’être co-occurrents
avec lui ; la notion de collocation sert principalement à décrire les
assemblages lexicaux habituels d’une unité, entérinés par l’usage.
Exemple de sujet

Énoncé
J’aime cette histoire « drôle », belle leçon
d’optimisme : un pilote d’essai vole au-dessus d’un
champ de blé ; malheureusement, son moteur tombe en
panne ; heureusement, il a un parachute ;
malheureusement, son parachute ne s’ouvre pas ;
heureusement, il est à l’aplomb d’une belle meule de
paille ; malheureusement, la meule est piquée
verticalement d’une grosse fourche ; heureusement, il
réussit à tomber à côté de la meule. La formule
théorique de ce type d’enchaînements est chez Alfred
Capus : « Dans la vie, tout s’arrange, mais mal. »
Gérard Genette, Bardadrac, 2006
Après avoir identifié la nature et la fonction des
mots soulignés dans les séquences «
malheureusement, son moteur tombe en panne ;
heureusement, il a un parachute ;
malheureusement, son parachute ne s’ouvre pas ;
heureusement, il est à l’aplomb d’une belle meule de
paille ; malheureusement, la meule est piquée
verticalement d’une grosse fourche ; heureusement,
il réussit à tomber à côté de la meule », vous
expliquerez les valeurs et emplois des mots
heureusement et malheureusement en français et
comparerez les expressions dont le français et
l’espagnol disposent pour exprimer ces nuances
discursives dans ce type d’énoncés. Vous justifierez
ensuite la façon dont vous avez traduit ces
occurrences en espagnol, en vous appuyant sur
l’intention de l’auteur et en commentant les valeurs
et effets produits par ces mots dans les séquences.

Proposition de corrigé
[ Identification]
Les mots heureusement et malheureusement sont des
adverbes formés par l’addition du suffixe – ment à la
forme féminine au singulier des adjectifs heureux (
heureuse) et malheureux ( malheureuse). Le féminin
s’explique par l’accord des adjectifs avec mente, qui est
à l’origine l’ablatif du substantif féminin latin mens,
mentis, signifiant ‘l’esprit’, ‘la pensée’, puis ‘la
manière’. Il s’agit d’une procédure productive dans les
langues romanes, comme le confirme la formation des
adverbes en – mente de l’espagnol.
Du point de vue de leur ancrage syntaxique,
heureusement et malheureusement se situent dans une
position extérieure à la phrase pour permettre au
locuteur de porter un jugement sur les phrases qu’ils
introduisent. Dans toutes les occurrences, ils
fonctionnent comme adverbes de phrase et sont
détachés, en tête de phrase, par une pause ou rupture
intonative marquée par une virgule, qui montre leur
usage comme éléments incidents.

[ Problématique]
Le sujet nous invite à exposer les valeurs et emplois
des adverbes heureusement et malheureusement en
français et de leurs équivalents en espagnol. La
question nous mène à réfléchir sur les divergences dans
la formation du paradigme d’adverbes évaluatifs
émotifs à orientation favorable ou défavorable en
français et en espagnol, ainsi que sur la difficulté que
pose la traduction du couple heureusement /
malheureusement dans la langue cible, l’espagnol, où
plusieurs variantes traductionnelles d’usage courant
sont possibles, en fonction de leurs fonctions, valeurs
sémantiques et contextes d’emploi.

[ Présentation des adverbes dans la langue-


source]
Heureusement et malheureusement peuvent fonctionner
à divers niveaux syntaxiques.
D’une part, tous les deux font partie du paradigme
d’adverbes de phrase évaluatifs émotifs fonctionnant
comme éléments périphériques et servant à introduire
un commentaire évaluatif parenthétique ou prédication
secondaire sur l’ensemble de la phrase. Les
paraphrases suivantes, avec l’adjectif de base
fonctionnant comme attribut prédiqué de la phrase et
exigeant le subjonctif, illustrent la portée
extraprédicative de ces adverbes :
{ Heureusement / Malheureusement), Martin est
arrivé > Il est { heureux / malheureux} que Martin
soit arrivé / Que Martin soit arrivé est { heureux /
malheureux}.
Dans ces emplois détachés en tête de phrase, les
adverbes fonctionnent comme disjonctifs d’attitude
évaluatifs et peuvent être considérés adverbes de
modalité, étant donné qu’ils montrent l’attitude
subjective du locuteur par rapport à ce qui est énoncé.
Heureusement a aussi développé la possibilité
d’introduire une proposition en indicatif par que,
construction refusée par malheureusement
({Heureusement / *Malheureusement} que Martin est
arrivé) ainsi que par les adverbes équivalents de
l’espagnol (mais très courant pour la locution menos
mal que, servant de traduction dans ces constructions).
D’autre part, heureusement et malheureusement
peuvent fonctionner dans le cadre phrastique comme
adverbes de manière (valeur moins courante,
notamment dans le cas de malheureusement).
L’exemple suivant permet d’illustrer cette valeur, avec
les adverbes placés en position postverbale modifiant le
verbe qui les précède, dans un comportement
intraprédicatif à ne pas confondre avec leur emploi
comme adverbes de phrase évaluatifs :
Tout s’est terminé { heureusement /
malheureusement} > Tout s’est terminé de manière
{ heureuse / malheureuse}.

[ Présentation des adverbes dans la langue


cible]
Tout comme en français, les adverbes du type
felizmente o desgraciadamente peuvent avoir un
double fonctionnement syntaxique, soit comme
adverbes de phrase (disjonctifs) offrant une évaluation
sur l’ensemble de la phrase, soit comme adverbes de
manière fonctionnant comme compléments
circonstanciels, selon la grammaire traditionnelle.
Afin d’illustrer la fonction d’adverbes de phrase,
voyons l’exemple suivant, ainsi que les paraphrases
attributives employées pour montrer la portée
phrastique de l’évaluation :
{ Felizmente / Desgraciadamente), Ana ha llegado >
Es una { felicidad / desgracia} que Ana haya
llegado/Que Ana haya llegado es una { felicidad /
desgracia}.
Ces paraphrases préfèrent en espagnol la base nominale
(étant donné que les adjectifs feliz ou desgraciado
n’admettent pas une proposition complétive comme
sujet, contrairement à d’autres adjectifs, comme
lamentable, desafortunado ou triste).
D’un autre côté, l’emploi intraprédicatif modifiant un
verbe en position postverbale, sans pause (plus
habituelle pour felizmente et tristemente que pour
afortunadamente, desafortunadamente,
desgraciadamente ou lamentablemente) est ainsi
illustré :
Todo ha acabado { felizmente / tristemente} > Todo
ha acabado de manera { feliz / triste}/Es de manera
{ feliz / triste} como todo ha terminado.

[Comparaison du système des adverbes de


phrase évaluatifs en français et espagnol]
La classe des éléments fonctionnant comme adverbes
de phrase évaluatifs en français est très fermée. Les
francophones recourent couramment à heureusement
pour exprimer une évaluation positive (les bases
fortuné et chanceux n’ayant pas formé d’adverbes de
phrase), et à malheureusement (clairement préféré à
regrettablement et fâcheusement) pour l’orientation
négative ( disgracieux et infortuné n’ayant pas donné
d’adverbes de phrase, et tristement et lamentablement
ayant privilégie des emplois intraprédicatifs).
Contrairement au français, l’espagnol dispose, d’un
côté, de deux adverbes de phrase pour introduire une
évaluation émotive d’orientation favorable (
afortunadamente et felizmente), très employés de nos
jours et privilégiés à dichosamente (l’adjectif familier
suertudo n’ayant pas formé d’adverbe de phrase en
espagnol) ; d’un autre côté, plusieurs adverbes servent
à exprimer, avec des nuances diverses, une évaluation
négative sur l’ensemble de la phrase, avec une
préférence pour lamentablemente (très répandu en
Amérique), desgraciadamente, desafortunadamente et
tristemente, beaucoup plus utilisés que d’autres
adverbes évaluatifs ( desdichadamente,
infortunadamente, infelizmente).

[Application : analyse des exemples du texte,


traduction et justification de la traduction]
Les séquences appartiennent au livre Bardadrac, qui
est un abécédaire enjoué offrant des considérations sur
le langage. Dans ce texte, l’intention de Genette est
d’offrir une histoire drôle, avec des allers-retours entre
la malchance et la chance, exprimées par le couple
d’adverbes de phrase évaluatifs malheureusement et
heureusement.
Dans ses trois occurrences, malheureusement sert à
remarquer la malchance du pilote face à des
événements inattendus et annonçant un danger (« son
moteur tombe en panne, son parachute ne s’ouvre pas,
la meule est piquée verticalement d’une grosse
fourche ») ; face à heureusement, l’adverbe négatif
conserve ici la valeur associée à la mauvaise fortune de
la base malheur (nuance partagée par malchance,
infortune et disgrâce, n’ayant pas cependant développé
d’adverbes de phrase). Avec cette valeur de ‘mauvaise
chance’, il peut être traduit par desgraciadamente, qui
conserve le lien avec la mala suerte, inhérent aux bases
desgracia et desgraciado. Si les variantes
infortunadamente, desdichadamente e infelizmente
pourraient être recevables par les valeurs sémantiques
de leurs bases lexicales infortunio, desdicha et
infelicidad, elles sont moins courantes en espagnol.
Enfin, le choix de lamentablemente et tristemente ne
permettrait pas d’introduire la nuance de malchance
visée par l’auteur du texte et desafortunadamente
semblerait moins efficace, car il ne convoque pas le
sort défavorable, mais le manque de chance (comme
négation de l’adverbe afortunadamente).
Quant à heureusement, il conserve le lien avec la
chance de la base heur (‘destin favorable, bonne
chance’) pour présenter, avec un jeu de mots, le pilote
comme chanceux, dans une situation dramatique et
marquée par la malchance. C’est donc
afortunadamente (lié à l’idée de fortune, à la différence
de felizmente) que nous choisirons pour traduire les
trois occurrences. Dans les deux premiers cas,
heureusement annule les inférences négatives du
contexte préalable (« le moteur tombe en panne », « le
parachute ne s’ouvre pas ») et présente le contenu de
chaque phrase évaluée (« il a un parachute », « il est à
l’aplomb d’une belle meule de paille ») comme
« opportun » et évitant de graves conséquences ; ce
schéma argumentatif favorise la traduction par
afortunadamente face à felizmente, qui marque plutôt
la satisfaction face à un dénouement attendu. Enfin, si
la présence de réussir de la dernière phrase évaluée
(« il réussit à tomber à côté de la meule ») introduit
l’idée de succès, applicable à feliz et afortunado, la
traduction par afortunadamente restitue mieux l’esprit
du texte et l’intention de Genette visant à attribuer la
réussite au hasard ou au destin.
Nous proposons comme traduction :

Desgraciadamente , el motor se avería;


afortunadamente, tiene un paracaídas ;
desgraciadamente, no se abre;
afortunadamente, está a plomo de un almiar
de paja; desgraciadamente, el almiar está
picado verticalmente por una gran horca;
afortunadamente, consigue caer al lado del
almiar.
CHAPITRE 8
Comment traduire
un marqueur
du discours ?
Le cas des adverbes
faux-amis

SOMMAIRE
Introduction p. 221
1 Les différentes étapes du français et l’évolution des
marqueurs p. 222
2 Les différentes étapes de l’espagnol et l’évolution des
marqueurs p. 232
Conclusion p. 237

Sonia Gómez-Jordana Ferary (Universidad Complutense


de Madrid/Projet FFI2017-84404-P1)

Introduction
L’attention en traduction est très souvent portée sur les substantifs,
les temps verbaux ou les pronoms. Or les marqueurs du discours,
entre autres les adverbes, ne sont pas l’objet d’attention des
traducteurs. Loin de là, il est très habituel de trouver des
traductions littérales d’adverbes, où l’on sent que le traducteur ne
s’est posé aucune question à ce niveau-là. Or il est choquant
parfois de trouver des decididamente comme équivalent de
décidément ou des justamente à la place de justement. L’objectif
de ce travail est de passer en revue la diachronie de quatre
adverbes du français et de l’espagnol, ce qui nous permettra de
comprendre une évolution sémantique et dispositionnelle 2, qui ne
se fait pas au même rythme dans les deux langues.
Nous partirons de l’analyse diachronique des marqueurs français
justement, apparemment, décidément et visiblement. Pour
l’espagnol, nous prendrons leurs « homologues » justamente,
aparentemente, decididamente et visiblemente.
Nous partirons de corpus diachroniques pour chacun des
marqueurs, allant du moyen français jusqu’à nos jours, et de
l’espagnol médiéval jusqu’à l’espagnol contemporain. Le corpus a
été réalisé principalement grâce à la base de données FRANTEXT
pour le français, CORDE/CREA pour l’espagnol.

1 Les différentes étapes du français


et l’évolution des marqueurs
Le moyen français, qui va du XIV e au XV e siècle, présente
uniquement des adverbes de constituant. Nous vérifions cela grâce
aux marques de gradualité qui peuvent accompagner l’adverbe.
Dans les occurrences (1) et (2), nous voyons clairement qu’il
s’agit de l’adverbe de manière à cause du mot moult et tout
indiquant la gradualité :
De même, il est courant de trouver l’adverbe justement,
apparemment ou visiblement, accompagnant un autre adverbe de
constituant 3, montrant ainsi que nous sommes face à deux
catégories égales :

Le moyen français présente donc des adverbes de constituant,


valeur qui semble disparaître vers la fin du XVII e, début du XVIII
e siècle 4.

Pour ce qui est du français préclassique, allant de 1500 à


1630/1650, il y aurait une première étape, où l’on ne trouve que
les valeurs du moyen français, jusqu’à la fin du XVI e siècle.
Dans le cas de justement, c’est dans la première moitié du XVIIe
siècle que nous voyons poindre une deuxième valeur de l’adverbe,
où il ne fonctionne plus comme adverbe de constituant, mais
comme adverbe de phrase5 exprimant la coïncidence dans le temps
ou dans le lieu.
Ce sera surtout à partir de 1620 que nous trouverons des
occurrences de ce marqueur. Cependant, en français préclassique
ce sera justement1, adverbe de constituant, qui prédominera :
C’est à la fin du XVI e siècle, également, qu’apparaît une nouvelle
valeur pour apparemment, où il ne fonctionne plus comme
adverbe de constituant mais comme adverbe de phrase
épistémique6 ayant pour sens ‘selon toutes les apparences, de toute
évidence’ :

L’adverbe est paraphrasable ici par de toute évidence ( ils ne


reviendront jamais). Le locuteur se distancie faiblement de ce qu’il
énonce. La prise en charge de P 7 n’est pas totale, l’adverbe étant
supérieur à peut-être et inférieur à certainement.
Nous pouvons dire que, dans la première moitié du français
préclassique, les valeurs sont celles du moyen français. Ce n’est
qu’à partir de la deuxième moitié du XVI e siècle que de nouvelles
valeurs apparaissent, qui côtoient les premières valeurs d’adverbe
de constituant. C’est donc à la fin du XVI e siècle, qu’apparaît
l’adverbe de phrase mais ce sera surtout au XVII e, voire au XVIII
e siècle, que cette valeur s’installera.

Quant au français classique, allant de 1630/1650 à 1789, c’est là


que va s’installer la valeur d’adverbe d’énonciation 8 pour tous les
marqueurs étudiés, surtout vers la fin du XVII e siècle. Au XVII e
siècle, nous trouvons deux nouvelles valeurs pour justement,
comme adverbe de phrase cette fois-ci. Justement 2, adverbe
d’énonciation marquant une coïncidence dans le temps, le lieu, ou
dans le sujet de conversation. Il doit pouvoir être déplacé en
position frontale et ne pourra pas constituer la réponse à une
question :
Nous trouverons au XVII e également un justement 3, adverbe de
phrase paraphrasable par exactement ou oui et apparaissant comme
réponse à une question, comme dans l’exemple (8). Il peut
également être précédé de tout ou être remplacé par tout juste :

Au XVII e siècle, coexistent l’adverbe de constituant justement 1,


celui de coïncidence – justement 2 – et celui équivalant à
exactement / oui – justement 3. Ce sera surtout au XVIII e siècle
que justement, comme adverbe de phrase, s’installera en français
et l’adverbe de constituant commencera alors à disparaître.
La plus grande partie des occurrences d’apparemmentdu XVII e
siècle correspondent à ce que nous avons appelé apparemment 2,
voulant dire ‘de toute évidence’, ‘selon toutes les apparences’ . A
côté de ce deuxième sens d’ apparemment, illustré en (9) :

se développe un troisième sens, qui correspond à l’emploi actuel,


‘uniquement en apparence, [mais non en réalité]’. Apparemment se
rencontre avec ce sens à partir du XVIIe siècle, où il s’oppose à en
effet (ayant le sens de ‘en réalité’) :

Quant à décidément, l’adverbe apparaît tardivement, de façon


assez surprenante, au XVIII e siècle. D’après les occurrences en
contexte que nous avons trouvées, décidément possède les deux
valeurs d’adverbe de constituant et d’adverbe de phrase dès le
début, au XVIII e siècle. Cette co-existence des deux valeurs
semble logique, dans la mesure où, à cette époque, à la fin du
français classique, les adverbes attestent en général déjà une valeur
d’adverbe de phrase.
Il y aurait par conséquent l’adverbe de constituant, décidément 1,
que nous voyons dans des occurrences comme :

À la même époque, deuxième moitié du XVIII e siècle, nous


trouvons également des occurrences de décidément adverbe de
phrase. Nous parlerions ici d’un décidément 2. Voici quelques
occurrences :

Dans tous ces exemples, l’adverbe décidément 2 possède encore


des marques de l’adverbe de constituant – sans être pour autant un
adverbe de constituant – dans la mesure où on sous-entend il est
décidé que, et nous pourrions le remplacer par définitivement.
Dans tous ces cas, il y a un écho à une situation, une pensée ou
une énonciation antérieure 9. Le locuteur dit quelque chose comme
[Je ne savais pas si X ou non-X, maintenant c’est décidé je fais X].
Sans cet écho, décidément 2 ne serait pas possible. Reprenons
(12) :

On pourrait proposer la paraphrase suivante : j’avais pensé vous


rendre visite dans 8 à 10 jours mais je n’en étais pas sûre,
maintenant je sais que je vais vous rendre visite dans 8 à 10 jours,
c’est décidé. Il y a un écho à une énonciation ou à une pensée
antérieure : je vais vous rendre visite dans 8 à 10 jours.
Pour ce qui est de visiblement, à partir du XVII e siècle, en
français classique, il y a de plus en plus d’occurrences où
l’adverbe, toujours de constituant, prend le sens de
‘manifestement’, ‘clairement’ comme dans :

où le verbe n’est plus un verbe de perception, tel que voir, mais un


verbe factif 10, savoir. L’adverbe pourrait être glosé ici par
‘manifestement’,‘clairement’.
En 1660, nous trouvons la première occurrence, dans
FRANTEXT, de l’adverbe placé en position frontale :
Il ne s’agit plus d’un adverbe de constituant. Il est déplaçable dans
la phrase : Ta grace l’abandonne, visiblement. On ne pourrait ni le
nier ni l’interroger, ce qui est possible avec les adverbes de
constituant : * Est-ce visiblement que ta grace l’abandonne ? Et il
ne pourrait pas non plus être placé dans une mise en relief : * C’est
visiblement que ta grace l’abandonne. Finalement, l’adverbe
n’accepterait pas ici de marque de gradualité : ?? Très / ?? tout
visiblement ta grace l’abandonne .
Nous sommes face à un adverbe d’énonciation signifiant ‘Il est
évident, il est clair que ta grace l’abandonne’. Nous pouvons parler
d’un visiblement 2. Cependant, cet emploi est encore rare au XVII
e siècle. Nous retrouverons plus d’occurrences surtout à partir du

XVIII e siècle :

Pour ce qui est du français classique, nous voyons donc que la


valeur d’énonciation s’installe à la fin du XVII e, début du XVIII
e siècle. L’adverbe de constituant commence à disparaître à ce

moment-là.
Le français moderne irait de 1789 à nos jours. Certains linguistes,
comme Marchello Nizia (1999), parlent de français moderne de
1789 au début du XX e siècle, puis de français contemporain. Il est
clair que nous ne pouvons continuer avec cette division si large,
car, bien évidemment, nous ne parlons pas aujourd’hui le même
français qu’au début du XIX e siècle. Rien que l’étude de quelques
marqueurs montre déjà que leur fonctionnement a évolué.
Pour ce qui est de justement, c’est dans la première moitié du XIX
e siècle, vers 1835, que commencent à apparaître des occurrences
de justement 4 inverseur. Il s’agit d’un emploi où l’adverbe inverse
l’orientation argumentative de l’argument précédent (– Tu dois
aimer le théâtre, toi qui as toujours vécu entouré de comédiens. –
Justement ! ) . Il coexiste jusqu’à nos jours avec la valeur
d’adverbe de coïncidence, que nous avons appelé justement 2.
L’adverbe apparemment 3 moderne, adverbe d’énonciation,
comme dans Apparemment, Air France est en grève, semble se
développer dans le courant du XVIII e siècle. Nous pourrons le
trouver dès lors en emploi absolu :

Pour ce qui est de décidément 3, adverbe pragmatique 11 qui peut


être déplacé en début de phrase, il apparaît à la fin du XVIII e,
début du XIX e siècle et c’est pratiquement la seule valeur de
décidément en français contemporain. Il est décrit dans Ducrot et
al. (1980). Il s’agit d’un marqueur pragmatique, où l’énonciation
se présenterait comme une réaction à plusieurs faits dont le
locuteur aurait eu connaissance auparavant, répétition de faits
présentés comme contraires à un espoir, comme dans Décidément,
le lave-vaisselle est à nouveau en panne. Nous trouvons
décidément 3 dans l’exemple suivant de Zola :

Quant au décidément 3 absolu, constituant à lui tout seul un


énoncé, il correspond au langage oral : il est difficile de le trouver
dans des textes littéraires. Il apparaît dans FRANTEXT vers la fin
du XIX esiècle :
Dans le cas de visiblement, à partir de la deuxième moitié du XIX
e siècle, même si l’adverbe de constituant reste très présent, il y a

de plus en plus d’occurrences de l’adverbe d’énonciation, que ce


soit en position frontale ou en incise :

À partir de la deuxième moitié du XX e siècle, on peut trouver


l’adverbe en position absolue :

Ou accompagnant l’adverbe oui :


Dans les corpus oraux, nous trouvons des cas de visiblement oui,
où d’ailleurs il serait possible de supprimer l’adverbe oui sans
changement de sens :

Si nous récapitulons, nous voyons qu’au XVIII e siècle, l’adverbe


d’énonciation est installé. Dans certains cas, nous trouvons les
premières occurrences d’une valeur plus pragmatique où l’adverbe
apparaît détaché, voire même en emploi absolu. C’est au XIX e
que nous trouverons cet emploi le plus souvent. Au XX e siècle,
s’installe la position absolue des adverbes, même si elle peut
apparaître plus tôt.

2 Les différentes étapes de l’espagnol


et l’évolution des marqueurs
En espagnol médiéval et préclassique (XIII e-XIV e/XV e siècles),
la seule valeur présente est celle d’adverbe de constituant :

En espagnol médiéval et préclassique, jusqu’au XV e siècle,


aparentemente est un adverbe de constituant paraphrasable par
visiblemente.
Il peut être accompagné d’une marque de gradualité – bien / tan –
qui confirme sa catégorie d’adverbe de constituant :
Visiblemente , depuis l’espagnol médiéval à partir de 1300 jusqu’à
nos jours, n’apparaît que comme adverbe de constituant. Depuis
1300 jusqu’en 1700, l’adverbe est très souvent précédé du verbe
ver, et à partir de 1600 également des verbes parecer et aparecer :

De même que aparentemente, il s’agit d’un adverbe de constituant


– équivalant à ‘de manera visible’ – ce que nous pouvons vérifier
directement sur certaines occurrences, car ou bien il est
accompagné d’un marqueur de gradualité tel que tan :

ou bien il est coordonné à un autre adverbe de constituant, dans ce


cas dans une occurrence ultérieure, du XIX e siècle :

L’adverbe decididamente semble apparaître pour la première fois


au XVI e siècle, comme adverbe de constituant.
Comme en moyen français – rappelons qu’il s’agit d’une période
allant du XIV e au XV e siècle – l’espagnol médiéval et
préclassique ne présentent que l’adverbe de constituant.
L’espagnol classique, XVI e-XVII e siècles, semble présenter
surtout des adverbes de constituant, sauf pour le cas de
aparentemente, où la valeur d’adverbe d’énonciation commence à
pointer au XVII e siècle.
L’adverbe justamente ne présente que la valeur d’adverbe de
constituant :

En revanche, l’adverbe aparentemente semble évoluer plus


rapidement. Comme en français, au XVI esiècle apparaît un
emploi paraphrasable par aparentemente X pero en realidad Y, où
cette opposition entre ce que les apparences nous font croire et ce
qu’il en est en réalité est parfois marquée, à nouveau, par un
connecteur pero, ou par une locution comme en realidad, en
verdad. En espagnol contemporain, il s’agit là de l’emploi le plus
courant.
Nous trouvons le premier emploi vers la fin du XVI e siècle :

L’adverbe fait référence aux apparences trompeuses et permet une


paraphrase en uniquement en apparence mais non en réalité.
En espagnol classique, comme en français préclassique et
classique, cet adverbe sert à effectuer une faible mise à distance
par rapport au segment qui suit. L’adverbe pourrait être paraphrasé
par según las apariencias / visiblemente. La différence avec le
français étant qu’en espagnol l’adverbe en est resté à cette valeur
et n’enregistre pas, encore, un emploi d’atténuation forte avec
l’adverbe détaché en position frontale. Le premier exemple que
nous trouvons date de 1614 :
Comme nous le disions précédemment, decididamente apparaît en
espagnol au XVI e siècle, comme adverbe de constituant. Il
maintiendra cette seule valeur jusqu’à la fin du XIX e siècle, en
1874 :

L’espagnol classique, XVI e-XVII e siècles, présente des adverbes


de constituant. Ce sera la seule valeur possible pour justamente,
visiblemente et decididamente. Cependant, à partir de 1614, début
du XVII e siècle, aparentemente commence à présenter une valeur
d’adverbe de phrase, valeur que l’adverbe maintiendra jusqu’à ce
jour. Nous voyons ici que le français et l’espagnol ont pour
l’instant une évolution similaire. Le français préclassique ne
présente pratiquement que l’adverbe de constituant, mais dès la fin
du XVI e, début du XVII e siècle nous commençons à voir une
évolution et l’adverbe de phrase commence à poindre. Cependant
ce ne sera qu’au XVII e siècle, voire même au XVIII e, que
l’adverbe d’énonciation s’installe en français.
L’espagnol moderne, du XVIII e siècle jusqu’à nos jours, possède
des adverbes de phrase qui côtoient jusqu’à ce jour les adverbes de
constituant. Nous trouverons aussi bien justamente comme
adverbe de phrase que comme adverbe de constituant : Lo
defendió justamente (adverbe de constituant) / Anda, justamente
hablábamos de ti (adverbe de phrase). Il en est de même pour
decididamente : ¿Así que decididamente te vas? (adverbe de
phrase), face à Lo ha dicho firme y decididamente (adverbe de
constituant).
Bien que la plupart des occurrences de justamente correspondent
effectivement à l’adverbe de constituant, nous commençons à
trouver quelques cas d’adverbe de phrase exprimant la
coïncidence. Dans l’exemple suivant, nous sommes face à un
adverbe de constituant que nous voyons grâce à tan accompagnant
l’adverbe :

Au début du XVIII e siècle, commence à apparaître un justamente


adverbe de phrase. Nous avons vu également que dès le XVII e
siècle, aparentemente se présente également comme adverbe de
phrase.
Pour ce qui est de decididamente, ce ne sera qu’à partir de 1874,
que l’adverbe commencera à porter sur le contenu de l’énoncé et
non plus sur un constituant :

En tout cas, il faut signaler que ces nouvelles valeurs d’adverbe de


phrase côtoient celle d’adverbe de constituant, et ce jusqu’à nos
jours.
Dans le cas de visiblemente, nous ne trouvons pratiquement que
des occurrences d’adverbe de constituant. À partir du XIX e siècle,
il accompagne très souvent des adjectifs subjectifs du type de
agitado, conmovido, disgustado, enojado, etc.
En espagnol, dans les environ 1000 occurrences de visiblemente
trouvées sur la base de données CORDE et CREA, il n’y a
pratiquement que des cas d’adverbe de constituant. Jusqu’en 1900,
il n’y a guère de doute et l’adverbe ne fonctionne que comme
adverbe de constituant. À partir de la deuxième moitié du XX e
siècle, il est possible de trouver de rares exemples, où visiblemente
pourrait être considéré comme un adverbe d’énonciation :

Luis Santos Ríos dans son Diccionario de partículas (2003),


signale principalement l’emploi comme adverbe de constituant,
mais il propose également l’emploi comme adverbe d’énonciation.
Ce que nous ne trouvons pas en espagnol, en espagnol européen en
tout cas, c’est la valeur pragmatique : ni justamente, ni
aparentemente ni decididamente ou visiblemente ne se présentent
comme des adverbes pragmatiques, et nous ne les trouverons pas
en emploi absolu. En revanche, il semblerait qu’en espagnol
d’Argentine, par exemple, justamente a un emploi similaire au
français, et nous pouvons même trouver la valeur du justement
inverseur : – Tu marido es actor, debería gustarte el teatro. –
Justamente.
Par rapport au français, nous voyons que l’adverbe de phrase
surgit un peu plus tard en espagnol. Si en français nous le trouvons
au début du XVII e siècle – même s’il s’installera avec force au
XVIII e siècle – en espagnol l’adverbe de phrase apparaît
également au début du XVII e en ce qui concerne aparentemente.
Cependant, nous ne le trouverons qu’au XVIII e pour justamente,
au XIX e pour decididamente et, dans de rares occurrences, au XX
e siècle pour visiblemente. De plus, si en français l’adverbe de

constituant disparaît vers la fin du XVIII e, en espagnol les valeurs


d’adverbes de phrase et de constituant se côtoient toujours
aujourd’hui, et nous pouvons trouver justamente aussi bien pour
exprimer de manera justa que pour marquer une coïncidence dans
le temps ou le lieu. En revanche, justement comme adverbe de
constituant est rare, voire inexistant, en français. Il en est de même
pour les autres cas, apparemment, décidément et visiblement.
Finalement, ce qui distingue vraiment les deux langues, c’est que
l’adverbe pragmatique, qui surgit en français au XIX e siècle, n’est
pas du tout installé en espagnol, en tout cas en ce qui concerne
l’espagnol d’Espagne. Encore plus pour ce qui est de l’emploi
absolu que nous ne trouvons pas en espagnol.

Conclusion
Les adverbes décidément, visiblement, justement et apparemment
ont connu une évolution plus rapide que leurs équivalents
espagnols. Ayant atteint une valeur pragmatique, ces adverbes se
sont éloignés de leurs valeurs premières d’adverbes de constituant
– de façon juste, de façon apparente, de façon décidée, de façon
visible. Ces adverbes modaux évoluent vers une plus grande
subjectivité. L’espagnol n’en est pas encore arrivé à ce stade et le
sens des adverbes est encore proche de leur valeur première de
constituant. Ainsi, aparentemente a encore le sens de según lo que
muestran las apariencias, de manera evidente, visible, alors que le
français s’est éloigné de ce sens pour marquer une atténuation
similaire à celle du conditionnel. De même, le processus de
grammaticalisation se caractérise par une plus grande autonomie
et, notamment, par un détachement du marqueur en position
frontale. Or aussi bien justement 4 que apparemment 3, décidément
e
3 ou visiblement 2 au XX siècle, se caractérisent par leur position
détachée en début ou en fin d’énoncé, Décidément, pas de chance
aujourd’hui ! En revanche, ce critère ne se vérifie pas pour les
quatre adverbes correspondants en espagnol. Nous remarquons,
d’ailleurs, que l’espagnol a tendance à employer des locutions
adverbiales, là où le français présente un adverbe en position
détachée absolue : Décidément ! ~¡Desde luego! ; Justement !
~¡Por eso mismo! ; Apparemment~Por lo que parece / por lo
visto ; Visiblement~Por lo que se ve. Les adverbes français ont
atteint un niveau pragmatico-énonciatif 12, ce qui apparaît aussi
bien dans leur sens, plus subjectif, que dans leur position
syntaxique. En revanche, leurs « équivalents » espagnols en sont à
un stade antérieur tant au niveau sémantique qu’au niveau
syntaxique.
Nous avons étudié ici quatre marqueurs en diachronie pour le
français et l’espagnol, qui démontre une même cadence dans
l’évolution des adverbes dans une même langue et en même temps
une bifurcation pour ce qui est de l’approche contrastive, où à un
moment donné l’espagnol ne suit plus le rythme du français. Grâce
à ce type d’études, il apparaît clairement que la traduction des
marqueurs du discours, et plus précisément des adverbes, mérite
une attention particulière, pour ne pas tomber dans le piège des
faux-amis.

GLOSSAIRE
Adverbe de constituant : adverbe qui ne porte que sur un terme, par exemple dans
Marie m’a parlé franchement = de façon franche.
Adverbe d’énonciation : adverbe qui qualifie l’énonciation même dans laquelle
l’énoncé est apparu.
Adverbe épistémique : adverbe évaluateur de la valeur de vérité de la proposition que
celui-ci accompagne.
Adverbe de phrase : adverbe qui porte sur l’ensemble de la phrase, par exemple dans
Malheureusement, les forces de l’ordre sont intervenues, où malheureusement pourrait
être paraphrasable par Il est malheureux que.
Adverbe pragmatique : adverbe qui a perdu son sens littéral. Il apparaît souvent en
position détachée, voire même en position absolue, comme dans Oh ! Décidément !
Énonciation : événement historique constitué par le fait qu’un énoncé a été produit,
c’est-à-dire qu’une phrase a été réalisée.
Évolution dispositionnelle : évolution de la place ou position qu’occupe un marqueur
au sein de l’énoncé (position frontale, finale, en incise par exemple).
Factif : un verbe est dit factif s’il présuppose la vérité de sa phrase complétive, par
exemple le verbe savoir.
Niveau pragmatico-énonciatif : stade de la langue où l’adverbe acquiert plus de liberté
au niveau syntaxique – ainsi il n’accompagne plus un constituant mais porte sur
l’énonciation ou sur la phrase et il a une plus grande mobilité pouvant apparaître en
position frontale, finale ou en incise. Au niveau sémantique, également, l’adverbe a
perdu sa valeur littérale.
Reprise autophonique : la reprise où le locuteur ferait écho à ses propres paroles.

Bibliographie
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Sites web
Pour l’espagnol :
CORDE, www.rae.es
CREA, www.rae.es
Pour le français :
Base textuelle BFM, http://zeus.atilf.fr/bfm.htm
CLAPI, http://clapi.univ-lyon2.fr
Dictionnaire du Moyen Français http://zeus.atilf.fr/dmf.htm
FRANTEXT, www.frantext.fr, développé par le CNRS-ATILF (Analyse et
traitement informatique de la langue française) et l’université de Nancy 2.

Notes de bas de pages


1. Ce travail a été réalisé dans le cadre du projet de recherche
FFI2017-84404-P « Enonciation et marques d’oralité dans la
diachronie du français », financé par le Ministerio de Economía y
Competitividad, Espagne.
2. Nous entendons par là, la place ou position que prend un
marqueur au sein de l’énoncé, par exemple, en position frontale,
finale ou en incise.
3. Il s’agit des cas où l’adverbe ne porte que sur un terme, par
exemple dans Marie m’a parlé franchement = de façon franche.
4. Dans le cas de visiblement, l’adverbe aura uniquement une
valeur d’adverbe de constituant pendant tout le français
préclassique (1500/1630-50).
5. Il s’agit des cas où l’adverbe porte sur l’ensemble de la phrase,
par exemple dans Malheureusement, les forces de l’ordre sont
intervenues, où malheureusement pourrait être paraphrasable par Il
est malheureux que.
6. Nous suivrons la définition que propose Borillo (2004 : 32) pour
l’adverbe épistémique, « […] évaluateur de la valeur de vérité de
la proposition que l’adverbe accompagne ».
7. P correspond ici au segment « ils ne reviendront jamais » sur
lequel porte l’adverbe apparemment.
8. « L’adverbe d’énonciation […] qualifie l’énonciation même
dans laquelle l’énoncé est apparu ». (Ducrot, O. & Shaeffer, J.M.,
1995 : 603-605).
9. Nous renvoyons à l’étude de Perrin (1999) où l’auteur parle
d’écho pour la reprise autophonique. Dans ce cas, le locuteur ferait
écho à ses propres paroles, à son énonciation antérieure. Avec
décidément 2, en revanche, le locuteur ne fait pas écho à un énoncé
effectivement produit mais à un point de vue.
10. Le verbe savoir est dit factif parce qu’il présuppose la vérité de
sa phrase complétive. (Définition de Moeschler, J. et Reboul, A.
(1994), Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Seuil, Paris)
11. L’adverbe qui a perdu son sens littéral. Il apparaît souvent en
position détachée, voire même en position absolue, comme dans
Oh ! Décidément !
12. Nous entendons par là un stade de la langue où l’adverbe
acquiert plus de liberté au niveau syntaxique – ainsi il
n’accompagne plus un constituant mais porte sur l’énonciation ou
sur la phrase et il a une plus grande mobilité pouvant apparaître en
position frontale, finale ou en incise. Au niveau sémantique,
également, l’adverbe a perdu sa valeur littérale.
Exemple de sujet

Énoncé
Après avoir expliqué les différentes valeurs et
traductions des adverbes justement, décidément,
visiblement et apparemment, proposez une
traduction des phrases suivantes vers l’espagnol.
(1)
— Tu as toujours vécu en plein centre de Madrid. Tu
dois adorer le centre !
— Justement, c’est ce que je déteste le plus au monde.
(2)
Visiblement , les manifestants ont occupé la rue
pendant toute la nuit et toute la journée. Le lendemain
il était difficile de trouver une rue sans bouteilles
cassées ou drapeaux brûlés.
(3)
Apparemment , les forces de l’ordre sont intervenues
jusqu’à tard dans la nuit. Je l’ai appris dans le journal
télévisé de ce matin.
(4)
Décidément , je n’ai pas de chance aujourd’hui ! Le
réveil ne sonne pas, je reçois une amende de 100 euros
et en plus j’arrive en retard au travail !
Proposition de corrigé
[ Identification]
Les mots soulignés sont des adverbes de phrase. Dans
ce sens-là, ils sont détachés en position frontale et
portent sur l’ensemble de la phrase et non sur un seul
constituant, comme dans Le maire a parlé franchement
(de façon franche). Dans les phrases qui nous
concernent, au lieu de porter sur un seul constituant,
l’adverbe s’applique à l’ensemble de la phrase.

[ Problématique]
Le sujet nous invite à réfléchir sur les différentes
valeurs que peut prendre un adverbe au sein d’un
énoncé en espagnol et en français.

[ Présentation des adverbes dans la langue


source]
Justement, visiblement, apparemment ou décidément
peuvent fonctionner en français contemporain comme
des adverbes de phrase, détachés en position frontale.
Même si de nos jours il est encore possible de trouver
ces adverbes dans leur fonction première d’adverbes de
constituant – Pierre a agi justement – ils ont plus
habituellement une fonction d’adverbe de phrase : ils
ont perdu leur premier sens littéral (on ne fait plus
référence à une idée de décision dans Décidément, ce
n’est pas mon jour) et ils sont syntaxiquement
détachés, en position frontale ou finale, voire même en
position absolue : Décidément !

[ Présentation des adverbes dans la langue


cible]
En ce qui concerne l’espagnol, les adverbes justamente,
visiblemente, aparentemente ou decididamente ne sont
pas arrivés à cette dernière étape évolutive et nous ne
les trouvons pas en position détachée frontale. Ainsi, il
serait incorrect de traduire Décidément ce n’est pas
mon jour, par ?? Decididamente, no es mi día .
L’espagnol dans ces cas-là opte pour une locution
adverbiale telles que Desde luego : Desde luego, hoy
no es mi día, ou Por eso mismo (comme traduction de
justement) :
— Tu devrais aimer le théâtre, ton mari est acteur.
— Justement.
— Te debería gustar el teatro, tu marido es actor.
— Por eso mismo.

[ Application : analyse des exemples du texte,


traduction et justification de la traduction]
Dans le premier cas, ce serait une erreur de traduction
d’avoir choisi l’adverbe justamente pour justement. En
effet, l’espagnol, en tout cas le castillan, ne connaît pas
encore le justement inverseur du français. Dans
l’échange :
— Tu as toujours vécu en plein centre de Madrid. Tu
dois adorer le centre.
— Justement, c’est ce que je déteste le plus .
L’adverbe justement reprend l’argument « avoir
toujours vécu dans le centre » de l’interlocuteur,
orienté vers la conclusion « adorer le centre », mais en
inversant cette conclusion. Justement reprend « avoir
toujours vécu dans le centre », mais orienté vers
« détester le centre ». Pour traduire cet effet inverseur
en espagnol, nous avons besoin d’une locution
adverbiale comme Por eso mismo ou Precisamente
(por eso).
Dans le deuxième exemple, visiblement est un adverbe
d’énonciation qui commente le dire du locuteur. Il est
équivalent à Il est visible, il est manifeste que les
manifestants ont occupé la rue (la preuve, il y a des
bouteilles cassées et des drapeaux brûlés). L’adverbe
porte sur toute la phrase et pas sur un seul constituant,
comme ce serait le cas dans Elle est visiblement fâchée
(= elle est très fâchée).
L’espagnol contemporain présente presque uniquement
l’adverbe visiblemente comme adverbe de constituant :
María estaba visiblemente emocionada. Pour traduire
l’adverbe d’énonciation, l’espagnol passe par une
locution adverbiale, telle que Por lo que se ve.
Dans le troisième exemple, l’adverbe apparemment est
un adverbe d’énonciation détaché en position frontale,
position caractéristique des adverbes dans leur dernière
étape pragmatique. L’anglais connaît également cet
emploi ( Apparently, …). Il s’agit, dans cette
occurrence, d’un adverbe d’ouï-dire qui indique que ce
qui est introduit par le marqueur a été appris par ouï-
dire : dans ce cas le locuteur a appris que les forces de
l’ordre sont intervenues dans la nuit, grâce au journal
télévisé.
L’espagnol dans ce cas, ne pourrait pas employer
l’adverbe aparentemente, qui n’a qu’une valeur ou de
constituant – Está aparentemente cansada – ou comme
adverbe de phrase signifiant apparemment X mais non-
X : Las setas aparentemente comestibles eran en
realidad alucinógenas. On aurait pu avoir également
Aparentemente las setas era comestibles pero en
realidad eran alucinógenas.
En revanche, dans l’occurrence qui nous occupe, nous
sommes face à l’adverbe d’énonciation en position
détachée et, dans ce cas, la traduction en espagnol doit
passer par une locution telle que Al parecer / Parece
ser que, las fuerzas del orden han intervenido…
Comme pour apparemment français, al parecer ou
parece ser que peuvent signaler que l’indice pour
énoncer le segment p est un indice d’ouï-dire.
Finalement, dans le dernier exemple, décidément est un
adverbe d’énonciation, détaché en position frontale, qui
exige une série d’événements antérieurs à son
énonciation et orientés vers une même conclusion « je
n’ai pas de chance ». L’adverbe decididamente
espagnol ne connaît pas cet emploi. Il fonctionne ou
bien comme adverbe de constituant : Ha actuado
decididamente (=con decisión) ou bien comme adverbe
de phrase avec le sens de ‘definitivamente’ (Conque
decididamente vamos a Vitoria= definitivamente vamos
a Vitoria).
La traduction du décidément français en position
frontale détachée passerait par une locution adverbiale
telle que ¡Desde luego!
Nous proposons donc les traductions suivantes :

1. — Siempre has vivido en el centro de


Madrid. ¡Te debe de encantar el centro!
— Por eso mismo / Precisamente ( por eso), es
lo que más odio en el mundo.
2. Por lo que se ve , los manifestantes han
ocupado las calles durante toda la noche y
todo el día. Al día siguiente era difícil
encontrar una calle sin botellas rotas o
banderas quemadas.
3. Al parecer / Parece ser que las fuerzas del
orden han intervenido hasta tarde durante la
noche. Me he enterado por el Telediario de esta
mañana.
4. ¡ Desde luego, hoy no es mi día de suerte!
No suena el despertador, recibo una multa de
100 euros y encima llego tarde al trabajo.
CHAPITRE 9
Topiques et focus
en espagnol
et en français

SOMMAIRE
Introduction p. 247
1 La structure informationnelle de l’énoncé p. 249
2 Les opérations de topicalisation en espagnol et en français
p. 251
3 Les opérations de focalisation en espagnol et en français
p. 259
Conclusions p. 266

Marta López Izquierdo (Université Paris 8 Vincennes Saint-


Denis, Laboratoire d’Études Romanes EA 4385)

Introduction
Ce travail se donne pour objet l’analyse contrastive des structures
informationnelles en français et en espagnol dans une perspective
didactique. Dans une perspective plus large, nous apporterons
également quelques éléments de réflexion sur le fonctionnement
des structures informationnelles dans les deux langues
mentionnées et dans le continuum linguistique roman 1.
Nous introduirons pour cela les notions de structure
informationnelle et de topique 2/focus 3, ainsi que d’autres termes
souvent associés aux fonctions informatives (tels que thème /
rhème ou commentaire : section 1). Nous présenterons par la suite
les opérations permettant de marquer la fonction informative des
constituants phrastiques (topicalisations : section 2 ; focalisations
4 : section 3) et observerons les convergences et les divergences

dans les stratégies traductives disponibles dans les deux langues


comparées, à partir d’un corpus de textes traduits
(espagnol/français et français/espagnol). Nous offrirons une
conclusion à nos remarques dans la section 4 et un exemple de
corrigé portant sur ces problématiques en 5.
Nous utilisons, pour notre étude, un corpus de deux textes
littéraires traduits dans les deux langues, appartenant à une même
période, et qui se caractérisent tous deux par l’utilisation d’un
registre proche de la langue parlée populaire. Il s’agit, d’un côté,
du roman de Raymond Queneau, Zazie dans le métro, écrit en
1959, et traduit en 1978 par Fernando Sánchez Dragó ; de l’autre,
du roman que Rafael Sánchez Ferlosio publia en 1956, El Jarama,
traduit en 1958 par J. Francis Reille 5. Nous nous servirons
également d’exemples tirés d’autres textes littéraires (notamment,
le roman de Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830, et de l’une de ses
traductions espagnoles), de la presse contemporaine, de
grammaires et autres ouvrages de référence, ainsi que d’exemples
de création propre 6 pour illustrer nos propos.

1 La structure informationnelle
de l’énoncé
Le terme structure fait allusion aux modèles d’organisation que
suivent les unités linguistiques et que les linguistes tentent de
mettre au jour pour expliquer le fonctionnement de la langue
observable dans le discours. Ainsi, la structure sémantique indique
les rôles sémantiques adoptés par les actants dans la proposition
(agent, patient, objet, instrument...) ; la structure syntaxique, la
fonction de chacun des constituants dans la phrase (sujet, prédicat,
compléments, circonstants...). La structure informationnelle, quant
à elle, se réfère à l’organisation de l’information dans les unités du
discours, les énoncés 7.
La façon dont les énoncés communiquent l’information répond à
une organisation qui obéit à des stratégies diverses. Selon les
travaux des linguistes de l’école de Prague 8, qui ont été parmi les
premiers à s’intéresser à cette question, en circonstances
« normales », l’énoncé part de l’information connue pour
introduire ensuite l’information nouvelle. Le flux informatif dans
un énoncé prototypique irait ainsi du topique (ou information
connue) au focus (ou information nouvelle) (exemples 1 et 2) 9 :

L’information peut être conçue également en termes de sujet ou


thème dont traite un énoncé ou un discours 12. Le topique serait
alors le thème (terme qui est d’ailleurs souvent utilisé à la place de
« topique ») et le focus, le commentaire qui s’y rapporte (appelé
aussi « rhème »). Les énoncés de (3) ont pour topique (au sens de
thème) « los niños », Juan et Ana :

On aura remarqué que, pour être capables d’identifier le topique et


le focus d’un énoncé, nous devons considérer le contexte de
production, car les notions d’information connue/nouvelle ou de
thème principal/commentaire sur le thème sont variables selon la
situation d’énonciation et selon quelles connaissances les
interlocuteurs considèrent partagées à un moment donné de
l’interaction.
Comme nous l’avons vu, la structure informationnelle neutre ou
non marquée se caractérise par la présentation du topique d’abord
(qu’il soit information connue ou thème de l’énoncé) et le focus
ensuite, ce qui correspond, en syntaxe, à l’ordre canonique 13 SVO
partagé par les deux langues considérées ici (Figure 9.1) 14 :

Figure 9. 1 . Flux informatif neutre

Cette structure neutre ou non-marquée 15 s’oppose à des structures


marquées où le locuteur tient à souligner ou à mettre en relief, en
l’explicitant, le statut informatif, topical ou focal, d’un segment.
On parle alors d’opérations de topicalisation ou de focalisation 16.
Ces opérations peuvent être réalisées par divers moyens, selon les
langues : prosodie, morphologie, syntaxe, lexique. En espagnol et
en français, comme nous le verrons, on se sert de la prosodie et de
la syntaxe, combinées parfois à des marques lexicales. Nous
exposerons ces différents procédés dans les sections suivantes, en
commençant par les cas qui présentent une forte convergence entre
les deux langues et en introduisant ensuite les divergences.

2 Les opérations de topicalisation


en espagnol et en français
Dans le cas des topicalisations, le locuteur met en relief un
segment topical (information connue ou thématique). Le français
et l’espagnol utilisent régulièrement deux procédés semblables,
illustrés dans les exemples (4) et (5), malgré quelques divergences,
comme nous le verrons :
2. 1 Topiques disloqués non liés
Dans (4), un syntagme détaché est placé en tête d’énoncé et
permet d’indiquer le thème, l’à-propos de l’information qui va
suivre. Il n’est pas lié à la phrase suivante par une relation
syntaxique (cf. ex. 6) mais sémantique ou pragmatique. Il s’agit
d’un procédé à la fois syntaxique (position en tête d’énoncé) et
morphologique (emploi du gérondif en espagnol ou du participe en
français : concernant...) ou lexical (expressions quant à, à propos
de, au sujet de..., possibles aussi en espagnol : en cuanto a, en lo
que respecta a.. . ) . Parfois, il n’y a pas d’indice morphologique
ou lexical, c’est seulement la position qui nous indique qu’il s’agit
d’un topique :

Ce type de topique s’utilise pour introduire un nouveau sujet de


conversation, pour changer de thème.
La convergence de ce procédé dans les deux langues, espagnole et
française, permet d’augurer une traduction aisée de leurs
occurrences dans notre corpus. En effet, les exemples dans la
traduction de Le Rouge et le Noir de Stendhal montrent la
conservation de la structure topicalisée par une construction
équivalente en espagnol. Nous pouvons remarquer la position
d’incise que présente l’exemple (8a), fréquente dans les deux
langues, mais qui est modifiée ici dans la traduction espagnole
(8b) :
Dans la traduction de El Jarama (Sánchez Ferlosio, 1956) , le
détachement sans marque lexicale est respecté en français suivant
le même procédé de simple détachement syntaxique, mais on
observe le rajout d’une conjonction causale à fonction connective (
parce que) qui ne serait pas strictement nécessaire ici :

En revanche, le traducteur de Zazie (Queneau, 1959) élimine la


topicalisation et remet la phrase dans l’ordre canonique, en
rétablissant les liens sémantiques qui sont seulement connus par
inférence dans le texte français :

2. 2 Topiques disloqués liés


Dans les exemples de (5) supra, un constituant phrastique, las
vacaciones, les vacances, est situé en tête d’énoncé, séparé par une
pause de la phrase principale. On parle alors de topiques détachés
(Prévost, 2003) ou disloqués (Blasco-Dulbecco, 1999 ; Lambrecht,
2001), dislocaciones en espagnol.
Comme on peut l’apprécier dans les exemples qui précèdent, le
syntagme en position initiale est coréférent 17 au pronom
complément ( lo, les) qui accompagne le verbe de la phrase. Le
pronom varie selon la fonction syntaxique de l’élément coïndexé,
comme illustré dans (11) et (12) :

Dans (11a-b), le syntagme détaché correspond au COI du verbe (


hemos regalado, donnerons), fonction qui est indiquée par les
pronoms compléments respectifs le, lui. L’exemple (12a) montre
un fonctionnement semblable, avec cette fois le pronom-adverbe y,
coïndexé au syntagme détaché à la plage et marquant la fonction
de circonstant par rapport au verbe aller. Il apparaît ici une
première divergence par rapport à la langue espagnole, qui ne
possède pas dans son système de pronom capable de reprendre un
circonstant, contrairement au français qui en connaît deux, y et en
19 . Dans ce cas, le syntagme détaché en (12b) n’est pas repris par

un pronom coïndexé dans la phrase correspondante.


De même, les exemples de (13) présentent des divergences dans la
mise en œuvre de la topicalisation en espagnol et en français :

Les exemples français montrent un comportement symétrique à


celui analysé plus haut : un pronom coréférent au syntagme
détaché en tête d’énoncé accompagne le verbe marquant la
fonction syntaxique qui lui correspond (ici, sujet) : je, il. Comme
on le voit, l’espagnol ne présente pas de pronom sujet coïndexé
dans les exemples équivalents. Une traduction de (13a) par : Yo, yo
nunca he dicho nada parecido ne serait possible qu’en imaginant
une prosodie très marquée, où le premier « yo » ferait partie d’une
phrase interrogative distincte, par exemple :

Cette différence doit être expliquée à partir des divergences de la


syntaxe pronominale dans les deux langues : tandis que le français
est une langue à sujet explicite obligatoire (aucune phrase ne peut
se construire sans sujet exprimé, qu’il soit sémantiquement plein
ou vide, comme dans (16a), l’espagnol est une langue à sujet
optionnel – il peut être omis (16b) ou absent, comme dans (16c) :

Examinons maintenant les exemples de topicalisation suivants :

Nous pouvons observer qu’il s’agit de nouveau de dislocations,


mais cette fois avec une variation de position, ce qui nous permet
de distinguer des dislocations à gauche ou DG (a) et à droite ou
DD (b). Selon Lambrecht (2001), ces deux constructions ne sont
pas tout à fait équivalentes. Il propose pour la première le terme de
topique et, pour la deuxième (DD), celui d’antitopique.
L’antitopique est plus fortement lié à la phrase dans laquelle il
apparaît, ce qui explique la différence entre (18a) et (18b), cités
par Lambrech (2001 : 1070) :

Dans (18), le syntagme détaché ne garde aucun lien syntaxique


avec la phrase qui suit, ce qui l’empêche d’apparaître comme
topique disloqué à droite dans (18b), mais pas à gauche.
Du point de vue de l’interprétation de l’énoncé, (18a) et (18b)
n’apportent pas les mêmes éléments informatifs. La DG permet
d’annoncer un topique (nouveau thème), tandis que la DD s’utilise
pour un topique déjà introduit. L’exemple de (19) reprend un
dialogue entre un couple qui dîne dans un restaurant (Lambrecht,
2001 : 1074) :

Selon Lambrecht, la dislocation à droite de « ce poulet » est


possible parce que le poulet est déjà dans l’assiette du locuteur (et
donc, il est présent dans la situation partagée par les
interlocuteurs). Pour introduire un nouveau topique, « le veau » ,
la dislocation à gauche est nécessaire.
Revenons maintenant à la langue espagnole : qu’en est-il des
dislocations à droite ? Sont-elles possibles ?
Selon Bosque et Gutiérrez-Rexach (2009 : 688), les DD, comme
dans (20a), sont rares en espagnol en général, mais plus fréquentes
en espagnol de Catalogne (par l’influence des constructions de DD
très communes dans cette langue, 20b) :

C’est aussi l’avis de la Nueva gramática de l’Académie espagnole,


qui indique : « se ha observado que muchos hispanohablantes
consideran forzadas estas oraciones, o bien las perciben como
calcos de otras lenguas (particularmente del italiano o del catalán,
en las que abundan los tópicos finales) » ( NGLE, 2009 : 2975).
Cependant, Mercedes Sedano, qui a consacré plusieurs études aux
phénomènes de dislocation, observe que les DD apparaissent aux
côtés de la DG dans des corpus d’espagnol parlé et écrit, avec des
fréquences différentes selon la nature du corpus : 91,61 % de DG
et 8,38 % de DD dans un corpus oral (Sedano, 2013) et 63,06 %
de DG et 36,74 % de DD dans un corpus écrit (Sedano, 2012). Elle
observe également que tandis que la DG peut être utilisée pour
introduire des topiques nouveaux, la DD concerne presque
toujours des topiques déjà connus. Cette description correspond à
celle que Lambrecht a proposée pour le français, comme nous
l’avons vu. En revanche, la fréquence pour la DD en espagnol
(faible à l’écrit et très faible à l’oral) est moindre qu’en français.
Nous donnons deux exemples de DD en espagnol écrit (21a) et
parlé (21b) :

Après ce que l’on vient de voir, nous pouvons présumer que les
traducteurs pourront conserver facilement les DG dans les deux
langues, avec quelques divergences mineures concernant l’usage
des pronoms de reprise, tandis que la traduction des DD du
français vers l’espagnol subira davantage de modifications, surtout
dans les textes où la présence de ces dislocations est massive,
comme dans le cas de Zazie. Voyons-en quelques exemples :
Conservation des DG aussi bien dans la traduction espagnole
(22b, 23b) que française (24b). Les pronoms français de reprise
en, y sont éliminés mais la dislocation est maintenue (25b). On
observe également dans (26b) et (27b) que les pronoms sujet ne
sont pas repris en espagnol, comme prévu, ce qui élimine de fait
le caractère emphatique des tournures françaises. Il aurait été
possible, néanmoins, de les maintenir en utilisant des
traductions comme celles proposées dans (26c) et (27c) :
Traduction des DD : la traduction en français ne pose pas de
problème et, de façon générale, les rares cas de DD espagnole
sont bien conservés en français (28), mais parfois ils sont
supprimés (29). En espagnol, on observe plusieurs possibilités
de traduction dans les textes du corpus : conservation de la
dislocation à droite (30), mais le plus souvent, suppression de la
tournure emphatique du texte source (31-33).
3 Les opérations de focalisation
en espagnol et en français
Après avoir considéré la mise en relief des topiques, nous
examinerons certains des procédés utilisés en espagnol et en
français pour l’opération de focalisation. Dans ce cas, c’est un
segment focal (information nouvelle, commentaire sur le topique)
qui est mis en avant.
De façon générale, l’espagnol et le français utilisent très
abondamment la prosodie pour obtenir des focalisations : un
accent d’insistance est placé sur le constituant que l’on veut faire
ressortir. Ainsi, une même phrase peut varier sa structure
informationnelle au moment de son énonciation, comme on le voit
dans (34) et (35) :
Par ailleurs, il existe des procédés syntaxiques spécifiques
permettant la focalisation d’un segment, notamment l’extraction et
l’antéposition. Nous présenterons brièvement les procédés
d’extraction, qui sont convergents dans les deux langues 22, puis
nous examinerons le procédé de l’antéposition, dont l’existence en
français contemporain est discutée.

3. 1 Focalisations par extraction


L’extraction se réalise à travers les constructions syntaxiques
appelées clivées ( hendidas) et dont les deux langues présentent
plusieurs variantes, toujours avec une structure attributive formée
avec le verbe être/ser, qui introduit le focus, et une relative, qui
contient le topique. Cette construction permet d’introduire un
cadre syntaxique autour de l’information focale qui est considérée
comme la plus pertinente de l’énoncé (« une bêtise », « esto » dans
(36) et (37) ci-après) :

En français, les constructions clivées s’utiliseraient plus souvent


pour identifier, tandis que les pseudo-clivées auraient la fonction
de nommer l’élément situé dans le foyer informatif (De Cat,
2002). En espagnol, on a décrit l’emploi de ces constructions pour
exprimer des informations contrastives (‘ce n’est pas ceci, mais
cela’) mais aussi avec une fonction présentative : « Estas
construcciones no se usan solo para rectificar lo que se ha dicho,
sino también para puntualizar, afirmar categóricamente, denominar
o simplemente presentar alguna información nueva llamando la
atención sobre ella. » (RAE & ASALE, 2009 : 3023).

Les procédés d’extraction ( clivées/ hendidas) sont par conséquent


fréquents dans les deux langues et ils ne posent pas de problème a
priori pour leur conservation dans la langue cible (avec les
modifications de temps verbal et de relatif exigées dans chaque
langue). Cependant, les traducteurs des textes étudiés ne les
conservent pas toujours : en espagnol, fréquemment, elles sont
rendues par des structures non focalisées (39-42). Cette
constatation s’explique probablement par un usage plus limité de
ces constructions en espagnol qu’en français, hypothèse qui
devrait être approfondie par une étude quantitative comparée de
ces constructions dans les deux langues. Des exemples de
conservation de la focalisation en espagnol et en français
apparaissent dans (43-44) et de suppression en français dans (45) :
3. 2 Focalisation par antéposition
Le procédé d’antéposition est bien connu pour l’espagnol
contemporain. Dans les énoncés suivants, le topique disloqué
(46a) est à distinguer du focus antéposé (46b) :

L’interprétation est différente dans chaque cas, (46a) étant


l’équivalent de ‘Quant à la voiture, je la lui achèterais bien’, et
(46b) ‘C’est la voiture que j’achèterais bien’. Comme nous l’avons
décrit plus haut (§2.2), la topicalisation introduit une pause entre
l’élément détaché et la phrase qui suit, où apparaît un pronom
coïndexé. Dans le cas de la focalisation (b), le syntagme antéposé
n’est pas séparé par une pause de la phrase, il en fait partie et
assure sa propre fonction syntaxique (ici, COD) : aucun pronom
de reprise n’est possible. Il est à noter aussi la position du pronom
sujet, généralement placé après le verbe dans ce type d’énoncés.
Par ailleurs, il est possible d’interpoler un élément entre le topique
disloqué et la phrase (47a), ce qui est impossible dans (47b) :

En français, l’existence de ces constructions dans la langue


contemporaine semble contestée : elle est décrite dans certaines
grammaires (Rowlett, 2007) et articles (Prévost, 2003), où les
exemples de (48) sont proposés 23. Cependant, les informateurs
que nous avons pu consulter rejettent ce type de construction.

Par ailleurs, certains énoncés du français parlé semblent admettre


une interprétation comme topique ou comme focus, selon qu’on
insère ou pas une pause après le segment antéposé (avec un
changement de la courbe intonative également) :

Nous évoquerons également l’existence en espagnol de focus


antéposés d’un type particulier, que Leonetti et Escandel-Vidal
(2009, 2010) ont appelés « focos de polaridad oracional » ( focus
de polarité phrastique) ou verum focus. Leur fonction est
d’affirmer de façon emphatique la vérité (ou la polarité) de
l’énoncé et ils présentent par conséquent une interprétation
évaluative et exclamative. Selon ces deux auteurs, le relief
informationnel porte sur l’acte même d’affirmer la proposition et
serait l’équivalent de « Sí que p », où l’on souligne l’information
de p par contraste avec non- p ( p étant le contenu propositionnel
de l’énoncé qui présente le focus de polarité 25). Ils en donnent des
exemples du type suivant :

Il est intéressant d’observer que tandis que ce type de construction


est attesté dans d’autres langues du continuum roman (Leonetti et
Escandel-Vidal 2010), comme illustré dans les exemples (52a) et
(52d). En revanche, il n’en va pas de même en français, où des
énoncés comme (52e) semblent impossibles :

Ces observations laissent deviner les problèmes que les traducteurs


français vont rencontrer pour la traduction des focus antéposés,
qu’ils soient focus contrastifs 26 ou focus de polarité. En effet,
nous avons pu répertorier de nombreux cas d’emploi de ce procédé
dans le roman espagnol El Jarama, qui ont posé des problèmes
certains au traducteur français.
Dans l’ensemble, nous observons que le traducteur n’a pas
maintenu l’antéposition du segment focal. Certaines
reformulations sont plus inspirées que d’autres : alors que (53b)
(« Tu les demandes bien, toi ! ») réussit à garder la valeur
exclamative intensive du verum focus espagnol, celle de (54b) (« Il
lui manque quelques cercles.. . »), outre le fait qu’elle semble peu
cohérente avec le sens de la phrase espagnole, perd le caractère
emphatique de l’expression source. On aurait pu penser à Il lui
manque vraiment une case ! voire Il lui manque plus d’une case,
ma parole ! Enfin, le focus de polarité de l’exemple (55a) n’a pas
été compris non plus, à en juger par la traduction proposée, qui ne
rend pas le sens de la phrase espagnole. Nous pourrions proposer
Ça, même nous on le sait ! ou C’est bon ! On le sait, ça !
Ces exemples de traduction, pris parmi beaucoup d’autres,
montrent que ces tournures sont étrangères à la structure
informationnelle du français, au point de provoquer parfois des
erreurs d’interprétation de la part d’un hispaniste rompu à la
traduction littéraire.

Conclusions
L’étude contrastive des opérations de topicalisation et focalisation
que nous avons proposée ici a révélé des zones de convergence
importantes entre l’espagnol et le français, mais aussi de fortes
divergences sur certains des procédés analysés. Alors que la
dislocation à gauche est un procédé partagé et fréquent dans les
deux langues comme mécanisme de topicalisation, la dislocation à
droite présente des limitations plus fortes en espagnol qu’en
français et son usage, mieux accepté dans la langue littéraire, est
presque absent de l’espagnol parlé. Par ailleurs, la fonction de la
dislocation à droite présente des spécificités par rapport à la DG
dans les deux langues.
En ce qui concerne les opérations de focalisation, nous avons pu
constater la proximité des procédés d’extraction en espagnol et en
français. En revanche, l’antéposition des focus est un procédé
réservé à l’espagnol, qui l’utilise pour exprimer des focus
contrastifs et des focus de polarité. En français, l’usage
contemporain de la langue parlée semble ne pas le tolérer. Des
études complémentaires sont cependant nécessaires pour
déterminer le statut de certaines constructions limites entre les DG
et les focus antéposés.
Sur le continuum roman, l’emploi des DD et des focus antéposés
suggère un écart maximal entre le français et l’espagnol, avec les
autres langues romanes occupant des positions intermédiaires
(Figure 9.2). De nouvelles études comparatives, élargies à ces
différentes langues, sont nécessaires pour confirmer ou infirmer
cette hypothèse.

Figure 9. 2 . DD et focus antéposés dans le continuum roman.


GLOSSAIRE :
Continuum linguistique : ensemble de variétés dialectales partageant un térritoire
géographique avec des frontières linguistiques diffuses.
Coréférent : lorsque deux expressions renvoient à une même entité (linguistique ou
extralinguistique), on dit qu’elles coréfèrent.
Élatif : expression à valeur comparative ou superlative, style relevé.
Extraphrastique : élément syntaxiquement extérieur à l’unité de la phrase.
Focalisation : opération consistant à mettre en relief, par des procédés divers (prosodie,
syntaxe, lexique), le statut focal d’un segment.
Focus : partie de la structure informationnelle de l’énoncé qui exprime une information
nouvelle ou le commentaire qui y est fait à propos du thème.
Focus contrastif : il exprime une information nouvelle qui corrige ou contraste avec
l’information mentionnée dans le contexte précédent.
Focus de polarité : il renforce l’assertion de l’énoncé.
Non marqué/marqué : ici, ces termes servent à distinguer une construction neutre, sans
relief informationnel particulier (non marqué) d’une construction permettant d’exprimer
une distinction, une mise en relief (marqué).
Topicalisation : opération consistant à mettre en relief, par des procédés divers
(prosodie, syntaxe, lexique), le statut topical d’un segment.
Topique : partie de la structure informationnelle de l’énoncé qui exprime une
information connue ou ce sur quoi porte l’énoncé (l’à-propos ou le thème).

BIBLIOGRAPHIE
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Notes de bas de pages


1. Ensemble de variétés dialectales partageant un territoire
géographique avec des frontières linguistiques diffuses.
2. Partie de la structure informationnelle de l’énoncé qui exprime
une information connue ou ce sur quoi porte l’énoncé (l’à-propos
ou le thème).
3. Partie de la structure informationnelle de l’énoncé qui exprime
une information nouvelle ou le commentaire qui y est fait à propos
du thème.
4. Opérations consistant à mettre en relief, par des procédés divers
(prosodie, syntaxe, lexique), le statut topical ou focal d’un
segment.
5. Nous avons choisi deux textes qui supposent, pour des raisons
différentes, un défi de traduction important. Les jeux de mots
constants, les néologismes et les déplacements permanents du
texte de Queneau, d’un côté, et de l’autre, l’emploi d’une langue
qui se veut presque transposition du parler spontané et populaire,
sont autant d’écueils que les traducteurs ne parviennent pas
toujours à surmonter avec succès, comme nous le verrons.
6. Ces exemples apparaissent sans référence bibliographique dans
le texte.
7. Le terme structure informationnelle a été introduit en
Linguistique par Halliday (1967).
8. En particulier, Mathesius (1975) et Firbas (1964).
9. La bibliographie consacrée à l’étude de l’organisation
informative de l’énoncé est très abondante et la terminologie très
nombreuse. Comme nous l’avons vu pour le cas de « topique » un
même terme peut être utilisé pour désigner des notions
informationnelles non identiques. Nous pouvons ainsi trouver les
paires topique/focus, thème/rhème, support/apport,
base/commentaire, présupposition/assertion, pour désigner des
catégories informationnelles variables selon les auteurs.
10. Nous marquons le topique en gras et le focus en petites
majuscules.
11. Titre d’un article sur les élections en Catalogne ce jour.
12. Dik (1978), Lambrecht (1994). Ce dernier auteur définit le
topique ainsi : « The topic of a sentence is the thing which the
proposition expressed by the sentence IS ABOUT » (1994 : 118) .
13. Nous utilisons les termes « ordre canonique » ou « ordre de
base » dans un sens descriptif, à partir des fréquences observées
pour ces deux langues. Nous ne concevons pas un ordre de mots
sous-jacent sur lequel interviennent des transformations ou des
déplacements.
14. À côté de cet ordre de base « topique/focus » (‘les choses
connues d’abord’), il faudrait ajouter un deuxième principe
organisationnel : ‘le plus important d’abord’, avec l’ordre primaire
« focus/topique » (Givón, 1983).
15. Ici ce terme désigne une construction neutre sans relief
informationnel particulier.
16. Les sens avec lesquels on utilise ces termes de topicalisation et
focalisation en Linguistique sont aussi nombreux. Nous suivons ici
l’emploi qu’en fait Prévost (2003 : 101) pour désigner les
opérations de mise en relief du statut informatif d’un segment de
l’énoncé.
17. Lorsque deux expressions renvoient à une même entité
(linguistique ou extra-linguistique), on dit qu’elles co-réfèrent.
18. Il est possible aussi, dans les deux langues, de trouver le
topique détaché sans préposition : Daniel, le hemos regalado un
disco; Anne, nous ne lui donnerons rien.
19. Indiquons cependant que l’espagnol avait deux formes
identiques aux pronoms-adverbes français, y et en, formées sur la
même base latine (IBI, INDE), mais qui sortent de l’usage à la fin
du Moyen-Âge.
20. Nous marquons par un astérisque les phrases non acceptables
grammaticalement, comme il est d’usage dans la tradition
linguistique.
21. Cet exemple peut illustrer aussi bien une dislocation à gauche
qu’un énoncé à ordre canonique, selon l’intonation et la présence
ou pas de pause entre le syntagme détaché, « la guerra », et le reste
de la phrase. Pour bien marquer la présence d’une dislocation,
nous pouvons ajouter la marque de cette pause : a mí, la guerra,
me trajo a mal traer.
22. Bien qu’elles présentent quelques divergences mineures
concernant le choix du temps verbal et du relatif. Ces divergences
sont bien connues et bien décrites dans les grammaires
contrastives de l’espagnol, raison pour laquelle nous ne nous y
arrêterons pas ici. Pour l’étude du que galicado en espagnol ( Es
por eso que lo dije), cf. Sedano (2008).
23. Ces deux auteurs écrivent à propos de ces exemples : « On
rencontre aussi, bien que plus rarement (au moins à l’écrit), des
phénomènes de déplacement, d’autant plus marqués que l’ordre
des mots est relativement rigide en français, en particulier en ce
qui concerne l’objet nominal » (Prévost, 2003 : 103) ; « Clear-cut
examples of focus fronting are grammatical and characteristic of
high register Mod[ern]F[rench] rather low register
Con[temporary]F[rench] » (Rowlett, 2007 : 182). Précisons que
pour Rowlett, Contemporary French englobe le français parlé
actuel.
24. La parenthèse indique ici que la virgule (la pause) peut être
présente ou pas.
25. Le focus de polarité renforce l’assertion de l’énoncé.
26. Le focus contrastif exprime une information nouvelle qui
corrige ou contraste avec l’information mentionnée dans le
contexte précédent.
Exemple de sujet

Énoncé
— ¿Y usted entonces, por qué no la toma, imitando el
ejemplo de aquí?
Lucio se tocó el vientre, señalando:
— Ay amigo, yo no tengo esa salud. La gata no le gusta
la cazalla, dice que no. Buena se pone de rabiosa; se
me lía a arañar y a morder, ni que la pisaran el rabo.
Rafael Sánchez Ferlosio, El Jarama, 1956, p. 58.
Après avoir identifié la nature et la fonction des
séquences soulignées, vous commenterez leur
position dans la phrase en vous référant à la syntaxe
du système espagnol et leurs effets. Vous
expliquerez ensuite de quels procédés dispose la
langue française pour exprimer des contenus
semblables et proposerez, en le justifiant, votre
choix de traduction.

Proposition de corrigé
[ Identification]
Les séquences soulignées sont respectivement, un
syntagme nominal, la gata, et un adjectif au féminin
singulier ( buena), qui s’accorde avec gata, mentionnée
auparavant. Leur position initiale réflète une structure
informationnelle marquée que nous allons analyser ci-
après.

[ Problématique]
Le sujet nous invite à nous interroger sur les diverses
fonctions des séquences antéposées en espagnol et
leurs équivalents en français.

[La topicalisation et la focalisation dans le


système de l’espagnol]
La structure informationnelle de l’énoncé en espagnol
suit l’ordre non marqué topique/focus ou information
connue/information nouvelle. Les locuteurs peuvent
modifier cette organisation pour donner du relief à un
élément dans une situation donnée, à travers des
procédés prosodiques (intonation emphatique),
syntaxiques (dislocations à gauche avec pronom
coréférent : el coche, lo hemos vendido, antéposition
du focus de polarité : HARTOS estamos de todo esto,
constructions clivées : so YO quien...) ou lexicaux
(utilisation de formes comme en cuanto a María...).
Il faut distinguer les procédés de topicalisation, qui
servent à mettre en avant le topique ou thème de
l’énoncé ( en cuanto al coche / el coche, lo hemos
vendido) et les procédés de focalisation, qui font porter
l’emphase sur un élément appartenant à l’information
nouvelle, le focus ( es EL COCHE lo que hemos
vendido – y no la moto–, MUCHO está tardando
Juan).

[La topicalisation et la focalisation dans le


système du français]
En français, des procédés semblables existent pour
réaliser ces opérations. Ainsi, la topicalisation est
souvent exprimée par des dislocations à gauche ou à
droite. En revanche, pour la focalisation, le français
connaît des procédés prosodiques et intonatifs, ainsi
que des procédés syntaxiques d’extraction ( c’est LUI
que j’ai vu). L’antéposition focale n’est pas tolérée en
français contemporain, qui se distingue en ceci des
autres langues romanes proches (catalan, portugais,
italien, espagnol). La construction de focus de polarité
ou de verum focus n’est pas attestée en français
contemporain.

[Analyse des exemples et Justification du


choix de traduction]
La gata no le gusta la cazalla :
Il s’agit d’un syntagme nominal situé en tête de la
phrase avec le verbe gustar. Ce verbe se construit en
espagnol avec un sujet (ici, « la cazalla ») et un COI
(« le »). Le SN « la gata », coréférent à « le », apparaît
en position disloquée à gauche sans la préposition a
exigée normalement par les COI dans ces
constructions. Cf. les deux exemples suivants :
A la gata no le gusta la cazalla.
La gata no le gusta la cazalla .
L’absence de préposition ici souligne le statut
extraphrastique du SN. Une pause et une courbe
intonative propre distinguent le SN antéposé et la
phrase qui suit.
Il s’agit en effet d’un procédé connu en espagnol pour
exprimer une topicalisation, c’est-à-dire pour mettre en
relief le rôle informatif du topique de l’énoncé. Ici, il
s’agit du thème à propos duquel la phrase avec gustar
exprime un commentaire.
Buena se pone de rabiosa :
« Buena » est un adjectif féminin singulier, qui
s’accorde avec le sujet omis (« la gata »). L’adjectif
présente la fonction de complément prédicatif ou
attribut du sujet (c’est-à-dire qu’il est complément à la
fois du verbe ponerse et du sujet « la gata »).
Nous pouvons aussi constater que l’adjectif est
déterminé par un syntagme prépositionnel (« de
rabiosa ») et qu’il acquiert dans cette construction une
valeur intensive, proche de la quantification: « buena
de rabiosa » = ‘muy rabiosa’.
Concernant sa position, il est à remarquer que l’adjectif
se place en tête de phrase, au lieu d’occuper la position
postverbale plus habituelle avec ce verbe :
Se puso enferma.
L’antéposition présente des caractéristiques différentes
à celle de l’exemple précédent. Aucune pause n’est
possible entre l’élément antéposé et la phrase qui suit :
* Buena, se pone de rabiosa.
L’accent de la phrase se situe sur « buena » : / BUÉ/
représente le pic intonatif de l’énoncé :
BUE NA se pone de rabiosa.
Par ailleurs, le syntagme adjectif « buena de rabiosa »
est scindé : le noyau se place devant le verbe et le
modificateur, derrière.
Ces indices nous permettent de montrer que l’élément
antéposé fait partie de la structure phrastique et que
l’antéposition correspond ici à un procédé de
focalisation, c’est-à-dire de mise en relief d’une
information focale : le commentaire qui est fait à
propos du thème de l’énoncé, la gata. La valeur est
intensive, élative, et permet par conséquent d’exprimer
une évaluation de type exclamatif, fonction qui est
caractéristique des focus de polarité.
Ainsi, ces deux séquences illustrent deux procédés
permettant en espagnol des opérations de mise en relief
de la fonction informationnelle des constituants
phrastiques, la topicalisation et la focalisation, pour la
mise en avant du topique ou du focus de l’énoncé
respectivement.
Pour notre traduction, nous pourrons rendre la
topicalisation de l’espagnol par un procédé de
dislocation à gauche, similaire à la topicalisation
espagnole, mais nous devrons transposer la
construction de gustar à celle du verbe aimer :
La chatte, elle n’aime pas la cazalla 1.
Comme on peut le constater, en français le syntagme
topicalisé est coïndexé à un pronom sujet elle,
obligatoire devant le verbe.
En revanche, pour la focalisation de buena nous
devrons chercher une construction différente de
l’antéposition. Sur la base d’une traduction comme :
Elle devient folle de rage , nous chercherons à
renforcer l’affirmation par des procédés intonatifs
(l’exclamation) ou lexicaux (adverbes, expressions
adverbiales, verbes de modalité), qui soulignent la
polarité de l’assertion (vraiment, ma parole, je te
jure...) ; le choix sera déterminé par le registre de
langue utilisé dans le texte. Ici, il s’agit d’un registre
parlé populaire.
Nous proposons la traduction suivante :

Elle devient folle de rage, ma parole !

Notes de bas de pages


1. Le terme cazalla désigne une eau-de-vie fabriquée à
Cazalla de la Sierra (Séville). Il est par conséquent préférable
de garder le terme qui indique son origine (cf. cognac ou
calvados, en français, qu’on ne traduirait pas en espagnol).

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