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Alain Roger Court Traite Du Paysage
Alain Roger Court Traite Du Paysage
SCIENCES HUMAINES
Court traite
du paysage
par
ALAIN ROGER
Bibliothèque
des Sciences humaines
ALAIN ROGER
COURT TRAITÉ
DU PAYSAGE
ALAIN ROGER
traité m'en protégeait ; et j'ai déjà cédé à cette tentation en publiant,
naguère, une grosse anthologie - La Théorie du paysage en France. 1974-
1994 -, qui présente les grands courants de la recherche française en ce
domaine depuis un quart de siècle. Celle de l'éclectisme, ensuite, du
manuel de vulgarisation, un genre qui envahit le champ éditorial. Ces
AVANT-PROPOS produits ne sont sans doute pas inutiles, mais l'honnêteté alimentaire des
auteurs ne suffit pas à voiler l'absence de toute ambition théorique.
Court traité: il ne s'agit pas simplement de parler du paysage, d'y flâner
au hasard, en une sorte de promenade plus ou moins pittoresque ; il s'agit
d'en traiter, systématiquement, ce qui exige un dispositif conceptuel
rigoureux. C'est pourquoi j'ai proposé d'emblée la «double articulation » :
payslpaysage, d'une part, artialisation in situl artialisation in visu, d'autre
part, qui, loin de verrouiller la théorie, permet au contraire d'embrasser,
dans sa plus grande extension, le champ du paysage, et de réduire au
silence (du moins je l'espère) les prétentions naturalistes. La valeur d'une
théorie se mesure aussi à sa capacité polémique. On verra que je n'esquive
aucun débat et que ce traité est intransigeant avec la Deep Ecology, pour
Ce livre essaie de combler une lacune. En dépit de la prolifération des ne citer qu'un seul exemple.
ouvrages, le plus souvent collectifs, dont le paysage fait l'objet depuis une Court traité : je crois, avec les mathématiciens, que «l'élégance » d'une
vingtaine d'années, nous manquons, en France, d'un véritable traité démonstration n'est pas un luxe. J'aime la concision, j'abhorre la pléthore,
théorique et systématique sur la question. Pour deux raisons, d'ailleurs l'obésité des thèses, ces sommes assommantes, cette adiposité que sécrète,
contraires. La première est une certaine carence conceptuelle. Personne, trop souvent, notre Université, délayant en mille pages ce qui pourrait se
sauf peut-être Augustin Berque, n'a tenté d'élaborer une doctrine du condenser en cent, pour le plus grand bénéfice du lecteur. On ne trouvera
paysage. On s'en tient, d'ordinaire, à des points de vue spécialisés - celui donc pas, ici, une histoire exhaustive des jardins (il en est d'excellentes),
du géographe, de l'historien, du paysagiste, etc. -, souvent stimulants, mais mais une réflexion sur leur fonction millénaire.
jamais décisifs. La seconde est le manque d'informations historiques, ici
indispensables, si l'on ne veut pas produire un discours exsangue, arbitraire On ne trouvera pas davantage une histoire de tous les paysages, mais une
ou frivole. Le paysage, ou plutôt les paysages sont des acquisitions réflexion sur la « grandeur des commencements », c'est-à-dire la naissance
culturelles et l'on ne voit pas comment on pourrait en traiter sans bien d'une sensibilité paysagère en quelques lieux et temps privilégiés. On ne
connaître leur genèse. Il existe, certes, d'excellents ouvrages sur trouvera pas, enfin, cet étalage d'érudition, qui vise à intimider le lecteur,
«l'invention » de la campagne (Piero Camporesi), de la montagne (John bien plus qu'à l'informer. Les références indispensables se concentrent
Grand-Carteret) ou de la mer (Alain Corbin). Mais ces études n'ont jamais dans les notes, comme autant d'incitations à poursuivre l'investigation. À
été rassemblées, intégrées et, si j'ose dire, digérées dans un tout organique, chacun d'en user à sa guise.
où l'histoire nourrit la théorie, qui, à rebours, l'éclaire. Ce livre est un outil, que j'ai voulu discret et maniable, « sans rien en lui
qui pèse ou qui pose ». Mon maître est Oscar Wilde, qui, dans La
Je me suis efforcé de résister à deux tentations. Celle de Décadence du mensonge (1890), et sous la forme d'un paradoxe - c'est la
l'encyclopédisme, d'abord. Il est vrai que la brièveté décidée de ce Court vie qui imite l'art -, réalisa avec humour la révolution copernicienne de
l'esthétique. Sous un tel patronage, il m'était forcément interdit de recourir margouillis philosophico-religieux, gluant de moraline, que certains nous
au style austère, obèse, ou universitaire, aussi bien qu'au jargon infligent. je n'ai aucune foi: je crois au « Gai Savoir ». Et si j'ai su montrer
philosophique, même si j'ai dû, parfois, forger quelques néologismes. qu'une théorie peut allier cette «gaieté » à l'efficacité, et rester rigoureuse
Mon expérience de romancier ne m'a pas été inutile dans la recherche sans devenir ennuyeuse, j'aurai le sentiment de n'avoir pas écrit en vain ce
d'une écriture efficace. Court traité du paysage.
J'aurais pu sous-titrer ce traité : «Pour une métaphysique du paysage ».
Mais ce sous-titre risquait de prêter à confusion. La théorie du paysage
que je propose n'est pas « métaphysique », au sens que l'on donne
communément à ce terme, et qui suppose la croyance en quelque instance
transcendante, Dieu, les Idées, l'Esprit absolu, la Noosphère, l'Âme du
Monde, ou je ne sais quoi. Si je recours, néanmoins, à ce vocable, c'est
pour souligner qu'un paysage n'est jamais réductible à sa réalité physique -
les géosystèmes des géographes, les écosystèmes des écologues, etc. -, que
la transformation d'un pays en paysage suppose toujours une
métamorphose, une métaphysique, entendue au sens dynamique. En
d'autres termes, le paysage n'est jamais naturel, mais toujours «surnaturel»,
dans l'acception que Baudelaire donnait à ce mot quand, dans Le Peintre
de la vie moderne, il faisait l'éloge du maquillage, qui rend la femme
«magique et surnaturelle», alors que, laissée à elle-même, elle resterait
«naturelle, c'est-à-dire abominable» (Mon coeur mis à nu).
Je me situe donc à mi-chemin de ceux qui croient que le paysage existe en
soi - un naturalisme naïf, que l'histoire des représentations collectives ne
cesse de démentir, comme j'aurai maintes fois l'occasion de le vérifier et de
ceux qui s'imaginent que « tant de beautés sur la terre » ne peuvent
s'expliquer, sinon par quelque intervention divine - ce bon vieil argument
physico-théologique, démantelé par Kant, comme toutes les autres preuves
de l'existence de Dieu. Mais si le paysage n'est pas immanent, ni
transcendant, quelle est son origine ? Humaine, et artistique, telle est ma
réponse. L'art constitue le véritable médiateur, le « méta « de la
métamorphose, le « méta » de la métaphysique paysagère. La perception,
historique et culturelle, de tous nos paysages - campagne, montagne, mer,
désert, etc. - ne requiert aucune intervention mystique (comme s'ils
descendaient du ciel) ou mystérieuse (comme s'ils montaient du sol), elle
s'opère selon ce que je nomme, en reprenant un mot de Montaigne, une
«artialisation », dont ce livre s'attache à démonter les mécanismes.
Voilà toute ma métaphysique. Elle se veut légère, sinon ludique, à
l'image de son modèle, la révolution wildienne, et loin, du moins, de ce
abstrait, la toile. Le seul fait de la représenter suffit à arracher la nature à
sa nature. Si fidèle qu'elle se veuille, l'image picturale est «une sorte de
CHAPITRE PREMIER raillerie et d'ironie, si l'on veut, aux dépens du monde extérieur2 ». Il n'y a
plus guère que les peintres du dimanche et les amateurs de chromos pour
NATURE ET CULTURE évaluer leur ouvrage à l'aune de la ressemblance.
L'artiste, quel qu'il soit, n'a pas à répéter la nature quel ennui, quel gâchis
La double artialisation ! -, il a pour vocation de la nier, de la neutraliser, en vue de produire les
modèles, qui nous permettront, à rebours, de la modeler. « je rature le vif
», écrivait Valéry3' : il s'agit, d'abord, de raturer la nature, de la dénaturer,
pour mieux la maîtriser et nous rendre, par le processus artistique aussi
bien que le progrès scientifique, « comme maîtres et possesseurs de la
Voilà plus de deux millénaires que l'Occident est victime d'une nature ». L'art, selon Lévi-Strauss, «constitue au plus haut point cette prise
illusion, érigée en dogme: l'art est, doit être une imitation parfaite ou de possession de la nature par la culture, qui est le type même des
parachevée de la nature. Telle serait sa fonction, sa dignité, sa phénomènes qu'étudient les ethnologues4 ».
raison d'être. Je n'envisagerai pas les avatars d'un tel principe,
depuis les Grecs jusqu'à la fin du XIXème et je me bornerai à
LA RÉVOLUTION COPERNICIENNE DE WILDE
rappeler que ce «concept usé de l'imitation de la nature 1 » s'énonce
et s'inscrit dans une ère et une aire au demeurant limitées. Les Tout se passe, au fond, comme si l'art nous parlait hypocritement :
autres cultures l'ignorent ou le dédaignent, et c'est, précisément, la «Larvatus prodeo. » Moi aussi, je m'avance masqué. Oui, je feins parfois
découverte et l'exploration des sociétés préhelléniques, orientales, de l'imiter, cette nature, mais c'est pour mieux la limiter dans ses
«archaïques », etc., qui nous ont permis et contraints de revisiter prétentions exorbitantes, en contenir l'exubérance et les désordres-, sa
notre propre passé artistique et de réviser ce préjugé millénaire. tendance entropique, et lui imposer, en retour, par la médiation du regard,
la sentence de l'art, les modes et les modèles de son appréhension. «La
Même en Occident, si l'on excepte la peinture et la sculpture, les nature est chaque fois une fonction de la culture5 », et «chaque fois
arts ne furent jamais imitatifs, à moins de supposer, contre qu'animée d'une aspiration à la Rousseau elle [la conscience] cherche à
l'évidence, que le langage, poétique ou non, est mimétique, pour ne revenir à la nature, elle la cultive6». Cela signifie qu'il faut retracer une
point évoquer l'architecture et la musique. La peinture, d'ailleurs,
dément son propre dessein, alors même qu'elle se prétend «réaliste »
ou «naturaliste». Commentant les maîtres hollandais du XVIIème', .Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Leçons d'esthétique, L’Idée du Beau,
2
61
Gilles CLÉMENT, «La Planète, objet d'art», Architectures, n°36, juin
1993.
62
Pour un commentaire savant et une iconographie impressionnante, voir
Gilles TIBERGHIEN, Land Art, Paris, Carré, 1993.
Miskovsky a consacré à cette question un ouvrage exhaustif 64 Mais cet
LES PROTO-PAYSAGES environnement n'intéresse pas le peintre. Lorsque les préhistoriens
interprètent la frise des cerfs de Lascaux comme représentant « la traversée
d'une rivière », parce que seules les têtes sont figurées, semblant émerger
du courant, il ne s'agit que d'une hypothèse invérifiable, dans la mesure où
aucun signe, même discret, ne suggère la rivière. Nous nous trouvons
donc, en l'état actuel de nos découvertes - et celles, récentes, des grottes
Cosquer et Chauvet corroborent cette conclusion -, en face d'une société
non paysagère, et c'est évidemment par négligence, ou projection
LES QUATRE CRITÈRES anachronique, que Josette Renault-Miskovsky emploie le terme «paysage
»65, pour désigner des géosystèmes, la dyade «forêt-steppe » par exemple.
D'AUGUSTIN BERQUE Faut-il, pour autant, accorder à toute société un « proto-paysage », au sens
Dans Les Raisons du paysage, Augustin Berque énumère les « critères de où l'entend Berque ? «Ce proto-paysage, c'est le rapport visuel qui existe
l'existence du paysage comme tel; à savoir: nécessairement entre les êtres humains et leur environnement 66 » Peut-être,
» 1) des représentations linguistiques, c'est-à-dire un ou des mots pour mais je préfère réserver cette dénomination aux cultures qui remplissent au
dire "paysage" ; moins l'une des quatre conditions posées par Berque. Dès lors, les sociétés
» 2) des représentations littéraires, orales ou écrites, chantant ou antiques et médiévales méritent d'être appelées proto-paysagères,
décrivant les beautés du paysage; puisqu'on y trouve des jardins (condition 4) et, plus ou moins, des
» 3) des représentations picturales, ayant pour thème le paysage ; représentations littéraires et picturales (conditions 2 et 3). On pourrait
» 4) des représentations jardinières, traduisant une appréciation même constituer une typologie hiérarchisée, selon le nombre des
esthétique de la nature (il ne s'agit donc point de jardins de subsistance). conditions remplies. Toute société productrice de jardins d'agrément
» Tel ou tel des trois derniers critères peut se retrouver dans de (artialisation in situ) serait dite protopaysagère de degré un. Quand s'y
nombreuses sociétés ; mais c'est seulement dans les sociétés proprement ajoutent des représentations littéraires et/ou picturales, elle serait dite
paysagères, qui sont aussi les seules à présenter le premier, que l'on trouve protopaysagère de degré deux ou trois. Si, enfin, le nom apparaît, elle
réuni l'ensemble des quatre critères63. » serait dite paysagère à part entière.
J'ai longtemps soutenu cette thèse radicale, qui conduit à n'accorder le titre
de « société paysagère» qu'à la Chine ancienne, au moins depuis la
LA BIBLE, LA GRÈCE ET ROME
dynastie Song (960-1279), et sans doute bien avant, et à l'Europe
occidentale, à partir du XVème siècle. Il n'est guère douteux que l'absence La plupart des spécialistes sont catégoriques. «Il n'y a qu'en Chine, selon
des quatre conditions désigne, comme en creux, une société non Berenson, qu'il semble qu'on ait cultivé le paysage à une date aussi
paysagère. C'est le cas du paléolithique supérieur, dont l'art pariétal, riche ancienne que celle du premier millénaire, c'est-à-dire cinq siècles au moins
en figurations animalières, est dépourvu de toute représentation végétale et
environnementale. Le milieu du chasseur magdalénien est désormais bien
connu, grâce à l'anthracologie et à la palynologie, et josette Renault- 64
Josette RENAULT-MISKOVSKY, L’Environnement au temps de la
préhistoire, Paris, Masson, 1985.
63
Augustin BERQUE, Les Raisons du paysage. De la Chine antique aux 65
Ibid., pp. 97, 98, 168.
environnements de synthèse, Paris, Hazan, 1995, pp. 34-35. 66
A. BERQUE, Les Raisons du paysage, op. cit., p. 39.
avant que nous, Européens, nous eussions suivi la même voie 67. » C'était une eau sacrée tombait en murmurant d'un antre consacré aux Nymphes.
déjà l'opinion de Victor de Laprade, dans sa somme monumentale, Le Contre les branches ombreuses, les cigales brûlées par le soleil se
Sentiment de la Nature68, qui souligne en particulier cette carence dans la donnaient grand'peine à babiller; la grenouille verte, au loin, faisait
Bible, malgré le goût des métaphores. Mais est-ce aussi simple et devons- entendre son cri dans les fourrés de ronces épineuses ; les alouettes
nous dénier toute sensibilité paysagère à de telles sociétés, pour la raison chantaient, et les chardonnerets ; la tourterelle gémissait ; les abeilles jaune
que le mot n'existe pas dans leur langue et que leurs représentations sont d'or voletaient à l'entour des fontaines. Tout exhalait l'odeur de la belle
concises, à l'opposé des descriptions élaborées et des vues panoramiques saison opulente, l'odeur de la saison des fruits. » Paysage visuel, sonore, et
qui nous sont familières ? je n'en suis plus aussi sûr. olfactif De même dans Le Cyclope: «Il y a des lauriers, il y a de sveltes
Le Cantique des Cantiques, par exemple, n'est-il que métaphorique, cyprès, il y a du lierre noir, il y a une vigne aux doux fruits, il y a de l'eau
lorsqu'il associe la bien-aimée au renouveau printanier? «Viens donc, ma fraîche, divin breuvage que l'Aitna couvert d'arbres laisse couler pour moi
bien-aimée/ Ma belle, viens/ Car voilà l'hiver passé/ C'en est fini des de sa blanche neige. Qui préférerait à cela d'habiter la mer et les flots ? »
pluies, elles ont disparu/ Sur la terre les fleurs se montrent/ La saison vient Dans Hylas «Bientôt il remarqua une source, dans un lieu bas autour, des
des gais refrains/ Le roucoulement de la tourterelle se fait entendre/ Sur joncs poussaient en abondance, la sombre chélidoine et la pâle adiante,
notre terre/ Le figuier forme ses premiers fruits/ Et les vignes en fleurs l'ache au feuillage opulent et le chiendent à la sinueuse racine. » Dans Les
exhalent leur parfum. » Sans doute s'agit-il d'une nature jardinée, mais elle Dioscures, enfin : « Ils trouvèrent une source vive au pied d'un rocher
s'étend au-delà de l'artialisation in situ. Il en ira de même en Occident, à la lisse, pleine d'une onde limpide; les cailloux de son lit brillaient du fond
fin du Moyen Age, lorsque le regard esthétique s'élargira à la campagne de l'eau comme cristal et argent; auprès, avaient poussé des pins élevés,
environnante. La sensibilité biblique ne s'accompagne, il est vrai, des peupliers blancs, et des platanes et des cyprès à la cime feuillue, et des
d'aucune représentation picturale, ce qui s'explique par l'interdit sur les fleurs odorantes chères au labeur des abeilles velues, toutes les fleurs qui,
images. On dira donc, avec la prudence requise, qu'il s'agit d'une société sur la fin du printemps, foisonnent dans les prairies. » Obsession de l'eau
proto-paysagère de degré deux, répondant aux critères deux et quatre. «douce », opposée à la mer écumante...
Il en va de même pour la Grèce. «De prime abord, écrit Dauzat, le Si l'on remonte dans l'histoire littéraire de la Grèce, la sensibilité paysagère
sentiment de la nature paraît absent de la littérature grecque. On en n'est pas moins vive. Homère ne décrit pas seulement les jardins de Laerte
chercherait à peu près en vain des vestiges chez les prosateurs, et chez les et d'Alkinoos, il multiplie les suggestions « naturelles ». Rien ne prouve,
poètes bucoliques eux-mêmes. Lorsqu'on relit par exemple Théocrite à ce en effet, que la métaphore récurrente de «I'Aurore aux doigts de rose» (au
point de vue, on est frappé par l'indigence des descriptions, lâches, début du chant XII de l'Odyssée, par exemple) n'est pas une formule
flottantes, où un paysage flou est à peine indiqué en quelques lignes 69. » paysagère. Un cliché ? Sans doute, mais d'autant plus efficace si Homère,
Mais « quelques lignes » ne peuvent-elles suffire à décrire, ou plutôt comme l'assure Platon, est « l'éducateur de la Grèce ». On n'en finirait pas
circonscrire un véritable paysage ? Ainsi, dans Les Thalisies de Théocrite d'énumérer pareils clichés, telles les « grottes creuses », celle de Calypso
(,,le siècle avant J.-C.) «Au-dessus de nous, nombre de peupliers et en particulier, dont Homère nous décrit, de surcroît, les abords, au début
d'ormes frissonnaient et inclinaient leurs feuilles vers nos têtes tout près, du chant V : « Et une forêt verdoyante environnait la grotte, l'aulne, le
peuplier et le cyprès odorant, où les oiseaux qui déploient leurs ailes
67
Bemard BERENSON, Esthétique et histoire des arts, Paris, Albin faisaient leurs nids : les chouettes, les éperviers et les bavardes corneilles
Michel, 1953, p. 186. de mer qui s'inquiètent toujours des flots. Et une jeune vigne, dont les
68
Victor DE LAPRADE, Le Sentiment de la nature, 3 vol., Paris, 1866, grappes mûrissaient, entourait la grotte, et quatre cours d'eau limpide,
1868, 1882. tantôt voisins, tantôt allant çà et là, faisaient verdir de molles prairies de
69
Albert DAUZAT, Le Sentiment de la nature et son expression violettes et d'aches. » Encore une nature « jardinée », avec le thème,
artistique,Paris, Alcan, 1914, p. 177.
décidément archétypique, des «quatre cours d'eau », nous confirmant que bord du fleuve, et la célèbre frise de «La Flotte », avec son fond
l'artialisation in situ tend à s'étendre à la nature « naturelle » (artialisation montagneux 71.
in visu), selon une évolution que nous retrouverons bientôt dans l'Occident La civilisation romaine, surtout à l'époque impériale, présente les mêmes
chrétien. Même les paysages hostiles, de par la malédiction de Poséidon, caractères proto-paysagers : des jardins, des fresques et une poésie
ne sont pas absents de l'Odyssée: Scylla, «plongée dans la caverne creuse elliptique, celle de Virgile, par exemple, dont les spécialistes se boment,
jusqu'aux reins », et Charybde: «Il y croît un grand figuier sauvage, chargé de nouveau, à souligner les décors vagues et non localisables.
de feuilles, et, sous ce figuier, la divine Charybde engloutit l'eau noire» Pourquoi ? A-t-on besoin de localiser le début de la première
(chant XII). Bucolique ? «Tityre, tu patulae recubans sub tegmz'ne fagi... » (Tityre,
La sensibilité grecque n'en reste pas moins bucolique, comme l'atteste toi qui te reposes à l'ombre d'un vaste hêtre... ») Tout y est dit, en
Platon, lorsqu'il se plaît à décrire, au début du Phèdre (230 b, c) le décor quelques mots, comme chez La Fontaine: « Dans le courant d'une onde
du dialogue, comme pour nous inviter à entendre parler de l'amour: «Par claire » (Le Loup et lagneau), « Le moindre vent qui d'aventure/
Héra! le charmant asile ! Ce platane est d'une largeur et d'une hauteur Fait rider la face de l'eau [... ] Sur les humides bords des royaumes
étonnantes. Ce gattilier si élancé fournit une ombre délicieuse, et il est en du vent » (Le Chêne et le Roseau). J'incline aujourd'hui à penser
pleine floraison, si bien que l'endroit en est tout embaumé; et puis voici que la concision pourrait être le mode d'expression de la sensibilité
sous le platane une source fort agréable, si je m'en rapporte à mes pieds.
paysagère dans les sociétés qui n'ont pas, comme la nôtre, une
[... ] Remarque en outre comme la brise est ici douce et bonne à respirer;
elle accompagne de son harmonieux chant d'été le choeur des cigales ; vision panoramique - en largeur et en profondeur - du paysage ; ce
mais ce qu'il y a de mieux, c'est ce gazon en pente douce qui est à point qui n'est d'ailleurs pas le cas de la Rome impériale, qui produit une
pour qu'on s'y couche et qu'on y appuie confortablement sa tête. Tu serais authentique peinture de paysage, comme en témoignent, tout
un guide excellent pour les étrangers, mon cher Phèdre. » Polysensorialité. particulièrement, les célèbres fresques pompéiennes du Musée
L'ombre, la brise, le gazon et la philosophie... Il ne manque qu'un mot, archéologique de Naples. je me garderai d'entrer dans l'analyse des
pour dire le paysage, mais était-il indispensable ? styles et de me prononcer sur la pertinence des déterminations -
Les arts plastiques ne sont pas en retrait et Gérard Siebert, dans un article «réalisme »., «illusionnisme», «impressionnisme » - auxquelles les
stimulant, où il évoque les «paysages rêvés » des vases attiques, souligne spécialistes ont parfois recours. je renvoie, sur ce point, à l'étude
que «c'est une peinture de citadins pour des citadins70 ». Il en ira de même que Willem Peters a consacrée au «Paysage dans la peinture
en Orient et en Occident, quelques siècles plus tard. Cette tradition proto- murale, de Campanie72 » je n'essaierai pas davantage d'aborder à
paysagère est d'ailleurs fort ancienne, si l'on en juge par les fresques de
Santorin (deuxième millénaire avant J.-C.), qui nous offrent d'authentiques mon tour l'épineuse question de la perspective antique, dont a traité
paysages, même si la représentation n'obéit pas - mais pourquoi le devrait- Panofsky dans le second chapitre de son livre, aussi célèbre que
elle ? - à nos canons modernes, ceux de la perspective en particulier: «Le
Printemps», avec ses rochers semés de lis et ses hirondelles, « Les Trois 71
Voir aussi les fresques minoennes dites « des perdrix », « des lys », « de
Papyrus », «Le Paysage semitropical », avec son chat et son canard au l'oiseau bleu», et, en Égypte, les « fleurs de nénuphars avec canards »,
datant de la XVIIIème dynastie.
72
Willem PETERS, « Le paysage dans la peinture murale de
Gérard SIEBERT, « Paysans et paysages attiques », in Tranquillitas.
70 Campanie», dans La Peinture de Pompéi, Paris, Hazan, 1993, pp.
Mélanges en l'honneur de Tran tam Tinh, Québec, Éditions Hier pour 277-29 1. Voir aussi Erich LESSING et Antonio VARONE,
Aujourd'hui, 1994, p. 528. POMPEI, Paris, Terrail, 19951.
contesté, La Perspective comme forme symbolique; mais je rejoins artistique et linguistique comparable à celui qu'a connu l'Occident quinze
son opinion, lorsqu'il souligne que « dans les peintures des Anciens siècles plus tard : l'apparition d'un néologisme (ici un hellénisme), pour
conservées jusqu'à nos jours, on ne peut en déceler aucune qui désigner à la fois car il est malaisé de déterminer la priorité - la
possédât un point de fuite unique73». Les effets de profondeur n'en représentation artistique et l'objet naturel.
On serait même tenté d'aller plus loin, au témoignage de Pline le jeune,
sont pas moins évidents, comme on peut s'en convaincre devant les
qui, dans sa lettre à Domitius, où il dépeint sa villa de Toscane, témoigne
fresques de la «maison du Verger », de la « maison des Vetii», de d'un regard qui n'est pas très éloigné de ce que j'ai nommé l'artialisation in
la «maison des Pygrnées » (ill. 4), de la «maison de l'Amour fatal», de visu: «Le pays est très beau (Regionis forma pulcherrima). Représentez-
la « maison de Méléagre », du temple d'Isis, de la «maison de Poppée ». vous un immense amphithéâtre (Imaginare amphitheatrum aliquod
Dira-t-on que la première condition de Berque n'est pas remplie, puisque le immensum). [... ] Vous aurez le plus vif plaisir à apercevoir l'ensemble du
mot n'existe pas ? Rien n'est moins sûr, si l'on en juge par ce témoignage pays depuis la montagne, car ce que vous verrez ne vous semblera pas une
de Pline l'Ancien: « Nous devons rendre justice à Studius, de l'époque du campagne, mais bien un tableau de paysage d'une grande beauté.» On
divin Auguste, lequel, le premier, inaugura un genre ravissant de peut, certes, contester la traduction, assez ancienne, des Belles Lettres, qui
décorations murales, constitué de villas, portiques et divers genres de abuse un peu du «paysage » ; mais comment résister à cette tentation,
paysages (ac topiaria opera) : bois sacrés et forêts, collines, piscines, quand, quelques lignes plus loin, Pline s'émeut au «jucundum prospectum
fosses, fleuves, plages, tout ce que chacun peut désirer; et des hommes au », le charmant spectacle des vignes qu'il voit de sa fenêtre ?
travail qui se promènent ou se rendent vers leurs villas sur un âne ou en Voilà bien des raisons d'accorder à la Rome impériale et aristocratique,
carrosse ; ou bien encore pêchent, visent des oiseaux, partent à la chasse celle des villas pompéiennes et de leurs peintres, la dignité paysagère.
ou vendangent74. » Est-ce solliciter le texte latin que de le traduire par Mais, quoi qu'il en fût, c'est l'occasion d'une remarque méthodologique: ne
«genres de paysages » ? Il apparaît plutôt que nous avons là des pas avoir l'obsession du lexique, comme si l'absence des mots signifiait
représentations artistiques (opera), de pays (topiaria), « topiaires », et toujours celle des choses et de toute émotion. Sans doute la dénomination
donc « paysagères ». S'agit-il d'un cas isolé ? Non, puisque «topia», au est-elle essentielle ; mais la sensibilité, paysagère en l'occurrence, peut se
neutre pluriel, est présent chez Vitruve, qui, décrivant les «premiers décors frayer d'autres voies, s'exprimer par d'autres signes, visuels ou non, qui
pariétaux », souligne que cette décoration était fondée «sur la diversité des requièrent, de l'interprète, une attention scrupuleuse : ni suspicion ni
paysages » (varietatibus topiorum) et évoque, quelques lignes plus loin, superstition à l'égard du langage.
les « errances d'Ulysse à travers les autres paysages et tous les autres
décors créés par la nature » (Uixis errationes per topia ceteraque, LA «CÉCITÉ » MÉDIÉVALE
quae...)75. Topiaiia désigne déjà, chez Cicéron, l'art du jardin décoratif,
tandis que topiarius nomme le jardinier. On aurait donc un phénomène Cette vigilance, il nous faut l'exercer à l'égard du Moyen Âge. Une
lecture rapide conduit en effet à conclure qu'il aurait évincé, avec le
73
Erwin PANOFSKY, La Perspective comme forme symbolique, Paris, paganisme, toute représentation naturaliste, et donc paysagère. Il n'en est
Ed.de Minuit, 1975, p. 71. Panofsky n'en évoque pas moins les rien, et l'on constate que l'art byzantin s'est plu, au contraire, à multiplier
«représentations authentiquement perspectives de ce qu'on appelle le les signes profanes, mais pour les assujettir à des scènes sacrées, dont ils
deuxième style pompéien » (p. 83). Voir également son analyse de la « sont les emblèmes, et donc les satellites. Ainsi, à Ravenne, au mausolée
scénographie » de Vitruve (pp. 68-69). de Galla Placidia, la «Lunette du Bon Pasteur» (Vème siècle), à
74
PLINE L'ANCIEN, Histoire naturelle, XXXV, 1 1 6, 117, cité et traduit Sant'Apollinare Nuovo, «Les Rois Mages » (VIème siècle), à
par W. PETERS, art. cité, p. 279. Sant'Apollinare in Classe, « Le Pré mystique» (VIème siècle). Il n'y a
75
VITRUVE, De Architectura VII 5 2. donc pas, à strictement parler, de paysages, même si l'édification des
fidèles, en ces lieux prestigieux, ne peut pas ne pas induire une sensibilité » Ne soyons pas injustes, ni naïfs, nous qui avons dû attendre le XVIII
«proto-paysagère », par le truchement de scènes récurrentes : « La Fuite en ème siècle pour y être sensibles (voir plus loin). « C'est, dit encore
Égypte » (baptistère de SaintJean, Florence, XII siècle), « Création d'Ève Christiane Deluz, un regard au ras du sol, au bord du chemin78. » Il faudra,
» (San Marco, XII ème siècle), etc. précisément, se modeler un autre regard, distant, panoramique, pour
La littérature semble parfois plus audacieuse. Outre la description des inventer le paysage.
jardins (voir plus haut), elle témoigne d'une sensibilité croissante à la
campagne, dans le Perceval de Chrétien de Troyes par exemple: « Ils
avaient autour d'eux la plus belle campagne qu'on puisse imaginer, et
LE PAYSAGE EN CHINE
bientôt ils entrèrent dans la plus belle des villes. La mer baigne ses murs,
et son port est plein de bateaux qui viennent des plus lointains pays du On mesure mieux cette « cécité », si on compare la société médiévale,
monde. Les forêts d'alentour sont superbes et giboyeuses ; les coteaux assurément proto-paysagère, à celle de la Chine ancienne qui réunit,
sont couverts de vignes ; on peut voir jusqu'à l'horizon des labours, des plusieurs siècles avant elle, les quatre conditions de Berque. Le paysage,
jardins, des vergers de riche apparence76. » Mais, si vive que soit cette genre réputé inférieur, jusqu'à une date récente, dans la hiérarchie des
sensibilité au « pays» environnant (et jardiné), elle n'autorise certainement académies occidentales., bénéficie au contraire, aux yeux des lettrés
pas à la traduire par le mot «paysage », évidemment anachronique: « Il lui chinois, d'une position éminente, qui serait originairement liée à l'influence
prend l'envie d'aller voir le paysage du haut de la tour. Il monte avec le du taoïsme79. Ce qui n'empêche pas ces figurations paysagères d'apparaître
nautonier par l'escalier à vis sous la voûte, et ils arrivent au sommet. Ils profanes, dans la mesure où les scènes ne comportent aucune référence
voient le pays d'alentour, plus beau qu'on ne pourrait le dire77. » Une telle religieuse explicite, comme ce sera le cas en Europe jusqu'au début du
sensibilité est d'ailleurs rare, sinon exceptionnelle, et Marco Polo, au long XVI ème siècle.
de ses pérégrinations, pourtant fabuleuses, qui le conduisent jusque dans 1) La langue chinoise possède un mot, et même deux, pour désigner
les contrées et les îles les plus exotiques, ne s'extasie que devant les le paysage: shanshui, littéralement «montagne-eau », et fengiing, « formé
jardins. Du reste du pays, aussitôt recensé «( ci devise... »), il n'y a rien à du caractère "vent" et d'un caractère qui signifie "scène", avec une forte
dire. connotation de luminosité [... ] fengiing évoque plutôt l'ambiance du
D'autres voyageurs nous le confirment. Christiane Deluz a montré que les paysage, et shanshui plutôt ses motifs. Au demeurant, comme en français,
pèlerins du XIV ème siècle, s'ils ont, à l'occasion, un sentiment de la
nature, n'ont pas, à strictement parler, le sens du paysage, même lorsqu'ils
découvrent les hauts lieux de la Bible. Si, d'aventure, ils emploient
l'épithète pulcher, c'est toujours à propos de jardins ou de vergers. Ainsi
Jacques de Vérone, redescendant du Sinaï et parvenant à cette vallée, « in
78
Christiane DELUZ, « Sentiment de la nature dans quelques récits de
qua est unum pulchrum jardinum seu hortus, qui inigatur ab uno fonte et pèlerinage au XIV ème siècle », dans Études sur la sensibilité au Moyen
est plenus vineis, arboribus, oliveis ». Il ne faut pas s'en étonner : le seul Àge, Paris, C.T.H.S., 1979, pp. 74, 75, 76. Même cécité chez le
pays alors paysagé (in situ) est le jardin, frais, humide, paisible et chroniqueur de Saint Louis : « Joinville a beau s'embarquer à Aigues avec
nourricier. Les lieux de délices ne pouvaient être que des jardins [ ]. Le Saint Louis, assister à la prise de Damiette, à la crue du Nil, combattre les
désert n'est jamais dit beau, non plus que la mer », ni la « haute montagne. mameluks à Mansourah, subir la dure captivité musulmane; du Nil, il ne
voit que les eaux jaunes, responsables du désastre. Rien sur les villes
76
CHRÉTIEN DE TROYES, Perceval ou le Roman du Graal, Paris, égyptiennes, sur les moeurs des habitants, sur le climat, la faune, les
Gallimard, 1974, p. 313. sables... » (Roger AUTHÉ, L‘Exotisme, Paris, Bordas, 1985, p. 49).
77
Ibid., p. 191. 79
James CAHILL, La Peinture chinoise, Genève, Skira, 1995, p. 25
ces deux termes peuvent désigner aussi bien la chose que la représentation chair. [... ] La montagne a les cours d'eau pour artères, les herbes et les
de la chose80. » arbres pour chevelure, les brumes et les nuages pour teint. C'est pourquoi
2) La culture chinoise multiplie les représentations littéraires. Il n'est la montagne doit à l'eau la vie qui l'anime, aux herbes et aux arbres sa
pas rare que les peintres calligraphient sur leurs rouleaux des beauté, aux fumées et aux nuages son charme. L'eau a la montagne pour
commentaires plus ou moins poétiques et, surtout, les écrits sur le paysage visage, les kiosques et les pavillons comme sourcils et yeux, la pêche
abondent au fil des dynasties. Nicole Vandier-Nicolas81en dresse une liste comme source d'animation. Aussi l'eau doit à la montagne sa séduction,
impressionnante : Introduction à la peinture de paysage, de Tsong Ping (V aux kiosques et aux pavillons sa clarté et sa gaieté, à la pêche sa poésie.
ème siècle), Houa chan-chouei louen, attribué à Wang Wei (VI ème Ainsi sont agencées les montagnes et les eaux 86»
siècle), Chan-chouei k'iue, attribué à Li Tch'eng (X ème siècle), Chan- 3) Les représentations picturales, dont certaines, comme La Nymphe
chouei tchoen ts'iuanki, de Han Tchouo (XI ème siècle), etc. Ce qui de la rivière Lo, remonteraient au IV ème siècle, confirment l'éminence et,
frappe, à la lecture de ces traités, sans équivalent en Occident, c'est leur bientôt la prépondérance du genre sous les Tang, les «Cinq dynasties », les
caractère hautement intellectuel, ainsi que la précision méticuleuse des Song et les Yuan. Si la perspective linéaire n'est pas toujours respectée,
codes et des préceptes. Nicole Vandier-Nicolas insiste en particulier sur aux yeux d'un Occidental formé à la discipline albertienne, dans la mesure
l'utilisation systématique, au niveau de la technique picturale, de où l'horizon se situe beaucoup trop haut, à l'instar des enluminures du
l'opposition du yin et du yang82. Il serait sans doute téméraire de prétendre «Calendrier » des Très Riches Heures du duc de Beny (voir plus loin), il
dégager une unité thématique en ces textes, qui s'échelonnent sur plusieurs arrive qu'elle soit assez bien maîtrisée Première neige sur le fleuve de Kao
siècles, mais on est impressionné par l'exigence spirituelle qui les anime, K'o-ming (XI ème siècle), Un village au bord du fleuve (anonyme, XI ème'
et qui tient sans doute au fait que «l'intérêt pour la peinture paysagiste ou XII ème siècle) (ill. 5), Lumière du soir sur un village de pêcheurs,
paraît surtout s'être développé dans l'intelligentsia83», au moins sous la attribué à Mouk'i (XI ème siècle) (ill. 6), Habitation dans les monts Fou-
dynastie des Song du Nord. «Quand on peint un paysage l'idée (yi) précède tch'ouen, de Houang Kong-wang (xrv'siècle) - ce qui semble prouver que
le pinceau84. » D'où une conséquence, qui nous est désormais familière: la « perspective ascendante », si l'on peut user d'un tel concept, n'est pas
«En Asie orientale comme ailleurs, le paysan est en effet dans le paysage une maladresse, mais un parti pris esthétique. Au reste, la technique du
qu'il élabore ; il n'est pas censé le voir, et du reste, effectivement, il ne le lavis, chez Kouo Hi par exemple, en échelormant les taches dont la clarté
regarde pas comme paysage85. » Quoi qu'il en soit, on reste émerveillé augmente en fonction de l'éloignement par rapport au spectateur, permet
devant la rigueur et la subtilité des prescriptions de Kouo Sseu, dans ses de produire une perspective atmosphérique analogue, en son genre, à celle
Commentaires sur le paysage: «Mettre trop l'accent sur les figures qu'inventera, au xv ème siècle, la peinture occidentale, avec la profondeur
humaines, c'est pécher par vulgarité ; donner trop d'importance aux des trois plans, ocre, vert et bleu.
pavillons et aux temples, c'est pécher par confusion; trop s'attacher [à la 4) Il s'y ajoute, enfin, l'art des jardins, à commencer par celui de
représentation] des pierres, c'est ne montrer que l'ossature [du paysage] ; Koubilaï (voir plus haut). Il est, à cet égard, notable que Marco Polo, qui
trop insister sur [la représentation] de la terre, c'est lui donner trop de s'extasie devant l'oeuvre du grand khan, ne fait jamais mention de la
peinture de paysage, restée florissante sous la dynastie Yuan, avec Ts'ien
80
A. BERQUE, Les Raisons du paysage, op. cit., p. 73. Siuan, Tchao Mong-fou, Kao K'o-kong, pour ne citer que quelques noms.
81
Nicole VANDIER-NICOLAs, Esthétique et peinture de paysage en Nouveau signe de la « cécité » occidentale. Il faudra attendre les XIVe et
Chine (des origines aux Song), Paris, Klincksieck, 1982. XV ème siècles pour que l'Europe, si jalouse de ses priorités esthétiques,
82
Ibid., pp. 12, 34, 37, 50, 53, 57.
83
Ibid., p. 4 1. 86
Kouo Sseu, Commentaires sur le paysage, cité par N. VANDIER-
84
Ibid., p. 3 1. NICOLAS, Esthétique et peinture de paysage en Chine, op. cit., pp. 92 et
85
A. BERQUE, Les Raisons du paysage, op. cit., p. 80. sq.
accède enfin, et fort laborieusement, ainsi qu'on va le voir, au statut de
société paysagère...
du XV ème siècle. L'interprétation, autrefois proposée par Humboldt et
CHAPITRE IV
Schlegel, pour qui le paysage serait la création de «l'homme urbanisé du
NAISSANCE DU PAYSAGE Nord88 », paraît déjà plus plausible. Mais pourquoi les villes flamandes
EN OCCIDENT furentelles, plus que celles d'Italie, inspiratrices, instauratrices de paysages
? On peut méditer à l'infini sur cette propension du Nord à la peinture de
paysage. Est-elle d'origine géographique, climatique, sociologique ? je me
rallierais volontiers à cette dernière hypothèse, mais sans pouvoir la
valider. Quoi qu'il en soit, les grandes écoles du paysage sont
Vico prétendait que «1es sciences doivent prendre pour point de départ le septentrionales : flamande au XVème, néerlandaise au XVI éme anglaise
commencement de l'objet dont elles traitent», et Lévi-Strauss, à la fin de aux XVIII et XIX ème française, enfin, au XXe, avec l'école de Barbizon,
Tristes Tropiques, évoque, dans une page célèbre, «la grandeur des puis les impressionnistes, ce chant du cygne de la peinture de paysage, qui
commencements ». Or le commencement du paysage européen, c'est le XV va décliner quelques décennies après avoir été reconnue comme genre
ème siècle, et je me propose de dégager les traits essentiels du modèle majeur.
pictural, tel qu'il s'élabore à cette époque, bien avant de recevoir son nom
et de modeler, artialiser in visu, des siècles de perception occidentale. LA NATURE LAÏCISÉE. LE TACUINUM
Ce n'est évidemment pas un hasard si, avec la perspective picturale et sa
codification albertienne, se constituent simultanément le « cube scénique » SANITATIS ET LES CALENDRIERS
(Francastel), le Raumkasten (Panofsky), d'une part, et le fond de paysage,
d'autre part. Cette solidarité n'autorise pourtant pas à parler, avec Anne
Cauquelin, d'une «naissance conjointe du paysage et de la peinture » et L'histoire de l'art est énigmatique. Pourquoi la peinture italienne, si
moins encore à décréter que la « question » de la peinture « dès sa novatrice au Trecento, n'a-t-elle pas inventé le paysage ? Pourquoi l'audace
naissance a été la question du paysage, au point que l'un ne peut se passer d'un Lorenzetti reste-t-elle sans lendemain ? On s'accorde à voir dans Les
de l'autre87 ». Il est vrai que le paysage occidental, en tant que schème de Effets du Bon Gouvernement (vers 1340) l'un des premiers paysages
vision, est originairement pictural, comme, d'ailleurs, le shanshui chinois, occidentaux. On mentionne moins souvent, sans doute en raison de leur
et qu'il est resté durablement, même en littérature, essentiellement format, deux minuscules tableaux du même Lorenzetti, conservés à la
tabulaire ; mais la réciproque est spécieuse. Ce n'est pas la peinture qui a pinacothèque de Sienne, Château au bord du lac et Ville sur la mer (ill. 7
induit le paysage, mais cette peinture-là, qui, inventant un nouvel espace et 8), dont la profondeur est assurément défectueuse, selon les règles des
au Quattrocento, y a inscrit, progressivement et laborieusement, ce perspectives linéaire et atmosphérique, mais qui témoignent d'une volonté
paysage-là. de laïciser le pays, en le libérant de toute référence religieuse. On aperçoit
J'ai dit « Quattrocento » par mauvaise habitude, car notre paysage nous est même, dans l'angle inférieur droit du second tableau, une petite scène,
venu du Nord, et non de l'Italie. Il ne faut pourtant pas forcer ce constat. éminemment profane : une femme nue, qui baigne ses pieds dans l'eau
On est allé jusqu'à prétendre que le paysage était une invention «
protestante ». je ne vois pas pourquoi «l'éthique du protestantisme » aurait
produit la représentation paysagère. De toute façon, une telle référence est 88
Voir Roland RECHT, La Lettre de Humboldt, Paris, Bourgois, 1985,
anachronique, si l'on remonte aux commencements, c'est-à-dire au début pp. 52-53. Cette thèse serait d'origine italienne et remonterait au XVI ème
siècle (Paolo Pini, 1545).
87
Anne CAUQUELIN, L’Invention du paysage, Paris, Plon, 1989,
pp. 79 et 131.
d'une crique... Mais, comme le souligne Kenneth Clark, ces paysages La question des Tacuina (ou Theatra) sanitatis, également soulevée par
«demeurent sans postérité pendant presque un siècle89 ». Otto Pâcht, apparaît encore plus complexe, dans la mesure où ces traités, à
Il en va de même des herbiers, à finalité médicinale, auxquels Otto Pâcht a la différence des herbiers, expriment, incontestablement, une volonté
consacré un important chapitre de son livre Le Paysage dans l'art italien. paysagère, qui va bien au-delà des légendes hygiéniques. « Tacuinum est
Leurs qualités naturalistes sont impressionnantes, mais sans véritable un nom forgé de l'arabe que l'on n'a pas cherché à traduire mais auquel on
influence sur la représentation picturale, encore inféodée à la commande a ajouté une terminaison latine. Le titre arabe était Taqwim as-sihha,
religieuse «Ce n'est pas l'Italie qui recueillit les fruits de ces prouesses Taqwim signifiant "table des matières" et as-sihha, "de la santé". Le
exceptionnelles qui, au prix d'efforts acharnés, ouvrirent de nouvelles dessein était donc clair: il s'agissait de proposer, de façon intelligible et
dimensions au monde de l'expérience visuelle. À l'exception de Pisanello, très visuelle, une synthèse des connaissances médicales de l'époque
les peintres italiens du Quattrocento tirèrent rarement parti de la touchant soit aux aliments, soit à tout ce qui pouvait influer sur la santé :
découverte du monde animal et végétal, traitant les immenses ressources la vie dans la maison et au-dehors, les activités diverses, les émotions et
de ce nouveau matériau comme une curiosité servant à rehausser les humeurs, jusqu'au choix des vêtements et à l'influence des saisons91. »
l'ornementation et les éléments secondaires. Ce fut dans le Nord, en Le texte, traduit de l'arabe, offre une recension, au demeurant
France, et surtout dans les Flandres et aux Pays-Bas, que les peintres passionnante, de préceptes et de recettes. « Quant aux illustrations, elles
assimilèrent la leçon implicite du naturalisme descriptif et différenciateur reflètent, avec une étonnante fidélité, la vie en Italie du Nord à la fin du
découvert par les artistes de l'Italie septentrionale à l'époque du Trecento. XV ème siècle92 », ce qui a sans doute conduit les éditeurs à publier
Et ce sont eux également qui produisirent, presque immédiatement, un l'intégralité du Tacuinum sanitatis de la Bibliothèque nationale d'Autriche
style naturaliste homogène. Les écoles du Nord envisagèrent en effet le sous un titre d'allure sociologique: L'Art de vivre au Moyen Âge.
problème sous un angle totalement différent: dans leurs études ou leurs On est impressionné par la qualité de ces planches et par leur volonté de
peintures, ces artistes ne représentaient pas les spécimens botaniques laïcisation, comme si l'artiste, en ce domaine autorisé, pouvait donner libre
comme des objets isolés, ainsi que le faisaient les spécialistes italiens, cours à son inspiration profane et paysagère, sous le couvert de la
mais concevaient l'animal ou la plante comme étant inséparable de son pharmacopée, d'origine arabe, mais d'inspiration hippocratique (la théorie
environnement naturel, de son espace vital, de son milieu. Par conséquent, des humeurs) et galienne «L'idée qui était à la base des illustrations de ce
dans le Nord, la découverte de la nature ne pouvait qu'aboutir à la Tacuinum était de représenter l'objet mentionné dans le texte (plante,
découverte de la peinture de paysage. Qu'il faille mettre cette réussite au animal, etc.) non pas comme un "spécimen de musée" isolé, mais dans son
crédit de l'art du Nord est un fait indiscutable, qui fait partout l'unanimité. environnement naturel93. » «Il s'agit donc d'un manuel de diététique,
Mais, comme dans le développement du graphisme des figures et de la accompagné de tous les préceptes qui permettent de vivre en bonne santé,
représentation de l'espace, là non plus, il ne faut pas négliger l'apport de et qui prend également en compte ce que nous appellerions
l'Italie. En fait, toute recherche impartiale montrerait que ce sont les l'environnement94. » «Autour de chaque arbre s'ébauche une scène de
Italiens qui furent les premiers à individualiser les décors de paysage et
que c'est sous leur influence que l'on poursuivit des expériences similaires
dans le Nord, où la peinture de paysage finit par se constituer en un genre
91
Daniel POIRION et Claude THOMASSET, L'Art de vivre au Moyen
indépendant90. » Âge. Codex Vindobonensis Series Nova 2644 conservé à la Bibliothèque
nationale dAutriche, Paris, Editions du Félin, 1995, N. d. É., p. 7.
89
K. CLARK, L'Art du paysage, op. cit., p. 13. 92
D. POIRION et C. THOMASSET, ibid., N. d. É., p. 8.
90
OTTO PÀCHT, Le Paysage dans l'art italien. Les premières études 93
0. PÂCHT, L-e Paysage dans l'art italien, op. cit., p. 76
d'après nature dans l'art italien et les premiers paysages de calendriers, 94
D. POIRION etC. THOMASSET, L'Art de vivre au Moyen Âge, op.
Saint-Pierre de-Salerne, Gérard Monfort, 1991, pp. 66-68. cit., p. 49.
genre, parfois préromantique95», épithète évidemment anachronique, mais nombreux tableaux du Quattrocento italien, où le disparate entre la scène
qui exprime bien la surprise et l'émerveillement du lecteur devant une telle et le fond est manifeste.
scénographie, qui n'ignore pas toujours la profondeur, si elle ne maîtrise Cette double opération, nous en trouvons l'ébauche chez les miniaturistes
pas la perspective : la récolte des melons doux, celle des choux (ill. 9), français. Comme l'a montré Jirina Sokolova, l'atelier de Jacquemart de
celle des épinards, « poisson frais » (ill. 10), la planche de l'eau Hesdin met en place, dès la seconde moitié du XIV ème siècle, les
alumineuse, la chasse aux animaux terrestres96, dont la perspective éléments du futur dispositif paysager: « L'espace des scènes de paysage
«ascendante» n'est pas sans annoncer celle, moins fruste, du « Calendrier » commence à s'approfondir [... ] à l'aide de la multiplication des plans du
des Très Riches Heures du duc de Berry. On reste perplexe : pourquoi ces paysage, d'une part, et de la diminution de leurs détails éloignés, d'autre
Tacuina et Theatra sanitatis, de Vienne, de Rome (bibliothèque part97. » je ne crois pas que l'on puisse vraiment parler d'une «construction
Casanatense) ou de Paris (Bibliothèque nationale) n'ont-ils pas influencé en perspective98», mais il est incontestable que la profondeur s'élabore,
l'art italien, l'engageant, avant le Nord, dans la voie paysagère ? J'incline à éloignant et désacralisant les éléments paysagers, selon ce qu'on pourrait
croire qu'il s'agit là d'une question de genres. La «grande » peinture, appeler une loi de laicisation croissante. je ne crois pas non plus que l'on
d'inspiration religieuse, se déploie en d'autres lieux et sur d'autres supports, puisse soutenir, avec Panofsky, que la miniature « même sans Gutenberg,
à l'écart des représentations profanes, réduites aux traités spécialisés et serait morte d'une "overdose" de perspective99 ». Mais le grand historien a
sans doute réservées à un public restreint. Quoi qu'il en soit, on a le raison de souligner que, dans les «Mois » de Jean Pucelle, «nous n'avons
sentiment que le paysage se cache, ou se glisse discrètement, sinon plus sous les yeux que des paysages, avec des arbres dénudés en janvier,
subrepticement, dans des productions mineures, formats réduits de une forte pluie en février, des branches en bourgeons en mars, des fleurs
Lorenzetti, planches médicinales ou «calendriers » des enlumineurs. en mai, un champ de blé mûr en juillet, des feuilles qui tombent durant les
Avec le recul, nous pouvons dire que l'invention du paysage occidental mois d'automne. [... ] Si schématiques et rudimentaires qu'ils soient, ces
supposait la réunion de deux conditions. D'abord, la laïcisation des petits paysages - surmontés, chacun, d'une arcade au-dessus de laquelle le
éléments naturels, arbres, rochers, rivières, etc. Tant qu'ils restaient soleil se déplace de gauche à droite au cours de l'année annoncent un
soumis à la scène religieuse, ils n'étaient que des signes, distribués, transfert d'intérêt, véritablement révolutionnaire, de la vie de l'homme à la
ordonnés dans un espace sacré, qui, seul, leur conférait une unité. C'est vie de la nature; ils sont les modestes ancêtres des miniatures du calendrier
pourquoi, au Moyen Âge, la représentation naturaliste n'offre aucun intérêt des Très Riches Heures du duc de Berry, de Chantilly, et, plus
: elle risquerait de nuire à la fonction édifiante de l'oeuvre. Il faut donc lointainement, des Saisons de Pieter Bruegel100 » On doit, par ailleurs, au
que ces signes se détachent de la scène, reculent, s'éloignent, et ce sera le
rôle, évidemment décisif, de la perspective. En instituant une véritable
97
Jirina SOKOLOVA, Le Paysage dans la miniature française à l'époque
profondeur, elle met à distance ces éléments du futur paysage et, du même gothique (1250-1415), Prague, 1937, p. 297.
coup, les laïcise. Ils ne sont plus des satellites fixes, disposés autour des
98
Ibid.
icônes centrales, ils forment l'arrière-plan de la scène (au lieu du fond doré
99
Erwin PANOFSKY, Les Primitifs flamands, Paris, Hazan, 1992, p. 62.v
de l'art byzantin), et c'est tout différent ; car là ils se trouvent à l'écart et
100
Ibid., pp. 71-73. De même, dans les Heures de Bruxelles, « on assiste à
comme à l'abri du sacré. Mais les voilà condamnés à se forger leur unité. la naissance du naturalisme dans la peinture de paysage septentrionale.
Telle est la seconde condition: il faut désormais que les éléments naturels Les rochers italianisants, naguère simples accessoires de décor, se
s'organisent eux-mêmes en un groupe autonome, au risque de nuire à transforment en panoramas de pentes ou de chaînes montagneuses» (pp.
l'homogénéité de l'ensemble, comme on peut le constater dans de 100-101). Le livre monumental de Panofsky n'en est pas moins décevant.
Le souci érudit des attributions empêche le célèbre historien d'accorder aux
95
Ibid., p. 29. peintres flamands du XV ème siècle l'importance qu'ils méritent quant à
96
Successivement : ff" 21 r' , 23 r' , 27 r' , 82 r' , 90 r' et 96 r' . l'invention du paysage, dont, à vrai dire, Panofsky ne s'occupe guère, ce
Maître de Boucicaut une invention considérable: «En observant qu'aux que les moissonneurs, surplombent le cortège, qui, au premier plan,
approches de la terre le ciel perdait de sa substance et de sa couleur, il s'ajuste mal au paysage. C'est pourquoi je ne partage pas l'avis de jirina
observa que les objets perdaient également de leur substance et de leur Sokolova, quand elle prétend que «le paysage du retable de Gand, ou celui
couleur en s'enfonçant dans le lointain: les arbres, les hauteurs et les de La Vierge au chancelier Rolin (ill. 13), [s'il] surpasse, bien entendu, à
constructions les plus éloignées prenaient des allures fantomatiques, leurs maints égards, les scènes de paysage du Calendrier de Chantilly, [... ] n'en
contours se dissolvaient dans l'atmosphère, et leur couleur locale se noyait est pas moins essentiellement semblable102 ». Le jugement vaudrait, à la
dans une brume bleuâtre ou grisâtre. Bref, le Maître de Boucicaut rigueur, pour le retable, dont le panneau central - «L'Adoration de
découvrit la perspective atmosphérique, et l'on peut apprécier ce que cela l'Agneau » - est, du point de vue de la construction spatiale, et en dépit de
représentait au début du XV ème siècle, si l'on songe que Léonard de sa vision panoramique, quelque peu archaïque à nos yeux. Il est, en
Vinci dut encore combattre la croyance erronée selon laquelle un paysage revanche, fort discutable, quant à la veduta du «chancelier Rolin », dont
s'assombrit, au lieu de s'éclaircir, en proportion de sa distance par rapport l'organisation est tout à fait différente et représente un progrès
au spectateur101. » considérable. Paradoxe : en un sens, les Très Riches Heures vont plus
Une étape, plus spectaculaire encore, est franchie avec Pol de Limbourg. loin, puisque le paysage, totalement laïcisé, accède à l'autonomie. Mais
Dans le «Calendrier » des Très Riches Heures du duc de Berry (début du ces miniatures vont moins loin dans la mesure où, dans ses vedute, Van
XV ème), la laïcisation spatiale, mais aussi temporelle, puisque le cycle Eyck produit de véritables paysages. Il suffit de regarder «par la fenêtre »
des saisons se substitue à la chronologie liturgique - paraît acquise et la pour mesurer la différence.
plupart des éléments, empruntés à la réalité historique (châteaux de
Lusignan, de Dourdan, île de la Cité, etc.), sont intégrés dans un tout L'INVENTION DE LA FENÊTRE
autonome, auquel ne manque que l'organisation rigoureuse de la Car l'événement décisif, que les historiens ne me semblent pas avoir
profondeur, en raison de ce que j'ai appelé la perspective « ascendante », assez souligné, est l'apparition de la fenêtre, cette veduta intérieure au
comme on peut le constater dans le mois de février (ill. 11), où les scènes tableau, mais qui l'ouvre sur l'extérieur. Cette trouvaille est, tout
supérieures, dans un souci de visibilité, fort séduisant d'ailleurs, sont simplement, l'invention du paysage occidental. La fenêtre est en effet ce
situées trop haut, et donc trop près, par rapport au premier plan, où un cadre qui, l'isolant, l'enchâssant dans le tableau, institue le pays en
couple impudique se réchauffe le bas-ventre devant une cheminée; ou dans paysage. Une telle soustraction - extraire le monde profane de la scène
le mois d'août (ill. 12), dont les baigneurs, pareils à des grenouilles, ainsi sacrée est, en réalité, une addition : le age s'ajoutant au pays.
qui ne laisse pas d'étonner. On peut en dire autant de Svetlana ALPERS et Le Quattrocento, qui crée le cube scénique, c'est-à-dire un volume
de son livre, au demeurant stimulant, L'Art de dépeindre. La peinture quadrangulaire pour y inscrire, en perspective, une scène, se heurte à un
hollandaise au XVI ème,( siècle, Paris, Gallimard, 1990. L'ouvrage, il est obstacle : la clôture de ce cube. On en sort, certes, par le devant, du côté
vrai, traite d'une période postérieure, mais, dans la mesure où l'auteur du peintre et du spectateur, mais cette issue est fictive puisque, par
n'hésite pas à remonter jusqu'au XV ème siècle, on était en droit d'espérer principe, on ne voit rien, sauf si l'insertion d'un miroir - autre trouvaille
une analyse des origines du paysage néerlandais. Espoir déçu. La double flamande, à ce qu'il semble introduit un effet de reflet à l'intérieur du
hypothèse d'un rôle décisif de la «chambre obscure» (pp. 47, 69 et sq., 91, tableau. Mais la véritable solution, c'est évidemment la fenêtre, qui troue,
97, 105, etc.) et d'un modèle képlérien ne saurait évidemment être éclaire et laïcise la clôture sombre de la scène. Pourquoi cette seconde
appliquée à l'art septentrional du XV ème siècle. veduta, si le tableau, selon la formule d'Alberti, est lui-même une «fenêtre
101
E. PANOFSKY, Les Primitifs flamands, op. cit., pp. Il 5-116.
102
J. SOKOLOVA, Le Paysage dans la miniature française..., op. cit., p.
312.
ouverte » ? Ne peut-il pas s'ouvrir directement sur un paysage, proche ou siècle précédent (on note un phénomène semblable dans L'Agonie au
lointain ? Sans doute, mais on constate, chez les peintres italiens qui jardin des Oliviers de Mantegna). Là se lit, comme en creux, la fonction
adoptent cette solution, Piero della Francesca par exemple, que leur fond instauratrice de la fenêtre ; et l'on ferait le même constat, les mêmes
de paysage s'ajuste mal à la scène, qu'il tombe comme un décor de comparaisons, chez Van Eyck, Bouts ou Memlinc. On peut sans doute -
théâtre103, sans véritable profondeur, ou bien, quand celle-ci est construite, l'évolution de la peinture italienne dans la seconde moitié du XV ème
qu'il se dispose maladroitement le long des lignes de fuite. siècle l'atteste - améliorer le fond de paysage, c'està-dire son intégration à
On mesure, a contrario, la supériorité de la fenêtre flamande104 : le la scène, selon les règles de la codification albertienne, mais cette solution
paysage peut s'y organiser librement, indifférent qu'il est aux personnages est laborieuse et, finalement, bien moins satisfaisante. Seul le passage par
qui occupent le premier plan. Mieux que le fond de paysage, la fenêtre la veduta, paradoxal en apparence, puisqu'il se paie d'une réduction, voire
réunit les deux conditions que je posais pour commencer: unification et d'une miniaturisation du pays, permet, en isolant celui-ci, de l'instituer en
laïcisation. Il suffira de la dilater aux dimensions du tableau, où elle paysage. D'où je conclus que ce dernier est vraiment entré par la petite
s'insère encore, telle une miniature, pour obtenir le paysage occidental 105. porte, ou, pour mieux dire, par la petite fenêtre... Cette minutie se redouble
On s'en convainc chaque fois qu'on examine ou reproduit isolément ces d'ailleurs quand les peintres flamands poussent le raffinement jusqu'à
fenêtres, exécutées avec une minutie extrême, signe que le peintre est tout représenter - refléter - la fenêtre dans le miroir, qui, tel un oeil globuleux,
à fait conscient de produire un tableau dans le tableau. condense et « globalise » le paysage extérieur. Ainsi, dans Les Époux
Prenons l'exemple de Campin, le Maître de Flémalle. Voici d'abord sa Amoeni de Van Eyck, le Saint Jean-Baptiste de Campin, Saint Éloi et les
Madone à l'écran d'osier (ill. 14). Isolons la fenêtre (ill. 15) : on relève fiancés de Christus, et, plus tardivement, Le Banquier et sa femme de
quelques gaucheries, sans doute, dans la construction de l'espace, mais Metsijs. Il arrive même que la fenêtre se reflète dans l'oeil des
c'est un véritable paysage. Considérons maintenant la Nativité du musée personnages, chez Dürer par exemple : Les Quatre Apôtres, Vierge à
des Beaux-Arts de Dijon (ill. 16) : pas de fenêtre, mais un fond. Dans l'enfant avec sainte Anne, Madone à l'oeillet...
l'angle supérieur droit, la représentation est soignée, la perspective
élaborée ; mais ce paysage s'ajuste maladroitement à la scène qui, du coup,
semble rapportée; et le malaise s'accentue si l'on observe les éléments
naturels qui occupent l'angle supérieur gauche et semblent provenir du DÜRER ET PATINIR
103
Pierre FRANCASTEL le souligne à propos de l'Allégorie du triomphe Il est d'usage, chez les historiens, d'accorder à Patinir (1475-1524) le titre
du duc d'Urbino de Piero della Francesca : «Le paysage tombe [... ] à de premier « paysagiste » occidental. Si l'on entend par là qu'il fut le
angle droit contre le sol comme un rideau de fond» (Peinture et Société, premier à peindre des paysages autonomes, ce titre est doublement usurpé.
Lyon, Audin, 1951, rééd. Paris, Gallimard, 1965, p. 88). D'abord parce qu'il y a toujours une scène, même réduite, chez Patinir.
104
« Une fenêtre ouverte se rencontre dans plusieurs miniatures du Maître L'extension du paysage à la quasitotalité du tableau est d'ailleurs acquise,
de Boucicaut, où elle ne laisse voir cependant que le ciel et pas encore de dès la fin du XV ème siècle, chez Geertgen Tot Sint Jans, avec son Saint
paysage » (E. PANOFSKY, Les Primitifs flamands, op. cit., p. 297). Jean-Baptiste dans le désert (ill. 17) par exemple, un petit format (42 x 28
Voir aussi, pp. 1 19-120, la reproduction de «La Naissance de la Vierge », cm), où la double perspective est maîtrisée, tandis que le personnage paraît
qui figure dans le Lectionnaire du duc de Berry. surajouté. Ensuite parce que le premier à avoir produit des paysages sans
105
On ne saurait prétendre, avec Jacob BURCKHARDT, que «les grands personnages n'est pas Patinir, mais, à ma connaissance, Dürer, dans ses
maîtres de l'école flamande, Hubert et Jan Van Eyck, trouvent tout d'un aquarelles et gouaches de jeunesse (dans les années 1490), si singulières et
coup le secret de la fidèle description de la nature » (La Civilisation de la novatrices que la comparaison avec Cézanne vient spontanément à l'esprit.
Renaissance en Italie, Paris, Gonthier, 1958, 2 vol., vol. 11, p. 18).
Car « nulle part encore on n'avait trouvé des images comme celle de mieux s'imposer au regard, qui veut du vrai, même invraisemblable.
Innsbruck vu du nord, Vue du val d'Arco, L’Étang dans la forêt (ill. 18), Habituons-nous à cette idée que l'invention du paysage, malgré les
Montagne welche (ill. 19) et Refuge en ruine. jamais on n'avait réalisé avec apparences, ne fut pas réaliste, ni naturaliste, même si l'on a pu prétendre
une telle économie de moyens, de manière aussi vigoureuse, des vues que Patinir avait voulu représenter les versants de la Meuse dans les reliefs
topographiques aussi justes, qui gardent néanmoins le caractère de la tourmentés de ses toiles.
vision106». Il s'agit toujours de petits formats, dont certains n'excèdent Reste le statut des personnages. En dilatant la fenêtre, Patinir retrouve,
même pas celui de nos cartes postales, nouveau signe que le paysage mais retourné, le problème des peintres italiens au siècle précédent.
restait un genre mineur. Ces aquarelles furent d'ailleurs inconnues du Tandis que ceux-ci ne savaient comment ajuster leur fond de paysage à la
public contemporain et Dürer abandonna bientôt ce « tachisme » (le majesté obligée de la scène, Patinir, lui, éprouve quelques difficultés à
macchiato), si séduisant et moderne à nos yeux, mais qui ne convenait pas installer ses personnages dans cet immense paysage, qui paraît peu
aux oeuvres nobles. hospitalier. Deux solutions : ou bien plaquer la scène, de toutes pièces,
L'originalité de Patinir - «der gute Landschaftsmaler », le bon peintre de comme en surimpression, surtout dans les grands formats, où l'on dirait
paysage, ainsi que l'appelait Dürer tient évidemment à sa spécialisation, parfois qu'ils s'y sont mis à deux; de fait, c'est Quentin Metsijs qui s'est
sans précédent, dans l'histoire de la peinture occidentale, puisque toutes les chargé des personnages dans La Tentation de saint Antoine du musée du
oeuvres qui lui sont aujourd'hui attribuées sont des scènes religieuses, mais Prado (155 x 173 cm) (ill. 20). L'effet est d'ailleurs prodigieux et l'on ne
insérées, enserrées et quelquefois perdues dans de grands paysages, dont la sait ce qu'il faut admirer davantage, ces femmes, au buste lumineux, ou ce
superficie excède celle des personnages. On pourrait dire que Patinir s'est paysage, sombre et marécageux. Sinon, éliminer la scène, ou du moins la
contenté - mais ce fut décisif - de dilater la veduta, de l'élargir aux réduire, la miniaturiser, solution lilliputienne, qu'affectionne Patinir107.
dimensions du tableau, inversant ainsi le rapport de la fenêtre et de la
scène. Celle-ci ne trône plus, majestueuse, à l'avant de celle-là, elle y
107
Il n'est pas le seul. On l'a vu avec Geertgen Tot Sint Jans et Dürer.
entre et s'y loge, modestement. Élargir: le verbe doit être pris au sens Tout se passe comme si le paysage autonome, ou quasi autonome, une fois
strict. Non seulement la fenêtre s'est agrandie, mais elle a élargi sa faite la part de la commande - scène religieuse ou allégorie -, devait se
largeur, tandis que sa hauteur diminuait d'autant. D'où l'avènement d'une faire discret pour obtenir droit de cité. La langue italienne, au début du
vision panoramique, particulièrement spectaculaire, même dans les petits XVI ème siècle, ignore, semble-t-il, le mot paesaggio et emploie
formats, qui restent nombreux. volontiers un diminutif pour désigner les tableaux de paysage. Dans son
Cette représentation n'en conserve pas moins les caractéristiques de la article, « La théorie artistique de la Renaissance et l'essor du paysage »
fenêtre flamande: même vue «à vol d'oiseau », même découpage de (in L’Écologie des images, Paris, Flammarion, 1983, p. 18), Ernest
l'espace en trois plans, brun-ocre pour le premier, vert pour le plan médian, GOMBRICH cite Marcantonio Michiel, qui notait en 1521 «qu'il y avait
bleu pour le lointain, même absence de dégradés, puisque, quelle que soit moite tavolette de paesi dans la collection du cardinal Grirnani,». On
la distance, les détails sont figurés avec la même minutie, la même désignait alors La Tempête de Giorgione sous le terme de paesetto. « Un
luminosité que dans les vedute de Van Eyck ou Campin. Tout se passe "paesetto", terme que Michel Conan, dans son bel article [... ] "Généalogie
comme si «le bon paysagiste », conscient d'offrir à l'oeil une surface du paysage" traduit (à tort, me semble-t-il) par "petit paysage" » (J.-P. Le
proche (le tableau), avait à coeur d'y figurer tous les détails de son pays (le DANTFC, Jardins et Paysages, op. cit., p. 93). Le Dantec a raison: il eût
paysage). Alors même qu'il réduit la taille des objets, il en sauvegarde la mieux valu traduire paesetto par «petit pays». Mais on peut aussi
visibilité. Le premier paysage est scrupuleux, méticuleux, comme pour supposer que les Italiens, avant de forger le terme paesaggio, auraient
traduit le «bout de pays » (landschap) par paesetto, le suffixe italien
106
Friedrich PIEL, Albrecht Dürer. Aquarelles et dessins, Paris, Adam correspondant assez bien - mieux que le age français, le schaft allemand,
Biro, 1990, p. 25. et le scape anglais -, au schap néerlandais. Il faudrait donc traduire
Ainsi, dans Paysage avec saint Jérôme (36,5 x 34 cm, Londres, National descente de ce mont, il se présentait à nous une très belle et très
Gallery), où le malheureux saint se trouve relégué dans un coin du tableau, grande pleine, dans laquelle court le Tibre [] prospect représentant
déjà fort exigu, et surtout dans L’ Extase de sainte Marie-Magdeleine (26 assez bien celui qui s'offre en la Limaigne d'Auvergne à ceux qui
x 36 cm, Kunsthaus, Zürich) (ill. 21), qui se présente à nous comme une descendent du Puy de Domme à Clermont108 »
devinette : où est la sainte ? Du côté de l'énorme rocher ? On cherche en
La même sensibilité paysagère, c'est-à-dire campagnarde, artialisée
vain, et qu'importe après tout, puisqu'elle est en extase, donc ailleurs, ou
partout, exit Marie-Madeleine, le paysage est né. derechef par la pastorale antique, s'exprime, au début du siècle
suivant, chez Honoré d'Urfé, qui décrit ainsi, au début de L'Astrée,
le cadre de ses «bergeries » : « Auprès de l'ancienne ville de Lyon,
LA CAMPAGNE du côté du soleil couchant, il y a un pays nommé Forez, qui, en sa
À vrai dire, et quelle que soit leur importance aux yeux des historiens de petitesse, contient ce qui est de plus rare au reste des Gaules, car,
l'art, ni Dürer ni Patinir ne semblent avoir influé sur la vision de leurs étant divisé en plaines et en montagnes, les unes et les autres sont si
contemporains. Car le paysage qui s'installe dans le regard du XVI ème fertiles, et situées en un air si tempéré que la terre y est capable de tout ce
siècle, c'est la Campagne, un pays sage, voisin de la ville, valorisé et que peut désirer le laboureur. Au coeur du pays est le plus beau de la
comme apprivoisé par des décennies de peinture flamande, puis italienne, plaine, ceinte, comme d'une forte muraille, des monts assez voisins et
et bientôt relayée par la littérature. On l'a vu avec « l'invention » de la arrosée du fleuve de Loire, qui, prenant sa source assez près de là, passe
Beauce par Rabelais (la forêt transformée en « campaigne »). Montaigne presque par le milieu, non point encore trop enflé ni orgueilleux, mais
doux et paisible. Plusieurs autres ruisseaux en divers lieux la vont
nous le confirme un peu plus tard dans son Journal de voyage en baignant de leurs claires ondes, mais l'un des plus beaux est Lignon, qui,
Italie: « Delà nous trouvâmes un vallon d'une grande longueur au vagabond en son cours, aussi bien que douteux en sa source, va serpentant
travers duquel passe la rivière d'Inn, qui va se rendre à Vienne dans par cette plaine [... ]. »
le Danube. [ ] Ce vallon sembloit à M. de Montaigne représenter le Le phénomène paraît européen. C'est ainsi que Piero Camporesi a pu
plus agréable païsage qu'il eust jamais veu ; tantôt se resserrant, les consacrer à l'invention de la campagne italienne au XVI ème siècle un
montaignes venaient à se presser, et puis s'eslargissant à cette heure, ouvrage remarquable, Les Belles Contrées. Naissance du paysage italien.
de nostre costé, qui estions à mein gauche de la rivière, et gaignant Même s'il ne fait pas allusion aux phénomènes d'artialisation in visu, c'est-
du païs à cultiver et à labourer dans la pente mesme des mons qui à-dire au rôle décisif des artistes dans la transformation du regard collectif
n'estoint pas si droits ; tantost de l'autre part ; et puis descouvrant des - Camporesi s'intéresse surtout à la « base économique » et ignore ce que
plaines à deux ou trois étages l'une sur l'autre, et tout plein de belles
meisons de gentil'homes et des églises ; et tout cela enfermé et 108
MONTAIGNE, Journal de voyage en Italie, dans OEuvres complètes,
emmuré de tous costés de morts d'une hauteur infinie. [ ] À la Paris, Gallimard, «Bibl. de la Pléiade », 1962, pp. 1164 et 1258. Sur la
prédilection de Montaigne pour la fertilité et les «prairies très-plesantes »,
paesetto par « petit pays », ou, tout simplement, « paysage». Les oeuvres voir également pp. 1129, 1163, 1243, 1284, etc. La montagne, en
conternporaines d'Altdorfer, Paysage du Danube (30 x 22 cm), Paysage revanche, ne suscite que la répulsion. C'est du mauvais pays (voir plus
avec pont (42 x 35 crn), Paysage avec saint Georges (28 x 22 cm), sont loin) : «L'Apennin, le prospect du païs mal plesant, bossé, plein de
également des petits formats. Je ne sais pas ce qui autorise Gombrich à profondes fandasses, incapable d'y recevoir nulle conduite de gents de
soutenir que « c'est à Venise, et non pas à Anvers, qu'on appliqua pour la guerre en ordonnance : le terroir nud sans arbres, une bonne partie stérile »
première fois ce terme : "un paysage", à une peinture particulière » (ibid.). (p. 1203). Voir aussi p. 1330.
j'ai appelé naguère «la fonction socio-transcendantale de l'art109 », comme Tel est le paysage qui, pendant deux siècles, va habiter le regard, y régnant
condition de possibilité de la vision et de l'expérience collectives, sans partage, jusqu'à ce que l'âge des Lumières, et toujours sous le signe de
retentissant, à rebours, sur cette même base économique, la fameuse l'art, invente de nouveaux paysages, la mer et la montagne, ajoutant au
«action réciproque » des marxistes -, il n'en rappelle pas moins, dès son beau la catégorie du sublime, et transformant de fond en comble la
premier chapitre, opportunément intitulé «Du pays au paysage », que, « au sensibilité occidentale.
XVI ème siècle, on ne connaissait pas le paysage au sens moderne du
terme, mais, le "pays", quelque chose d'équivalent à ce qu'est pour nous, 1 « Le Jardinet du Paradis», Maître d'Oberrhein, XV ème siècle.
aujourd'hui, le teatorio et, pour les Français, l'environnement, lieu ou Francfort, Kunstinstitut. Photo Blauel/Gnamm-Artothek.
espace considéré du point de vue de ses caractéristiques physiques, à la
lumière de ses formes de peuplement humain et de ses ressources 2. «Maulgris et Oriande la belle,», Renaut de Montauban, XV ème siècle.
économiques. D'une matérialité presque tangible, il n'appartenait à la Paris, bibliothèque de l'Arsenal, ms. 5072, fl 71 V'. Photo Bibliothèque
sphère esthétique que de façon tout à fait secondaire. "L'acquisition de France.
culturelle du paysage, a noté Eugenio Turri, naît lentement et péniblement
de la réalité naturelle et géographique." L'estimation économique, pourrait- 3. Michael Heizer, «Rift,), 1969 (détérioré), Déplacement n' 1 (sur 9),
on ajouter, a la priorité absolue sur l'exploitation esthétique 110. » Et 1,5 tonne de matériau sur le fond d'un lac asséché, 15,60 x 0,42 x 0,30 m,
Camporesi montre fort bien qu'en Italie - mais il en va de même en Europe jean Dry Lake, Nevada.
septentrionale -, à l'opposé du «pays stérile » et «fort sauvage » 111 , l'image
bientôt prépondérante dans la sensibilité esthétique est celle du « pays 4. « Maison des Pygmées», fresque. Naples, Musée archéologique.
jardin112 », c'est-à-dire une extension de ce dernier à la campagne Photo A. Suzuki.
environnante. « Appendice de la ville, la campagne devait être
domestiquée, colonisée, annexée à la vie urbaine113 » Toujours le pays 5. « Un village au bord du fleuve,», section d'un rouleau horizontal,
sage, apprivoisé de proche en proche. De multiples citations soulignent anonyme, XI ème ou XII ème siècle. Taichung (Formose), collections
l'obsession du thème paradisiaque, avec l'omniprésence, en Italie, de la du musée du Palais.
vigne «Paradis terrestres artificiels, façonnés plusieurs millénaires après la
création d'Adam par les innombrables bras de ses descendants. Ici, comme 6. « Lumière du soir sur un village de pêcheurs »,
en bien des endroits, l'histoire du paysage rencontre celle du travail, et en tiré du rouleau horizontal «Huit vues de la région du Siao et du Siang,»,
particulier l'histoire du vin et de la culture de la vigne dont, on l'a dit, attribué à Mou-k'i, milieu du XIIIème siècle. Tokyo, Musée d'art Nezu.
l'histoire humaine est un provignement114 »
7. Château au bord du lac, Ambrogio Lorenzetti.
Sienne, Pinacothèque. Photo @c, S,.I..
109
Alain ROGER, Nus et Paysages. Essai sur la fonction de l'art, Paris,
Aubier, 1978, p. 37. 8. Ville sur la mer, Ambrogio Lorenzetti.
110
Piero CAMPORESI, Les Belles Contrées. Naissance du paysage Sienne, Pinacothèque. Photo , Scala.
italien, Paris, Gallimard, « Le Promeneur », 199 5, pp. 1 1- 1 2.
111
Ibid., p. 47. 9. « La récolte des choux », Tacuinum sanitatis, f' 23 r'. Vienne,
112
Ibid., p. 85. Bibliothèque nationale d'Autriche. Codex Vindobonensis series nova
113
Ibid., p. 143. 2644.
114
Ibid., p. 190. Voir aussi pp. 144, 160, 172 et sq., 180, 189.
10 «Poisson frais», Tacuinum sanitatis, f' 82 r'. Vienne,
Bibliothèque nationale d'Autriche. Codex Vindobonensis series nova
2644.
17. Saint,Jean-Baptiste dans le désert, Geertgen Tot Sint Jans, vers 1490-
1495.Berlin, Staatliche Museum Preussischer Kulturbesitz. Photo Jôrg
P; Anders,,.
i8. L’Étang dans laforêt, Albrecht Dürer, vers 1495. Londres, British
Museum.
DESCARTES ET GALILÉE
La philosophie se méfie de la nature. On peut même se demander
si sa vocation n'est pas, à l'origine et pour l'essentiel, antinaturaliste. Ce retour à la nature s'accompagne ordinairement d'un procès intenté à la
Certes, les réactions sont fréquentes et l'histoire est jalonnée de « science, la technique et ceux qui, à l'aube de la modernité, en seraient les
retours à la nature » : au Quattrocento, chez Rousseau, dans la fondateurs funestes : Descartes et Galilée, coupables d'avoir, dans leur
Naturphilosophie romantique, ou, en notre fin de millénaire et sous impérialisme théorique, asservi la Nature et avili la Vie. Ce procès est
doublement inquiétant. D'abord parce que l'accusation repose sur une
le signe de l'écologie, cette volonté proclamée, sinon prêchée par
lecture plus ou moins malhonnête des textes, ensuite, et surtout, parce que
certains, de renouer avec elle, d'établir une nouvelle Alliance, un cette référence insistante à la Nature et à la Vie, parées de leur majuscule,
« contrat naturel » assurant, après des siècles d'hostilité et de rappelle désagréablement le naturalisme et le biologisme qui, voilà plus
vandalisme, les conditions d'une authentique « symbiose ». d'un demisiècle, sous la bannière du Blut und Boden (le « sang et le sol »),
Il n'est pas sûr qu'un tel retour soit de très bon aloi, ne serait-ce qu'en inspirèrent dans tous les domaines, y compris celui de la faune et de la
raison de l'extrême confusion ou, pour mieux dire, de flore202, le racisme le plus borné. Les pourfendeurs de la «barbarie »,
l'indétermination de cette «nature ». Les travaux de Ienoble, Van comme les prédicateurs du « contrat naturel », se récrieront évidemment
Melsen, Moscovici, etc., ont définitivement imposé l'idée, entrevue devant ce rapprochement et clameront, au contraire, leur bonne foi
dès le XVIII ème (et sans doute même avant), d'une histoire humaniste. Mais, qu'ils le veuillent ou non, cette invocation lancinante de
esthétique, épistémologique, technologique de la nature201, dont on la Nature et de la Vie, érigées en valeurs absolues, est à l'opposé de
ne saurait, dès lors, parler dans l'absolu, sinon comme d'un X l'humanisme - et l'on devrait s'y reprendre à deux fois avant de les brandir,
au seul souvenir des pratiques, idiotes au mieux, ignobles au pire, qu'elles
201
Voir les premières pages de ce livre. On pourrait multiplier les ont cautionnées.
références: «C'est toujours une nature cultivée mais qui, à cause de sa Comment ne pas s'étonner que des intellectuels, et non des moindres,
permanence et de sa stabilité plus ou moins grandes, nous semble formés à la discipline philosophique, s'en prennent aujourd'hui, au nom
familière, et ainsi nous laisse croire que nous avons affaire à la nature d'on ne sait quelle « Nature »., à la modernité scientifique, et prônent, sur
seule. C'est seulement en rétrospective historique que nous découvrons un ton prophétique, une sorte de millénarisme écologique ? Tant qu'il
combien cette nature est culturelle » (A.G. VAN MELSEN, Science and s'agissait de Heidegger, on pouvait passer outre. Si illustre que soit le
Technoloe, Pittsburg, 1961, p. 291). «Votre nature est celle de I-inné, de recteur de Fribourg, sa nostalgie du « vieux pont de bois » et sa théorie de
Lamarck, la mienne est celle d'Einstein, de Heisenberg» (VASARELY, Plasti- «l'arraisonnement technique » (Gestell) comme « danger » (Gefahr) pour
Cité, Paris/Toumai, Casterman, 1970, pp. 47-48). Cette idée d'une nature la culture occidentale, participent, à l'évidence, d'une idéologie
culturelle est déjà présente chez VoLTAiRE, dans son Dictionnaire
philosophique, et chez MARX, dans L’Idéologie allemande.
202
Voir, au chapitre précédent, l'article cité de G. GRÔNING.
rétrograde203 et l'on ne peut que souscrire au jugement de François Guéry, Différons pour l'instant la question du contrat, pour nous intéresser à ce
lorsqu'il écrit que Heidegger « représente les préjugés les plus bomés procès de la modernité et de ses fondateurs, Descartes et Galilée. Jusqu'à
concernant le sens de la technique204». Cette espèce de mélancolie n'était une date récente, on se contentait d'incriminer en vrac le scientisme, le
d'ailleurs pas originale. Plus de vingt ans auparavant, Duhamel, dans positivisme et la vulgate marxiste (disons, pour simplifier, l’Anti-Dühiing
Scènes de la vie future (1930), et Spengler, dans L’Homme et la d'Engels et ses succédanés soviétiques). Mais voilà qu'on s'en est pris
Technique, tenaient déjà des propos alarmistes, qui préfiguraient les aussi à l'idéalisme allemand, Hegel en tête, responsable, paraît-il, de tous
discours écologistes : « Ia mécanisation du monde est entrée dans une les totalitarismes et de leurs crimes contre l'humanité, Shoah, Goulag, etc.
phase d'hypertension périlleuse à l'extrême. La face même de la Terre, Et pourquoi s'arrêter ? N'y eut-il pas, auparavant, Saint-Just et
avec ses plantes, ses animaux et ses hommes, n'est plus la même. En Robespierre, et leurs inspirateurs, les penseurs des Lumières ? On se fit
quelques décennies à peine la plupart des grandes forêts ont disparu, même une spécialité, naguère, chez les « Nouveaux Philosophes », de
volatilisées en papier journal, et des changements climatériques ont été cette chasse à courre aux coupables. D'où, dans le style de Gavroche, la
amorcés ainsi, mettant en péril l'économie rurale de populations tout litanie des anathèmes : c'est la faute à Voltaire, c'est la faute à Rousseau, la
entières. [... ] Toutes les choses vivantes agonisent dans l'étau de faute à d'Alembert, la faute à Diderot. On ne pouvait, bien sûr, en rester
l'organisation. Un monde artificiel pénètre le monde naturel et là, de sorte qu'il fallut, pour en finir avec notre modernité perverse,
l'empoisonne. La Civilisation elle-même est devenue une machine, faisant inculper les véritables criminels, les deux pêcheurs originels, Descartes et
ou essayant de tout faire mécaniquement. Nous ne pensons plus désormais Galilée, Adam et Ève de cette Bible imbécile.
qu'en termes de "chevaux-vapeur". Nous ne pouvons regarder une cascade Premier inquisiteur, le Torquemada du « Dimensional extatique »,
sans la transformer mentalement en énergie électrique205 » Et il faut être Michel Henry. Dans La Barbarie, c'est au nom de la Vie et de la Culture
corrompu par le péché technologique pour ne pas voir « que tout ceci a un comme «mouvement » de la Vie, que la technique est anathémisée, en des
caractère diabolique206». Mais, Dieu merci, « une lassitude se propage, termes dont la violence laisse perplexe : « Elle est la barbarie, la nouvelle
une sorte de pacifisme dans la lutte contre la Nature207 ». Six décennies barbarie de notre temps, en lieu et place de la culture. En tant qu'elle met
plus tard, Serres appellera de ses voeux un « contrat d'armistice »... hors jeu la vie, ses prescriptions et ses régulations, elle n'est pas seulement
la barbarie sous sa forme extrême et la plus inhumaine qu'il ait été à
203
«La menace véritable a déjà atteint l'homme dans son être. Le règne de l'homme de connaître, elle est la folie208. » Et qui se trouve à l'origine de
l'Arraisonnement nous menace de l'éventualité qu'à l'homme puise être cette folie ? Qui est le Grand Barbare, le Grand Dément, le Grand Satan ?
refusé de revenir à un dévoilement plus originel et d'entendre ainsi l'appel Galilée. On croit rêver. On se demande même s'il eût échappé au bûcher
d'une vérité plus initiale» (Martin HEIDEGGER, «La question de la sous le pontificat de Michel Henry... « Le projet galiléen [... ] est celui de
technique », 1953, trad. fr. dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, la culture moderne dans son ensemble en tant que culture scientifique - ce
1958, pp. 37-38). En dépit de ses explications laborieuses, je me suis qui fait d'elle, à vrai dire, non pas une culture, si cette dernière est toujours
toujours demandé pourquoi le traducteur avait cru devoir rendre Gestell la culture de la vie, mais proprement sa négation: la nouvelle barbarie,
par «arraisonnement», un vocable qui, depuis lors, et contre toute rigueur, dont le savoir spécifique et triomphant se paie du prix le plus élevé,
a envahi la vulgate heideggérienne. l'occultation par l'homme de son être propre209 »
204
François GUÉRY, La Société industrielle et ses ennemis, Paris, Orban, Second imprécateur, le Savonarole de la «transe symbiotique », Michel
1989, p. 45. Serres. Dans son Contrat naturel210, le style est moins atrabilaire, la
205
Oswald SPENGLER, L’Homme et la Technique, 1931, trad. fr., Paris,
Gallimard, 1958, pp. 142-144. 208
Michel HENRY, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 95.
206
Ibid., p. 131. Souligné par moi. 209
Ibid., pp. 129-130. Voir aussi pp. 10, 16, 19, 119, 122, etc.
207
Ibid., p. 147. 210
Michel SERRES, Le Contrat naturel, Paris, François Bourin, 1990.
prédication plus lyrique, mais la démarche revient au même. Il s'agit, de dans le contexte dont on la retire aussi fréquemment qu'indûment, et, par
nouveau, là même, de rendre justice à Descartes, qui n'a jamais professé
d'opposer la « vraie vie » - ancrée dans la nature, celle du marin, à la « l'impérialisme scientifique qu'on lui prête: «Il est possible de parvenir à
divine courtoisie211 » (sic), ou celle du paysan, « les pieds enfoncés, à la des connaissances qui soient fort utiles à la vie et [... ] au lieu de cette
mort, dans la glèbe traditionale212 » (sic) - aux excès et forfaits de la philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver
domination technologique. Et qui est le coupable ? « Galilée le premier une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de
enclôt le terrain de la nature213», inaugurant ainsi notre modernité. Cette l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous
ère malheureuse, l'heure est venue d'y mettre fin, et c'est pourquoi, à la environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers
fameuse formule - « Eppur, si muove ! », et pourtant elle [la terre] se de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les
meut ! - Serres, notre (anti-) Galilée de la post-modernité, substitue celle- usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et
ci, qui ouvre au prochain millénaire : «La Terre s'émeut! Se meut la Terre possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour
immémoriale, fixe, de nos conditions ou fondations vitales, la terre l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans peine
fondamentale tremble214. » des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais
principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans
Galilée, mais également Descartes, auteur, lui aussi, d'une expression doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette
célèbre, qui désigne à la vindicte de Serres (mais il n'est pas le seul, hélas) vie217 »
l'hégémonie infatuée de la science moderne. «Maîtrise et possession, voilà « Ce très beau texte, écrit François Guéry, a été plus commenté que lu,
le maître mot lancé par Descartes, à l'aurore de l'âge scientifique et plus trahi que loyalement déchiffré218. » Pour trois raisons, qui sont autant
technique, quand notre raison occidentale partit à la conquête de l'univers. d'oublis : oubli du « comme », évidemment théologique. Oubli de la
[... ] Il faut donc changer de direction et laisser le cap imposé par la référence, si modeste, aux «métiers de nos artisans ». Oubli, enfin, de la
philosophie de Descartes. [... ] Voici la bifurcation de l'histoire : ou la finalité « principalement » médicale de tout le paragraphe, comme le
mort ou la symbiose215. » Ou Descartes ou Michel Serres. Nietzsche, en rappelait Alain Boyer dans un article remarquable, qui réfutait, d'avance,
ses moments de mégalomanie, prétendait «casser en deux l'histoire de toute l'interprétation de Serres : «Les mathématiques serviront à constituer
l'humanité ». Serres n'est pas loin de s'investir d'une mission comparable une physique, d'où sera déduite une médecine : c'est ce détour qui est
quand, dans une interview au Nouvel Observateur, il définit ainsi son nouveau. Car la fin "principale" de la domination de la Nature, c'est la
propos : « En schématisant on peut dire que le Discours de la méthode a conservation de la santé, voire l'allongement de la durée de la vie. On
inauguré l'ère où la science et la technique prennent, lieu par lieu, maîtrise oublie souvent cela quand on ne voit dans la phrase de Descartes qu'une
et possession du monde. Mon Contrat naturel tente de clore cette orgueilleuse déclaration dominatrice. Or la domination est un moyen
période216. » d'alléger la souffrance219. »
Je reviendrai sur ce « contrat naturel », dit d'« armistice » et de
« symbiose», mais il convient d'abord de replacer la formule incriminée
211
Ibid., p. 70. 217
DESCARTES, Discours de la méthode, VI partie, souligné par moi.
212
Ibid., p. 36. 218
François Guéry, dans Didier DELEULE, François GUÉRY et Pierre
213
Ibid., p. 133. Osmo, Le Commentaire de textes philosophiques, Paris, Nathan, 1990,
214
Ibid., p. 136. p.40.
215
Ibid., pp. 58-61. 219
Alain BOYER, « Le respect de la nature est-il un devoir ? », dans
216
Le Nouvel Observateur, 29 mars 1990. Questions de philosophie, Paris, 1988, p. 9.
LE «CONTRAT NATUREL » même? Au point qu'il a scrupule à s'en dire l'auteur: "Dois-je la laisser
signer?223'. Dans les médias qui ont salué la parution de l'ouvrage,
Mais convenons que, depuis des siècles et, singulièrement, depuis les personne, pas même le philosophe qui en rendait compte dans Le
grandes révolutions industrielles, l'humanité n'a pas ménagé la nature, ou, Monde, n'a relevé que ce texte est radicalement irrationnel; qu'il est
pour mieux dire, l'a mise en coupe réglée. Qu'en est-il, dès lors, de ce incompatible avec les cadres élémentaires de la pensée organisée, du
contrat naturel que nous propose Michel Serres en termes dramatiques: « moins telle que l'Occident l'a pratiquée d'Aristote à Einstein (l'auteur,
ou la mort ou la symbiose » ; ou la guerre, qui s'achèvera fatalement par certes, revendique l'inauguration d'une ère nouvelle). Qui a remarqué
l'extermination réciproque des deux protagonistes, ou l'armistice, qui, seul, que ce livre n'était pas d'un philosophe, mais d'un chamane en transe ?
peut assurer leur commune survie ? Car, tel le chamane sibérien avec le tigre des neiges, mais en plus
Dans son interview au Nouvel Observateur, Serres déclare s'être « lancé cosmique, Serres dit vouloir passer contrat avec la Terre (la Nature).
dans de véritables études de droit. Pour un juriste en effet le terme de juste régularisation, sans doute, car celle-ci est déjà son « amante »224: il
"contrat naturel" est presque contradictoire. Un contrat ne se fait qu'avec s'accouple avec elle pendant les tremblements de terre, «communiant
une personne humaine qui parle et signe tandis que la Nature, elle, ni ne tous deux, en amour, elle et moi, doublement désemparés, ensemble
parle ni ne signe. Aujourd'hui l'idée que la nature puisse être un sujet de palpitant, réunis dans une aura225 », vraisemblablement une aurore
droit fait son chemin, y compris chez les vrais techniciens du droit. » C'est boréale, ce phénomène magnétique dont parfois s'accompagnent les
tout à fait exact et il suffit, pour s'en convaincre, de lire l’imposant séismes226... »
ouvrage collectif, L’Homme, la nature et le droit, publié sous la direction Quoi qu'il en soit de cet orgasme tellurique, qu'on aimerait partager avec
de Bernard Edelman et Marie-Angèle Hermitte220. Je ne doute pas que l'auteur, même sur l'échelle de Richter, il faut absolument, selon Serres,
Serres l'ait consulté, mais je ne suis pas autrement étonné qu'il ne s'y réfère «procéder à une révision déchirante du droit naturel moderne qui suppose
jamais: il n'y aura trouvé aucun argument qui lui permette de fonder une proposition informulée, en vertu de laquelle l'homme,
juridiquement son contrat de symbiose. Autant dire qu'il a escamoté le individuellement ou en groupe, peut seul devenir sujet du droit227 ». Mais
débat, fort complexe et actuellement contradictoire, sur l'institution de la suffit-il d'affirmer qu'il le «faut» pour que cette «révision » - dont Serres
nature en sujet de droit. Le subterfuge consiste à personnifier cette convient qu'elle «déchire » le juriste, mais pas le philosophe, à ce qu'il
dernière à coups de métaphores et de majuscules, afin qu'elle acquière, aux semble - institue la nature en sujet ? De nouveau, les majuscules et
yeux d'un lecteur superficiel, ou pénétré d'un écologisme inconditionnel, le métaphores tiennent lieu de preuves : «En fait, la Terre nous parle en
statut d'une entité ou déité anthropomorphe, donc d'un quasi-sujet: «La termes de forces, de liens et d'interactions, et cela suffit à faire un
Terre s'émeut... », «La Terre tremble... », «La Terre est-elle une Vierge qui contrat228. » Eh non, cela ne suffit pas! Mais d'abord: qui contracte avec
accoucha de son Créateur ? de sa Créatrice221 » Le tour est joué et l'on qui ? Et à quel niveau ? régional ? national ? planétaire ? Et ce contrat est-
peut affirmer, en toute sérénité, que «la nature se conduit comme un il tacite (même si la Terre « parle » ... ), ou doit-il s'inscrire dans une
sujet222». charte et des dispositions réglementaires ? On n'en sait rien et,
Augustin Berque se montre encore plus critique, encore plus caustique :
Serres «ne nous révèle-t-il pas Mahomet de l'immanence, Moïse de
223
Ibid., p. 191, dernière phrase du livre.
l'animisme! qu'il a écrit son dernier livre sous la dictée de la Nature elle-
224
Ibid., p. 191. Ibid., p. 191.
225
Ibid., p. 190.
220
Bernard EDELMAN et Marie-Angèle HERMITTE, L’Homme, la 226
Augustin BERQUE, Médiance. De milieux en paysages, Montpellier,
nature et le droit, Paris, Christian Bourgois, 1988. Reclus, 1990, pp. 63-64.
221
M. SERRES, Le Contrat naturel, op. cit., p. 188. 227
M. SERRES, Le Contrat naturel, op. cit., p. 65.
222
Ibid., p. 64. 228
Ibid., p. 69.
manifestement, ces considérations triviales n'intéressent pas celui qui instaure-t-il un rapport contractuel avec la paroi ? Qu'il s'agisse de la mer,
reconnaît la Terre pour sa mère, sa fille et son amante ensemble229. Il est de la roche, ou de tout autre élément naturel, le contact ne crée aucun
vrai que ce contrat naturel est « métaphysique », il « va au-delà des contrat, ni la peur aucun pacte. C'est pourtant ce que prétend le philosophe
limitations ordinaires des diverses spécialités locales230 ». La métaphysique des cimes: «Un contrat ne présuppose donc pas forcément le langage : il
a bon dos et la nature est bonne fille. suffit d'un jeu de cordes. Elles comprennent elles-mêmes sans mots [sic].
Ne soyons pas trop injustes. Serres nous propose deux modèles : Étymologiquement et dans la nature des choses [sic], un contrat
l'équipage et la cordée. Mais j'avoue ma perplexité. En quoi les matelots, comprend235 » J'aimerais comprendre, moi aussi...
même animés d'une « divine courtoisie », contractent-ils avec la mer ? Soyons sérieux. Dès lors que l'on a renoncé à fonder en droit le contrat
C'est pourtant ce qu'affirme le matin-philosophe, ainsi qu'il aime à se naturel, il n'est plus d'autre solution que de verser dans les images
désigner : «Le pacte social de courtoisie en mer équivaut en fait à ce que biologiques (la symbiose) et bibliques (la terre s'émeut). D'où cette
j'appelle contrat naturel231. » Cette « équivalence » laisse rêveur. Qu'il «religion diligente du monde236 », que Serres nous invite à pratiquer, et
existe un contrat entre les membres de l'équipage, dans l'intérêt bien cette «communion » finale avec la « Terre spasmodique ». À l'évidence,
compris de tous et de chacun, c'est l'évidence, et nul besoin d'« avoir on a quitté le terrain de la réflexion philosophique pour celui de la
navigué232 » pour le comprendre. Mais comment la mer serait-elle vaticination, où chacun prend ses délires pour la réalité, et Pascal Acot a
concemée, sinon par une projection poétique (la Mer gronde, comme la tout à fait raison, quand il s'interroge, au terme de son Histoire de
Terre tremble), qui, dans le style homérique, l'anime d'intentions fastes ou l'écologie: «Pourquoi un tel retour au Sacré, et surtout si constant, chez les
néfastes ? écologistes237 ?»
Il en va de même avec la montagne. Nous étions « embarqués233 », nous
voilà encordés. Il est clair que, de nouveau, les concepts juridiques se DU DROIT DE LA NATURE
diluent dans le pathos métaphorique: «Que la montagne [... ] se fasse
difficile, voire abominable, et le contrat lui-même change de fonction : ne De deux choses l'une : ou bien la nature est un sujet et, comme telle,
lie plus seulement les marcheurs entre eux, mais, de plus, prend des détentrice d'une sorte de « droit naturel ». Mais ce «jusnaturalisme »
attaches en des points précis et résistants de la paroi ; le groupe se trouve inédit suppose, on l'a vu, une théologie ou, du moins, une mythologie plus
lié, référé, non seulement à soi-même, mais au monde objectif Le piton ou moins subreptice, qui, comme dans l'ancien droit germanique, peut
sollicite la résistance de la muraille à qui nul ne confie de lien qu'après seule lui assurer un semblant de validité. Ou bien la nature n'est pas sujet
l'avoir testée. Au contrat social s'ajoute un contrat naturel234. » Question
naïve de celui qui « n'a jamais pitonné»: en quoi le fait de grimper
235
Ibid., p. 167.
236
Ibid., p. 81.
229
Ibid., p. 191. 237
Pascal ACOT, Histoire de l'écologie, Paris, P.U.F., 1988, p. 241.
230
Ibid., p. 78. «Un sentiment religieux (une religion émergente, et non pas seulement
231
Ibid., p. 70. révélée) irrigue toutes les activités de l'écosociété. Il sous-tend et valorise
232
« Nous voici donc embarqués ! Pour la première fois de l'action. Il confère l'espoir que « quelque chose peut être sauvé» (J. de
l'histoire, ROSNAY, Le Macroscope, Paris, Ed. du Seuil, 1975, p. 283). «Religion
Platon et Pascal, qui n'avaient jamais navigué [sic] ont raison tous les émergente », « religion diligente » (Serres), je dirais volontiers religion
deux en même temps» (M. SERRES, Le Contrat naturel, op. cit., p. 7 2). indigente, celle de tous ces théologiens, officiels ou hypocrites, dont Spi
On se demande comment Platon réussit, par deux fois, à gagner la Sicile... noza dénonçait déjà l'imbecillitas, et qui, à bout d'arguments, vous
233
Ibid., p. 72. obligent à vous « réfugier dans la volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance
234
Ibid., p. 163. ». Dieu a simplement changé de nom.
de droit, et il faut l'instituer, au moyen de l'outil juridique, ainsi que s'y patrimoine qui doit être conservé au bénéfice des générations présentes et
emploie Marie-Angèle Hermitte dans un article fondamental, «Le concept futures, aussi bien que sur le fondement de son propre droit" 240. » Mais
de diversité biologique et la création d'un statut de la nature ». En voici la lequel ? De quel droit décréter que toutes les espèces ont le droit d'exister,
thèse : « Faire de la diversité biologique et, plus largement, de la nature un dans l'absolu, sinon parce qu'on s'assigne à soi-même le devoir absolu de
sujet de droit est le point clé de l'ensemble de mon raisonnement. [... ] On les protéger, c'est-à-dire, au fond (mais on ne le dit jamais, tant l'hypocrisie
se séparerait donc totalement de tous les systèmes ayant fait de la nature est ici, comme partout, la règle planétaire), parce qu'on s'octroie le rôle
un objet de droit238. » Soit. Mais si cette institution est une décision providentiel de Dieu (pas n'importe lequel: un Dieu soucieux de son
unilatérale, puisque, malgré les prosopopées de Serres, la nature n'aura «capital »), ou de vicaire de Dieu, nouveau Noé chargé de cette arche
jamais « son mot à dire», peut-on vraiment parler d'un sujet de droit, moderne, la diversité biologique ? Nous voilà, une fois de plus, reconduits
sinon, une fois de plus, par métaphore et sur le mode du «comme si » ? à la théologie, qui, décidément, inspire tous ces discours. Et je ne puis
Augustin Berque, dans son dernier ouvrage, est catégorique : « Ainsi, la mieux faire, pour clore ce débat, ou, du moins, le clarifier, que citer
notion de "droits de la nature" est incohérente dans son principe même. Il Martine Rémond-Gouilloud : «Parce que aucun intermédiaire ne saurait
est par conséquent impossible de fonder une éthique de l'environnement assurer parfaitement la défense de la nature, certains auteurs proposent,
sur une telle notion239. » radicalement, de lui en accorder le droit. Une certaine personnification des
Considérons le seul problème, au demeurant crucial, de la éléments naturels, leur donnant un intérêt à agir, permettrait seule de
«représentation ». Il est clair que, la nature ne pouvant se défendre ni réparer véritablement les dommages dont ils font l'objet. Cette démarche
protester, il faudra déléguer à certains organismes le soin de la suscite pourtant la réserve. Séduisante sur le plan philosophique [ ?], en ce
représenter et d'évaluer, par exemple, le montant des dommages subis, qu'elle fait pièce à cet impérialisme humain qui refuse à tout autre qu'à
c'est-à-dire de la réparation qui sera accordée, non pas à la nature elle- l'homme la qualité de sujet de droit, elle ne semble pas d'une utilité
même, mais à ceux que sa détérioration aura lésés. À supposer donc décisive. À supposer que certaines choses soient dotées d'embryons de
qu'on décide de la «réparer » restaurer la forêt, le littoral, etc. -, il ne fait droits, elles resteraient incapables de les exercer: le problème de leur
aucun doute que toute l'opération, dans ses modalités juridiques, représentation, déplacé d'un cran, ne serait pas résolu pour autant. Aussi
financières et techniques, s'effectuera en vue et en fonction de l'humanité, cet artifice ne s'impose-t-il pas. À l'esprit trop cartésien pour se satisfaire
dont les intérêts ne sont d'ailleurs pas exclusivement économiques, mais d'une telle fiction., il semble que le représentant de la nature soit appelé à
esthétiques, sociologiques, etc. De toute façon, ce n'est pas parce que gérer, non les intérêts de la nature envisagée pour ellemême, mais tout
l'homme s'impose des devoirs à l'égard de la nature que celle-ci devient simplement l'intérêt collectif de la société à sa préservation241. »
sujet de droit. «Certains voudraient, comme jadis, personnifier la nature, lui reconnaître
Marie-Angèle Hermitte cite pourtant un texte qui contredit l'interprétation des droits qui lui permettraient de se protéger. [... ] Ces tentatives,
restrictive que je propose. Il s'agit du «projet de convention internationale fécondes pour les philosophes [ ?], ne sauraient pourtant satisfaire le
sur la conservation de la diversité biologique » . «Le préambule déclare juriste. Anthropocentriste par formation, il ne conçoit d'autres intérêts à
que "les espèces sauvages ont le droit d'exister indépendamment des protéger que ceux des êtres humains, et les seules limites qu'il accepte à
bénéfices qu'elles peuvent fournir à l'humanité". Plus général, l'article 2 ses prérogatives le sont au nom d'autres intérêts humains directement
dispose : "Les États reconnaissent que la diversité biologique constitue un 240
Marie-Angèle HERMITTE, «Le droit et la vision biologique du monde
238
Marie-Angèle HERMITTE, «Le concept de diversité biologique et la », dans Maîtres et protecteurs de la nature, op. cit., p. 88.
création d'un statut de la nature », dans B. EDELMAN et M.-A. 241
Martine RÉMOND-GOUILLOUD, «Le prix de la nature», dans
HERMITTE, L'Homme, la nature et le droit, op. cit., pp. 254-255. B.EDELMAN et M.-A. HERMITTE, L’Homme, la nature et le droit,
239
Augustin BERQUE, Ètre humains sur la terre, op. cit., pp. 65-66. op.cit.,p. 217.
perceptibles. C'est pourquoi la protection des ressources naturelles ne peut Je viens de dire que notre intérêt n'était pas seulement économique.
être chez nous comprise, et les limitations qu'elle nous impose admises, Prenons l'exemple de l'animal, dont la protection constitue, à cet égard, un
que dans l'intérêt de nos contemporains242. » précédent instructif. Existe-t-il un droit de l'animal ? Non, à strictement
parler. Il est vrai que, si j'inflige de mauvais traitements à une bête, je
suis, en France, passible de poursuites judiciaires. je n'ai pourtant jamais
contracté avec ma victime. Il se trouve seulement que, depuis peu (le XIX
L'INTÉRÊT « ÉCONOLOGIQUE » ème), la souffrance des animaux, surtout de certains d'entre eux (et ces
choix sont révélateurs), est devenue insupportable aux Occidentaux, qui
La notion d'intérêt, au sens élargi du terme, nous mène au coeur de la ont décidé, dans leur intérêt sentimental (souffrir, même par compassion,
question. Renoncer à cette prétention illusoire d'instituer la nature en sujet est un préjudice), de ne la plus tolérer. Une décision unilatérale, où
de droit ne signifie pas que l'on capitule devant la morgue technocratique, l'animal n'est pas institué en sujet de droit, sinon par métaphore ou
ni que l'on continue à saccager la planète en toute impunité. Bemard contamination analogique, mais devient, en tant qu'objet de droit, un être
Edelman souligne bien cette idée fondamentale d'intérêt commun, telle protégé, qui, faute de pouvoir crier justice, se voit représenté, par la
qu'elle figure explicitement dans nombre de conventions internationales, S.P.A., ou tout autre avocat, qui ne réclame rien pour la victime elle-
sur l'espace extra-atmosphérique, l'Antarctique, les océans, etc.243. Cela même, mais requiert la punition du coupable, ainsi rappelé à ses devoirs, et
suffit à nous engager, nous oblige à contracter entre nous, et à tous les surtout pour l'exemple.
échelons, sans qu'il soit besoin de mythifier ou déifier la nature, et Il en va de même, a fortiori, pour la nature inorganique. C'est
d'encombrer nos résolutions de considérations éthiques ou pathétiques. unilatéralement que l'homme s'engage à respecter les forêts, la mer,
Comme le remarque Alain Boyer, « il n'est pas immoral en soi de polluer l'Antarctique, la couche d'ozone, etc. Le prétendu contrat avec une
une mer, même si cela peut entraîner des effets inattendus sur l'homme prétendue nature n'est et ne sera jamais qu'une obligation juridique que les
qu'il serait injuste et sot de ne pas prendre en compte. Les idées de hommes s'imposent à eux-mêmes, à propos d'un objet ou secteur naturel
"respect de la Nature" ou même de "respect de la vie", en tant que telles, bien défini, dont ils décident, dans leur intérêt bien compris, d'assurer la
me semblent relever du fétichisme au sens de Comte244 ». C'est toujours, sauvegarde.
en dernière instance, notre intérêt qui est la règle, à condition de ne pas le On le voit bien, aujourd'hui, avec le débat qui divise les puissances
réduire à son expression la plus courte et la plus pauvre. L'intérêt occidentales et les pays en voie de développement. Il est clair que ces
écologique exige un calcul à long terme, où entrent, assurément, de derniers refusent de contracter, non pas avec la « Nature», mais avec nous,
nombreux facteurs. qu'ils dénoncent une ingérence qui prend parfois, il est vrai, un tour
scandaleux, et répugnent à s'enfermer dans un système de contraintes
242
Martine RÉMOND-GOUILLOUD, « Ressources naturelles et choses jugées léonines et, du moins à court terme, néfastes à leur économie. C'est
sans maître », dans B. EDELMAN et M.-A. HERMTTE, L’Homme, la dire que la véritable écologie n'a que faire d'un contrat symbiotique avec
nature et le droit, op. cit., p. 229. Il est remarquable, et tout à l'avantage une nature symbolique, coquecigrue qui fera ricaner tout juriste sérieux,
de ce volume collectif, que les articles de M.-A. Hermitte et M. Rémond- mais qu'elle exige une série de conventions précises, équitables et
Gouilloud y figurent côte à côte; bel exemple d'un débat dont on eût aimé garanties par une instance internationale. Dans une interview à L’Express,
trouver trace dans le livre de Serres. Brice Lalonde, alors ministre de l'Environnement, évoquait même la
243
Bemard EDELMAN, « Entre personne humaine et matériau possibilité d'une police écologique : « Nous verrons sans doute apparaître
humain: »le sujet de droit», dans B. EDELMAN et M.-A. HERMITTE, des organismes communs à l'ensemble des nations, pour surveiller, édicter
ibid., pp. 136 et sq. et, même, intervenir. Nous en sommes à l'ingénierie planétaire : il faudra
244
A. BOYER, « Le respect de la nature... », art. cité, pp. 12-13.
rectifier et créer, autant que protéger. Peut-être parlerons-nous d'une force Vierge-Vie ou notre Mère-Nature, pour leur vouer un culte puéril. La
d'intervention écologique, de "Casques verts". 245 » Qui ne voit que cette nature n'est pas une personne, ni même une entité, que nous aurions à
force d'intervention n'aurait aucunement pour mission de faire respecter un vénérer pour elle-même, elle n'est qu'un réservoir, il est vrai colossal, de
« droit de la nature », mais, plus simplement et plus sérieusement, de possibilités, que tous nos intérêts, économiques, écologiques, esthétiques,
veiller à l'application des règles que les hommes auront édictées pour eux- etc., nous commandent d'exploiter, non seulement rationnellement (nous le
mêmes, dans leur intérêt bien compris, c'est-à-dire élargi à l'échelle de la savons), mais raisonnablement (nous avons à l'apprendre), un patrimoine
planète et de la longue durée. commun que nous nous devons de protéger contre notre propension au
Prenons un autre exemple, la sauvegarde de la diversité biologique. On gaspillage, mais sans jamais céder à ce pathos écologiste, qui n'est, le plus
peut l'envisager de deux façons. La première est théologique: l'homme, souvent, qu'un margouillis de biologisme et de théologie. « La
vicaire de Dieu, a charge de sa Création. C'est, si l'on veut, le complexe philosophie, disait Schopenhauer, n'est pas faite pour apporter de l'eau au
de Noé, serviteur de Zoé (la Vie), à l'heure où le Second Déluge s'annonce, moulin des curés. » Sa mise en garde est toujours pertinente. Méfions-
et dont nous sommes à nouveau responsables, non plus par une faute nous des nouveaux Tartuffes...
éthique, mais par un péché technologique: si l'on en croit Norman Mayers,
l'homme aurait détruit, depuis un siècle, près de 75 % des espèces CHAPITRE IX
vivantes. La seconde est pragmatique. On sait, en effet, que les
révolutions pharmaceutiques sont souvent liées à la découverte des UN PAYSAGE PEUT-IL ÊTRE
propriétés médicinales que détiennent certaines espèces végétales (le pavot ÉROTIQUE?
pour la morphine, le saule pour l'aspirine, etc.) ou certains champignons
microscopiques (pénicilline, ciclosporine, etc.). On dit aussi que les forêts
tropicales abriteraient 60 % des deux cent cinquante mille espèces
répertoriées. La déforestation, quel qu'en soit l'intérêt économique
immédiat, constitue donc la dilapidation insensée d'un réservoir-, dont Cette théorie du paysage, que je m'efforce d'élaborer depuis des années,
nous ne savons même pas évaluer l'importance. Il ne s'agit pas de j'aimerais en donner une ultime illustration, apportant, je l'espère, la touche
contracter une (« alliance symbiotique » avec la forêt tropicale, mais, dans érotique et ludique, qui manquait, peut-être, à cet essai. je rappelle, une
l'intérêt commun de l'humanité, de négocier avec ceux qui, pour vivre, la dernière fois, l'hypothèse qui me sert de fil conducteur: il n'y a pas de
détruisent; ce qui pose, une fois de plus, la question fondamentale, à la fois beauté naturelle ou, plus exactement, la nature ne devient belle à nos yeux
économique et écologique, bref, éconologique, des rapports (« Nord-Sud que par le truchement de l'art. Notre perception esthétique de la nature est
». toujours médiatisée par une opération artistique, une « artialisation», que
La formule qui donne son titre à ce chapitre n'est pas anticartésienne, bien celle-ci s'effectue directement ou indirectement, in situ ou in visu. Or
au contraire : elle explicite et actualise celle du Discours de la méthode. l'érotisation est une variété particulièrement spectaculaire de l'artialisation
On ne maîtrise et ne possède vraiment la nature qu'en la protégeant. je paysagère. Mais on pressent d'emblée qu'elle ne saurait, sauf exception
souscris, sur ce point, à l'opinion de Serres : il faut « désormais chercher à (ou provocation ... ) opérer in situ, et que la transformation d'un pays
maîtriser notre maîtrise246 ». La vraie maîtrise est maîtrise de soi, (asexué) en paysage (érotisé) s'effectue surtout in visu, par la médiation de
pronominale, et la vraie possession à l'opposé de l'oppression : gestion la peinture, de la photographie, de la littérature.
ordonnée d'un fonds à préserver. Il ne s'agit pas de s'agenouiller devant la
CROUPES ET MAMELONS.
245
L’Express, 7 avril 1989.
246
M. SERRES, Le Contrat naturel, op. cit., p. 61.
LA MÉTAPHORE RÉVERSIBLE malicieux. Mais celui que je vis me frappa de terreur. Il était
envahi d'une énorme fourrure, fauve, farouche, flamboyante. Ébloui,
Paradoxalement, ce sont les géographes qui nous fournissent les premiers je levai les deux mains et m'en couvris les yeux, mais la toison
indices d'une telle érotisation, avec la terminologie dont ils usent pour la continuait de brûler dans la nuit. je me dis alors : tu vas t'avancer
description du milieu physique. Les militaires reprennent ce vocabulaire,
pour considérer cet étrange spectacle, et voir pourquoi ce buisson
qui me ravissait quand j'étais grenadier-voltigeur au 5 ème régiment
d'infanterie. Ce n' était, sur les cartes d'‘état-major, que « croupes » et « ne se consume pas. Mais je restais cloué, et lorsque enfin j'osai y
mamelons « , la manoeuvre devenait comme un jeu licencieux sur cette regarder, le corps avait encore grandi, il montait du brasier comme
«Carte de Tendre » ... «Croupe: partie renflée d'une montagne » (Littré). une fumée blême, et je compris alors que jamais le chiendent des
«Mamelon: éminence arrondie sur un terrain » (Littré). Chez Hugo, par plus larges femelles ne pourrait égaler le feu de ce pelage 249.. » Ou
exemple: « Derrière un mamelon, la garde était massée247... » Un bien encore, quelques pages plus loin, la classe des lycéennes aux
mamelon, pas une croupe, le premier suffit pour dissimuler la garde blouses bleues, métaphorisées en « polypier » : « Elles formaient à
impériale, qui n'en a plus pour longtemps, on est à Waterloo, « morne mes pieds comme un grand animal, un bel anthozoaires corail
plaine »... Elle n'en est que plus troublante, cette garde, « massée » céruléen, coelentéré d'azur. Parfois, l'un des polypes osait me
derrière son «mamelon », avant de surgir, rigide, pour se faire étriller par questionner. Alors je répondais d'une voix asexuée, lointaine,
la mitraille anglaise... universelle, celle que demandait la colonie marine250 . » Ce polypier
Certes, il ne s'agit que d'indications rudimentaires mais elles témoignent
déjà d'une certaine inclination à projeter sur le pays des signes sexuels, n'est évidemment qu'une réminiscence du « zoophyte » proustien,
sinon érotiques, en tout cas féminins. Et cela m'inspire deux remarques. celui des « jeunes filles en fleurs » : « Tel pour moi cet état
1) D'emblée, l'érotisation semble plutôt s'effectuer au féminin, comme amoureux divisé simultanément entre plusieurs jeunes filles.
s'il existait quelque affinité entre la configuration géographique et Divisé ou plutôt indivis, car le plus souvent ce qui m'était délicieux,
l'anatomie de la femme: courbes et creux, ligne de grâce hogarthienne, différent du reste du monde, ce qui commençait à me devenir cher au point
« unir les courbes des femmes à des croupes de collines » (Cézanne)... que l'espoir de le retrouver le lendemain était la meilleure joie de ma vie,
2) Cette métaphorisation sommaire est réversible. La femme peut, plus c'était plutôt tout le groupe de ces jeunes filles... » Les photographes, à
aisément que l'homme, devenir un paysage. On évoquera, de manière leur tour, ne cessent de jouer sur ces métamorphoses : filles d'eau, filles de
assez convenue, la colline de ses seins, le vallon de sa gorge, le ravin de sable, filles de pierre. Ainsi Lucien Clergue et ses femmes marines, ou ces
son sexe, sans doute le plus exposé à cette métaphorisation, triviale ou artistes japonais, plus sensibles à la minéralité lumineuse des corps.
poétique: touffe, motte, mont de Vénus, sillon, grotte, « jardin bien clos, On soupçonne déjà que cette réversibilité métaphorique peut produire le
source scellée248 ». pire et le meilleur. Le pire, le poncif, un paysage de pacotille, sexualisé à
la hâte, sinon « à la hussarde », mais aussi le meilleur, une esthétisation
J'ai moi-même cédé à cette tentation, construisant l'un de mes subtile, où la nudité et le pays, réalités naturelles, s'érotisent mutuellement
romans autour de la métaphore du «buisson ardent », du « fourré pour susciter ces figures de l'art que sont le nu et le paysage. Au chapitre
crématoire », celui d'une adolescente rousse qui, soulevant sa robe, du pire figure le recours, commode et complaisant, à la psychanalyse, qui
s'exhibe au narrateur : «C'était un acte prodigieux, le geste sacré permet, croit-on, de projeter sur n'importe quel lieu une lecture libidinale.
d'Éleusis, quand Baubô, brusquement, dévoile à Déméter son ventre Comme il est rare que le terrain soit complètement plat, on se donne, à peu
247
HUGO, Les Châtiments, « L'Expiation », II. 249
. Alain ROGER, Le Misogyne, Paris, Denoël, 1976, p. 15.
248
Cantique des Cantiques, rv, 12. 250
Ibid., p. 36.
de frais, la faculté de tout interpréter en termes génitaux, tout relief est moins notre soupçon initial : « L'organe génital masculin représenté par
phallique et toute cavité, vulvaire. Il se trouve toujours un arbre ou un une personne, l'organe génital féminin représenté par un paysage253. » Le
clocher pour ithyphalliser le paysage - que n'a-t-on pas fait subir aux trois paysage est, pour
clochers proustiens de Martinville et de Vieuxvicq quelque mare ou l'inconscient, foncièrement féminin, même si, par imprudence, quelque
ruisseau pour le féminiser. N'oublions pas que les quatre éléments des signe phallique s'y aventure...
cosmogonies archaïques sont sexués - air et feu, masculins, terre et eau,
féminins -, si bien que rien ne peut échapper à cette sexualisation
universelle, une sorte de « partie carrée » élémentaire, puisque les TROIS FIGURES DE LA FEMME-PAYSAGE
échanges et les liaisons se multiplient, engendrant ces images poétiques On en trouve de beaux exemples en littérature, et chez des écrivains qui,
dont Bachelard s'est fait le spécialiste : la boue (terre + eau) et les ignorant souvent tout de la psychanalyse, féminisent leur paysage selon
fumerolles (feu + air) sont homosexuelles, tandis que les vapeurs (eau + des modalités diverses et justiciables d'une typologie fondée sur les figures
air) et la lave (eau + feu) sont hétérosexuelles. de la féminité, qui président à la métaphore.
Coleridge, Kubla Khan, l'orgasme tellurique... Il est significatif que ce
Une telle érotisation n'est pas dénuée d'intérêt, ni de charme, comme on poème onirique commence (reste diurne) par l'évocation du grand jardin
peut s'en convaincre en lisant les essais de Bachelard, ou les traités du clos du khan Koubilaï, un jardin qui, soudain, fait place à un ravin, le rêve
paysage de la Chine ancienne (voir plus haut) : «Le rôle du pinceau est de s'exaltant en délire érotique: «Mais quel ravin profond et mystique (deep
camper la forme et la substance des choses, celui de l'encre est d'établir la romantic chasm), à travers une forêt de cèdres, s'enfonçait, oblique, dans la
distinction entre le yin et le yang. [... ] Ainsi sont obtenus les effets de verte montagne! Sauvage endroit! Nul plus sacré, nul plus magique,
distance. L'alternance du yin et du yang permet de distinguer les lointains jamais ne fut hanté, sous la lune émaciée, par femme dont les
des premiers plans, les faces avant et arrière des montagnes; elle peut aussi gémissements invoquent le démon qui l'aime! (By woman wailing for her
modeler les reliefs en opposant les creux peints à l'encre sombre (yin) et demon lover). Au fond de ce ravin, bouillonnant toujours dans le tonnerre,
les bosses peintes à l'encre pâle (yang)251. » Mais cette codification des
éléments et leur sexion systématique risquent, en dépit des liaisons et de 253
Ibid., p. 314. J'incline à croire que, pour Freud, le paysage relève de la
quelques « brouillages », de nuire à l'érotisation, comme il arrive en
même interprétation que «l'illusion du déjà vu», c'est-à-dire e l'organe
psychanalyse, où l'application mécanique de la symbolique freudienne
génital de la mère » (op. cit., p. 343). Le « déjà vu » est d'ailleurs le plus
tourne souvent à la caricature.
Faut-il imputer à Freud lui-même la responsabilité de cette sexualisation, souvent un paysage. Quoi qu'il en soit, il me paraît difficile de suivre
tout à la fois naïve et scolastique, du paysage ? Sans doute, si l'on en juge Françoise CHENET, lorsqu'elle émet l'hypothèse que «si, comme
par les quelques indications qu'il nous fournit dans L’Interprétation des tout le monde en convient, le jardin est la métaphore du ventre
rêves: « On reconnaît sans peine que dans le rêve beaucoup de paysages, matemel, le paysage est du côté du père » « Le paysage comme
ceux en particulier qui représentent des ponts ou des montagnes boisées, parti pris », dans Enonciation et parti pris, Actes du colloque de
sont des descriptions d'organes génitaux252. » Freud n'en confirme pas l'université d'Anvers, 1990, pp. 90-91, repris dans La Théorie du
251
N.VANDIER-NICOLAS, Esthétique et peinture de paysage en Chine, paysage en France, 1974-1994, op. cit., p. 277). Pour une
op. cit. (chap. III), pp. 53 et 57. psychanalyse du paysage, voir aussi J. Guillaumin, «Le paysage
252
FREUD, L’Interprétation des rêves, trad. fr. Paris, P.U.F., 1971, dans le regard d'un psychanalyste », université de Lyon 11, 1975, n°
p.306. Voir aussi le beau rêve des «deux jardins», dont Freud, hélas, 3, et Michel COLLOT, « Points de vue sur la perception des
esquisse à peine l'interprétation. paysages », L’Espace géographique, 1986, n°3.
comme si cette terre respirait en halètements rapides et rauques (As if this gargouille sur une vanne et se perd, sanglotante, dans les trous d'un mur ?
earth in fast thick pants were breathing), une source puissante surgissait Par endroits, l'eau semble percluse et rongée de lèpre ; elle stagne, puis
en poussées soudaines, et, dans sa montée brusque, à demi intermittente, elle remue sa suie coulante et reprend sa marche ralentie par les
bondissaient des fragments énormes. [... ] et parmi cette danse des rocs, en bourbes255... » Je me souviens d'une rivière, l'Yévrette, qui s'écoulait à
même temps et sans cesse, le ravin, d'instant en instant, projetait la rivière Bourges, y croupissait plutôt, putride et méphitique, et je ne pouvais
sacrée... » m'empêcher de l'associer à ma petite voisine, une fillette souffreteuse et
Tous les éléments «géographiques » sont ici féminins: chasm (« ravin couverte d'impétigo, qu'on appelait «la pauvre Yvette » de sorte que
»), fountain (« source»), sacred river (« rivière sacrée »), puis, aux vers l'Yévrette me semblait comme le condensé de cette pauvre Yvette, son
suivants, caverne measureless to man (« cavernes dont la mesure est double pitoyable, ma Bièvre berruyère... Où l'on voit que l'onomastique
inconnue à l'homme »), lifeless ocean (« océan sans vie »), caves of ice seconde ici la métaphore. Il y a une Yvette en région parisienne, une
«(cavernes de glace ») 254, et c'est leur érotisation violente, « virile », et Nonette aussi, près de Senlis: « joli ce nom, et il imaginait un essaim de
comme volcanique (métaphore de la métaphore), qui les organise, les novices, béguinettes en goguette, s'éclaboussant les seins au milieu du
orgasmise en paysage fantastique. courant256 ». La Seine, c'est le Sein, au féminin, comme il convient; la
Huysmans, La Bièvre, la fille du ruisseau... «La nature n'est intéressante Loire, c'est un Loir, au féminin, de même, et je songe au Jardin de la
que débile et navrée. je ne nie point ses prestiges et ses gloires alors qu'elle France, de Max Ernst, cette femme lovée entre l'Indre et la Loire ; la
fait craquer par l'ampleur de son rire son corsage de rocs sombres et Garonne, un condensé de garçonne et luronne, mais qui, en grandissant,
brandit au soleil sa gorge aux pointes vertes, mais j'avoue ne pas éprouver, devient une fille gironde, la Gironde...
devant ses ripailles de sève, ce charme apitoyé que font naître en moi un Sartre, La Nausée, l'obscénité femelle... « Les choses se sont délivrées de
coin désolé de grande ville, une butte écorchée, une rigole d'eau qui pleure leurs noms. Elles sont là, grotesques, têtues, géantes et ça paraît imbécile
entre deux arbres grêles. Au fond, la beauté d'un paysage est faite de de les appeler des banquettes ou de dire quoi que ce soit sur elles : je suis
mélancolie. Aussi la Bièvre, avec son attitude désespérée et son air au milieu des Choses, les innommables. » On sait que cette expérience de
réfléchi de ceux qui souffrent, me charme-t-elle plus que toute autre. » « l'existence » se répète et culmine, deux pages plus loin, dans la célèbre
La métaphore, de nouveau, est réversible : si la prostituée est un «égout description du jardin public de Bouville, mais les commentateurs n'ont, me
séminal » (Parent-Duchâtelet, 1836), l'exutoire nécessaire du stupre, la semble-t-il, pas assez souligné que cette description est animée de
Bièvre, «cette rivière en guenille», ce « fumier qui bouge », «cet exutoire l'intérieur et comme inséminée par une féminisation universelle et obscène
de toutes crasses », n'est qu'une pauvre fille, une « fille » tout court, une des Choses : « Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et
fille des rues, ou plutôt du « ruisseau », et c'est cette misère « navrée » qui molles, en désordre - nues, d'une effrayante et obscène nudité. [... ] Toutes
fascine Huysmans et lui inspire ces lignes magnifiques et déjà nostalgiques choses, doucement, tendrement, se laissaient aller à l'existence comme ces
: « Ils ne l'ont donc jamais enfin regardée cette étrange rivière, cet exutoire femmes lasses qui s'abandonnent au rire et disent: "c'est bon de rire", d'une
de toutes les crasses, cette sentine couleur d'ardoise et de plomb fondu, voix mouillée; elles s'étalaient, les unes en face des autres, elles se
bouillonnée çà et là de remous verdâtres, étoilée de crachats troubles, qui faisaient l'abjecte confidence de leur existence. je compris qu'il n'y avait
pas de milieu entre l'inexistence et cette abondance pâmée. Si l'on existait,
254
COLERIDGE, Kubla Khan, traduction de Germain D'Angest,
légèrement modifiée. J'ai déjà évoqué ce poème, mais dans une autre
perspective, au chapitre II de ce livre. Le thème des « cavernes creuses »,
associées à la féminité maléfique, est récurrent dans l'Odyssée (Calypso,
255
Huysmans, « La Bièvre », dans Croquis parisiens, rééd.
au chant v, Scylla, au chant XII, etc.). Il est omniprésent dans les mythes Lausanne, Mermod, 1955, pp. 109-1 10.
et les contes. 256
Alain ROGER, Rémission, Paris, Grasset, 1990, p. 86.
il fallait exister jusque-là, jusqu'à la moisissure, à la boursouflure, à bêtes y sont familières, complices, et surtout exemplaires de la sexualité
l'obscénité257. » universelle. Ève, enfin, y est l'instigatrice : c'est elle qui conduit Serge
Paradoxe : on aurait pu croire que «l'existence » serait la régression au sous le grand arbre - de la Connaissance, mais confondu ici avec l'arbre de
neutre. Il n'en est rien. Tout se passe comme si ce retour à la « chose », ce Vie, première subversion du mythe -, à l'ombre duquel ils s'étreignent,
détour par le «ça existe » n'avaient d'autre fonction que d'engendrer, par après une abstinence un peu longue à nos yeux de lecteurs habitués à plus
l'insémination métaphorique - et Robbe-Grillet ne manquera pas de le de célérité érotique. S'ensuivent, comme il convient, la honte, la pudeur,
reprocher à Sartre - un autre paysage, plus puissant, plus inquiétant aussi, et bientôt le remords, on se couvre le corps et on se dissimule quand surgit
fantasmatique à l'évidence, puisque placé sous le signe de la femellité, frère Archangias, héraut de la malédiction. Serge ressort du Paradou, dont
misogynie cosmique... le frère, sorte de Léon Bloy aux imprécations tonitruantes, va désormais
Il existe bien d'autres modalités de l'érotisation paysagère (Hugo, Flaubert, garder férocement l'entrée.
Verlaine, Bram Stoker, Colette, Giono, Dali258, Ernst, Saudek, etc.) mais C'est un peu gros (les «gros poings » ... ), mais puissarnment construit
j'aimerais me pencher plus particulièrement sur deux d'entre elles, celles de (les « puissants poumons » ... ). L'abbé Mouret connaît d'abord la
Zola et de Proust, fort différentes au demeurant, mais également heureuses tentation, l'envie du Paradou, dont il ressent, jusqu'à la défaillance, la
et plus ou moins paradisiaques. féminité affolante. Il y entre, à son corps défendant (il a perdu
conscience), le découvre et l'éprouve, jour après jour, y succombe, le
quitte, y revient, mais en vain, mort à la vie. L'écriture de Zola est ici
inspirée, décrivant à merveille cette induction du désir par la féminisation
ZOLA. L'ÉDEN AU FÉMININ progressive et fabuleuse du jardin, qui, à l'instar du serpent, est le vrai
tentateur: c'est lui qui a «voulu la faute260 ». Voici les moments forts de
Le «Paradou » est assurément un haut lieu dans l'oeuvre de Zola. Sa cette métaphore :
longue description, inlassablement reprise et renouvelée, occupe la partie - Avant même l'entrée au Paradou, le désir refoulé de Serge investit la
centrale de La Faute de l'abbé Mouret, dont il est, sans conteste, le campagne environnante d'une femellité puissante, rut rustique, qui fait de
véritable personnage, induisant, par sa force vitale et sa féminité ce pauvre pays, non point un « paysage d'âme » (Amiel), mais de femme
exubérante, la «faute » de Serge et Albine, Adam et Ève de cette parabole pâmée : « La nuit, cette campagne ardente prenait un étrange vautrement
un peu lourde, mais, comme l'écrit Huysmans, «Zola était Zola, c'est-à- de passion. Elle dormait, débraillée, déhanchée, tordue, les membres
dire un artiste un peu massif, mais doué de puissants poumons et de gros écartés, tandis que de gros soupirs tièdes s'exhalaient d'elle, des arômes
poings259 ». Tous les éléments du récit édénique sont en effet repris, à puissants de dormeuse en sueur. On eût dit quelque forte Cybèle tombée
commencer par ce paradis « méridionalisé », immense jardin clos, où sur l'échine, la gorge en avant, le ventre sous la lune, saoule des ardeurs du
Serge retrouve l'innocence puérile et l'intégrité physique d'Adam. Les soleil et rêvant encore de fécondation. [... ] jamais, comme à cette heure de
nuit, la campagne ne l'avait inquiété, avec sa poitrine géante, ses ombres
257
SARTRE, la Nausée, Paris, Gallimard, 1938, pp. 177-181. molles, ses luisants de peau ambrée, toute cette nudité de déesse, à peine
258
J'ai évoqué l'érotisation du paysage « vampirique » dans mon cachée sous la mousseline argentée de la lune261. »
analyse du Dracula de Bram Stoker, dans Hérésies du désir. Freud, - Au Paradou262, première étreinte, mais chaste, sous le signe des roses,
Dracula, Dali (Seyssel, Champ Vallon, 1986, pp. 132 et sq.). Le détaillées avec un luxe érotique éblouissant, dont je ne trouve l'équivalent
même ouvrage comporte un commentaire du célèbre tableau de Dali, 260
ZOLA, La Faute de l'abbé Mouret, livre II, chap. xv.
Le Grand Masturbateur, qui est d'abord un paysage érotisé. 261
Ibid., livre premier, chap XVI.
259
HUYSMANS, préface (1903) à la réédition d À rebours. 262
Ibid.. livre II, chap.IV.
que chez Huysmans (les fleurs exotiques d'À rebours) et chez Proust (les technique très tôt élaborée, puisque le Narrateur la pratique bien avant de
aubépines de Combray). lui donner son nom, la « métaphore », celle des marines d'Elstir. C'est
- La scène, à l'entrée de la grotte, dont la symbolique est bien connue. ainsi que, dès son premier séjour à Balbec, de la fenêtre de l'hôtel, il
Est-ce le paysage qui suscite le désir, par son exubérance, ou l'envie des érotise, artialise la mer au moyen de modèles esthétiques - « la nymphe
amants qui induit, par projection métaphorique, ce paysage-là ? Les deux, Glaukoméné, dont la beauté paresseuse et qui respirait mollement... » (II,
sans doute. Symbiose, mais féminine: « Chevelure immense de verdure, 64-65 et 1, 705), comparer avec la Cybèle rustique de Zola -, dont le jeune
piquée d'une pluie de fleurs, dont les mèches débordaient de toutes parts homme se délivrera bientôt, comme s'il devait se libérer du picturalisme de
en un échevellement fou, faisaient songer à quelque fille géante, pâmée au Swann pour inventer sa propre métaphore, son propre paysage. Ainsi, lors
loin sur les reins, renversant la tête dans un spasme de passion, dans un du second séjour à Balbec, lorsqu'il s'efforce de tromper son envie
ruissellement de crins superbes, étalés comme une mare de parfums263. » d'Albertina : « J'essayais de me distraire de ce désir en allant jusqu'à la
- L'arbre de Vie, enfin, évidemment viril, mais dont l'ithyphallisme se fenêtre regarder la mer de ce jour-là. Comme la première année, les mers,
gorge de féminité: « La sève avait une telle force., qu'elle coulait de son d'un jour à l'autre, étaient rarement les mêmes. Mais d'ailleurs elles ne
écorce; elle le baignait d'une buée de fécondation; elle faisait de lui la ressemblaient guère à celles de cette première année, soit parce que
virilité même de la terre. [... ] Par moments, les reins de l'arbre craquaient; maintenant c'était le printemps avec ses orages, soit parce que, même si
ses membres se raidissaient comme ceux d'une femme en couches; la sueur j'étais venu à la même date que la première fois, des temps différents, plus
de vie qui coulait de son écorce pleuvait plus largement sur les gazons changeants, auraient pu déconseiller cette côte à certaines mers indolentes,
d'alentour, exhalant la mollesse d'un désir, noyant l'air d'abandon, pâlissant vaporeuses et fragiles que j'avais vues pendant des jours ardents dormir sur
la clairière d'une jouissance. L'arbre alors défaillait avec son ombre, ses la plage en soulevant imperceptiblement leur sein bleuâtre d'une molle
tapis d'herbe, sa ceinture d'épais taillis. Il n'était plus qu'une volupté264. » palpitation » (111, 179 et Il, 783).
« C'était le jardin qui avait voulu la faute. » Il est un peu dommage que Paysage rêvé, nostalgique, visiblement induit par le désir de la jeune
Zola éprouve le besoin de nous marteler l'explication (toujours les «gros fille. Mais cette métaphore du « sein bleuâtre », qui ne livrera son secret
poings»), une explication discutable d'ailleurs, puisqu'elle mutile la que bien plus tard, dans Le Temps retrouvé266, est d'emblée réversible,
métaphore, l'amputant de sa réversibilité, symbiose d'Albine et du comme on le voit un peu plus loin, quand Albertine, à son tour dénudée,
Paradou. Le jardin ne peut «vouloir la faute» que s'il est lui-même érotisé suscite le paysage : «j'arrachai cette tunique qui épousait jalousement une
par le désir des amants. poitrine désirée, et attirant Albertine à moi :
Mais toi, ne veux-tu pas, voyageuse indolente,
Rêver sur mon épaule en y posant ton front ?
PROUST. ÉPIPHANIE DE LA FÉMINITÉ lui dis-je en prenant sa tête dans mes mains et en lui montrant les
grandes prairies inondées et muettes qui s'étendaient dans le soir tombant
La démarche proustienne est évidemment différente. Proust était Proust, jusqu'à l'horizon fermé sur les chaînes parallèles de vallonnements
c'est-à-dire un artiste un peu frêle, mais doué d'un oeil esthète et d'un sexe lointains et bleuâtres » (III, 259 et II, 865-866).
subtil265. L'érotisation du paysage n'en est que plus savante, selon une
263
Ibid.. livre II, chap. VII. Pléiade (Paris, Gallimard, 1986-1989, quatre volumes, et 1954, trois
264
Ibid., livre 11, chap. xv. volumes).
265
Voir plus haut le jugement de Huysmans sur Zola. Pour plus de 266
C'est du moins ainsi que j'ai cru pouvoir interpréter la révélation finale
commodité et afin d'éviter la multiplication des notes, j'indique pour du Narrateur, dans Proust. Les plaisirs et les noms, Paris, Denoël, 1985,
chaque citation et entre parenthèses les références aux deux éditions de la pp. 89 et sq.
Nous touchons à l'essentiel, la métaphore constitutive du paysage - Le chemin des aubépines. Séquence: aubépines blanches, puis, « Toi
proustien. On sait que cette figure de rhétorique est employée par le qui aimes les aubépines, regarde un peu cette épine rose ; est-elle jolie ! En
Narrateur pour caractériser les marines d'Elstir: « Le charme de chacune effet c'était une épine, mais rose, plus belle encore que les blanches »,
consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue inflation du rose, couleur d'Éros, semble-t-il, dans cette première partie de
à celle qu'en poésie on nomme métaphore » (11, 191 et I, 835). On a pu la Recherche, et première induction féminine avec «la jeune fille en robe
contester la pertinence de ce terme pour désigner de telles métamorphoses. de fête » et « le mois de Marie ». Et l'érotisation s'amplifie sous le signe
Il est vrai qu'en poétique traditionnelle la métaphore suppose la du rose : « La haie laissait voir à l'intérieur du parc une allée bordée de
conservation des deux signes, tandis qu'Elstir opère une substitution, dans jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des giroflées ouvraient
la mesure où il pousse à sa limite le dynamisme de la métaphore, c'est-à- leur bourse fraîche, du rose odorant et passé d'un cuir ancien de Cordoue
dire la métamorphose « élémentaire», non sans rétablir l'équilibre, puisque [... ] . Tout à coup je m'arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive
celle-ci est réversible : de la mer à la terre et vice versa. je serais d'ailleurs quand une vision ne s'adresse pas seulement à nos regards, mais requiert
tenté d'appliquer au Narrateur la formule qu'il emploie pour Elstir: « Une des perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une
de ses métaphores les plus fréquentes... » Chez Proust, « la plus fréquente fillette d'un blond roux qui avait l'air de rentrer de promenade et tenait à la
» est, à n'en pas douter, l'effémination érotique. Dès le début de la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de
Recherche, le pays devient un paysage en se gorgeant de désir et de taches roses » (I, 136-139 et I, 138-140).
féminité. Tout se passe comme si, par le seul mouvement de la Il s'agit donc, littéralement, d'une « vision » et, en raison du contexte,
description, il est vrai langoureuse, il induisait cette féminité, soit qu'il saturé de religiosité, d'une véritable épiphanie, de l'épine, puis féminine,
s'effémine lui-même en courbes suggestives, soit qu'il suscite, comme sa induite par cette profusion du rose. L'induction est si forte que les taches
vérité vivante, son essence visible, l'épiphanie de la femme, qui, tout à la de rousseur en deviennent roses, signe que Gilberte fait bien partie du
fois, l'habite et l'anime. Relevons, de nouveau, les instants privilégiés de paysage, ou plutôt qu'elle en est tout à la fois l'âme et l'émanation. Tout se
ce processus métaphorique: passe comme si ce paysage floral s'était préparé à Gilberte, comme s'il se
- À Combray, la belle description du « règne végétal de l'atmosphère » condensait en elle, sa métaphore et sa métonymie finales. Gilberte n'est
par Legrandin, qui, avant Elstir, mérite le titre d'éducateur oculaire. La pas seulement une « fillette » qui «habite là ». Par une sorte de paganisme
séquence est la suivante : nuages violets et bleus, nuages roses, « teint de métaphorique et métamorphique, elle incarne ce lieu, elle le signifie et,
fleur, d'oeillet et d'hydrangea », «règne végétal de l'atmosphère », baie de bien sûr, l'érotise à rebours, puisque, désormais, nous ne pourrons plus la
Balbec, « bouquets célestes bleus et roses », « pétales soufrés et roses » séparer de l'épine rose, des aubépines, de Tansonville.
(le ciel comme parterre, métaphore de Legrandin), « blondes Andromèdes - Après Tansonville, Roussainville, ce haut lieu du désir. C'est là que,
(I, 128-29 et I, 130). pour la première fois, le Narrateur énonce sa loi de réversibilité, de
- Quelques pages plus loin, du côté de Méséglise, nouvelle séquence : symbiose entre la femme et le paysage : « je faisais un mérite de plus à
odeur de lilas, « petits coeurs verts et frais de leurs feuilles »., « panaches tout
de plumes mauves et blanches »., «rose minaret. Les Nymphes du ce qui était à ce moment-là dans mon esprit, au reflet rose du toit de tuile,
printemps eussent semblé vulgaires auprès de ces jeunes houris qui aux herbes folles, au village de Roussainville où je désirais depuis
gardaient dans ce jardin français les tons vifs et purs des miniatures de longtemps aller, aux arbres de son bois, au clocher de son église, de cet
Perse. Malgré mon désir d'enlacer leur taille souple et d'attirer à moi les émoi nouveau qui me les faisait seulement paraître plus désirables parce
boucles étoilées de leur tête odorante... » (1, 134 et 1, 135-36; voir, en que je croyais que c'était eux qui le provoquaient, et qui semblait ne
écho, II, 455 et II, 157). vouloir que me porter vers eux plus rapidement quand il enflait ma voile
d'une brise puissante, inconnue et propice. Mais si ce désir qu'une femme
apparût ajoutait pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus elle le leur rendait. » C'est elle qui érotise la nature, au point que, par un
exaltant, les charmes de la nature, en retour, élargissaient ce que celui de la redoublement fantastique de la métaphore, son visage devient un paysage:
femme aurait eu de trop restreint. Il me semblait que la beauté des arbres «Je lui fis signe qu'elle vint me donner du café au lait. J'avais besoin d'être
c'était encore la sienne et que l'âme de ces horizons, du village de remarqué d'elle. Elle ne me vit pas, je l'appelai. Au-dessus de son corps
Roussainville, des livres que je lisais cette année-là, son baiser me la très grand, le teint de sa figure était si doré et si rose qu'elle avait l'air
livrerait... » (I, 154 et I, 156). d'être vue à travers un vitrail illuminé. Elle revint sur ses pas, je ne
- Le bois de Boulogne, ce « jardin des femmes». Séquence : « Puissante pouvais détacher mes yeux de son visage de plus en plus large, pareil à un
et molle individualité végétale », fleurs, valses, « belles invitées», «M" soleil qu'on pourrait fixer et qui s'approcherait jusqu'à venir tout près de
Swann » (1, 410 et I, 418). Nouvelle induction, quelques pages plus loin: vous, se laissant regarder de près, vous éblouissant d'or et de rouge » (II,
« Ainsi regardais-je les arbres avec une tendresse insatiable qui les 17-18 et 1, 657).
dépassait et se portait à mon insu vers ce chef-d'oeuvre des belles
promeneuses qu'ils enferment chaque jour pendant quelques heures. » Ces On aura reconnu, à travers ce vitrail, « éblouissant d'or et de rouge », la
arbres qui sont « forcés depuis tant d'années par une sorte de greffe à vivre duchesse « amarante », Oriane de Guermantes, si décevante, jadis, dans
en commun avec la femme». Où commence celle-ci, où cesse le paysage ? l'église de Combray, mais ici sublimée en altière laitière...
Le Narrateur souligne cette fusion essentielle : « Il suffisait que M" J'aurais pu, sans doute, sans m'encombrer de théorie, me contenter de
Swann n'arrivât pas toute pareille au même moment, pour que l'Avenue fût proposer quelques «paysages choisis », picturaux de préférence, avec nus :
autre » (1, 410-419 et 1, 417-427). Il y a des jardins comme il y a des Ève au jardin d'Éden ou Vénus alanguie. Mais si j'ai pu donner envie de
mers, aussi changeants, parce que la Femme les hante, soit réellement, soit relire Huysmans, Zola ou Proust, de se replonger dans ce mundus
métaphoriquement. Il suffit d'avoir l'oeil, non du voyeur, mais de l'artiste. muliebris, avec ses métaphores et ses épiphanies, si j'ai pu suggérer qu'un
paysage n' est souvent qu'une femme diffuse, érotisant à plaisir le pays,
J'aimerais, pour finir, évoquer l'une des épiphanies les plus troublantes de alors j'aurai le sentiment d'avoir ouvert une piste, modeste, mais nouvelle,
la Recherche, et des plus significatives quant à la poétique proustienne du dans la recherche paysagère.
paysage. Il s'agit de l'apparition de la belle laitière, à l'aube, sur le quai de
la gare : «Le paysage devint accidenté, abrupt, le train s'arrêta à une petite HISTOIRE D'UNE PASSION
gare entre deux montagnes. On ne voyait au fond de la gorge, au bord du THÉORIQUE
torrent, qu'une maison de garde enfoncée dans l'eau qui coulait au ras des ou
fenêtres. Si un être peut être le produit d'un sol dont on goûte en lui le Comment on devient
charme particulier, plus encore que la paysanne que j'avais tant désiré voir un « Raboliot » du paysage
apparaître quand j'étais seul du côté de Méséglise, dans les bois de
Roussainville, ce devait être la grande fille que je vis sortir de cette maison
et, sur le sentier qu'éclairait obliquement le soleil levant, venir vers la gare Rien ne me destinait à écrire sur le paysage. De formation
en portant une jarre de lait» (II, 1 6, et 1, 6 5 5). philosophique, j'étais plutôt voué à Épictète, Spinoza ou Nietzsche,
Le texte est explicite : l'érotisation manifeste du paysage induit mes penseurs favoris, et l'on m'aurait beaucoup surpris, voilà vingt-
l'apparition de la laitière, elle-même précédée par le souvenir de la
cinq ans, si l'on m'avait prédit ma prédilection actuelle. Il a fallu un
paysanne de Roussainville. Et, comme autrefois, la métaphore est
réversible : « je ne sais si, en me faisant croire que cette fille n'était pas concours de circonstances assez insolite pour que, peu à peu, j'en
pareille aux autres femmes, le charme de ces lieux ajoutait au sien, mais vienne à m'intéresser passionnément, sinon exclusivement, aux
paysages, mais toujours avec le sentiment de chasser sur des terres à cette époque (de 1975 à 1980) que j'ai ressenti la nécessité de doubler
qui n'étaient pas vraiment les miennes, mais appartenaient de plein mon travail de romancier d'une véritable réflexion esthétique, encore
droit aux géographes, aux historiens, aux paysagistes, bref, d'être un embryonnaire, mais qui marque mon entrée, certes discrète et comme
peu le Raboliot267 du paysage. Mais chacun sait que les braconniers braconnière, dans ce domaine, alors « réservé » - les temps ont bien
changé et, depuis quelques années, n'importe quel saute-ruisseau y va de sa
sont souvent plus adroits, en tout cas plus malins que bien des tireurs
«communication», au hasard des colloques sur le « paysage», dont la
patentés, cela soit dit avec humour et sans aucune forfanterie. C'est prolifération métastatique ne laisse pas d'inquiéter, même si l'on a pu,
d'ailleurs ce côté « braconnier» qui m'a incité à « fouiner» dans les d'abord, s'en réjouir. Voici, en témoignage de cette époque charnière, deux
fourrés du paysage, pour y « débusquer » les spécialistes de toutes les textes contemporains, deux versions, l'une littéraire et l'autre théorique, de
espèces et publier cette anthologie, La Théorie du paysage en France ma conviction, alors naissante, que tout paysage est un produit de l'art,
(1974-1994), à laquelle le présent livre doit beaucoup. d'une artialisation, notion que je venais de braconner chez Montaigne. Le
À l'origine, mon intérêt pour le paysage fut littéraire. je m'étais en effet premier extrait décrit mon arrivée à Jérusalem, en compagnie de Claudia
engagé dans une sorte de carrière parallèle avec, pour projet, d'écrire des Cecilia, le second exprime mon credo esthétique, ma foi en la force de
romans dont l'intrigue fût, pour partie, induite par des paysages, que je l'art.
tenais d'ailleurs à féminiser, suivant le modèle de mes illustres devanciers, « On entra dans la ville. J'appréhendais l'instant de mettre pied à terre,
Flaubert, Huysmans, Zola ou Proust. Dans Le Misogyne, les sites et les comme un chevalier franc, perclus, dans son armure, mais ce fut sans
villes jouent un rôle décisif : Bourges, la Sologne, Orléans sous la pluie, histoire. La féerie s'expliquait par la couleur des pierres et les jeux du
Carnon et ses « sauriennes », Clermont-la-Noire enfin, foyer.infernal du soleil, dont elles paraissaient - porosité, usure ? absorber la lumière, plus
récit. Dans La Travestie268, l'héroïne, Nicole, se métamorphose sans cesse, que la refléter. Nous allions en silence, et, plus nous approchions du King
change de sexe et de condition, mais toujours en symbiose avec le David Hotel, plus j'avais l'impression qu'elle s'ensoleillait à l'image des
paysage, et si l'adaptation cinématographique d'Yves Boisset m'a quelque pierres, confirmant son pouvoir de s'imprégner des lieux, de s'y identifier,
peu déçu, c'est parce qu'il n'a pas su ou voulu imaginer (mettre en images) fille-ville volage, langage à leur image, visage paysage, Protée-Prostituée
cette symbiose. qui se fût appelée Bruges, Rome, Florence, Venise et Agrigente, avant
L'étape décisive fut la rédaction simultanée d'un roman, Le Voyeur ivre, et Jérusalem ; de telle sorte que, si je devais un jour retourner dans ces villes,
de ma thèse d'États Nus et Paysages. Essai sur la fonction de l'art. C'est je les entreverrais à travers Cecilia, qui s'en était nourrie, condensant leur
essence, à la façon de l'art, mais instinctivement, non par imitation
267
Maurice GENEVOIX, Raboliot, Paris, Grasset, 1925. Raboliot consciente et laborieuse, mais par un mimétisme inné, instantané. Bruges,
braconne en Sologne, un paysage qui m'est cher, il fut celui de mon c'était Claudia, son ciré ruisselant et sa calvitie noire, la Sicile, Cécile,
enfance. Magnifique figure de l'anarchisme rural, si rare, contre orange au pied des temples ; et, la voyant marcher, Cecilia Gradiva, je
tous les pouvoirs, de la police et des propriétaires. Il se pourrait rêvais d'un amant, protéique à son tour, qui déflorait Florence, sodomisait
aussi que ma vocation « braconnière » provienne de mon admiration Venise, aimait Jérusalem. En fait, je ne l'avais jamais vue évoluer en
pour Julien Carette, braconnier légendaire de La Règle du jeu de milieu ordinaire, mais toujours en des lieux qui étaient fabuleux, ou qu'elle
Jean Renoir. D'où cet « éloge du braconnage » dans mon précédent rendait tels, ou les deux, par osmose, et dont elle sentait, au bout de
livre, L'Art d'aimer, ou la fascination de la féminité, Seyssel, Champ quelque temps, qu'elle devait les fuir, de peur de se figer dans la couleur
Vallon, 1995. locale, de n'être plus que Bruges, Agrigente ou Venise... Même Jérusalem
ne la fixerait pas ; d'où son impératif: Il nous faut d'autres villes269... »
268
Alain ROGER, La Travestie, Paris, Grasset, 1987. Le film
d'Yves Boisset, qui porte le même titre, est sorti en 1988. 269
Alain ROGER, Le Voyeur ivre, Paris, Denoël, 1981, p. 239.
« Pourrions-nous percevoir les nodosités rugueuses des oliviers, comme «commencements » (la naissance du paysage en Occident), mais aussi,
si Van Gogh ne les avait pas peintes, la cathédrale de Rouen, comme si d'autre part, envisager l'autre volet de l'artialisation paysagère, celle qui
Monet ne l'avait pas figurée, aux divers moments du jour, dans ses opère directement sur le terrain.
épiphanies fugitives ? [... ] Notre vie n'est peut-être qu'une succession L'occasion m'en fut bientôt donnée par l'invitation au colloque qui se tint
d'instants privilégiés que nous ne savons pas identifier. Il n'est guère de à Lyon en 1981 '. je sentis que l'heure était venue de m'attaquer à l'histoire
lieu où ne "souffle l'esprit" : que des schèmes n'animent de leur activité des jardins, totalement négligée dans Nus et Paysages. Et c'est ainsi que je
silencieuse. La Sologne et la Camargue, outre leurs modèles spécifiques parvins à remplir la case vide de mon dispositif conceptuel: à la
(Alain-Fournier, Genevoix, Barrès, Daudet, Audouard, etc.) bénéficient dualité »Nudité-Nu » je décidai en effet d'associer celle du «Pays » et du
du schématisme d'Elstir, tel que Proust l'a inventé : l'échange des « Paysage », braconnée chez René-Louis de Girardin, entre autres. Cet
éléments, en certaine période de l'année, à telle heure du jour, quand article « Ut pictura hortus. Introduction à l'art des jardins » -, dont je
l'eau, la terre et le ciel basculent et s'inversent, non par une turbulence n'attendais rien d'autre que la satisfaction intime d'avoir rempli mon
géographique ou météorologique, mais sur l'ordre de notre regard, qui contrat d'intervenant et comblé, au passage, une lacune de ma thèse, m'a
(entre-)voit le paysage sous la domination de l'art270. » valu une réputation, alors bien usurpée, de spécialiste, et de nombreuses
Cette théorie de l'artialisation, qui, contre toute attente, allait connaître invitations, en France et à l'étranger, où j'ai retrouvé, ou rencontré, de
une certaine fortune en France, puis à l'étranger - je la retrouve parfois véritables spécialistes du paysage, dont j'avais beaucoup à apprendre, car
chez certains confrères, anonyme, mais ne l'ai-je pas, moi-même, ils n'étaient pas, eux, des braconniers romanesques, ils occupaient le
braconnée ? -, demeurait encore rudimentaire et marquée d'un esthétisme terrain depuis longtemps et ils y travaillaient à plein temps. Ces
excessif Il est vrai que je m'inspirais beaucoup de Wilde et de Proust, rencontres m'ont obligé à oeuvrer sans relâche, ne fût-ce que pour mériter
auquel je devais d'ailleurs consacrer plusieurs articles et un essai271. la confiance que l'on me témoignait. je continuais d'écrire mes romans et
Mais je sentais confusément que mon appareil conceptuel restait fragile et mes essais d'esthétique érotique273, mais, de plus en plus, mon centre de
lacunaire. Si mon principe de «double artialisation » fonctionnait gravité, ou plutôt de gaieté - au sens du « Gai Savoir » - se déplaçait du
correctement dans le domaine du nu, j'étais, en revanche, beaucoup moins côté du paysage, qui m'inspirait, ou plutôt m'aspirait chaque jour
sûr de moi dans le domaine du paysage, où, frileusement, et faute davantage. J'ai donc décidé de m'imposer un programme fort et, au lieu de
d'informations suffisantes, je m'en étais tenu à l'artialisation indirecte., par braconner au hasard des halliers, je me suis employé à renforcer mon
modélisation, me limitant d'ailleurs à quelques suggestions plus ou moins armature conceptuelle.
anecdotiques, et ne traitant guère, de façon sommaire, que d'un seul Lors des colloques ou congrès, en France comme à l'étranger, je
exemple, l'invention de la montagne au XVIII ème272. Il me fallait donc, rencontrais parfois des résistances, quand je ne subissais pas des attaques
d'une part, élargir le champ de mes vérifications et aborder l'étude des frontales, de la part des Anglo-Saxons en particulier, dont le naturalisme,
même entamé, reste pugnace. J'ai donc amélioré ma théorie de la double
ID., Nus et Paysages, op. cit., p. 109.
270 artialisation, appliquée ou mobile, adhérente ou modélisante. Ces deux
271
ID., Proust. Les Plaisirs et les Noms, Paris, Denoël, 1985 Proust déterminations n'étaient pas toujours bien comprises. J'en ai proposé deux
ou le désir de Venise », dans Amoureux fous de Venise, Paris, autres, plus parlantes, plus pédagogiques et, dirai-je, plus internationales :
Orban, 1985, repris dans L'Art d'aimer, op. cit. - « Poétique du artialisation in situ (sur le terrain) et in visu (dans et par le regard). Cette
«double articulation» artialisation in situ et in visu, d'une part, pays et
paysage proustien »,Bulletin de la Société Marcel Proust des Pays-
paysage, d'autre part -, m'a permis de dénoncer plus efficacement les
Bas, 1991. réductions dont le paysage est ordinairement la victime : réduction
272
Mort du paysage ? op. cit., supra. Sans doute le volume collectif le
plus célèbre sur le sujet. 273
Rassemblés dans L'Art d'aimer, op. cit.
«géographique » aux géosystèmes, réduction « écologique » aux
écosystèmes. je n'étais plus sur la défensive et taxé d'esthétisme, je pouvais ARISTOTE: 153.
contreattaquer vigoureusement et montrer, sur des exemples précis et AUDOUARD, Yvan: 188.
concrets, les faiblesses et les contradictions du naturalisme.
J'ai pris, avec les ans, quelque assurance. Elle ne dégénère jamais en
AUDURIER-CROS, A.: 34.
condescendance. Une théorie, Popper nous l'a appris, doit toujours être
réfutable. Elle n'est jamais qu'un outil, perfectible, qui doit, sans relâche, AuGoYARD, jean-François: 116.
se remettre en question, changer ses pièces défaillantes, en forger de plus AUGUSTIN (saint) : 84.
efficaces, au coup par coup, selon une démarche qui relève souvent du
bricolage et du braconnage (même si le rationalisme le plus intransigeant BACHELARD, Gaston: 168, 169.
reste, en dernière instance, ma règle d'or). Et justement : je serai toujours B@AC, Honoré de: 122.
protégé de la tentation totalitaire par ma conviction que, quelles que soient BARRÈS, Maurice: 20, 21, 24,
mes captures dans les sous-bois du paysage, j'en resterai toujours le 188.
Raboliot ... BAUDELAIRE, Charles: 9, 17, 45, 98.
INDEX DES AUTEURS
ET ARTISTES CITÉS BELANGER, L.: 94.
ROSA, Salvator: 42, 43, 93, 94, 95, 99, 110. SHAFTESBURY: 103.
132.
SHENSTONE, William: 39, 4 1. TOURNIER, Michel: 37.
SHINOHARA, Kasuo: 113. TRICAUD, Pierre-Marie: 142.
SIEBERT, Gérard: 54. TROLL: 128.
SIMMEL, Georg: 16. TS'IEN SIUAN: 63.