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Transactions interdisciplinaires 

:
Le livre d’artiste photographique à l’œuvre
Yosra ZAGHDEN

La contemporanéité est caractérisée par l’ouverture et l’anéantissement des limites. Le devoir


de tracer des balises est aboli dès que l’émergence de nouvelles disciplines répondant aux
exigences d’un monde en évolution effrénée soit accompagnée par une extension des
disciplines existantes. Il s’agit d’une extension qui rabat les frontières en les décalant et en
permettant à une discipline d’aller expérimenter ses potentialités et renouveler ses enjeux en
les testant dans une piste autre que la sienne ; celle d’une autre discipline. Une
interdisciplinarité est ici ce qui gère la complexité accrue du vécu et la déflagration des
connaissances concernant, souvent, les mêmes sujets. Pour cela, les pratiques
interdisciplinaires échappent des catégories conventionnellement habilitées pour s’inscrire
dans un transitionnel dynamique.
Dans son essai "Le Photographique. Pour une théorie des écarts", Rosalind Krauss avance le
photographique comme un modèle de l’art contemporain. Le photographique telle qu’elle le
présente, est un objet théorique typiquement représentant de la postmodernité mettant fin aux
cloisonnements disciplinaires dans l’art et aux limites instituées entre ses différentes formes.
Rosalind Krauss parle, dans ce contexte, d’un devenir de la photographie qui se meut en un
devenir photographique de l’art, c’est en fait l’ensemble de l’art contemporain qu’elle dit
devenir photographique.
Est alors dite photographique, toute œuvre d'art répondant à une logique indiciaire même si
elle n'utilise pas un appareil photographique pour sa réalisation et même si sa présence
objectale ne coïncide pas à une image photographique. C'est ainsi que le photographique, tel
que prôné par Rosalind Krauss favorise l'ouverture du médium photographique sur d'autres
disciplines et privilégie une interdisciplinarité instigatrice.
Le livre d'artiste photographique nous est particulièrement déclencheur d'une investigation du
photographique comme le conçoit Rosalind Krauss. Lieux de confrontation de différents
langages photographique, verbal, architectural… et parfois cinématographique, les livres
d’artistes photographiques s’avancent comme une occasion d’un débat purement
photographique. Mais en quoi le livre serait-il photographique ? Serait-ce pour le simple fait
de contenir des images photographiques que le livre est dit en tant que tel ou est-ce que la
photographie devient une logique du livre ? Sa photographicité1 est-elle due aux images
photographiques qu'il contient? Ou est-ce que ces images ne sont qu'un paramètre parmi
d'autres engagés dans la logique interdisciplinaire d'un photographique désintéressé de la
photographie en tant que telle et branché sur ce qu'une pratique indiciaire peut engendrer de
plus complexe ?
La forme du livre est-elle alors connexe à son contenu photographique et est-elle celle qui
détermine ses traits ? Le livre doit-il son attribut de photographique à la pratique
interdisciplinaire qui le génère et qui est considérée comme l’essence du photographique ? Le
photographique en tant que logique gérant le livre, est-il alors ce qui dicte une approche
interdisciplinaire ? Ou est-ce qu’au contraire c’est l’interdisciplinarité qui prime et qui
contraint le livre à s’inscrire dans le discours du photographique tel qu’avancé par la théorie
kraussienne ?
Le livre tel qu’il s’adonne dans son rapport à l’image photographique enchérit souvent sa
conception en tant qu’un espace où agencer une œuvre d’art photographique déjà faite et se
meut en un espace d’invention interdisciplinaire, une architecture polymorphe à concevoir ; il
s’agit ici du livre d’artiste photographique. Mais qu’est-ce qui permet à un tel livre d’être
classé au pan des œuvres d’art ? Quelle dimension esthétique un livre peut-il suggérer ?
Quelles conditions pour une esthétique du livre d’art photographique quand celui-ci se situe
au carrefour de plusieurs disciplines ? Ne serait-ce grâce à une approche interdisciplinaire que
le livre accèderait au domaine de l’art ? Mais dans ce cas, sous quelle égide ce livre se
situerait-il quand il s’agit de réunir des compétences complémentaires ? Sous celle de l’artiste
ou celle de l’éditeur ?
A la croisée de plusieurs disciplines, le livre d’artiste traitant de la photographie est porteur
d’enjeux esthétiques majeurs. Alors quelle intellection de l’objet-livre ces croisements
peuvent-ils engendrer ? Si le livre d’artiste figure avec différentes catégories d’illustrations, le
livre d’artiste photographique qu’aurait-il de particulier ?
Les livres d’artistes photographiques de Peter Downsbrough et de Pino Musi nous serviront
d’appui dans cette approche tentant de scruter le livre qui dénigre son statut d’un objet vu
pour se définir en tant qu’un événement visuel, un lieu d’exposition et une œuvre d’art, le
centre d’une esthétique visuelle qu’il a lui même inventée.

1
La « photographicité » est un concept cher à François Soulages. Celui-ci parle de la photographicité dans le
cadre de sa définition de la photographie et de ce qu’il y a de photographique dans la photographie. Il se
demande alors « Qu’est-ce donc qu’une photo ? Qu’est-ce qui fait qu’une chose est une photo ? Qu’est-ce qui
dans une photo relève de la photographie ? En d’autres termes, qu’est-ce que la photographicité ? Le concept
de “photographicité” désigne ce qui est photographique dans la photographie. » SOULAGES, François.
Esthétique de la photographie, la perte et le reste. Paris : Nathan, 2001, p.112.
La catégorie particulière d’œuvres d’art que présente le livre d’artiste photographique nous
emmène, dans cette étude, à suivre une méthode analytique où seront ressorties, en premier
lieu, les différentes rencontres disciplinaires effectuées au sein du livre. Un deuxième moment
de synthèse serait une scrutation des enjeux dégagés lors de ces rencontres influençant
profondément les paramètres de l’espace et du temps relatifs à la photographie, au livre et au
spectateur.

I. Livre d’artiste photographique et interdisciplinarité :

En se proclamant comme photographique au sens kraussien du terme, le livre d’artiste


photographique s’inscrit déjà dans la pratique interdisciplinaire. Selon la logique
du photographique, toute pratique artistique indiciaire est susceptible d’être considérée
comme photographique même si elle n’utilise pas un appareil photographique. L’ouverture
d’une forme d’art sur la photographie, même si celle-ci n’est pas littéralement utilisée, ancre
l’œuvre résultante dans une interdisciplinarité où la forme d’art initiale collabore avec la
photographie et devient en fin de comptes photographique.
La forme du livre s’adapte à son contenu photographique et c’est ainsi que le livre devient
photographique. Il est photographique non seulement parce qu’il contient des images
photographiques mais parce qu’il répond à une esthétique du photographique telle
qu’annoncée par R.Krauss.
Le photographique selon R.Krauss « ne renvoie pas à la photographie comme objet de
recherche, mais pose ce qu’on pourrait appeler un objet théorique. (…) non pas sur la
photographie, mais sur les conditions indicielles auxquelles elle avait soumis le champ
anciennement clos du monde de l’art. Non pas sur la photographie, mais sur la nature de
l’indice, sur la fonction de la trace dans son rapport avec la signification, sur la condition
des signes déictiques.»2 Dès qu’une contigüité indicielle s’opère, le photographique émerge
même si la photographie en tant que telle n’existe pas.
Dans le cas du livre d’artiste photographique, les images photographiques existent au sein du
livre mais celui-ci n’est pas dit photographique pour la forme de ce qu’il contient mais c’est
lui-même qui devient photographique, s’identifie au photographique et épouse ses formes. La
forme coïncide au contenu mieux, le livre est un tout cohérent. Il n’y a pas lieu de contenant
et de contenu. La qualité esthétique du livre ainsi produite se rattache à une synergie, une
2
KRAUSS, Rosalind. Le photographique, Pour une théorie des écarts. Paris : Macula, 1990, p.12-14.
interconnexion entre contenant et contenu et entre différentes composantes (typographie,
images, graphiques…), un tout qui au temps qu’il persiste à considérer les différences, érige
une unité totalisante ; à savoir le livre.
Comme apparu aux années 1960, le livre d’artiste fut une invention de l’art conceptuel qui
accordait une grande importance au contexte de présentation de l’art. Le livre en tant que
médium de l’œuvre d’art conçu par les artistes de l’art conceptuel, témoigne en effet d’un
souci grandissant envers la forme de présentation de l’œuvre, influençant certes son sens. Les
livres d’artistes photographiques comme variante des livres d’artistes s’adossent sur les
mêmes principes et font preuve d’une pratique interdisciplinaire à plusieurs dimensions. La
photographie rencontre l’édition, la sculpture, l’architecture et le cinéma… ainsi seront
ressorties, dans ce qui suit les différentes rencontres entre les disciplines ayant lieu dans les
livres d’artistes photographiques de Peter Downsbrough et de Pino Musi.

1. Livre d’artiste photographique et édition…

Dans une interview de Pino Musi avec le journaliste Remi Coignet, l’artiste a évoqué ses
livres d’artistes photographiques en tant qu’un produit de sa rencontre avec l’éditeur qui,
selon lui, a contribué à composer ses livres. « Je savais déjà, sans en avoir une conscience
précise, que le livre n’était pas un lieu où placer un travail déjà structuré dans lequel on se
contente de glisser des photos mais le lieu d’une invention à créer... Je suis tombé amoureux
de ce roman de Blaise Cendrars Rhapsodies Gitanes … J’ai cherché à en faire, dans ma
petite œuvre en forme de livre, comme une mise en scène pour articuler un travail
photographique qui était, si tu veux une petite pièce de théâtre ... J’ai découpé une partie des
pages et je les ai intégrés dans le corps du livre. Il y avait 150 exemplaires. J’avais un
imprimeur en bas de chez moi. J’ai trouvé une très belle traduction italienne du livre de
Cendrars et il a composé les textes au plomb. »3

3
Des livres et des photos. [en ligne]. (11/04/2017) Disponible sur :
<http://deslivresetdesphotos.blog.lemonde.fr/> (Consulté le 27/08/2017).
Figure 14

L’art rencontre l’édition au sein d’une approche interdisciplinaire qui n’est pas ici sans
évoquer l’hypothèse d’un art qui s’expose aux risques du dépassement de ses propres limites
et du franchissement d’un terrain du reproductible qui s’oppose à son élitisme et à son
authenticité prônés.
L’art qui croise l’édition dans le cadre de l’interdisciplinarité va-t-il s’en sortir sain et sauf ?
Quelle rançon l’art payera-t-il en s’ouvrant sur une spécialité exogène et qui contredit ses
principes fondamentaux, ceux de son unicité et de son authenticité ? C’est la question de son
aura qui se pose ici avec acuité.
Ce qui pourrait coûter à une image photographique sa perte d’aura serait, selon Walter
Benjamin sa susceptibilité à la reproductibilité technique. Alors que serait le sort d’une image
techniquement reproductible présentée à son public via un support lui aussi reproductible,
imprimable et ré-imprimable, un produit bon-marché, un livre qui s’abstient souvent à
s’inscrire dans le circuit éditorial classique ?
Quelle aura pour quelle photographie ? L’image photographique suspecte de nature rattrape-t-
elle son aura en ayant pour support, un objet lui aussi suspect ? La perte d’aura serait-elle
double ou est-ce que c’est en défiant l’art en tant qu’activité élitiste et souvent sacralisée et en
s’opposant au système du marché de l’art que la photographie mise en livre gagnera, comme
inopinément, de sa notoriété et de son aura ?

4
MUSI, Pino. Strani Tipi. (11/04/2017). [photo] In : Des livres et des photos. Disponible sur :
<http://deslivresetdesphotos.blog.lemonde.fr/> (Consulté le 27/08/2017).
Le livre d’artiste photographique serait-il une nouvelle méthode de pratiquer l’art qui
contredit l’art ? L’artiste photographe, en mettant sa main dans celle de l’éditeur, est-il
vraiment entrain de tester une approche interdisciplinaire qui ignore toute hiérarchie et qui
glorifie l’entraide et l’ouverture sur l’autre ? Ou est-ce que cette ouverture n’est qu’une sorte
de trahison de l’art et une auto-trahison de l’artiste pour son propre statut en tant qu’artiste
dont l’autonomie est une valeur suprême ?
Dans la deuxième moitié du XXème siècle, une image photographique artistique ou la
photographie plasticienne comme affublée actuellement est différente de l’image
photographique pratiquée par des acteurs qui n’appartiennent pas au domaine de l’art en ce
qu’elle ne s’adresse qu’au public de l’art ayant décidé de se diriger vers les lieux qui lui sont
consacrés par les institutions (galeries, musées…). Bien qu’elle sous-tende, théoriquement, sa
susceptibilité à la reproduction technique, les droits de l’auteur qui gèrent le domaine de l’art
interdisent sa diffusion à tort et à travers. Aux années 1960, quand la diffusion de masse via
internet, les réseaux sociaux, les galeries et les musées virtuels n’existaient encore pas pour
faire la photographie d’art atteindre son public et aussi un non-public désintéressé, le livre
d’artiste photographique a proposé une solution adéquate pour échapper au cercle rétrécit de
diffusion imposé par le marché de l’art.
Edward Ruscha, artiste photographe, affirme qu’il « n’essaie pas de créer un livre précieux
en édition limitée, mais un produit de série qui soit de premier ordre.»5 Le livre d’artiste
photographique est donc conçu pour rendre l’image plus accessible et donc plus visible en se
dérobant des circuits balisés du marché de l’art tout en s’y réinscrivant autrement. L’artiste
collabore avec des éditeurs agréés par les circuits éditoriaux reconnus, il édite son œuvre en
une version non limitée et s’oppose ainsi à un marché pour lequel la démocratisation de l’art
n’est pas ce qu’il y a de plus désiré. La signature de l’artiste, par suite inscrite sur l’ouvrage,
est pourtant ce qui confère au livre d’artiste photographique son caractère particulier, voire
même paradoxal. Le nombre assez important des tirages s’oppose alors à l’unicité conférée
par la signature ; celle apportant une aura qui vaut au livre son retour au même cercle fermé
du marché de l’art, celui des collectionneurs et des marchands le détournant, contre la volonté
initiale de sa démocratisation. Le prix des livres d’artistes photographiques n’atteint pas
pourtant les sommes titanesques avec lesquelles sont vendues les autres catégories d’œuvres
d’art, ceci offre une solution intermédiaire entre la démocratisation et la conception élitiste du
livre.

5
RUSCHA, Edward. In : L’Esthétique du livre d’artiste, une introduction à l’art contemporain, Anne Mœglin-
Delcroix. Marseille : Le mot et le reste, 2012, p.22.
2. Livre d’artiste photographique et architecture…

Dans les livres de Peter Downsbrough et de Pino Musi, la photographie est ce qui capte une
architecture et ce qui l’édite dans un livre pour qu’elle soit non seulement une image
documentaire mais aussi une image qui nourrit une présence esthétique où le livre s’avance en
tant qu’architecture. L’expérience spatio-temporelle de la réalité ne coïncide pas à cette autre
durée que propose un livre prétendant visualiser un espace architectural tout en avançant son
propre espace comme fin ultime alors que l’architecture est reléguée à une présence du
deuxième degré. L’architecture réelle est le prétexte et le référent d’une autre architecture
naissante qu’enfante la rencontre interdisciplinaire. Les agissements de cette rencontre ne
s’opèrent pas dans le cadre de l’égalité. Une tension se crée entre l’architectural et le
photographique. L’interdisciplinarité est en l’occurrence une interconnexion qui sous-tend la
dépendance aussi bien que la répugnance.
Le cadre est le facteur commun qui a favorisé le rapprochement entre les disciplines dans
l’approche de Downsbrough. La photographie est avant tout une affaire de cadre,
l’architecture aussi. Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Gilles Deleuze et Félix Guattari
présentent l’architecture, comme une pratique qui : «  ne cesse de faire des plans, des pans, et
de les joindre. C’est pourquoi on peut la définir par le ‘cadre’, un emboîtement de cadres
diversement orientés, qui s’imposera aux autres arts, de la peinture au cinéma. […] Emboîter
ces cadres ou joindre tous ces plans, pan de mur, pan de fenêtre, pan de sol, pan de pente, est
un système composé riche en points et contrepoints. Les cadres et leurs jonctions tiennent les
composés de sensation. Les cadres ou les pans ne sont pas des coordonnées, ils appartiennent
aux composées de sensations dont ils constituent les faces, les interfaces. »6
Les images photographiques intégrées dans l’espace du livre résonnent avec la définition de
l’architecture en tant qu’un emboîtement d’un ensemble de cadres. Les cadrages
photographiques représentent un espace architectural qu’ils emprisonnent dans leurs limites
pour structurer, à son insu, un autre espace qui développe ses mêmes fondements
architecturaux mais cette fois là sur un support livre. A l’instar d’un espace architectural,
l’espace des livres de Downsbrough est plus construit que composé. Le « livre est vraiment
un volume, un autre espace à travailler […] fait d’un certain nombre de pages tout comme
une chambre est un volume construit avec quatre murs, un plafond et un sol. Il y a aussi la
question de l’architecture, de la structure, de la géographie. »7 Selon Gudrun Thiessen-
Schneider commentant l’œuvre de Downsbrough : « les deux [le livre et le bâtiment]
6
DELEUZE Gilles, et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? Paris : Les Éditions de Minuit, 2005, p.177.
comprennent des espaces limités par des murs / par la ville ou bien par la couverture et le
format. Les limites du bâtiment dirigent l’expérience motrice et visuelle du spectateur de la
même façon que le feuilletage d’un livre. »8
Comme l’architecture que Deleuze et Guattari définissent comme un emboîtement de cadres,
les livres de Downsbrough pratiquent ce même emboîtement et ils sont pour cela dits
architecturaux. La couverture de ses livres est un cadre pour les pages qu’elle contient
lesquelles cadrent, de leur part, les images contenues par le livre, et, la photographie, comme
connue par sa capacité d’isoler et de séparer un champ d’un hors-champ est aussi ce qui cadre
son espace référentiel pour écarter le reste de l’espace réel.
La prise de vue photographique est ce qui permet de convertir la tridimensionnalité
architecturale en une bidimensionnalité de l’image laquelle subit par suite un deuxième
passage vers l’espace tridimensionnel du livre. A sa présence en tant qu’architecture se
substitue une nouvelle présence, à vrai dire une présence qui témoigne d’une absence.
L’architecture subit une dématérialisation suivie d’une re-matérialisation au sein du livre. La
dématérialisation est le résultat d’une dé-contextualisation, la recontextualisation, elle, est ce
qui permet la re-matérialisation de l’architecture devenant une œuvre dans l’œuvre. Est-ce
alors l’architecture qui perd de sa présence, de sa matière et de sa tridimensionnalité pour
perdre ainsi sa qualification d’architecture et devenir un simple référent pour la
photographie ? C’est plutôt une nouvelle catégorie d’architecture qui, pour naître, s’adosse sur
la conception conventionnelle de l’architecture : c’est ici l’architecture du livre qui s’inspire
de la structure de l’architecture réelle et qui l’intègre comme étant un référent.

3. Livre d’artiste photographique et cinéma…

Siegfried Kracauer, n’étant pas trop convaincu par les modes d’accrochages conventionnels
des images photographiques prône une exposition qui doit sa dynamique à une dimension
cinétique qu’elle emprunte du cinéma. Selon lui, les photos «  sont collées sur de sages
cartons blancs. Qu'elles paraissent un peu raides, comme immobilisées, s'explique sans doute
par le fait que notre mode de vision a été transformé par le cinéma. Celui-ci nous a habitués
à ne plus considérer les objets depuis un point de vue fixe, mais à tourner autour d'eux et à

7
DOWNSBROUGH, Peter. Entretien avec Sarah McFadden. In : 1:1 x temps, quantités, proportions et fuites,
catalogue d’exposition. Dijon : FRAC Bourgogne, 2003, p.23.
8
THIESSEN-SCHNEIDER, Gudrun. In : Peter Downsbrough, Hauptstrasse 37, Nordhorn Euregio, 1998, p.7.
choisir librement nos perspectives. […]. Le chemin de fer et la photographie: tous deux sont
contemporains et apparentés par le fait que leur développement est pour tous deux achevé et
constitue depuis longtemps la base de nouveaux développements. Nous nous sommes
aujourd'hui détachés des rails de la même façon que nous nous sommes détachés de
l'immobilité jadis indispensable à l'appareil photo. »9
L’exposition des photographies devrait, selon le vœu de Fritz Cœrper avoir une « forme
dynamique » qui mobilise « non le repos, mais le mouvement », « non pas l’image ou les
images, mais le film, avec ses accélérés et ses ralentis.»10
Les images s’adressent au regard dans la durée, en interpellant ce que la vision a de
dynamique et de temporel. Ainsi, on peut comprendre la relation légitime qui peut avoir lieu
entre le cinéma et le livre d’artiste photographique, tout les deux étant basés sur une
perception mobile et dynamique. Feuilleter le livre, c’est alors, pour son lecteur, traverser un
parcours à la fois réel et intellectuel où l’action physique n’est que l’autre face du
raisonnement.
Les images émancipées des murs sur lesquels elles devaient être accrochées s’inscrivent dans
un nouvel espace, celui du livre pour engager une mobilité visuelle basée sur le modèle
cinématographique. L’émancipation des images est équivalente à l’émancipation du
spectateur amené à s’inscrire dans le circuit créé pour rendre active sa vision.
Dans AND, la structure du livre crée une présence qui allie le mouvement et l’immobilité
menant, ainsi, la photographie aux limites du cinéma qui suggère le déplacement spatial
autant que l’avancée temporelle. Downsbrough utilise, pour cela, deux mouvements
caractéristiques du cinéma ; à savoir le plan fixe et le travelling qui renforcent la relation entre
espace et temps.
Les images de « En Place », livre d’artiste photographique réalisé par Downsbrough en 2002,
sont réparties en diptyques. Chaque double page montre deux images d’une même scène à
deux séquences. Les images sont symétriques, presque identiques, quelques simples détails
changent et créent ainsi l’illusion d’un élément qui bouge et change de position d’un cadre à
l’autre, un élément qui donne l’impression du mouvement malgré son immobilité.

9
KRACAUER, Siegfried. Photographiertes Berlin. Frankfurter Zeitung, 15 décembre 1932, p. 168-169.
10
COERPER, Fritz. Die Deutsche Bauausstellung Berlin 1931 als Ausstellungsreform, Bauwelt, vol. 20, n° 5, 31
janvier 1929, p.91.
Figure 211

Les images réparties en diptyques imposent le temps comme un paramètre primordial dans la
construction de la structure du livre. Il s’agit d’images qui guident à une reconstruction de la
structure du livre et d’une séquence temporelle où le plan fixe cinématographique n’est pas
sans grand intérêt : la caméra est fixe, le cadrage est identique mais ce sont les éléments qui
semblent bouger pendant le temps. La technique du travelling en cinéma est plutôt ce qui
inspire à l’artiste une méthode de prise de vue où la caméra se déplace à l’horizontale ou à la
verticale pour donner l’impression du temps qui passe pendant la découverte du lieu.
Le livre imite les techniques du cinéma, emprunte ses moyens et ses techniques,
Downsbrough parle alors des livres d’artiste photographiques comme des « livres
cinématographiques ».

II. Le livre d’artiste photographique : une nouvelle esthétique de


l’espace-temps.

Quand il s’agit de traiter du livre d’artiste photographique, l’identification du contenant au


contenu photographique débouche sur une fusion qui mène à considérer l’objet-livre comme
une œuvre cohérente où il n’y aurait ni contenant ni contenu. Selon Mikel DUFRENNE le livre
en tant qu’« objet esthétique n’a pas une forme, il est forme  »12. Ainsi, l’œuvre photographique
mise en page ne peut pas être perçue en tant que telle. Elle est recomposée par le livre, mieux
elle devient livre ; et le livre, de sa part, ne peut pas être appréhendé en tant que tel. Il est

11
DOWNSBROUGH, Peter. En place. (2002). [photo] In : Peter Downsbrough. Espaces entre livre et
photographie. Disponible sur : file:///C:/Users/asus/Downloads/108-379-3-PB%20(4).pdf (Consulté
le 18/09/2017).
12
DUFRENNE, Mikel Phénoménologie de l’expérience esthétique, tome 1, L’objet esthétique. Paris : PUF,
Épiméthée, 1992, p.293.
recomposé par la photographie, il devient photographique. Cette fusion du contenant et du
contenu est l’effluve d’un exercice d’un espace-temps inédit proposé au lecteur.

Le livre d’artiste photographique est le produit d’interconnexions imprédictibles entre


différentes disciplines réservant un statut particulier à l’expérience du temps et de l’espace.
En conjuguant différentes disciplines (telles que la photographie, le cinéma et l’architecture)
manipulant l’espace et le temps d’une façon qui leur est intrinsèque, le livre d’artiste
photographique façonne une nouvelle appréhension de l’espace-temps en tant que paramètre
connexe à la création et à la réception de l’œuvre. Une spatialisation du temps est, en effet,
afférente à une certaine temporalisation de l’espace. Ces actions aussi antonymiques que
complémentaires sont produites sur la base d’éléments inertes et par suite mis en mouvement
par la corrélation entre la structure du livre, le sens des mots écrits et le référent représenté par
l’image photographique.
Le livre d’artiste photographique établit une relation assez particulière avec l’espace et le
temps, ceux de sa création aussi bien que ceux de sa réception. Bien qu’il contienne des
images photographiques, l’espace-temps du livre n’est ni semblable à celui des images ni à
celui duquel celles-ci sont issues. Le livre d’artiste photographique propose un espace-temps
inédit qui se situe à mi-chemin entre une présence fictive (inspirée du médium
photographique) et une autre présence littérale, celle liée à sa présence réelle dans l’espace-
temps de sa réception.
Il s’agit toujours d’une coupe quand on traite de l’espace et du temps photographiques.
L’image photographique est, en fait, plus qu’une image présente en tant que telle, plus qu’une
image-objet. Elle est une action en elle-même, une image-action, une « image acte » comme
la désigne Philippe Dubois dans son essai L’acte photographique.
L’image-acte photographique agit simultanément et radicalement sur l’espace et le temps
référentiels qu’elle découpe pour n’en garder que la partie la plus expressive, le laps de temps
et le fragment spatial décisifs. L’image photographique est dite une image-acte, selon Philippe
Dubois car « temporellement […] (elle) interrompt, arrête, fixe, immobilise, sépare, décolle
la durée tout en captant seulement un instant. Spatialement, elle fractionne, choisit, extrait,
isole, capte, coupe une portion d’extension. Ainsi, la photo semble en quelque sorte une
“tranche” unique et singulière de l’espace-temps, littéralement coupée à vif.»13
« L’acte photographique coupe, l’obturateur guillotine la durée, il installe une sorte de hors-
temps […] une sorte d’instant creux, dans un trou du temps. »14 Dans l’espace, l’acte
13
DUBOIS, Philippe. L’acte photographique et autres essais. Paris : Editions Nathan, 1990, p.153.
14
Ibid, p.156.
photographique est « coupure, extraction, sélection, détachement, prélèvement, isolement,
enfermement […] espace toujours nécessairement partiel. » 15
Intégrant les images photographiques dans la conception de son corps, le livre d’artiste, quant
à lui, ne se cantonne pas aux limites que la photographie lui a circonscrites. Il est, pourtant,
dans la prompte exigence d’établir un équilibre délicat entre son propre espace-temps et celui
des images qu’il visualise. Cet équilibre est l’effluve d’une conception penchée sur la création
essentiellement centrée sur la réception.
La photographie emmène le temps « hors le temps », elle crée un « instant creux », un « trou
du temps ». Le livre, quant à lui, prend le chemin à rebours. Il réinscrit le « hors le temps »
dans le temps, mais ce dernier est, certes, différent du temps initial duquel les images sources
sont issues. La re-contextualisation des images décontextualisées par rapport au temps réel les
engage dans un contexte particulier créé par le livre où le fictif rencontre le littéral et le temps
photographique se conjugue au temps réel de la manipulation du livre.
Le livre photographique conçu en tant que dispositif qui contrarie la fixité du regard empêche
la perception globale des images photographiques telles qu’on les appréhende dans les salles
d’expositions montées et accrochées aux murs et comble l’hiatus entre la frontalité de
l’exposition et la fluidité d’un regard qu’il met en mouvement en les adaptant l’une à l’autre.
La présentation des images photographiques au sein du livre d’artiste est une tentative de
mettre un processus temporel en espace. La photographie n’est pas, en fait, une illustration
pour le livre mais celui-ci s’organise comme une spatialisation du processus temporel où
l’artiste cherche à inscrire ses images photographiques. C’est en intégrant le temps comme
vecteur connexe à l’espace, que le livre d’artiste photographique se distingue de l’album et du
catalogue photographique et dépasse son statut d’espace de stockage, il devient alors un livre
pour lui-même, un objet-livre qui se meut en un médium de l’œuvre d’art, mieux il est une
œuvre d’art. Et, c’est grâce à la logique interdisciplinaire que le livre arrive à devenir une
œuvre d’art. L’interdisciplinarité est, en fait, ce qui procure au livre sa dimension esthétique
complexe où les formes d’art s’ouvrent les unes sur les autres pour créer une forme hybride,
un livre qui dépasse, grâce à l’hybridation, son caractère de livre et rejoint le pan des œuvres
d’art.

15
Ibid, p.170.
Figure 316

Figure 417

La lecture d’un livre d’artiste photographique est considérée par Peter Downsbrough comme
l’expérience du mouvement dans un espace architectural qui n’est pas autre que l’espace du
livre lui-même. Et c’est en se définissant comme un espace architectural que le livre arrive à
être considéré non comme la documentation d’une œuvre mais comme une œuvre par
excellence, un espace architectural à part entière. Dans son livre AND réalisé en 1977, la
réflexion que mène Downsbrough sur les relations pouvant avoir lieu entre les différentes
structures qui se fusionnent (structure du livre, de l’œuvre, de l’architecture et de la sculpture)

16
DOWNSBROUGH, Peter. AND/ MAAR, OP – AND/ POUR, ET. (2000-2003). [photo] In : Peter
Downsbrough. Espaces entre livre et photographie. Disponible sur : file:///C:/Users/asus/Downloads/108-
379-3-PB%20(4).pdf (Consulté le 18/09/2017).
17
DOWNSBROUGH, Peter. AND. (1977). [photo] In : Peter Downsbrough. Espaces entre livre et
photographie. Disponible sur : file:///C:/Users/asus/Downloads/108-379-3-PB%20(4).pdf (Consulté
le 18/09/2017).
est aiguisée par les bandes graphiques et sculpturales avec lesquelles l’artiste ponctue ses
espaces de différentes natures. Dans l’espace architectural, les bandes ont la même fonction
qu’elles remplissent dans les pages vierges du livre : un marquage visuel, une structuration de
l’espace. Elles sont des éléments structurels de l’architecture du livre. Elles jalonnent l’espace
et guident ainsi à canaliser le regard, celui-ci n’étant plus convié à parcourir un espace
architectural concret mais à feuilleter un livre, à penser son espace. L’analogie entre les barres
graphiques et les barres sculptées est ici ce qui sert d’articulation entre l’espace réel et
l’espace fictif et aussi entre les pages contenant des images et les pages vierges et surtout
entre deux disciplines.
C’est alors grâce à ces bandes que le livre doit, en une part, son inscription dans les approches
interdisciplinaires de la création. Ce sont, en fait, ces bandes qui favorisent le passage, aussi
subtil soit-il, entre architecture, sculpture, photographie et édition en se proposant en tant que
passerelles visuelles et conceptuelles se situant dans les zones intermédiaires qui séparent les
disciplines et favorisent leur communication sans pourtant aboutir à leur fusion. Une
expérience de l’espace est donc rendue particulière par le biais des bandes de Downsbrough.
Les éléments réels de l’architecture réelle sont la condition de la création d’une architecture
du livre.
Une esthétique liée à la durée demeure assez équivoque malgré les classifications que propose
Bergson pour ce concept. La durée, pour Bergson, est l’expérience qu’une conscience peut
avoir qualitativement du temps qu’elle vit. Pour lui « La durée toute pure est la forme que
prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il
s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs. »18 Lors de
l’expérience de la durée, le temps objectif s’engage dans une relation très ténue avec la vie
intime, ce que Bergson désigne par les « états de conscience » conditionnant la perception qui
joue un rôle très déterminant dans la conception de l’esthétique du temps telle que conçue par
Bergson. Cette esthétique du temps bergsonienne nous est particulièrement utile pour définir
une esthétique du livre strictement liée à l’expérience de son espace et de son temps.
Bergson, critique le concept traditionnel du temps concernant le temps quantitatif et établit un
autre concept du temps, celui de la « durée ». Dans son Essai sur les données immédiates de
la conscience (1889), Bergson définit le temps quantitatif non comme un véritable temps mais
comme une forme de l’espace alors que la « durée » serait le temps proprement dit. Le temps
quantitatif est, selon Bergson, un temps qui s’identifie à l’espace. Il est le temps en tant qu’il

18
BERGSON, Henri. Essai sur les données immédiates de la conscience. Paris : PUF-Quadrige, 1982, p.67.
est dénombré, c’est-à-dire en tant qu’il est déterminé par un certain nombre, lequel est
considéré comme la somme d’une multitude d’unités homogènes devant être présentes d’une
manière distincte et simultanée à la conscience. Le milieu où la conscience place ces unités
afin d’être distinctes et simultanées, comme c’est souhaité, c’est l’espace.
L’expérience de la durée dépasse le dénombrement des moments qui la constituent. Ces
moments s’avèrent innombrables dès que la conscience intervienne. Une expérience de la
durée est, en fait, une expérience qui désarme le temps et l’espace des communs, qui les
suspend pour les emporter à un autre domaine, celui de l’expérience esthétique que Jacques
Rancière décrit comme suit : « Ce que le singulier de “l’art” désigne […] c’est la
constitution, à la fois matérielle et symbolique, d’un certain espace-temps, d’un suspens par
rapport aux formes ordinaires de l’expérience sensible. »19
L’expérience de la durée n’est donc autre qu’un suspens esthétique où la conscience se réfère
à son propre rythme, à sa propre durée hétérogène et opposée à l’homogénéité quotidienne
apriori apaisante. L’œuvre d’art suspend l’espace et le temps ordinaires et c’est ainsi qu’elle
constitue son propre domaine esthétique et son propre rythme de durée. Le livre d’art
photographique, en l’occurrence, acquiert sa dimension esthétique de l’expérience particulière
de la durée dans laquelle il engage son lecteur.
« Véritable machine de l’espace-temps »20, le livre provoque une certaine « solidarité de l’œil
avec la main, de la vision avec la manipulation des pages.»21 Le lecteur manipule le livre, en
fait le tour et se trouve ainsi amené à faire partie d’un espace-temps particulier que crée le
livre. Voir est comme mécaniquement et inextricablement lié à l’action de feuilleter. Le
lecteur se fait dans ce cas, un lecteur compositeur qui s’engage dans une découverte de
l’espace-temps que crée le livre.

19
RANCIÈRE, Jacques. Malaise dans l’esthétique. Paris : Galilée, La philosophie en effet, 2004, p.36.
20
MOEGLIN-DELCROIX, Anne L’œil à la main. Folioscopes d’artistes. In : Anne Moeglin-Delcroix, Sur le
livre d’artiste. Articles et écrits de circonstance (1981-2005). Marseille : Le Mot et le Reste, 2006, p.375.
21
Ibid. p.378.
Figure 522

Figure 623

Sur la dialectique indiciaire produite par le rapprochement de l’absence et de la présence, se


penche AND, le livre d’artiste photographique de Downsbrough. Une seconde partie du livre
est là où l’absence des images photographiques est suppléée par des mots dont le sens renvoie
directement sur une connotation strictement liée à la photographie. La suppléance de la
photographie par le verbal est ancrée dans le photographique sans utiliser de moyens
photographiques. Les mots figurent dans des pages vierges, ils sont là non pas pour combler
une vacuité spatiale mais pour remplacer la photographie à laquelle ils se réfèrent
implicitement. « Photograph here », « Photograph there », deux inscriptions qui trahissent la
structure trilogique du livre intégrant des pages quasi vides entre deux parties, le « here » et le
« there », où figurent des images photographiques.
Selon Peirce : « Tout ce qui attire l’attention est un index. Tout ce qui nous surprend est un
index, dans la mesure où il marque la jonction entre deux positions de l’expérience.24» Les
mots qui ponctuent le livre de Downsbrough sont là pour attirer l’attention et ils sont, pour
cela, considérés comme des signes indiciels. Philippe Dubois, de sa part, note la résonance
entre l’index photographique et cette catégorie de mots qu’il désigne de déictiques. Selon
l’auteur : « (…) par sa genèse, l’index photographique montre du doigt. On peut même
considérer que l’index n’est rien d’autre que cette puissance monstratrice en tant que telle,
pure force désignatrice “vide” de tout contenu. Peirce disait bien : “l’index n’affirme rien ;
il dit seulement : Là”. Voilà qui rapproche la photo de cette classe de mots que l’on appelle,

22
DOWNSBROUGH, Peter. FRAME [D. (2006). [Photo] In : Peter Downsbrough. Espaces entre livre et
photographie. Disponible sur : file:///C:/Users/asus/Downloads/108-379-3-PB%20(4).pdf (Consulté
le 18/09/2017).
23
Ibid.
24
SANDERS PEIRCE, Charles. Ecrits sur le signe (rassemblés, traduits et présentés par Gérard Deladalle).
Paris : Seuil, coll, L’ordre philosophique, 1978, p.285.
en linguistique, les déictiques (…). Il s’agit là, par exemple, des pronoms ou de certains
adjectifs, surtout démonstratifs (ce, cette, ces, celui, ceci, cela) ou de présentatifs (voici,
voilà) ou encore de certains adverbes de lieux (ici, là) ou de temps (maintenant,
auparavant) : signes linguistiques (…) qui n’ont pas tout leur sens en eux-mêmes (…) »25

Figure 726

Plus que des marqueurs spatiaux, les termes « here » et « there », sont aussi dans le livre pour
rappeler la contiguïté physique entre un espace de représentation photographique présent, ici,
et un espace référentiel, là, qui s’évanouit et s’absente pour toujours. Seule la photographie
comble son absence en s’y substituant et c’est là que s’engage la dichotomie du présent et de
l’absent ou ce que Bazin appelle la « présence concrète de l’absence.»27
Le verbal n’est pas dans le livre pour commenter les images, il n’est pas non plus un
graphisme issu d’un lettrisme visant la plasticité de la lettre en dehors de sa signification. Le
mot compose avec l’image, et crée des relations délicates porteuses des projets esthétiques
inédits où la photographie se révèle comme un point de mire et un moteur de réflexion qui
génère la logique du livre et par conséquent son architecture. La photographie cadrant des
espaces de l’architecture suggère une unité de la forme et du contenu du livre.

25
DUBOIS, Philippe. L’acte photographique et autres essais. op. cit., p.73.
26
DOWNSBROUGH, Peter. And. (1977). [photo] In : Peter Downsbrough. Espaces entre livre et photographie.
Disponible sur : file:///C:/Users/asus/Downloads/108-379-3-PB%20(4).pdf (Consulté le 18/09/2017).
27
BAZIN, André. Qu’est-ce que le cinéma ?. Paris : Cerf, coll. « Septième art », 2000, p.150.
Le « here » et le « there » de Downsbrough, en envoyant le lecteur du livre de son début vers
sa fin l’impliquent aussi dans le temps qu’il dépense pour la lecture. L’expérience de l’espace
est contaminée par le temps. « L’idée d’une série réversible dans la durée, ou même
simplement d’un certain ordre de succession dans le temps, implique donc elle-même la
représentation de l’espace […]. »28 Entre le « here » et le « there », l’ici et le là, l’absence
remplacée par une présence qui, en vérité, est preuve d’absence, le lieu s’avère un lieu de
prédilection où l’espace n’est qu’une manifestation du temps et où le temps s’annonce comme
une dimension de l’espace.
Le temps est mis en espace, l’espace est temporalisé au cours de la mise en mouvement d’un
livre immobile mettant ainsi le point sur les relations entre ce que représente la photographie,
ce que signifient les mots et la structure du livre qui les contient. L’interdisciplinarité est, dans
ce cadre, un moteur qui, à la fois, associe et dissocie différentes disciplines pour proposer une
approche qui allie le temps à l’espace (ceux du livre et ceux du livre dans leurs relations avec
ceux de la réalité) pour créer une œuvre d’art d’une complexité troublante : le livre d’artiste
photographique.

Conclusion :

Pino Musi parle de la photographie au sein de ses livres d’artistes photographiques en tant
qu’une « méta-photographie » : « Ces photos sont plus liées aux dessins qu’à la
documentation réelle de cette architecture. C’est pour ça que je te dis que c’est une méta-
photographie. Cela « semble » de la photographie mais ce n’en est pas. C’est une complète
construction mentale, avec une modification subtile de la réalité pour parvenir à la
visualiser. Mais si tu la regardes ça semble une photographie. »29 Les propos de Pino Musi
résument en eux la définition du livre d’artiste photographique comme étant une pratique
« méta-photographique », c’est-à-dire une pratique qui dépasse la photographie en tant que
telle et qui se meut en une « construction mentale » capable d’absorber d’autres disciplines
toujours selon une logique photographique.
La « méta-photographie » conçue comme un dépassement de soi par et pour soi est ce qui
engage le livre dans une pratique complexe dont les enjeux se logent au niveau de l’inter, au
niveau de ces zones intermédiaires qui se créent entre les disciplines. Les livres d’artistes
28
BERGSON, Henri. Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., p.76 .
29
Des livres et des photos. [en ligne]. (11/04/2017) Disponible sur :
<http://deslivresetdesphotos.blog.lemonde.fr/> (Consulté le 27/08/2017).
photographiques suscitent un dialogue fertile entre différentes disciplines telles que la
sculpture, le cinéma, l’architecture et la photographie. Ils favorisent ce dialogue en absorbant
les spécificités des diverses disciplines et en créant un assortiment capable de se résigner aux
dichotomies qui peuvent exister (entre architecture et photographie, photographie et film,
image et langage, image fixe et image mobile…). Une mécanique spécifique est dès lors
avancée ; il s’agit d’une sorte de logique qui réunit des éléments disparates tout en leur
permettant de fonctionner en une synergie inspirante : c’est la mécanique interdisciplinaire
par excellence.
S’il s’exhibe comme un objet particulier, une œuvre d’une nouvelle catégorie, le livre d’artiste
photographique tient, d’avantage, sa particularité de l’expérience inédite offerte au lecteur
pour s’y projeter. Le livre aurait ainsi la possibilité de dépasser sa présence d’objet susceptible
d’être vu et lu pour devenir une action, un événement visuel.
Le feuilletage du livre ayant lieu dans le temps propose une séquence temporelle de lecture, et
quand il s’agit d’un livre d’artiste photographique cette séquence s’avère aussi logique que
ludique. Sa logique est liée à la mécanique que crée l’alternance entre l’apparition et la
disparition du contenu pendant le feuilletage du livre. La logique que propose la consultation
du livre est fort différente de la contemplation des images dans un espace d’exposition. Le
livre articule un espace discursif, une séquence temporelle où la découverte joue un rôle
primordial dans la lecture d’images qui apparaissent ou disparaissent en guise d’un lecteur
souvent soumis à la contrainte gérée par l’architecture du livre. Les conditions d’aboutir à une
esthétique du livre existent, en effet, quand le lecteur arrive à se rendre compte de la nécessité
d’un suspens de son espace-temps habituel pour parcourir l’expérience de la lecture.
Ainsi, la dimension esthétique du livre d’artiste n’existe pas tant dans la « beauté » que génère
son apparence que dans l’expérience qualitative qu’il est capable de lancer. On passe d’une
expérience sensible ordinaire à une expérience qualitative lorsque le temps et l’espace de la
quotidienneté se trouvent suspendus. Le suspens provoqué et d’une nature esthétique, c’est
par lui que l’on excède l’expérience ordinaire.

Bibliographie :
- BAZIN, André. Qu’est-ce que le cinéma ?. Paris : Cerf, 2000.
- BERGSON, Henri. Essai sur les données immédiates de la conscience. Paris : PUF-
Quadrige, 1982.
- DUBOIS, Philippe. L’acte photographique et autres essais. Paris : Editions Nathan,
1990.
- DUFRENNE, Mikel. Phénoménologie de l’expérience esthétique, L’objet esthétique.
Paris : PUF, Épiméthée, tome 1, 1992.
- Gilles DELEUZE et GUATTARI Félix. Qu’est-ce que la philosophie ?. Paris : Les
Éditions de Minuit, 2005.
- KRAUSS, Rosalind. Le photographique, Pour une théorie des écarts. Paris : Macula.
- MOEGLIN-DELCROIX, Anne. Sur le livre d’artiste. Articles et écrits de
circonstance (1981-2005). Marseille : Le Mot et le Reste, 2006.
- RANCIÈRE, Jacques. Malaise dans l’esthétique. Paris : Galilée, La philosophie en
effet, 2004.
- SOULAGES, François. Esthétique de la photographie, la perte et le reste. Paris :
Nathan, 2001.

Webographie :
- Des livres et des photos. [en ligne]. (11/04/2017) Disponible sur :
http://deslivresetdesphotos.blog.lemonde.fr/
- DOWNSBROUGH, Peter. And. (1977). [photo] In : Peter Downsbrough. Espaces
entre livre et photographie. Disponible sur : file:///C:/Users/asus/Downloads/108-379-
3-PB%20(4).pdf
- DOWNSBROUGH, Peter. En place. (2002). [photo] In : Peter Downsbrough. Espaces
entre livre et photographie. Disponible sur : file:///C:/Users/asus/Downloads/108-379-
3-PB%20(4).pdf
- DOWNSBROUGH, Peter. FRAME [D. (2006). [Photo] In : Peter Downsbrough.
Espaces entre livre et photographie. Disponible sur :
file:///C:/Users/asus/Downloads/108-379-3-PB%20(4).pdf

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