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Le livre d’artiste photographique à l’œuvre
Yosra ZAGHDEN
1
La « photographicité » est un concept cher à François Soulages. Celui-ci parle de la photographicité dans le
cadre de sa définition de la photographie et de ce qu’il y a de photographique dans la photographie. Il se
demande alors « Qu’est-ce donc qu’une photo ? Qu’est-ce qui fait qu’une chose est une photo ? Qu’est-ce qui
dans une photo relève de la photographie ? En d’autres termes, qu’est-ce que la photographicité ? Le concept
de “photographicité” désigne ce qui est photographique dans la photographie. » SOULAGES, François.
Esthétique de la photographie, la perte et le reste. Paris : Nathan, 2001, p.112.
La catégorie particulière d’œuvres d’art que présente le livre d’artiste photographique nous
emmène, dans cette étude, à suivre une méthode analytique où seront ressorties, en premier
lieu, les différentes rencontres disciplinaires effectuées au sein du livre. Un deuxième moment
de synthèse serait une scrutation des enjeux dégagés lors de ces rencontres influençant
profondément les paramètres de l’espace et du temps relatifs à la photographie, au livre et au
spectateur.
Dans une interview de Pino Musi avec le journaliste Remi Coignet, l’artiste a évoqué ses
livres d’artistes photographiques en tant qu’un produit de sa rencontre avec l’éditeur qui,
selon lui, a contribué à composer ses livres. « Je savais déjà, sans en avoir une conscience
précise, que le livre n’était pas un lieu où placer un travail déjà structuré dans lequel on se
contente de glisser des photos mais le lieu d’une invention à créer... Je suis tombé amoureux
de ce roman de Blaise Cendrars Rhapsodies Gitanes … J’ai cherché à en faire, dans ma
petite œuvre en forme de livre, comme une mise en scène pour articuler un travail
photographique qui était, si tu veux une petite pièce de théâtre ... J’ai découpé une partie des
pages et je les ai intégrés dans le corps du livre. Il y avait 150 exemplaires. J’avais un
imprimeur en bas de chez moi. J’ai trouvé une très belle traduction italienne du livre de
Cendrars et il a composé les textes au plomb. »3
3
Des livres et des photos. [en ligne]. (11/04/2017) Disponible sur :
<http://deslivresetdesphotos.blog.lemonde.fr/> (Consulté le 27/08/2017).
Figure 14
L’art rencontre l’édition au sein d’une approche interdisciplinaire qui n’est pas ici sans
évoquer l’hypothèse d’un art qui s’expose aux risques du dépassement de ses propres limites
et du franchissement d’un terrain du reproductible qui s’oppose à son élitisme et à son
authenticité prônés.
L’art qui croise l’édition dans le cadre de l’interdisciplinarité va-t-il s’en sortir sain et sauf ?
Quelle rançon l’art payera-t-il en s’ouvrant sur une spécialité exogène et qui contredit ses
principes fondamentaux, ceux de son unicité et de son authenticité ? C’est la question de son
aura qui se pose ici avec acuité.
Ce qui pourrait coûter à une image photographique sa perte d’aura serait, selon Walter
Benjamin sa susceptibilité à la reproductibilité technique. Alors que serait le sort d’une image
techniquement reproductible présentée à son public via un support lui aussi reproductible,
imprimable et ré-imprimable, un produit bon-marché, un livre qui s’abstient souvent à
s’inscrire dans le circuit éditorial classique ?
Quelle aura pour quelle photographie ? L’image photographique suspecte de nature rattrape-t-
elle son aura en ayant pour support, un objet lui aussi suspect ? La perte d’aura serait-elle
double ou est-ce que c’est en défiant l’art en tant qu’activité élitiste et souvent sacralisée et en
s’opposant au système du marché de l’art que la photographie mise en livre gagnera, comme
inopinément, de sa notoriété et de son aura ?
4
MUSI, Pino. Strani Tipi. (11/04/2017). [photo] In : Des livres et des photos. Disponible sur :
<http://deslivresetdesphotos.blog.lemonde.fr/> (Consulté le 27/08/2017).
Le livre d’artiste photographique serait-il une nouvelle méthode de pratiquer l’art qui
contredit l’art ? L’artiste photographe, en mettant sa main dans celle de l’éditeur, est-il
vraiment entrain de tester une approche interdisciplinaire qui ignore toute hiérarchie et qui
glorifie l’entraide et l’ouverture sur l’autre ? Ou est-ce que cette ouverture n’est qu’une sorte
de trahison de l’art et une auto-trahison de l’artiste pour son propre statut en tant qu’artiste
dont l’autonomie est une valeur suprême ?
Dans la deuxième moitié du XXème siècle, une image photographique artistique ou la
photographie plasticienne comme affublée actuellement est différente de l’image
photographique pratiquée par des acteurs qui n’appartiennent pas au domaine de l’art en ce
qu’elle ne s’adresse qu’au public de l’art ayant décidé de se diriger vers les lieux qui lui sont
consacrés par les institutions (galeries, musées…). Bien qu’elle sous-tende, théoriquement, sa
susceptibilité à la reproduction technique, les droits de l’auteur qui gèrent le domaine de l’art
interdisent sa diffusion à tort et à travers. Aux années 1960, quand la diffusion de masse via
internet, les réseaux sociaux, les galeries et les musées virtuels n’existaient encore pas pour
faire la photographie d’art atteindre son public et aussi un non-public désintéressé, le livre
d’artiste photographique a proposé une solution adéquate pour échapper au cercle rétrécit de
diffusion imposé par le marché de l’art.
Edward Ruscha, artiste photographe, affirme qu’il « n’essaie pas de créer un livre précieux
en édition limitée, mais un produit de série qui soit de premier ordre.»5 Le livre d’artiste
photographique est donc conçu pour rendre l’image plus accessible et donc plus visible en se
dérobant des circuits balisés du marché de l’art tout en s’y réinscrivant autrement. L’artiste
collabore avec des éditeurs agréés par les circuits éditoriaux reconnus, il édite son œuvre en
une version non limitée et s’oppose ainsi à un marché pour lequel la démocratisation de l’art
n’est pas ce qu’il y a de plus désiré. La signature de l’artiste, par suite inscrite sur l’ouvrage,
est pourtant ce qui confère au livre d’artiste photographique son caractère particulier, voire
même paradoxal. Le nombre assez important des tirages s’oppose alors à l’unicité conférée
par la signature ; celle apportant une aura qui vaut au livre son retour au même cercle fermé
du marché de l’art, celui des collectionneurs et des marchands le détournant, contre la volonté
initiale de sa démocratisation. Le prix des livres d’artistes photographiques n’atteint pas
pourtant les sommes titanesques avec lesquelles sont vendues les autres catégories d’œuvres
d’art, ceci offre une solution intermédiaire entre la démocratisation et la conception élitiste du
livre.
5
RUSCHA, Edward. In : L’Esthétique du livre d’artiste, une introduction à l’art contemporain, Anne Mœglin-
Delcroix. Marseille : Le mot et le reste, 2012, p.22.
2. Livre d’artiste photographique et architecture…
Dans les livres de Peter Downsbrough et de Pino Musi, la photographie est ce qui capte une
architecture et ce qui l’édite dans un livre pour qu’elle soit non seulement une image
documentaire mais aussi une image qui nourrit une présence esthétique où le livre s’avance en
tant qu’architecture. L’expérience spatio-temporelle de la réalité ne coïncide pas à cette autre
durée que propose un livre prétendant visualiser un espace architectural tout en avançant son
propre espace comme fin ultime alors que l’architecture est reléguée à une présence du
deuxième degré. L’architecture réelle est le prétexte et le référent d’une autre architecture
naissante qu’enfante la rencontre interdisciplinaire. Les agissements de cette rencontre ne
s’opèrent pas dans le cadre de l’égalité. Une tension se crée entre l’architectural et le
photographique. L’interdisciplinarité est en l’occurrence une interconnexion qui sous-tend la
dépendance aussi bien que la répugnance.
Le cadre est le facteur commun qui a favorisé le rapprochement entre les disciplines dans
l’approche de Downsbrough. La photographie est avant tout une affaire de cadre,
l’architecture aussi. Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Gilles Deleuze et Félix Guattari
présentent l’architecture, comme une pratique qui : « ne cesse de faire des plans, des pans, et
de les joindre. C’est pourquoi on peut la définir par le ‘cadre’, un emboîtement de cadres
diversement orientés, qui s’imposera aux autres arts, de la peinture au cinéma. […] Emboîter
ces cadres ou joindre tous ces plans, pan de mur, pan de fenêtre, pan de sol, pan de pente, est
un système composé riche en points et contrepoints. Les cadres et leurs jonctions tiennent les
composés de sensation. Les cadres ou les pans ne sont pas des coordonnées, ils appartiennent
aux composées de sensations dont ils constituent les faces, les interfaces. »6
Les images photographiques intégrées dans l’espace du livre résonnent avec la définition de
l’architecture en tant qu’un emboîtement d’un ensemble de cadres. Les cadrages
photographiques représentent un espace architectural qu’ils emprisonnent dans leurs limites
pour structurer, à son insu, un autre espace qui développe ses mêmes fondements
architecturaux mais cette fois là sur un support livre. A l’instar d’un espace architectural,
l’espace des livres de Downsbrough est plus construit que composé. Le « livre est vraiment
un volume, un autre espace à travailler […] fait d’un certain nombre de pages tout comme
une chambre est un volume construit avec quatre murs, un plafond et un sol. Il y a aussi la
question de l’architecture, de la structure, de la géographie. »7 Selon Gudrun Thiessen-
Schneider commentant l’œuvre de Downsbrough : « les deux [le livre et le bâtiment]
6
DELEUZE Gilles, et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? Paris : Les Éditions de Minuit, 2005, p.177.
comprennent des espaces limités par des murs / par la ville ou bien par la couverture et le
format. Les limites du bâtiment dirigent l’expérience motrice et visuelle du spectateur de la
même façon que le feuilletage d’un livre. »8
Comme l’architecture que Deleuze et Guattari définissent comme un emboîtement de cadres,
les livres de Downsbrough pratiquent ce même emboîtement et ils sont pour cela dits
architecturaux. La couverture de ses livres est un cadre pour les pages qu’elle contient
lesquelles cadrent, de leur part, les images contenues par le livre, et, la photographie, comme
connue par sa capacité d’isoler et de séparer un champ d’un hors-champ est aussi ce qui cadre
son espace référentiel pour écarter le reste de l’espace réel.
La prise de vue photographique est ce qui permet de convertir la tridimensionnalité
architecturale en une bidimensionnalité de l’image laquelle subit par suite un deuxième
passage vers l’espace tridimensionnel du livre. A sa présence en tant qu’architecture se
substitue une nouvelle présence, à vrai dire une présence qui témoigne d’une absence.
L’architecture subit une dématérialisation suivie d’une re-matérialisation au sein du livre. La
dématérialisation est le résultat d’une dé-contextualisation, la recontextualisation, elle, est ce
qui permet la re-matérialisation de l’architecture devenant une œuvre dans l’œuvre. Est-ce
alors l’architecture qui perd de sa présence, de sa matière et de sa tridimensionnalité pour
perdre ainsi sa qualification d’architecture et devenir un simple référent pour la
photographie ? C’est plutôt une nouvelle catégorie d’architecture qui, pour naître, s’adosse sur
la conception conventionnelle de l’architecture : c’est ici l’architecture du livre qui s’inspire
de la structure de l’architecture réelle et qui l’intègre comme étant un référent.
Siegfried Kracauer, n’étant pas trop convaincu par les modes d’accrochages conventionnels
des images photographiques prône une exposition qui doit sa dynamique à une dimension
cinétique qu’elle emprunte du cinéma. Selon lui, les photos « sont collées sur de sages
cartons blancs. Qu'elles paraissent un peu raides, comme immobilisées, s'explique sans doute
par le fait que notre mode de vision a été transformé par le cinéma. Celui-ci nous a habitués
à ne plus considérer les objets depuis un point de vue fixe, mais à tourner autour d'eux et à
7
DOWNSBROUGH, Peter. Entretien avec Sarah McFadden. In : 1:1 x temps, quantités, proportions et fuites,
catalogue d’exposition. Dijon : FRAC Bourgogne, 2003, p.23.
8
THIESSEN-SCHNEIDER, Gudrun. In : Peter Downsbrough, Hauptstrasse 37, Nordhorn Euregio, 1998, p.7.
choisir librement nos perspectives. […]. Le chemin de fer et la photographie: tous deux sont
contemporains et apparentés par le fait que leur développement est pour tous deux achevé et
constitue depuis longtemps la base de nouveaux développements. Nous nous sommes
aujourd'hui détachés des rails de la même façon que nous nous sommes détachés de
l'immobilité jadis indispensable à l'appareil photo. »9
L’exposition des photographies devrait, selon le vœu de Fritz Cœrper avoir une « forme
dynamique » qui mobilise « non le repos, mais le mouvement », « non pas l’image ou les
images, mais le film, avec ses accélérés et ses ralentis.»10
Les images s’adressent au regard dans la durée, en interpellant ce que la vision a de
dynamique et de temporel. Ainsi, on peut comprendre la relation légitime qui peut avoir lieu
entre le cinéma et le livre d’artiste photographique, tout les deux étant basés sur une
perception mobile et dynamique. Feuilleter le livre, c’est alors, pour son lecteur, traverser un
parcours à la fois réel et intellectuel où l’action physique n’est que l’autre face du
raisonnement.
Les images émancipées des murs sur lesquels elles devaient être accrochées s’inscrivent dans
un nouvel espace, celui du livre pour engager une mobilité visuelle basée sur le modèle
cinématographique. L’émancipation des images est équivalente à l’émancipation du
spectateur amené à s’inscrire dans le circuit créé pour rendre active sa vision.
Dans AND, la structure du livre crée une présence qui allie le mouvement et l’immobilité
menant, ainsi, la photographie aux limites du cinéma qui suggère le déplacement spatial
autant que l’avancée temporelle. Downsbrough utilise, pour cela, deux mouvements
caractéristiques du cinéma ; à savoir le plan fixe et le travelling qui renforcent la relation entre
espace et temps.
Les images de « En Place », livre d’artiste photographique réalisé par Downsbrough en 2002,
sont réparties en diptyques. Chaque double page montre deux images d’une même scène à
deux séquences. Les images sont symétriques, presque identiques, quelques simples détails
changent et créent ainsi l’illusion d’un élément qui bouge et change de position d’un cadre à
l’autre, un élément qui donne l’impression du mouvement malgré son immobilité.
9
KRACAUER, Siegfried. Photographiertes Berlin. Frankfurter Zeitung, 15 décembre 1932, p. 168-169.
10
COERPER, Fritz. Die Deutsche Bauausstellung Berlin 1931 als Ausstellungsreform, Bauwelt, vol. 20, n° 5, 31
janvier 1929, p.91.
Figure 211
Les images réparties en diptyques imposent le temps comme un paramètre primordial dans la
construction de la structure du livre. Il s’agit d’images qui guident à une reconstruction de la
structure du livre et d’une séquence temporelle où le plan fixe cinématographique n’est pas
sans grand intérêt : la caméra est fixe, le cadrage est identique mais ce sont les éléments qui
semblent bouger pendant le temps. La technique du travelling en cinéma est plutôt ce qui
inspire à l’artiste une méthode de prise de vue où la caméra se déplace à l’horizontale ou à la
verticale pour donner l’impression du temps qui passe pendant la découverte du lieu.
Le livre imite les techniques du cinéma, emprunte ses moyens et ses techniques,
Downsbrough parle alors des livres d’artiste photographiques comme des « livres
cinématographiques ».
11
DOWNSBROUGH, Peter. En place. (2002). [photo] In : Peter Downsbrough. Espaces entre livre et
photographie. Disponible sur : file:///C:/Users/asus/Downloads/108-379-3-PB%20(4).pdf (Consulté
le 18/09/2017).
12
DUFRENNE, Mikel Phénoménologie de l’expérience esthétique, tome 1, L’objet esthétique. Paris : PUF,
Épiméthée, 1992, p.293.
recomposé par la photographie, il devient photographique. Cette fusion du contenant et du
contenu est l’effluve d’un exercice d’un espace-temps inédit proposé au lecteur.
15
Ibid, p.170.
Figure 316
Figure 417
La lecture d’un livre d’artiste photographique est considérée par Peter Downsbrough comme
l’expérience du mouvement dans un espace architectural qui n’est pas autre que l’espace du
livre lui-même. Et c’est en se définissant comme un espace architectural que le livre arrive à
être considéré non comme la documentation d’une œuvre mais comme une œuvre par
excellence, un espace architectural à part entière. Dans son livre AND réalisé en 1977, la
réflexion que mène Downsbrough sur les relations pouvant avoir lieu entre les différentes
structures qui se fusionnent (structure du livre, de l’œuvre, de l’architecture et de la sculpture)
16
DOWNSBROUGH, Peter. AND/ MAAR, OP – AND/ POUR, ET. (2000-2003). [photo] In : Peter
Downsbrough. Espaces entre livre et photographie. Disponible sur : file:///C:/Users/asus/Downloads/108-
379-3-PB%20(4).pdf (Consulté le 18/09/2017).
17
DOWNSBROUGH, Peter. AND. (1977). [photo] In : Peter Downsbrough. Espaces entre livre et
photographie. Disponible sur : file:///C:/Users/asus/Downloads/108-379-3-PB%20(4).pdf (Consulté
le 18/09/2017).
est aiguisée par les bandes graphiques et sculpturales avec lesquelles l’artiste ponctue ses
espaces de différentes natures. Dans l’espace architectural, les bandes ont la même fonction
qu’elles remplissent dans les pages vierges du livre : un marquage visuel, une structuration de
l’espace. Elles sont des éléments structurels de l’architecture du livre. Elles jalonnent l’espace
et guident ainsi à canaliser le regard, celui-ci n’étant plus convié à parcourir un espace
architectural concret mais à feuilleter un livre, à penser son espace. L’analogie entre les barres
graphiques et les barres sculptées est ici ce qui sert d’articulation entre l’espace réel et
l’espace fictif et aussi entre les pages contenant des images et les pages vierges et surtout
entre deux disciplines.
C’est alors grâce à ces bandes que le livre doit, en une part, son inscription dans les approches
interdisciplinaires de la création. Ce sont, en fait, ces bandes qui favorisent le passage, aussi
subtil soit-il, entre architecture, sculpture, photographie et édition en se proposant en tant que
passerelles visuelles et conceptuelles se situant dans les zones intermédiaires qui séparent les
disciplines et favorisent leur communication sans pourtant aboutir à leur fusion. Une
expérience de l’espace est donc rendue particulière par le biais des bandes de Downsbrough.
Les éléments réels de l’architecture réelle sont la condition de la création d’une architecture
du livre.
Une esthétique liée à la durée demeure assez équivoque malgré les classifications que propose
Bergson pour ce concept. La durée, pour Bergson, est l’expérience qu’une conscience peut
avoir qualitativement du temps qu’elle vit. Pour lui « La durée toute pure est la forme que
prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il
s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs. »18 Lors de
l’expérience de la durée, le temps objectif s’engage dans une relation très ténue avec la vie
intime, ce que Bergson désigne par les « états de conscience » conditionnant la perception qui
joue un rôle très déterminant dans la conception de l’esthétique du temps telle que conçue par
Bergson. Cette esthétique du temps bergsonienne nous est particulièrement utile pour définir
une esthétique du livre strictement liée à l’expérience de son espace et de son temps.
Bergson, critique le concept traditionnel du temps concernant le temps quantitatif et établit un
autre concept du temps, celui de la « durée ». Dans son Essai sur les données immédiates de
la conscience (1889), Bergson définit le temps quantitatif non comme un véritable temps mais
comme une forme de l’espace alors que la « durée » serait le temps proprement dit. Le temps
quantitatif est, selon Bergson, un temps qui s’identifie à l’espace. Il est le temps en tant qu’il
18
BERGSON, Henri. Essai sur les données immédiates de la conscience. Paris : PUF-Quadrige, 1982, p.67.
est dénombré, c’est-à-dire en tant qu’il est déterminé par un certain nombre, lequel est
considéré comme la somme d’une multitude d’unités homogènes devant être présentes d’une
manière distincte et simultanée à la conscience. Le milieu où la conscience place ces unités
afin d’être distinctes et simultanées, comme c’est souhaité, c’est l’espace.
L’expérience de la durée dépasse le dénombrement des moments qui la constituent. Ces
moments s’avèrent innombrables dès que la conscience intervienne. Une expérience de la
durée est, en fait, une expérience qui désarme le temps et l’espace des communs, qui les
suspend pour les emporter à un autre domaine, celui de l’expérience esthétique que Jacques
Rancière décrit comme suit : « Ce que le singulier de “l’art” désigne […] c’est la
constitution, à la fois matérielle et symbolique, d’un certain espace-temps, d’un suspens par
rapport aux formes ordinaires de l’expérience sensible. »19
L’expérience de la durée n’est donc autre qu’un suspens esthétique où la conscience se réfère
à son propre rythme, à sa propre durée hétérogène et opposée à l’homogénéité quotidienne
apriori apaisante. L’œuvre d’art suspend l’espace et le temps ordinaires et c’est ainsi qu’elle
constitue son propre domaine esthétique et son propre rythme de durée. Le livre d’art
photographique, en l’occurrence, acquiert sa dimension esthétique de l’expérience particulière
de la durée dans laquelle il engage son lecteur.
« Véritable machine de l’espace-temps »20, le livre provoque une certaine « solidarité de l’œil
avec la main, de la vision avec la manipulation des pages.»21 Le lecteur manipule le livre, en
fait le tour et se trouve ainsi amené à faire partie d’un espace-temps particulier que crée le
livre. Voir est comme mécaniquement et inextricablement lié à l’action de feuilleter. Le
lecteur se fait dans ce cas, un lecteur compositeur qui s’engage dans une découverte de
l’espace-temps que crée le livre.
19
RANCIÈRE, Jacques. Malaise dans l’esthétique. Paris : Galilée, La philosophie en effet, 2004, p.36.
20
MOEGLIN-DELCROIX, Anne L’œil à la main. Folioscopes d’artistes. In : Anne Moeglin-Delcroix, Sur le
livre d’artiste. Articles et écrits de circonstance (1981-2005). Marseille : Le Mot et le Reste, 2006, p.375.
21
Ibid. p.378.
Figure 522
Figure 623
22
DOWNSBROUGH, Peter. FRAME [D. (2006). [Photo] In : Peter Downsbrough. Espaces entre livre et
photographie. Disponible sur : file:///C:/Users/asus/Downloads/108-379-3-PB%20(4).pdf (Consulté
le 18/09/2017).
23
Ibid.
24
SANDERS PEIRCE, Charles. Ecrits sur le signe (rassemblés, traduits et présentés par Gérard Deladalle).
Paris : Seuil, coll, L’ordre philosophique, 1978, p.285.
en linguistique, les déictiques (…). Il s’agit là, par exemple, des pronoms ou de certains
adjectifs, surtout démonstratifs (ce, cette, ces, celui, ceci, cela) ou de présentatifs (voici,
voilà) ou encore de certains adverbes de lieux (ici, là) ou de temps (maintenant,
auparavant) : signes linguistiques (…) qui n’ont pas tout leur sens en eux-mêmes (…) »25
Figure 726
Plus que des marqueurs spatiaux, les termes « here » et « there », sont aussi dans le livre pour
rappeler la contiguïté physique entre un espace de représentation photographique présent, ici,
et un espace référentiel, là, qui s’évanouit et s’absente pour toujours. Seule la photographie
comble son absence en s’y substituant et c’est là que s’engage la dichotomie du présent et de
l’absent ou ce que Bazin appelle la « présence concrète de l’absence.»27
Le verbal n’est pas dans le livre pour commenter les images, il n’est pas non plus un
graphisme issu d’un lettrisme visant la plasticité de la lettre en dehors de sa signification. Le
mot compose avec l’image, et crée des relations délicates porteuses des projets esthétiques
inédits où la photographie se révèle comme un point de mire et un moteur de réflexion qui
génère la logique du livre et par conséquent son architecture. La photographie cadrant des
espaces de l’architecture suggère une unité de la forme et du contenu du livre.
25
DUBOIS, Philippe. L’acte photographique et autres essais. op. cit., p.73.
26
DOWNSBROUGH, Peter. And. (1977). [photo] In : Peter Downsbrough. Espaces entre livre et photographie.
Disponible sur : file:///C:/Users/asus/Downloads/108-379-3-PB%20(4).pdf (Consulté le 18/09/2017).
27
BAZIN, André. Qu’est-ce que le cinéma ?. Paris : Cerf, coll. « Septième art », 2000, p.150.
Le « here » et le « there » de Downsbrough, en envoyant le lecteur du livre de son début vers
sa fin l’impliquent aussi dans le temps qu’il dépense pour la lecture. L’expérience de l’espace
est contaminée par le temps. « L’idée d’une série réversible dans la durée, ou même
simplement d’un certain ordre de succession dans le temps, implique donc elle-même la
représentation de l’espace […]. »28 Entre le « here » et le « there », l’ici et le là, l’absence
remplacée par une présence qui, en vérité, est preuve d’absence, le lieu s’avère un lieu de
prédilection où l’espace n’est qu’une manifestation du temps et où le temps s’annonce comme
une dimension de l’espace.
Le temps est mis en espace, l’espace est temporalisé au cours de la mise en mouvement d’un
livre immobile mettant ainsi le point sur les relations entre ce que représente la photographie,
ce que signifient les mots et la structure du livre qui les contient. L’interdisciplinarité est, dans
ce cadre, un moteur qui, à la fois, associe et dissocie différentes disciplines pour proposer une
approche qui allie le temps à l’espace (ceux du livre et ceux du livre dans leurs relations avec
ceux de la réalité) pour créer une œuvre d’art d’une complexité troublante : le livre d’artiste
photographique.
Conclusion :
Pino Musi parle de la photographie au sein de ses livres d’artistes photographiques en tant
qu’une « méta-photographie » : « Ces photos sont plus liées aux dessins qu’à la
documentation réelle de cette architecture. C’est pour ça que je te dis que c’est une méta-
photographie. Cela « semble » de la photographie mais ce n’en est pas. C’est une complète
construction mentale, avec une modification subtile de la réalité pour parvenir à la
visualiser. Mais si tu la regardes ça semble une photographie. »29 Les propos de Pino Musi
résument en eux la définition du livre d’artiste photographique comme étant une pratique
« méta-photographique », c’est-à-dire une pratique qui dépasse la photographie en tant que
telle et qui se meut en une « construction mentale » capable d’absorber d’autres disciplines
toujours selon une logique photographique.
La « méta-photographie » conçue comme un dépassement de soi par et pour soi est ce qui
engage le livre dans une pratique complexe dont les enjeux se logent au niveau de l’inter, au
niveau de ces zones intermédiaires qui se créent entre les disciplines. Les livres d’artistes
28
BERGSON, Henri. Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., p.76 .
29
Des livres et des photos. [en ligne]. (11/04/2017) Disponible sur :
<http://deslivresetdesphotos.blog.lemonde.fr/> (Consulté le 27/08/2017).
photographiques suscitent un dialogue fertile entre différentes disciplines telles que la
sculpture, le cinéma, l’architecture et la photographie. Ils favorisent ce dialogue en absorbant
les spécificités des diverses disciplines et en créant un assortiment capable de se résigner aux
dichotomies qui peuvent exister (entre architecture et photographie, photographie et film,
image et langage, image fixe et image mobile…). Une mécanique spécifique est dès lors
avancée ; il s’agit d’une sorte de logique qui réunit des éléments disparates tout en leur
permettant de fonctionner en une synergie inspirante : c’est la mécanique interdisciplinaire
par excellence.
S’il s’exhibe comme un objet particulier, une œuvre d’une nouvelle catégorie, le livre d’artiste
photographique tient, d’avantage, sa particularité de l’expérience inédite offerte au lecteur
pour s’y projeter. Le livre aurait ainsi la possibilité de dépasser sa présence d’objet susceptible
d’être vu et lu pour devenir une action, un événement visuel.
Le feuilletage du livre ayant lieu dans le temps propose une séquence temporelle de lecture, et
quand il s’agit d’un livre d’artiste photographique cette séquence s’avère aussi logique que
ludique. Sa logique est liée à la mécanique que crée l’alternance entre l’apparition et la
disparition du contenu pendant le feuilletage du livre. La logique que propose la consultation
du livre est fort différente de la contemplation des images dans un espace d’exposition. Le
livre articule un espace discursif, une séquence temporelle où la découverte joue un rôle
primordial dans la lecture d’images qui apparaissent ou disparaissent en guise d’un lecteur
souvent soumis à la contrainte gérée par l’architecture du livre. Les conditions d’aboutir à une
esthétique du livre existent, en effet, quand le lecteur arrive à se rendre compte de la nécessité
d’un suspens de son espace-temps habituel pour parcourir l’expérience de la lecture.
Ainsi, la dimension esthétique du livre d’artiste n’existe pas tant dans la « beauté » que génère
son apparence que dans l’expérience qualitative qu’il est capable de lancer. On passe d’une
expérience sensible ordinaire à une expérience qualitative lorsque le temps et l’espace de la
quotidienneté se trouvent suspendus. Le suspens provoqué et d’une nature esthétique, c’est
par lui que l’on excède l’expérience ordinaire.
Bibliographie :
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