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1. Introduction
Nous allons nous intéresser à la manière dont l’image picturale, principalement entre le 15e
et le 17e siècle, traite l’acte de regarder, c’est-à-dire à la manière dont l’acte de regarder est
représenté, ce que l’image dit à son sujet, en quelques sortes. Plus précisément, de quelle
manière cette façon de thématiser le regard permet à l’image de présenter au spectateur des
modèles positifs ou négatifs qui vont l’amener éventuellement à modifier sa manière de
regarder, de voir ou réfléchir sur son activité de spectateur, ainsi qu’à saisir les enjeux
moraux, spirituels ou philosophiques de l’activité scopique, de l’activité de regarder.
Nous allons parler de tableaux où l’activité de regarder est thématiser, où l’on dit quelque
chose à ce propos-là. Nous allons aborder ce sujet par l’analyse descriptive et
interprétative des œuvres elles-mêmes. Nous allons nous baser sur l’analyse des images
sans trop nous aventurer dans le domaine des textes, qu’ils soient littéraires, religieux,
philosophiques ou scientifiques. Il est clair que l’activité de regarder, la vision, constitue un
thème majeur dans l’histoire intellectuelle, cela depuis l’Antiquité, et qu’il existe donc à ce
sujet une abondante littérature mais nous allons nous limiter à ce qu’on peut apprendre sur
la manière dont l’image elle-même détermine le regard que l’on porte sur elle, notamment
par le biais de la présentation du spectateur intra-iconique, puisque des spectateurs sont
représentés dans l’image. En définissant le sujet de cette manière, nous allons exclure deux
aspects : d’une part, la question des déterminants historiques et culturels de l’activité
scopique en général car nous allons nous en tenir au domaine des images, les regarder, et
d’autre part, nous allons laisser de côté un ensemble de problème relatif aux multiples
modes en fonction desquelles l’œuvre d’art agit sur ces spectateurs, indépendamment de
l’acte de regarder. C’est un truisme que de dire qu’une œuvre d’art est faite pour être
regardée, que ce soit par des personnes humaines ou par des entités surnaturelles et, du
seul fait de mobiliser un certain type de réaction de la part de certains sujets qui réagissent
d’abord et avant tout à sa présence en portant le regard sur elle, l’image me convoque
comme spectateur de son propre fait. Dans cette mesure, on peut dire que par nature,
l’œuvre d’art et l’image plus généralement, prédétermine par essence le regard porté sur
elle du fait de sa seule existence. En outre, avant même de déployer des formes et des
contenus symboliques particuliers, elles commencent par dire « regardez-moi, vous êtes
mon spectateur ». Elles prédéterminent le regard par la manière dont elle est mise en scène
dans un contexte donné. On peut prendre l’exemple d’un retable, un type d’image peinte
faite pour être placée dans une église. Ce type implique un cadre architectural et
pragmatique, un cadre d’action lié au rituel religieux, et ce cadre tend à convoquer un
comportement spectatoriel assez défini avec une attitude spécifique, avec des choses à faire
et à ne pas faire. De par sa fonction au sein de l’édifice sacré, le retable suppose un
ensemble de contraintes (spatiales, temporelles, mentales). Il est fait pour être vu d’assez
loin car il est placé derrière l’autel, ce qui est un dispositif qui empêche généralement
de l’observer de près et ce dispositif tient le spectateur à une certaine distance. On le voit
au cours des célébrations religieuses ou de la messe ou durant les séances de prière et on
sait que les triptyques flamands à grisaille se présentaient fermés, de sorte qu’on
n’apercevait que le revers des volets extérieurs en grisaille et on accédait au panneau
central haut en couleur à certaines occasions comme les fêtes religieuses. Le cadre
religieux détermine en outre un certain état d’esprit même si, anciennement, les églises
étaient des lieux de socialité dans lesquelles régnaient une décontraction étonnante pour
nous. On peut s’en rendre compte en regardant les représentations d’intérieur d’églises où
l’on voit des enfants qui jouent, qui courent dans l’église, des chiens qui courent dans
l’église,… Une fois transplanté dans un musée, le retable ne va plus se regarder de la
même façon. On peut s’approcher pour le voir de près, il est moins haut et moins loin que
dans le contexte originel. On peut même tourner autour du retable, ce qui est aberrant du
point de vue de l’utilisation originelle car derrière celui-ci, il y avait le mur donc cela était
physiquement impossible. Cela permet d’aller voir les grisailles sans avoir à fermer les
grisailles. Nous avons aussi, d’un point de vue temporel, une plus grande liberté car la
seule contrainte, quant à la durée de sa contemplation, est les heures de fermeture du
musée. Les conditions d’éclairage sont elles aussi très différentes. Beaucoup de choses sont
toutefois contraignantes dans les musées, il ne faut pas penser que cela est nécessairement
moins contraignant que le cadre religieux. Le musée reste un cadre beaucoup plus rigide en
terme de contrôle du comportement que les églises de l’époque par exemple (amener son
chien au 17e siècle dans une église). Il y a aussi le fait que les guides ou les gardiens
peuvent donner l’un ou l’autre mot d’explication. Le cadre d’exposition place le spectateur
dans une certaine attitude. Il faut différencier les cadres où il est fixé une fois pour toute
(les œuvres qui ne bougent plus de là où elles sont comme les grands retables qui étaient
conçus pour l’endroit précis où ils étaient installés) de ceux qui sont fait pour être déplacés
car l’image artistique se définit aussi par son cadre amovible, à l’exception de tableaux
monumentaux. Même dans le cadre du tableau, on constate qu’il y a une mobilité
essentielle du tableau mais qui tend à se limiter à un cadre social déterminé ou à un certain
type de contexte. On va d’un palais à un autre, d’un intérieur bourgeois à un autre,… Il
n’empêche que la mobilité du tableau et ce qui se trouve en dehors de l’image dans
l’espace environnant n’est pas censé influer de manière aussi singulière sur ce qui se trouve
à l’intérieur de l’image. L’emprise du cadre expositionnel est différente et moins rigide
nonobstant les exceptions.
Nous allons nous pencher sur trois exemples de surdétermination des conditions de
réception, donc les cas où les conditions de réception sont hyper-déterminés par le cadre de
présentation et aussi, dans une certaine mesure par ce que l’image contient. Les exemples
sont tirés du livre de David Freedberg, The Power of Images, paru en 1989. Le propos du
livre était la récurrence dans la documentation de sources qui font état de réactions à
l’image artistique et des réactions qui sont d’ordre émotionnel, très directes, viscérales,
des réactions de premier degré : « sans raffinement, élémentaires, pré-intellectuelles,
brutes ». Des témoignages de telle sorte n’étaient jamais étudiés pour eux-mêmes car jugés
indignes de l’intérêt des historiens (qui s’intéressent généralement à ce qui est culturalisé)
mais parfois mentionnés par les historiens de l’art. Son travail consistait à se tourner vers
l’anthropologie et la sociologie pour trouver des clés d’analyse et l’ouvrage se proposait
d’étudier non pas les ensembles d’images mais des ensembles de réaction face à l’image.
Ces réactions ont été moins sujettes à répression que dans les domaines plus culturalisés
d’après l’auteur. Pour lui, ce qui justifie de ne pas tenir proprement compte de la
dimension esthétique, c’est que, selon lui, ce n’est pas une attitude déterminée par l’une ou
l’autre forme d’animisme qui permet d’expliquer les réponses de premier degré mais plutôt
le phénomène de l’image lui-même. Ces réponses sont suscitées par des images, qu’elles
soit artistiques ou non. Même quand elles sont très esthétisées, les images gardent ce
pouvoir primitif de susciter des réponses de premier degré. On n’a ni à retenir les œuvres
d’art avec un grand « A », ni à exclure des œuvres d’art comme celles issues de pratiques
marginales par rapport à la sphère dominante. Le fait de susciter des réactions qui font que
l’on prend le signe pour la chose, c’est propre à l’expérience des images en général. Le fait
de se rapporter à le représentation comme si c’était la chose représentée, c’est en fait un
trait absolument typique et fondamental de l’image en général. Cette tendance à la
confusion du signe et de la chose, c’est la tendance spécifique selon laquelle s’effectue la
réponse émotionnelle naturelle aux objets iconiques.
Il donne un premier exemple de ces réactions à travers une citation d’un auteur italien du
16e siècle, Giovanni Paolo Lomazzo dans son traité sur la peinture, publié en 1584. Un
exemple, bien qu’attesté par cet auteur de très haute culture, qui se situe dans un registre «
bas », lié au vécu corporel intime et notamment, ce que nous appelons sexualité
aujourd’hui. Freedberg va prendre exemple d’une citation qui concerne le salut et qui sont
apparentées l’une à l’autre. Voici ce que dit la première citation de Lomazzo :
C’est une sorte de catalogue des réponses émotionnelles et le texte est curieux pour nous
car le texte dans sa littéralité confond l’image et ce qu’elle représente. Le second extrait
provient du livre de Giovanni Battista Armenini, Les vrais préceptes de la peinture, paru
en 1587.
Dans les deux cas, il y a une réponse réelle de premier degré basée sur un lien direct entre
la représentation et ce qu’elle représente et basée sur une sorte de confusion entre le
représentant et le représenté. Il en vient à d’autres curiosités historiographiques, à savoir la
capacité des images à faire éprouver le désir charnel. Il s’agit de la croyance selon laquelle
la contemplation d’images durant l’acte sexuel produit une impression qui non seulement
est de nature à procurer une stimulation supplémentaire mais aussi de nature à influer sur la
conception des enfants, l’acte sexuel n’étant jamais, dans la mentalité prémoderne, dissocié
complètement, de l’engendrement des enfants. Il y a un extrait d’un conte grec du 3e ou
début du 4e siècle de notre ère, nommé Héliodore. C’est un récit intutulé Les Éthiopiques.
C’est la mère qui parle ici :
Un autre exemple vient de saint Augustin dans son Discours contre Julien. Il cite un auteur
de traités médicaux, Soranos, qui est resté connu pour un traité considéré comme le
premier traité de gynécologie. Freedberg pense qu’il parle de Denis de Syracuse mais en
réalisé Soranos parle du roi de Chypre. Le roi ne voulait pas avoir des enfants mal formés
comme lui, donc il plaçait une belle image devant sa femme, pour qu’inspirée par la beauté,
elle la transmette à sa progéniture.
On croyait réellement que ce que l’on regardait durant l’acte avait une conséquence sur la
progéniture. Cela passe par le regard et cela s’applique aux images qui sont faites pour être
belles et regardées mais ça se vérifierait aussi chez les chevaux d’élevage et aussi peu
importe l’objet que l’on regarde. Un autre extrait provient de Giulio Mancini, amateur
éclairé de peinture, amis des artistes et également médecin. Nous lui devons un traité sur la
peinture, premier traité de connaisseur occidental (1617-1621).
On apprend comment et où doivent être exposées les peintures et qu’elles ont un effet de
stimulation et un effet bénéfique sur la conception des enfants avec Mancini le médecin qui
introduit une nuance, une précision médicale, qui dit que l’image ne s’imprime pas
directement dans le fœtus mais dans la semence de la mère ou du père et ainsi touche le
fœtus mais selon un effet indirect. Un exemple tardif est Eléphant Man, quelqu’un qui naît
avec une difformité faciale qui le fait ressembler à un éléphant. Il vivait avec une toile de jute
sur la tête pour éviter de montrer son visage. Le film de David Lynch raconte que cette
personne savait lire, écrire, tenir une conversation en dépit de sa difformité. La mère de
cette personne avait été chargée par un éléphant et, effrayée avait donné naissance à un
éléphant et c’est la même idée selon laquelle ce que l’on voit durant la grossesse s’imprime
dans le corps même de l’enfant.
Jacob van Loo, La jeune femme se couchant, dit Le coucher à l’italienne, 17e siècle (vers
1650), Lyon, Musée des Beaux-Arts.
Tavoletta, Lamentation, 17e siècle, Rome, Tavoletta, Décollation de Saint Jean Baptiste, 17e
confrérie de San Giovanni Decollato (Freedberg). siècle, Rome, confrérie de San Giovanni
Decollato
L’idée était de montrer au condamné, juste avant et pendant l’exécution, une image
susceptible de les réconforter tout en leur rappelant l’importance de mourir en bon chrétien
même si l’on a été un criminel. Les images avaient deux faces et étaient munies d’une
poignée qui permettait qu’on les tienne pour les placer devant le visage du condamné et il y
a avait sur une face la Passion du Christ et l’autre, un martyre. Les deux images étant de
manière métaphoriquement en rapport avec le sort du condamné car il s’agissait là aussi
d’exécution qui, au tout dernier moment, devaient en quelques sortes fournir un modèle, un
exemple de bonne mort chrétienne, le Christ et le martyre étant les archétypes de tout
condamné à mort. On sait comment se passait ce processus. Les frères religieux
entretenaient le prisonnier la veille de l’exécution et essayaient de leur inspirer de saintes
pensées et de les prévenir du désespoir. Il faut garder espoir dans le salut et les religieux
appartenaient à une confrérie qui avaient cette mission spécifique dans ses attributions. À
Rome, c’était la confrérie de saint Jean-Baptiste dont l’une des fonctions était d’aller
visiter les condamnés à mort. Le jour de l’exécution, le condamné était accompagné vers le
gibet par le prêtre qui lui tenait continuellement la tavoletta sous les yeux, vraiment près de
son visage, et au moment de l’exécution, un frère grimpait sur l’échelle et continuait à tenir
l’image ,face au visage du condamné jusqu’au moment où il était en train de trépasser,
durant le passage de la vie à la mort. C’est ce que précise le manuel d’inscription de la
confrérie florentine de sainte Marie de la croix au temple, nom de la confrérie qui, à
Florence, jouait ce rôle-là entre autre :
Dans sa spécificité, c’est aussi une pratique attestée dans l’Antiquité. Il existe un passage
de l’histoire auguste qui est un ensemble de biographies semi-imaginaire de personnages
de la Rome tardive dont une section est consacrée aux tyrans. L’un de ces passages
concerne Celsus, l’un des trente tyrans, usurpateur condamné à mort par Contumas au 3e
siècle de notre ère.
« Son image fut mise en croix et la foule la conspua comme si Celsus lui-même avait été
fixé au gibet ».
On est dans le cas du fait de se comporter face à l’image comme si elle était ce qu’elle
représente. Ils se comportent comme si ça n’était pas une image. La condamnation à
travers l’image réapparaît en Italie au 13e siècle en Emilie, à Parme et dans le nord et va
ensuite arriver en Toscane où elle était très pratiquée au 13e siècle. Un bon exemple de ce
phénomène est la condamnation à Rome en 1462 par Contumas et en effigie du tyran de
Riminie, Sigismondo Malatesta, condamné pour impiété et trahison à l’égard du pape.
Comme on ne pouvait pas mettre la main sur lui, on a dressé un grand bûcher sur la place à
Rome en face de saint Pierre sur lequel on a fait brûler une effigie hyper réaliste de la
bouche de laquelle sortait un phylactère qui disait « Je suis Sigismondo Malatesta, fils de
Pandolofo, roi des traitres, un danger pour dieu et les hommes, condamné au bûcher par le
sénat du saint siège ». On fait comme si on exécutait la personne en utilisant un double
grandeur nature certainement très réaliste. Le portrait est conservé au Louvre. Le tableau a
reçu une agression physique car les yeux et la bouche du personnage ont été griffés avec un
objet pointu.
Piero della Francesca, Portrait de Sigismondo Malatesta, 1451 (?), Paris, Louvre.
David Freedberg soulève la question de savoir comment on prend cette forme de punition.
Faut-il y voir un événement de sorcellerie ? De magie sympathique ? C’est peu probable
car dans le cas de Malatesta, il s’agit d’une condamnation par le pape. S’agit-il d’un acte
de justice symbolique et ostentatoire : attenter à l’image de quelqu’un et ainsi à sa
réputation ? Quelle que soit l’interprétation retenue, l’acte fait intervenir une image
grandeur nature en 3D, très fidèle au modèle et très probablement en cire, dont le seul but
de frapper le modèle d’infamie (immagini infamanti). C’est donc autre chose que la
destruction ou la désacration d’image existantes car elles sont faites pour la condamnation.
On trouve encore aujourd’hui des choses similaires comme dans les manifestations où on
brule ou pend des effigies. Dans ce cas, ça n’est pas du tout institué officiellement et
c’est une pratique marginale, ça n’est pas un tribunal qui a choisi cela contrairement aux
cas ci-dessus où un tribunal a choisi de condamner par effigie telle ou telle personne. On
situe la naissance de cette coutume en Italie au 13e siècle, au départ c’était des images
peintes sur l’hôtel de ville. La raison d’être de la punition qui prend un caractère public
du fait de s’étaler sur le mur est d’attenter à la réputation de quelqu’un, à son image
comme on dit aujourd’hui. Il est probable que la punition fut imposée à des gens coupables
de crimes publics justement et qui ne pouvaient être condamnés en présence. On sait que
des images de ce genre, peintes dans un lieu public ont été utilisées dans au moins une
douzaine de cités italiennes de la deuxième moitié du 13e siècle. La pratique s’est
maintenue et développée durant le 14e, 15e siècle pour décliner à partir du 16e siècle. À ce
moment, elle est prise en relai par l’exécution en effigie, comme dans l’histoire de
Malatesta. Ça n’est pas la même chose de représenter quelqu’un sur l’hôtel de ville pour le
frapper d’infamie que d’exécuter un double en effigie de la personne. L’exécution en
effigie était très répandue non seulement en Italie mais dans toute l’Europe. On a pas
conservé de peintures d’infamie mais on connaît, par des documents, des noms de
nombreux peintres auxquels on s’est adressé pour effectuer ce travail et on est bien
renseigné sur le contexte anthropo-sociologique du phénomène. Freedberg dit qu’il y a une
contamination subie par le peintre qui réalise la peinture. Selon les endroits, il semble
même que la réalisation d’images d’infamie aient été réalisées par des artistes qui eux-
mêmes avaient eu partie avec la justice et qui avaient été punis de cette manière-là.
L’effectivité de la punition infligée à celui dont l’image était peinte s’en trouvait
augmentée si on veut. C’était un type de travail artistique qui impliquait une stigmatisation
sociale assez grave et en général, les artistes dont la bonne réputation n’avait pas été mise
en cause refusaient de s’en charger car ils craignaient que l’infamie les contamine eux-
mêmes. Ça se réfère au fait que l’image détient un pouvoir spécifique, que celui qui a
présidé à la naissance de l’image est son premier spectateur et donc, d’une certaine
manière, atteint par elle. On sait que en 1440, le peintre Andrea del Castagno a dû peindre
des images de conspirateur sur le Palazzo del Podestà de Florence et il a hérité d’un
surnom difficile à porter, « Andrea des pendus ». Le surnom l’a suivi et Giorgio Vasari
mentionne le fait et il dépeint lui-même l’artiste comme quelqu’un de violent et un assassin, ce
qui n’est corroboré par aucune source et il semble que Vasari ait suivi la tendance de
considérer que si un artiste réalise une image d’infamie, c’est qu’il est lui-même puni dans
sa réputation. On sait aussi qu’un autre peintre, Andrea del Sarto a dû effectuer un travail
similaire mais a tenu à déclarer publiquement que, pour ne pas souffrir de la même
stigmatisation que Castagno, il allait charger un de ses assistants du travail. L’assistant a
travaillé deux nuits sous une sorte de cabane en bois construite sur l’échafaudage pour le
garder des regards. Il existe de très rares vestiges de ses images infamantes dont celui-ci de
Andrea del Sarto qui représente un homme pendu par un pied.
Andrea Del Sarto, Homme pendu par les pieds, dessin, 1530, Florence, Musée des Offices
(Freedberg).
Il existe une autre attestation du caractère contaminant de l’infamie porté par ces images, à
travers le fait que la coutume a été supprimée en raison du fait qu’elle tendait
potentiellement à faire rejaillir l’infamie sur l’ensemble de la cité. Comme si, peint sur
l’hôtel de ville, ces images disaient à tout étranger de passage « voici l’un de nos citoyens
et voici leur genre ». On connaît ces mécanismes de contamination et de stigmatisation par
l’image dans notre société occidentale contemporaine comme les photos d’inculpés qui
sont techniquement présumés innocents avant d’avoir été déclaré coupables mais on les
filme, menottes au poing au tribunal et ensuite on diffuse ça et ça n’est jamais innocent.
C’est déjà une sorte de condamnation par avance à une forme d’infamie et on sait la
réticence qu’on certains organismes publics ou privés à révéler des scandales car si on le
fait, cela veut dire que chez eux, l’ordre règne et que si quelqu’un se comporte mal on le
vire mais d’un autre côté, en le disant on dit ce qu’il se passe chez nous. C’est ambigu
comme démarche. C’est déjà en jeu dans les images d’infamie. On peut retenir que l’image
d’infamie surdétermine sa réception en la situant dans un cadre essentiellement public et en
appelant une réaction orientée dans le sens négatif car il s’agit de présenter une personne
comme à mépriser, à réprouver et cela a un niveau tout à fait premier et pas métaphorique
et qui n’est pas du domaine de la fiction, comme les bourreaux du Christ dans un tableau
par exemple. Leur présence dans le tableau est fictionnelle tandis que la présence de
l’effigie d’infamie n’est d’une certaine manière pas fictionnelle, on l’exécute comme si
c’était réellement une personne et elle remplace la personne qui n’est pas disponible mais
ça n’est pas de la fiction. On peut dire qu’on a affaire à une représentation non fictionnelle.
Ce sont des images qui se donnent à lire comme des images de premier degré. Ce sont des
représentations qui se nient elles-mêmes et sont le substitut de ce qu’elles représentent et
qui est puni de manière effective. C’est une punition réelle, effective, une vraie
condamnation.
Cours 2 - 04/10/2023
On peut considérer que l’acte que recoupe ces images est la damnatio memoriae et qui
peut s’effectuer notamment par l'oblitération d’une image figurative (image, personne) et
sur certains monuments de l’Égypte ancienne il y a des noms en hiéroglyphe d’anciens
pharaons ayant été renversés et qui ont ensuite été martelés pour les faire disparaître car le
nom porte la possibilité de s’inscrire dans la mémoire et de vivre par delà la mort, ici bas.
On sait que les cartouches d’Akhenaton du milieu du 14e avant Jésus-Christ qui avait été le
pharaon initiateur d’une réforme théologique radicale ont été effacés par ses successeurs
qui ont voulu restaurer une orthodoxie entre guillemets. Il en a été de même une reine
appartenant à la 18e dynastie dont le nom a été effacé pour être remplacé par celui de son
père et de son fils premier, lui-même étant à l’origine de cette censure rétrospective. Dans le
monde romain, il y en a de nombreux exemples et l’un des plus marquants concerne
l’empereur Geta qui a été assassiné par son frère Caracalla qui a fait détruire tous ses
monuments et a fait fondre les monnaies à son effigie. L’effacement ou l’oblitération n’est
pas la seule façon de porter atteinte à la réputation et à la mémoire d’un individu tombé en
disgrâce. Un autre moyen passe par le remploi d’images qu’on modifie et c’est ainsi qu’il
existe un certain nombre de portraits impériaux romains qui ont été réalisés à partir de
portraits antériaux romains qui représentaient des personnages dont on voulait se
démarquer. C’est l’aspect symbolique de réutilisation d’un portrait sculpté qui est alors
prédominant et on peut dire qu'on a affaire à un cas très particulier de spolium, des
dépouilles, des objets qu’on récupère pour les réutiliser. Il peut y avoir plusieurs raisons de
faire cela. Ça peut être des raisons pratiques et matérielles comme récupérer un objet (ex : un
fut de colonne), ça peut être une façon de marquer symboliquement une continuité (dans ce
cas, la revendication est positive). Cependant, dans les cas de portraits impériaux, la
dynamique est négative. Dans la plupart des cas, il s’agit pour l’empereur de s’emparer des
statues d’un prédécesseur et de se démarquer en humiliant sa mémoire, en s’emparant de
quelque chose qu’il est censé lui appartenir absolument en propre et d’ainsi porter atteinte
à sa mémoire. Il s’agit d’un acte de détournement d’une image qui existe déjà et qui
implique la réappropriation de l’image de celui que l’on veut maudire. Cette image était un
élément capital du règne d’un empereur. Les empereurs faisaient réaliser un grand nombre
de portraits sculptés de leur personne et les disséminaient aux quatre coins de l’Empire et
avaient à cœur d’individualiser leur apparence physionomique, notamment par le biais de
la mode capillaire car chaque empereur avait en quelque sorte une coiffure qui lui était
propre et qui le caractérisait. Ces images de l’empereur sont des images dotées d’une
sacralité particulière. Dans les civilisations anciennes, les aspect religieux et politiques ne
sont jamais totalement dissociés. Il y a une véritable sacralité qui s’attache au portrait de
l’empereur, comme c’est le cas du drapeau dans certains pays où il est interdit de piétiner
ou détruire un drapeau. La récupération du portrait sculpté consiste à remplacer les traits
du visage du prédécesseur par ceux du nouveau propriétaire de l’image mais en laissant
certains éléments qui permettent de savoir que c’est l’image du prédécesseur qui a été
appropriée dans un acte d’une violence symbolique assez considérable, s’agissant d’un
empereur. Un historien, Galinsky, de l’Université d’Austin au Texas a proposé un
certain nombre de remarques intéressantes à ce sujet, à commencer par le fait que
cette notion de damnatio memoriae constitue une désignation de pure commodité de la part
des historiens modernes. C’est une façon de mettre un terme sur cette pratique mais ça
n’était pas juridiquement codifié ou désigné de cette manière dans la Rome ancienne. C’est
plutôt une étiquette moderne qui s’applique à un certain nombre de pratiques. Il consiste à
l’oblitération de l’image d’un prédécesseur mais pas totale, certains éléments du premier
sont conservés. De sorte qu’on peut encore reconnaître l’empereur maudit sous les traits
du nouvel empereur. On a parlé d’images palimpsestes car il y a plusieurs couches de
représentation qui ne s’oblitèrent pas totalement et on peut toujours lire la couche antérieure. Il
ne s’agit pas d’effacer complètement le souvenir d’une personne mais véritablement de les
remettre en jeu de manière négative. C’est ce qu’on a avec le portrait de l’empereur
Vespasien fait à partir d’un portrait de Néron qui a été retaillé.
C’est la coiffure qui permet de s’en rendre compte avec un portrait de Néron. Il se trouve
que Vepasien était chauve, comme ça apparaît sur l’autre portrait ci-dessous. Ça n’est pas
un portrait palimpseste mais Vespasien tel qu’il se présentait réellement. Dans le premier,
on a un Vespasien avec des cheveux, non pas par coquetterie mais pour marquer son
appropriation de l’image de Néron
Une autre manière de procéder est celle de la peinture sur bois de l’époque romaine ci-
dessous. Il s’agit d’un portrait de groupe de Septime Sévère et sa famille avec un portrait
du jeune Jeta dont le visage a été complètement effacé, à l’initiative de son frère qui l’a fait
assassiner et qui lui a succédé dans la violence.
Ce type d’actes négatifs possède une assez longue histoire qui ne s’arrête pas à l’époque
romaine. On retrouve encore ça dans l’iconographie stalinienne. On a, sous Staline, des
photos qui ont été retouchées pour faire disparaître des personnes devenues
indésirables et cela marquait la disparition physique et ensuite on supprimait leur image.
À la différence des images romaines, à l’époque stalinienne, on oblitère l’image de celui qu’on
fait disparaître mais on oblitère l’oblitération, c’est-à-dire qu’on dissimule l’oblitération.
Dans le tondo, on voyait la place vide de l’empereur. Cela pouvait s’apparenter à une sorte
d’image palimpseste car il reste là par son absence, alors qu’ici l’absence a été
complètement cachée de manière à ne laisser aucune trace de la personne. Voici une photo
officielle qui montre un certain nombre de personnages importants du régime qui sont
venus inspecter des travaux sur le canal de la Volga et il y a la même photo retouchée avec
l’un d’entre eux qui a disparu. C’était le chef de la police du régime soviétique entre 1936
et 1938 et il avait été l’artisan majeur des purges de Staline et il a été, comme pratiquement
tous les dignitaires, a été arrêté et fusillé sous les ordres de Staline, bien qu’il ait toujours
été d’une fidélité absolue envers celui-ci.
Auteur inconnu, photo officielle montrant Voroshilov, Molotov, Staline et Iejov venus
inspecter les travaux sur le canal de la Volga, 1937; bas : la même photo, retouchée et
Iejov a disparu.
Une image comme celle-ci pose une question au spectateur qui souhaite la résoudre et ainsi
mobilise son attention. On a une attestation tout à fait explicite de la compréhension de ce
phénomène d’inversion de l’inversion. On veut inverser les choses en supprimant l’image
mais la suppression elle-même rend involontairement un éclat particulier à ce qu’on a
voulu supprimer
1.2. La représentation du regard
On peut commencer par le fait de représenter des personnages en train de regarder. Il faut
distinguer les occurrences dans lesquelles un personnage regarde ce qu’il fait, regarde pour
faire quelque chose, donc exerce sa faculté d’agir dans une action qui n’est pas
seulement scopique et qui vise un autre but de celui de regarder. Il faut distinguer cela
d’autres occurrences qui mettent en scène le fait même de regarder, étant entendu que c’est
alors le regard qui constitue l’essentiel, le fait de regarder indépendamment d’une autre
action dont le regard ne serait qu’un moyen. Si on prend les choses, d’un point de vue
historique à longue portée, dans l’Egypte pharaonique, il existe une iconographie
particulière liée à la sphère funéraire et qui montre le défunt dans l’au-delà en train de
regarder éternellement le spectacle de la vie retrouvée par-delà la mort. Il regarde le
travail des champs, le bétail, les récoltes, ou encore des spectacles, des musiciens. Le fait
que le défunt est effectivement en train de regarder tout cela, ça n’est pas évident d’après le
code figuratif de l’image égyptienne. Dans cette iconographie particulière, le fait que le
défunt regarde est indiqué de manière explicite par une formule écrite (à cause des
personnages de profil). Conformément au principe fondamental de l’art égyptien, le regard
reste interne à la représentation et dans un plan qui est tout à fait perpendiculaire par
rapport à celui du spectateur qui regarde l’image. Notons qu’il y a tout de même certains
exceptions avec des personnages qui sont parfois vus de face. En d’autres termes, dans l’art
égyptien, il ne se produit jamais aucune interaction visuelle entre le personnage représenté
et le spectateur. Si l’on se penchait sur le sujet, une étude montrerait la rareté du motif du
regard autotélique, c’est-à-dire du regard qui a sa fin en lui-même, du fait de regarder
seulement pour regarder. Ce motif du regard qui a sa fin en lui-même se signale par sa
rareté et tous les cas où le personnage exerce sa capacité visuelle pour effectuer un acte
déterminé devrait être exclu de ce regard autotélique. Un exemple d'une représentation du
regard en situation pratique, mais pas du regard autotélique mais du regard de quelqu’un
qui est en train de faire quelque chose et qui regarde pour mener son action :
Mosaïque d’Alexandre, fin 2e siècle avant notre ère (?), Naples, Musée archéologique
national (Pompéi, Maison du Faune).
C’est une grande mosaïque pompéienne qui représente la bataille d’Issos qui a opposé, en
l’an 333 avant notre ère, l’armée d’Alexandre le Grand à celle du roi de Perse, Darius III.
Cette grande mosaïque dérive d’une peinture d’époque hellénistique perdue dont l’auteur
n’est pas identifié mais la mosaïque, bien que fragmentaire reste en assez bon état pour
qu’on puisse faire un certain nombre d’observations intéressantes. On constate la
présence de plusieurs regards, notamment le regard d’Alexandre et il est en train de
remporter la victoire. Il est dans le feu de l’action, en train de remporter la victoire. On
peut voir une expression physionomique et un regard qui ne marquent aucune émotion
particulière. Le regard est serein et dirigé, de manière un peu floue, vers son ennemi.
Darius présente une expression sensiblement différente. On a aussi le regard d’un soldat
perse qui redouble celui de Darius. Ces regards suivent le mouvement de l’affrontement
des deux armées. Les regards ne sont pas dirigés vers l’extérieur de l’image.
On trouve, dans l’art antique, de nombreux exemples de figures qui font face au spectateur.
Ce n’est pas parce qu’une figure a des yeux et qu’ils sont ouverts et qu’elle nous fait face
qu’on peut en conclure qu’elle nous regarde. Pour le spectateur occidental, au moins
depuis le haut Moyen-Âge, il est naturel de percevoir les choses de cette manière mais cela
ne vaut pas pour les choses plus anciennes. On pourrait considérer que la réaction qui
consiste à penser qu’une figure qui nous fait face avec les yeux ouverts nous regarde est
une constante anthropologique, en se basant sur le fait qu’une personne ou un animal
tourne le regard vers nous, on a l’impression qu’elle nous regarde. Certains
mammifères non-humains réagissent même au fait d’être regardé. On doit voir que ce qui
s’applique à un plan de réalité qui est partagé a priori, la réalité qui se définit par un espace
et un ensemble de paramètres qui sont communs aux deux parties (le regardant et le
regardé) et qui correspond à toutes les situations où l’on se trouve en présence d’un autre
sujet qui évolue dans le même monde que le nôtre, cela ne vaut pas forcément lorsque
chacune des deux parties se situe dans un plan différent. Or, une figure dans une image
ancienne, n’est pas à comprendre comme se situant dans le même monde que le spectateur
ou un équivalent fictif de ce monde. La figure d’une divinité, d’un ancêtre, d’un esprit,…
qui n’appartient pas à notre monde ne se situe pas dans le même plan ontologique que
nous. Il y a un hiatus métaphysique qui sépare le plan attribué à la figure et le notre. Quelle
que soit notre tendance naturelle à croire le contraire, il faut plutôt postuler qu’en fait, la figure
de face yeux ouverts, ne nous regarde pas car elle n’est pas dans le même plan iconique. En
quelques sortes, elle se trouve ailleurs. Elle peut avoir une présence particulière,
intimidante, menaçante, avec des yeux qui ont sur nous un impact émotionnel considérable
mais cela ne veut pas dire qu’elle nous fixe. On ne peut même pas dire qu’elle nous voit. Il
est même problématique de dire qu’une telle figure regarde quoi que ce soit, si par ce
terme on veut dire qu’elle dirige son regard et son attention visuelle vers quelque chose ou
vers quelqu’un. Il faut considérer qu’une figure d’une divinité ou d’un héros en contact
avec les lieux, « voit » si elle a les yeux ouverts mais cela ne veut pas dire qu’elle regarde
quoi que ce soit ou qui que ce soit en particulier.
Voici un chapiteau hathorique avec le visage de la déesse Hathor et qui « fait face » au
spectateur même si le chapiteau devait se trouver en haut d’une colonne et non à notre
hauteur. On ne peut pas pour autant en conclure qu’elle nous regarde même si on se sent
peut-être spontanément regardé par elle mais on ne peut pas en déduire cette interprétation.
Il s’agit d’une déesse, elle vit dans un autre plan de réalité que le nôtre.
Gorgone du fronton du temple d’Athéna, Syracuse, fin 7e siècle avant notre ère. Syracuse.
Musée archéologique régional (Tefnin, p. 72).
Idem pour cette représentation de la Gorgone. Elle nous fait face et a les yeux ouverts mais
nous ne sommes pas autorisés à considérer qu’elle nous regarde. On pourrait reprendre des
textes antiques sur la Gorgone pour voir comment c’est formulé. Elle a le pouvoir de
changer ceux qui la regardent en pierre mais elle n’a pas besoin de regarder elle-même.
C’est une force surnaturelle qui émane de ses yeux. Le pouvoir pétrificateur n’est pas lié à
un acte scopique quelconque.
1.1.1. Les portraits du Fayoum
Cela remplaçait les masques sculptés en usage aux époques plus anciennes. Outre que ces
portraits du Fayoum constituent, à quelques exceptions, le seul vestige de la peinture sur
bois. Ils ont été considérés comme les premiers portraits au sens strict du terme de toute
l’histoire de l’art (représentation de personnes individuelles saisies dans leur individualité
physionomique). Tefnin relève aussi qu’il s’agit, dans l’histoire de l’art, des premières
images de figures qui regardent hors de l’espace fictif de la représentation et dans la
direction du spectateur. Tefnin nuance en disant que certains de ces portraits donnent
l’impression de nous regarder nous mais la plupart portent leur regard, certes dans notre
direction, mais pas dans nos yeux. Ils semblent regarder comme à travers nous et porter
leur regard au-delà de notre personne bien que dans notre direction. Certains semblent
regarder légèrement de côté. On a une sensibilité extraordinairement aiguë aux
mouvements des yeux et on sent tout de suite si une personne nous regarde. Dans le cas de
ces portraits, on a cette impression d’un regard qui nous frôle légèrement sur le côté ou qui
nous traverse, plus que chercher notre regard en réponse au sien.
Portrait d’un jeune garçon nommé « Eutychès », 2e siècle, New York, Metropolitan
Museum of Art.
Il semble avoir les yeux un peu perdus. C’est le cas de façon générale, même si certains de
ces portraits sont plus accueillants par rapport à notre tendance à nous sentir regardés.
Tefnin.
1.1.1. Modalités du regard dans un d’optique médiéval
Il y a donc des rapports avec la figuration du Christ dans l’art chrétien. On va mettre en
exergue le fait que, plus que d’être vraiment regardé personnellement par l’image, on parle
d’un regard qui nous interpelle mais nous traverse et on n’est pas le terme ultime du regard
jeté par les défunts qui n’appartiennent déjà plus au même plan de réalité que le nôtre.
Cours 3 – 11/10/2023
Jacob Jordaens, Sainte famille avec sainte Elisabeth et saint Jean-Baptiste, c. 1615, Musées
Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles (cat. Exp. Jacob Jordaens, Musée des Beaux-Arts
d’Anvers, 1993).
Ces erreurs ont été commises par les auteurs du catalogue de l’exposition consacrée à
Jordaens, tenue à Anvers en 1993. C’était une grande exposition dont le catalogue était
richement illustré. Ces deux erreurs sont assez grossières. Il y a tout d’abord la plante
grimpante visible à l’arrière-plan. Les auteurs disent qu’il s’agit de lierre qui symboliserait
l’attachement au Christ car le lierre est une plante grimpante et, d’autre part, parce que le lierre
est une plante dont les feuilles ne tombent pas et qui restent toujours vertes. Le problème est
que, d’une part, on voit très nettement que ces feuilles se recroquevillent et qu’elles ont des
lobes qui sont découpées. Ce sont des feuilles tri-coupées et le bord des lobes n’est pas
rectiligne. D’autre part, on remarque la présence de vrilles végétales que le lierre ne
possède absolument pas. La plante qui présente ces caractéristiques est la vigne et non pas
le lierre. Du point de vue de la lecture du motif de premier degré, la correction est facile à
faire. Il s’agit d’une question de botanique élémentaire. Il y a également la symbolique qui
entre en compte. En bas à droite sur le pilier, on a remarqué la corbeille de raisins et ce
motif est symbolique et constitue un renvoi tout à fait clair à l’eucharistie en vertu d’un
code allégorique qui s’est mis en place très tôt au début de l’ère chrétienne, en conformité
avec le texte des Évangiles : « Buvez car ceci est mon sang », transformation du vin en
sang du Christ au cours du rituel de la messe. La symbolique eucharistique a tout à fait sa
place dans un tableau qui représente le Christ. La vigne peut constituer un écho figuratif
donc la signification symbolique est assurément pertinente et aussi plus centrale, plus
importante et plus en rapport avec le sujet que celle du lierre. De fait, le symbolisme de la
vigne, qui du point de vue symbolique remonte à l’art paléo-chrétien, se rencontre très
souvent dans la littérature et dans l’iconographie chrétienne et ce symbolisme encadre
toute la scène par l’arrière, par l’avant, à gauche et tout à droite. Nous sommes pris en étau
dans cette symbolique eucharistique. Cette interprétation est tout à fait cohérente par
rapport à l’analyse globale que nous avons proposée. Même si on peut considérer que
Jordaens a pris des libertés avec la botanique, la symbolique de la vigne s’imposerait car
elle cadre beaucoup mieux avec le contenu de l’image dans son ensemble.
Le second motif qui appelle un raisonnement identique et une correction de ce que
disent les auteurs du catalogue d’Anvers, c’est l’oiseau qu’on discerne à peine. Il s’agirait
d’un chardonneret, selon le catalogue d’Anvers. On rappelle dans la notice qu’un tel
oiseau, nommé ainsi car il se nourrit de graines de chardon, est un symbole du sacrifice du
Christ par le lien avec la couronne d’épines. On aurait ici un sois-disant chardonneret qui
constituerait un symbole anticipatif du sacrifice du Christ. D’un certain point de vue, cela
n’est pas complètement absurde car souvent, dans les représentations de la Vierge à
l’enfant ou des saintes familles, comme La Fuite en Égypte, on a des motifs qui font
allusion à la Passion à venir du Christ et il est vrai aussi que le chardonneret joue parfois le
rôle d’une telle allusion. Dans le cas présent, on peut dire que l’interprétation ne fonctionne
pas du tout et on ne voit pas du tout assez l’oiseau pour reconnaître l’espèce dont il s’agit.
De ce point de vue, l’hypothèse s’avère gratuite au minimum. En outre, il se trouve que le
chardonneret est un oiseau facile à reconnaître et à caractériser : il suffit de mettre une
tache rouge sur la tête, une espèce de « z » jaune vif sur les ailes et un plumage brun et
blanc. Ce que l’on voit de l’oiseau n’incite pas à penser qu’il s’agit d’un
chardonneret. Le plumage laisse juste apercevoir une légère nuance bleutée. On a un
autre tableau de Jordaens que voici où on retrouve le motif de la cage mais ici, à la
différence de l’exemple précédent, la cage a été ouverte et l’oiseau s’envole vers le Christ
qui tend la main vers lui et il s’apprête à se poser sur le doigt de l’enfant. On retrouve saint
Jean-Baptiste avec sa peau de chameau qu’il a sur lui cette fois-ci. Les auteurs du
catalogue veulent voir ici aussi un chardonneret mais cela est impossible.
Jacob Jordaens, La Vierge à l’enfant avec saint Jean-Baptiste et ses parents (Raleigh,
North Carolina Museum of Art), c. 1616- cf. cat. Anvers
1993.
Dans la peinture italienne, le chardonneret est un motif courant, comme nous pouvons le
voir dans le tableau ci-dessous.
Revenons au motif du chat et à sa position dans le champ et dans l’espace de l’image. C’est
le motif qui est situé le plus bas, le chat est encore plus bas que saint Jean-Baptiste et c’est
celui qui est situé le plus en avant, vers le spectateur donc le plus proche spatialement
parlant du spectateur. Il est un cran plus proche de nous que saint Jean-Baptiste car ce
dernier est à peu près à hauteur du pilier et le chat est devant le pilier. On peut dire que le
motif est le plus proche de la limite esthétique, c’est-à-dire l’espèce de plan invisible qui
sépare l’espace du monde réel où se trouve le spectateur et l’espace fictif qui se trouve
dans l’image. Il y a différentes manières de considérer l’endroit exact où se trouve cette
limite. On peut dire par exemple que la limite se trouve juste contre le chat. C’est le motif qui
se trouve le plus près de cette limite esthétique. Il est d’ailleurs coupé par le cadre de l’image
et, mieux encore, il se trouve séparé de l’espace qu’occupent les personnages saints par ce
fameux pilier sur lequel reposait la cage avant qu’elle ne soit précipitée par terre. Ce pilier
dont on ne voit qu’une partie, on peut considérer qu’il fait, d’une certaine façon, partie du
cadre de la représentation. Si on suit ce raisonnement, alors le chat fait partie de notre
espace à nous, il sort de l’espace fictif d’une certaine manière et donc on a la face
antérieure de ce pilastre qui fait un petit pan de mur apparenté au cadre et qui rejette alors
le chat fictivement dans notre espace à nous. Il est fictivement dans notre espace réel, le
chat est fictivement non-fictif. Par sa position, il nous sépare de ces figures divines qui
composent la sainte famille. On a en tout cas un élément architectural qui marque la limite.
C’est la fonction fondamentale de ce pilier. Il sert à marquer une frontière et ainsi à opérer
une espèce de régulation de la projection spectatorielle. Cela signifie qu’on a une image
qui est formulée dans un langage illusionniste avec un espace qui est de même nature que
l’espace réel. Il y a une espèce de continuité spatiale contrairement au fond d’or. Cet
espace qui est immédiatement ouvert comme une fenêtre ou comme une porte qui nous
donne accès à la scène, invite le spectateur à se joindre immédiatement à la sainte famille,
à entrer dans le monde où elle se trouve et à les rejoindre. Par projection imaginaire, nous y
sommes accueillis par le Christ tout comme saint Jean-Baptiste est accueilli par le Christ et
saint Jean-Baptiste nous tourne le dos et dès lors, il occupe une position similaire à celle
du spectateur qui fait face au tableau. On peut être tenté de se projeter à la place de
spectateur comme le saint accueilli par le Christ. Ce dernier accueille Jean-Baptiste et, par
voie de conséquence, accueille aussi le spectateur. On est accueilli par dieu et les choses ne
sauraient être plus favorables, notamment avec ce relai spectatoriel que constitue la figure
du saint qui occupe la même position que nous. On a la différence d’éléments qui
favorisent, stimulent la projection du spectateur à l’intérieur de la scène. Pour un fidèle qui
regarde le tableau, quoi de plus désirable que d’entrer dans le monde de la fidélité, quoi de
plus désirable que d’être accueilli par le sauveur. En même temps, bien qu’il y ait cette
aspiration, il y a ce motif qui marque la limite et qui tend à faire comprendre que ça n’est
pas aussi simple que cela. Il y a un seuil à franchir. Non seulement il y a cet élément, cette
espèce de borne-frontière qui sépare le monde représenté du monde extra-iconique du
monde réel, mais en plus, à l’endroit de cette frontière, il y a cette figure maléfique du chat
qui vaque à ses occupations et qui fait chuter l’âme et qui s’oppose victorieusement au
sauveur qui est là pour racheter les âmes. C’est en cela que ce motif est un régulateur de
projection spectatorielle car d’un côté, nous sommes aspirés et encouragés à nous dire que
tout va bien et on entre dans l’image mais de l’autre, on a ce motif qui va exactement dans
le sens contraire et qui nous dit que nous ne sommes que des pêcheurs prisonniers de nos
appétits corporels et les victimes désignées du malin. On peut dire que la figure du chat
articule deux espaces d’un point de vue métaphysique. Il y a deux plans qui sont
métaphysiquement distincts avec le plan de l’ici bas où le diable menace sans arrêt, guette
les âmes de chacun et on a un plan plus dans la profondeur qui est celui où le diable cesse
ses activités et ne règne plus. On peut dire ici qu’on a la représentation d’un espace qui est
le nôtre et qu’il va s’agir de franchir. Il y a une articulation qui met le spectateur devant un
défi, une épreuve et il faudra franchir une frontière, une limite. L’espace de l’image dans
son ensemble constitue une sorte de métaphore de l’articulation métaphysique entre les
deux plans de réalité : le monde humain (ici bas) et le monde divin (au-delà). La séparation
n’est pas complète, surtout le côté droit où il y a une ouverture. On n’est pas découragés, ni
rejetés définitivement dans l’ici bas mais on n’est pas non plus automatiquement avec dieu
sans autre difficulté. Il y a cette barrière à franchir. Enfin, on peut dire qu’en accentuant la
séparation de l’espace interne et de l’espace externe, la présence du pilier et du chat tend
également à situer la scène principale sur un plan second. Un peu comme si tout le groupe
des personnages et l’espace que ceux-ci occupent constituaient une image dans l’image,
une image de second degré. Ici, c’est assez discret car si on avait que cet exemple-ci, ce
que nous venons de dire serait forcé et arbitraire mais on a un espace figuratif qui
fonctionne en se scindant lui-même en partie, en se divisant en deux. Ce qui lui permet de
venir s’accrocher d’une part à l’espace réel avec ce chat en quasi-trompe-l’oeil et de
l’autre, d’ouvrir sur un espace interne, celui de la transcendance divine tout en ménageant
une espèce de figuration métaphysiquement hiérarchisée entre les deux espaces. Ce qui est
très important est aussi qu’il y a donc le motif du chat mais sa position est très importante.
La situation dans le champs et dans l’espace de la représentation, la position topologique
du chat a un sens elle- même. Il a trait à cette limite esthétique et à son interprétation en
termes esthétiques. C’est aussi la raison pour laquelle le chat a une valeur symbolique qui
dépasse le rejet un peu facile de l’allégorie pieuse. Le chat, c’est le diable mais c’est
beaucoup plus que ça et c’est aussi une articulation, une espèce de charnière entre ces deux
espaces.
3. Le dédoublement méta-iconique
Cette idée de scission de la représentation est une chose qui est au cœur de
l’ouvrage de Stoichita et il montre que, de façon très diversifiée mais quasiment
systématique, la peinture des 16e et 17e siècles met en application ce principe de scission,
de dédoublement méta-iconique ou méta-pictural de la représentation. Nous allons en voir
toute une série d’exemples et on va constater qu’il y a différentes manières de faire
fonctionner ce principe qui entretient naturellement des relations extrêmement étroites
avec la rhétorique du cadre et avec la thématisation du regard, les deux étant
indissociables. Jordaens lui-même l’a mis en oeuvre à maintes reprises, notamment dans
cette sainte famille de Raleigh en Caroline du Nord.
On a ici aussi un côté gauche qui est ouvert et du côté droit, un élément qui marque la
frontière : c’est le bord et l’accoudoir du siège en osier sur lequel la Vierge est assise. Le
siège redouble le cadre et constitue un deuxième cadre. Si ceci est une sorte de cadre, alors
ce qui se trouve derrière est une image d’image. Ça n’est explicite que du côté droit car on
n’a pas tout ça du côté gauche et ce n’est valide que si on a l’idée d’associer cette zone du
fauteuil en osier au cadre du tableau. Cela fait ici comme un deuxième cadre et comme ce
cadre est lui-même représenté, ce qui est derrière est une représentation de représentation.
C’est suggéré et de manière conditionnelle car personne n’est obligé de concevoir ce bord
du fauteuil comme un deuxième cadre. En tout cas, c’est un évènement qui marque la
limite et on est dans une figuration plus optimiste. Cet optimiste est discrètement tempéré
par cet élément séparateur qui rappelle qu’il y a une limite. Il est tout à fait essentiel de situer
ce genre d’exemples à l’intérieur d’un corpus, sans quoi il serait impossible de valider cette
lecture méta-iconique. Si on avait pas en tête plusieurs séries d’images dans lesquelles la
rhétorique méta-iconique fonctionne de manière beaucoup plus claire et beaucoup plus
complètes qu’ici, alors la lecture serait forcée. On peut dire que cet exemple-ci et le
précédent, actionnent cette rhétorique méta-iconique sur le mode de l’ellipse. C’est une
façon de dire quelque chose en raccourci, en supprimant certains des termes qui sont
nécessaires pour comprendre l’idée. On met un certain nombre de choses entre
parenthèses. La formulation du principe méta-iconique est elliptique car elle se borne au
côté droit de l’image.
Il y a des exemples ou c’est moins elliptique ou dans lesquels ça ne l’est pas du tout et où
on a tous les termes.
Jacob Jordaens, Suzanne et les vieillards, 1653, Copenhague, Statens Museum for Kunst.
L’histoire est celle de Suzanne qui est une chaste jeune femme qui prend son bain et elle
est épiée par deux vieillards lubriques qui vont, parce qu’elle s’est refusée à leurs avances,
l’accuser d’avoir péché et ils vont être condamnés pour ce faux témoignage et cette fausse
accusation. On a une réthorique méta-picturale qui fonctionne à plein régime. On voit la
baignoire qui est située parallèlement à l’axe de l’image et qui est bordée par une tablette
sur laquelle sont posés un certain nombre d’objets, de parures et de bijoux luxueux, un
vase, un flacon à parfum, une soucoupe en cuivre et ce petit chien qui aboie. On a un
élément qui, de manière très claire et très explicite redouble le cadre dans la partie
inférieure et se présente comme une extension fictive du cadre. Il faut imaginer un cadre
autour car le cadre dans les peintures de cette époque était un organe fondamental. Sur ce
prolongement du cadre, sont placés un certain nombre d’objets qui renvoient au quotidien,
au matériel et au tangible. Ce sont des objets sur lesquels, en imagination, on peut mettre la
main et on a presque l’impression qu’on pourrait attraper ce collier ou ce vase. Les
éléments en trompe-l’oeil qui accrochent la conscience matérielle, quotidienne, tactile et
fréquemment, les peintres classiques situent ainsi tout près du bord des objets du quotidien,
des objets matériels, des ustensiles qui, par nature et par leur localisation et leur situation
topologique, appartiennent aussi bien à l’espace de la vie réelle qu’au monde de la
représentation fictionnelle. C’est une manière à la fois de signaler cette zone frontière et
d’offrir au spectateur une espèce de seuil pour faciliter ou freiner sa projection à l’intérieur
de la représentation. Du même coup, ce redoublement du cadre via le motif de la tablette et
des objets qui se trouvent dessus, tend à montrer la scène principale comme une image
dans l’image. On a ici l’élément de redoublement du cadre dans la partie inférieure mais
également sur le côté droit avec ce mur et on a aussi, voire surtout, un autre élément qui
convoque cette idée de dédoublement de la représentation dans le motif de la fenêtre qui
est approximativement de même proportion que le tableau dans son ensemble et qui est le
cadre à travers lequel s’exerce le regard des deux voyeurs. Ce cadre est censé marquer une
limite et cette limite est transgressée et franchie sans vergogne par ces deux vieux
lubriques qui épient Suzanne qui vient de se rendre compte de leur présence, bien qu’elle
ne puisse pas les voir et elle est avertie par les aboiements du chien qui les a vus et le
regard de ces hommes est fortement caractérisé d’un point de vue moral. D’abord par la
représentation caricaturale de leur physionomie et aussi et surtout par la gestuelle des
mains. Le regard du voyeur est celui qui va toucher et ils vont mettre leurs grosses pattes
sur le corps de Suzanne et leur regard fonctionne de cette manière-là. C’est le regard qui se
repaît de ce qu’on n’est pas censé voir et il va toucher et violer l’intimité avant même
qu’un contact physique ait pu avoir lieu. Il y a un phénomène extrêmement intéressant qui
est tout à fait en lien avec cette problématique du dédoublement méta-pictural et qui est
formulé deux fois ici : une première fois via l’encadrement dans la partie basse et sur le
côté droit et une deuxième fois à l’arrière à travers la fenêtre qui se présente comme une
sorte de champ pictural qu’on aurait traversé pour aller mettra la main sur Suzanne. Le
détail extrêmement intéressant, c’est la position de l’avant-bras, du coude du vieillard.
Jordaens se livre à une sorte de manœuvre rhétorique très osée qui consiste à produire une
contradiction spatiale qui est symboliquement significative car on voit le mur qui constitue
un redoublement du cadre sur le côté droit et qu’on associe spontanément au premier plan
de la représentation mais en même temps le coude s’appuie dessus comme si on avait une
espèce de nœud dans l’espace et c’est pertinent d’un point de vue symbolique car cela fait
du spectateur du tableau, potentiellement un autre voyeur car on la voie nue et on entre
dans son intimité. On a deux alter ego du spectateur, en tout cas du spectateur masculin.
Dans le jeu identificatoire, cela vaut pour le spectateur masculin. On pourrait s’intéresser à
la dynamique identification d’une spectatrice mais cela serait différent. Le regard voyeur
est bien un regard au masculin et le spectateur du tableau se retrouve ipso facto dans la
position de ce duo de voyeurs et il entre non par l’arrière mais par l’avant. La dynamique
est ici aussi intimement liée au dédoublement méta-iconique de la représentation, comme
dans la Sainte famille de Jordaens. Stoichita utilise le terme de méta-peinture qui a été
retenu à la traduction française du livre et l’expression en constitue même le sous-titre. On
peut avoir un intérêt à différencier ce qui relève du méta-iconique et du méta-pictural
comme nous l’avions déjà dit. Ici, on est plus dans le méta- iconique car c’est l’image
comme telle qui est en cause et pas spécifiquement l’image peinte. L’objet du livre est bien
de montrer que le tableau, comme catégorie d’image bien spécifique caractéristique de la
modernité est indissociable d’une auto-thématisation de la peinture et de l’image. Ceci peut
donc s’opérer de différentes manières et implique des enjeux symboliques variés tous très
importants et très fondamentaux. Limitons nous à ce qui a trait à ces effets de
dédoublement de la représentation mais cela ne constitue qu'un aspect dans la
problématique méta-picturale dans l’ouvrage de l’auteur
Rembrandt van Rijn, Le bon Samaritain, 1633, eau-forte et burin, collection William
Cuendet.
Voici une gravure qui représente le bon samaritain. C’est le samaritain qui a secouru un
blessé et il paie le tenancier pour qu’il s’occupe de lui. Nous avons au premier plan, un
anti- spectateur. C’est le contre-modèle spectatoriel absolu en la personne de ce chien qui
défèque sans honte et le dos tourné à la scène. Il est complètement en dehors et n’a aucune
conscience de la portée éthique et religieuse de l’évènement. Il est totalement un corps en
train d’accomplir ses fonctions organiques et il regarde d’ailleurs dans la mauvaise
direction. Il est à l’opposé de ce qu’il faut voir alors que nous avons un autre personnage
qui regarde la scène. C’est un bel exemple de relai spectatoriel. Il est d’ailleurs généralement
situé du côté gauche car c’est l’entrée du seuil de lecture qui va de la gauche vers la droite.
Ici, l’image est vue par quelqu’un et à travers l’encadrement d’une fenêtre et il y a
dédoublement méta-iconique par le fait même avec la présence de ce contre-modèle
spectatoriel absolu.
Rembrandt van Rijn, Sainte Famille, 1644 (eau- forte), Vevey, Musée Jenisch.
On a une autre gravure sur le thème de la sainte famille et ce qui est intéressant, c’est que
saint Joseph est une nouvelle fois figuré en qualité de spectateur et en spectateur séparé de
la scène par une fenêtre qui en l’occurence est une fenêtre fermée. Il regarde la scène à
travers l’encadrement d’une fenêtre. On a aussi un motif de crypto-auréole, d’auréole
cachée qui appartient à la fenêtre. On a un rayon de lumière et on ne sait pas s’il s’agit
d’une lumière naturelle. On a là quelque chose qui, structurellement, est un peu similaire à
la Suzanne de Jordaens car la scène est vue de l’arrière. Joseph est l’alter ego du spectateur.
Francesco Salviati, Visitation, 1538, Rome, Oratorio di San Giovanni Decollato (Marcia
Hall, Colour and Meaning).
À présent, nous sommes dans l’Italie de la première moitié du 16e siècle. L’œuvre
représente une Visitation. L’auteur était un condisciple et un ami de Giorgio Vasari,
l’auteur des Vies qui mentionne d’ailleurs cette œuvre comme l’une de ses plus
remarquables. Il ne parle toutefois pas du détail qui nous intéresse le plus et qui se trouve
en bas à gauche, à savoir ses deux personnages masculins vêtus de vêtements modernes
foncés et qui regardent la scène depuis une volée d’escaliers en contre-bas et l’un des deux
qui désigne la scène du doigt et qui exerce une fonction qui avait été nommée la fonction
d’admoniteur, c’est-à-dire celui qui montre. On a un relai spectatoriel qui ne regarde pas la
scène mais qui vient de la voir et il se tourne vers son compagnon pour lui montrer. Il se
situe du côté gauche et les deux ne sont pas sur le même plan que la scène principale car ils
sont en contre-bas. Ce personnage qui tend le doigt vers la scène pourrait d’ailleurs être un
auto-portrait car il ressemble assez bien et il est compatible avec le portrait de Salviati dans
les Vies de Vasari. On voit ici que le rebord de l’escalier et ces deux figurent constituent un
dispositif méta-iconique très puissant qui provoque une dissociation partielle des deux
niveaux de réalité : celui où se trouvent les deux personnages en habit modernes et donc
contemporains du spectateur originel et le plan de ces figures vêtues à l’antique de la scène
de la Visitation. Il y a une séparation très marquée entre les deux mais elle n’est pas
infranchissable car on peut imaginer que les deux personnages gravissent les âmes et
entrent dans la scène mais il y a tout de même une séparation bien marquée. D’autant plus
qu’il regarde la scène et la désigne donc la scène acquiert la fonction de spectacle, d’une
chose déjà vue de l’intérieur même de la représentation. Il y a aussi une figure à
l’intérieur de la scène principale qui montre elle aussi. On a une admonitrice qui est, en
quelque sorte, l’homologue de l’admoniteur du dessous mais elle se trouve dans le monde
où se situe la scène de la Visitation. On a deux gestes de monstration par le doigt : l’une
interne à la scène principale et l’autre externe à celle-ci. Enfin, signalons que nous avons
une distorsion de perspective très marquée. Évidemment, ces peintres sont compétents en
matière de perspective donc s’il y a une anomalie, elle n’est pas à interpréter comme une
faute ou une erreur mais un geste artistique intentionnel. On a là un linteau qui porte la date
et qui est manifestement parallèle au plan du tableau dont on peut dire qu’il redouble le
cadre ou en tout cas de la fresque qui constitue une sorte d’encadrement de l’image,
encadrement que l’on retrouve à gauche et à droite avec deux piliers qui soutiennent ce
linteau et toute la scène est encadrée mais on voit que le pilier qui se trouve à droite arrive
à un niveau qui est contigu à la limite esthétique alors que celui qui se trouve à gauche ne
descend que jusqu’ici car en dessous il y a l’escalier. On a donc un pilier proche de nous,
un plus loin de nous mais les deux sont reliés par un linteau qui est censé être parallèle au
plan du tableau. C’est une impossibilité en termes de perspective. C’est presque du Escher
avant la lettre. C’est une façon qu’a le peintre de manifester la fictionnalité de la scène
principale et ça va dans le sens de ce dédoublement avec les spectateurs qui sont des
contemporains de l’artiste et non pas de la Vierge et de sainte Elisabeth. Voilà donc un
autre exemple de dédoublement méta-iconique. En résumé, dans ces quelques exemples, de
même que chez Jordaens, on peut dire que l’effet méta-iconique relevait de la suggestion.
C’est quelque chose qui était suggéré aux spectateur et qui ne concernait qu’une partie ou
qu’un aspect de l’image. Le peintre nous incitait implicitement à lire le tableau comme
l’image d’une image sans pour autant nous y obliger. Ici, c’est un peu limite car nous
sommes obligés sinon il y a impossibilité spatiale. Dans les autres cas, c’est une
suggestion, une invitation. Rien n’interdisait de lire Suzanne et les vieillards et la Sainte
famille de Jordaens comme des représentations de premier degré. Il n’y a pas
d’impossibilité logique de lire la scène au premier degré alors qu’ici oui, en terme de
logique spatiale. Par ailleurs, il y a un élément dont il faut toujours tenir compte et c’est qu’il
faut toujours admettre que toute image mimétique peut toujours être lue comme une
représentation de deuxième degré. C’est là une possibilité qui est inhérente à l’image
figurative en général et qui vient du fait que, rien a priori, ne distingue une image de sa
propre représentation. Toute image mimétique peut toujours être vue comme image d’elle-
même. Il n’y a jamais d’impossibilité structurelle de voir les choses de cette manière,
même lorsqu’on a pas d’indicateur de méta- iconicité comme c’est le cas ici et dans les
exemples que nous venons de voir.
Paul Bril, Paysage côtier dans la nuit, ca. 1590, Rome, Musée Borghese (Fiamminghi a
Roma).
Même une image comme celle ci-dessus, où il n’y a aucun déclencheur méta-iconique à
proprement parler, peut être vue comme l’image d’elle-même comme cela serait le cas si
on faisait une copie de ce tableau. Rien ne distingue ce tableau de sa propre copie. Rien
n’empêche de lire ceci comme était la représentation du tableau de Paul Bril. C’est une
possibilité logique qui n’est généralement pas activée s’il n’y a pas de raison de le faire. La
lecture la plus naturelle est la lecture de premier degré. Logiquement, la possibilité existe
en arrière-plan et il suffit de peu de choses pour opérer un basculement de la lecture du
premier au deuxième degré. Quand on dit qu’il n’y a pas de déclencheur méta-iconique, ça
n’est pas totalement vrai car il y a une partie à contre-jour, l’arbre qui redouble le cadre,
même si c’est beaucoup moins homologique que la tablette dans le tableau de Jordaens. On
a tout de même un élément d’encadrement ici. On a une très légère invitation à voir l'image
comme l’image d’une image à travers l’idée de cadre qui est suggérée faiblement ici mais
la suggestion n’est pas complètement absente. Si on a alors des déclencheurs méta-
iconiques beaucoup plus puissants comme dans les exemples qu’on a montré avant et
comme des exemples que nous verrons dans la suite du cours où le spectateur n’a pas la
liberté de voir l’image autrement que comme l’image d’elle-même, on peut tranquillement
se fier à notre réflexe naturel qui consiste à voir l’image au premier degré et comme
représentation d’une scène fictive. Fictivement, on peut tout de même lire l’image au
premier degré et donc comme représentation d’autre chose qu’elle-même mais
logiquement, la possibilité existe toujours. On peut parler de scisiparité de l’image, la
possibilité qu’a l’image de se couper elle-même en deux.
Cours 4 - 18/10/2023
Ce que voit le spectateur est l’image d’une image, davantage que une image de premier
degré. Au fond, cela dépend, à la base, d’un principe implicite qui a trait à la logique
inhérente de l’image figurative et qui veut que, en théorie, toute représentation mimétique
peut toujours être considérée comme représentation d’elle-même. C’est un principe
purement théorique et non un principe raisonnable qui serait celui qui consiste à prendre
l’image au premier degré, comme la représentation d’un paysage. Ça serait tiré par les
cheveux et contre-intuitif de penser que nous avons l’image du tableau que nous voyons,
bien que en droit, cela puisse être le cas. Ça serait tiré par les cheveux, si toutefois on
n’avait pas, de manière générale, une tendance très affirmée dans la peinture des Temps
Modernes, à introduire des éléments qui vont justement suggérer qu’en fait on a affaire à la
représentation d’une représentation. Ces moyens peuvent être de l’ordre de la simple
suggestion mais dans certains cas, ils peuvent être totalement contraignants. Parfois, on
constate qu’on ne peut pas lire l’image autrement que comme l’image d’elle-même. Ici, les
éléments sont très discrets et c’est une suggestion très ténue. Cela tient au fait qu’on a un
élément sur le côté droit qui redouble l’encadrement et qui fait cadre dans le cadre. C’est
métaphoriquement une suggestion discrète qui n’est aucunement contraignante. Si par
contre, les éléments qui viennent renforcer la potentialité du second degré sont d’une autre
nature, alors ils peuvent être contraignants et ce qui n’était qu’une possibilité logique
devient un impératif et une lecture incontournable.
Hans Holbein le Jeune, Portrait de Georg Gizse, 1532, Berlin, Gemäldegalerie.
C’est le cas dans le portrait ci-dessus. L’homme sur la peinture était un marchand établi à
Londres pour développer ses affaires là-bas. On a des lettres accrochées derrière lui et qui
portent son adresse. Celle qu’il tient dans la main lui est adressée à Londres par un
inconnu. Il est habillé comme un riche marchand et on voit sur le tapis turque qui recouvre
la table, objet exotique de grand luxe très recherché et objet détourné de sa fonction initiale,
une série d’objets : du matériel d’écriture, un gros livre, un coupe-papier, une boîte avec des
pièces de monnaie, une petite horloge, une paire de ciseaux et un vase avec un petit
bouquet d’œillets. On a, écrite à hauteur de la cloison du fond à gauche, la devise, écrite en
latin, de Georg qui signifie « il n’y a pas de joie sans peine » et c’est sa devise personnelle.
Il y a aussi un cartellino, petit bout de papier ou de carton fixé avec deux points de cire
avec l’inscription en latin qui indique qu’il s’agit du portrait de Georg à l’âge de 34 ans et
que son visage est vraiment comme nous voyons, ainsi que ses joues. C’est ce que signifie
le texte écrit sur le petit cartel. Or, la position de celui-ci fait nécessairement de tout le
portrait, l’image d’une image et nous ne pouvons lire les choses autrement. Cela tient au
tout petit détail qui est qu’on voit que le coin du cartel passe devant la couverture du livre
qui est posée sur la tablette. Or, le livre a une certaine profondeur et nous voyons que le
cartel a un coin qui passe devant la face antérieur de ce livre et cela est impossible selon
une logique de l’espace à trois dimensions et c’est impossible si on considère que le cartel
est fixé sur la paroi en bois. La seule lecture cohérente est qu’il est posé sur le tableau lui-
même et non sur la paroi donc celui-ci passe en position de second degré et toute l’image
n’est que l’image de l’image de ce qu’elle représente. Ce qu’on a c’est la représentation du
portrait peint de Georg et le cartel est le seul élément lisible au premier degré. Il y a, à
cause de cette superposition, dédoublement obligé de la représentation dont on doit
considérer qu’elle est représentation d’elle-même. On avait parlé de la scisiparité de la
représentation, qui est une sorte de possibilité théorique omniprésente mais généralement
pas activée de manière obligatoire, l’est bel et bien ici. Ici, il y a une scission entre ce que
l’image paraît représenter et ce qu’elle représente réellement, c’est-à-dire elle-même. Les
cartellini apparaissent aussi sur des portraits de Holbein mais, hormis celui-ci, ils laissent
la possibilité de deux lectures : soit comme posés sur des objets ou sur le fond, soit sur
l’image elle-même, sans qu’il soit impératif de considérer qu’ils se trouvent sur l’image et
non dans l’image. Dans ce cas, le dédoublement de la représentation n’est que potentiel et
toujours réversible car on pourrait toujours revenir au premier degré. Ici, on ne peut pas
revenir au premier degré pour l’ensemble du portrait, exception faite du cartellino. Ce qui
est important ici, c’est la contrainte spatiale qui rend la lecture incompatible avec un
premier degré. En vertu du principe de scisiparité de la représentation mimétique, on
pourrait imaginer, d’une manière tirée par les cheveux, que le cartellino est une
représentation de lui-même (on passerait donc au troisième degré) mais rien ne nous y
oblige et on peut le prendre au premier degré. Chez d’autres peintres, on a des
dispositifs comparables mais pas aussi radicaux que dans le tableau précédent.
Frans Rijckhals (1600-1647), Nature morte, Dunkerke, Musée des Beaux-Arts (Les
Vanités dans la peinture au 17e siècle).
On va voir un tableau de la première moitié du 17e siècle qui représente une nature morte
avec quelques allusions à l’idée de vanité, et même des motifs typiques de la vanité (le
savon et la paille pour faire des bulles, le coquillage vide et les deux coupes renversées,
l’instrument de musique). On a aussi des éléments en trompe-l’œil avec le fatras de papiers
qui semblent importants à cause des sceaux très grands. C’est d’ailleurs aussi typique
des vanités. On a encore un cartellino ici qui porte la citation latine « Vanitas vanitatum
(…) » qui vient de l’Ancien Testament (Vanité des vanités, tout est vanité) et on a ce cartel
posé d’une manière très bizarre qui convoque également l’idée d’un dédoublement et d’un
passage au second degré de l’ensemble de la représentation et qui n’est pas tout à fait aussi
contraignant que dans l’exemple précédent mais presque, car il n’est pas vraiment pensable
que quelqu’un ait eu l’idée de coller le cartel sur le tapis qui recouvre la table et ça n’aurait
pas de sens du point de vue d’une logique des objets. Du point de vue d’une logique
spatiale, ça ne serait pas incompatible avec la structure du monde physique. Il n’y a pas
d’impossibilité spatiale. Par contre, il y a une invraisemblance majeure qui est que le
cartel n’aurait rien à faire à cet endroit là. Les peintres évitent le plus souvent de
pousser à l’extrême l’activation du principe méta-iconique et le cas de Georg est
assez exceptionnel car, la plupart du temps, ça n’est pas du tout contraignant ou beaucoup
moins.
Diego Velasquez, Le Christ chez Marthe et Marie, 1618, Londres, National Gallery.
Voyons une autre façon de produire une suggestion méta-iconique non contraignante. Ici,
c’est une œuvre de Velasquez et on voit que le peintre a relégué la scène principale, à
savoir Jésus chez Marthe et Marie, dans un coin puisqu’on la découvre dans
l’embrasure d’un passe- plat tandis qu’au premier plan, et sur une surface qui équivaut au
5/6 de la surface du champ pictural, on a les préparatifs du repas. On a une représentation
des coulisses, ce qui devrait constituer en principe une scène secondaire, un élément de
décor par rapport à la scène principale mais Velasquez a inversé l’ordre de cette hiérarchie.
L’ouverture peut aussi apparaître comme un tableau car le bord de l’ouverture en
perspective ressemble assez bien au cadre d’un tableau. Il y a une suggestion méta-
iconique assez forte et on a l’impression que la scène principale avec le Christ nous
apparaît comme un tableau dans la pièce. Il serait tout de même étrange d’avoir un tel
tableau dans la cuisine. C’est de l’ordre de la suggestion et ça n’est pas contraignant. et ça
rejette le motif principal sur un second plan et un second degré.
Juan Sanchez Cotan, Nature morte avec coing, chou, melon et concombre, 1602, San
Diego, Museum of Art.
C’est quelque chose d’un peu similaire dans cette nature morte. On a les fruits et légumes
posés dans une niche dont les bords redoublent ceux de l’image et constituent un cadre
dans le cadre. Ce tableau n’a pas de cadre et on ne sait pas s’il devait en avoir un ou non à
l’origine. C’est possible qu’il n’y en avait pas et qu’il était censé être inséré dans un creux
dans le mur d’une pièce et peut-être une cuisine. On aurait eu affaire à un véritable trompe-
l’œil. On suppose que la niche représentée était la même que celle du mur. Il reste que nous
avons une sorte de cadre dans le cadre, associé à un effet de trompe-l’œil. Ce cadre dans le
cadre relève aussi de la suggestion car quand on entre dans l’espace du tableau, on voit
qu’il s’agit d’une niche et non d’un cadre. On voit que l’encadrement est asymétrique car
le point de vue est légèrement décalé sur la gauche et il a placé sa signature sur le bord,
comme si ce bord avait été une sorte de cadre.
Adriaen van der Spelt et Frans van Nierop, Nature morte, 1658, Chicago, Art Institute (M.
Milman, Le trompe-l’oeil).
Enfin, une autre manière d’activer le dédoublement de la représentation est présent ici
dans cette nature morte et le dédoublement méta-iconique redevient quasiment obligatoire
car la tenture blanche est exactement du même type que celle que l’on accrochait devant
les tableaux pour les protéger ou pour pouvoir ne les offrir au regard qu’à certains
moments et la tringle semble avoir été fixée au cadre lui-même qui est d’ailleurs
légèrement redoublé au sein de la représentation. En vertu de cette lecture, si la nature
morte se présente comme un tableau encadré avec un rideau partiellement ouvert, ça ne
peut pas être lu comme un tableau de premier degré, avec le rideau qui reste au premier
degré. Il y a aussi des allusions à l’idée de vanité avec les fleurs fanées qui rappellent l’idée
du caractère éphémère et fragile de l’existence terrestre. On voit qu’il y a une gradation
possible dans le maniement de ces effets méta-iconiques et des usages très divers de ce
principe. Si on la considère en elle-même, on a affaire à une structure, qui, d’un point de
vue sémiotique est paradoxal. On a un jeu sur le cadre qui tend à désigner l’image comme
image d’une image, en activant plus ou moins fort la potentialité du second degré. Cela
revient, d’une certaine manière, à nier l’illusion mimétique. On a d’abord l’impression
d’avoir la représentation d’un bouquet de fleurs et après on se rend compte que c’est la
représentation d’un tableau qui représente un bouquet de fleurs. D’une certaine manière,
l’illusion mimétique est niée. On a des dispositifs qui tendent à dénoncer l’illusion et à
révéler la tromperie de la mimesis picturale. C’est ce qu’il se passe dans le portrait de
Georg. On a un personnage qui paraît fictivement présent mais il n’est en réalité qu’un
objet plat, non pas une présence mais la fiction d’une présence. Non pas un personnage
avec des objets, mais une surface peinte qui représente ce personnage avec des objets. Cela
va de pair, cette auto-dénonciation de la mimesis picturale, avec les allusions à la vanité
qu’on trouve dans la plupart de ces images. C’est le cas avec Georg et les fleurs fanées.
On avait l’horloge chez Georg qui faisait allusion au temps qui passe, les œillets qui
renvoient à la chair (= carnation en anglais, c’est une allusion métaphorique à la chair
fragile). Il y a la mention de l’âge et il suffit que le temps passe un peu pour que
l’apparence fidèle de Georg ne le soit plus. Il y a aussi la devise du personnage où on
comprend que la joie est doublée de chagrin. De manière globale, le sens de l’image est
que le riche marchand se fait immortaliser dans un magnifique tableau mais le spectateur ne
doit pas se tromper et cette immortalité n’est qu’une pure fiction. Cette image n’est qu’une
image et la joie de se voir représenté dans une sorte d’état de perfection qui échappe au
temps et aux vicissitudes de la vie terrestre implique la peine de savoir que ce portrait
tellement vivant n’est en fait qu’un pur artifice, une simple représentation et une présence
simplement fictive. Même remarque pour la nature morte qui est aussi une vanité, au sens
du genre pictural bien défini. Idem pour van der Spelt, bien qu’il ne s’agisse pas d’une
vanité au sens strict. On a la possibilité d’utiliser le dédoublement méta-iconique comme
une manière de dénoncer la fiction picturale. C’est un moyen de dénonciation du caractère
illusoire de l’image picturale mais, d’un autre côté, à l’opposé, les effets méta-iconiques, et
en particulier tout ce qui a trait au redoublement du cadre, peut aussi servir à intensifier
l’illusion de premier degré. Le bouquet passe au second degré mais le rideau apparaît
quasiment en trompe-l’œil. Si on ne fait pas attention, on pourrait croire qu’il s’agit d'un
vrai rideau. Si la niche était destinée à être intégrée dans un mur de cuisine, on aurait là un
trompe-l’oeil et le redoublement du bord de la niche servirait à produire un effet de
trompe-l’œil qui est ici typiquement formulé par le biais de ce concombre ou cette courge
qui dépasse et qui donne l’impression d’entrer dans l’espace réel où nous nous trouvons.
L’espace figuratif, mimétique, s’ouvre surtout derrière la limite esthétique, derrière le plan
de la représentation mais il a aussi la possibilité de s’étirer en avant mais ici, c’est
typiquement le cas avec le motif en trompe-l’oeil qui donne l’impression d’entrer dans
notre espace à nous. On a là deux mouvements opposés : ou bien le dédoublement du cadre
indique que l’image n’est qu’une image et participe dès lors à la dénonciation de la
représentation (la représentation picturale rompt elle-même l’illusion de la réalité comme
véhicule) ou au contraire, on a affaire à un renforcement de l'illusion et, à la limite, à un auto-
effacement de la représentation devant ce qu'elle représente. C’est le principe du trompe-
l’œil. Le paradoxe se résout par le biais de la temporalité de l’activité spectatorielle qui
peut, dans un premier temps se laisser prendre par le piège du trompe-l’œil mais tôt ou tard
va réaliser que ce qu’il avait pris pour réel n’était en réalité qu’une représentation. On a
donc deux mouvements opposés et certaines œuvres vont pencher davantage d’un côté que
de l’autre mais les deux sont inhérents aux systèmes de la peinture classique et doivent se
combiner parfois d’une façon qui s’approche de l’oxymore. En se désignant elle-même
comme fiction, l’image peut parfaitement en même temps augmenter sa propre puissance
d'illusion et vice-versa.
Le point de la vue de la scène est plus reculée, non plus en close up. Ici, on a des témoins
qui se pressent contre la Vierge et l’enfant et il y a un enfant qui est mal placé pour
regarder et qui se découvre avec respect. Devant la Vierge, il y a un enfant qui ne regarde
pas et souffle sur les braises d’une chaufferette dont la lumière est éclipsée par celle qui
émane de la Vierge à l’enfant et qui n’a pas de source physique assignable. Il y a
aussi un personnage qui apporte une lanterne. Concernant l’enfant qui souffle sur la
chaufferette, peut-être que l’enfant se préoccupe de réchauffer le bébé et de son confort
physique mais il reste à un niveau très terre à terre malgré tout. D’une certaine manière, il
reste aveugle à cette luminosité divine incarnée. Il faut tenir compte de la fonction de ces
images religieuses qui étaient destinées à l’édification des fidèles auxquels l’image doit
fournir des modèles d’identification, des exemples à suivre ou à ne pas suivre et comme
une sorte de mode d’emploi de la bonne pratique dévotionnelle, religieuse. C’est l’une des
facettes d’une thématique plus large qui est celle de la thématisation du regard en général.
Rembrandt van Rijn, « La petite tombe », eau-forte et pointe sèche, ca. 1652, coll. Privée
Voici un exemple où l’opposition est rendue très explicite, une gravure de Rembrandt.
Cette dénomination découle d’une erreur de dénomination dans le catalogue du marchand
Gersin au milieu du 18e siècle à Paris dont les employés ont mal traduit une expression
néerlandaise qui signifiait « la petite plaque (gravure) de La Tombe ». « La Tombe » était
le nom du commanditaire de la gravure, il n’y a pas de tombe dans la gravure. Le thème est
la prédication de Jésus et il permet à l’auteur d’opposer bons et mauvais ou anti-
spectateurs, à savoir le garçonnet couché sur le ventre à côté de sa toupie. Tout le monde
écoute et regarde le Christ avec la plus grande attention, sauf lui qui est ailleurs et il est
littéralement au ras du sol, au plus bas du registre des importances. Il est en train de
dessiner dans la poussière, pur amusement et distraction. Il n’a rien vu. On pourrait se
demander dans quelle mesure, l’auteur n’a pas placé une sorte d’alter ego satirique et dans
quelle mesure il ne se serait pas critiqué en tant que personne qui fait des petits dessins ?
Mais lui, le sait. Ça serait une vanité consciente par rapport aux messages du Christ. Cette
opposition a une valeur pédagogique car on tend à éduquer le regarde et on thématise
l’activité visuelle. L’image n’est pas seulement quelque chose à regarder mais elle indique
comment regarder elle-même et comment faire usage de son regard en général. C’est pour
cela qu’il y a ici de nombreuses personnes en train de regarder, en faisant un bon ou un
mauvais usage du regard selon les cas.
Voici une œuvre de Rembrandt qui illustre le thème de Diane au bain avec ses nymphes
avec les histoires d’Actéon et Callisto donc il y a trois thèmes réunis en un seul tableau.
Diane et Actéon est issue des Métamorphoses d’Ovide et, du point de vue de la
thématisation du regard, c’est un thème assez proche de Suzanne et des vieillards car il
s’agit de la punition de quelqu’un qui a vu ce qu’il ne devait pas voir, même si dans ce cas-
ci, le personnage n’a pas vu intentionnellement mais par accident. Dans le cadre d’une
morale qui n’est pas basée sur la notion d’intention, comme c’est le cas des morales
archaïques, peu importe qu’Actéon l’ait fait exprès ou pas car il a vu la déesse nue et il doit
être puni pour cette action même involontaire. L’histoire est que Diane se baignait lorsque
le chasseur Actéon la surprend par hasard et pour se venger, Diane l’a changé en cerf qui
est le type d’animal qu’il était en train de chasser et il a été dévoré par ses propres chiens.
On le voit lorsqu’il est déjà en train de se métamorphoser et on voit ses chiens qui se
retournent déjà contre lui. On a aussi un autre épisode qui est celui de Diane et Callisto qui
est une nymphe qui fait partie de la suite de Diane et toutes devaient rester chastes comme
Diane elle-même, mais la nymphe a fauté et elle va être punie par Diane qui va la changer
en ours mais elle sera sauvée par Jupiter qui va intercéder en sa faveur. Une nymphe
découvre le ventre rebondi de femme enceinte de Callisto et les autres nymphes rigolent.
C’est une réaction traditionnelle et typique face au spectacle du vice. On peut attirer
l’attention sur la figure de Diane, elle porte un diadème avec un croissant de lune. Elle
semble faire un geste furieux de jeter de l’eau sur Actéon. C’est peut-être le geste qui a, en
quelques sortes, provoqué la métamorphose du chasseur. Alors, on a ici un petit
personnage, l’une des nymphes, qui avance dans l’eau et qui est représentée d’une manière
très expressive et elle avance comme quelqu’un qui avance dans une eau froide et tente de
minimiser la sensation de froideur et elle implique le spectateur dans la scène en
s’avançant vers lui. Elle l’invite à se positionner. Va-t-on se rincer l’œil sans plus ou va-t-
on méditer le message moral sur les conséquences du péché ?
Rembrandt van Rijn, Joseph et la femme de Putiphar, eau-forte, 1634, coll. privée.
Ici, il s’agit d’un récit qui se trouve dans la Genèse et qui représente Joseph, fils de
Jacob et de Rachel qui a été vendu comme esclave par ses frères jaloux de lui en Égypte.
La femme de son maître Putiphar qui est le chambellan du pharaon lui fait des avances
coupables et lui il la repousse et, vexée, elle le fait enfermer après l’avoir accusé
faussement d’avoir tenté de la séduire. Elle s’empare du manteau pour l’utiliser comme
une fausse preuve. Plus tard, Joseph s’attirera les faveurs du pharaon et il deviendra un
haut fonctionnaire. Cela peut être une préfiguration de l’histoire du Christ avec l’exil en
Égypte, le procès. C’est encore une fois l’homme qui a le beau rôle et la femme qui agit
comme une infâme tentatrice. Joseph se détourne, il ne veut pas regarder et repousse la
femme elle-même et son image, cette nudité obscène. Il y a une vision obscène et crue de
la nudité de la femme, impensable en peinture. La gravure est un médium beaucoup moins
lié au sacré, inférieur dans la hiérarchie sociale des objets. Ici, cette vision de la femme
dont le dessinateur ne nous laisse rien ignorer est impensable dans un autre médium et ce
qui compte, c’est cette réaction de Joseph qui est ici un anti-regardeur vertueux. Il se
détourne de ce qu’il ne doit pas et ne veut pas voir. On peut attirer l’attention sur le partage
de la scène entre une zone sombre, celle du lit à baldaquin et une zone claire où se trouve
Joseph. On peut aussi attirer l’attention sur un élément bien caractéristique qui est le pied
du lit qui fonctionne comme un marqueur de frontière entre le spectateur et la
représentation. C’est du même côté que dans la Sainte famille de Jordaens et c’est le même
principe. On a affaire à une dynamique complexe et paradoxale de l’identification
spectatorielle. On est là pour regarder l’image mais, en la regardant, on devient voyeur par
le fait même car on voit, contrairement à Joseph, le corps de la femme. La réaction
salvatrice est celle de Joseph qui détourne les yeux.
Comment accéder au message moral que nous livre le dessinateur sans regarder cette
gravure ? On est forcé de la regarder ne serait-ce que pour en retirer la leçon morale mais
si on le fait, on devient automatiquement des voyeurs, d’ailleurs nous devenons les seuls
voyeurs étant donné que Joseph refuse de regarder et qu’il n’y a pas d’autre personnage qui
regarde. Le voyeur c’est nous et rien que nous. La gravure nous place devant un double
bind, double injonction contradictoire car elle nous demande de regarder et de ne pas
regarder en même temps.
5.1. Généralités
Voici un gecko dont le corps imite une feuille. C’est une imitation qui est poussée très loin.
Il y a aussi les papillons feuille morte et un phasme feuille :
Il imite même les feuilles qui sont en train de se décomposer, qui sont un peu rongées.
C’est du background picturing.
2.1. Ex-cursus : le camouflage dans l’art moderne et dans la culture visuelle actuelle
Si on envisage les choses d’un point de vue strictement historique, on voit que la relation
entre art et camouflage n’a pas été énormément abordée et, lorsqu’elle l’a été, c’était
surtout relativement au développement des avants-gardes artistiques du 20e siècle, en
particulier du début de ce siècle. On a retenu la convergence, l’idée de briser les formes
reconnaissables des corps et la fragmentation des figures et des espaces dans le cubisme.
Depuis les travaux de Cécile Coutin qui s’est intéressée au camouflage, tout
particulièrement au camouflage militaire et à son histoire, il est apparu toutefois que le lien
entre camouflage et cubisme a été exagéré et qu’en fait, les artistes qui se sont le plus
impliqués dans les activités de camouflage militaire durant la Première Guerre mondiale,
ne peuvent pas vraiment être étiquetés d’avant-gardistes. Les ateliers de camouflage
militaire ont recouru au savoir-faire d’artistes durant la guerre 14-18 mais ce savoir-faire
était principalement orienté vers l’illusionnisme de type classique et qui était une
compétence surtout développée dans le milieu des scénographes et des décorateurs. Il reste
néanmoins la remarque attribuée à Picasso qui aurait reconnu la parenté entre le cubisme et
le camouflage militaire, précisément en ce qui concerne le morcellement des formes et il a
dit qu’il faisait la même chose mais on a eu tendance à grossir l’importance de ce
témoignage. La première chose à souligner est évidemment la différence de fonction entre
l’usage essentiellement défensif du camouflage animal et militaire et d’autre part, la fonction
que lui confère les artistes. Si on veut simplifier de manière peut-être excessive, on peut dire
qu’en art et même s’il y aura des exceptions, le camouflage est essentiellement un moyen
détourné et paradoxal d’intensifier la présence de certains éléments visuels en les
dissimulant, en utilisant une stratégie indirecte et paradoxale. Mettre en évidence quelque
chose en le dissimulant est paradoxal mais ça l’est moins si on tient compte du fait que ces
procédés vont de pair avec engager une dynamique transactionnelle particulière avec un
spectateur qui va être invité à scruter intensément l’image, pour y découvrir ce qui n’y
apparaît passe prime abord. L’artiste qui recourt à des procédés apparentés au camouflage,
en dissimulant volontairement certains motifs, engage le spectateur à changer de mode
attentionnel. Il l’engage à passer d’un mode intentionnel par défaut om on sélectionne les
motifs principaux en laissant provisoirement le reste de côté, dans le canal d’inattention,
choses considérées comme non-pertinentes (Erving Goffman). Il s’agit de passer de ce
mode attentionnel par défaut dans lequel on va d’abord chercher les éléments principaux, à
un mode différent, opposé d’une certaine manière où on va scanner l’image, la parcourir de
manière systématique dans son intégralité, d’emblée, tout de suite et où on va vraiment
l’observer avec une attention soutenue pour y repérer des détails peu visibles, mais
néanmoins porteurs de significations et très pertinents du point de vue de la
compréhension du message. C’est un peu ce genre de processus figuratif qui caractérise
par exemple les compositions du cubisme analytique.
Confronté à un tableau comme celui-là, le spectateur est censé savoir a priori, par des
informations contextuelles et non dans l’image elle-même, sachant qu’il se trouve devant
une image artistique, plus précisément face à un portrait (il doit y avoir un livret ou une
plaquette), il va d’emblée se mettre à chercher des indices qui lui permettront d’aborder ce
qui apparaît comme un chaos de forme et de l’aborder comme un portrait, peut-être même
s’il connaît le modèle, à essayer de reconnaître le modèle. Il va chercher des motifs qui
vont lui permettre de voir quelque chose (moustache, cheveux). Ce sont ces détails qui
vont lui permettre de comprendre le sens de la configuration visuelle qu’il a devant lui.
Dans un portrait classique, on voit tout de suite qu’il y a un personnage et on n’a pas
besoin de scruter et c’est seulement dans un second temps qu’on va s’intéresser aux
détails. On peut considérer que Picasso camoufle les indices visuels qui permettent de
reconnaître un portrait.
On peut aussi dire un mot du recours au camouflage militaire comme motif
paradoxalement décoratif. Ils sont très utilisés notamment dans la mode. On en trouve
beaucoup dans la rue.
Il réalise lui aussi des photographies qu’il expose aussi dans le circuit des galeries et des
musées d’art. Il faisait partie du circuit de la performance et ensuite il s’est orienté vers ce
moyen d’expression en développant l’idée de l’homme invisible, thématique qui parcourt
cette oeuvre et c’est une fusion du corps avec l’environnement (ground matching et
ground picturing).
Il y a vraiment des motifs de l’environnement qui sont imités et le but est de faire
disparaître le corps dans l’environnement. Sur certaines photos, on ne sait pas qu’on a
affaire à un corps camouflé. Il y a un sous-texte politique et cela devient de l’illusionnisme
pur à un certain stade. Cela montre l’intérêt des artistes pour ce procédé.
Voici un artiste, Johannes Stoetter, qui travaille dans un esprit un tout petit peu différent.
Dans certaines de ses œuvres, il s’inspire du mimétisme animal. Dans certaines œuvres, il
y a un motif qui reste bien visible comme l’oreille par exemple et elle apparaît perdue et en
faisant attention on voit le buste. On voit qu’on est à cheval entre l’attraction foraine et l’art
proprement dit. Ça n’est ni contradictoire, ni une critique.
On pourrait étendre le champ de la problématique et considérer comme plus intéressant les
thématiques des artistes conceptuels de la fin des années 60 et du début des années 70. On
trouve une manière de dissimuler l’œuvre elle-même et non plus son contenu. On
dissimule l’œuvre en tant que telle ou la face visible du fait qu’il y a une œuvre d’art, dans
la trame du quotidien. Parmi les artistes conceptuels, certains ont communiqué des
contenus artistiques par voie d’annonce dans les quotidiens. C’est une chose qu’on ne
connaît plus beaucoup maintenant. À l’époque, tout le monde lisait les grands journaux et
il y avait des rubriques de petites annonces.
John Baldessari, Affidavit (Cremation Project, 1970).
Cela fait partie d’un projet plus vaste et cela signifie « faire-part ». Le projet consister à bruler
plus de 123 peintures réalisées dans la première période d’activité artistique de l’artiste
(entre 53 et 56). Elles ont été brûlées dans un crématorium de San Diego. Il a réalisé une
plaque commémorative en bronze et publié ce faire-part dans le San Diego Union, un
journal de San Diego.
Un autre artiste auquel on peut penser quant à la question du camouflage de l’art lui-même
est l’artiste belge Guillaume Bijl. Il est l’auteur d’installations poussées dans leur
réalisation, installations qui miment de manière convaincantes, réalistes et exhaustives des
lieux généralement voués à l’exhibition de choses non-artistiques, comme des étalages, des
show rooms, des espaces commerciaux et professionnels, des salles de conférences,… Ici,
on a une installation de 1984 et on voit que l’artiste remplace ou déguise un lieu artistique
en un espace de représentation commerciale car on a le showroom d’un concessionnaire
automobile tellement bien imité que le passant lambda n’aurait pu se rendre compte de la
nature artistique de l’exposition. C’est le fait que ce soit artistique qui est camouflé et
auquel on ne peut accéder que grâce à des informations contextuelles tout à fait indirectes.
Ce qui est intéressant est qu’il n’y a pas de contenu caché. Ce qui est important, c’est la
dissimulation du fait qu’il y ai une œuvre d’art. Il y a toute une réflexion sur l’espace
d’exposition, sur l’espace démonstration d’objet. Un showroom automobile connaît une
parenté importante avec une galerie d’art car ce sont des endroits où l’on montre des objets
qu’on peut éventuellement acheter. C’est un type d’opération qui tourne autour de
questions fondamentales en art contemporain comme le simulacre, l’appropriation, le
détournement,… Ce sont des actes qui sont au cœur de la problématique de l’art
contemporain (la problématisation du lieu de l’œuvre, où est l’œuvre). Ici, l’œuvre n’est ni
dans le lieu ni le lieu mais bien une opération sur le lieu. Dans cette optique générale, on a
aussi certains plasticiens qui vont utiliser les motifs caractéristiques typiques du
camouflage, militaire en particulier, afin de thématiser par exemple les relations entre art et
surexposition médiatique, visibilité et dissimulation, personne de l’artiste et persona
artistica, c’est-à-dire l’espèce de personnage fictionnel que se constitue un artiste et qui
diffère de sa personne au sens civil du terme si on veut.
On a notamment ici Andy Warhol qui s’illustrait dans ce domaine et qui va retourner
l’effet de ce type de forme, destiné à cacher, pour engendrer des images au contraire
hyper-visibles, un peu comme le fera d’ailleurs plus tard la mode vestimentaire. C’est dans
ce but qu’il change ici les couleurs typiquement militaires en y substituant des couleurs
plus vives mais en conservant la forme typique de ces motifs. Dans certains cas, l’œuvre
peut être lue comme un commentaire plastique sur la célébrité, ce qui intéressait vivement
Warhol, célébrité qui implique une surexposition médiatique de la personne et sa
dissimulation quasiment totale aux yeux du public : on voit les célébrités partout en image
mais jamais de ses propres yeux. On peut dire que la fortune artistique récente du
camouflage n’est pas négligeable et elle n’a pas échappée au commentateur.
David Teniers le Jeune, La Tentation de saint Antoine, ca. 1650 (Lille, Musée des Beaux-
Arts).
C’est Bosch qui vient tout de suite à l’esprit lorsque l’on parle du thème de la tentation de
saint Antoine. Nous avons son tryptique ci-dessus. On connaît tous ces scènes de démons
proliférants et polymorphes. Ils sont hybrides entre des hommes et des objets, des animaux
et des objets,… et ils peuplent une idée du monde hantée par les idées de péché et
d’omniprésence des influences diaboliques. Cela participe à une imagination débridée,
encline à une drôlerie et à une fantaisie. Dans la représentation des entités démoniaques, on
a des sources anciennes qui insistent sur le côté amusant de ces scènes. On a ici une
illustration paradigmatique de tout cela. Ce qui est intéressant, c’est de comparer le
tryptique au texte d’Athanase. En tout cas, dans la vie de saint Antoine, il n’est pas
question de démon polymorphe. Tout ce qui est précisé, c’est qu’il y a des démons qui sont
apparus à l’hermite « sous différentes formes de bêtes féroces ». Plus loin, il est question
d’un démon à moitié humain et à moitié avec l’apparence d’un arbre. C’est le seul démon
hybride dont il est question chez lui. Il insiste sur toutes ces bêtes féroces qui font du bruit
et menacent Antoine et ce sont des démons qui se cachent sous l’apparence d’animaux. Par
rapport au texte, le peintre laisse libre cours à l’imagination pour représenter les monstres
car s’il avait suivi le texte, il aurait représenté des bêtes sauvages mais cela n’aurait pas
permis au spectateur de percevoir la nature de ces entités-là. C’est une raison pour traiter le
thème de manière non littérale en montrant justement la nature démoniaque de ces êtres qui
viennent tourmenter Antoine. Il y a une multitude de diablotins. On peut voir que certaines
de ces manifestations se confondent avec des éléments de paysage, notamment on a un
personnage qui montre son postérieure nu et dont l’avant est le toit d’une demeure enterrée
et on a la tête de l’autre côté. Il y a encore l’idée que c’est le monde entier qui est le repère
de toutes ces présences démoniaques. On peut imaginer une espèce d’activité de
l’imagination à laquelle le spectateur est convié : regarder la nature comme le lieu possible
d’apparition de démons qui se cachent dedans.
On peut également noter que les peintres de la tradition boschienne on réinterprété un peu
dans le même sens le motif médiéval de la gueule de l’Enfer. C’est un motif ancien qu’on
trouve notamment dans le théâtre médiéval et dans les arts figurés du Moyen-Âge et la
porte de l’Enfer est en fait la gueule ouverte d’un gigantesque démon. Chez ces peintres,
cette gueule de l’Enfer fait partie intégrante d’un paysage où évoluent des personnages, si
bien qu’eux-mêmes ne peuvent apercevoir cette gueule ouverte. Ici, l’ouverture de l’enfer
prend la double apparence d’un visage humain et du postérieur d’une espèce d’oiseau
menaçant qui se tourne vers nous. On a à la fois la bouche, la gueule, ça pourrait être un
nez,… Plus loin, il y a une autre tête à moitié formulée qui ressemble à un oiseau qui nous
regarderait.
Jacob Isaaczs van Swanenburg, L’Enfer et les sept péchés capitaux, 1600-1638
(Amsterdam, Rijksmuseum).
On voit que l’idée de la gueule de l’Enfer camouflée dans le paysage fait son chemin. Cette
gueule a déjà avalé toute une compagnie de belles dames et de messieurs de l’aristocratie
qui se livrent à des réjouissances diverses et variées et à divers excès comme une bagarre et
il y a un ivrogne. La gueule de l’Enfer est camouflée sous l’aspect de la toiture d’une
simple chaumière qui en fait a déjà avalé tous ces gens qui ne s’en rendent pas encore
compte. On distingue un démon sous l’apparence d’une vieille femme et on distingue un
rougeoiement qui doit être ceux de l’Enfer mais ces gens ne se rendent compte de rien. Il y
a des démons qui volent au-dessus d’eux et ils sont là, ne se doutant de rien, alors qu’ils
sont déjà en Enfer.
Durant ces vingt dernières années, on a des historiens qui se sont intéressés à ce
type de représentation et qui les ont appelées « images doubles » (gueule de l’enfer et
visage/corps d’oiseau/chaumière), « image cachée », « crypto-image », « image potentielle
» car elles ne sont activées que par l’intermédiaire de l’imagination du spectateur car elle
joue un rôle primordial dans l’activation du dispositif, ou encore « image-piège ». Ces
différentes appellations permettent de différencier des phénomènes apparentés mais pas
identiques et ils revoient à l’idée de motifs figuratifs fait pour susciter une double lecture,
en deux temps. On voit une chose et ensuite une autre, pour provoquer dès lors un effet de
surprise : lorsque le spectateur passe d’une évidence première à la saisie d’un contenu qui
est beaucoup moins immédiatement apparent. La plupart de ces images pourraient être
classées dans la catégorie de camouflage par mimétisme. La gueule de l’Enfer imite une
chaumière mais aussi par le procédé de la forme dans le fond. Cela se fond dans le
paysage. Il n’est pas forcément besoin d’images doubles caractérisées pour provoquer le
choc de la surprise dans le décodage des motifs. On voit que le camouflage en tant que tel
peut suffire à provoquer ce choc.
Raphael Coxie, Jugement dernier, 1589 (Gand, Museum voor Schone Kunsten).
Cours 6 - 08/11/2023
Nous allons parler de tableaux dans lesquels on constate que certaines figures sont
camouflées et ce camouflage est thématiquement pertinent. Ces peintures sont en fait
caractérisées par le fait qu’elles se cachent et se définissent d’une certaine manière par ce
comportement, cette propriété qu’elles ont de se dissimuler. On a vu aussi que cette
dissimulation suscite de la part du spectateur des réactions particulières et le place dans des
rôles particuliers, par exemple le rôle du voyeur mais aussi dans certains cas, le rôle de
celui qui est épié, regardé par certaines figures qui l’épient, le regardent. Il s’agit en
l’occurence de figures à caractère maléfique comme les démons. Nous avions analysé ce
tableau de Coxie (pp. 72-73) où on voit bien ce phénomène. On a le camouflage qui
résulte de l’entremêlement de toutes ces figures et on ne reconnaît pas tout de suite qui est
qui. Il y a une sorte de désordre. Ce que l’on voit aussi, c’est que le spectateur est
fictivement convoqué dans la fiction par certaines figures qui s’adressent à lui, le regardent
ou même lui adressent la parole. Certaines figures regardent le spectateur. De manière
d’autant plus spectaculaire, il y en a une qui est dissimulée dans la pénombre et qui désigne
le spectateur en lui adressant une épouvantable grimace, lui tirant la langue notamment. Ce
qui est frappant, c’est que ces figures placent le spectateur dans le rôle d’un intervenant qui
n’est pas n’importe lequel, qui n’est pas neutre et pas tout à fait extérieur. Cet intervenant
est celui d’un damné ou d’un futur damné car ces appels fictifs de certaines figures sont
confinées du côté des démons ou des damnés. Il n’y a pas d’ange qui souhaite la bienvenue
au spectateur. Ces interactions visuelles sont uniquement le fait des démons et il se
trouve dans la situation de la proie et d’un parfait candidat pour rejoindre les enfers. Dans
la dramatique qui se joue à travers les interactions entre le spectateur réel et les scènes
fictives, il y a l’attribution d’un rôle relativement défini au spectateur. Plus généralement,
on voit que le spectateur peut se définir comme un regardeur-regardé. Les créatures le
regardent par excellence avec le mauvais oeil qui condamne par avance à la damnation, à
moins que le spectateur, frappé par le rôle qu’on lui fait jouer, corrige son action. Nous
verrons plus tard que le diable peut prendre n’importe quelle figure avec des apparences
privilégiées, parmi lesquelles les animaux. On comprend bien la valeur négative attachée
aux rongeurs. On luttait en permanence contre leur action dans les maisons. On a parfois
dans les images picturales, des forces démoniaques qui sont figurées sous l’aspect de
simples animaux et bien souvent, des animaux de petite taille qui, par leur petite taille et
leur couleur se dissimulent et n’apparaissent qu’à l’observation rapprochée de la
contemplation. Voici un exemple plus tardif que les autres.
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Peter Snijers, Plantes et fruits avec hérisson, avant 1752 (Bruxelles, MRBA).
Il s’agit d’un peintre flamand. On a une nature morte avec un chardon et il y a une
connotation négative attachée au chardon. Il y a des fleurs et des fruits, ainsi que des petits
animaux parmi lesquels, bien caché, se trouve un hérisson. Il semble épier ce qui se passe
au premier plan et convoiter les oeufs qui se trouvent dans le nid. Ce hérisson, on ne
l’aperçoit pas immédiatement. Ce qui frappe tout de suite, c’est le chardon et les fruits qui
sont bien éclairés et tous ces points rouges (fruits rouges) qui constituent des signaux
lumineux assez efficaces. Ce n’est qu’en se laissant déambuler de manière semi-distraite
dans la composition qu’on tombe sur ce hérisson qui regarde d’un oeil mauvais. On peut
également constater la présence d’une souris, bien dissimulée elle aussi de par sa couleur
bien qu’elle se trouve au premier plan. On voit tout de suite à quel point elle apparaît peut
en comparaison avec les fruits et les fleurs. On a là des présences d’autant plus inquiétantes
qu’elles sont à moitié cachées. On est amené à les découvrir par surprise et avec un frisson
d’effroi qui découle de cette découverte inattendue. Dans certains cas, le camouflage,
d’une certaine manière, il y a toujours une valeur rhétorique qui s’attache au fait de
camoufler quelque chose, mais dans certains cas, le camouflage correspond réellement à
une opération rhétorique et répond à la définition d’une telle opération.
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Cornelis Norbertus, Gijsbrechts, Vanitas, ca. 1670 (Bruxelles, MRBA).
On peut avoir un artiste qui dissimule un motif de mauvaise augure que la convention
iconographique porte pourtant à mettre bien en évidence, qui est généralement bien mis en
évidence. Le peintre est spécialité dans les représentations de natures mortes en vanité.
Dans la plupart, sinon toutes les vanités, il s’agit d’un thème iconographique bien codé. On
trouve réunis différents objets qui renvoient tous, chacun à leur manière, au caractère
éphémère de la vie sur terre et du peu d’importance qui s’attache à ce que, dans cette vie
terrestre, on considère comme très important dans notre vie terrestre. Nous parlions de cela
avec le portrait de Georg (p. 43). Nous ne sommes pas dans le contexte d’un portrait mais
dans un contexte de nature morte de vanité tout à fait typique. Parmi les objets qui ont
charge de communiquer cette idée du caractère transitoire, éphémère, fragile de la vie
humaine, il y a le crâne humain qui renvoie depuis bien longtemps à la mort (sorte de
métonymie de la mort), les papiers chiffonnés, les bougies presque éteintes, les coupes
renversées, etc. On a la représentation d’une niche dans une paroi recouverte de planches
en bois avec un élément trompe-l’œil et sur cette paroi sont attachés avec des punaises des
petites bandelettes de cuir dans lesquelles on a glissé un certain nombre d’objets comme
des papiers, un peigne qui renvoie au souci de soi et de son apparence, de la cire à
cacheter. Dans cette niche, se trouve un certain nombre d’objets de vanité assez typique et
le catalogue des objets est relativement restreint. On a un bougeoir et le crâne qui,
contrairement à ce que l’on trouve quasiment toujours dans les tableaux de vanité, est
caché car il se trouve derrière la porte vitrée entrouverte de la niche et en raison de sa
couleur qui le fait très peu ressortir dans le contexte immédiat de cette zone de la
composition. Le peintre s’écarte de la convention bien établie qui place en général le crâne
bien au milieu et une série d’objets autour de lui qui complètent sa signification. Il y a donc
une lecture qui fonctionne en deux temps. Il y a donc ce que l’on voit au premier regard et
ensuite ce que l’on voit au deuxième regard et c’est au deuxième regard que le crâne
apparaît vraiment. Le motif principal, bien souvent l’idée de la mort et de la vie humaine
est symbolisée par un seul crâne, qui suffit à convoquer l’idée de la mort et on peut dire
que dans les vanités, c’est le crâne qui occupe la position thématiquement centrale et en
général il est aussi topologiquement central. Ici, ce n’est pas le cas. On découvre ce motif
un peu par surprise, à l’improviste. Cette image de la mort qui nous guette tous n’apparaît
pas tout de suite, d’abord ce sont les innocents petits objets que nous voyons et ensuite, le
crâne surgit. On a là un mouvement typiquement rhétorique, il participe toujours de
s’écarter d’une norme et trouver une expression qui s’écarte de la formule standard qu’on
utiliserait pour dire la même chose. L’écart par rapport à la norme permet de maximiser
l’impact de ce que l’on dit, comme dans l’ironie par exemple. On utilise une formule
détournée par rapport à ce que l’on veut dire et cela rend ce que l’on veut dire d’autant plus
fort. Il y a aussi l’élément thématique et c’est sans doute l’idée de la mort qui nous guette
en permanence sans que nous en ayons conscience et qui est là partout, jusque sous les
préoccupations les plus quotidiennes, les plus anodines qui a posteriori apparaîtront bien
vaines et dépourvues d'importance. C’est l’idée de la mort qui se cache sous la vie. Il y a
un traité sur la dissimulation intitulé De l’honnête dissimulation (milieu du 17e siècle,
Torquato Acceto), il dit que la beauté mortelle n’est en réalité qu’un cadavre dissimulé. Nous
sommes tous des cadavres en puissance. La mort nous habite et habite tout ce que nous
faisons. On voit cette signification à la fois rhétorique et thématique du procédé du
camouflage.
Il existe encore un autre type de phénomène de réduction de la visibilité qui est beaucoup
plus paradoxal que ce que nous avons vu jusqu’à présent car dans ce que nous avons vu
jusqu’à présent, il n’y avait pas de paradoxe. Ici, il y a une énorme surprise liée à la
découverte du motif mais ce motif s’insère parfaitement ainsi que le fait qu’il soit
dissimulé car cela s’insère parfaitement dans le propos général. Dans certains cas, on a
affaire à un camouflage paradoxal et qui concerne les figures qui sont les moins
susceptibles d’entretenir un rapport quelconque avec l’idée de dissimulation et qui sont le
moins susceptibles de charrier des connotations négatives. On parle cette fois en particulier
de représentations de la divinité, du Christ en particulier et des épisodes de l’histoire sainte
plus généralement. On sait que par tradition et dans l’imaginaire chrétien, les contenus
comme ceux-là sont censés occuper le niveau le plus haut dans la hiérarchie des
motifs. Il n’y a pas de motifs plus élevés que celui du Christ. Pendant des siècles, des
motifs comme celui-là, ont fait l’objet des représentations les plus iconiques, c’est-à-dire
celles qui visent le plus à les mettre en évidence, et qui recevaient dès lors le traitement
compositionnel le plus privilégié, notamment la centration (motif qui apparaît au centre de
l’image, l’éclat, la luminosité, la radiance chromatique qui est généralement plus
importante comme dans la Sainte Famille de Jordaens (il y a une hiérarchie des intensités
lumineuses), la taille pas seulement de la figure elle-même mais la manière dont elle est
placée dans la composition et celle qui reçoit le plus de place dans la composition. Non
seulement cela, mais aussi elle reçoit en général à l’intérieur de la composition un espace
qui leur est réservé et qu’elles sont les seules à occuper. On leur attribue un champ
secondaire exclusif et on évite surtout d’introduire des superpositions. En général, on ne
tolère pas qu’une autre figure vienne empiéter sur celle du Christ ou sur celle de la
Vierge. Elles sont isolées dans un espace ou un champ secondaire qui leur appartient de
manière exclusive et personne d’autre ne peut y entrer. On pourrait aussi évoquer la
représentation frontale, bien souvent réservé à la figure principale et sacrée en
l’occurence. On a une série d’épisodes qui vont à l’encontre de tous ces privilèges et qui
sont très profondément liés à l’une des caractéristiques fondamentales du mythe chrétien.
C’est l’idée que la divinité s’est incarnée, qu’elle a pris pas seulement l’apparence, mais le
corps d’une personne humaine et qu’à travers ce corps, elle a subi toutes les vicissitudes de
la vie humaine, en ce compris la mort. Certains thèmes iconographiques vont insister
sur cet aspect des choses, comme par exemple certains épisodes de la Passion du Christ.
Cela correspond à une succession de supplices et d’humiliations infamantes au cours de
laquelle cette part humaine de la divinité incarnée est mise en avant au travers des
suppliques qu’elle subit. Dans la plupart des cas, les conventions de la représentation
sacralisante vont permettre de contrebalancer cette mise en évidence de l’indignité subie
par le dieu incarné, comme on peut le constater dans les innombrables images du Christ à
l’outrage, de l’homme de douleur, de la montée au calvaire et encore au cœur même de
l’univers chrétien- de la crucifixion.
Hiéronymus Bosch, Portement de croix, ca. 1515/1535 (?) (Gand, Museum voir Schone
Kunsten).
On a ici un tableau qui illustre bien ce que nous venons de dire. Il s’agit d’un
portement de croix. On voit ici que nous avons le visage du Christ, qui est vu de trois quart
et qui occupe le troisième plan de la composition, au milieu d’une foule compacte. On
reconnaît un certain nombre d’autres figures, dont Véronique avec son voile coupé par le
cadre et sur lequel s’est imprimé le visage du Christ. On a quelque part le bon larron et on
a une autre des saintes femmes qui ont accompagné le Christ lors de la montée au calvaire.
Toutes les autres figures sont des trognes hideuses et grimaçantes : des bouches édentées,
des profils éminemment disgracieux et grotesques, des expressions furieuses, des
personnages qui crient. Parmi ces figures affreuses, on reconnaît un sarrasin, un mort, un
soldat en armure et il y a également un moine mais pas un moine exemplaire, on a ce
personnage complètement en contre-plongée avec une vision qui déforme le visage et c’est
une espèce d’océan de laideur furieuse, laideur à la fois physique et morale. Au milieu de
cette espèce de mer déchaînée, on a le visage du Christ qui lui, ne partage aucun de ces
traits dont on vient de parler. Il a un visage qui exprime une espèce de dignité résignée
parmi ce déchaînement de laideur et de méchanceté. On peut dire que l’espèce de
proximité hideuse entre ce visage et les autres, traduit bien l’irrespect qu’il doit subir avant
le supplice final. Néanmoins, on voit que la composition compense cet effet de noyade
dans la laideur car le Christ reste « intact » et aucun ne vient empiéter sur lui. Il reste
préservé de toute superposition et, en outre, il occupe le centre d’une composition qui
dirige vers lui le bras de la croix, sorte de flèche directionnelle. On a là cette façon de
combiner une représentation qui reste pleinement respectueuse de la divinité avec la
tradition figurative de l’outrage car on a un tableau qui condense d’une certaine manière
les thèmes iconographiques de la montée au calvaire. C’est un mixte des deux. Pour
résumer, on reste dans le cadre d’une représentation normale. Parfois, on franchit une
limite à cet égard et l’image sacrée du Christ n’est pas préservée de la manière dont elle
l’est ici. L’épisode de l’arrestation du Christ permet en particulier aux artistes de s’écarter due
cet espèce d’impératif du maintien de l’intégrité de la figure du Christ. Giotto l’avait déjà
fait puisque dans cet épisode, on a judas qui tend le bras vers le Christ, tend le bras vers lui
et qui l’oblitère par le manteau jaune dont il est revêtu. C’est une représentation
extrêmement choquante car le corps du Christ est entièrement dissimulé par le manteau et
aussi en raison de la couleur jaune. Le jaune est caractérisée par des valeurs symboliques
négatives.
Parfois, la signification est nettement moins visible et, par exemple, si on considère ce
portement de croix, on a quelque chose de très étrange car ici la figure du christ qui
trébuche apparaît à peine au milieu du cortège qui l’accompagne. Il est vrai que la figure
occupe le centre du tableau, on lui a laissé ce privilège, mais elle est confondue dans son
environnement et passe quasiment inaperçue car sa couleur se confond avec celle de ce qui
l’entoure. En particulier, la croix qui présente un aspect chromatique très proche de celui
du chemin boueux et qui dessine une ligne mais qui semble quasiment faire partie de ce
chemin. On a cette figure centrale du Christ qui est curieusement camouflée alors que les
figures de la Vierge, des deux Maries et de saint Jean qui occupent le premier plan du côté
droit sont mises en évidence et reçoivent un traitement iconisant qu’on rencontrait déjà
chez les primitifs flamands. Du point de vue stylistique, ceci dérive directement de la
peinture du siècle antérieur. Il y a un effet d’archaïsme. On a des figures qui sont détachées
de la foule et qui sont bien mises en évidence, la Vierge en particulier, mais le personnage
principal, le Christ, tend, pas à disparaître mais reçoit un taux de présence visuelle
étonnamment faible. Aussi, pour des raisons qui tiennent au chromatisme, même la tunique
du Christ est dans la même gamme des verts de ce qui l’environne. Ce phénomène n’est
pas unique. Une série de peintre va faire le même choix avec des variantes, des expressions
plus ou moins poussées de la même chose.
Herri met de Bles, Montée au calvaire, ca. 1535 (Princeton, The Princeton University Art
Museum).
Ici on a un tableau qui est aussi une montée au calvaire et on a ici aussi un Christ qui a
trébuché sous le poids de son fardeau et sous les coups et qui ressort extrêmement peu de
l’ensemble du cortège même si aucun autre personnage n’empiète véritablement sur lui et
si la présence de l’arbre isolé, situé juste à la verticale du Christ, dirige l’attention sur lui et
son visage. On a l’impression que ce marqueur visuel de l’arbre a été introduit pour
compenser le manque de visibilité de la figure divine dans une position très peu iconisante.
Le même tableau contient une série de scènes miniaturisées qui se réfèrent à des scènes de
la vie du Christ et qui sont tellement miniaturisées qu’on ne les voit pas. Il faudrait une
loupe pour les voir. À moins de les chercher de manière extrêmement patiente et
systématique, on ne les voit pas.
Jan Van Amstel, L’entrée du Christ à Jérusalem, ca. 1540 (Stuttgart, Staatsgallerie).
C’est le même genre de procédés utilisés ici. On n’a plus de marqueurs visuels, comme
l’arbre, qui vient contrebalancer la faiblesse de la présence visuelle de la figure du Christ
qui est vraiment dissoute dans la foule des badauds et des adorateurs qui viennent
l’accueillir et dans laquelle d’ailleurs plusieurs autres personnages sont vêtus de bleu. Il
garde le privilège de la centration. Il y a beaucoup de personnes vêtues de bleu donc il ne
ressort pas beaucoup et le peintre a fait en sorte de dissimuler son visage car le Christ porte
sa main vers son visage et il est de trois-quarts dos et on ne voit pas du tout son visage. On
a ici une représentation anti-iconique de la divinité et qui part au rebours de l’attente
visuelle d’un spectateur de l’époque. On a l’habitude de voir des tableaux religieux où le
Christ est bien visible.
Pierre Bruegel l’ancien, Adoration des Mages dans un paysage d’hiver, 1567 (Winterthur,
Musée Oskar Reinhart Am Römerholz).
Peut-être que le summum a été atteint par Bruegel l’Ancien. C’est une oeuvre célèbre car il
s’agirait de la première représentation de flocons de neige en train de tomber. Dans ce
tableau, le peintre revisite de manière extraordinairement originale un thème qui, par
tradition, et en particulier dans la peinture flamande du 15e siècle, donne lieu à des
déploiements particulièrement fastueux de richesse visuelle à travers les costumes haut en
couleur des rois mages, la somptuosité du cortège qui leur fait suite (parfois on y voit des
animaux exotiques comme des dromadaires) et par l’éclat des présents qui lui sont offerts
et qui sont des objets en or et extrêmement précieux. C’est aussi une thématique qui suscite
des représentations iconisantes de l’enfant puisque l’image célèbre précisément l’épiphanie, la
première apparition du dieu, du sauveur venu sur terre. On ne trouve rien de tout ça ici. La
scène de l’adoration proprement dite occupe une fraction très réduite du champ pictural.
Elle est complètement décentrée. La palette de tons choisie pour sa formulations picturale
la camoufle quasiment complètement dans un décor où domine, avec le blanc, ces tons
bistres, brun clair, beige,… On reconnaît à peine deux des trois rois mages que rien ne
distingue hormis leur position agenouillée. Tandis que le troisième, qui se tient debout, se
réduit à une simple silhouette. Quant à la Vierge, ce doit être cette femme assise sur un pan
de mur ou un fauteuil dont on verrait le bord. La figure de la Vierge est extrêmement
fragmentaire. Normalement dans la tradition, la Vierge est immédiatement
reconnaissable grâce à la combinaison de bleue t de rouge qui l’identifie à coup sûr en
vertu d’une convention iconographique fermement établie. Ici, elle n’a ni bleu ni rouge et
elle est dans une espèce de couleur indistincte qui ne correspond pas à la convention.
L’enfant, comble du comble, on ne le voit pas. Le peu qui se laisse apercevoir de ce
groupe, se brouille encore davantage sous une chute abondante de flocons de neige qui
enveloppent tout avec l’ensemble du paysage. Enfin, un dernier point, ce choix de
composition déconcertant qui achève d’étouffer toute aspiration à l’icône. Le motif
principal de l’adoration dans la grange a été complètement décalé vers la gauche. Ce
décentrement a de quoi désarçonner le spectateur car, non seulement on fait perdre à la
scène principale et à la représentation de la divinité sa position centrale avec toutes les
valeurs symboliques attachées à la centration mais en plus, on la met du côté gauche donc
exactement sur le seuil d’entrée de l’image car le sens de lecture conventionnel va de la
gauche vers la droite. On est dans une zone qui, conventionnellement, est réservée à des
figures et des motifs à caractère introductif comme par exemple un spectateur interne qui
regarde vers le centre. On a des relais spectatoriels, des personnages qui regardent vers la
scène principale qui se trouve normalement au centre. Passé ce seuil dont on franchit le
centre sans s’en rendre compte, il n’y a plus rien. Il y a le défilé de ces personnages qui
vont et viennent et vaquent à leurs occupations quotidiennes, des enfants qui jouent sur la
glace. Mais, en terme de valeur symbolique, on peut dire que tout cela n’est rien. C’est très
extraordinaire du point de vue pictural et artistique. On se délecte de détailler tous ces
motifs qui sont rendus avec un talent et un savoir-faire pictural extraordinaire. N’empêche
que du point de vue métaphysique, tout cela n’est rien. On a un usage du camouflage très
paradoxal car on camoufle l’essentiel, l’image de la divinité. On peut constater que tous
ces personnages sont indifférents à ce qu'il se passe. Ils vivent leur vie sans se rendre
compte de ce qu'il se joue à côté d’eux. On peut considérer que cette manière de camoufler
l’élément principal et proprement religieux dans le décor est une façon de porter à son
extrême limite un procédé plus ancien, commun chez les primitifs flamands, que l’historien
d’art Erwin Panofsky avait appelé le symbolisme déguisé, caché (disguised symbolism),
procédé qui consistait à dissimuler des motifs liés à la transcendance divine sous
l’apparence d’objets quotidien comme par exemple l’auréole de la madone suggérée
par un panneau d’osier. Bruegel radicalise ce principe jusqu’à provoquer un renversement
des valeurs symboliques à l’intérieur de l’image car le camouflage ou la dissimulation ne
concerne plus les compléments symboliques de la figure sacrée mais bien cette figure elle-
même.