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Cours 1 - 20/09/2023

1. Introduction

1.1. Trois exemples de surdétermination des conditions de réception spectatorielle

Nous allons nous intéresser à la manière dont l’image picturale, principalement entre le 15e
et le 17e siècle, traite l’acte de regarder, c’est-à-dire à la manière dont l’acte de regarder est
représenté, ce que l’image dit à son sujet, en quelques sortes. Plus précisément, de quelle
manière cette façon de thématiser le regard permet à l’image de présenter au spectateur des
modèles positifs ou négatifs qui vont l’amener éventuellement à modifier sa manière de
regarder, de voir ou réfléchir sur son activité de spectateur, ainsi qu’à saisir les enjeux
moraux, spirituels ou philosophiques de l’activité scopique, de l’activité de regarder.
Nous allons parler de tableaux où l’activité de regarder est thématiser, où l’on dit quelque
chose à ce propos-là. Nous allons aborder ce sujet par l’analyse descriptive et
interprétative des œuvres elles-mêmes. Nous allons nous baser sur l’analyse des images
sans trop nous aventurer dans le domaine des textes, qu’ils soient littéraires, religieux,
philosophiques ou scientifiques. Il est clair que l’activité de regarder, la vision, constitue un
thème majeur dans l’histoire intellectuelle, cela depuis l’Antiquité, et qu’il existe donc à ce
sujet une abondante littérature mais nous allons nous limiter à ce qu’on peut apprendre sur
la manière dont l’image elle-même détermine le regard que l’on porte sur elle, notamment
par le biais de la présentation du spectateur intra-iconique, puisque des spectateurs sont
représentés dans l’image. En définissant le sujet de cette manière, nous allons exclure deux
aspects : d’une part, la question des déterminants historiques et culturels de l’activité
scopique en général car nous allons nous en tenir au domaine des images, les regarder, et
d’autre part, nous allons laisser de côté un ensemble de problème relatif aux multiples
modes en fonction desquelles l’œuvre d’art agit sur ces spectateurs, indépendamment de
l’acte de regarder. C’est un truisme que de dire qu’une œuvre d’art est faite pour être
regardée, que ce soit par des personnes humaines ou par des entités surnaturelles et, du
seul fait de mobiliser un certain type de réaction de la part de certains sujets qui réagissent
d’abord et avant tout à sa présence en portant le regard sur elle, l’image me convoque
comme spectateur de son propre fait. Dans cette mesure, on peut dire que par nature,
l’œuvre d’art et l’image plus généralement, prédétermine par essence le regard porté sur
elle du fait de sa seule existence. En outre, avant même de déployer des formes et des
contenus symboliques particuliers, elles commencent par dire « regardez-moi, vous êtes
mon spectateur ». Elles prédéterminent le regard par la manière dont elle est mise en scène
dans un contexte donné. On peut prendre l’exemple d’un retable, un type d’image peinte
faite pour être placée dans une église. Ce type implique un cadre architectural et
pragmatique, un cadre d’action lié au rituel religieux, et ce cadre tend à convoquer un
comportement spectatoriel assez défini avec une attitude spécifique, avec des choses à faire
et à ne pas faire. De par sa fonction au sein de l’édifice sacré, le retable suppose un
ensemble de contraintes (spatiales, temporelles, mentales). Il est fait pour être vu d’assez
loin car il est placé derrière l’autel, ce qui est un dispositif qui empêche généralement
de l’observer de près et ce dispositif tient le spectateur à une certaine distance. On le voit
au cours des célébrations religieuses ou de la messe ou durant les séances de prière et on
sait que les triptyques flamands à grisaille se présentaient fermés, de sorte qu’on
n’apercevait que le revers des volets extérieurs en grisaille et on accédait au panneau
central haut en couleur à certaines occasions comme les fêtes religieuses. Le cadre
religieux détermine en outre un certain état d’esprit même si, anciennement, les églises
étaient des lieux de socialité dans lesquelles régnaient une décontraction étonnante pour
nous. On peut s’en rendre compte en regardant les représentations d’intérieur d’églises où
l’on voit des enfants qui jouent, qui courent dans l’église, des chiens qui courent dans
l’église,… Une fois transplanté dans un musée, le retable ne va plus se regarder de la
même façon. On peut s’approcher pour le voir de près, il est moins haut et moins loin que
dans le contexte originel. On peut même tourner autour du retable, ce qui est aberrant du
point de vue de l’utilisation originelle car derrière celui-ci, il y avait le mur donc cela était
physiquement impossible. Cela permet d’aller voir les grisailles sans avoir à fermer les
grisailles. Nous avons aussi, d’un point de vue temporel, une plus grande liberté car la
seule contrainte, quant à la durée de sa contemplation, est les heures de fermeture du
musée. Les conditions d’éclairage sont elles aussi très différentes. Beaucoup de choses sont
toutefois contraignantes dans les musées, il ne faut pas penser que cela est nécessairement
moins contraignant que le cadre religieux. Le musée reste un cadre beaucoup plus rigide en
terme de contrôle du comportement que les églises de l’époque par exemple (amener son
chien au 17e siècle dans une église). Il y a aussi le fait que les guides ou les gardiens
peuvent donner l’un ou l’autre mot d’explication. Le cadre d’exposition place le spectateur
dans une certaine attitude. Il faut différencier les cadres où il est fixé une fois pour toute
(les œuvres qui ne bougent plus de là où elles sont comme les grands retables qui étaient
conçus pour l’endroit précis où ils étaient installés) de ceux qui sont fait pour être déplacés
car l’image artistique se définit aussi par son cadre amovible, à l’exception de tableaux
monumentaux. Même dans le cadre du tableau, on constate qu’il y a une mobilité
essentielle du tableau mais qui tend à se limiter à un cadre social déterminé ou à un certain
type de contexte. On va d’un palais à un autre, d’un intérieur bourgeois à un autre,… Il
n’empêche que la mobilité du tableau et ce qui se trouve en dehors de l’image dans
l’espace environnant n’est pas censé influer de manière aussi singulière sur ce qui se trouve
à l’intérieur de l’image. L’emprise du cadre expositionnel est différente et moins rigide
nonobstant les exceptions.

1.1.1. Les peintures lascives

Nous allons nous pencher sur trois exemples de surdétermination des conditions de
réception, donc les cas où les conditions de réception sont hyper-déterminés par le cadre de
présentation et aussi, dans une certaine mesure par ce que l’image contient. Les exemples
sont tirés du livre de David Freedberg, The Power of Images, paru en 1989. Le propos du
livre était la récurrence dans la documentation de sources qui font état de réactions à
l’image artistique et des réactions qui sont d’ordre émotionnel, très directes, viscérales,
des réactions de premier degré : « sans raffinement, élémentaires, pré-intellectuelles,
brutes ». Des témoignages de telle sorte n’étaient jamais étudiés pour eux-mêmes car jugés
indignes de l’intérêt des historiens (qui s’intéressent généralement à ce qui est culturalisé)
mais parfois mentionnés par les historiens de l’art. Son travail consistait à se tourner vers
l’anthropologie et la sociologie pour trouver des clés d’analyse et l’ouvrage se proposait
d’étudier non pas les ensembles d’images mais des ensembles de réaction face à l’image.
Ces réactions ont été moins sujettes à répression que dans les domaines plus culturalisés
d’après l’auteur. Pour lui, ce qui justifie de ne pas tenir proprement compte de la
dimension esthétique, c’est que, selon lui, ce n’est pas une attitude déterminée par l’une ou
l’autre forme d’animisme qui permet d’expliquer les réponses de premier degré mais plutôt
le phénomène de l’image lui-même. Ces réponses sont suscitées par des images, qu’elles
soit artistiques ou non. Même quand elles sont très esthétisées, les images gardent ce
pouvoir primitif de susciter des réponses de premier degré. On n’a ni à retenir les œuvres
d’art avec un grand « A », ni à exclure des œuvres d’art comme celles issues de pratiques
marginales par rapport à la sphère dominante. Le fait de susciter des réactions qui font que
l’on prend le signe pour la chose, c’est propre à l’expérience des images en général. Le fait
de se rapporter à le représentation comme si c’était la chose représentée, c’est en fait un
trait absolument typique et fondamental de l’image en général. Cette tendance à la
confusion du signe et de la chose, c’est la tendance spécifique selon laquelle s’effectue la
réponse émotionnelle naturelle aux objets iconiques.

Il donne un premier exemple de ces réactions à travers une citation d’un auteur italien du
16e siècle, Giovanni Paolo Lomazzo dans son traité sur la peinture, publié en 1584. Un
exemple, bien qu’attesté par cet auteur de très haute culture, qui se situe dans un registre «
bas », lié au vécu corporel intime et notamment, ce que nous appelons sexualité
aujourd’hui. Freedberg va prendre exemple d’une citation qui concerne le salut et qui sont
apparentées l’une à l’autre. Voici ce que dit la première citation de Lomazzo :

C’est une sorte de catalogue des réponses émotionnelles et le texte est curieux pour nous
car le texte dans sa littéralité confond l’image et ce qu’elle représente. Le second extrait
provient du livre de Giovanni Battista Armenini, Les vrais préceptes de la peinture, paru
en 1587.

Dans les deux cas, il y a une réponse réelle de premier degré basée sur un lien direct entre
la représentation et ce qu’elle représente et basée sur une sorte de confusion entre le
représentant et le représenté. Il en vient à d’autres curiosités historiographiques, à savoir la
capacité des images à faire éprouver le désir charnel. Il s’agit de la croyance selon laquelle
la contemplation d’images durant l’acte sexuel produit une impression qui non seulement
est de nature à procurer une stimulation supplémentaire mais aussi de nature à influer sur la
conception des enfants, l’acte sexuel n’étant jamais, dans la mentalité prémoderne, dissocié
complètement, de l’engendrement des enfants. Il y a un extrait d’un conte grec du 3e ou
début du 4e siècle de notre ère, nommé Héliodore. C’est un récit intutulé Les Éthiopiques.
C’est la mère qui parle ici :

Un autre exemple vient de saint Augustin dans son Discours contre Julien. Il cite un auteur
de traités médicaux, Soranos, qui est resté connu pour un traité considéré comme le
premier traité de gynécologie. Freedberg pense qu’il parle de Denis de Syracuse mais en
réalisé Soranos parle du roi de Chypre. Le roi ne voulait pas avoir des enfants mal formés
comme lui, donc il plaçait une belle image devant sa femme, pour qu’inspirée par la beauté,
elle la transmette à sa progéniture.
On croyait réellement que ce que l’on regardait durant l’acte avait une conséquence sur la
progéniture. Cela passe par le regard et cela s’applique aux images qui sont faites pour être
belles et regardées mais ça se vérifierait aussi chez les chevaux d’élevage et aussi peu
importe l’objet que l’on regarde. Un autre extrait provient de Giulio Mancini, amateur
éclairé de peinture, amis des artistes et également médecin. Nous lui devons un traité sur la
peinture, premier traité de connaisseur occidental (1617-1621).

On apprend comment et où doivent être exposées les peintures et qu’elles ont un effet de
stimulation et un effet bénéfique sur la conception des enfants avec Mancini le médecin qui
introduit une nuance, une précision médicale, qui dit que l’image ne s’imprime pas
directement dans le fœtus mais dans la semence de la mère ou du père et ainsi touche le
fœtus mais selon un effet indirect. Un exemple tardif est Eléphant Man, quelqu’un qui naît
avec une difformité faciale qui le fait ressembler à un éléphant. Il vivait avec une toile de jute
sur la tête pour éviter de montrer son visage. Le film de David Lynch raconte que cette
personne savait lire, écrire, tenir une conversation en dépit de sa difformité. La mère de
cette personne avait été chargée par un éléphant et, effrayée avait donné naissance à un
éléphant et c’est la même idée selon laquelle ce que l’on voit durant la grossesse s’imprime
dans le corps même de l’enfant.
Jacob van Loo, La jeune femme se couchant, dit Le coucher à l’italienne, 17e siècle (vers
1650), Lyon, Musée des Beaux-Arts.

Certaines images artistiques sont destinées à un contexte de présentation extrêmement


précis, ici la chambre à coucher, et par leur contenu et par le cadre expositionnel attribué
vont susciter une réponse d’un genre déterminé de la part du spectateur. C’est une peinture
qui peut être déplacée d’un lieu à un l’autre même si à l’origine c’était fait pour être
déplacé d’une chambre à une autre. Il aurait été impensable de l’afficher dans le salon par
exemple et il n’était censé être vu que par les époux, destiné plus précisément au mari mais
l’épouse n’en était pas exclue (contexte privé et fonction déterminée). Si on veut raisonner
en terme de problématique du genre, l’image est réservée aux hommes mais la peinture est
vue par les deux époux, même si Mancini n’explicite pas l’effet sur l’épouse mais on peut
penser que la vue d’une belle jeune femme par une autre femme la met en présence de la
beauté, abstraction faite de la motivation sexuelle et que cette manière de prendre en elle la
beauté à travers la contemplation de l’image est également utile. Dans la peinture, on voit
que la jeune femme invite quelqu’un à venir se coucher avec elle. Le célèbre tableau de
Courbet, tableau peint vers 1860, a été réalisé pour un diplomate turc excentrique. On sait
qu’il était accroché dans la salle de bains du diplomate sous un rideau opaque. Il s’agit
d’éviter que quelqu’un ne tombe dessus par hasard. À présent, le tableau se trouve dans le
musée d’Orsay à Paris et les conditions actuelles d’exposition ne correspondent pas du tout
à ce qui était prévu par le commanditaire. Du fait de son contenu, c’est un tableau qui
nécessitait un cadre de représentation surdéterminé et destiné à un regard masculin
complètement privé même si son commanditaire et propriétaire a pu le montrer
occasionnellement et en toute discrétion, comme ça a pu être le cas du tableau de van Loo.
Ce sont aussi des objets de luxe donc on aime bien le montrer à l’occasion. C’est un usage
tout à fait privé avec des exceptions.

1.1.1. Les tavolette de gibet

Autre exemple d’image à contexte de présentation surdéterminée, censé déterminé


de manière extrêmement forte le type de regard porté sur elle pour susciter une réponse
spectatorielle extrêmement définie. Le registre est différent de celui des chambres à
coucher, à savoir les tablotins de Gibet. C’est un type d’objet utilisé en Italie lors des
exécutions capitales entre le 14e et le 17e siècle.

Tavoletta, Lamentation, 17e siècle, Rome, Tavoletta, Décollation de Saint Jean Baptiste, 17e
confrérie de San Giovanni Decollato (Freedberg). siècle, Rome, confrérie de San Giovanni
Decollato

Annibale Carracci, Pendaison, dessin, ca. 1599,


château de Windsor, Royal Library (Freedberg).

L’idée était de montrer au condamné, juste avant et pendant l’exécution, une image
susceptible de les réconforter tout en leur rappelant l’importance de mourir en bon chrétien
même si l’on a été un criminel. Les images avaient deux faces et étaient munies d’une
poignée qui permettait qu’on les tienne pour les placer devant le visage du condamné et il y
a avait sur une face la Passion du Christ et l’autre, un martyre. Les deux images étant de
manière métaphoriquement en rapport avec le sort du condamné car il s’agissait là aussi
d’exécution qui, au tout dernier moment, devaient en quelques sortes fournir un modèle, un
exemple de bonne mort chrétienne, le Christ et le martyre étant les archétypes de tout
condamné à mort. On sait comment se passait ce processus. Les frères religieux
entretenaient le prisonnier la veille de l’exécution et essayaient de leur inspirer de saintes
pensées et de les prévenir du désespoir. Il faut garder espoir dans le salut et les religieux
appartenaient à une confrérie qui avaient cette mission spécifique dans ses attributions. À
Rome, c’était la confrérie de saint Jean-Baptiste dont l’une des fonctions était d’aller
visiter les condamnés à mort. Le jour de l’exécution, le condamné était accompagné vers le
gibet par le prêtre qui lui tenait continuellement la tavoletta sous les yeux, vraiment près de
son visage, et au moment de l’exécution, un frère grimpait sur l’échelle et continuait à tenir
l’image ,face au visage du condamné jusqu’au moment où il était en train de trépasser,
durant le passage de la vie à la mort. C’est ce que précise le manuel d’inscription de la
confrérie florentine de sainte Marie de la croix au temple, nom de la confrérie qui, à
Florence, jouait ce rôle-là entre autre :

Dans l’interprétation de l’artiste, le condamné se comporte en bon spectateur et regarde la


tablette. Le fond sous-jacent à cette pratique est que l’image figurative a la vertu
d’imprimer son contenu tantôt dans le corps, tantôt dans l’esprit avec une sorte de
puissance qui agit de manière directe, quasiment mécanique. On peut considérer que ces
tableaux constituent un type particulier de dévotion, images à usage religieux et destinées à
l’usage privé d’un dévot dans une relation particulière avec le divin. C’est une sorte de face
à face personnel entre la personne et la figure de la divinité. On notera que l’aspect
esthétique ou rhétorique de ce genre ne devait pas être pris à la légère car il devait
contribuer à la force de persuasion de l’image dont devait découler la bonne disposition du
spectateur lors de son passage de la vie à la mort et cela avait aussi trait à l’idée de la
dernière chose vue avant la mort. Un dernier exemple est lié à un usage où domine une
pragmatique négative, alors que dans les deux premiers cas nous étions face à une
pragmatique positive. Il s’agissait de faire un enfant, de mourir en bon chrétien et donc de
s’inspirer positivement de ce que l’image transmet. Ici, il s’agit d’une pragmatique de sens
inverse. On parle de l’utilisation d’effigies à des fins de sorcellerie ou de punition
infamante, les effigies d’infamie. Que ce soit dans les images d’envoûtement ou d’infamie,
l’image est utilisée comme une sorte d’arme offensive ou en tous cas, comme un élément
capital d’un dispositif qui est dirigé contre quelque et fait pour nuire à quelqu’un, que ce
soit dans un contexte magique ou juridique ou civil. Dans le cas des effigies de sorcellerie,
on est dans un contexte privé, contrairement au effigies d’infamie qui sont dans un
contexte essentiellement public. Elles se rattachent à des pratiques multiséculaires, déjà
présentes à Rome et dans l’Egypte ancienne. On appelle cela la damnatio mémoria
(damnation de la mémoire). Cela consistait à effacer les noms ou les représentations
figurées des personnages devenus indésirables. Les effigies se rattachent à une pratique
similaire mais dans un but différent. Il s’agissait de condamner une personne à travers son
image et d’infliger une condamnation par l’intermédiaire de l’image.

Dans sa spécificité, c’est aussi une pratique attestée dans l’Antiquité. Il existe un passage
de l’histoire auguste qui est un ensemble de biographies semi-imaginaire de personnages
de la Rome tardive dont une section est consacrée aux tyrans. L’un de ces passages
concerne Celsus, l’un des trente tyrans, usurpateur condamné à mort par Contumas au 3e
siècle de notre ère.

« Son image fut mise en croix et la foule la conspua comme si Celsus lui-même avait été
fixé au gibet ».

On est dans le cas du fait de se comporter face à l’image comme si elle était ce qu’elle
représente. Ils se comportent comme si ça n’était pas une image. La condamnation à
travers l’image réapparaît en Italie au 13e siècle en Emilie, à Parme et dans le nord et va
ensuite arriver en Toscane où elle était très pratiquée au 13e siècle. Un bon exemple de ce
phénomène est la condamnation à Rome en 1462 par Contumas et en effigie du tyran de
Riminie, Sigismondo Malatesta, condamné pour impiété et trahison à l’égard du pape.
Comme on ne pouvait pas mettre la main sur lui, on a dressé un grand bûcher sur la place à
Rome en face de saint Pierre sur lequel on a fait brûler une effigie hyper réaliste de la
bouche de laquelle sortait un phylactère qui disait « Je suis Sigismondo Malatesta, fils de
Pandolofo, roi des traitres, un danger pour dieu et les hommes, condamné au bûcher par le
sénat du saint siège ». On fait comme si on exécutait la personne en utilisant un double
grandeur nature certainement très réaliste. Le portrait est conservé au Louvre. Le tableau a
reçu une agression physique car les yeux et la bouche du personnage ont été griffés avec un
objet pointu.

Piero della Francesca, Portrait de Sigismondo Malatesta, 1451 (?), Paris, Louvre.

1.1.2. Les effigies d’infamie

David Freedberg soulève la question de savoir comment on prend cette forme de punition.
Faut-il y voir un événement de sorcellerie ? De magie sympathique ? C’est peu probable
car dans le cas de Malatesta, il s’agit d’une condamnation par le pape. S’agit-il d’un acte
de justice symbolique et ostentatoire : attenter à l’image de quelqu’un et ainsi à sa
réputation ? Quelle que soit l’interprétation retenue, l’acte fait intervenir une image
grandeur nature en 3D, très fidèle au modèle et très probablement en cire, dont le seul but
de frapper le modèle d’infamie (immagini infamanti). C’est donc autre chose que la
destruction ou la désacration d’image existantes car elles sont faites pour la condamnation.
On trouve encore aujourd’hui des choses similaires comme dans les manifestations où on
brule ou pend des effigies. Dans ce cas, ça n’est pas du tout institué officiellement et
c’est une pratique marginale, ça n’est pas un tribunal qui a choisi cela contrairement aux
cas ci-dessus où un tribunal a choisi de condamner par effigie telle ou telle personne. On
situe la naissance de cette coutume en Italie au 13e siècle, au départ c’était des images
peintes sur l’hôtel de ville. La raison d’être de la punition qui prend un caractère public
du fait de s’étaler sur le mur est d’attenter à la réputation de quelqu’un, à son image
comme on dit aujourd’hui. Il est probable que la punition fut imposée à des gens coupables
de crimes publics justement et qui ne pouvaient être condamnés en présence. On sait que
des images de ce genre, peintes dans un lieu public ont été utilisées dans au moins une
douzaine de cités italiennes de la deuxième moitié du 13e siècle. La pratique s’est
maintenue et développée durant le 14e, 15e siècle pour décliner à partir du 16e siècle. À ce
moment, elle est prise en relai par l’exécution en effigie, comme dans l’histoire de
Malatesta. Ça n’est pas la même chose de représenter quelqu’un sur l’hôtel de ville pour le
frapper d’infamie que d’exécuter un double en effigie de la personne. L’exécution en
effigie était très répandue non seulement en Italie mais dans toute l’Europe. On a pas
conservé de peintures d’infamie mais on connaît, par des documents, des noms de
nombreux peintres auxquels on s’est adressé pour effectuer ce travail et on est bien
renseigné sur le contexte anthropo-sociologique du phénomène. Freedberg dit qu’il y a une
contamination subie par le peintre qui réalise la peinture. Selon les endroits, il semble
même que la réalisation d’images d’infamie aient été réalisées par des artistes qui eux-
mêmes avaient eu partie avec la justice et qui avaient été punis de cette manière-là.
L’effectivité de la punition infligée à celui dont l’image était peinte s’en trouvait
augmentée si on veut. C’était un type de travail artistique qui impliquait une stigmatisation
sociale assez grave et en général, les artistes dont la bonne réputation n’avait pas été mise
en cause refusaient de s’en charger car ils craignaient que l’infamie les contamine eux-
mêmes. Ça se réfère au fait que l’image détient un pouvoir spécifique, que celui qui a
présidé à la naissance de l’image est son premier spectateur et donc, d’une certaine
manière, atteint par elle. On sait que en 1440, le peintre Andrea del Castagno a dû peindre
des images de conspirateur sur le Palazzo del Podestà de Florence et il a hérité d’un
surnom difficile à porter, « Andrea des pendus ». Le surnom l’a suivi et Giorgio Vasari
mentionne le fait et il dépeint lui-même l’artiste comme quelqu’un de violent et un assassin, ce
qui n’est corroboré par aucune source et il semble que Vasari ait suivi la tendance de
considérer que si un artiste réalise une image d’infamie, c’est qu’il est lui-même puni dans
sa réputation. On sait aussi qu’un autre peintre, Andrea del Sarto a dû effectuer un travail
similaire mais a tenu à déclarer publiquement que, pour ne pas souffrir de la même
stigmatisation que Castagno, il allait charger un de ses assistants du travail. L’assistant a
travaillé deux nuits sous une sorte de cabane en bois construite sur l’échafaudage pour le
garder des regards. Il existe de très rares vestiges de ses images infamantes dont celui-ci de
Andrea del Sarto qui représente un homme pendu par un pied.

Andrea Del Sarto, Homme pendu par les pieds, dessin, 1530, Florence, Musée des Offices
(Freedberg).

Il existe une autre attestation du caractère contaminant de l’infamie porté par ces images, à
travers le fait que la coutume a été supprimée en raison du fait qu’elle tendait
potentiellement à faire rejaillir l’infamie sur l’ensemble de la cité. Comme si, peint sur
l’hôtel de ville, ces images disaient à tout étranger de passage « voici l’un de nos citoyens
et voici leur genre ». On connaît ces mécanismes de contamination et de stigmatisation par
l’image dans notre société occidentale contemporaine comme les photos d’inculpés qui
sont techniquement présumés innocents avant d’avoir été déclaré coupables mais on les
filme, menottes au poing au tribunal et ensuite on diffuse ça et ça n’est jamais innocent.
C’est déjà une sorte de condamnation par avance à une forme d’infamie et on sait la
réticence qu’on certains organismes publics ou privés à révéler des scandales car si on le
fait, cela veut dire que chez eux, l’ordre règne et que si quelqu’un se comporte mal on le
vire mais d’un autre côté, en le disant on dit ce qu’il se passe chez nous. C’est ambigu
comme démarche. C’est déjà en jeu dans les images d’infamie. On peut retenir que l’image
d’infamie surdétermine sa réception en la situant dans un cadre essentiellement public et en
appelant une réaction orientée dans le sens négatif car il s’agit de présenter une personne
comme à mépriser, à réprouver et cela a un niveau tout à fait premier et pas métaphorique
et qui n’est pas du domaine de la fiction, comme les bourreaux du Christ dans un tableau
par exemple. Leur présence dans le tableau est fictionnelle tandis que la présence de
l’effigie d’infamie n’est d’une certaine manière pas fictionnelle, on l’exécute comme si
c’était réellement une personne et elle remplace la personne qui n’est pas disponible mais
ça n’est pas de la fiction. On peut dire qu’on a affaire à une représentation non fictionnelle.
Ce sont des images qui se donnent à lire comme des images de premier degré. Ce sont des
représentations qui se nient elles-mêmes et sont le substitut de ce qu’elles représentent et
qui est puni de manière effective. C’est une punition réelle, effective, une vraie
condamnation.

Cours 2 - 04/10/2023

1.1.1. « damnatio memoriae »

On peut considérer que l’acte que recoupe ces images est la damnatio memoriae et qui
peut s’effectuer notamment par l'oblitération d’une image figurative (image, personne) et
sur certains monuments de l’Égypte ancienne il y a des noms en hiéroglyphe d’anciens
pharaons ayant été renversés et qui ont ensuite été martelés pour les faire disparaître car le
nom porte la possibilité de s’inscrire dans la mémoire et de vivre par delà la mort, ici bas.
On sait que les cartouches d’Akhenaton du milieu du 14e avant Jésus-Christ qui avait été le
pharaon initiateur d’une réforme théologique radicale ont été effacés par ses successeurs
qui ont voulu restaurer une orthodoxie entre guillemets. Il en a été de même une reine
appartenant à la 18e dynastie dont le nom a été effacé pour être remplacé par celui de son
père et de son fils premier, lui-même étant à l’origine de cette censure rétrospective. Dans le
monde romain, il y en a de nombreux exemples et l’un des plus marquants concerne
l’empereur Geta qui a été assassiné par son frère Caracalla qui a fait détruire tous ses
monuments et a fait fondre les monnaies à son effigie. L’effacement ou l’oblitération n’est
pas la seule façon de porter atteinte à la réputation et à la mémoire d’un individu tombé en
disgrâce. Un autre moyen passe par le remploi d’images qu’on modifie et c’est ainsi qu’il
existe un certain nombre de portraits impériaux romains qui ont été réalisés à partir de
portraits antériaux romains qui représentaient des personnages dont on voulait se
démarquer. C’est l’aspect symbolique de réutilisation d’un portrait sculpté qui est alors
prédominant et on peut dire qu'on a affaire à un cas très particulier de spolium, des
dépouilles, des objets qu’on récupère pour les réutiliser. Il peut y avoir plusieurs raisons de
faire cela. Ça peut être des raisons pratiques et matérielles comme récupérer un objet (ex : un
fut de colonne), ça peut être une façon de marquer symboliquement une continuité (dans ce
cas, la revendication est positive). Cependant, dans les cas de portraits impériaux, la
dynamique est négative. Dans la plupart des cas, il s’agit pour l’empereur de s’emparer des
statues d’un prédécesseur et de se démarquer en humiliant sa mémoire, en s’emparant de
quelque chose qu’il est censé lui appartenir absolument en propre et d’ainsi porter atteinte
à sa mémoire. Il s’agit d’un acte de détournement d’une image qui existe déjà et qui
implique la réappropriation de l’image de celui que l’on veut maudire. Cette image était un
élément capital du règne d’un empereur. Les empereurs faisaient réaliser un grand nombre
de portraits sculptés de leur personne et les disséminaient aux quatre coins de l’Empire et
avaient à cœur d’individualiser leur apparence physionomique, notamment par le biais de
la mode capillaire car chaque empereur avait en quelque sorte une coiffure qui lui était
propre et qui le caractérisait. Ces images de l’empereur sont des images dotées d’une
sacralité particulière. Dans les civilisations anciennes, les aspect religieux et politiques ne
sont jamais totalement dissociés. Il y a une véritable sacralité qui s’attache au portrait de
l’empereur, comme c’est le cas du drapeau dans certains pays où il est interdit de piétiner
ou détruire un drapeau. La récupération du portrait sculpté consiste à remplacer les traits
du visage du prédécesseur par ceux du nouveau propriétaire de l’image mais en laissant
certains éléments qui permettent de savoir que c’est l’image du prédécesseur qui a été
appropriée dans un acte d’une violence symbolique assez considérable, s’agissant d’un
empereur. Un historien, Galinsky, de l’Université d’Austin au Texas a proposé un
certain nombre de remarques intéressantes à ce sujet, à commencer par le fait que
cette notion de damnatio memoriae constitue une désignation de pure commodité de la part
des historiens modernes. C’est une façon de mettre un terme sur cette pratique mais ça
n’était pas juridiquement codifié ou désigné de cette manière dans la Rome ancienne. C’est
plutôt une étiquette moderne qui s’applique à un certain nombre de pratiques. Il consiste à
l’oblitération de l’image d’un prédécesseur mais pas totale, certains éléments du premier
sont conservés. De sorte qu’on peut encore reconnaître l’empereur maudit sous les traits
du nouvel empereur. On a parlé d’images palimpsestes car il y a plusieurs couches de
représentation qui ne s’oblitèrent pas totalement et on peut toujours lire la couche antérieure. Il
ne s’agit pas d’effacer complètement le souvenir d’une personne mais véritablement de les
remettre en jeu de manière négative. C’est ce qu’on a avec le portrait de l’empereur
Vespasien fait à partir d’un portrait de Néron qui a été retaillé.

Figure 1Portrait de Vespasien fait à partir d’un portrait de Néron


retaillé, 2e moitié du 1e siècle, Cleveland Museum of Art (Galinsky).

C’est la coiffure qui permet de s’en rendre compte avec un portrait de Néron. Il se trouve
que Vepasien était chauve, comme ça apparaît sur l’autre portrait ci-dessous. Ça n’est pas
un portrait palimpseste mais Vespasien tel qu’il se présentait réellement. Dans le premier,
on a un Vespasien avec des cheveux, non pas par coquetterie mais pour marquer son
appropriation de l’image de Néron

Figure 2Portrait de Néron, après 64,


Munich, Glyptothèque.

Figure 3Portrait de Vespasien, ca. 70,

Une autre manière de procéder est celle de la peinture sur bois de l’époque romaine ci-
dessous. Il s’agit d’un portrait de groupe de Septime Sévère et sa famille avec un portrait
du jeune Jeta dont le visage a été complètement effacé, à l’initiative de son frère qui l’a fait
assassiner et qui lui a succédé dans la violence.

Figure 4Tondo figurant Septime Sévère et sa famille, peinture sur


bois, ca. 200, Berlin, Antikenmuseum.

Ce type d’actes négatifs possède une assez longue histoire qui ne s’arrête pas à l’époque
romaine. On retrouve encore ça dans l’iconographie stalinienne. On a, sous Staline, des
photos qui ont été retouchées pour faire disparaître des personnes devenues
indésirables et cela marquait la disparition physique et ensuite on supprimait leur image.
À la différence des images romaines, à l’époque stalinienne, on oblitère l’image de celui qu’on
fait disparaître mais on oblitère l’oblitération, c’est-à-dire qu’on dissimule l’oblitération.
Dans le tondo, on voyait la place vide de l’empereur. Cela pouvait s’apparenter à une sorte
d’image palimpseste car il reste là par son absence, alors qu’ici l’absence a été
complètement cachée de manière à ne laisser aucune trace de la personne. Voici une photo
officielle qui montre un certain nombre de personnages importants du régime qui sont
venus inspecter des travaux sur le canal de la Volga et il y a la même photo retouchée avec
l’un d’entre eux qui a disparu. C’était le chef de la police du régime soviétique entre 1936
et 1938 et il avait été l’artisan majeur des purges de Staline et il a été, comme pratiquement
tous les dignitaires, a été arrêté et fusillé sous les ordres de Staline, bien qu’il ait toujours
été d’une fidélité absolue envers celui-ci.
Auteur inconnu, photo officielle montrant Voroshilov, Molotov, Staline et Iejov venus
inspecter les travaux sur le canal de la Volga, 1937; bas : la même photo, retouchée et
Iejov a disparu.

On a donc un certain nombre de photos et on voit au fil du temps les personnages


disparaître et il y en a même une où il ne reste que Staline. Ca n’est plus de la damnatio
memoria car il n’y a plus de memoria. Cette dissimulation est sans doute motivée par le
fait que la suppression simple, comme dans la Rome ancienne, est un acte qui est
potentiellement ambigu, comme dans le cas des statues modifiées. Cela peut conduire à
attirer l’attention sur la personne dont on a supprimé l’image et donc lui redonner de
l’importance. En termes de communication propagandiste, l’effacement de l’effacement
constitue un progrès par rapport à ce qu’on faisait dans l’Antiquité romaine. Voici ce
qu’écrit Galinsky :

Une image comme celle-ci pose une question au spectateur qui souhaite la résoudre et ainsi
mobilise son attention. On a une attestation tout à fait explicite de la compréhension de ce
phénomène d’inversion de l’inversion. On veut inverser les choses en supprimant l’image
mais la suppression elle-même rend involontairement un éclat particulier à ce qu’on a
voulu supprimer
1.2. La représentation du regard

1.2.1. Le regard en situation pratique : la mosaïque d’Alexandre

On revient à présent à la problématique plus particulière qui nous intéresse et


rappelons que ce dont il va être question n’est pas seulement que l’image et son dispositif
de représentation prédéterminent dans une certaine mesure la réponse spectatorielle mais
c’est aussi la manière dont l’image modélise l’activité de regarder et de la regarder elle par
le biais de quatre moyens distincts :
1. la représentation de figures en train de regarder la scène ou de regarder d’un autre point de
vue ce que voit le spectateur (la représentation du spectateur intra-iconique);
2. l’implication imaginaire du spectateur dans le monde de l’image, notamment par le biais
de personnages qui s’adressent au spectateur (qui le regardent ou qui font un geste vers
lui);
3. des moyens figuratifs utilisés pour introduire un second degré, un métalangage figuratif;

4. la présentation explicite ou implicite de rôles spectatoriels que le spectateur de l’image est


invité à prendre et cela peut passer par la représentation de personnages en train de
regarder, auxquels le spectateur peut s’identifier ou au contraire se démarquer, s’opposer
mais il y a aussi d’autres manières d’indiquer au spectateur un rôle spectatoriel déterminé.

On peut commencer par le fait de représenter des personnages en train de regarder. Il faut
distinguer les occurrences dans lesquelles un personnage regarde ce qu’il fait, regarde pour
faire quelque chose, donc exerce sa faculté d’agir dans une action qui n’est pas
seulement scopique et qui vise un autre but de celui de regarder. Il faut distinguer cela
d’autres occurrences qui mettent en scène le fait même de regarder, étant entendu que c’est
alors le regard qui constitue l’essentiel, le fait de regarder indépendamment d’une autre
action dont le regard ne serait qu’un moyen. Si on prend les choses, d’un point de vue
historique à longue portée, dans l’Egypte pharaonique, il existe une iconographie
particulière liée à la sphère funéraire et qui montre le défunt dans l’au-delà en train de
regarder éternellement le spectacle de la vie retrouvée par-delà la mort. Il regarde le
travail des champs, le bétail, les récoltes, ou encore des spectacles, des musiciens. Le fait
que le défunt est effectivement en train de regarder tout cela, ça n’est pas évident d’après le
code figuratif de l’image égyptienne. Dans cette iconographie particulière, le fait que le
défunt regarde est indiqué de manière explicite par une formule écrite (à cause des
personnages de profil). Conformément au principe fondamental de l’art égyptien, le regard
reste interne à la représentation et dans un plan qui est tout à fait perpendiculaire par
rapport à celui du spectateur qui regarde l’image. Notons qu’il y a tout de même certains
exceptions avec des personnages qui sont parfois vus de face. En d’autres termes, dans l’art
égyptien, il ne se produit jamais aucune interaction visuelle entre le personnage représenté
et le spectateur. Si l’on se penchait sur le sujet, une étude montrerait la rareté du motif du
regard autotélique, c’est-à-dire du regard qui a sa fin en lui-même, du fait de regarder
seulement pour regarder. Ce motif du regard qui a sa fin en lui-même se signale par sa
rareté et tous les cas où le personnage exerce sa capacité visuelle pour effectuer un acte
déterminé devrait être exclu de ce regard autotélique. Un exemple d'une représentation du
regard en situation pratique, mais pas du regard autotélique mais du regard de quelqu’un
qui est en train de faire quelque chose et qui regarde pour mener son action :
Mosaïque d’Alexandre, fin 2e siècle avant notre ère (?), Naples, Musée archéologique
national (Pompéi, Maison du Faune).

C’est une grande mosaïque pompéienne qui représente la bataille d’Issos qui a opposé, en
l’an 333 avant notre ère, l’armée d’Alexandre le Grand à celle du roi de Perse, Darius III.
Cette grande mosaïque dérive d’une peinture d’époque hellénistique perdue dont l’auteur
n’est pas identifié mais la mosaïque, bien que fragmentaire reste en assez bon état pour
qu’on puisse faire un certain nombre d’observations intéressantes. On constate la
présence de plusieurs regards, notamment le regard d’Alexandre et il est en train de
remporter la victoire. Il est dans le feu de l’action, en train de remporter la victoire. On
peut voir une expression physionomique et un regard qui ne marquent aucune émotion
particulière. Le regard est serein et dirigé, de manière un peu floue, vers son ennemi.
Darius présente une expression sensiblement différente. On a aussi le regard d’un soldat
perse qui redouble celui de Darius. Ces regards suivent le mouvement de l’affrontement
des deux armées. Les regards ne sont pas dirigés vers l’extérieur de l’image.

1.1.1. La frontalité archaïque

On trouve, dans l’art antique, de nombreux exemples de figures qui font face au spectateur.
Ce n’est pas parce qu’une figure a des yeux et qu’ils sont ouverts et qu’elle nous fait face
qu’on peut en conclure qu’elle nous regarde. Pour le spectateur occidental, au moins
depuis le haut Moyen-Âge, il est naturel de percevoir les choses de cette manière mais cela
ne vaut pas pour les choses plus anciennes. On pourrait considérer que la réaction qui
consiste à penser qu’une figure qui nous fait face avec les yeux ouverts nous regarde est
une constante anthropologique, en se basant sur le fait qu’une personne ou un animal
tourne le regard vers nous, on a l’impression qu’elle nous regarde. Certains
mammifères non-humains réagissent même au fait d’être regardé. On doit voir que ce qui
s’applique à un plan de réalité qui est partagé a priori, la réalité qui se définit par un espace
et un ensemble de paramètres qui sont communs aux deux parties (le regardant et le
regardé) et qui correspond à toutes les situations où l’on se trouve en présence d’un autre
sujet qui évolue dans le même monde que le nôtre, cela ne vaut pas forcément lorsque
chacune des deux parties se situe dans un plan différent. Or, une figure dans une image
ancienne, n’est pas à comprendre comme se situant dans le même monde que le spectateur
ou un équivalent fictif de ce monde. La figure d’une divinité, d’un ancêtre, d’un esprit,…
qui n’appartient pas à notre monde ne se situe pas dans le même plan ontologique que
nous. Il y a un hiatus métaphysique qui sépare le plan attribué à la figure et le notre. Quelle
que soit notre tendance naturelle à croire le contraire, il faut plutôt postuler qu’en fait, la figure
de face yeux ouverts, ne nous regarde pas car elle n’est pas dans le même plan iconique. En
quelques sortes, elle se trouve ailleurs. Elle peut avoir une présence particulière,
intimidante, menaçante, avec des yeux qui ont sur nous un impact émotionnel considérable
mais cela ne veut pas dire qu’elle nous fixe. On ne peut même pas dire qu’elle nous voit. Il
est même problématique de dire qu’une telle figure regarde quoi que ce soit, si par ce
terme on veut dire qu’elle dirige son regard et son attention visuelle vers quelque chose ou
vers quelqu’un. Il faut considérer qu’une figure d’une divinité ou d’un héros en contact
avec les lieux, « voit » si elle a les yeux ouverts mais cela ne veut pas dire qu’elle regarde
quoi que ce soit ou qui que ce soit en particulier.

Chapiteau hathorique, Bubastis (delta du Nil), 19e dynastie


(1279-1213 avant notre ère), Boston, Museum of Fine Arts
(Tefnin p. 41).

Voici un chapiteau hathorique avec le visage de la déesse Hathor et qui « fait face » au
spectateur même si le chapiteau devait se trouver en haut d’une colonne et non à notre
hauteur. On ne peut pas pour autant en conclure qu’elle nous regarde même si on se sent
peut-être spontanément regardé par elle mais on ne peut pas en déduire cette interprétation.
Il s’agit d’une déesse, elle vit dans un autre plan de réalité que le nôtre.
Gorgone du fronton du temple d’Athéna, Syracuse, fin 7e siècle avant notre ère. Syracuse.
Musée archéologique régional (Tefnin, p. 72).

Idem pour cette représentation de la Gorgone. Elle nous fait face et a les yeux ouverts mais
nous ne sommes pas autorisés à considérer qu’elle nous regarde. On pourrait reprendre des
textes antiques sur la Gorgone pour voir comment c’est formulé. Elle a le pouvoir de
changer ceux qui la regardent en pierre mais elle n’a pas besoin de regarder elle-même.
C’est une force surnaturelle qui émane de ses yeux. Le pouvoir pétrificateur n’est pas lié à
un acte scopique quelconque.
1.1.1. Les portraits du Fayoum

Tefnin parle de la frontalité caractéristique du Fayoum. Ce sont des peintures à


l’encaustique (on utilisait de la cire chaude comme véhicule pour étaler les pigments) et
elles ont été réalisées en Egypte entre le premier et le quatrième siècle de notre ère. Ces
portraits servaient de masque funéraire et étaient placés à l’endroit du visage sur les
momies.
Portrait d’homme sur sa momie, 2e siècle de notre ère, Cambridge, Fitzwilliam Museum
(Tefnin, p. 129).

Cela remplaçait les masques sculptés en usage aux époques plus anciennes. Outre que ces
portraits du Fayoum constituent, à quelques exceptions, le seul vestige de la peinture sur
bois. Ils ont été considérés comme les premiers portraits au sens strict du terme de toute
l’histoire de l’art (représentation de personnes individuelles saisies dans leur individualité
physionomique). Tefnin relève aussi qu’il s’agit, dans l’histoire de l’art, des premières
images de figures qui regardent hors de l’espace fictif de la représentation et dans la
direction du spectateur. Tefnin nuance en disant que certains de ces portraits donnent
l’impression de nous regarder nous mais la plupart portent leur regard, certes dans notre
direction, mais pas dans nos yeux. Ils semblent regarder comme à travers nous et porter
leur regard au-delà de notre personne bien que dans notre direction. Certains semblent
regarder légèrement de côté. On a une sensibilité extraordinairement aiguë aux
mouvements des yeux et on sent tout de suite si une personne nous regarde. Dans le cas de
ces portraits, on a cette impression d’un regard qui nous frôle légèrement sur le côté ou qui
nous traverse, plus que chercher notre regard en réponse au sien.

Portrait d’un jeune garçon nommé « Eutychès », 2e siècle, New York, Metropolitan
Museum of Art.

Il semble avoir les yeux un peu perdus. C’est le cas de façon générale, même si certains de
ces portraits sont plus accueillants par rapport à notre tendance à nous sentir regardés.
Tefnin.
1.1.1. Modalités du regard dans un d’optique médiéval
Il y a donc des rapports avec la figuration du Christ dans l’art chrétien. On va mettre en
exergue le fait que, plus que d’être vraiment regardé personnellement par l’image, on parle
d’un regard qui nous interpelle mais nous traverse et on n’est pas le terme ultime du regard
jeté par les défunts qui n’appartiennent déjà plus au même plan de réalité que le nôtre.

Anonyme, Dyptique de la Vierge et de l’Enfant trônant et de la Crucifixion, 1275-1280,


Chicago Art Institute.

Il s’agit d’un dyptique portatif de petite dimension (38x38cm) et destiné à la dévotion


privée, de style byzantinisant. On voit que sur le volet droit, il y a une crucifixion avec la
Vierge et saint Jean l’Évangéliste avec une iconographie habituelle et il y a deux anges
dans la partie supérieure. Le volet gauche montre la Vierge trônant, ainsi que deux anges et
un personnage qui est le commanditaire de l’oeuvre. L’oeuvre va être intéressante dans la
mesure où on a un motif du regard qui peuvent être comprises selon cinq modalités
différentes. Si on s’intéresse à la partie supérieure droite, on a les deux anges qui regardent
le Christ en croix en se lamentant, comme l’indique leur gestuelle. Ils ont la tête penchée et
se tiennent le visage d’une main. Nous pouvons les considérer comme des modèles
spectatoriels transcendants puisque ce sont des anges et qu’ils regardent la scène depuis le
ciel. C’est le Christ sous sa modalité humaine et on le regarde depuis les cieux. Dans la
mesure où l’objet de leur regard est la divinité, on peut dire que c’est ambivalent. Ils
restent dans le même plan ontologique que ce qu’ils regardent mais si on considère qu’on a
affaire à la crucifixion comme évènement historique et qu’on met en jeu la modalité
humaine de la divinité, alors on peut dire qu’on ne se situe pas dans le même plan
ontologique. De l’autre côté, du côté gauche, il y a de nouveau deux anges qui sont
Raphael et Gabriel à droite. Ils sont identifiés par des inscriptions et ils ne volent pas. À
droite, Gabriel regarde vers la Vierge à l’enfant et Raphael regarde le spectateur de l’image et
l’invite à l’adorer la Vierge à l’enfant. On a deux modalités différentes. Le geste scopique
de Raphael va de la transcendance vers le monde d’ici-bas. Sur le côté gauche du volet en
bas, il y a un homme en habit rouge qui regarde le groupe marial en tendant les mains et ça
n’est pas un geste de prière (les mains jointes) mais de l’adoration et il faut peut-être
comprendre qu’il adresse à la Vierge une supplique, une demande. Alors que Raphael
regarde le spectateur depuis la transcendance céleste, le personnage en rouge regarde vers
la transcendance depuis sa condition de simple mortel qui appartient au monde d’ici-bas. Il
ne regarde pas la Vierge à l’enfant en tant que personnage réel qui pourrait voir, il arrive
1300 ans plus tard donc il ne peut pas la voir physiquement mais d’une autre manière. On
a quatre modalités différentes et on en a une cinquième qui correspond au regard de la
Vierge et de l’enfant qui regardent face à eux mais avec un regard légèrement déporté vers
notre droite alors que leur position est strictement frontale. On peut dire que par rapport au
« regard » des divinités archaïques dont on retrouve des équivalents dans l’art médiéval, ce
regard est un regard dirigé. Il n’est pas figé dans une espèce d’attitude abstraite et ce sont
des figures qui dirigent leur regard et regardent véritablement. On peut très bien avoir les
yeux ouverts sans rien regarder de particulier. Autre chose est de diriger son regard et c’est
ici le cas. Ils portent leur attention visuelle dans une direction relativement déterminée
alors que les portraits du Fayoum sont assez ambigus. C’est tout le sens du fait que les
yeux de ces figures, en particulier celle du Christ, ne sont pas au centre des orbites et c’est
une manière d’indiquer qu’il dirige son regard. On a une divinité qui regarde le spectateur.
Que recouvre ce « nous » en particulier ? Peut-être que la meilleure façon d’interpréter ce
motif est de dire que ces figures trônant dégagées de tout contexte narratif et de tout espace
défini, il faudrait considérer qu’elles regardent leur royaume et leurs sujets mais aucun en
particulier et quelles sont là pour la chrétienté et donc pour tous les fidèles. Le Christ
enfant trône dans le giron de sa mère comme sur un trône et la Vierge est elle-même sur un
trône. C’est le thème de la mère comme trône de l’enfant Jésus. D’une certaine manière, il
regarde ses sujets et fait le geste de bénir. Il accorde sa bénédiction à celui ou celle qui
regarde l’icône. Il ne bénit personne en particulier car il n’y a personne en face de lui mais
potentiellement tous ses fidèles. On ne doit pas considérer qu’il ne s’adresse qu’à ses
commanditaires et ce dernier n’est pas face à eux mais sur le côté et il y a une différence
de plan entre eux et il n’est pas à la même échelle. Effectivement, les fidèles qui regardent
l’icône, outre qu’ils se trouvent hors représentation, ne se situent pas sur le même plan
ontologique que les figures divines et il est vrai qu’en raison de la directionalité de ces
figures, il nous est impossible de ne pas nous sentir visés par leur regard. Ça devait aussi
être le cas pour un spectateur de l’époque mais il fallait comprendre qu’on était visé par le
regard de la divinité comme tout un chacun dans la chrétienté. Le regard ne se
destine pas spécifiquement à quelqu’un en particulier.
On a une divinité qui est isolée dans l’espace abstrait du fond d’or et qui se situe ailleurs
que sur terre, ailleurs que simplement face à nous mais qui néanmoins dirige son regard
vers nous. On voit la subtilité des analyses auxquelles on est conduit dans ce genre de
représentations. On comprend que les choses vont se passer de manière différente à partir
du moment où l’image sera conçue d’une manière à donner l’impression d’une continuité
entre le monde représenté et le monde extra-iconique donc à partir du moment où l’image
se présentera comme l’extension fictive d’une image réelle auquel appartient le spectateur
mais ça n’est pas le cas ici. Cette impression de continuité spatiale passe par la domination
du paradigme mimétique à partir duquel l’image est censée imiter le monde physique, le
monde extérieur et passe plus spécialement par le développement de la perspective. Si on
compare cela à une image d’un peintre flamand du 15e siècle, on voit la différence qui
sépare la manière de figurer les choses. On a l’impression forte d’une continuité spatiale
entre notre monde et celui de l’image. C’est un espace fictif qui est homogène par l’espace
à trois dimensions du spectateur.

1.1. Implication du spectateur et réflexivité de l’image

Cette illusion de continuité conduit à parler de la deuxième condition du


déploiement de la thématique du regard et des rôles spectatoriels en peinture qui est
l’implication du spectateur dans l’image représentée. L’implication imaginaire signifie que
l’on se projette en imagination à l’intérieur de la scène, en franchissant en imagination la
frontière entre le monde en image et le monde réel. Cette implication est possible à partir
du moment où l’image est mimétique et où l’espace figuratif est traité comme une
extension de l’espace réel à trois dimensions. La troisième hypothèse est à mettre en
relation avec le concept de méta-peinture tel que développé par l’historien d’art Victor
Stoichita dans son ouvrage devenu un classique de la littérature de l’histoire de l’art,
L’instauration du tableau : Méta-peinture à l’aube des Temps Modernes (1993). En effet,
on doit considérer que la thématisation du regard dans la peinture est indissociable d’un
positionnement réflexif de l’image moderne. Il montre que l’apparition du tableau comme
catégorie spécifique de l’image peinte est fondamentalement liée au développement d’une
conscience réflexive de l’image, au fait que l’image se réfléchisse et s’auto-représente en
quelques sortes. Le tableau participe d’une réflexion de la peintre sur elle-même, d’une
auto- compréhension de la peinture et d'une thématisation par la peinture et même, de sa
propre nature. Si l’image se thématise elle-même, parle d’elle-même, se comprend elle-
même et dit des choses à propos d’elle-même, alors elle doit aussi parler du regard qu’elle
implique. De fait, très souvent, l’image moderne, le tableau, va se montrer comme étant
déjà vu de l’intérieur, déjà regardé de l’intérieur. En un sens, comme étant par principe
toujours déjà comme image d’elle- même. À ce sujet, Stoichita analyse plusieurs
dispositifs à travers se formulent cette auto- compréhension de l’image et cette auto-
thématisation de l’image parmi lesquels il y a la porte, le miroir, les scènes d’atelier,
l’autoportrait, tout ce qui a accès au cadre, au seuil et à l’image dans l’image, donc au
second degré. Le premier est la figure du spectateur qui est abordée en s’appuyant en partie
sur un ouvrage d’une historienne appelée Françoise Siguret qui avait publié L’oeil surpris
(1985). Ce qui va être vu ici est redevable de Stoichita au niveau de la méta-iconicité et de
la méta-picturicité. On peut utiliser le premier terme si on vise l’image dans sa généralité et
le second si on vise plus particulièrement l’image peinte. La quatrième condition, les rôles
spectatoriels, il s’agit de voir comment l’image elle-même ou la façon dont elle est mise en
scène attribue au spectateur un rôle plus ou moins défini, un rôle au sens quasi-théâtral du
terme. On en a parlé notamment au niveau des images d’infamie. Effectivement, très
souvent l’image moderne invite le spectateur à se positionner quant à sa manière de
regarder, particulièrement d’un point de vue moral. Elle définit aussi les types de regard et
les types de regardeurs en les différenciant et en les opposant les uns aux autres. Il y a par
exemple, le curieux, le voyeur auquel on va s’intéresser particulièrement. Il y a aussi le
sadique qui se réjouit de voir des personnes tourmentées comme on l’a vu dans le texte
ancien dont on a parlé. Il y a l’ennemi, le témoin attentif ou inattentif, celui qui est là mais
qui ne voit rien, l’indifférent. Il y a aussi le visionnaire, celui qui a des visions et qui voit
autre chose que ce qui est accessible au commun des mortels. Le saint en extase, et
Stoichita a écrit un livre à ce sujet et il montre comment dans les tableaux qui représentent
des scènes de visions mystiques, le visionnaire voit quelque chose et un autre personnage
qui n’est pas visionnaire qui voit le visionnaire en train de voir mais qui ne voit pas ce qu’il
voit lui. Il y a une différenciation des rôles qui est thématisée dans cette peinture. Dans tout
cela, il faudrait s’efforcer ce qui relève du contenu de l’œuvre et de ce qui relève de sa
mise en scène ou de sa présentation dans un cadre ex positionnel déterminé. Ces différents
aspects (les rôles, la méta-peinture,…) sont tous liés entre eux et il est difficile de les
distinguer pédagogiquement.

2. Une Sainte famille de Jordaens

2.1. Thématique générale

On va commencer à s’intéresser à un tableau qui se trouve au musée de Bruxelles.


On trouve déjà plusieurs éléments desquels on vient de parler. Le thème général est l’union
du Christ, accompagné de ses parents, et le précurseur, saint Jean-Baptiste, présenté par sa
mère Elisabeth à la sainte famille. L’image représente deux générations de personnages du
Nouveau Testament, la première se subordonnant à la seconde. La génération du Christ et
de Jean-Baptiste d’une part et la génération de leurs parents de l’autre. Ce double lien de
transmission générationnelle et de subordination apparaît assez clairement. On a Jean-
Baptiste et sa mère du côté gauche et on voit aussi que sainte Elisabeth apparaît plus petite
que la Vierge. Il n’y a pas d’isocétalie (?). La Vierge est tirée vers le haut par la présence
de ce chapeau de romanichelle censée lui donner une allure orientale et qui lui constitue
aussi une auréole cachée du même genre que l’auréole de la Madone du Maître de
Flemalle. Il y a donc une relation de succession et de subordination. Sainte Elisabeth est
plus âgée que la Vierge mais elle est en dessous et il y a aussi une relation de
hiérarchisation entre le Christ et Baptiste. Le Christ l’accueille en l’embrassant et le
reconnaît au fait qu’il se trouve sur une peau de chameau ou sur un tissus en poil de
chameau. Sa peau est aussi plus foncée que celle du Christ et c’est une allusion anticipative
à la vie de Baptiste qui se fera ermite dans le désert et qui, à l’âge adulte est toujours
représenté barbu, hirsute, avec un teint halé et une peau de chameau car il vit dans le
désert. Dans le système de la peinture classique et baroque, l’opposition d’une peau
claire et d’une peau foncée représente souvent, quoi que pas toujours, une opposition
hiérarchique. On peut penser aux portraits de nobles dames accompagnées de
servantes qui ont toujours la peau foncée. Quant au Christ enfant, il est le seul personnage à
irradier et il projette une lumière qui vient de lui et il est baigné d’une lumière propre et auto-
produite et on voit une auréole, une lumière intense qui émane de lui et c’est aussi le seul
personnage dont le visage apparaît de face donc en condition iconique et ces deux
éléments, luminosité particulière et présentation de face, indiquent qu'il est le personnage
principal de la scène. On peut remarquer la présence d’une tonnelle recouverte d’une
plante grimpante qui encadre la scène dans la partie supérieure du côté gauche, ainsi que
d’une corbeille de raisin qui est posée sur un pilier au premier plan. Enfin, on remarque le
motif du chat au tout premier plan à droite et on voit qu’il commet un méfait car il fait
basculer une cage à oiseau en osier à l’intérieur de laquelle on discerne un volatile
prisonnier. On voit aussi de l’eau qui coule de l’abreuvoir de l’oiseau.

Cours 3 – 11/10/2023

Jacob Jordaens, Sainte famille avec sainte Elisabeth et saint Jean-Baptiste, c. 1615, Musées
Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles (cat. Exp. Jacob Jordaens, Musée des Beaux-Arts
d’Anvers, 1993).

2.1. Le motif du chat


Le motif du chat a une signification symbolique et allégorique. Dans la peinture nordique
de la première moitié du 17e siècle, on rencontre assez souvent le motif du chat qui
endosse le rôle d’un symbole maléfique et qui renvoie de manière plus ou moins définie à
la présence du diable dans le monde. On a deux critères, l’un qui tient au corpus de la
peinture flamande de la première moitié du 17e siècle et l’autre qui tient au contexte de
l’image et la combinaison de ces deux critères permet d’autoriser la lecture symbolique. Si
on avait un chat dans un autre contexte et dans une peinture qui ne relève pas de ce corpus,
il pourrait avoir une autre signification ou ne pas en avoir. Ça pourrait être un simple motif
naturaliste ou pittoresque. La signification est très claire et on peut dire que le chat
symbolise l’ennemi de dieu, le diable, qui essaie de s’emparer des âmes prisonnières du
corps et du monde sensible et il essaie de les faire chuter dans le péché et ainsi de les
empêcher de rejoindre le royaume divin par delà le monde d’ici bas et ses tentations.
L’idée de l’âme prisonnière du corps remonte aux Grecs. Il y a bien une allégorie car il y a
plusieurs éléments symboliques qui correspondent chacun à une signification et
l’ensemble de ces significations étant liées les unes aux autres. La cage symbolise
le corps avec les attachements sensibles du corps, l’oiseau représente l’âme prisonnière
de ce corps, la chute de la cage renvoie à la chute dans le péché et le chat renvoie à la
figure du diable. On a un symbole complexe avec une signification permaterme, non pas
seulement une correspondance globale mais articulée autour de différents motifs qui
constituent un ensemble cohérent.

2.1. Ex-cursus : deux erreurs de lectures

Ces erreurs ont été commises par les auteurs du catalogue de l’exposition consacrée à
Jordaens, tenue à Anvers en 1993. C’était une grande exposition dont le catalogue était
richement illustré. Ces deux erreurs sont assez grossières. Il y a tout d’abord la plante
grimpante visible à l’arrière-plan. Les auteurs disent qu’il s’agit de lierre qui symboliserait
l’attachement au Christ car le lierre est une plante grimpante et, d’autre part, parce que le lierre
est une plante dont les feuilles ne tombent pas et qui restent toujours vertes. Le problème est
que, d’une part, on voit très nettement que ces feuilles se recroquevillent et qu’elles ont des
lobes qui sont découpées. Ce sont des feuilles tri-coupées et le bord des lobes n’est pas
rectiligne. D’autre part, on remarque la présence de vrilles végétales que le lierre ne
possède absolument pas. La plante qui présente ces caractéristiques est la vigne et non pas
le lierre. Du point de vue de la lecture du motif de premier degré, la correction est facile à
faire. Il s’agit d’une question de botanique élémentaire. Il y a également la symbolique qui
entre en compte. En bas à droite sur le pilier, on a remarqué la corbeille de raisins et ce
motif est symbolique et constitue un renvoi tout à fait clair à l’eucharistie en vertu d’un
code allégorique qui s’est mis en place très tôt au début de l’ère chrétienne, en conformité
avec le texte des Évangiles : « Buvez car ceci est mon sang », transformation du vin en
sang du Christ au cours du rituel de la messe. La symbolique eucharistique a tout à fait sa
place dans un tableau qui représente le Christ. La vigne peut constituer un écho figuratif
donc la signification symbolique est assurément pertinente et aussi plus centrale, plus
importante et plus en rapport avec le sujet que celle du lierre. De fait, le symbolisme de la
vigne, qui du point de vue symbolique remonte à l’art paléo-chrétien, se rencontre très
souvent dans la littérature et dans l’iconographie chrétienne et ce symbolisme encadre
toute la scène par l’arrière, par l’avant, à gauche et tout à droite. Nous sommes pris en étau
dans cette symbolique eucharistique. Cette interprétation est tout à fait cohérente par
rapport à l’analyse globale que nous avons proposée. Même si on peut considérer que
Jordaens a pris des libertés avec la botanique, la symbolique de la vigne s’imposerait car
elle cadre beaucoup mieux avec le contenu de l’image dans son ensemble.
Le second motif qui appelle un raisonnement identique et une correction de ce que
disent les auteurs du catalogue d’Anvers, c’est l’oiseau qu’on discerne à peine. Il s’agirait
d’un chardonneret, selon le catalogue d’Anvers. On rappelle dans la notice qu’un tel
oiseau, nommé ainsi car il se nourrit de graines de chardon, est un symbole du sacrifice du
Christ par le lien avec la couronne d’épines. On aurait ici un sois-disant chardonneret qui
constituerait un symbole anticipatif du sacrifice du Christ. D’un certain point de vue, cela
n’est pas complètement absurde car souvent, dans les représentations de la Vierge à
l’enfant ou des saintes familles, comme La Fuite en Égypte, on a des motifs qui font
allusion à la Passion à venir du Christ et il est vrai aussi que le chardonneret joue parfois le
rôle d’une telle allusion. Dans le cas présent, on peut dire que l’interprétation ne fonctionne
pas du tout et on ne voit pas du tout assez l’oiseau pour reconnaître l’espèce dont il s’agit.
De ce point de vue, l’hypothèse s’avère gratuite au minimum. En outre, il se trouve que le
chardonneret est un oiseau facile à reconnaître et à caractériser : il suffit de mettre une
tache rouge sur la tête, une espèce de « z » jaune vif sur les ailes et un plumage brun et
blanc. Ce que l’on voit de l’oiseau n’incite pas à penser qu’il s’agit d’un
chardonneret. Le plumage laisse juste apercevoir une légère nuance bleutée. On a un
autre tableau de Jordaens que voici où on retrouve le motif de la cage mais ici, à la
différence de l’exemple précédent, la cage a été ouverte et l’oiseau s’envole vers le Christ
qui tend la main vers lui et il s’apprête à se poser sur le doigt de l’enfant. On retrouve saint
Jean-Baptiste avec sa peau de chameau qu’il a sur lui cette fois-ci. Les auteurs du
catalogue veulent voir ici aussi un chardonneret mais cela est impossible.

Jacob Jordaens, La Vierge à l’enfant avec saint Jean-Baptiste et ses parents (Raleigh,
North Carolina Museum of Art), c. 1616- cf. cat. Anvers
1993.

Dans la peinture italienne, le chardonneret est un motif courant, comme nous pouvons le
voir dans le tableau ci-dessous.

Raphaël, La Madone au chardonneret (Florence, Uffizi), c. 1507).


Du point de vue de l’identification du motif, cela ne fonctionne pas mais la lecture
symbolique ou allégorique se révèle tout aussi insatisfaisante, cela dans les deux saintes
familles dont on a parlé. Les auteurs du catalogue nous disent que le motif aurait une
double valeur allégorique : l’âme serait libérée et s’envole vers dieu et d’autre part, la
figuration du martyre du Christ. Les symboles de pouvoir s’agglutinent généralement aux
autres et forment des unités complexes mais ici les deux significations ne se combinent pas
selon une certaine logique du symbole. Elles sont antinomiques. Si c’est l’âme du fidèle,
comment peut-il symboliser le Christ ? Ce n’est pas un chardonneret mais c’est bien l’âme
du fidèle qui s’est libérée du corps et qui va à la rencontre de la divinité. Le scénario est
optimiste, l’oiseau est libéré et vole vers dieu alors que dans la sainte famille de Bruxelles,
nous avons ce qu’on pourrait appeler un scénario pessimiste car l’oiseau, prisonnier dans
sa cage, est en train de tomber vers les griffes du chat. On est dans une thématique de la
chute et du salut mais le salut n’est jamais garanti. Notons que dans La Vierge à l’enfant
avec saint Jean-Baptiste et ses parents, le Christ porte une couronne de fleurs et on a une
allusion à la Passion et à la couronne d’épines. La couronne de fleurs rime de par sa forme
avec la coiffure tressée de la Vierge, il y a un lien qui s’établit de cette manière. Cette
interprétation serait d’ailleurs problématique car on pourrait dire que le diable s’empare du
Christ étant donné que l’oiseau va se poser sur sa main. Le raisonnement symbolique
permet d’écarter cette lecture.

2.1. Modèles spectatoriels


À présent, nous allons aborder le thème des modèles spectatoriels. Dans le cas qui nous
occupe (Sainte famille avec sainte Elisabeth et saint Jean-Baptiste, Jordaens), ce sont les
personnages saints qui jouent eux-mêmes le rôle de spectateurs idéaux et qui fournissent,
au spectateur du tableau lui-même, des modèles. C’est particulièrement flagrant en ce qui
concerne la figure de saint Joseph qui se penche sur sa cane pour mieux voir l’enfant et la
rencontre entre saint Jean-Baptiste et le Christ. Il est vraiment un regardeur, tout son
langage corporel traduit une implication visuelle dans ce qui est en train de se passer et
c’est la même chose pour la Vierge qui regarde l’enfant. Dans l’iconographie de la Vierge à
l’enfant, de la nativité, de la sainte famille, etc., déjà au moins depuis le 15e siècle, la Vierge
est en quelque sorte montrée comme proto- spectatrice du Christ. Elle est la première à
avoir vu le Christ et très souvent elle regarde l’enfant, ce qui est logique pour une jeune
mère. C’est donc elle qui, la première, a vu ce que les personnages impliqués dans
l’histoire sainte ont vu aussi et que leurs descendants ne peuvent plus voir in vivo mais en
image. On a là deux modèles spectatoriels avec une modulation nuancée, subtile mais
perceptible quand même : le type de regard n’est pas le même selon que ce soit la Vierge
ou saint Jean-Baptiste qui soit concerné. La Vierge a un regard avec un très léger sourire et
une expression mélancolique, allusion à la Passion du Christ. On suggère qu’elle pressent
déjà la mort du Christ. Alors que saint Joseph, regarde davantage comme un curieux
attendri et il y a quelque chose de plus humain, de moins mystérieux. La figure de saint
Joseph, dans l’art du 15e siècle, du 16e et un peu moins du 17e siècle où on a essayé de
revoir la manière de le considérer, on a encore quelque chose de cette façon qu’on avait de
montrer saint Joseph comme un personnage un tout petit peu ridicule. Il s’occupe de menus
détails, une chaussette ou il fait quelque chose comme ça. Il ne se dégage pas de la
dimension pratique de l’existence quotidienne. Il est représenté comme quelqu’un de
simplet, d’à côté de la plaque. Il reste quelque chose de ça ici avec une manière plus
humaine de regarder. Il y a donc deux types de regards différents. On devrait s’entendre sur
le choix des mots. Il faudrait parler de spectateur uniquement pour celui qui regarde le tableau
et parler de regardeur interne lorsqu’il s’agit de figures qui regardent à l’intérieur de la
scène. Le regardeur extra-iconique, le spectateur du tableau, se retrouve en quelques
sortes comme un participant parmi d’autres au sein d’un groupe de figures qui regarde, au
sein d’une activité scopique collective en quelques sortes. Néanmoins, la position du
spectateur du tableau, du regardeur extra-iconique est nettement associée aux modèles qui
lui sont proposés mais nettement distinguée de ces modèles.

2.1. Dispositif méta-iconique. L’image dédoublée

Revenons au motif du chat et à sa position dans le champ et dans l’espace de l’image. C’est
le motif qui est situé le plus bas, le chat est encore plus bas que saint Jean-Baptiste et c’est
celui qui est situé le plus en avant, vers le spectateur donc le plus proche spatialement
parlant du spectateur. Il est un cran plus proche de nous que saint Jean-Baptiste car ce
dernier est à peu près à hauteur du pilier et le chat est devant le pilier. On peut dire que le
motif est le plus proche de la limite esthétique, c’est-à-dire l’espèce de plan invisible qui
sépare l’espace du monde réel où se trouve le spectateur et l’espace fictif qui se trouve
dans l’image. Il y a différentes manières de considérer l’endroit exact où se trouve cette
limite. On peut dire par exemple que la limite se trouve juste contre le chat. C’est le motif qui
se trouve le plus près de cette limite esthétique. Il est d’ailleurs coupé par le cadre de l’image
et, mieux encore, il se trouve séparé de l’espace qu’occupent les personnages saints par ce
fameux pilier sur lequel reposait la cage avant qu’elle ne soit précipitée par terre. Ce pilier
dont on ne voit qu’une partie, on peut considérer qu’il fait, d’une certaine façon, partie du
cadre de la représentation. Si on suit ce raisonnement, alors le chat fait partie de notre
espace à nous, il sort de l’espace fictif d’une certaine manière et donc on a la face
antérieure de ce pilastre qui fait un petit pan de mur apparenté au cadre et qui rejette alors
le chat fictivement dans notre espace à nous. Il est fictivement dans notre espace réel, le
chat est fictivement non-fictif. Par sa position, il nous sépare de ces figures divines qui
composent la sainte famille. On a en tout cas un élément architectural qui marque la limite.
C’est la fonction fondamentale de ce pilier. Il sert à marquer une frontière et ainsi à opérer
une espèce de régulation de la projection spectatorielle. Cela signifie qu’on a une image
qui est formulée dans un langage illusionniste avec un espace qui est de même nature que
l’espace réel. Il y a une espèce de continuité spatiale contrairement au fond d’or. Cet
espace qui est immédiatement ouvert comme une fenêtre ou comme une porte qui nous
donne accès à la scène, invite le spectateur à se joindre immédiatement à la sainte famille,
à entrer dans le monde où elle se trouve et à les rejoindre. Par projection imaginaire, nous y
sommes accueillis par le Christ tout comme saint Jean-Baptiste est accueilli par le Christ et
saint Jean-Baptiste nous tourne le dos et dès lors, il occupe une position similaire à celle
du spectateur qui fait face au tableau. On peut être tenté de se projeter à la place de
spectateur comme le saint accueilli par le Christ. Ce dernier accueille Jean-Baptiste et, par
voie de conséquence, accueille aussi le spectateur. On est accueilli par dieu et les choses ne
sauraient être plus favorables, notamment avec ce relai spectatoriel que constitue la figure
du saint qui occupe la même position que nous. On a la différence d’éléments qui
favorisent, stimulent la projection du spectateur à l’intérieur de la scène. Pour un fidèle qui
regarde le tableau, quoi de plus désirable que d’entrer dans le monde de la fidélité, quoi de
plus désirable que d’être accueilli par le sauveur. En même temps, bien qu’il y ait cette
aspiration, il y a ce motif qui marque la limite et qui tend à faire comprendre que ça n’est
pas aussi simple que cela. Il y a un seuil à franchir. Non seulement il y a cet élément, cette
espèce de borne-frontière qui sépare le monde représenté du monde extra-iconique du
monde réel, mais en plus, à l’endroit de cette frontière, il y a cette figure maléfique du chat
qui vaque à ses occupations et qui fait chuter l’âme et qui s’oppose victorieusement au
sauveur qui est là pour racheter les âmes. C’est en cela que ce motif est un régulateur de
projection spectatorielle car d’un côté, nous sommes aspirés et encouragés à nous dire que
tout va bien et on entre dans l’image mais de l’autre, on a ce motif qui va exactement dans
le sens contraire et qui nous dit que nous ne sommes que des pêcheurs prisonniers de nos
appétits corporels et les victimes désignées du malin. On peut dire que la figure du chat
articule deux espaces d’un point de vue métaphysique. Il y a deux plans qui sont
métaphysiquement distincts avec le plan de l’ici bas où le diable menace sans arrêt, guette
les âmes de chacun et on a un plan plus dans la profondeur qui est celui où le diable cesse
ses activités et ne règne plus. On peut dire ici qu’on a la représentation d’un espace qui est
le nôtre et qu’il va s’agir de franchir. Il y a une articulation qui met le spectateur devant un
défi, une épreuve et il faudra franchir une frontière, une limite. L’espace de l’image dans
son ensemble constitue une sorte de métaphore de l’articulation métaphysique entre les
deux plans de réalité : le monde humain (ici bas) et le monde divin (au-delà). La séparation
n’est pas complète, surtout le côté droit où il y a une ouverture. On n’est pas découragés, ni
rejetés définitivement dans l’ici bas mais on n’est pas non plus automatiquement avec dieu
sans autre difficulté. Il y a cette barrière à franchir. Enfin, on peut dire qu’en accentuant la
séparation de l’espace interne et de l’espace externe, la présence du pilier et du chat tend
également à situer la scène principale sur un plan second. Un peu comme si tout le groupe
des personnages et l’espace que ceux-ci occupent constituaient une image dans l’image,
une image de second degré. Ici, c’est assez discret car si on avait que cet exemple-ci, ce
que nous venons de dire serait forcé et arbitraire mais on a un espace figuratif qui
fonctionne en se scindant lui-même en partie, en se divisant en deux. Ce qui lui permet de
venir s’accrocher d’une part à l’espace réel avec ce chat en quasi-trompe-l’oeil et de
l’autre, d’ouvrir sur un espace interne, celui de la transcendance divine tout en ménageant
une espèce de figuration métaphysiquement hiérarchisée entre les deux espaces. Ce qui est
très important est aussi qu’il y a donc le motif du chat mais sa position est très importante.
La situation dans le champs et dans l’espace de la représentation, la position topologique
du chat a un sens elle- même. Il a trait à cette limite esthétique et à son interprétation en
termes esthétiques. C’est aussi la raison pour laquelle le chat a une valeur symbolique qui
dépasse le rejet un peu facile de l’allégorie pieuse. Le chat, c’est le diable mais c’est
beaucoup plus que ça et c’est aussi une articulation, une espèce de charnière entre ces deux
espaces.

3. Le dédoublement méta-iconique

Cette idée de scission de la représentation est une chose qui est au cœur de
l’ouvrage de Stoichita et il montre que, de façon très diversifiée mais quasiment
systématique, la peinture des 16e et 17e siècles met en application ce principe de scission,
de dédoublement méta-iconique ou méta-pictural de la représentation. Nous allons en voir
toute une série d’exemples et on va constater qu’il y a différentes manières de faire
fonctionner ce principe qui entretient naturellement des relations extrêmement étroites
avec la rhétorique du cadre et avec la thématisation du regard, les deux étant
indissociables. Jordaens lui-même l’a mis en oeuvre à maintes reprises, notamment dans
cette sainte famille de Raleigh en Caroline du Nord.
On a ici aussi un côté gauche qui est ouvert et du côté droit, un élément qui marque la
frontière : c’est le bord et l’accoudoir du siège en osier sur lequel la Vierge est assise. Le
siège redouble le cadre et constitue un deuxième cadre. Si ceci est une sorte de cadre, alors
ce qui se trouve derrière est une image d’image. Ça n’est explicite que du côté droit car on
n’a pas tout ça du côté gauche et ce n’est valide que si on a l’idée d’associer cette zone du
fauteuil en osier au cadre du tableau. Cela fait ici comme un deuxième cadre et comme ce
cadre est lui-même représenté, ce qui est derrière est une représentation de représentation.
C’est suggéré et de manière conditionnelle car personne n’est obligé de concevoir ce bord
du fauteuil comme un deuxième cadre. En tout cas, c’est un évènement qui marque la
limite et on est dans une figuration plus optimiste. Cet optimiste est discrètement tempéré
par cet élément séparateur qui rappelle qu’il y a une limite. Il est tout à fait essentiel de situer
ce genre d’exemples à l’intérieur d’un corpus, sans quoi il serait impossible de valider cette
lecture méta-iconique. Si on avait pas en tête plusieurs séries d’images dans lesquelles la
rhétorique méta-iconique fonctionne de manière beaucoup plus claire et beaucoup plus
complètes qu’ici, alors la lecture serait forcée. On peut dire que cet exemple-ci et le
précédent, actionnent cette rhétorique méta-iconique sur le mode de l’ellipse. C’est une
façon de dire quelque chose en raccourci, en supprimant certains des termes qui sont
nécessaires pour comprendre l’idée. On met un certain nombre de choses entre
parenthèses. La formulation du principe méta-iconique est elliptique car elle se borne au
côté droit de l’image.
Il y a des exemples ou c’est moins elliptique ou dans lesquels ça ne l’est pas du tout et où
on a tous les termes.

Un exemple de formulation moins elliptique est celui ci-dessous


Jacob Jordaens, Servante avec un panier de fruits
devant deux amants (Glasgow Art Gallery), ca. 1630)

Le dédoublement méta-iconique est beaucoup plus net, beaucoup plus appuyé. La


composition montre deux amants avec un homme qui passe le bras autour de l’épaule de la
dame et ils ont l’air de s’amuser. Il faut comprendre qu’ils se trouvent probablement dans
le prélude à de joyeux débats et ils sont surpris par une servante qui regarde le spectateur et
qui implique ainsi le spectateur en faisant un témoin de ce qui est en train de se passer : «
regardez ces deux-là, vous les avez vus ? ». On a un regard de cette servante qui sourit, elle
trouve ça drôle et il est directionnel. Les yeux sont tournés vers nous. Nous sommes là
dans une position qui est celle d’un acteur potentiellement impliqué dans la scène et dans
l’action. Rappelons-nous du dytique italo-byzantin avec le regard de Jésus qui était
directionnel mais il n’y avait pas la continuité spatiale, il y avait une formulation totalement
appuyée de la différence entre l’ici-bas d’où se situe le spectateur et l’au-delà de la divinité.
Il n’y avait pas cette possibilité d’un passage en douceur. Celui auquel s’adressait ce regard
était vu par l’oeil de dieu et était métaphysiquement catégorisé comme une créature de dieu
et ça n’est pas le cas ici car le spectateur est catégorisé implicitement comme un
personnage du même rang que cette servante, comme quelqu’un qui pourrait faire partie
de l’espace domestique comme le propriétaire des lieux ou une autre personne qui se
trouverait dans cette maison. On peut dire que, contrairement à ce d’optique, le spectateur
est impliqué et vraiment attiré à l’intérieur du monde de la représentation et il se situe sur
un plan métaphysique qui est identique. Elle nous regarde. Elle porte un lourd panier de
fruits dans lequel il y a des raisins et ils n’ont pas de signification eucharistique mais c’est
le raisin bachique, de l’abondance terrestre. On a une figure de satyre et on est dans la
thématique bachique et chrétienne par un chemin détourné car on montre le chemin du
pécher en train de se préparer et d’avoir déjà lieu un petit peu. On trouve souvent des
perroquets qui signifient l’attachement aux biens terrestres, au plaisir des sens, etc. Or, on
voit que cette scène avec les deux amants se trouve dans l’encadrement richement décoré
dans un style tout à fait baroque qui est, ou bien celui d’une grande fenêtre, ou bien celui
d’une porte. On a cette ouverture qui est encadrée et cette ouverture semble faire comme le
cadre d’un tableau qui représenterait ces deux amants qui est devant la scène et non dedans
et qui regarde déjà depuis la scène ce que nous- mêmes nous voyons. Il y a une méta-
iconicité car on a le cadre dans le cadre et on a aussi l’image qui est vue de l’intérieur. Elle
ne regarde pas les amants mais elle vient de les voir. Elle est un relai spectatoriel avec une
modalisation ici aussi du regard et ça n’est plus le regard de saint Joseph ni le regard de la
Vierge mais c’est le regard de l’amusement inconscient : comme c’est drôle le péché,
comme c’est amusant. C’est aussi un regard qui pousse le spectateur à se positionner d’un
point de vue moral. On reviendra sur l’image comme dispositif amenant le spectateur à se
situer moralement par rapport à ce qu’il voit. Devrions-nous nous poser quelques questions
?
Ce positionnement moral est particulièrement appuyé dans les scènes de voyeurisme et
on a une série de thèmes iconographiques qui tournent autour de ça, du regard du voyeur,
du regard voyeuristique. Ici on a déjà un bel exemple avec un autre tableau de Jordaens

Jacob Jordaens, Suzanne et les vieillards, 1653, Copenhague, Statens Museum for Kunst.

L’histoire est celle de Suzanne qui est une chaste jeune femme qui prend son bain et elle
est épiée par deux vieillards lubriques qui vont, parce qu’elle s’est refusée à leurs avances,
l’accuser d’avoir péché et ils vont être condamnés pour ce faux témoignage et cette fausse
accusation. On a une réthorique méta-picturale qui fonctionne à plein régime. On voit la
baignoire qui est située parallèlement à l’axe de l’image et qui est bordée par une tablette
sur laquelle sont posés un certain nombre d’objets, de parures et de bijoux luxueux, un
vase, un flacon à parfum, une soucoupe en cuivre et ce petit chien qui aboie. On a un
élément qui, de manière très claire et très explicite redouble le cadre dans la partie
inférieure et se présente comme une extension fictive du cadre. Il faut imaginer un cadre
autour car le cadre dans les peintures de cette époque était un organe fondamental. Sur ce
prolongement du cadre, sont placés un certain nombre d’objets qui renvoient au quotidien,
au matériel et au tangible. Ce sont des objets sur lesquels, en imagination, on peut mettre la
main et on a presque l’impression qu’on pourrait attraper ce collier ou ce vase. Les
éléments en trompe-l’oeil qui accrochent la conscience matérielle, quotidienne, tactile et
fréquemment, les peintres classiques situent ainsi tout près du bord des objets du quotidien,
des objets matériels, des ustensiles qui, par nature et par leur localisation et leur situation
topologique, appartiennent aussi bien à l’espace de la vie réelle qu’au monde de la
représentation fictionnelle. C’est une manière à la fois de signaler cette zone frontière et
d’offrir au spectateur une espèce de seuil pour faciliter ou freiner sa projection à l’intérieur
de la représentation. Du même coup, ce redoublement du cadre via le motif de la tablette et
des objets qui se trouvent dessus, tend à montrer la scène principale comme une image
dans l’image. On a ici l’élément de redoublement du cadre dans la partie inférieure mais
également sur le côté droit avec ce mur et on a aussi, voire surtout, un autre élément qui
convoque cette idée de dédoublement de la représentation dans le motif de la fenêtre qui
est approximativement de même proportion que le tableau dans son ensemble et qui est le
cadre à travers lequel s’exerce le regard des deux voyeurs. Ce cadre est censé marquer une
limite et cette limite est transgressée et franchie sans vergogne par ces deux vieux
lubriques qui épient Suzanne qui vient de se rendre compte de leur présence, bien qu’elle
ne puisse pas les voir et elle est avertie par les aboiements du chien qui les a vus et le
regard de ces hommes est fortement caractérisé d’un point de vue moral. D’abord par la
représentation caricaturale de leur physionomie et aussi et surtout par la gestuelle des
mains. Le regard du voyeur est celui qui va toucher et ils vont mettre leurs grosses pattes
sur le corps de Suzanne et leur regard fonctionne de cette manière-là. C’est le regard qui se
repaît de ce qu’on n’est pas censé voir et il va toucher et violer l’intimité avant même
qu’un contact physique ait pu avoir lieu. Il y a un phénomène extrêmement intéressant qui
est tout à fait en lien avec cette problématique du dédoublement méta-pictural et qui est
formulé deux fois ici : une première fois via l’encadrement dans la partie basse et sur le
côté droit et une deuxième fois à l’arrière à travers la fenêtre qui se présente comme une
sorte de champ pictural qu’on aurait traversé pour aller mettra la main sur Suzanne. Le
détail extrêmement intéressant, c’est la position de l’avant-bras, du coude du vieillard.
Jordaens se livre à une sorte de manœuvre rhétorique très osée qui consiste à produire une
contradiction spatiale qui est symboliquement significative car on voit le mur qui constitue
un redoublement du cadre sur le côté droit et qu’on associe spontanément au premier plan
de la représentation mais en même temps le coude s’appuie dessus comme si on avait une
espèce de nœud dans l’espace et c’est pertinent d’un point de vue symbolique car cela fait
du spectateur du tableau, potentiellement un autre voyeur car on la voie nue et on entre
dans son intimité. On a deux alter ego du spectateur, en tout cas du spectateur masculin.
Dans le jeu identificatoire, cela vaut pour le spectateur masculin. On pourrait s’intéresser à
la dynamique identification d’une spectatrice mais cela serait différent. Le regard voyeur
est bien un regard au masculin et le spectateur du tableau se retrouve ipso facto dans la
position de ce duo de voyeurs et il entre non par l’arrière mais par l’avant. La dynamique
est ici aussi intimement liée au dédoublement méta-iconique de la représentation, comme
dans la Sainte famille de Jordaens. Stoichita utilise le terme de méta-peinture qui a été
retenu à la traduction française du livre et l’expression en constitue même le sous-titre. On
peut avoir un intérêt à différencier ce qui relève du méta-iconique et du méta-pictural
comme nous l’avions déjà dit. Ici, on est plus dans le méta- iconique car c’est l’image
comme telle qui est en cause et pas spécifiquement l’image peinte. L’objet du livre est bien
de montrer que le tableau, comme catégorie d’image bien spécifique caractéristique de la
modernité est indissociable d’une auto-thématisation de la peinture et de l’image. Ceci peut
donc s’opérer de différentes manières et implique des enjeux symboliques variés tous très
importants et très fondamentaux. Limitons nous à ce qui a trait à ces effets de
dédoublement de la représentation mais cela ne constitue qu'un aspect dans la
problématique méta-picturale dans l’ouvrage de l’auteur
Rembrandt van Rijn, Le bon Samaritain, 1633, eau-forte et burin, collection William
Cuendet.

Voici une gravure qui représente le bon samaritain. C’est le samaritain qui a secouru un
blessé et il paie le tenancier pour qu’il s’occupe de lui. Nous avons au premier plan, un
anti- spectateur. C’est le contre-modèle spectatoriel absolu en la personne de ce chien qui
défèque sans honte et le dos tourné à la scène. Il est complètement en dehors et n’a aucune
conscience de la portée éthique et religieuse de l’évènement. Il est totalement un corps en
train d’accomplir ses fonctions organiques et il regarde d’ailleurs dans la mauvaise
direction. Il est à l’opposé de ce qu’il faut voir alors que nous avons un autre personnage
qui regarde la scène. C’est un bel exemple de relai spectatoriel. Il est d’ailleurs généralement
situé du côté gauche car c’est l’entrée du seuil de lecture qui va de la gauche vers la droite.
Ici, l’image est vue par quelqu’un et à travers l’encadrement d’une fenêtre et il y a
dédoublement méta-iconique par le fait même avec la présence de ce contre-modèle
spectatoriel absolu.

Rembrandt van Rijn, Sainte Famille, 1644 (eau- forte), Vevey, Musée Jenisch.

On a une autre gravure sur le thème de la sainte famille et ce qui est intéressant, c’est que
saint Joseph est une nouvelle fois figuré en qualité de spectateur et en spectateur séparé de
la scène par une fenêtre qui en l’occurence est une fenêtre fermée. Il regarde la scène à
travers l’encadrement d’une fenêtre. On a aussi un motif de crypto-auréole, d’auréole
cachée qui appartient à la fenêtre. On a un rayon de lumière et on ne sait pas s’il s’agit
d’une lumière naturelle. On a là quelque chose qui, structurellement, est un peu similaire à
la Suzanne de Jordaens car la scène est vue de l’arrière. Joseph est l’alter ego du spectateur.

Francesco Salviati, Visitation, 1538, Rome, Oratorio di San Giovanni Decollato (Marcia
Hall, Colour and Meaning).

À présent, nous sommes dans l’Italie de la première moitié du 16e siècle. L’œuvre
représente une Visitation. L’auteur était un condisciple et un ami de Giorgio Vasari,
l’auteur des Vies qui mentionne d’ailleurs cette œuvre comme l’une de ses plus
remarquables. Il ne parle toutefois pas du détail qui nous intéresse le plus et qui se trouve
en bas à gauche, à savoir ses deux personnages masculins vêtus de vêtements modernes
foncés et qui regardent la scène depuis une volée d’escaliers en contre-bas et l’un des deux
qui désigne la scène du doigt et qui exerce une fonction qui avait été nommée la fonction
d’admoniteur, c’est-à-dire celui qui montre. On a un relai spectatoriel qui ne regarde pas la
scène mais qui vient de la voir et il se tourne vers son compagnon pour lui montrer. Il se
situe du côté gauche et les deux ne sont pas sur le même plan que la scène principale car ils
sont en contre-bas. Ce personnage qui tend le doigt vers la scène pourrait d’ailleurs être un
auto-portrait car il ressemble assez bien et il est compatible avec le portrait de Salviati dans
les Vies de Vasari. On voit ici que le rebord de l’escalier et ces deux figurent constituent un
dispositif méta-iconique très puissant qui provoque une dissociation partielle des deux
niveaux de réalité : celui où se trouvent les deux personnages en habit modernes et donc
contemporains du spectateur originel et le plan de ces figures vêtues à l’antique de la scène
de la Visitation. Il y a une séparation très marquée entre les deux mais elle n’est pas
infranchissable car on peut imaginer que les deux personnages gravissent les âmes et
entrent dans la scène mais il y a tout de même une séparation bien marquée. D’autant plus
qu’il regarde la scène et la désigne donc la scène acquiert la fonction de spectacle, d’une
chose déjà vue de l’intérieur même de la représentation. Il y a aussi une figure à
l’intérieur de la scène principale qui montre elle aussi. On a une admonitrice qui est, en
quelque sorte, l’homologue de l’admoniteur du dessous mais elle se trouve dans le monde
où se situe la scène de la Visitation. On a deux gestes de monstration par le doigt : l’une
interne à la scène principale et l’autre externe à celle-ci. Enfin, signalons que nous avons
une distorsion de perspective très marquée. Évidemment, ces peintres sont compétents en
matière de perspective donc s’il y a une anomalie, elle n’est pas à interpréter comme une
faute ou une erreur mais un geste artistique intentionnel. On a là un linteau qui porte la date
et qui est manifestement parallèle au plan du tableau dont on peut dire qu’il redouble le
cadre ou en tout cas de la fresque qui constitue une sorte d’encadrement de l’image,
encadrement que l’on retrouve à gauche et à droite avec deux piliers qui soutiennent ce
linteau et toute la scène est encadrée mais on voit que le pilier qui se trouve à droite arrive
à un niveau qui est contigu à la limite esthétique alors que celui qui se trouve à gauche ne
descend que jusqu’ici car en dessous il y a l’escalier. On a donc un pilier proche de nous,
un plus loin de nous mais les deux sont reliés par un linteau qui est censé être parallèle au
plan du tableau. C’est une impossibilité en termes de perspective. C’est presque du Escher
avant la lettre. C’est une façon qu’a le peintre de manifester la fictionnalité de la scène
principale et ça va dans le sens de ce dédoublement avec les spectateurs qui sont des
contemporains de l’artiste et non pas de la Vierge et de sainte Elisabeth. Voilà donc un
autre exemple de dédoublement méta-iconique. En résumé, dans ces quelques exemples, de
même que chez Jordaens, on peut dire que l’effet méta-iconique relevait de la suggestion.
C’est quelque chose qui était suggéré aux spectateur et qui ne concernait qu’une partie ou
qu’un aspect de l’image. Le peintre nous incitait implicitement à lire le tableau comme
l’image d’une image sans pour autant nous y obliger. Ici, c’est un peu limite car nous
sommes obligés sinon il y a impossibilité spatiale. Dans les autres cas, c’est une
suggestion, une invitation. Rien n’interdisait de lire Suzanne et les vieillards et la Sainte
famille de Jordaens comme des représentations de premier degré. Il n’y a pas
d’impossibilité logique de lire la scène au premier degré alors qu’ici oui, en terme de
logique spatiale. Par ailleurs, il y a un élément dont il faut toujours tenir compte et c’est qu’il
faut toujours admettre que toute image mimétique peut toujours être lue comme une
représentation de deuxième degré. C’est là une possibilité qui est inhérente à l’image
figurative en général et qui vient du fait que, rien a priori, ne distingue une image de sa
propre représentation. Toute image mimétique peut toujours être vue comme image d’elle-
même. Il n’y a jamais d’impossibilité structurelle de voir les choses de cette manière,
même lorsqu’on a pas d’indicateur de méta- iconicité comme c’est le cas ici et dans les
exemples que nous venons de voir.

Paul Bril, Paysage côtier dans la nuit, ca. 1590, Rome, Musée Borghese (Fiamminghi a
Roma).

Même une image comme celle ci-dessus, où il n’y a aucun déclencheur méta-iconique à
proprement parler, peut être vue comme l’image d’elle-même comme cela serait le cas si
on faisait une copie de ce tableau. Rien ne distingue ce tableau de sa propre copie. Rien
n’empêche de lire ceci comme était la représentation du tableau de Paul Bril. C’est une
possibilité logique qui n’est généralement pas activée s’il n’y a pas de raison de le faire. La
lecture la plus naturelle est la lecture de premier degré. Logiquement, la possibilité existe
en arrière-plan et il suffit de peu de choses pour opérer un basculement de la lecture du
premier au deuxième degré. Quand on dit qu’il n’y a pas de déclencheur méta-iconique, ça
n’est pas totalement vrai car il y a une partie à contre-jour, l’arbre qui redouble le cadre,
même si c’est beaucoup moins homologique que la tablette dans le tableau de Jordaens. On
a tout de même un élément d’encadrement ici. On a une très légère invitation à voir l'image
comme l’image d’une image à travers l’idée de cadre qui est suggérée faiblement ici mais
la suggestion n’est pas complètement absente. Si on a alors des déclencheurs méta-
iconiques beaucoup plus puissants comme dans les exemples qu’on a montré avant et
comme des exemples que nous verrons dans la suite du cours où le spectateur n’a pas la
liberté de voir l’image autrement que comme l’image d’elle-même, on peut tranquillement
se fier à notre réflexe naturel qui consiste à voir l’image au premier degré et comme
représentation d’une scène fictive. Fictivement, on peut tout de même lire l’image au
premier degré et donc comme représentation d’autre chose qu’elle-même mais
logiquement, la possibilité existe toujours. On peut parler de scisiparité de l’image, la
possibilité qu’a l’image de se couper elle-même en deux.

Cours 4 - 18/10/2023

Ce que voit le spectateur est l’image d’une image, davantage que une image de premier
degré. Au fond, cela dépend, à la base, d’un principe implicite qui a trait à la logique
inhérente de l’image figurative et qui veut que, en théorie, toute représentation mimétique
peut toujours être considérée comme représentation d’elle-même. C’est un principe
purement théorique et non un principe raisonnable qui serait celui qui consiste à prendre
l’image au premier degré, comme la représentation d’un paysage. Ça serait tiré par les
cheveux et contre-intuitif de penser que nous avons l’image du tableau que nous voyons,
bien que en droit, cela puisse être le cas. Ça serait tiré par les cheveux, si toutefois on
n’avait pas, de manière générale, une tendance très affirmée dans la peinture des Temps
Modernes, à introduire des éléments qui vont justement suggérer qu’en fait on a affaire à la
représentation d’une représentation. Ces moyens peuvent être de l’ordre de la simple
suggestion mais dans certains cas, ils peuvent être totalement contraignants. Parfois, on
constate qu’on ne peut pas lire l’image autrement que comme l’image d’elle-même. Ici, les
éléments sont très discrets et c’est une suggestion très ténue. Cela tient au fait qu’on a un
élément sur le côté droit qui redouble l’encadrement et qui fait cadre dans le cadre. C’est
métaphoriquement une suggestion discrète qui n’est aucunement contraignante. Si par
contre, les éléments qui viennent renforcer la potentialité du second degré sont d’une autre
nature, alors ils peuvent être contraignants et ce qui n’était qu’une possibilité logique
devient un impératif et une lecture incontournable.
Hans Holbein le Jeune, Portrait de Georg Gizse, 1532, Berlin, Gemäldegalerie.

C’est le cas dans le portrait ci-dessus. L’homme sur la peinture était un marchand établi à
Londres pour développer ses affaires là-bas. On a des lettres accrochées derrière lui et qui
portent son adresse. Celle qu’il tient dans la main lui est adressée à Londres par un
inconnu. Il est habillé comme un riche marchand et on voit sur le tapis turque qui recouvre
la table, objet exotique de grand luxe très recherché et objet détourné de sa fonction initiale,
une série d’objets : du matériel d’écriture, un gros livre, un coupe-papier, une boîte avec des
pièces de monnaie, une petite horloge, une paire de ciseaux et un vase avec un petit
bouquet d’œillets. On a, écrite à hauteur de la cloison du fond à gauche, la devise, écrite en
latin, de Georg qui signifie « il n’y a pas de joie sans peine » et c’est sa devise personnelle.
Il y a aussi un cartellino, petit bout de papier ou de carton fixé avec deux points de cire
avec l’inscription en latin qui indique qu’il s’agit du portrait de Georg à l’âge de 34 ans et
que son visage est vraiment comme nous voyons, ainsi que ses joues. C’est ce que signifie
le texte écrit sur le petit cartel. Or, la position de celui-ci fait nécessairement de tout le
portrait, l’image d’une image et nous ne pouvons lire les choses autrement. Cela tient au
tout petit détail qui est qu’on voit que le coin du cartel passe devant la couverture du livre
qui est posée sur la tablette. Or, le livre a une certaine profondeur et nous voyons que le
cartel a un coin qui passe devant la face antérieur de ce livre et cela est impossible selon
une logique de l’espace à trois dimensions et c’est impossible si on considère que le cartel
est fixé sur la paroi en bois. La seule lecture cohérente est qu’il est posé sur le tableau lui-
même et non sur la paroi donc celui-ci passe en position de second degré et toute l’image
n’est que l’image de l’image de ce qu’elle représente. Ce qu’on a c’est la représentation du
portrait peint de Georg et le cartel est le seul élément lisible au premier degré. Il y a, à
cause de cette superposition, dédoublement obligé de la représentation dont on doit
considérer qu’elle est représentation d’elle-même. On avait parlé de la scisiparité de la
représentation, qui est une sorte de possibilité théorique omniprésente mais généralement
pas activée de manière obligatoire, l’est bel et bien ici. Ici, il y a une scission entre ce que
l’image paraît représenter et ce qu’elle représente réellement, c’est-à-dire elle-même. Les
cartellini apparaissent aussi sur des portraits de Holbein mais, hormis celui-ci, ils laissent
la possibilité de deux lectures : soit comme posés sur des objets ou sur le fond, soit sur
l’image elle-même, sans qu’il soit impératif de considérer qu’ils se trouvent sur l’image et
non dans l’image. Dans ce cas, le dédoublement de la représentation n’est que potentiel et
toujours réversible car on pourrait toujours revenir au premier degré. Ici, on ne peut pas
revenir au premier degré pour l’ensemble du portrait, exception faite du cartellino. Ce qui
est important ici, c’est la contrainte spatiale qui rend la lecture incompatible avec un
premier degré. En vertu du principe de scisiparité de la représentation mimétique, on
pourrait imaginer, d’une manière tirée par les cheveux, que le cartellino est une
représentation de lui-même (on passerait donc au troisième degré) mais rien ne nous y
oblige et on peut le prendre au premier degré. Chez d’autres peintres, on a des
dispositifs comparables mais pas aussi radicaux que dans le tableau précédent.

Frans Rijckhals (1600-1647), Nature morte, Dunkerke, Musée des Beaux-Arts (Les
Vanités dans la peinture au 17e siècle).

On va voir un tableau de la première moitié du 17e siècle qui représente une nature morte
avec quelques allusions à l’idée de vanité, et même des motifs typiques de la vanité (le
savon et la paille pour faire des bulles, le coquillage vide et les deux coupes renversées,
l’instrument de musique). On a aussi des éléments en trompe-l’œil avec le fatras de papiers
qui semblent importants à cause des sceaux très grands. C’est d’ailleurs aussi typique
des vanités. On a encore un cartellino ici qui porte la citation latine « Vanitas vanitatum
(…) » qui vient de l’Ancien Testament (Vanité des vanités, tout est vanité) et on a ce cartel
posé d’une manière très bizarre qui convoque également l’idée d’un dédoublement et d’un
passage au second degré de l’ensemble de la représentation et qui n’est pas tout à fait aussi
contraignant que dans l’exemple précédent mais presque, car il n’est pas vraiment pensable
que quelqu’un ait eu l’idée de coller le cartel sur le tapis qui recouvre la table et ça n’aurait
pas de sens du point de vue d’une logique des objets. Du point de vue d’une logique
spatiale, ça ne serait pas incompatible avec la structure du monde physique. Il n’y a pas
d’impossibilité spatiale. Par contre, il y a une invraisemblance majeure qui est que le
cartel n’aurait rien à faire à cet endroit là. Les peintres évitent le plus souvent de
pousser à l’extrême l’activation du principe méta-iconique et le cas de Georg est
assez exceptionnel car, la plupart du temps, ça n’est pas du tout contraignant ou beaucoup
moins.

Diego Velasquez, Le Christ chez Marthe et Marie, 1618, Londres, National Gallery.

Voyons une autre façon de produire une suggestion méta-iconique non contraignante. Ici,
c’est une œuvre de Velasquez et on voit que le peintre a relégué la scène principale, à
savoir Jésus chez Marthe et Marie, dans un coin puisqu’on la découvre dans
l’embrasure d’un passe- plat tandis qu’au premier plan, et sur une surface qui équivaut au
5/6 de la surface du champ pictural, on a les préparatifs du repas. On a une représentation
des coulisses, ce qui devrait constituer en principe une scène secondaire, un élément de
décor par rapport à la scène principale mais Velasquez a inversé l’ordre de cette hiérarchie.
L’ouverture peut aussi apparaître comme un tableau car le bord de l’ouverture en
perspective ressemble assez bien au cadre d’un tableau. Il y a une suggestion méta-
iconique assez forte et on a l’impression que la scène principale avec le Christ nous
apparaît comme un tableau dans la pièce. Il serait tout de même étrange d’avoir un tel
tableau dans la cuisine. C’est de l’ordre de la suggestion et ça n’est pas contraignant. et ça
rejette le motif principal sur un second plan et un second degré.
Juan Sanchez Cotan, Nature morte avec coing, chou, melon et concombre, 1602, San
Diego, Museum of Art.

C’est quelque chose d’un peu similaire dans cette nature morte. On a les fruits et légumes
posés dans une niche dont les bords redoublent ceux de l’image et constituent un cadre
dans le cadre. Ce tableau n’a pas de cadre et on ne sait pas s’il devait en avoir un ou non à
l’origine. C’est possible qu’il n’y en avait pas et qu’il était censé être inséré dans un creux
dans le mur d’une pièce et peut-être une cuisine. On aurait eu affaire à un véritable trompe-
l’œil. On suppose que la niche représentée était la même que celle du mur. Il reste que nous
avons une sorte de cadre dans le cadre, associé à un effet de trompe-l’œil. Ce cadre dans le
cadre relève aussi de la suggestion car quand on entre dans l’espace du tableau, on voit
qu’il s’agit d’une niche et non d’un cadre. On voit que l’encadrement est asymétrique car
le point de vue est légèrement décalé sur la gauche et il a placé sa signature sur le bord,
comme si ce bord avait été une sorte de cadre.

Adriaen van der Spelt et Frans van Nierop, Nature morte, 1658, Chicago, Art Institute (M.
Milman, Le trompe-l’oeil).

Enfin, une autre manière d’activer le dédoublement de la représentation est présent ici
dans cette nature morte et le dédoublement méta-iconique redevient quasiment obligatoire
car la tenture blanche est exactement du même type que celle que l’on accrochait devant
les tableaux pour les protéger ou pour pouvoir ne les offrir au regard qu’à certains
moments et la tringle semble avoir été fixée au cadre lui-même qui est d’ailleurs
légèrement redoublé au sein de la représentation. En vertu de cette lecture, si la nature
morte se présente comme un tableau encadré avec un rideau partiellement ouvert, ça ne
peut pas être lu comme un tableau de premier degré, avec le rideau qui reste au premier
degré. Il y a aussi des allusions à l’idée de vanité avec les fleurs fanées qui rappellent l’idée
du caractère éphémère et fragile de l’existence terrestre. On voit qu’il y a une gradation
possible dans le maniement de ces effets méta-iconiques et des usages très divers de ce
principe. Si on la considère en elle-même, on a affaire à une structure, qui, d’un point de
vue sémiotique est paradoxal. On a un jeu sur le cadre qui tend à désigner l’image comme
image d’une image, en activant plus ou moins fort la potentialité du second degré. Cela
revient, d’une certaine manière, à nier l’illusion mimétique. On a d’abord l’impression
d’avoir la représentation d’un bouquet de fleurs et après on se rend compte que c’est la
représentation d’un tableau qui représente un bouquet de fleurs. D’une certaine manière,
l’illusion mimétique est niée. On a des dispositifs qui tendent à dénoncer l’illusion et à
révéler la tromperie de la mimesis picturale. C’est ce qu’il se passe dans le portrait de
Georg. On a un personnage qui paraît fictivement présent mais il n’est en réalité qu’un
objet plat, non pas une présence mais la fiction d’une présence. Non pas un personnage
avec des objets, mais une surface peinte qui représente ce personnage avec des objets. Cela
va de pair, cette auto-dénonciation de la mimesis picturale, avec les allusions à la vanité
qu’on trouve dans la plupart de ces images. C’est le cas avec Georg et les fleurs fanées.
On avait l’horloge chez Georg qui faisait allusion au temps qui passe, les œillets qui
renvoient à la chair (= carnation en anglais, c’est une allusion métaphorique à la chair
fragile). Il y a la mention de l’âge et il suffit que le temps passe un peu pour que
l’apparence fidèle de Georg ne le soit plus. Il y a aussi la devise du personnage où on
comprend que la joie est doublée de chagrin. De manière globale, le sens de l’image est
que le riche marchand se fait immortaliser dans un magnifique tableau mais le spectateur ne
doit pas se tromper et cette immortalité n’est qu’une pure fiction. Cette image n’est qu’une
image et la joie de se voir représenté dans une sorte d’état de perfection qui échappe au
temps et aux vicissitudes de la vie terrestre implique la peine de savoir que ce portrait
tellement vivant n’est en fait qu’un pur artifice, une simple représentation et une présence
simplement fictive. Même remarque pour la nature morte qui est aussi une vanité, au sens
du genre pictural bien défini. Idem pour van der Spelt, bien qu’il ne s’agisse pas d’une
vanité au sens strict. On a la possibilité d’utiliser le dédoublement méta-iconique comme
une manière de dénoncer la fiction picturale. C’est un moyen de dénonciation du caractère
illusoire de l’image picturale mais, d’un autre côté, à l’opposé, les effets méta-iconiques, et
en particulier tout ce qui a trait au redoublement du cadre, peut aussi servir à intensifier
l’illusion de premier degré. Le bouquet passe au second degré mais le rideau apparaît
quasiment en trompe-l’œil. Si on ne fait pas attention, on pourrait croire qu’il s’agit d'un
vrai rideau. Si la niche était destinée à être intégrée dans un mur de cuisine, on aurait là un
trompe-l’oeil et le redoublement du bord de la niche servirait à produire un effet de
trompe-l’œil qui est ici typiquement formulé par le biais de ce concombre ou cette courge
qui dépasse et qui donne l’impression d’entrer dans l’espace réel où nous nous trouvons.
L’espace figuratif, mimétique, s’ouvre surtout derrière la limite esthétique, derrière le plan
de la représentation mais il a aussi la possibilité de s’étirer en avant mais ici, c’est
typiquement le cas avec le motif en trompe-l’oeil qui donne l’impression d’entrer dans
notre espace à nous. On a là deux mouvements opposés : ou bien le dédoublement du cadre
indique que l’image n’est qu’une image et participe dès lors à la dénonciation de la
représentation (la représentation picturale rompt elle-même l’illusion de la réalité comme
véhicule) ou au contraire, on a affaire à un renforcement de l'illusion et, à la limite, à un auto-
effacement de la représentation devant ce qu'elle représente. C’est le principe du trompe-
l’œil. Le paradoxe se résout par le biais de la temporalité de l’activité spectatorielle qui
peut, dans un premier temps se laisser prendre par le piège du trompe-l’œil mais tôt ou tard
va réaliser que ce qu’il avait pris pour réel n’était en réalité qu’une représentation. On a
donc deux mouvements opposés et certaines œuvres vont pencher davantage d’un côté que
de l’autre mais les deux sont inhérents aux systèmes de la peinture classique et doivent se
combiner parfois d’une façon qui s’approche de l’oxymore. En se désignant elle-même
comme fiction, l’image peut parfaitement en même temps augmenter sa propre puissance
d'illusion et vice-versa.

4. La thématisation du regard en peinture : l’image comme jeu de rôles spectatoriels

4.1. Bons et mauvais témoins

Nous allons revenir sur la thématisation du regard dans la peinture et envisager


l’image peinte comme un jeu de rôle spectatoriel. On va commencer par s’intéresser à la
différence entre les bons et les mauvais témoins des scènes représentées. L’idée est que
l’image attribue au spectateur un certain rôle au sens théâtral du terme qui est en rapport
avec la scène, ou qu’il va placer le spectateur devant des choix d'identification : à quel
sorte de témoin, de regardeur veut-il s’identifier ? Quand on parle de sorte de regardeur,
c’est presque au sens moral ou religieux du terme. L’image place le spectateur devant la
nécessité d’un positionnement moral et pour cela, montre des oppositions entre bons et
mauvais témoins.

Caravane, La Vocation de saint Mathieu , ca. 1600 , chapelle Contarelli.

Dans ce tableau du Caravage, on a l’épisode de l’Évangile qui vient chercher Mathieu,


percepteur des impôts, pour l’inviter à tout abandonner pour le suivre. Le Christ est présent
avec une auréole très discrètement figurée car on ne voit que le bord très brillant d’une
surface qui, par ailleurs, n’est pas représentée, et il est accompagné d’un apôtre. Il tend le
bras et désigne de l’index un personnage, Mathieu, qui a l’air étonné et qui fait comme on
fait quand on n’est pas sûr qu’une personne s’adresse à nous (moi ?). Il y a deux jeunes
garçons qui accompagnent le précepteur, vêtus comme des dandy avant la lettre et qui, au
minimum ont vu arriver le Christ, et ils se demandent ce qu’il se passe, ils ont l’air étonné
et tournent la tête vers le Christ. Ils ont noté son irruption. Le geste du Christ est redoublé
et magnifié par un grand rayon de lumière qui tombe d’une source lumineuse hors-
champ. Il semble qu’on veuille suggérer que la lumière vient d’ailleurs. Hormis ces
deux jeunes garçons et Mathieu lui-même, il y a les acolytes de Mathieu qui ne semblent
rien voir. L’un deux compte les sous, remue des papiers. C’est un motif lié à la vanité :
trop se préoccuper du matériel et de l’argent (comme les sous dans la boîte à monnaie de
Georg). On a l’autre personnage qui est très typique car, non seulement il regarde vers le
bas, -dans le sens physique mais aussi métaphysique du terme- et en outre, il porte des
lorgnons et le thème des lorgnons est intéressant et très souvent associé à la vue myope, à
la vue qui s’en tient à une petite sphère très limitée de ce qu’on a devant soi, celui qui ne
voit pas loin. Très souvent, on a dans les tableaux à caractère satyrique des personnages
qui portent des lunettes ou qui tiennent un lorgnon et ce ne sont pas des objets très anciens
à l'époque. Il a ses lorgnons mais il ne voit rien et regarde les sous, il vérifie qu’on ne se
trompe pas et ne voit absolument rien de l’évènement majeur : l’arrivée du Christ et la
vocation de saint Mathieu. Le Caravage capte très précisément le body language des
personnages : les cheveux qui tombent devant les yeux, le nez vers le bas. On a trois
modèles spectatoriels possibles : Mathieu qui n’a pas encore tout à fait réalisé mais a capté
le message du Christ qui lui dit de tout laisser tomber et de venir avec lui; on a les deux
jeunes qui sont un peu étonné mais on ne peut pas dire plus (au moins ils ont capté qu’il se
passait quelque chose); et on a enfin les deux autres qui ne voient rien du tout et qui sont
de mauvais témoins ou des anti-témoins car ils restent aveugles à ce qu’il se passe. Le
regard est ici une sorte de métaphore d’une attitude spirituelle. Cette attitude spirituelle doit
être une attitude d’ouverture à la lumière d’une révélation et à l’arrivée du sauveur et de
détachement par rapport aux vaines occupations humaines.

Rembrandt van Rijn, Philosophe en méditation, 1631, Louvre.

On a une œuvre de Rembrandt qui représente un philosophe en méditation et l’image est


intéressante notamment par la thématique des deux lumières que l’on trouve souvent dans
la peinture à sujet religieux notamment, avec l’opposition entre une lumière strictement
terrestre, matérielle et une « Lumière » (avec L majuscule), qu’on avait déjà rencontrée en
partie dans la Sainte famille de Jordaens avec le Christ dont la lumière baignait les autres
personnages et qui était figuré comme une sorte de luciole divine, qui irradiait d'une
lumière qui venait de lui et non pas de l’extérieur. On retrouve ça ici car on a ce philosophe
en pleine méditation et il ne fait rien. Il y a un gros livre devant lui mais il ne lit pas et il n’écrit
pas. Tout en étant absorbé par sa pensée, il est en même temps baigné par la lumière
éclatante et majestueuse qu’on peut interpréter comme une lumière de la raison éclairée par
la foi. Tandis que, de l’autre côté de l’escalier qui est un motif ?

Jacob Jordaens, L’Adoration des bergers, ca. 1617, Musée de Grenoble.

Le point de la vue de la scène est plus reculée, non plus en close up. Ici, on a des témoins
qui se pressent contre la Vierge et l’enfant et il y a un enfant qui est mal placé pour
regarder et qui se découvre avec respect. Devant la Vierge, il y a un enfant qui ne regarde
pas et souffle sur les braises d’une chaufferette dont la lumière est éclipsée par celle qui
émane de la Vierge à l’enfant et qui n’a pas de source physique assignable. Il y a
aussi un personnage qui apporte une lanterne. Concernant l’enfant qui souffle sur la
chaufferette, peut-être que l’enfant se préoccupe de réchauffer le bébé et de son confort
physique mais il reste à un niveau très terre à terre malgré tout. D’une certaine manière, il
reste aveugle à cette luminosité divine incarnée. Il faut tenir compte de la fonction de ces
images religieuses qui étaient destinées à l’édification des fidèles auxquels l’image doit
fournir des modèles d’identification, des exemples à suivre ou à ne pas suivre et comme
une sorte de mode d’emploi de la bonne pratique dévotionnelle, religieuse. C’est l’une des
facettes d’une thématique plus large qui est celle de la thématisation du regard en général.
Rembrandt van Rijn, « La petite tombe », eau-forte et pointe sèche, ca. 1652, coll. Privée

Voici un exemple où l’opposition est rendue très explicite, une gravure de Rembrandt.
Cette dénomination découle d’une erreur de dénomination dans le catalogue du marchand
Gersin au milieu du 18e siècle à Paris dont les employés ont mal traduit une expression
néerlandaise qui signifiait « la petite plaque (gravure) de La Tombe ». « La Tombe » était
le nom du commanditaire de la gravure, il n’y a pas de tombe dans la gravure. Le thème est
la prédication de Jésus et il permet à l’auteur d’opposer bons et mauvais ou anti-
spectateurs, à savoir le garçonnet couché sur le ventre à côté de sa toupie. Tout le monde
écoute et regarde le Christ avec la plus grande attention, sauf lui qui est ailleurs et il est
littéralement au ras du sol, au plus bas du registre des importances. Il est en train de
dessiner dans la poussière, pur amusement et distraction. Il n’a rien vu. On pourrait se
demander dans quelle mesure, l’auteur n’a pas placé une sorte d’alter ego satirique et dans
quelle mesure il ne se serait pas critiqué en tant que personne qui fait des petits dessins ?
Mais lui, le sait. Ça serait une vanité consciente par rapport aux messages du Christ. Cette
opposition a une valeur pédagogique car on tend à éduquer le regarde et on thématise
l’activité visuelle. L’image n’est pas seulement quelque chose à regarder mais elle indique
comment regarder elle-même et comment faire usage de son regard en général. C’est pour
cela qu’il y a ici de nombreuses personnes en train de regarder, en faisant un bon ou un
mauvais usage du regard selon les cas.

2.1. Le voyeurisme, usage coupable du regard


Revenons à la thématique du voyeurisme, à savoir un usage moralement néfaste et
coupable du regard. On peut penser à la Suzanne de Jordaens. Ce thème de Suzanne est un
thème très récurrent souvent traité par Rembrandt, notamment, et il est issu d’un épisode
de l’Ancien Testament de l’épisode de Daniel qui raconte l’histoire de Suzanne, femme
chaste et vertueuse qui se fait surprendre par deux vieillards, deux juges, dans son bain.
Quand les servantes s’éloignent, les deux juges menacent Suzanne de l’accuser d’adultère
si elle ne cède pas à leurs avances. Cependant, elle refuse et elle est condamnée à mort
mais elle y échappe. Heureusement, le prophète Daniel inspiré par dieu comprend qu’elle
est innocente et dénonce les mauvais juges qui seront condamnés et exécutés. D’autres
thèmes similaires dans un registre de la mythologie classique comme le viol de Lucrèce par
Tarquin et dans les scènes qui représentent l’agression, elle est représentée nue et l’aspect
visuel est généralement très présent. Il y a le thème de Bethsabée au bain qui est assez
similaire à celui de Suzanne au bain mais la première se baignait nue sans se soucier d’être
vue et elle rencontre un soldat et élimine son mari. Ces thèmes permettent de thématiser
l’activité scopique, dont le voyeurisme. Ces autres thèmes sont notamment Diane et
Actéon, Jupiter et Antiope, Joseph et la femme de Putiphar. Il y a le thème de Loth et ses
filles qui tourne autour de l’inceste et qui est l’occasion de thématiser l’activité scopique. Il
s’agira pour le peintre, dans ces différents thèmes, de placer le spectateur précisément en
position de voyeur pour le mettre à l’épreuve, tout en lui offrant par la bande un spectacle
néanmoins sensuellement agréable. Il y a une sorte d’ambivalence, de duplicité, de
dialectique entre plaisir esthétique, plaisir voyeuristique et mauvaise conscience morale
liée à cette position de voyeur.
Rembrandt van Rijn, Diane au bain avec ses nymphes, avec les histoires d’Actéon et de
Callisto, 1634, Anholt, Museum Wasserburg.

Voici une œuvre de Rembrandt qui illustre le thème de Diane au bain avec ses nymphes
avec les histoires d’Actéon et Callisto donc il y a trois thèmes réunis en un seul tableau.
Diane et Actéon est issue des Métamorphoses d’Ovide et, du point de vue de la
thématisation du regard, c’est un thème assez proche de Suzanne et des vieillards car il
s’agit de la punition de quelqu’un qui a vu ce qu’il ne devait pas voir, même si dans ce cas-
ci, le personnage n’a pas vu intentionnellement mais par accident. Dans le cadre d’une
morale qui n’est pas basée sur la notion d’intention, comme c’est le cas des morales
archaïques, peu importe qu’Actéon l’ait fait exprès ou pas car il a vu la déesse nue et il doit
être puni pour cette action même involontaire. L’histoire est que Diane se baignait lorsque
le chasseur Actéon la surprend par hasard et pour se venger, Diane l’a changé en cerf qui
est le type d’animal qu’il était en train de chasser et il a été dévoré par ses propres chiens.
On le voit lorsqu’il est déjà en train de se métamorphoser et on voit ses chiens qui se
retournent déjà contre lui. On a aussi un autre épisode qui est celui de Diane et Callisto qui
est une nymphe qui fait partie de la suite de Diane et toutes devaient rester chastes comme
Diane elle-même, mais la nymphe a fauté et elle va être punie par Diane qui va la changer
en ours mais elle sera sauvée par Jupiter qui va intercéder en sa faveur. Une nymphe
découvre le ventre rebondi de femme enceinte de Callisto et les autres nymphes rigolent.
C’est une réaction traditionnelle et typique face au spectacle du vice. On peut attirer
l’attention sur la figure de Diane, elle porte un diadème avec un croissant de lune. Elle
semble faire un geste furieux de jeter de l’eau sur Actéon. C’est peut-être le geste qui a, en
quelques sortes, provoqué la métamorphose du chasseur. Alors, on a ici un petit
personnage, l’une des nymphes, qui avance dans l’eau et qui est représentée d’une manière
très expressive et elle avance comme quelqu’un qui avance dans une eau froide et tente de
minimiser la sensation de froideur et elle implique le spectateur dans la scène en
s’avançant vers lui. Elle l’invite à se positionner. Va-t-on se rincer l’œil sans plus ou va-t-
on méditer le message moral sur les conséquences du péché ?

Rembrandt van Rijn, Joseph et la femme de Putiphar, eau-forte, 1634, coll. privée.

Ici, il s’agit d’un récit qui se trouve dans la Genèse et qui représente Joseph, fils de
Jacob et de Rachel qui a été vendu comme esclave par ses frères jaloux de lui en Égypte.
La femme de son maître Putiphar qui est le chambellan du pharaon lui fait des avances
coupables et lui il la repousse et, vexée, elle le fait enfermer après l’avoir accusé
faussement d’avoir tenté de la séduire. Elle s’empare du manteau pour l’utiliser comme
une fausse preuve. Plus tard, Joseph s’attirera les faveurs du pharaon et il deviendra un
haut fonctionnaire. Cela peut être une préfiguration de l’histoire du Christ avec l’exil en
Égypte, le procès. C’est encore une fois l’homme qui a le beau rôle et la femme qui agit
comme une infâme tentatrice. Joseph se détourne, il ne veut pas regarder et repousse la
femme elle-même et son image, cette nudité obscène. Il y a une vision obscène et crue de
la nudité de la femme, impensable en peinture. La gravure est un médium beaucoup moins
lié au sacré, inférieur dans la hiérarchie sociale des objets. Ici, cette vision de la femme
dont le dessinateur ne nous laisse rien ignorer est impensable dans un autre médium et ce
qui compte, c’est cette réaction de Joseph qui est ici un anti-regardeur vertueux. Il se
détourne de ce qu’il ne doit pas et ne veut pas voir. On peut attirer l’attention sur le partage
de la scène entre une zone sombre, celle du lit à baldaquin et une zone claire où se trouve
Joseph. On peut aussi attirer l’attention sur un élément bien caractéristique qui est le pied
du lit qui fonctionne comme un marqueur de frontière entre le spectateur et la
représentation. C’est du même côté que dans la Sainte famille de Jordaens et c’est le même
principe. On a affaire à une dynamique complexe et paradoxale de l’identification
spectatorielle. On est là pour regarder l’image mais, en la regardant, on devient voyeur par
le fait même car on voit, contrairement à Joseph, le corps de la femme. La réaction
salvatrice est celle de Joseph qui détourne les yeux.

Comment accéder au message moral que nous livre le dessinateur sans regarder cette
gravure ? On est forcé de la regarder ne serait-ce que pour en retirer la leçon morale mais
si on le fait, on devient automatiquement des voyeurs, d’ailleurs nous devenons les seuls
voyeurs étant donné que Joseph refuse de regarder et qu’il n’y a pas d’autre personnage qui
regarde. Le voyeur c’est nous et rien que nous. La gravure nous place devant un double
bind, double injonction contradictoire car elle nous demande de regarder et de ne pas
regarder en même temps.

5. Le camouflage comme tactique figurative et les rôles spectatoriels induits

5.1. Généralités

Nous allons nous intéresser à la pratique du camouflage comme tactique figurative


dans ses rapports avec la fonction de rôle spectatoriel. Dans ce qu’on a vu jusqu’ici, il
s’agissait d’attribuer des rôles spectatoriels primaux par le biais de regardeurs intra-
iconiques qui fournissent des modèles ou des contre-modèles au spectateurs et
deuxièmement, aussi par le biais de dispositifs méta-iconiques, comme dans le tableau de
Holbein qui nous invite à prendre conscience que l’image n’est que l’image d’une image et
qu’elle est fiction au second degré et cela doit provoquer chez le spectateur une
modification d’attitude. On ne doit pas se laisser abuser par la splendeur de l’image qui
n’est que l’image d’elle-même. Il ne faut pas se laisser tenter par la séduction de la
mimesis qui nous fait croire que ce qu'elle représente est en face de nous.
Penchons-nous sur un autre moyen d’impliquer le spectateur en le plaçant dans une
position mentale particulière et à lui attribuer un certain rôle dans la dramatique de l’image.
Ce moyen est le camouflage de motifs figuratifs. Cette fois-ci, la prise de rôle ne passe plus
par les spectateurs internes ni par des dispositifs méta-iconiques, bien que ce sont des
moyens qui puissent être utilisés aussi. Ils ne sont pas incompatibles. La question du
camouflage est une question qui a été pas mal étudiée. C’est un concept qui est
d’apparition assez récente : il apparaît au début du 20e siècle et s’impose véritablement au
cours de la Seconde Guerre mondiale où on commence à parler de camouflage. C’est un
concept qui a été introduit par un personnage assez étrange et fascinant qui était à la fois
peintre et naturaliste amateur. Il s’appelait Abbott Thayer. Il a introduit ce concept de
camouflage et a jeté les bases de sa théorisation d’une manière extrêmement originale et
inventive. On n’a pas retenu toutes ses conclusions qui étaient forcées à certains égard,
mais quand même il est l’inventeur de ce concept. À partir de ses réflexions et d’autres
auteurs qui se sont penchés sur la question à sa suite, on peut distinguer au moins trois
manières de camoufler un corps :
1. la première consiste à revêtir ce corps (objet, animal, personne) de motifs qui tendent à
casser sa forme propre, et ainsi de faire baisser son degré de présence visuelle dans le
champ visuel. C’est ce que Roy Berhens a appelé disruptive patterning, motifs qui
perturbent la reconnaissance de l’objet ou de l’être vivant en question. Si on y réfléchit un
peu, on constate qu’il y a deux aspects différents dans ce premier procédé car il s’agit non
seulement de rendre un corps méconnaissable, d’empêcher son identification et sa
reconnaissance et aussi d’éviter l’apparition d’une configuration formelle cohérente,
qu’elle soit identifiable ou pas. Quand on voit quelque chose, soit on voit un objet comme
un thermos ou des êtres humains et on voit tout de suite à quoi on a affaire, mais on peut
aussi voir un objet dont on ignore ce qu’il est mais son sait qu’il a une forme. Le
distruptive patterning vise à empêcher la reconnaissance de l’objet ou d’empêcher
l’apparition d’une forme quelle qu’elle soit et d’ainsi casser la forme. On peut d’ailleurs
aussi, c’est une variante du procédé, mettre l’accent sur l’effet de perturbation perceptive
qui provoque une sorte d’éblouissement (dazzling), dazzle painting, peinture qui provoque
l’éblouissement. Elle peut résulter de configurations complexes et irrégulières qui
demandent un gros effort de la part du regardeur et qui peut le désorienter dans l’acte
perceptif lui-même.
C’était expérimental et on n’a pas continué dans cette voie. Pour ce vaisseau de guerre de
la Première Guerre mondiale, l’idée était d’empêcher la reconnaissance de la forme du
vaisseau. Si c’est de très loin, cela peut fonctionner. On ne voit pas tout de suite le vaisseau
et c’est aussi le principe qu’utilisent les soldats qui se maquillent avec du maquillage de
camouflage pour ne pas laisser apparaître l’oval du visage. C’est une première manière de
camoufler un corps, c’est-à-dire de faire baisser son taux de présence visuelle.
La seconde manière vise un effet de fusion de la forme dans le fond, dans son
environnement visuel en donnant au corps en question des couleurs et des motifs proches
de ceux de ses alentours et de son environnement immédiat (background matching). C’est
le fait d’avoir la même apparence que le fond, de correspondre au fond. Si la
correspondance entre le corps et le fond va jusqu’à une imitation précise des
caractéristiques du fond, on parle alors de background picturing. Il s’agit plutôt alors de
mimétisme plutôt que de camouflage au sens strict, avec ceci que le mimétisme ne
concerne pas seulement l’environnement d'un corps, puisque chez les animaux on a des
motifs qui peuvent simuler des traits typiques d’entités que l’organisme cherche à éviter
(s’approcher de sa proie ou éviter un prédateur). On peut penser aux ailes postérieures des
papillon du genre caligo, semblable à des yeux de rapace nocturne. Il y a aussi des petits
motifs qui ressemblent à des plumes. Il y a donc un effet de surprise car quand il ouvre les
ailes, on voit, le motif susceptible de faire fuir un ennemi potentiel
Ce qui est imité fait partie de l’environnement comme dans le cas de cette chouette devant
un tronc d’arbre ci-dessous. C’est plus du background matching. La forme disparaît devant
le fond qui se trouve derrière elle.

Dans d’autres cas, on a un camouflage véritablement mimétique.

Voici un gecko dont le corps imite une feuille. C’est une imitation qui est poussée très loin.
Il y a aussi les papillons feuille morte et un phasme feuille :
Il imite même les feuilles qui sont en train de se décomposer, qui sont un peu rongées.
C’est du background picturing.

On a cette définition du camouflage qui va exclure deux phénomènes : premièrement, la


dissimulation physique, le fait de se cacher derrière un objet. Cela suppose de se servir
d’éléments de l’environnement lui-même pour échapper à la vue, comme les soldats des
tranchées. Deuxièmement cela exclut le mimétisme pur qui consiste à imiter les
caractéristiques d’une entité différente sans qu’il en résulte une dissimulation de
l’apparence du corps dans l’environnement. On a le camouflage mimétique mais dans le
cas du papillon caligo, il y a mimétisme sans le camouflage. Ce sont des procédés qui
peuvent se combiner. La dissimulation physique n’empêche pas l’adoption de formes
similaires à celle de l’environnement. Les soldats qui s’enterrent dans les tranchées
cherchent aussi à se dissimuler par les couleurs de leur uniforme par exemple. En outre, la
frontière n’est pas toujours nette entre camouflage et mimétisme, ni entre camouflage et
simple dissimulation. Une chose assez frappante, tant dans le domaine de la zoologie que
dans le domaine militaire, on peut dire que le procédé de camouflage est pris dans une
sorte de polarité entre un mimétisme environnemental et le morcellement des formes de
l’autre. On a deux éléments différents mais souvent co-présents car parfois il s’agit de
simuler quelque chose, on va mettre une tourelle d’observation déguisée en tronc d’arbre
dans lequel un soldat peut entrer et aller observer les lignes ennemies sans se faire repérer
et il peut y avoir des faux motifs végétaux. Tandis que dans d’autres cas, on se
contente de casser les formes et motifs caractéristiques des corps pour les rendre soit
méconnaissables, soit pour empêcher qu’ils apparaissent dans le champs. Dans le domaine
des activités humaines, on a ces trois procédés qui peuvent se cumuler en fonction de leur
usage particulier. En général, les camouflages militaires cherchent à munir les corps et les
visages des combattants et de leurs équipements de motifs qui vont casser leur forme et
qui, en même temps, vont favoriser leur fusion au sein de l’environnement. On peut aussi,
dans le domaine militaire, imiter l’apparence d’entités reconnaissables comme des meules
de foin, des bovins, des arbres ou parfois introduire des leurres comme un faux char
d’assaut pour attirer les attaques sur lui et protéger les chars réels. Évidemment, la fonction
attribuée à ce type de procédés relève de l’évidence dans un certain nombre de domaines.
L’activité militaire, la surveillance sous couverture, la chasse, la photographie animalière,
… le camouflage y a une fonction évidente qui est d’empêcher d’être vu. Par contre, il n’en
va pas de même lorsqu’il s’agit des arts visuels et de la peinture où l’on trouve parfois des
procédés qui s’apparentent au camouflage mais qui alors adoptent des modes de
fonctionnement complexes, variés et qui répondent à des intentions multiples, complexes
et parfois paradoxales. Ils ne se bornent pas seulement à faire en sorte que l’on ne voit pas
ou que l’on voit moins quelque chose.
Cours 5 - 25/10/2023

2.1. Ex-cursus : le camouflage dans l’art moderne et dans la culture visuelle actuelle

Si on envisage les choses d’un point de vue strictement historique, on voit que la relation
entre art et camouflage n’a pas été énormément abordée et, lorsqu’elle l’a été, c’était
surtout relativement au développement des avants-gardes artistiques du 20e siècle, en
particulier du début de ce siècle. On a retenu la convergence, l’idée de briser les formes
reconnaissables des corps et la fragmentation des figures et des espaces dans le cubisme.
Depuis les travaux de Cécile Coutin qui s’est intéressée au camouflage, tout
particulièrement au camouflage militaire et à son histoire, il est apparu toutefois que le lien
entre camouflage et cubisme a été exagéré et qu’en fait, les artistes qui se sont le plus
impliqués dans les activités de camouflage militaire durant la Première Guerre mondiale,
ne peuvent pas vraiment être étiquetés d’avant-gardistes. Les ateliers de camouflage
militaire ont recouru au savoir-faire d’artistes durant la guerre 14-18 mais ce savoir-faire
était principalement orienté vers l’illusionnisme de type classique et qui était une
compétence surtout développée dans le milieu des scénographes et des décorateurs. Il reste
néanmoins la remarque attribuée à Picasso qui aurait reconnu la parenté entre le cubisme et
le camouflage militaire, précisément en ce qui concerne le morcellement des formes et il a
dit qu’il faisait la même chose mais on a eu tendance à grossir l’importance de ce
témoignage. La première chose à souligner est évidemment la différence de fonction entre
l’usage essentiellement défensif du camouflage animal et militaire et d’autre part, la fonction
que lui confère les artistes. Si on veut simplifier de manière peut-être excessive, on peut dire
qu’en art et même s’il y aura des exceptions, le camouflage est essentiellement un moyen
détourné et paradoxal d’intensifier la présence de certains éléments visuels en les
dissimulant, en utilisant une stratégie indirecte et paradoxale. Mettre en évidence quelque
chose en le dissimulant est paradoxal mais ça l’est moins si on tient compte du fait que ces
procédés vont de pair avec engager une dynamique transactionnelle particulière avec un
spectateur qui va être invité à scruter intensément l’image, pour y découvrir ce qui n’y
apparaît passe prime abord. L’artiste qui recourt à des procédés apparentés au camouflage,
en dissimulant volontairement certains motifs, engage le spectateur à changer de mode
attentionnel. Il l’engage à passer d’un mode intentionnel par défaut om on sélectionne les
motifs principaux en laissant provisoirement le reste de côté, dans le canal d’inattention,
choses considérées comme non-pertinentes (Erving Goffman). Il s’agit de passer de ce
mode attentionnel par défaut dans lequel on va d’abord chercher les éléments principaux, à
un mode différent, opposé d’une certaine manière où on va scanner l’image, la parcourir de
manière systématique dans son intégralité, d’emblée, tout de suite et où on va vraiment
l’observer avec une attention soutenue pour y repérer des détails peu visibles, mais
néanmoins porteurs de significations et très pertinents du point de vue de la
compréhension du message. C’est un peu ce genre de processus figuratif qui caractérise
par exemple les compositions du cubisme analytique.

Pablo Picasso, Portrait de Daniel H. Kahnweiler, 1910 (Chicago, Art Institute).

Confronté à un tableau comme celui-là, le spectateur est censé savoir a priori, par des
informations contextuelles et non dans l’image elle-même, sachant qu’il se trouve devant
une image artistique, plus précisément face à un portrait (il doit y avoir un livret ou une
plaquette), il va d’emblée se mettre à chercher des indices qui lui permettront d’aborder ce
qui apparaît comme un chaos de forme et de l’aborder comme un portrait, peut-être même
s’il connaît le modèle, à essayer de reconnaître le modèle. Il va chercher des motifs qui
vont lui permettre de voir quelque chose (moustache, cheveux). Ce sont ces détails qui
vont lui permettre de comprendre le sens de la configuration visuelle qu’il a devant lui.
Dans un portrait classique, on voit tout de suite qu’il y a un personnage et on n’a pas
besoin de scruter et c’est seulement dans un second temps qu’on va s’intéresser aux
détails. On peut considérer que Picasso camoufle les indices visuels qui permettent de
reconnaître un portrait.
On peut aussi dire un mot du recours au camouflage militaire comme motif
paradoxalement décoratif. Ils sont très utilisés notamment dans la mode. On en trouve
beaucoup dans la rue.

Il s’agit d’un détournement fonctionnel et cognitif puisqu’on se sert d’un vocabulaire


destiné à l’origine à faire apparaître moins afin d’apparaître plus et de se montrer
davantage. C’est très efficace quand le procédé est original. Quand on a commencé à voir
des éléments d’habillement dans la mode qui détournaient le camouflage militaire, cela a
provoqué un élément de surprise. Le but était d’utiliser quelque chose pour apparaître
moins pour en réalité apparaître plus si on se penche alors du côté des artistes, on voit
qu’eux aussi vont utiliser le camouflage comme un moyen expressif et comme un thème et
ce, dans un esprit ludique. Certaines de ces pratiques artistiques qui utilisent le procédé du
camouflage tiennent plus du divertissement et des animations grand public que de l’art à
proprement parler. N’importe quel genre non artistique peut toujours se trouver « artifié »
comme disent les sociologues.
Voici Cecilia Paredes qui expose dans les musées et qui est une artiste. Elle a proposé une
série de tableaux photographiques réalisés à partir de motifs camouflés dans le
décors. Un cas similaire et assez extrême est celui d’un artiste chinois nommé Liu Bolin.

Il réalise lui aussi des photographies qu’il expose aussi dans le circuit des galeries et des
musées d’art. Il faisait partie du circuit de la performance et ensuite il s’est orienté vers ce
moyen d’expression en développant l’idée de l’homme invisible, thématique qui parcourt
cette oeuvre et c’est une fusion du corps avec l’environnement (ground matching et
ground picturing).

Il y a vraiment des motifs de l’environnement qui sont imités et le but est de faire
disparaître le corps dans l’environnement. Sur certaines photos, on ne sait pas qu’on a
affaire à un corps camouflé. Il y a un sous-texte politique et cela devient de l’illusionnisme
pur à un certain stade. Cela montre l’intérêt des artistes pour ce procédé.

Voici un artiste, Johannes Stoetter, qui travaille dans un esprit un tout petit peu différent.
Dans certaines de ses œuvres, il s’inspire du mimétisme animal. Dans certaines œuvres, il
y a un motif qui reste bien visible comme l’oreille par exemple et elle apparaît perdue et en
faisant attention on voit le buste. On voit qu’on est à cheval entre l’attraction foraine et l’art
proprement dit. Ça n’est ni contradictoire, ni une critique.
On pourrait étendre le champ de la problématique et considérer comme plus intéressant les
thématiques des artistes conceptuels de la fin des années 60 et du début des années 70. On
trouve une manière de dissimuler l’œuvre elle-même et non plus son contenu. On
dissimule l’œuvre en tant que telle ou la face visible du fait qu’il y a une œuvre d’art, dans
la trame du quotidien. Parmi les artistes conceptuels, certains ont communiqué des
contenus artistiques par voie d’annonce dans les quotidiens. C’est une chose qu’on ne
connaît plus beaucoup maintenant. À l’époque, tout le monde lisait les grands journaux et
il y avait des rubriques de petites annonces.
John Baldessari, Affidavit (Cremation Project, 1970).

Cela fait partie d’un projet plus vaste et cela signifie « faire-part ». Le projet consister à bruler
plus de 123 peintures réalisées dans la première période d’activité artistique de l’artiste
(entre 53 et 56). Elles ont été brûlées dans un crématorium de San Diego. Il a réalisé une
plaque commémorative en bronze et publié ce faire-part dans le San Diego Union, un
journal de San Diego.

Guillaume Bijl, Installation, 1984,


Rotterdam, Centrum voor Beeldende Kunst.

Un autre artiste auquel on peut penser quant à la question du camouflage de l’art lui-même
est l’artiste belge Guillaume Bijl. Il est l’auteur d’installations poussées dans leur
réalisation, installations qui miment de manière convaincantes, réalistes et exhaustives des
lieux généralement voués à l’exhibition de choses non-artistiques, comme des étalages, des
show rooms, des espaces commerciaux et professionnels, des salles de conférences,… Ici,
on a une installation de 1984 et on voit que l’artiste remplace ou déguise un lieu artistique
en un espace de représentation commerciale car on a le showroom d’un concessionnaire
automobile tellement bien imité que le passant lambda n’aurait pu se rendre compte de la
nature artistique de l’exposition. C’est le fait que ce soit artistique qui est camouflé et
auquel on ne peut accéder que grâce à des informations contextuelles tout à fait indirectes.
Ce qui est intéressant est qu’il n’y a pas de contenu caché. Ce qui est important, c’est la
dissimulation du fait qu’il y ai une œuvre d’art. Il y a toute une réflexion sur l’espace
d’exposition, sur l’espace démonstration d’objet. Un showroom automobile connaît une
parenté importante avec une galerie d’art car ce sont des endroits où l’on montre des objets
qu’on peut éventuellement acheter. C’est un type d’opération qui tourne autour de
questions fondamentales en art contemporain comme le simulacre, l’appropriation, le
détournement,… Ce sont des actes qui sont au cœur de la problématique de l’art
contemporain (la problématisation du lieu de l’œuvre, où est l’œuvre). Ici, l’œuvre n’est ni
dans le lieu ni le lieu mais bien une opération sur le lieu. Dans cette optique générale, on a
aussi certains plasticiens qui vont utiliser les motifs caractéristiques typiques du
camouflage, militaire en particulier, afin de thématiser par exemple les relations entre art et
surexposition médiatique, visibilité et dissimulation, personne de l’artiste et persona
artistica, c’est-à-dire l’espèce de personnage fictionnel que se constitue un artiste et qui
diffère de sa personne au sens civil du terme si on veut.

Andy Warhol, la Série Camouflage, 1987 et Self-portrait,


1986, New York, MoMA.

On a notamment ici Andy Warhol qui s’illustrait dans ce domaine et qui va retourner
l’effet de ce type de forme, destiné à cacher, pour engendrer des images au contraire
hyper-visibles, un peu comme le fera d’ailleurs plus tard la mode vestimentaire. C’est dans
ce but qu’il change ici les couleurs typiquement militaires en y substituant des couleurs
plus vives mais en conservant la forme typique de ces motifs. Dans certains cas, l’œuvre
peut être lue comme un commentaire plastique sur la célébrité, ce qui intéressait vivement
Warhol, célébrité qui implique une surexposition médiatique de la personne et sa
dissimulation quasiment totale aux yeux du public : on voit les célébrités partout en image
mais jamais de ses propres yeux. On peut dire que la fortune artistique récente du
camouflage n’est pas négligeable et elle n’a pas échappée au commentateur.

5.2. La thématique de la dissimulation

Beaucoup moins abordée est la question de son utilisation comme moyen de


communication visuelle avant la modernité tardive (19e et 20e siècles) et en particulier au
cours des siècles qui ont directement précédés l’avènement de l’art moderne (15, 16, 17 et
18e siècles). Si on s’intéresse à l’utilisation de ce qu’on appelle aujourd’hui le camouflage
dans cette ère chronologique, on parle d’une époque où ce concept n’avait pas encore fait
son apparition car il date de l’extrême fin du 19e et du début du 20e siècles. On va faire un
usage consciemment anachronique du terme mais le principe de la fusion de la forme dans
le fond n’a pas dû attendre d’être nommé ou théorisé pour exister. Il est donc légitime
d’étendre l’usage du terme camouflage dans le passé et il est légitime de se demander si
certains procédés figuratifs en usage au cours des Temps Modernes ne relèveraient pas de
tactiques de camouflage avant l’heure. Il y a quatre types de camouflage dans la peinture
ancienne :

Dissimuler la structure spatiale d’une scène en minimisant l’effet de perspective. On


s’efforce de dissimuler au moins en partie la structure spatiale elle-même; Volonté de
réduire l’impact visuel d’un motif secondaire. Ce qui va nous intéresser dans un premier
temps, c’est le camouflage de motifs qui représentent des entités dont le propre est
justement de se cacher, ainsi que le veulent certains thèmes iconographiques où il est
question justement d’êtres qui se cachent et l’un de ces thèmes est celui de Suzanne au
bain que nous avons déjà rencontré. Quand on regarde les interprétations picturales de cet
épisode biblique, par exemple celle du Tintoret, on voit qu’ils vont nous montrer la chaste
et innocente Suzanne épiée par les deux lubriques dissimulés en embuscade. Ce sont des
figures qui, en vertu de l’histoire, ont vocation à se dissimuler. La plupart du temps, si
Suzanne ne les voit pas encore, le spectateur les a déjà repérés.
C’est le cas de ce tableau de Rembrandt où on voit les deux juges malhonnêtes qui
s’approchent de la jeune femme et l’un des deux s’apprête à arracher le tissu avec lequel
elle tente de dissimuler sa nudité. On a l’impression qu’elle a senti la présence des hommes
mais qu’elle ne les a pas encore vus. Elle jette un regard désespéré au spectateur. Son
regard est indiscutablement dirigé vers nous. Comme chez Jordaens, l’acte scopique est
directement associé à un acte de violence physique à travers ce geste de la main. On a ce
regard de Suzanne qui nous est adressé, comme pour nous prendre à témoin, comme pour
faire de nous des témoins en exigeant de nous un positionnement moral par rapport à ce
que l’on voit. Son regard nous demande comment on va la regarder elle et comment on va
regarder le tableau. Va-t-on la regarder comme les deux voyeurs ou compatir à sa détresse
et détourner cette pulsion scopique primale ? On voit d’emblée les deux vieillards mais,
dans un autre tableau qui traite du même thème, Rembrandt a eu l’idée de camoufler
les vieillards.

Rembrandt van Rijn, Suzanne au bain, 1636 (La Haye, Mauritshuis).


C’était une dizaine d’années avant l’œuvre que l’on vient d’analyser. Il s’agit d’une
peinture sur panneau comme la précédente et on peut dire que le moment qui est représenté
ici, si on doit s’en référer au déroulement chronologique des opérations, est juste antérieur
à celui qui est figuré dans le tableau de Berlin. Ici, les juges ne sont pas encore arrivés à
hauteur de Suzanne. De plus, ils ne sont pas encore visibles ni pour nous, ni pour elle. On
discerne à grand peine le profil du visage de l’un des deux. Il y a une espèce d’élision, les
vieillards sont réduits à un seul et on a ici le profil très peu visible, à la fois par sa
morphologie et par le coloris car il se fond véritablement dans le feuillage du buisson qui
se trouve derrière Suzanne. Selon l’éclairage, les détails apparaissent plus ou moins. Selon
nous, les conditions d’éclairage semblent excessives selon les conditions d’éclairage qui
sembleraient normales. Il faut se dire que l’usage de l’éclairage artificiel change
considérablement les choses et que, quand on a affaire à des motifs volontairement à peine
visibles, des petites différences dans les conditions de présentation peuvent avoir un impact
considérable sur la lecture de l’œuvre. Ici, on peut dire qu’il y a une utilisation du procès
du camouflage avant la lettre. Le geste de Suzanne est similaire car elle se tourne vers le
spectateur d’un air effarouché et tente de couvrir sa nudité. Le spectateur se trouve dans la
position d’un voyeur comme les vieillards, à moins qu’il réagisse d’une autre façon et ne
prenne le rôle d’un témoin qui pourrait éventuellement la secourir. C’est à la conscience de
chacun de décider comment il va regarder la scène. Ce qui est frappant c’est que l’auteur
dissimule les vieillards au regard de Susanne, au regard du regardeur intra-iconique mais
également pour le spectateur qui est un regardeur extra-iconique. De ce duo d’odieux
personnages, il n’y en a qu’un et on pourrait se demander s’il n’y avait pas chez
Rembrandt l’idée de placer le spectateur dans la position du second vieillard. Son attitude
montre qu’elle a dû les entendre mais qu’elle ne peut pas les avoir encore aperçus et ce
personnage de profil est extrêmement bien dissimulé. Il va falloir au spectateur un sens de
l’observation très aigu et un souci d’examiner l’image très en détail pour le repérer. On
peut dire que c’est la connaissance de l’histoire et du thème biblique qui va inviter le
spectateur à rechercher ces deux vieillards, le thème biblique et peut être aussi et les
interprétations qu’il y a pu avoir chez d’autres artistes. On sait qu’ils sont là, qu’ils doivent
être là et on va immédiatement se mettre à leur recherche. Le spectateur va passer d'un
regard qui est celui de la reconnaissance directe, on voit tout de suite Suzanne effarouchée,
à une recherche visuelle dirigée vers un motif dont on ne peut a priori que supposer la
présence. Il existe au moins un tableau, aussi de Rembrandt, où les deux vieillards sont
complètement élidés et on peut dire que c’est le spectateur qui remplit le rôle. On voit
Suzanne, on sait que c’est elle et on sait qu’il doit y avoir des voyeurs mais on ne les voit
pas et on se demande si ça ne serait pas nous qui tiendrions le rôle.

2.1. Le camouflage paradoxal

La dissimulation de certains motifs constitue aussi un ressort symbolique très important


lorsqu’il s’agit d’évoquer la présence secrètement menaçante de forces néfastes, comme
des forces démoniaques on diaboliques. Nous verrons que les traités de démonologie
qui apparaissent et se multiplient à partir de la fin du 15e siècle s’étendent à foison sur les
capacités de dissimulation et de mimétisme du diable et de ses acolytes. Nous lirons
quelques passages de certains auteurs et c’est un leitmotiv du diable que la capacité de se
faire voir pour ce qu’il n’est pas. C’est le mode d’action essentiel du diable dans la
mythologie chrétienne de la modernité. Ce qu’on considère en principe, c’est l’idée
dominante, c’est que les démons sont totalement privés du pouvoir de transgresser les lois
naturelles car il s’agit d’une prérogative divine impartageable car cela signifie produire des
miracles. Cependant, ils ont un rayon d’action extrêmement étendu lorsqu’il s’agit de créer
de fausses apparences, que ce soit à l’extérieur des sujets ou dans le sein même de ces
sujets auxquels ils s’attaquent, donc dans leur esprit. On voit aussi, et c’est d’ailleurs la
préoccupation à l’origine de la vague effrayante des procès de sorcellerie qui va due la fin
du15e siècle à la moitié du18e siècle, c’est l’idée que le diable se cache partout et
n’importe où. Il peut se cacher derrière n’importe quelle personne et animal et il est
capable de se cacher sous toutes les figures, même les plus insoupçonnables comme celle
d’un saint homme ou même du Christ. Ils se définissent comme des prédateurs
illusionnistes maîtres dans l’art de manipuler les consciences qui dépassent les humains par
leur intelligence, ils n’ont pas de pouvoir surnaturel mais ils ont une intelligence qui est
très supérieure à celle des humains, et celle-ci leur permet de connaître intimement les
ressorts de l’esprit humain et les lois naturelles, les principes de la nature dont ils vont tirer
leurs simulacres. Il y a l’idée que, comme le font les chasseurs à l’affût, le diable ne cesse
de nous épier, d’observer les âmes pour mieux les piéger avec cette différence qu’au
contraire des chasseurs, ils agissent en tout lieu et en tout temps et sous les déguisements
les plus inattendus. On a là tout un champ qui s’ouvre aux artistes pour traiter de cette
capacité à se dissimuler et le camouflage ou la dissimulation (la frontière n’est pas toujours
très nette entre les deux) dans certains cas leur permet de développer cette thématique. En
tout cas, la tendance est bien celle-là. Un des thèmes qui va permettre de développer cela
est le thème de la tentation de saint Antoine qui est l’un des épisodes de la vie d’Antoine
qui a été plusieurs fois en prise à l’action des démons lorsqu'il était retiré dans le désert
mais dans l’une de ses occurrences, il est question de démons tentateurs et ce thème va
donner une très bonne occasion de dépeindre la puissance polymorphisme, mimétique et
dissimulatrice des démons et cela en fonction des exigences sémiotiques fondamentales qui
sont celles de la peinture ou des images fixes. C’est important de réfléchir à ça. Ce que
Lessing appellera les arts du temps (poésie, théâtre, musique et le cinéma aujourd’hui),
permettent de figurer à la fois l’apparence vraie et le déguisement mensonger en montrant
les passages de l’un à l’autre et vice-versa. On peut montrer la métamorphose et montrer le
diable prendre l’apparence d’une personne inoffensive. L’image fixe, elle ne peut pas en
principe représenter une dissimulation totale ou un mimétisme totale car elle n’a pas la
possibilité de montrer un processus, sauf exception, car ça n’est pas un art du temps. Si on
avait dans un tableau, une figure qui s’avançait sous des airs parfaitement trompeurs,
l’identité de cette figure n’apparaîtrait pas. Si un démon était parfaitement déguisé, on ne
pourrait pas voir qu’il s’agit d’un démon sauf en utilisant des procédés sophistiqués qui
rendraient l’image difficilement lisible. C’est un peu un principe de la représentation
picturale que la dissimulation ne peut être que partielle et que, même si les regardeurs
intra-iconiques ne peuvent pas voir ce qui se cache, le spectateur doit se voir offrir des
indices suffisants pour le comprendre. Il y a une asymétrie fondamentale entre le regardeur
intra-iconique et le spectateur.

David Teniers le Jeune, La Tentation de saint Antoine, ca. 1650 (Lille, Musée des Beaux-
Arts).

Conformément aux sources, notamment La vie de saint Antoine d’Athanase d’Alexandrie,


nous avons le saint en prière qui est saisi par l’épaule et assailli par des démons. Parmi eux,
l’un a l’apparence d’une vielle femme cornue et elle le saisit par derrière pour lui montrer
l’un de ces démons venus le tenter. La plupart d’entre eux ont une apparence bien
conforme à leur nature démoniaque, il y en a un qui a l’allure d’un bouc qui est un animal
auquel le diable emprunte très souvent l’allure. Il y a d’autres démons qui sont des
hybrides et le femme en est un elle-même. Elle agit comme admonitrice et montre quelque
chose à Antoine et non au spectateur. Il essaie de se concentrer sur sa lecture et sa
méditation portant sur la vanité de la vie ici bas (le sablier, le crâne). Il se laisse un moment
détourner par cette vieille qui lui dit de regarder. Il doit regarder la femme élégamment et
noblement vêtue qui tient un verre de vin qu’elle vient offrir à l’ermite. Dans le livre
d’Athanase il est bien question d’une femme qui vient le tenter. Il s’agit en réalité d’un
démon qui a pris l’apparence d’une femme. On voit que derrière elle il y a un autre démon
qui porte le bas de la robe comme s’il s’agissait d’une robe de mariée et il pointe du doigt.
Ce geste s’adresse ce démon pour lui dire « c’est lui Antoine, va le tenter ». Il est difficile
de déterminer ce qu’Antoine a vu ou non, a-t-il vu les démons ? Il n’en regarde aucun, il
regarde la femme. Placé comme il l’est, le démon ne devrait pas lui apparaître. Lui ne voit
que la femme et rien, au premier regard, ne révèle qu’il s’agit d’un démon. Le monstre
affreux qui tient sa robe est dissimulé. A priori, on pourrait croire qu’il s’agit simplement
d’une belle jeune femme noblement vêtue, même si le spectateur extra-iconique la voit
d’emblée. Pour vraiment comprendre que cette belle dame est en fait un démon, le
spectateur du tableau a dû observer de manière attentive la scène, en prêtant une attention
particulière aux détails. A priori, ce n’est qu’une dame. Ce n’est que lorsqu’on va scruter la
représentation que l’on va se rendre compte qu’à la place des pieds, elle a des serres
d’oiseau de proie. C’est un petit détail qui est en outre dissimulé dans l’ombre de la figure.
C’est le même genre de membres que ceux des autres démons. On comprends alors et
une fois qu’on a remarqué ce détail, on est pris d’une sorte de frisson qui résulte de la
surprise désagréable de devoir inverser le sens du motif. Cela apparaît d’abord comme une
belle dame de la noblesse et on se rend compte qu’en réalité il s’agit d’un démon. Il y a
un effet de coup de théâtre qui résulte du mode attentionnel dirigé vers le détail. Si on ne
regarde pas les détails, on ne le voit pas. D’autres peintres ont aussi recouru à une forme de
dissimulation et même au camouflage afin de dissimuler en partie les démons non
seulement pour les regardeurs intra- iconiques mais aussi pour le spectateur de l’image.
Cette dissimulation ne peut pas être totale mais permet de dissimuler provisoirement les
figures en question, aussi longtemps que s’exerce un type de regard focalisé par défaut sur
les motifs les plus apparents. Si bien que ces figures dissimulées ne vont apparaître qu’à
retardement et dans un second temps de la lecture.

Cornelis Massys, La Tentation de saint Antoine, ca. 1550 (Bruxelles, MRBA).

On a la même thématique de la Tentation de saint Antoine. C’est un tableau plus ancien.


Dans ce tableau, le peintre va jouer sur une double modalité d’apparition des démons. Si
certains se montrent bien en évidence, d’autres restent partiellement dissimulés et donnent
l’idée que les démons sont partout, même là où on ne les voit pas à première vue. On a
toujours Antoine retiré dans le désert au sens ancien du terme, la nature sauvage, il y a une
espèce de masure où il peut s’abriter. On a un ensemble de démons qu’on voit
immédiatement et on voit cette horrible vieille avec des oreilles d’âne et il y a une armée
de lutins qui approche. Au premier plan, il y a un petit monstre aux pattes d’oiseau. Il y a
aussi deux femmes et le geste de la tentation est en partie matérialisé par le plat qu’elle lui
apporte. On voit le geste d’Antoine qui repousse et refuse. On a un démon minuscule qui
apparaît à peine et qu’on devine dans la fissure du tronc d’arbre. Il tient une cruche et il est
vraiment dissimulé dans l’espace fictif dans la crevasse mais aussi chromatiquement car on
le voit très peu. Il est d’une certaine manière camouflé avec l’idée que le diable est dans les
détails mais au sens littéral du terme. On va les découvrir l’un après l’autre. Certains seront
vus assez rapidement et ensuite, on va découvrir ensuite un monstre supplémentaire. Cela
va inévitablement conduire à l’idée qu’il pourrait y en avoir beaucoup d’autres qu’on aurait
pas vu. Le monte entier pourrait être un repère de démons. Donc, même si Antoine
repousse l’assaut manifeste et évident de tous ces démons visibles, et en particulier la
spectaculaire tentation scopique des deux femmes nues qui vise d’ailleurs aussi le
spectateur, ça ne garantirait peut-être pas la victoire sur les créatures infernales.

Hieronymus Bosch, Triptyque de la Tentation de saint Antoine, ca. 1505-1506 (Lisbonne,


Museu Nacional de Arte Antiga).

C’est Bosch qui vient tout de suite à l’esprit lorsque l’on parle du thème de la tentation de
saint Antoine. Nous avons son tryptique ci-dessus. On connaît tous ces scènes de démons
proliférants et polymorphes. Ils sont hybrides entre des hommes et des objets, des animaux
et des objets,… et ils peuplent une idée du monde hantée par les idées de péché et
d’omniprésence des influences diaboliques. Cela participe à une imagination débridée,
encline à une drôlerie et à une fantaisie. Dans la représentation des entités démoniaques, on
a des sources anciennes qui insistent sur le côté amusant de ces scènes. On a ici une
illustration paradigmatique de tout cela. Ce qui est intéressant, c’est de comparer le
tryptique au texte d’Athanase. En tout cas, dans la vie de saint Antoine, il n’est pas
question de démon polymorphe. Tout ce qui est précisé, c’est qu’il y a des démons qui sont
apparus à l’hermite « sous différentes formes de bêtes féroces ». Plus loin, il est question
d’un démon à moitié humain et à moitié avec l’apparence d’un arbre. C’est le seul démon
hybride dont il est question chez lui. Il insiste sur toutes ces bêtes féroces qui font du bruit
et menacent Antoine et ce sont des démons qui se cachent sous l’apparence d’animaux. Par
rapport au texte, le peintre laisse libre cours à l’imagination pour représenter les monstres
car s’il avait suivi le texte, il aurait représenté des bêtes sauvages mais cela n’aurait pas
permis au spectateur de percevoir la nature de ces entités-là. C’est une raison pour traiter le
thème de manière non littérale en montrant justement la nature démoniaque de ces êtres qui
viennent tourmenter Antoine. Il y a une multitude de diablotins. On peut voir que certaines
de ces manifestations se confondent avec des éléments de paysage, notamment on a un
personnage qui montre son postérieure nu et dont l’avant est le toit d’une demeure enterrée
et on a la tête de l’autre côté. Il y a encore l’idée que c’est le monde entier qui est le repère
de toutes ces présences démoniaques. On peut imaginer une espèce d’activité de
l’imagination à laquelle le spectateur est convié : regarder la nature comme le lieu possible
d’apparition de démons qui se cachent dedans.

École de Jérôme Bosch, Scène des enfers,


début XVIe siècle (Madrid, Prado).

On peut également noter que les peintres de la tradition boschienne on réinterprété un peu
dans le même sens le motif médiéval de la gueule de l’Enfer. C’est un motif ancien qu’on
trouve notamment dans le théâtre médiéval et dans les arts figurés du Moyen-Âge et la
porte de l’Enfer est en fait la gueule ouverte d’un gigantesque démon. Chez ces peintres,
cette gueule de l’Enfer fait partie intégrante d’un paysage où évoluent des personnages, si
bien qu’eux-mêmes ne peuvent apercevoir cette gueule ouverte. Ici, l’ouverture de l’enfer
prend la double apparence d’un visage humain et du postérieur d’une espèce d’oiseau
menaçant qui se tourne vers nous. On a à la fois la bouche, la gueule, ça pourrait être un
nez,… Plus loin, il y a une autre tête à moitié formulée qui ressemble à un oiseau qui nous
regarderait.
Jacob Isaaczs van Swanenburg, L’Enfer et les sept péchés capitaux, 1600-1638
(Amsterdam, Rijksmuseum).

On voit que l’idée de la gueule de l’Enfer camouflée dans le paysage fait son chemin. Cette
gueule a déjà avalé toute une compagnie de belles dames et de messieurs de l’aristocratie
qui se livrent à des réjouissances diverses et variées et à divers excès comme une bagarre et
il y a un ivrogne. La gueule de l’Enfer est camouflée sous l’aspect de la toiture d’une
simple chaumière qui en fait a déjà avalé tous ces gens qui ne s’en rendent pas encore
compte. On distingue un démon sous l’apparence d’une vieille femme et on distingue un
rougeoiement qui doit être ceux de l’Enfer mais ces gens ne se rendent compte de rien. Il y
a des démons qui volent au-dessus d’eux et ils sont là, ne se doutant de rien, alors qu’ils
sont déjà en Enfer.

Durant ces vingt dernières années, on a des historiens qui se sont intéressés à ce
type de représentation et qui les ont appelées « images doubles » (gueule de l’enfer et
visage/corps d’oiseau/chaumière), « image cachée », « crypto-image », « image potentielle
» car elles ne sont activées que par l’intermédiaire de l’imagination du spectateur car elle
joue un rôle primordial dans l’activation du dispositif, ou encore « image-piège ». Ces
différentes appellations permettent de différencier des phénomènes apparentés mais pas
identiques et ils revoient à l’idée de motifs figuratifs fait pour susciter une double lecture,
en deux temps. On voit une chose et ensuite une autre, pour provoquer dès lors un effet de
surprise : lorsque le spectateur passe d’une évidence première à la saisie d’un contenu qui
est beaucoup moins immédiatement apparent. La plupart de ces images pourraient être
classées dans la catégorie de camouflage par mimétisme. La gueule de l’Enfer imite une
chaumière mais aussi par le procédé de la forme dans le fond. Cela se fond dans le
paysage. Il n’est pas forcément besoin d’images doubles caractérisées pour provoquer le
choc de la surprise dans le décodage des motifs. On voit que le camouflage en tant que tel
peut suffire à provoquer ce choc.
Raphael Coxie, Jugement dernier, 1589 (Gand, Museum voor Schone Kunsten).

On a une position en trois partie : dans un registre supérieur, on a le Christ, la Vierge et


saint Jean-Baptiste qui trônent le Jugement qui est rendu exécutoire par l’ange qui brandit
une épée et ensuite, on a le motif des gens qui ressuscitent au moment du Jugement
Dernier, qui sortent de terre et qui vont se répartir en deux groupes : les damnés sur la
droite donc à la gauche du Christ et le groupe des élus de l’autre côté. Dans le groupe des
damnés, on voit un entrelacement de figures de démons qui sont mêlées avec les corps des
damnés eux-mêmes. On a sur plusieurs plans, une juxtaposition tellement compacte que,
d’une certaine manière, chacun fait figure sur le fond des autres et vice-versa. La composition
joue aussi très fort sur une complémentarité entre vision d’ensemble et vision de détail. La
vision d’ensemble nous montre les trois groupes de figure et du côté droit, du côté des
damnés, cette vision d’ensemble va livrer d’abord un chaos de membres entremêlés en
contraste complet avec le bon ordre qui règne du côté des élus et plus encore dans le
registre divin. On voit ce fouillis de corps entrelacés et dans un second temps, à la faveur
d’une seconde lecture qui va se faire attentive au détail et perdre le tableau dans son
ensemble pour se focaliser dans les détails, à ce moment là on découvre des cops et des
visages individés et que l’on peut voir à la fois des ressuscités et des démons, que parmi
ceux-ci certains ont un corps parfaitement humain donc ils se confondent avec le corps des
damnés. On va commencer à scruter le détail, identifier chaque figure et on va devoir y
regarder de plus près pour démêler cet amas effroyable. La lecture est plus lente et plus
difficile que la lecture d’ensemble et il faut entrer dans une autre temporalité et avoir la
patience de tout détailler. Si on ne le fait pas, on ne lit pas et l’image est illisible. Cette
lecture lente, de seconde approche, va faire surgir des motifs qui, tout d’abord,
n’apparaissaient pas et qu’on avait pas remarqué et ils sont plus glaçants encore du fait de
ne pas encore avoir été remarqués. C’est plus effrayant de constater la présence de quelque
chose de menaçant sous une apparence qui ne l’était pas. On a, à la fois du côté des
démons qui ont des particularités physionomiques, et du côtés des damnés, une multitude
de choses à voir. Une dame, enlacée par une sorte d’hydre à plusieurs têtes tient un miroir
et elle tend la main vers le spectateur et lui lance un regard désespéré. On voit dans le
miroir un visage souriant entouré d’une collerette comme en portaient les gens d’époque.
Le spectateur est pris au dépourvu et on comprend que c’est une coquette qui a pris
connaissance de son péché de vanité (idolâtrer sa propre apparence) trop tard. Le
personnage qui se reflète dans le miroir et est face au spectateur pourrait être le visage du
spectateur ou de la femme. Cela pourrait être celui de toute personne qui pèche par vanité
et qui, grâce à ce tableau pourrait prendre conscience de son péché avant qu’il ne soit trop
tard. On a aussi, à droite dans la pénombre, sur un troisième ou quatrième plan, dans une
zone qui est au seuil d’autres parties dans laquelle les corps se confondent les uns et autres
et on ne peut plus individualiser. Il y a un mélange indistinct et on devine les corps
précipités dans les Enfers. On voit dans cette zone un damné qui se tient le front et regarde
le spectateur. On en a un qui se tient la tête entre les deux mains. Si on poursuit la lecture
vers la droite, on découvre alors ce démon avec des cornes de chèvre et des crocs et,
finalement, il y a un démon qu’on avait pas vu et qui est dissimulé dans la pénombre. Il est
moins effrayant de par sa physionomie mais il regarde le spectateur droit dans les yeux et
pointe le doigt vers lui dans une espèce de rictus de langue tirée. Cela veut dire qu’il nous a
repéré, comme la prochaine victime. On voit cette utilisation de procédés qui ont trait au
fait de faire moins apparaître certaines figures mais ce moins apparaître devient en
quelques sortes une sur-apparition. Par exemple, on avait pas vu le démon mais lorsqu’on
le voit, on ne voit plus que lui et sa présence découle en partie de la surprise de l’avoir
découvert.

Cours 6 - 08/11/2023

Nous allons parler de tableaux dans lesquels on constate que certaines figures sont
camouflées et ce camouflage est thématiquement pertinent. Ces peintures sont en fait
caractérisées par le fait qu’elles se cachent et se définissent d’une certaine manière par ce
comportement, cette propriété qu’elles ont de se dissimuler. On a vu aussi que cette
dissimulation suscite de la part du spectateur des réactions particulières et le place dans des
rôles particuliers, par exemple le rôle du voyeur mais aussi dans certains cas, le rôle de
celui qui est épié, regardé par certaines figures qui l’épient, le regardent. Il s’agit en
l’occurence de figures à caractère maléfique comme les démons. Nous avions analysé ce
tableau de Coxie (pp. 72-73) où on voit bien ce phénomène. On a le camouflage qui
résulte de l’entremêlement de toutes ces figures et on ne reconnaît pas tout de suite qui est
qui. Il y a une sorte de désordre. Ce que l’on voit aussi, c’est que le spectateur est
fictivement convoqué dans la fiction par certaines figures qui s’adressent à lui, le regardent
ou même lui adressent la parole. Certaines figures regardent le spectateur. De manière
d’autant plus spectaculaire, il y en a une qui est dissimulée dans la pénombre et qui désigne
le spectateur en lui adressant une épouvantable grimace, lui tirant la langue notamment. Ce
qui est frappant, c’est que ces figures placent le spectateur dans le rôle d’un intervenant qui
n’est pas n’importe lequel, qui n’est pas neutre et pas tout à fait extérieur. Cet intervenant
est celui d’un damné ou d’un futur damné car ces appels fictifs de certaines figures sont
confinées du côté des démons ou des damnés. Il n’y a pas d’ange qui souhaite la bienvenue
au spectateur. Ces interactions visuelles sont uniquement le fait des démons et il se
trouve dans la situation de la proie et d’un parfait candidat pour rejoindre les enfers. Dans
la dramatique qui se joue à travers les interactions entre le spectateur réel et les scènes
fictives, il y a l’attribution d’un rôle relativement défini au spectateur. Plus généralement,
on voit que le spectateur peut se définir comme un regardeur-regardé. Les créatures le
regardent par excellence avec le mauvais oeil qui condamne par avance à la damnation, à
moins que le spectateur, frappé par le rôle qu’on lui fait jouer, corrige son action. Nous
verrons plus tard que le diable peut prendre n’importe quelle figure avec des apparences
privilégiées, parmi lesquelles les animaux. On comprend bien la valeur négative attachée
aux rongeurs. On luttait en permanence contre leur action dans les maisons. On a parfois
dans les images picturales, des forces démoniaques qui sont figurées sous l’aspect de
simples animaux et bien souvent, des animaux de petite taille qui, par leur petite taille et
leur couleur se dissimulent et n’apparaissent qu’à l’observation rapprochée de la
contemplation. Voici un exemple plus tardif que les autres.

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Peter Snijers, Plantes et fruits avec hérisson, avant 1752 (Bruxelles, MRBA).

Il s’agit d’un peintre flamand. On a une nature morte avec un chardon et il y a une
connotation négative attachée au chardon. Il y a des fleurs et des fruits, ainsi que des petits
animaux parmi lesquels, bien caché, se trouve un hérisson. Il semble épier ce qui se passe
au premier plan et convoiter les oeufs qui se trouvent dans le nid. Ce hérisson, on ne
l’aperçoit pas immédiatement. Ce qui frappe tout de suite, c’est le chardon et les fruits qui
sont bien éclairés et tous ces points rouges (fruits rouges) qui constituent des signaux
lumineux assez efficaces. Ce n’est qu’en se laissant déambuler de manière semi-distraite
dans la composition qu’on tombe sur ce hérisson qui regarde d’un oeil mauvais. On peut
également constater la présence d’une souris, bien dissimulée elle aussi de par sa couleur
bien qu’elle se trouve au premier plan. On voit tout de suite à quel point elle apparaît peut
en comparaison avec les fruits et les fleurs. On a là des présences d’autant plus inquiétantes
qu’elles sont à moitié cachées. On est amené à les découvrir par surprise et avec un frisson
d’effroi qui découle de cette découverte inattendue. Dans certains cas, le camouflage,
d’une certaine manière, il y a toujours une valeur rhétorique qui s’attache au fait de
camoufler quelque chose, mais dans certains cas, le camouflage correspond réellement à
une opération rhétorique et répond à la définition d’une telle opération.

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Cornelis Norbertus, Gijsbrechts, Vanitas, ca. 1670 (Bruxelles, MRBA).

On peut avoir un artiste qui dissimule un motif de mauvaise augure que la convention
iconographique porte pourtant à mettre bien en évidence, qui est généralement bien mis en
évidence. Le peintre est spécialité dans les représentations de natures mortes en vanité.
Dans la plupart, sinon toutes les vanités, il s’agit d’un thème iconographique bien codé. On
trouve réunis différents objets qui renvoient tous, chacun à leur manière, au caractère
éphémère de la vie sur terre et du peu d’importance qui s’attache à ce que, dans cette vie
terrestre, on considère comme très important dans notre vie terrestre. Nous parlions de cela
avec le portrait de Georg (p. 43). Nous ne sommes pas dans le contexte d’un portrait mais
dans un contexte de nature morte de vanité tout à fait typique. Parmi les objets qui ont
charge de communiquer cette idée du caractère transitoire, éphémère, fragile de la vie
humaine, il y a le crâne humain qui renvoie depuis bien longtemps à la mort (sorte de
métonymie de la mort), les papiers chiffonnés, les bougies presque éteintes, les coupes
renversées, etc. On a la représentation d’une niche dans une paroi recouverte de planches
en bois avec un élément trompe-l’œil et sur cette paroi sont attachés avec des punaises des
petites bandelettes de cuir dans lesquelles on a glissé un certain nombre d’objets comme
des papiers, un peigne qui renvoie au souci de soi et de son apparence, de la cire à
cacheter. Dans cette niche, se trouve un certain nombre d’objets de vanité assez typique et
le catalogue des objets est relativement restreint. On a un bougeoir et le crâne qui,
contrairement à ce que l’on trouve quasiment toujours dans les tableaux de vanité, est
caché car il se trouve derrière la porte vitrée entrouverte de la niche et en raison de sa
couleur qui le fait très peu ressortir dans le contexte immédiat de cette zone de la
composition. Le peintre s’écarte de la convention bien établie qui place en général le crâne
bien au milieu et une série d’objets autour de lui qui complètent sa signification. Il y a donc
une lecture qui fonctionne en deux temps. Il y a donc ce que l’on voit au premier regard et
ensuite ce que l’on voit au deuxième regard et c’est au deuxième regard que le crâne
apparaît vraiment. Le motif principal, bien souvent l’idée de la mort et de la vie humaine
est symbolisée par un seul crâne, qui suffit à convoquer l’idée de la mort et on peut dire
que dans les vanités, c’est le crâne qui occupe la position thématiquement centrale et en
général il est aussi topologiquement central. Ici, ce n’est pas le cas. On découvre ce motif
un peu par surprise, à l’improviste. Cette image de la mort qui nous guette tous n’apparaît
pas tout de suite, d’abord ce sont les innocents petits objets que nous voyons et ensuite, le
crâne surgit. On a là un mouvement typiquement rhétorique, il participe toujours de
s’écarter d’une norme et trouver une expression qui s’écarte de la formule standard qu’on
utiliserait pour dire la même chose. L’écart par rapport à la norme permet de maximiser
l’impact de ce que l’on dit, comme dans l’ironie par exemple. On utilise une formule
détournée par rapport à ce que l’on veut dire et cela rend ce que l’on veut dire d’autant plus
fort. Il y a aussi l’élément thématique et c’est sans doute l’idée de la mort qui nous guette
en permanence sans que nous en ayons conscience et qui est là partout, jusque sous les
préoccupations les plus quotidiennes, les plus anodines qui a posteriori apparaîtront bien
vaines et dépourvues d'importance. C’est l’idée de la mort qui se cache sous la vie. Il y a
un traité sur la dissimulation intitulé De l’honnête dissimulation (milieu du 17e siècle,
Torquato Acceto), il dit que la beauté mortelle n’est en réalité qu’un cadavre dissimulé. Nous
sommes tous des cadavres en puissance. La mort nous habite et habite tout ce que nous
faisons. On voit cette signification à la fois rhétorique et thématique du procédé du
camouflage.

Il existe encore un autre type de phénomène de réduction de la visibilité qui est beaucoup
plus paradoxal que ce que nous avons vu jusqu’à présent car dans ce que nous avons vu
jusqu’à présent, il n’y avait pas de paradoxe. Ici, il y a une énorme surprise liée à la
découverte du motif mais ce motif s’insère parfaitement ainsi que le fait qu’il soit
dissimulé car cela s’insère parfaitement dans le propos général. Dans certains cas, on a
affaire à un camouflage paradoxal et qui concerne les figures qui sont les moins
susceptibles d’entretenir un rapport quelconque avec l’idée de dissimulation et qui sont le
moins susceptibles de charrier des connotations négatives. On parle cette fois en particulier
de représentations de la divinité, du Christ en particulier et des épisodes de l’histoire sainte
plus généralement. On sait que par tradition et dans l’imaginaire chrétien, les contenus
comme ceux-là sont censés occuper le niveau le plus haut dans la hiérarchie des
motifs. Il n’y a pas de motifs plus élevés que celui du Christ. Pendant des siècles, des
motifs comme celui-là, ont fait l’objet des représentations les plus iconiques, c’est-à-dire
celles qui visent le plus à les mettre en évidence, et qui recevaient dès lors le traitement
compositionnel le plus privilégié, notamment la centration (motif qui apparaît au centre de
l’image, l’éclat, la luminosité, la radiance chromatique qui est généralement plus
importante comme dans la Sainte Famille de Jordaens (il y a une hiérarchie des intensités
lumineuses), la taille pas seulement de la figure elle-même mais la manière dont elle est
placée dans la composition et celle qui reçoit le plus de place dans la composition. Non
seulement cela, mais aussi elle reçoit en général à l’intérieur de la composition un espace
qui leur est réservé et qu’elles sont les seules à occuper. On leur attribue un champ
secondaire exclusif et on évite surtout d’introduire des superpositions. En général, on ne
tolère pas qu’une autre figure vienne empiéter sur celle du Christ ou sur celle de la
Vierge. Elles sont isolées dans un espace ou un champ secondaire qui leur appartient de
manière exclusive et personne d’autre ne peut y entrer. On pourrait aussi évoquer la
représentation frontale, bien souvent réservé à la figure principale et sacrée en
l’occurence. On a une série d’épisodes qui vont à l’encontre de tous ces privilèges et qui
sont très profondément liés à l’une des caractéristiques fondamentales du mythe chrétien.
C’est l’idée que la divinité s’est incarnée, qu’elle a pris pas seulement l’apparence, mais le
corps d’une personne humaine et qu’à travers ce corps, elle a subi toutes les vicissitudes de
la vie humaine, en ce compris la mort. Certains thèmes iconographiques vont insister
sur cet aspect des choses, comme par exemple certains épisodes de la Passion du Christ.
Cela correspond à une succession de supplices et d’humiliations infamantes au cours de
laquelle cette part humaine de la divinité incarnée est mise en avant au travers des
suppliques qu’elle subit. Dans la plupart des cas, les conventions de la représentation
sacralisante vont permettre de contrebalancer cette mise en évidence de l’indignité subie
par le dieu incarné, comme on peut le constater dans les innombrables images du Christ à
l’outrage, de l’homme de douleur, de la montée au calvaire et encore au cœur même de
l’univers chrétien- de la crucifixion.
Hiéronymus Bosch, Portement de croix, ca. 1515/1535 (?) (Gand, Museum voir Schone
Kunsten).

On a ici un tableau qui illustre bien ce que nous venons de dire. Il s’agit d’un
portement de croix. On voit ici que nous avons le visage du Christ, qui est vu de trois quart
et qui occupe le troisième plan de la composition, au milieu d’une foule compacte. On
reconnaît un certain nombre d’autres figures, dont Véronique avec son voile coupé par le
cadre et sur lequel s’est imprimé le visage du Christ. On a quelque part le bon larron et on
a une autre des saintes femmes qui ont accompagné le Christ lors de la montée au calvaire.
Toutes les autres figures sont des trognes hideuses et grimaçantes : des bouches édentées,
des profils éminemment disgracieux et grotesques, des expressions furieuses, des
personnages qui crient. Parmi ces figures affreuses, on reconnaît un sarrasin, un mort, un
soldat en armure et il y a également un moine mais pas un moine exemplaire, on a ce
personnage complètement en contre-plongée avec une vision qui déforme le visage et c’est
une espèce d’océan de laideur furieuse, laideur à la fois physique et morale. Au milieu de
cette espèce de mer déchaînée, on a le visage du Christ qui lui, ne partage aucun de ces
traits dont on vient de parler. Il a un visage qui exprime une espèce de dignité résignée
parmi ce déchaînement de laideur et de méchanceté. On peut dire que l’espèce de
proximité hideuse entre ce visage et les autres, traduit bien l’irrespect qu’il doit subir avant
le supplice final. Néanmoins, on voit que la composition compense cet effet de noyade
dans la laideur car le Christ reste « intact » et aucun ne vient empiéter sur lui. Il reste
préservé de toute superposition et, en outre, il occupe le centre d’une composition qui
dirige vers lui le bras de la croix, sorte de flèche directionnelle. On a là cette façon de
combiner une représentation qui reste pleinement respectueuse de la divinité avec la
tradition figurative de l’outrage car on a un tableau qui condense d’une certaine manière
les thèmes iconographiques de la montée au calvaire. C’est un mixte des deux. Pour
résumer, on reste dans le cadre d’une représentation normale. Parfois, on franchit une
limite à cet égard et l’image sacrée du Christ n’est pas préservée de la manière dont elle
l’est ici. L’épisode de l’arrestation du Christ permet en particulier aux artistes de s’écarter due
cet espèce d’impératif du maintien de l’intégrité de la figure du Christ. Giotto l’avait déjà
fait puisque dans cet épisode, on a judas qui tend le bras vers le Christ, tend le bras vers lui
et qui l’oblitère par le manteau jaune dont il est revêtu. C’est une représentation
extrêmement choquante car le corps du Christ est entièrement dissimulé par le manteau et
aussi en raison de la couleur jaune. Le jaune est caractérisée par des valeurs symboliques
négatives.

Figure 5Giotto, Le baiser de Judas, 1303/1304


(Chapelle des Scrovegni, Padoue).

Figure 6 Figure 8 Maître I. A. M. de Zwolle, La Trahison du


Christ, ca. 1485 (Cincinnati Art)
Ici, c’est quelque chose d’un peu similaire mais différent par les moyens employés. Il
s’agit d’une gravure d’un maître anonyme dont on a seulement les initiales. On a l’épisode
de la trahison du Christ, juste antérieur à celui de l’arrestation proprement dite et on voit
une masse désordonnée de persécuteurs grimaçants qui entourent la figure de Jésus jusqu’à
l’étouffer visuellement et on voit que certaines figures se permettent d’empiéter sur la
sienne d’une manière brutale et cela est très choquant si l’on s’en réfère aux conventions en
rapport avec la tradition et on s’écarte violemment de ce principe qui voudrait qu’on
n’empiète pas sur la figure de Jésus. On voit que l’un de ces personnages lance un coup de
pied au Christ et la violence du geste est sur-signifiée à un niveau formel par cet
enchevêtrement de personnages qui brise l’intégrité figurative du Christ, à un point tel qu’il
faille prêter une attention soutenue pour reconnaître la figure du Christ dans la masse des
corps entremêlés. Il en va de même pour le geste par lequel le Christ recolle l’oreille de
Malcus qui a été coupée d’un coup d’épée. Il faut vraiment chercher ce geste pour le
trouver. On peut parler d’un outrage par la forme qui complète l’énoncé de la thématique
de l’outrage. On a ici véritablement une négation anti-iconique de la figure du Christ, on
est aux antipodes de l’icône. Cette négation résulte bel et bien d’une tactique du
camouflage qui, dans le cas présent, relève à la fois du dazzling (éblouissement dû à une
situation formelle très complexe
et irrégulière) et du ground matching (du fait de supprimer l’opposition visible entre figure et
fond). On a une figure principale qui se détache beaucoup trop peu de ce fond. Sauf que, le
propos du dessinateur est très visible. Il s’agit de sur-signifier l’idée même de l’outrage
mais sans ce souci de préservation que nous avions pu voir chez Bosch. Le visage du
Christ est préservé d’une certaine manière, oui et non. On voit un personnage qui touche et
attrape physiquement le Christ. Chez Bosch, il n’y avait que des visages. Ici, on a presque
une espèce de devinette visuelle et il faut recoller les morceaux pour identifier
correctement cette figure par rapport à l’environnement qui l’entoure. On a ici une
signification thématique très visible qui s’attache à l’utilisation du camouflage
Pierre Bruegel l’Ancien, Le Portement de croix, 1564 (Vienne, KHM).

Parfois, la signification est nettement moins visible et, par exemple, si on considère ce
portement de croix, on a quelque chose de très étrange car ici la figure du christ qui
trébuche apparaît à peine au milieu du cortège qui l’accompagne. Il est vrai que la figure
occupe le centre du tableau, on lui a laissé ce privilège, mais elle est confondue dans son
environnement et passe quasiment inaperçue car sa couleur se confond avec celle de ce qui
l’entoure. En particulier, la croix qui présente un aspect chromatique très proche de celui
du chemin boueux et qui dessine une ligne mais qui semble quasiment faire partie de ce
chemin. On a cette figure centrale du Christ qui est curieusement camouflée alors que les
figures de la Vierge, des deux Maries et de saint Jean qui occupent le premier plan du côté
droit sont mises en évidence et reçoivent un traitement iconisant qu’on rencontrait déjà
chez les primitifs flamands. Du point de vue stylistique, ceci dérive directement de la
peinture du siècle antérieur. Il y a un effet d’archaïsme. On a des figures qui sont détachées
de la foule et qui sont bien mises en évidence, la Vierge en particulier, mais le personnage
principal, le Christ, tend, pas à disparaître mais reçoit un taux de présence visuelle
étonnamment faible. Aussi, pour des raisons qui tiennent au chromatisme, même la tunique
du Christ est dans la même gamme des verts de ce qui l’environne. Ce phénomène n’est
pas unique. Une série de peintre va faire le même choix avec des variantes, des expressions
plus ou moins poussées de la même chose.
Herri met de Bles, Montée au calvaire, ca. 1535 (Princeton, The Princeton University Art
Museum).
Ici on a un tableau qui est aussi une montée au calvaire et on a ici aussi un Christ qui a
trébuché sous le poids de son fardeau et sous les coups et qui ressort extrêmement peu de
l’ensemble du cortège même si aucun autre personnage n’empiète véritablement sur lui et
si la présence de l’arbre isolé, situé juste à la verticale du Christ, dirige l’attention sur lui et
son visage. On a l’impression que ce marqueur visuel de l’arbre a été introduit pour
compenser le manque de visibilité de la figure divine dans une position très peu iconisante.
Le même tableau contient une série de scènes miniaturisées qui se réfèrent à des scènes de
la vie du Christ et qui sont tellement miniaturisées qu’on ne les voit pas. Il faudrait une
loupe pour les voir. À moins de les chercher de manière extrêmement patiente et
systématique, on ne les voit pas.

Jan Van Amstel, L’entrée du Christ à Jérusalem, ca. 1540 (Stuttgart, Staatsgallerie).

C’est le même genre de procédés utilisés ici. On n’a plus de marqueurs visuels, comme
l’arbre, qui vient contrebalancer la faiblesse de la présence visuelle de la figure du Christ
qui est vraiment dissoute dans la foule des badauds et des adorateurs qui viennent
l’accueillir et dans laquelle d’ailleurs plusieurs autres personnages sont vêtus de bleu. Il
garde le privilège de la centration. Il y a beaucoup de personnes vêtues de bleu donc il ne
ressort pas beaucoup et le peintre a fait en sorte de dissimuler son visage car le Christ porte
sa main vers son visage et il est de trois-quarts dos et on ne voit pas du tout son visage. On
a ici une représentation anti-iconique de la divinité et qui part au rebours de l’attente
visuelle d’un spectateur de l’époque. On a l’habitude de voir des tableaux religieux où le
Christ est bien visible.

Pierre Bruegel l’ancien, Adoration des Mages dans un paysage d’hiver, 1567 (Winterthur,
Musée Oskar Reinhart Am Römerholz).

Peut-être que le summum a été atteint par Bruegel l’Ancien. C’est une oeuvre célèbre car il
s’agirait de la première représentation de flocons de neige en train de tomber. Dans ce
tableau, le peintre revisite de manière extraordinairement originale un thème qui, par
tradition, et en particulier dans la peinture flamande du 15e siècle, donne lieu à des
déploiements particulièrement fastueux de richesse visuelle à travers les costumes haut en
couleur des rois mages, la somptuosité du cortège qui leur fait suite (parfois on y voit des
animaux exotiques comme des dromadaires) et par l’éclat des présents qui lui sont offerts
et qui sont des objets en or et extrêmement précieux. C’est aussi une thématique qui suscite
des représentations iconisantes de l’enfant puisque l’image célèbre précisément l’épiphanie, la
première apparition du dieu, du sauveur venu sur terre. On ne trouve rien de tout ça ici. La
scène de l’adoration proprement dite occupe une fraction très réduite du champ pictural.
Elle est complètement décentrée. La palette de tons choisie pour sa formulations picturale
la camoufle quasiment complètement dans un décor où domine, avec le blanc, ces tons
bistres, brun clair, beige,… On reconnaît à peine deux des trois rois mages que rien ne
distingue hormis leur position agenouillée. Tandis que le troisième, qui se tient debout, se
réduit à une simple silhouette. Quant à la Vierge, ce doit être cette femme assise sur un pan
de mur ou un fauteuil dont on verrait le bord. La figure de la Vierge est extrêmement
fragmentaire. Normalement dans la tradition, la Vierge est immédiatement
reconnaissable grâce à la combinaison de bleue t de rouge qui l’identifie à coup sûr en
vertu d’une convention iconographique fermement établie. Ici, elle n’a ni bleu ni rouge et
elle est dans une espèce de couleur indistincte qui ne correspond pas à la convention.
L’enfant, comble du comble, on ne le voit pas. Le peu qui se laisse apercevoir de ce
groupe, se brouille encore davantage sous une chute abondante de flocons de neige qui
enveloppent tout avec l’ensemble du paysage. Enfin, un dernier point, ce choix de
composition déconcertant qui achève d’étouffer toute aspiration à l’icône. Le motif
principal de l’adoration dans la grange a été complètement décalé vers la gauche. Ce
décentrement a de quoi désarçonner le spectateur car, non seulement on fait perdre à la
scène principale et à la représentation de la divinité sa position centrale avec toutes les
valeurs symboliques attachées à la centration mais en plus, on la met du côté gauche donc
exactement sur le seuil d’entrée de l’image car le sens de lecture conventionnel va de la
gauche vers la droite. On est dans une zone qui, conventionnellement, est réservée à des
figures et des motifs à caractère introductif comme par exemple un spectateur interne qui
regarde vers le centre. On a des relais spectatoriels, des personnages qui regardent vers la
scène principale qui se trouve normalement au centre. Passé ce seuil dont on franchit le
centre sans s’en rendre compte, il n’y a plus rien. Il y a le défilé de ces personnages qui
vont et viennent et vaquent à leurs occupations quotidiennes, des enfants qui jouent sur la
glace. Mais, en terme de valeur symbolique, on peut dire que tout cela n’est rien. C’est très
extraordinaire du point de vue pictural et artistique. On se délecte de détailler tous ces
motifs qui sont rendus avec un talent et un savoir-faire pictural extraordinaire. N’empêche
que du point de vue métaphysique, tout cela n’est rien. On a un usage du camouflage très
paradoxal car on camoufle l’essentiel, l’image de la divinité. On peut constater que tous
ces personnages sont indifférents à ce qu'il se passe. Ils vivent leur vie sans se rendre
compte de ce qu'il se joue à côté d’eux. On peut considérer que cette manière de camoufler
l’élément principal et proprement religieux dans le décor est une façon de porter à son
extrême limite un procédé plus ancien, commun chez les primitifs flamands, que l’historien
d’art Erwin Panofsky avait appelé le symbolisme déguisé, caché (disguised symbolism),
procédé qui consistait à dissimuler des motifs liés à la transcendance divine sous
l’apparence d’objets quotidien comme par exemple l’auréole de la madone suggérée
par un panneau d’osier. Bruegel radicalise ce principe jusqu’à provoquer un renversement
des valeurs symboliques à l’intérieur de l’image car le camouflage ou la dissimulation ne
concerne plus les compléments symboliques de la figure sacrée mais bien cette figure elle-
même.

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